L`organisation+des+échanges+de+foncier+agricole+dans+le+

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L`organisation+des+échanges+de+foncier+agricole+dans+le+
L'organisation+des+échanges+de+foncier+agricole+dans+le+Nord4Pas+de+Calais.+Quelle+
influence+sur+les+dynamiques+d'installation+en+agriculture+?+
Une$approche$par$la$sociologie$économique!
Stéphanie Barral 1, Samuel Pinaud 2
1
INRA / UMR LISIS ([email protected])
2
Univ. Lille I / CLERSE ([email protected])
Papier préparé pour le colloque de la Société Française d’Économie Rurale
« Structures d’exploitation et exercice de l’activité agricole :
Continuités, changements ou ruptures? »
12-13 février 2015
Rennes, France
1
Résumé
En prenant pour objet l’organisation de l’accès au foncier agricole dans le Nord-Pas de Calais et ses
incidences sur les modèles productifs des exploitations de la région nous souhaitons proposer une
lecture relevant de la sociologie économique d’un objet largement traité par la science économique
depuis son origine, notamment autour de la question de la « rente foncière » (Guigou, 1982)
Mots-clés : échanges fonciers, pas-de-porte, zone de fermage, sociologie économique, Nord-Pas de
Calais.
1.
Introduction
Les modalités d’accès à la profession agricole sont aujourd’hui en plein bouleversement. Si la
transmission familiale des exploitations est encore le modèle dominant de reproduction de la
profession, les projets dits « hors-cadre familiaux » (HCF) représentent une part de plus en plus
importante des installations, soit environ 1/3 en France comme dans le Nord-Pas de Calais, cadre
géographique de notre propos1. Le Nord-Pas de Calais connait de plus par une forte pression
foncière due la forte rentabilité de l’agriculture de la région ainsi que par la pression urbaine. Dans
cette situation, qui caractérise d’autres régions de la métropole comme l’Ile-de-France, l’accès à la
terre comme outil productif est généralement considéré comme la principale difficulté rencontrée
par ces nouveaux acteurs. Cela est d’autant plus vrai pour la part d’entre eux non issue du monde
agricole (dit « hors-cadre agricole » (HCA)) généralement porteuse de modes de production
innovant (agriculture biologique, circuits courts).
Le prix des terres est souvent pointé du doigt comme étant un frein important à l’installation,
les porteurs de projet ne pouvant souvent prétendre à de forts revenus dans les premières années de
leur installation et pouvant donc difficilement faire concurrence aux exploitations déjà installées
souhaitant s’agrandir dont la rentabilité est souvent déjà largement assurée. Dans ce contexte,
l’accès au foncier agricole apparaît comme une entrée privilégiée pour appréhender les difficultés
liées à l’installation en agriculture.
En prenant pour objet l’organisation de l’accès au foncier agricole dans le Nord-Pas de Calais
et ses incidences sur les modèles productifs des exploitations de la région nous souhaitons proposer
une lecture relevant de la sociologie économique d’un objet largement traité par la science
économique depuis son origine, notamment autour de la question de la « rente foncière » (Guigou,
1982).
Dans l’analyse économique, depuis le courant des physiocrates qui influença la suppression des
communaux pendant la Révolution française2, l’appropriation privative de la terre est considérée,
comme une condition indispensable à la modernisation de l’agriculture. Les travaux économiques
se sont ensuite largement limités à ce cadre libéral en restant longtemps dans les plis de l'analyse
ricardienne de la rente foncière (Cavailhès, Mesrine, & Roquette, 2011 ; Taverdet, Richard, &
Cavailhès, 1996). Dans ce cadre, le prix de la terre est défini comme la valeur actualisée de la rente
foncière selon la formule classique P = R/i, où P est le prix de la terre, R la rente foncière et i le
taux d’intérêt utilisé pour la capitalisation. De ce fait, le prix de la terre est calculé selon le revenu
qu'il est possible d'attendre du simple fait de posséder une terre. En raison de l'observation d'une
évolution divergente des revenus agricoles et du prix de la terre, cette modélisation du prix de la
terre a connu dans les années 1970 des ajustements notables (Cavailhès 1996, 2011, Rullière, 1965).
