Il se trouve que les oreilles n`ont pas de paupières Benjamin Dupé

Transcription

Il se trouve que les oreilles n`ont pas de paupières Benjamin Dupé
Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières
Benjamin Dupé - Pascal Quignard
Quatuor Tana - Pierre Baux
Théâtre Musical
D’après le livre La Haine de la musique de Pascal Quignard (Editions Calmann-Lévy, 1996)
Conception, musique, dramaturgie & mise en scène : Benjamin Dupé
Assistanat à la mise en scène : Laurence Perez
Scénographie : Olivier Thomas
Lumière : Christophe Forey
Réalisation informatique musicale IRCAM : Manuel Poletti
Son en tournée : Laurent Sellier
Costumes : Sabine Richaud
Spectacle créé le 7 octobre 2014 au Phénix scène nationale de Valenciennes.
Création du prélude le 18 juillet 2014, au Festival d’Avignon dans le cadre des Sujets à vif.
Durée 1h20
En choisissant ce titre ô combien énigmatique, Il se trouve que les oreilles n’ont pas de
paupières, Benjamin Dupé nous introduit de manière ludique au cœur même du réacteur
musical que chacun d’entre nous abrite. En effet, tel Janus à deux visages, si les oreilles
laissent entendre deux aspects contradictoires de la musique - l’une, mélodique et séductrice,
faite d’improvisations libératrices, et l’autre, harmonique et totalisante, composée de
morceaux guidant l’entendement vers un sens préétabli - elles obéissent dans les deux cas à sa
force persuasive. En effet, que ce soit l’une ou l’autre de ces tonalités musicales qui soient
données à entendre, les oreilles n’ont pas de paupières pour nous protéger de leur pouvoir
intrusif auquel rien ne semble pouvoir faire obstacle.
Loin d’illustrer la musique, qui se joue, par le beau texte savant, qui révèle en mots les
arcanes de la musique, on assiste à la mise en abyme de l’un par l’autre. Ainsi ce pouvoir
absolu de la musique - quelle qu’en soit « la couleur » - interprétée ici par un quatuor
d’exception, le Quatuor Tana, rentre en parfaite résonance avec les échos poétiques de
l’écrivain-mélomane Pascal Quignard qui s’applique avec finesse et rigueur à dévoiler les
rouages fascinants de cette alchimie souterraine.
La Haine de la musique, écrit subdivisé en dix textes de l’auteur de Tous les Matins du monde,
s’applique à mettre à nu un aspect habituellement tu de la musique, sa « vérité infernale » :
« Elle viole le corps humain. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels. A la
rencontre de la musique, l’oreille ne peut se fermer. La musique étant un pouvoir s’associe de
fait à tout pouvoir. » Ainsi démystifiée, la musique est rétablie dans son rôle de
« charmeuse », celle qui est douée du pouvoir magique (ensorceleur) d’anesthésier la raison
critique pour séduire, sidérer… et dominer.
Mêlant la très belle langue de Pascal Quignard, portée par la voix profonde du comédien
Pierre Baux, et les notes vibrantes de sensibilité du Quatuor Tana, au répertoire classique et
contemporain, ce spectacle à la croisée de deux mondes qui se font écho et s’étayent l’un
l’autre tant leur imbrication est réussie, résonne d’intelligence sensible et de musicalité
enivrante. Entre accords et désaccords, on est embarqué vers les rives et dérives d’une
« musique-pensée », comme une invitation à découvrir d’autres horizons vierges de tout
« pré-jugé ».
Présentation pour les Sujets à vif, donnés en juillet 2014 dans le Jardin de la Vierge du
Lycée Saint-Joseph, lors de la 68ème édition du festival d’Avignon :
« Tissant la langue de Pascal Quignard aux notes de la composition musicale de Benjamin
Dupé, le spectacle confronte le concert à une réflexion sur la musique. Jouant de l’oscillation
entre entendre et comprendre, une mécanique polyphonique et ludique se met en place, qui
génère interférences, réactivité, distance, humour, vertige, enthousiasme, puissance… À la
profondeur du texte, érudit et sensible, répond l’architecture de la musique. À sa forme
étonnante, entre méditation, conférence, discours, conte et confession, répondent la virtuosité
et la capacité du son à se transformer en un instant. À l’hypothèse d’un désamour qu’évoque
le titre La Haine de la musique répond le seul acte possible pour un compositeur : faire
sonner, faire entendre – toucher au plus intime. Car il se trouve que les oreilles n’ont pas de
paupières, écrit l’auteur… »
Présentation de Laurence Perez, directrice de la communication et des publics du
Festival d’Avignon dans l’équipe d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller :
« Un comédien et un quatuor à cordes font vibrer les partitions croisées de deux passionnés
de la musique, l’écrivain Pascal Quignard et le compositeur Benjamin Dupé. Une polyphonie
des écritures pour questionner le savoir-ouïr. Un traité à la mécanique aussi précise que
ludique.
