1 Le taureau et le cerf. Une rencontre avec Pascal Quignard

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1 Le taureau et le cerf. Une rencontre avec Pascal Quignard
L’homme doit regagner l’imprévisible comme sa patrie.
Les désarçonnés.
Tout regard subit la passion de ce qu’il ignore dans ce
qu’il découvre.
Le taureau et le cerf.
Une rencontre avec Pascal Quignard
Suzanne Tremblay
Je connaissais l’écrivain, j’ai eu le privilège de rencontrer l’homme.
C’était l’été dernier à Cerisy dans le cadre d’un colloque d’une semaine consacrée à
l’œuvre de Pascal Quignardi en présence de l’auteur.
Déjà, dès mon arrivée, je me retrouvai plongée dans un temps autre. Expérience
d’inquiétante étrangeté où j’étais à la fois en ce lieu mythique que je visitais pour la
première fois, mais en même temps une impression étrange de connaître cet endroit,
plutôt de le reconnaître. Comme de revenir à la maison après une longue absence.
J’avais loué une voiture à mon arrivée à l’aéroport et le trajet ayant été plus court que
prévu, j’étais en avance sur l’horaire. L’air était doux. Le soleil avait fini par se frayer
un chemin à travers les nuages. Seule sur la pelouse devant le château, je prenais le
temps de m’imprégner des lieux. Devant moi les arbres, les collines verdoyantes,
l’allée en demi-cercle qui menait jusqu’à l’entrée du château, c’étaient les mêmes j’aurais juré - les mêmes que j’avais connus jadis, dans un temps autre de ma vie. Et je
ne pus retenir mes larmes. Tel un long pleurement muet. Combien de temps dura cette
vision? Dix minutes, trente, une heure? Je ne saurais le dire. Une fenêtre s’ouvre, on y
entre, et soudain le temps se tord, se moque de nous.
Plus tard, après m’être installée dans ma chambre, avoir défait mes valises, je suis
retournée me promener, explorer le domaine, pensant que la réalité aurait gain de
cause et réussirait à chasser les réminiscences. Mais partout où je posais le pied, je
tombais dans mes souvenirs.
L’être humain est une espèce hallucinatoire, nous a pourtant prévenus Freud.
J’étais éprise de ces lieux, comme je l’avais été d’un autre jadis. Peut-on aimer un lieu
d’amour, demande Quignard par la voix d’Ann Hidden dans Villa Amaliaii?
Oui, certainement.
Cet Unheimlich, ce vacillement identitaire que Freud a bien décrit dans l’Inquiétante
étrangeté, ouvre une brèche, une rupture dans l’écoulement continu des heures et des
jours. C’est une porte ouverte vers un temps autre, vers l’outre-monde. Pour le
chaman, c’est l’instant à saisir.
J’étais encore plongée dans cet état quand un homme est venu vers moi et m’a tendu
la main.
« Bonjour, je suis Pascal Quignard. »
Comment décrire ma rencontre avec Pascal Quignard, l’effet qu’elle a eu sur moi, la
mémoire que j’en garde sans tomber dans l’anecdote? J’avais déjà lu plusieurs livres
de sa série Dernier royaume, la plupart de ses romans, vu les films réalisés d’après ses
œuvres, les plus connus du moins, et je m’attendais à rencontrer un personnage plus
grand que nature, impressionnant, intimidant, érudit et conscient de l’être. J’ai fait la
connaissance d’un être absolument charmant, simple, attentif aux autres. Une
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présence à la fois puissante, entière et fluide. Un être avant tout aquatique, amphibien.
Il en possède les ondulations, la mouvance, la capacité de se transformer, une certaine
porosité mais qui n’a rien d’une fragilité, la faculté de passer d’un monde à un autre,
de traverser les frontières…
Il a passé toute la semaine avec nous, assis comme nous tous sur une petite chaise
droite inconfortable, écoutant avec attention égale chaque présentation, discutant
avec chacun à l’heure des repas, jouant du piano, ou riant autour d’un verre de vin les
soirs après le souper. Ce soir-là, quand il s’est mis au piano, c’était Ann Hidden. La
même respiration dans la musique. J’ai compris alors que cette histoireiii c’était lui.
Nous en avons parlé plus tard autour d’un verre ou deux, de cela et de psychanalyse
aussi. Grand lecteur de Freud, comme chacun sait, il aime discuter de psychanalyse et
avoue que son analyse lui a sauvé la vie.