1
Voir à ce sujet http://www.installagri.net/ ainsi que CNASEA, 2004 et JA/MRJC, 2013.
2
Pour!ce!concerne!la!région!Nord1Pas!de!Calais!dont!il!sera!question!dans!cette!communication,!voir!par!exemple!la!
synthèse!(Jessenne!&!Rosselle,!2008).
2
Ainsi, l’analyse économique du prix du foncier agricole prenait en compte progressivement d’autres
données dans le calcul des anticipations des acteurs, notamment la possibilité que la terre agricole
puisque être convertible en terrain constructible (ce qui en augmente largement la valeur)
(Cavailhès et al., 2011 ; Rullière, 1965).
Si la modélisation économétrique s'affine ainsi dans le temps en prenant en compte des données
dépassant largement le cadre du calcul économique classique se restreignant à la rentabilité agricole
des terres, nous souhaitons ici souligner une limite à l’analyse économique. Cela nous permettra de
dessiner une stratégie d’analyse du prix de l’accès à la terre et de son influence sur les structures
d’exploitation relevant de la sociologie économique.
Cette limite concerne deux apories classiques souvent relevées par les travaux de sociologie
économique. La première concerne les limites intrinsèques aux approches économétriques. La
modélisation économique du prix de la terre considère le calcul de l’actualisation des revenus
fonciers comme non problématique. Les acteurs sont ainsi considérés a priori comme de parfaits
calculateurs, des homo economicus, sans que l’on sache véritablement comment ces calculs
s’effectuent dans la pratique. On retrouve ici le questionnement wébérien concernant la construction
sociale de l’intérêt entrepreneurial qui permet de dessiner une perspective de sociologie économique
largement reprise depuis :
«"Pour"expliquer"ce"phénomène"fondamental"de"l'économie"capitaliste"que"l'entrepreneur"paie"
en"permanence"des"rémunérations"pour"les"«"capitaux"empruntés"»"il"nous"faut"d'abord"répondre"à"
une" autre" question" :" pourquoi" l'entrepreneur" peut=il" espérer" d'une" façon" générale" et" permanente"
réaliser" une" exploitation" rentable" en" dépit" de" la" rémunération" versée" aux" bailleurs" de" fonds," ou,"
selon"le"cas,"dans"quelles"conditions"moyennes"l'échange"de"100"contre"100"+"x"peut=il"être"qualifié"
de"rationnel"?"La"théorie"économique"fera"valoir"le"rapport"entre"les"unités"marginales"futures"et"
les"biens"présents."Le"sociologue"aimerait"alors"savoir"dans"quel"acte"humain"s'exprime"ce"prétendu"
rapport" et" comment" les" agents" économiques" peuvent" introduire" les" conséquences" de" cette"
évaluation"différentielle"sous"formes"d'"«"intérêts"»."Car"le"quand"et"le"comment"de"cette"opération"
ne"s'imposent"nullement"comme"une"évidence."»"(M.!Weber,!2003,!p.!145)"
Cette citation permet de situer le positionnement de la sociologie économique vis-à-vis de
l’économie. La figure de l’homo economicus n’est ici pas refuser par Weber comme figure
théorique. Elle doit en revanche être questionnée dans sa construction pratique. C’est ce à quoi se
sont employés les travaux de sociologie économique autour de la construction sociale de l’homo
economicus, ou plus généralement du calcul économique. Dans le langage de la sociologie
économique contemporaine, il s’agit de décrire les médiations socio-techniques qui permettent aux
calculs économiques de s’effectuer3.