La musique est partout. Dans les casques, les ordinateurs, les supermarchés et même les
ascenseurs. Cette convocation incessante ne l’a-t-elle pas vidée de son essence ? Le silence ne
l’a-t-il pas détrônée au titre de « vertige moderne » ?
Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières : C’est la théorie explorée par Pascal
Quignard dans La Haine de la musique. Un curieux objet littéraire, entre essai, méditation et
confession, dont Benjamin Dupé orchestre, avec liberté, la transposition scénique. Par
fragments, par extraits qu’il fait entrer en collision avec sa propre composition. Car il ne s’agit
pas d’illustrer le texte de quelques notes, mais bien de faire de la musique son partenaire à
part entière. C’est de leurs accords et de leurs désaccords que naît le spectacle, de leurs
frictions que s’ouvre la possibilité d’une autre écoute. À l’hypothèse d’un désamour évoqué
par l’auteur, Benjamin Dupé répond par le seul acte possible pour un compositeur : faire
sonner, c’est-à-dire toucher l’auditeur au plus intime. Car il se trouve justement que les
oreilles n’ont pas de paupières. »
Note d’intention de Sébastien Dupé :
À l’origine du projet
« En regardant mes dernières pièces, je me rends compte que je suis naturellement enclin à
confronter la musique et le “mot sur la musique”, à les transformer l’un en l’autre, à les faire
se répondre. Faire de la musique et parler de la musique, composer et penser, participent du
même mouvement pour moi. C’est dans cette mise en abyme que je trouve des terrains de jeu
pour composer.
Ce n’est sans doute pas un hasard si, depuis sa parution en 1996, La Haine de la musique m’a
toujours accompagné, de près ou de loin. Le livre de Pascal Quignard a nourri mes écrits
théoriques ou mes conférences. Il m’a même aidé, parfois, à résoudre des problèmes de
composition.
Je me suis souvent posé la question de le partager en l’adaptant pour la scène ou le concert.
J’ai chaque fois repoussé, me sentant impréparé, trop fasciné pour trouver un bon angle
d’attaque. Il y a quelques mois, j’ai deviné devant moi la voie que j’allais prendre. Le texte,
de paralysant, était devenu stimulant. D’autant que Pascal Quignard, dans une lettre qu’il
m’adressa à l’automne 2012, me donnait toute la liberté de prélever et d’adapter son texte
pour composer ce projet. »
Brève de La Haine de la musique
« Sous la forme de petits traités, regroupant chacun aphorismes et courts textes, l’ouvrage de
Pascal Quignard déroule une réflexion qui interroge les rapports entre la musique et la nuit, la
musique et la mort, la musique et les origines de l’homme.
Dans une langue à la fois poétique et philosophique, entre intuitions sensibles et
démonstrations savantes s’appuyant sur la mythologie et l’étymologie, l’auteur invente ou
ressuscite des concepts tels que l’écoute comme une alerte animale, le concert comme un
rituel chamanique, le son comme une donnée existentielle irréductible, porteuse, en cela, de la
souffrance humaine.
Si la musique y est longuement décrite comme une arme fascinatoire, outil de toutes les
barbaries - jusqu’aux plus récentes -, la finesse de l’auteur dans sa description des sensations
auditives comme son érudition musicologique invitent bien sûr à considérer le titre du livre,
également, comme une antiphrase.
Car au-delà de la dénonciation de l’omniprésence lénifiante de la musique, conséquence de sa
reproduction électrique à l’infini, c’est bien la troublante expérience de l’inouï, sa valeur
d’étrangeté première, que sublime l’auteur.
En creux, c’est tout un fondement qui est apporté à une certaine expérience de l’écoute : celle
que je désire précisément, en tant que compositeur de musique contemporaine, susciter chez
l’auditeur. »
La nature de la distribution
« Dans un passage qui me marqua très tôt, une image est donnée, qui semble demander sa
transposition au sein d’un concert mis en scène : Le quatuor à cordes européen. Quatre
hommes en noir, avec des nœuds papillons autour du cou, s’échinent sur des arcs en bois,
avec des crins de cheval, sur des boyaux de mouton.