Une question en particulier le taraudait. Comment un psychanalyste peut-il cesser sa
pratique, tout quitter? Est-ce seulement possible? Comment, sans la pratique
quotidienne qu’il compare à celle de l’écrivain, ne pas refermer les chemins qu’on a
ouverts, les espaces qu’on a fréquentés?
Nous avons discuté aussi de Totem et Tabou, du travail du rêve. Il n’aime pas ce terme
« travail », en parlant du rêve. Mes arguments ne l’ont pas convaincu. Je lui ai proposé
d’en trouver un autre. Il a répondu en riant, mais très sérieusement, qu’il essaierait.
L’écrivain est avant tout quelqu’un qui sait observer et écouter. Lorsque je
m’adressais à lui – il en allait de même pour tous - il plaçait ses mains en œillère de
chaque côté de son visage, s’approchait, comme pour partager un secret. J’avais alors
le sentiment que mes paroles étaient la chose la plus précieuse qui soit.
Avant cette rencontre, j’aimais déjà l’écrivain, même si j’étais parfois rebutée,
déroutée, par la forme fragmentée de ses essais, leur érudition. Ils m’échappaient et,
dépitée, j’abandonnais le livre pendant des semaines voire des mois avant de le
reprendre. Depuis, mon expérience de lecture s’est modifiée. J’aborde le texte comme
j’écoute en séance. C’est ainsi que je peux entrer dans son écriture, en acceptant de
m’y perdre.
« Il est possible qu’un jour, en se perdant, on ait ouvert un chemin. Et il est possible
qu’un autre promeneur, un autre jour, piétinant ces traces, en approfondisse l’archive
ou la fasse resurgir. C’est lire. C’est lire, dans toute l’envergure de lire. »iv
De cette semaine avec PQ, je ne peux qu’écrire des fragments - le fragment est
d’ailleurs la forme d’écriture qu’il privilégie - amalgame de notes, de réflexions,
d’associations, de citations, tissées, dé-tissées au fil de l’écriture. Ma seule contrainte,
l’écriture de Quignard comme fil rouge.
***
Tous mes romans sont des fuites. Alors que mes
essais sont des chasses mythiques. C’est très
simple, le mythe est un taureau, le roman est un
cerf.
Écrire, ce n’est pas transmettre mais appeler.
Quelle est cette étrange poussée qui nous incite à écrire?
Et si c’était la tentative toujours recommencée de rendre plus profond notre monde à
partir des ses arrière-mondes, de ses arrière-fonds? De retrouver cette langue de
l’infans, langue originaire, originelle, à jamais perdue et infiltrant la langue,
inlassablement?
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Pour Pascal Quignard, nous sommes des translatés, transplantés d’un milieu liquide,
océanique, expulsés violemment, tombés dans le monde. C’est la chute. Ensuite et
toujours, la dérive. Nous ne cessons de dériver parce que nous venons d’ailleurs, nous
venons d’autres. Depuis, nous ne cessons de transiter vers un passé qui nous échappe.
« Lire [écrire] c’est se brancher sur un autre monde, qui diverge, qu’on ignore,
autre. »v
« Écrire pour ne pas vivre mort. Faire en sorte que cesse la répétition dans l’âme. »
Une écriture fragmentée
Le fragment est la forme que privilégie Quignard. Son écriture avance en tâtonnant
dans le noir, se fragmentant à mesure de son avancée.
« La fragmentation n’appartient pas au système de la langue. La fragmentation n’est
pas de nature oppositive. Son fonctionnement n’est pas symbolique. Elle appartient au
monde vivant. »vi
Il s’agit d’être attentif aux surgissements.
Écrire comme l’aube se lève, comme le matin point.
Le fragment n’est pas une pièce de puzzle qui chercherait sa place pour s’y emboîter.
« Ce lâcher prise, ce perdre l’orientation, ce don sans retour, est le cœur de
l’expérience artistique. »
« Qui ne connaît ce sentiment d’ébullition expressive dans le milieu, dans le réel du
milieu ?
C’est l’aube au printemps.
C’est le tintamarre de tous les oiseaux et de tous les êtres qui y vivent qui, soudain,
déborde énormément le volume du lieu.
C’est la mer.
Et regardez bien les rivages qui longent les mers : l’échancrure de la mer ne s’oppose à
rien.
On est dans le fragment. »vii
Une écriture à la lisière du temps
L’écriture de Quignard est une écriture actuelleviii. Elle traverse les temps, les mêle,
s’en moque. Elle opère une subversion du temps vectorisé. Le temps n’avance pas, il
s’incruste. Le temps, comme le soleil, comme les saisons, est circulaire. Il s’encercle.