La seconde aporie a davantage trait aux procédures d’appariement sous-jacentes à la
modélisation économétrique. Cette dernière suppose une sélection selon les mécanismes marchands
qui sélectionnent les offreurs selon leur rentabilité économique, les demandeurs selon leurs
pouvoirs d’achat, via une procédure de mise en concurrence aboutissant à la fixation des prix. Les
travaux de sociologie économique ont toutefois insisté sur la multiplicité des procédures de
sélection et d’appariement entre acteurs, notamment sur l’existence de normes qui organisent la
sélection sur d’autres principes que celui d’un système d’enchère sélectionnant selon la capacité à
payer de chacun. Ces normes extra-marchandes comme les règles de succession, les règles
professionnelles, participent souvent à organiser les pratiques économiques. Elles peuvent participer
à organiser la concurrence sur un marché (pensons au numerus clausus chez les médecins)
(François, 2008). Elles peuvent également peser sur la définition du prix de transfert d’un bien. Ce
dernier point s’exprime parfaitement dans la distinction entre un « prix d’ami » et un « prix de
marché ». Les travaux d’ethnologie économique ont parfaitement montré cela en insistant
3
Les!travaux!empruntant!à!la!sociologie!des!sciences!et!des!techniques!s’y!emploient!peut1être!de!la!manière!la!plus!
systématique,!voir!notamment!(Callon!&!Muniesa,!2003).
3
notamment sur la dimension impersonnelle qui caractérise la transaction marchande. Dans ce type
de transaction, en effet, les caractéristiques personnelles des acteurs sont « mises entre parenthèses
» (Feller, Weber, & Gramain, 2005). Les partenaires de ces échanges se retrouvent autour des
caractéristiques des produits à partir desquels ils construisent l’accord marchand. Les
anthropologues (Testart, 2001 ; F. Weber, 2000) concluent ainsi que les relations entre les choses
priment sur les relations entre les personnes pour insister sur le fait que l’évaluation qui sera faite du
bien et de sa valeur ne s’effectue pas en fonction des caractéristiques de la personne à qui appartient
ou est destiné le bien mais en fonction des caractéristiques propres au produit de l’échange. La
contrepartie monétaire s’évalue, de la même manière, en comparant les valeurs de biens
relativement similaires. Ces précisions nous seront fondamentales pour questionner la place de la
famille dans la régulation des échanges de terre.
Nous souhaitons dans cette communication suivre cette perspective pour comprendre comment
l’organisation des transactions foncières organise l’appariement entre un agriculteur souhaitant
céder des terres et un agriculteur souhaitant en exploiter une. Nous insisterons sur les modalités de
sélection à l’œuvre pour comprendre dans quelle mesure l’organisation de l’accès au foncier
agricole interagit avec les structures productives, c’est-à-dire fonctionne comme un dispositif de
sélection. L’analyse économique du marché du foncier agricole est circonscrite par l’infrastructure
informationnelle sous-jacente à ces approches quantitatives des faits économiques4. En effet, si la
modélisation économique s’est affinée c’est notamment dû au fait qu’elle ne collait pas à la réalité
des prix pratiquées. Ces derniers font l’objet d’un relevé systématique de la part des Sociétés
d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), société privée d’intérêt général qui
enregistrent l’ensemble des transactions foncières (achat et vente). C’est dans un aller-retour
constant avec ces données que s’affine la modélisation économique concernant les revenus fonciers.
Ce cadrage informationnel pose des limites importantes, notamment en raison du poids du fermage
comme mode d’accès aux terres agricoles et de l’existence de transactions monétaires illicites (dit
« pas-de-porte » ou « reprise ») entre fermiers au moment d’une cession d’activité. Si est possible
d’émettre l’hypothèse d’un lien ténu entre le prix d’achat d’une terre agricole et le prix du pas-deporte encore faut-il l’expliquer.
Le « pas-de-porte » : Dans le droit rural français, le bail de fermage est, à la différence du bail
commercial, un contrat dit « non cessible ». Le fermier ne peut céder son bail à un autre agriculteur
que dans le cas d’une transmission familiale (cf. infra). Dans le cas de l’installation d’un fermier
HCF, le changement de fermier sur une terre passe donc par une double procédure orchestrée par le
propriétaire : la rupture de bail avec l’ancien fermier et la réécriture d’un nouveau bail avec le
fermier arrivant.