Pour ce projet, il me fallait donc un quatuor, et c’est au quatuor Tana que j’ai pensé. Je veux
croire que les musiciens, de simples interprètes instrumentistes, puissent prendre une
dimension de musiciens de plateau : susceptibles de déplacements, conscients de la totalité de
l’objet spectaculaire.
Il me fallait un passeur pour les mots, un lecteur qui dise le texte avec une science du timbre,
un engagement fort et une extrême précision rythmique. Pierre Baux est cette voix. Un
comédien qui sait s’inventer un parcours non psychologique, émaillé de temps muets, dans
lesquels sa présence sera seulement rituelle. Je souhaite qu’il puisse passer avec virtuosité de
la position de récitant à l’incarnation de personnages : l’auteur, une figure historique, un héros
mythologique... »
L’attitude face au texte
« A priori, de petits traités ne font pas un bon texte pour le plateau. Par ailleurs, autant on peut
aimer Quignard, autant la préciosité qui enveloppe parfois le récit érudit de telle ou telle
anecdote historique peut lasser.
Face au texte, il faut donc d’emblée prendre un contrepied, qui évite en priorité le piège du
sentencieux. Mon postulat est le suivant : l’expression de l’intelligence peut également être
jubilatoire, émouvante, voire drôle.
Il s’agit d’abord, par des coupes, d’élaguer. Quand on isole certains passages, on se rend
compte qu’ils ne ronronnent pas au milieu d’un discours abstrait, mais qu’ils ont un impact
directement théâtral : expression d’une colère, d’une rêverie, d’une douce folie. Narration
gourmande d’un épisode, conférence presque scientifique s’arrêtant subitement pour révéler
une fêlure intime, emballement du discours… Une incarnation se dessine.
Quand on poursuit cet effort de lâcher prise par rapport à l’intégrité du livre, deux choses se
produisent. Le texte prend aisément la nature de la poésie, soulageant la raison, pour
simplement faire sentir. Ensuite l’art de la digression, de l’association d’idées – art musical
s’il en est – favorise l’expression sur scène d’une spontanéité, d’une apparente liberté, comme
une improvisation, loin de l’argumentation pesante.
Enfin c’est la relation entre la musique et le texte qui peut prémunir la représentation de tout
risque pontifiant. Je pense que le récitant parle pour faire écouter la musique. Il parle sur la
musique, mais dans les deux sens du terme. Et c’est cette oscillation entre les deux sens qui,
dans un même mouvement, dédramatise la compréhension littéraire comme l’écoute musicale.
C’est un jeu entre les deux. »
La place de la musique
« Dans ce projet, la musique n’est pas derrière le texte, ni en poids, ni en quantité, ni en
justification. Elle ne l’attend pas - de même que je n’ai pas attendu de lire Quignard pour faire
de la musique. Elle n’est pas sa caution a posteriori, ni sa perpétuelle illustration.
Au contraire, c’est la musique qui visite le texte. Ce sont les règles du jeu musical qui
déterminent l’association de phrases à une perception sensible. Ce sont les sons qui font naître
un commentaire, une histoire, une pensée. Ici, c’est la musique qui a besoin de respirer pour
laisser dire. Là, c’est la musique qui demande une voix parlée, posée sur elle. Il s’agit bien
d’un jeu, mais les joueurs ne sont pas à égalité…
Comme toujours dans mon travail, c’est une dramaturgie musicale - une dramaturgie de
l’écoute, qui détermine, convoque et organise l’ensemble des matériaux. Ainsi, les mots de
Quignard sont d’abord un pré-texte de travail, ils servent ensuite concrètement au contrepoint,
ils sont, enfin, symboliquement un résonateur de musique. Ce qui est donné à entendre, c’est
un concert. Ce qui est donné à voir, c’est comment la situation de concert provoque la pensée.
Ceci posé, il y a bien sûr des points d’accord entre les deux mondes, des modèles communs,
qui rendent cette visite du texte par la musique opportune et féconde. »
Les chemins de la composition
« Trois directions de travail se présentent. Je veux les explorer conjointement, pour leur
potentiel musical propre, indépendamment du sens qu’elles revêtent quand on les confronte au
texte.