Est-ce cela que les anciens tentaient de figurer par Ouroboros le serpent qui se mord la
queue?
Cette dévectorisation du temps, c’est le Jadis.
« Le Jadis est un geyser qui ne cesse de jaillir. »
« Ce qui a eu en sa puissance non seulement le passé mais encore toutes les
possibilités ineffectuées du naguère, tel est le Jadis qui roule sa vague à la lisière du
temps qu’il permet. »ix
Pour Quignard, le Jadis est la chose avant toute chose. Le Jadis, toujours revenant et
toujours perdu.
« Le Jadis par rapport au passé ne présente pas la caractéristique d’avoir eu lieu. C’est
pourquoi le Temps n’appartient pas à l’Être. Le Jadis ne figure pas au nombre des
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« ayant été » car il n’a pas encore fini de surgir. Le Jadis est un geyser plus
imprévisible que tout ce qui fut. »x
Une écriture sauvage
L’écrivain nous aide à penser le monde en revivifiant la langue, en l’ancrant dans la
chair, en l’arrimant à notre fond pulsionnel, sauvage.
« Il faut que cela déborde de la bouche du volcan. D’abord crever ou percer le solidifié.
Faire bouillir le présent sous la pression d’un feu d’enfer. Enfin tout replonger dans le
magma. Il faut dépasser ébullitivement la tradition. Car respecter une tradition, une
coutume, une norme, c’est oublier l’origine. »xi
L’écriture de Quignard est turbulente. C’est une eau vive qui ne se laisse pas
emprisonner dans des formes mais est sans cesse mouvante, faite d’échappées, de
virevoltes. Elle impulse, met en mouvement la pensée et ne se laisse pas saisir. Elle
proteste contre toute imposition de sens.
« Je suis une tradition déchaînée. »
L’écriture est d’autant plus vivante qu’il y a cette tension vers l’indicible.
« Je ne cherche que des pensées qui tremblent.»
Une écriture polyphonique
En le lisant, on n’entend pas une, mais plusieurs voix. L’écrivain cherche à disparaître
et, pour cela, multiplie les identifications. L’usage de citations, la narration
d’événements chez des personnages appartenant à des époques, voire à des siècles
différents participent de cette hétérogénéité du texte.
C’est une écriture qui multiplie les sens, qui se fragmente à mesure qu’elle avance.
Toujours elle nous échappe. C’est une avancée vers l’inconnu, un poudroiement qui
révèle la beauté du monde sans l’enfermer dans une forme.
L’œuvre de Quignard n’est pas du côté du sens mais de l’écoute.
« Écrire c’est entendre la voix perdue, l’arracher au vide sonore dont elle procède. » xii
C’est se taire pour laisser parler les voix revenantes.
Une écriture sur l’arête
Dans l’écriture de Quignard, il y a quelque chose entre les mots, toujours prêt à
sourdre. Comme une infinités de lignes de fracture qui ouvrent sur autant d’univers.
Ne pas attendre mais guetter l’imprévisible. N’est-ce pas aussi la règle de l’analyste,
entendre sans attendre, écouter sans mémoire et sans désir. Se laisser dérouter.
« Chaque fois qu’on frôle la disparition, qu’on est pris de vertige, de léthargie, de
défaillance, d’évanouissement, il faut repasser par la situation sans antécédents, par la
désorientation princeps au sein de l’espace, par l’imprévisible au cœur du temps, par
l’absence de sens au cœur de l’âme. » xiii
L’art d’écrire de Pascal Quignard se rapporte au réelxiv en ce sens qu’il opère une
déchirure dans le tissu du monde. S’il dépeint un tableau ou décrit une scène c’est
pour les ouvrir sur l’inconnu qu’ils recèlent et révèlent tout à la fois.
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Il s’agit non seulement de redonner aux mots leur magie d’antanxv, mais de les
restituer à leur naissance infante, leur bégaiement originaire, leur tremblement, leur
aphasie secrète.
À quoi s’emploient l’analyste et l’écrivain? « À faire parler l’infans », écrit Pontalis.
Une écriture « rêvante »
Tout comme le rêve, l’écriture de Quignard est morcelée, fragmentée. Il s’agit souvent
d’une succession de scènes sans liens apparents entre elles, se transposant dans des
lieux et des temps éloignés sans transition, pouvant laisser le lecteur désarçonné. Mais
ce trouble, cet ébranlement, c’est aussi cela qui crée des interstices, des brèches qui
nous permettent de rêver l’écriture, et d’ouvrir d’autres espaces en soi.