Dans les faits, cette rupture/réécriture est généralement anticipée par le fermier cédant et un
repreneur. Cette accord informel en amont de la rupture/réécriture du bail est dans le Nord-Pas de
Calais, comme dans d’autres région de fermage majoritaire où la pression foncière est importante,
monnayé pour permettre à l’agriculteur intéressée par la reprise des terres de s’assurer qu’elles lui
seront bien destinées. Cette pratique est illégale parce qu’elle est considérée comme une cession de
bail mais largement tolérée dans les faits. On parle ainsi indistinctement de « pas-de-porte »,
« reprise », « fumure », « arrière-fumure », etc. pour désigner ce montant payé par le repreneur au
cédant. Dans certains cas, une partie de ce montant est touché par le propriétaire qui valide, in fine,
la pratique du pas-de-porte en établissant le nouveau bail. Le montant touché par le propriétaire est
appelé le « chapeau ».
4
L’étude de (Rouquette! &! Lefebvre,! 2011)! est! un! exemple! frappant! de! cette! perspective.! En! effet,! les! chercheuses!
définissent!un!indice!de!prix!«!pur!»!«!toute!chose!idéal!par!ailleurs!»!pour!analyser!les!écarts!à!cette!représentation!
analytique! du! marché! foncier! avec! les! prix! observés.! Parmi! les! points! omis! dans! l’analyse,! citons! la! structure! des!
transactions!dont!nous!montrons!par!la!suite!l’importance.!
4
La domination du faire valoir indirect (fermage) caractérise l’agriculture du Nord-Pas de Calais
comme bien d’autres régions agricoles de la moitié nord de la France. Dans cette région, le fermage
est le mode d’accès prioritaire à la terre agricole (87 % des terres y sont en fermage). Nous
montrons dans cette communication que l’accès à la terre dépend autant du montant du pas de porte
que de l’organisation même des transactions de baux de fermage, organisation qui s’effectue
principalement dans le cadre de relations sociales prenant appui sur les relations familiales,
villageoises ou professionnelles. Nous montrons également que ces transactions s’appuient sur une
représentation particulière de la viabilité de l’exploitation agricole qui pousse à la reproduction des
modèles économiques des exploitations en place. Dans un contexte où la reproduction du monde
agricole sur les seules bases des transmissions familiales s’effritent, nous concluons que
l’organisation de l’accès à la terre en place rend particulièrement délicate l’installation
d’agriculteurs hors-cadre familiaux en raison de l’organisation même de l’accès à la terre et des
représentations économiques des exploitants souhaitant céder leur exploitation. In fine, nous
montrons que les mécanismes à l’œuvre dans les échanges de terre agricole dans le Nord-Pas de
Calais sont largement redevables de logiques non marchandes dont nous expliquons les ressorts.
Dans un premier temps, nous présenterons le cadre du projet de recherche dans lequel s’insère
cette communication ainsi que le cadre analytique et méthodologique employé. Dans un second
temps, nous analyserons l’histoire des politiques foncières en l’interprétant comme un mouvement
de renforcement puis d’effritement de la relation entre les politiques foncières, les aides aux
exploitations agricoles et la famille comme institution régulatrice de la reproduction de la
profession agricole. Nous présenterons dans un troisième temps les premiers résultats de l’enquête
en cours avant de conclure sur les relations actuelles entre organisation de l’accès au foncier
agricole et modèle productif.!
2.
Les politiques foncières françaises : une volonté historique de préserver la famille,
distanciée aujourd’hui par l’évolution des exploitations agricoles
En raison du lien tenu qu’elle entretient avec la reproduction du monde rural, l’alimentation des
populations urbaines, l’aménagement du territoire ou les enjeux environnementaux, c’est-à-dire
avec tout un ensemble d’objectifs liés à la reproduction de la société, l’accès à la terre a, de tout
temps, fait l’objet d’une régulation politique forte cadrant largement les conditions d’échange de
cette marchandise contestée (Steiner & Trespeuch, 2013).