Première d’entre elles : une approche du discours musical comme participant d’un acte rituel,
envoûtant, incantatoire. Son rapport à ce qui meut les corps. Danse, pulsation, ostinato,
lancinance, énergie motrice – de la fête à l’épuisement. Cette direction, dynamique, est
capitale. En s’appliquant également à l’interprétation du texte, elle donne au projet sa forme
de manège enivrant, elle l’oriente vers une célébration du jeu plutôt que vers une conférence
illustrée de quelques morceaux de musique.
Dans les respirations de cette énergie : une poétique du vestige, de la ruine qui affleure, de la
référence au passé. Le vestige est vestige en deux endroits. Trace d’une musique dans une
autre, « fredon », pour emprunter le mot de Quignard. Mais aussi « énergie-vestige » : geste
effleuré, son - poussière, parasite, chuintement et frottement ayant perdu leur corps - la note
tempérée.
La troisième direction considère le continuum sonore. Horace dit que le silence même à midi,
même au moment de la plus grande torpeur, l’été, “bourdonne” sur les berges immobiles des
fleuves.
Écrire avec l’échelle complète des perceptions du sonore : bourdonnement interne de la
circulation sanguine, ouverture d’espace par la “phonographie” électroacoustique, mot dit,
prise d’envol de la musique acoustique. »
Les artistes
Benjamin Dupé : Compositeur et metteur en scène
Né en Normandie en 1976, il étudie la musique au Conservatoire de Nantes, puis au
Conservatoire national supérieur de Musique de Paris. Il y suit l’enseignement du guitariste
Alberto Ponce, du compositeur et improvisateur Alain Savouret et du metteur en scène
Georges Werler.
Depuis sa sortie du Conservatoire en 1999, il se consacre à la création musicale, au sens
large : écriture instrumentale et électroacoustique, improvisation et performance, réalisation
de dispositifs technologiques… Sa proximité avec le monde du spectacle vivant contemporain
l’amène à interroger la représentation de la musique et à inventer des formes distinctes du
concert traditionnel.
Dans cet esprit, il cofonde en 2000, avec les compositeurs Benjamin de la Fuente et Samuel
Sighicelli, la compagnie d’invention musicale Sphota, avec laquelle il créera sept spectacles.
Accueillie par des festivals de musique contemporaine (Musica Strasbourg, März Musik
Berlin), des théâtres (MC2 de Grenoble), des salles de concert (Auditorium du Louvre,
Auditorium National de Madrid), également en résidence à Bonlieu scène nationale d’Annecy
de 2004 à 2006, Sphota sort en 2010 le disque Zemlia (La Terre) sous le label de Radio France
Signature. Comme compositeur, il reçoit des commandes de l’État, de différents Centres
nationaux de création musicale (La Muse en Circuit, le GMEA, le GMEM), de l’INA / GRM,
de Radio France, de Lieux Publics…
Il est également sollicité par des metteurs en scène (Declan Donnellan pour Le Cid au Festival
d’Avignon 1998) ou par des chorégraphes. Il travaille ainsi en complicité avec Thierry Thieû
Niang, avec lequel il crée A bout de souffle avec des personnes âgées en 2007, puis en 2008
Au bois dormant, sur le monde de l’autisme, spectacle auquel collaborent également l’auteur
Marie Desplechin et le metteur en scène Patrice Chéreau.
En 2009, il crée Comme je l’entends, un solo qui aborde la question de la perception de la
musique contemporaine par les publics. Tissant ses propres créations musicales et des paroles
enregistrées d’auditeurs “profanes“ commentant la musique, cette “performance
autobioscénique“, créée au Théâtre des Salins scène nationale de Martigues, tourne depuis
dans le réseau des festivals de musique contemporaine comme dans celui des scènes
nationales.
En 2010, il compose pour 7 instruments une version radiophonique de Comme je l’entends,
enregistrée par des musiciens parmi lesquels Pascal Contet et Bruno Chevillon. Diffusée sur
France Musique et France Culture, cette pièce se distingue au Prix Italia à Turin (concours
international de création radiophonique).
En 2012, il crée Fantôme, un léger roulement, et sur la peau tendue qu’est notre tympan au
festival Les Musiques à Marseille. Interprétée par un ensemble d’instruments mécaniques,
librement inspirée du mythe d’Orphée, la pièce propose à cinquante spectateurs, installés au
cœur d’un dispositif musical scénographié, une expérience sensorielle autour du merveilleux
et du fantomatique. Cette œuvre tourne depuis dans un réseau allant des scènes nationales au
festival d’Aix-en-Provence…
En 2014, il crée, en deux étapes, Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières, d’après le
livre La Haine de la musique de Pascal Quignard. Un prélude, avec le comédien Pierre Baux
et l’altiste Garth Knox, est donné au Festival d’Avignon dans le cadre des Sujets à vif. La
version finale du projet avec le même comédien, le quatuor à cordes Tana et électronique
Ircam est ensuite jouée à l’automne au Phénix à Valenciennes, avant de partir en tournée.