« Faire du lecteur un rêveur prodigieux. »
C’est une écriture onirique qui convoque l’hallucinatoire. Sans doute est-ce pour cela
qu’il écrit le matin, alors que les ombres de la nuit errent encore, que le bruit du jour
n’a pas encore recouvert les images de la nuit.
Pour Freud, l’important n’est pas le rêve comme produit, les images ou le récit du
rêve, c’est le travail du rêve fait de déplacements, de condensations. Chez Quignard,
l’écrit se fait pas, itération, ré-itération il va et vient tel le métier à tisser de la
métaphore freudienne.
« C’est le rêve qui persiste à rêver sous le langage. »xvi
Impossible tentative de dire la trace de cette expérience.
Une écriture « aoristique »xvii
L’aoriste témoigne d’une mue au plan de la pensée et de la forme chez Quignard.
L’aoriste réfère au temps le plus indéterminé qui soit. Il exprime un hors temps
chronologique, un temps qui s’apparenterait à l’actuel. L’aoriste est une irruption du
perdu, de la Chose inconsciente qui ferait retour en déchirant le tissu du temps.
Dans chaque scène, chaque fragment d’histoire qu’il cherche à décrire, de livre en
livre, de tome en tome, il n’y a pas de présent. Ce que Quignard cherche à traduire
ainsi c’est ce « passé se mouvant encore à l’état de passé », son actualité, dans le sens
de ce qu’a décrit Dominique Scarfone dans son rapport du printemps dernier.
Le temps de l’aoriste est le passé simple.
L’aoriste est aussi le non palpable, le non directement figurable, qui ne peut se figer
dans une forme; c’est le don de la métamorphose. Ce passage incessant de l’informe à
la forme, puis de retour au chaos, cette mutation qui s’oppose à une forme fixe qualifie
l’écriture de Quignard.
Les œuvres préférées de Quignard sont les contes, les mythes, les légendes et les
proverbes, car ceux-ci figurent l’aoriste.
***
Si ses romans sont des cerfs et ses essais des chasses mythiques, lui, l’écrivain, qui estil?
« On peut dire du cerf qu’il est la fuite faite animal mais cette fuite est peut-être,
derrière cette défaite, [….] une insoumission. […] Il passe son temps à vivre dans la
forêt du monde, à lancer son sperme dans l’hiver, à occuper ses heures comme il
l’entend, à rejoindre le lieu le plus secret, à se cacher près de la source où il reste
blotti. »xviii
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L’écrivain tout comme l’analyste sont par nature des êtres insoumis, des habitants de
la marge, s’écartant des sentiers battus pour s’enfoncer dans des contrées sauvages.
Que poursuit l’écrivain ? Que cherche Ann Hidden dans son île, dans sa grotte à flanc
de montagne, en faisant table rase de sa vie? Qui Clairexixattend-elle, en scrutant la
mer à cœur de jour dans son creux de rocher? Quelle est cette quête toujours
recommencée de l’écrivain?
Ann tout comme Claire disparaissent et réapparaissent transformées. Deux parcours
initiatiques aux termes desquels s’opère une mue, une renaissance pour chacune
d’elles.
Et si écrire était cette tentative toujours recommencée de retrouver l’Originaire?
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Translations et métamorphoses. Sur l’œuvre de Pascal Quignard, Cerisy, juillet 2014.
Pascal Quignard, Villa Amalia, Paris, Gallimard, 2006.
iii Histoire d’Ann Hidden dans Villa Amalia.
iv Les désarçonnés, Paris, Grasset, 2012.
v Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998
vi Tradition de la non-tradition. Sur la lecture que Maurice Merleau-Ponty a faite de Claude
Simon en 1959, en 1960, et en 1961", Claude Simon. Les Vies de l'Archive, Editions
Universitaires de Dijon, 2014.
vii Ibidem, p.
viii Dans le sens élaboré par Dominique Scarfone
ix Les désarçonnés, Op.cit., p.250.
x Ibidem, p.248
xi Op. cit., p.
xii Le nom sur le bout de la langue. Gallimard, 1993. P.94
ii
xiiiLes désarçonnés, Op.cit.,
p.59
Dans le sens lacanien
xv Freud, S. (1890) Traitement psychique (traitement d’âme) in Résultats, idées, problèmes I,
Paris, PUF.
xvi Le nom sur le bout de la langue. Op.cit.,p.99
xvii Du grec aoristos, indéterminé, indéfini.
xviii Les désarçonnés, Op.cit., p.22
xix Le personnage principal des Solidarités mystérieuses
xiv
Note : les citations qui ne réfèrent à aucune note sont des propos recueillis lors du Colloque.
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