Il a été compositeur associé au Phénix scène nationale de Valenciennes de 2012 à 2014 et en
résidence de création à l’IRCAM en 2014. Il est depuis 2015 artiste associé au Nouveau
théâtre de Montreuil – Centre dramatique national.
Pierre Baux : comédien
Pierre Baux a travaillé avec Mathieu Bauer (Une Faille), Jacques Nichet (Faut pas payer de
Dario Fo, Mesure pour mesure de Shakespeare), la Cie IRAKLI (Zig Bang Parade de Georges
Aperghis, La Tentative orale de Francis Ponge), Célie Pauthe (Quartett de Heiner Müller,
L’Ignorant et le Fou de Thomas Bernhard, Long voyage du jour à la nuit d’Eugène O’Neill),
Gilles Zaepfell et l’Atelier du Plateau (Voyage à vélo de Matthieu Malgrange, Les contes de
Grimm, Ecrits rocks avec le violoncelliste Vincent Courtois), Jeanne Champagne (L’Enfant de
Jules Vallès), Eric Vigner (Brancusi contre États-Unis), Slimane Benaïssa (L’Avenir oublié),
Frédéric Fisbach (Tokyo Notes de Oriza Hirata), Jacques Rebotier et François Verret
(Memento), Arthur Nauzyciel (Ordet de Kaj Munk), Antoine Caubet (Partage de midi de Paul
Claudel) et avec le violoniste Dominique Pifarély (Anabasis et Avant la révolution de Charles
Pennequin).
Fidèle au travail de Ludovic Lagarde et acteur associé à la Comédie de Reims, il a joué dans
la plupart de ses spectacles : Le petit Monde de Georges Courteline, Sœurs et frères d’Olivier
Cadiot, Platonov et Ivanov de Tchekhov, Le Cercle de craie caucasien de Brecht, Oui dit le
très jeune homme de Gertrude Stein, Richard III de Peter Verhelst, Un nid pour quoi faire
d’Olivier Cadiot.
Son parcours de comédien l’a également amené devant les caméras de cinéma et de télévision,
sous la direction de Jean-Marc Moutout, Philippe Garrel, Cédric Kahn, Philippe Faucon,
Siegrid Alnoy, Pierre Jolivet, Bénédicte Brunet, Eric Rochan, Rocco Labé, Valerie Mrejen.
Il signe la mise en scène de Comment une figue de paroles et pourquoi de Francis Ponge
(Villa Gillet, Fondation Cartier, TGP, Cité Internationale), Rosalie au carré à partir de textes
de Jacques Rebotier (Villa Gillet), Passage des Heures de Fernando Pessoa et Le Vent dans la
bouche de et en collaboration avec Violaine Schwartz (Les Subsistances à Lyon).
Quatuor Tana, ensemble instrumental : Antoine Maisonhaute & Pieter Jansen (violons),
Maxime Desert (alto), Jeanne Maisonhaute (violoncelle)
Ni calculée ni préméditée, la singularité du quatuor Tana repose bien sur leur répertoire,
indéniablement original et résolument contemporain. D’une seule voix, ses musiciens
imposent quatre volontés et quatre énergies attachées aux traditions du quatuor mais
également fermement décidés à en élargir le cadre pour aller chercher dans la création
contemporaine une expression personnelle. Leur insatiable curiosité musicale leur fait
explorer les multiples facettes, styles et richesses des partitions créées par des compositeurs
vivants qu’ils proposent lors de leurs concerts où le grand répertoire et les chefs-d’œuvre de
demain fraternisent sans complexe.
Le quatuor Tana a été fondé par Antoine Maisonhaute lors d’une mission diplomatique et
humanitaire à Madagascar dont la capitale Tananarive est appelée ‘Tana’ par ses habitants :
trois lettres suffisent à écrire ce mot de quatre, comme trois instruments suffisent pour former
un quatuor à cordes.
Le quatuor joue dans sa formation actuelle depuis 2010 et a bénéficié de l’enseignement de
maîtres reconnus tels qu’Alfred Brendel, Gabor Takacs, Paul Katz, Walter Levin, Eberhart
Feltz, Alasdair Tait et Nicholas Kirchen. Sélectionnés pour l’Académie Européenne de
Musique du Festival d’Aix en Provence en 2011 et en 2013, ils ont pu travailler avec David
Alberman, Andrés Keller, Yann Robin, Raphael Cendo, Ondrej Adamek et les membres du
Quatuor Jerusalem.
Il est invité par les festivals d’Aix-en- Provence, Verbier, Dinard, Ars Musica, Radio France,
les concerts du Louvre, la Villa Médicis, la Pharos Foundation à Chypre, etc.
Parmi les engagements futurs, le Festival Darmstadt, le Festival de Seneffe, les Wigmore Hall
et Conway Hall, le Festival Vale of Glamorgan, une tournée en Chine…
Entretien avec Benjamin Dupé, le 8 octobre
Y.K. « Il se trouve que les oreilles n’ont pas de paupières », quel drôle de titre, Benjamin
Dupé avez-vous donné là à votre spectacle ! En filant votre métaphore, à notre tour on serait
tenté de vous demander : quel « clin d’œil » avez-vous envisagé d’adresser aux amateurs de
musique au travers de cette accroche énigmatique ?
Benjamin Dupé : Cette phrase-titre est de Pascal Quignard. C’est le titre qu’il a donné au
deuxième traité de La Haine de la musique, livre composé de dix traités qui prend la musique
et l’écoute comme une sorte de transversale philosophique, une matière à réfléchir permettant
une approche dépassant de beaucoup le cadre de la musique pour aborder ce qui nous
constitue en tant qu’êtres humains inscrits dans l’Histoire et dans une société donnée.
C’est drôle que vous parliez de « clin d’œil » parce que, ce qui me plaît beaucoup dans cette
phrase-titre qui n’a l’air de rien c’est son humour, la distance qu’elle établit entre son énoncé
et sa perception. Humour qu’on n’associe pas d’emblée à Pascal Quignard, ressenti comme un
écrivain sérieux. Derrière cette formulation apparemment anodine, se cache pour moi une
sorte de quintessence de la pensée de l’écrivain sur la musique ; pensée qui trouve
énormément d’échos avec mes préoccupations de musicien et de compositeur.
Je vais essayer d’en dire plus… Cette phrase part d’un constat physiologique irréfutable : on
ne peut pas fermer ses oreilles ! Le silence absolu n’existe pas. On est, comme le dit
Quignard, condamné à ouïr, c'est-à-dire à entendre, depuis avant même la naissance - on
entend dans le ventre de la mère - jusqu’à ce que la mort survienne. Une vie d’homme est
passée à ouïr et à entendre sans aucune protection possible par rapport au sonore. Nudité,
perméabilité constante donc de l’homme face au son. Partant de cette constatation toute
simple, Quignard et le spectacle qu’il a inspiré vont tirer deux fils allant dans deux directions
apparemment contradictoires, d’où leur intérêt…
D’abord si l’oreille est l’endroit de la nudité par rapport au monde et par rapport à l’autre puisque c’est par là que tout nous arrive sans aucune protection - on est projeté du côté de la
séduction, du vertige amoureux, de l’intimité, de la sensualité et de la spiritualité. C’est très
beau cet endroit de fragilité et de relation à l’autre... Ce qui explique que la musique puisse
être si séduisante, si troublante, qu’elle puisse nous élever, nous relier, faisant d’elle une très
belle chose… grâce au fait que l’on entende !
Seulement, ce n’est pas si simple que cela… En effet en étant tout nu face aux sons, c’est
également l’endroit par lequel on peut être manipulé, l’endroit où on peut être agressé.
L’agression sonore au quotidien c’est bien sûr les bruits de chantier, les bruits de la ville,
mais c’est aussi l’agression musicale avec les flots continus de musiques dans les ascenseurs,
les supermarchés, les radios, les télévisions. Tout cela est perçu par chacun….
Mais pour Pascal Quignard, l’agression dépasse de loin la dimension évoquée précédemment.
Pour lui elle correspond à une prise de pouvoir en règle, à une manipulation des masses. La
musique fait mettre au pas les armées, etc. Il interroge aussi les rapports de la musique avec la
mort, avec la guerre, avec la chasse. Par exemple, pour Quignard, les premiers instruments de
musique à l’époque du paléolithique, étaient des instruments de chasse : l’arc et la lyre sont la
même chose, comme la flûte et l’appeau qui sert à imiter l’oiseau pour l’attirer, le piéger et le
tuer. D’autre part tous les instruments de musique sont, comme par hasard dit-il, fabriqués à
partir de carcasses d’animaux morts. Il prend l’exemple du quatuor à cordes en disant que
derrière cette image très civilisée, savante et très raffinée de la musique classique occidentale,
on a en réalité quatre personnes en noir - couleur de la nuit, du deuil et de la mort - qui
s’échinent (rapport physique à la chose) sur des arcs en bois avec des crins de cheval sur des
cordes en boyaux de mouton (rapport à la chasse).
La musique est donc d’un côté quelque chose d’extrêmement civilisé, raffiné, qui peut être
rangé dans ce qu’il y a de plus merveilleux chez les hommes, et en même temps c’est quelque
chose d’extrêmement lié à une noirceur, à la mort et à une volonté de dominer voire de tuer.
C’est cette ambivalence entre ces deux pôles que je trouve très riche et intéressante dans la
pensée de Pascal Quignard.
Et c’est pour cela que derrière ce petit titre anodin, « Il se trouve que les oreilles n’ont pas de
paupières », qui titille la curiosité, s’offrent des couches et des couches de sens et de
réflexions possibles.
Y.K. Vous venez de montrer de manière des plus claires comment le très beau texte de Pascal
Quignard propose une réflexion décapante, pour ne pas dire iconoclaste, sur le pouvoir de la
musique qui, de merveilleuse, peut devenir dans certaines circonstances un instrument de
« mis au pas » et de domination… Mais en quoi le point de vue de cet écrivain-mélomane
questionne-t-il votre propre approche de la musique ?
Benjamin Dupé : L’ambivalence, dont je parlais à l’instant, est la première chose qui me
questionne… Quand on est compositeur, on joue avec quelque chose d’extrêmement puissant.
Dans l’écriture musicale on se pose toujours la question : est-ce qu’ici je suis en train de
séduire, est-ce que là je suis en train de choquer, d’autre part il me faut bien manipuler un peu
l’auditeur pour qu’il suive la pièce.
Mais au-delà de cet aspect - je ne suis pas sûr que Pascal Quignard me suivrait jusque-là,
c’est une interprétation toute personnelle -, je lis dans La Haine de la musique une sorte de
plaidoyer pour la musique de création. Ce que Quignard reproche - non pas à la musique
d’ailleurs, mais à la manière dont elle est utilisée - c’est le matraquage et la répétition qui
l’instrumentalisent. On pense bien évidemment aux musiques qui tournent en boucle dans les
supermarchés mais Quignard englobe aussi dans son rejet certaines parties de la musique
classique qui lui sont devenues insupportables tant elles reposent toujours sur les mêmes
fonctionnements. Il cite entre autre la basse d'Alberti, cette ligne de basse qui suit les
harmonies dans la musique classique et dont on nous rebat les oreilles.
En fait ce qu’il regrette profondément c’est la disparition progressive de l’émerveillement
premier devant le phénomène sonore et musical. Pour lui, c’est comme si, la musique étant
quelque chose de magique, on devait être continuellement dans une sorte de cérémoniel pour
accueillir le nouveau qui va surgir, à chaque fois une épiphanie.
Quand on écrit de la musique contemporaine, c’est exactement ce que l’on recherche :
proposer à l’auditeur de « l’in-ouï », au sens premier du terme ; quitte à ce qu’il y ait un
sentiment de perte ou de vertige, mais jamais on ne cherche à rassurer, à abrutir, à assommer
par du pré-entendu et du pré-mâché. Cultiver la surprise et la « découverte » au sens
fondamental du terme, comme lorsque l’on se retrouve face à quelqu’un qui parle une langue
que l’on a jamais entendue.
Pascal Quignard use d’une langue très poétique pour parler du son et de l’écoute, ainsi
bizarrement il ne parle plus de « notes de musique » mais de sons. Par exemple il dit que les
sons que l’impératrice avait plaisir à entendre, c’est le son des roues du chariot de bois sur le
gravier de la cour, ou le son du vent dans une gourde, ou encore le son de la main qui puise de
l’eau dans la rivière. Ce sont des sons naturels comme ceux qui sont utilisés aujourd’hui, de la
musique concrète jusqu’à la musique électroacoustique.
Pascal Guignard prête attention à la beauté et à la plasticité du sonore, et cela c’est
relativement moderne aussi pour un écrivain que l’on pourrait trop hâtivement rangé du côté
de la musique ancienne, Cf. Tous les matins du monde. Cette attention et cet émerveillement
devant des sons concrets, naturels, me parlent beaucoup.
Et puis, je suis aussi sensible à un autre aspect de sa personne. C’est quelqu’un d’assez érudit,
il n’hésite pas à faire des citations, à parler d’autres époques ; et moi dans la musique j’ai
aussi, je l’avoue, quelque chose à voir avec cette idée de mémoire, avec le fait qu’il y a eu des
musiques avant nous. J’affectionne cette poétique du vestige, de la ruine, de ces musiques qui
viennent affleurer. Pascal Quignard en parle très bien dans un texte qu’on retrouve dans le
spectacle, Les Fredons surpuissants, où il raconte de manière poétique ce qui se passe quand,
en train de marcher, une mélodie nous vient dans la tête.
Y.K. Parlons maintenant des interprètes, le quatuor Tana et Pierre Baux pour la voix. En
votre qualité de « chef d’orchestre », comment avez-vous construit cette mise en jeu de la
musique et du texte pour les faire résonner l’une avec l’autre, sans que l’une ou l’autre
« mette au pas » l’autre ?
Benjamin Dupé : La solution que j’ai trouvée c’est de considérer qu’il n’y a pas un comédien
d’un côté et un quatuor à cordes de l’autre, mais une écriture pour un quintette. Même si le
comédien ne chante pas, même s’il n’est pas non plus dans une parole extrêmement stylisée
où le texte deviendrait juste un prétexte, un matériau déconstruit pour produire du sonore,
Pierre travaille sur un registre naturaliste (on entend le texte de manière naturelle), il n’en
reste pas moins que la partition est vraiment écrite pour cinq interprètes. Donc Pierre a une
partition de texte qui est totalement corrélée à la musique (placement de voix, respiration,
timbre, énergie), ce qui fait qu’on ne peut pas dire qu’il y ait des moments de musique et des
moments de texte : on a en permanence un langage musicalo-textuel qui est totalement
imbriqué.
C’est d’ailleurs grâce à cela qu’on peut être complètement dans le jeu, dans le ludique. On a
inventé ce langage-là et, même s’il se trouve qu’on raconte des extraits du livre de Pascal
Quignard, en soi cette forme possède sa propre autonomie et sa propre esthétique, c’est un
« Théâtre musical » dans le plein sens du terme. Les cinq sont donc des partenaires de jeu à
part entière, aussi bien le comédien qui a réalisé un énorme travail musical de placement de
voix, même s’il était déjà doué pour cette approche, que les musiciens qui ont produit eux
aussi un énorme travail autant dans l’écoute de leur propre corps, leur gestuelle, leur
placement sur le plateau, leurs déplacements, que dans leur manière d’interpréter leur
partition de musicien en interaction avec la voix parlée. Par exemple, les textes pour le
quatuor ne sont pas écrits avec des barres de mesure mais avec d’autres repères temporels qui
sont les repères du texte. Si bien que tous les soirs, ils se suivent à la mini-seconde près et ils
sont vraiment ensemble.
Ce que je ne voulais pas, c’était d’un conférencier au premier plan qui raconte Quignard, et
derrière un accompagnement ou une séquence musicale qui vienne illustrer en contrepoint. Je
voulais un côté presque « performance » avec cinq interprètes qui fassent vivre la même
matière artistique ; tout étant par ailleurs minutieusement écrit.
Y.K. Vous visez la symbiose entre musique et texte…
Benjamin Dupé : Voilà... L’autre question, par rapport à la mise en jeu de ce spectacle, était de
savoir comment il devait débuter, se terminer, quels étaient les points culminants, quels types
d’émotions allait-on traverser, et ce dans l’intention de toujours tenir le spectateur en alerte,
de maintenir son écoute. C’est là où intervient le travail de dramaturgie. Par exemple, dans le
livre de Pascal Quignard je n’ai pas choisi que les passages un peu « chargés » mais aussi des
passages beaucoup plus légers, poétiques, voire drôles comme ces deux contes à allure de
conférences hallucinées.
J’ai essayé, en me saisissant de vos questions, de vous faire entrer dans les coulisses de cette
création. Mais bien évidemment seul le spectacle représenté peut dire l’ensemble de
l’approche en donnant pleinement à voir et à entendre ce théâtre musical.
Y.K. Merci Benjamin Dupé : Vous avez fort pertinemment passé le message… A nous
maintenant de « l’entendre » !