L'analyse de la littérature sur l'exploitation agricole française montre les spécificités juridiques
et politiques du modèle national, qui porte pour ambition, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale
à augmenter la production agricole, à moderniser l’agriculture et à favoriser l'intégration des
exploitations sur les marchés tout en œuvrant à la préservation du caractère familial de cette
entreprise. Partant, la construction historique des politiques foncières agricoles montre un lien
particulier avec l’entité familiale qu’elles cherchent à préserver, par la promotion et le soutien du
modèle de l’exploitation agricole familiale à deux « Unité de travail humain » (UTH). Le cadre
juridique et social des mécanismes d’allocation des terres agricoles est articulé autour de trois
grandes politiques foncières : le statut du fermage, défini par le droit rural, l’encadrement des
échanges de titres de propriété foncière via les missions publiques de la SAFER, et l’encadrement
des surfaces concentrées au sein des exploitations ou politique de contrôle des structures, dont le
traitement est confié aux Commissions Départementales d’Orientation Agricole (CDOA).
La loi du fermage (1946) définit les relations entre propriétaire foncier et fermier
principalement en encadrant les montants des loyers, maintenus volontairement bas, et en imposant
la durée des baux (9 ou 18 ans) et ce afin de favoriser les investissements dans les exploitations
agricoles. Cette loi participe à l'encadrement du marché foncier en ce sens qu'elle interdit la
transmission des baux de fermage hors-cadre familial. La politique du contrôle des structures
5
(1960), sous l'égide de la CDOA (Comité Départemental d'Orientation Agricole), participe à la
régulation de la taille des exploitations agricoles. Pour chaque département, une surface minimale
(sous le seuil de laquelle une exploitation est déclarée non viable économiquement) et une surface
maximale sont définies, encadrant ainsi les possibilités de concentration foncière. La SAFER,
société anonyme investie d'une mission publique créée en 1960, participe à la fluidité du marché
foncier (achat-vente et non fermage) en se positionnant comme intermédiaire dans les transactions
foncières et en sélectionnant les bénéficiaires des ventes selon plusieurs critères. Bien que le
fonctionnement de ces politiques d'encadrement des échanges fonciers soit largement critiqué, elles
constituent par essence une volonté politique de régulation interventionniste du marché du foncier
agricole, par limitation de l'accès à ce marché à des acteurs porteurs d’un certain modèle productif,
par la régulation des montants des transactions et par l'encadrement des montants du fermage et de
la cession des baux. Malgré ces initiatives qui visent à limiter la taille des exploitations et à en
préserver le caractère familial, plusieurs éléments d’évolution des structures de production
françaises montrent une mise à distance de ces politiques et donc une dissociation croissante entre
leurs objectifs et les réalités observées : la réduction constante du nombre d’exploitations agricoles
et l’augmentation de leur surface moyenne qui en découle, dans un contexte de modernisation
constante des exploitations qui se traduit par : la volonté des exploitants de renforcer leur modèle
économique, et l’existence de stratégies de contournement des politiques publiques pour atteindre
cet objectif.
La « course à l’agrandissement » traduit les logiques d’un modèle de production à haut niveau
d’investissements pour lequel une concentration des terres permet de réduire les durées
d’amortissement. De plus, l’émergence de différents types de droits (à produire, à paiement, à
polluer, etc.) participe à la valeur économique des exploitations et leur rémunération, quand elle est
fonction des surfaces cultivées, motive aussi l’agrandissement des exploitations.
La concentration des terres au sein des exploitations est sous-tendue par deux grandes formes
de contournement des politiques foncières. Premièrement, on observe depuis les années 1980 une
recrudescence de formes sociétaires aux dépens de l’exploitation individuelle familiale. Ces
nouvelles formes juridiques, qui organisent la dissociation du patrimoine familial et du capital
d’exploitation, permettent dans certains cas de masquer des recompositions du capital, et
notamment l’augmentation des surfaces cultivées, par des mécanismes de définition et de transferts
parts qui échappent à la SAFER ou à la CDOA, et qui restent invisible à la statistique agricole5. Le
cas emblématique est celui du montage sociétaire par holding, pour lequel aucune modification
légale de la structure des exploitations n’intervient bien qu’il puisse y avoir des recompositions du
capital.
Si les politiques foncières cherchent à encadrer la concentration des terres, la Loi d’Orientation
Agricole (LOA) de 2006 et la Loi de Modernisation de l'Agriculture et de la Pêche (LMAP) de
2010 affichent clairement l'ambition d'accompagner les exploitations agricoles dans une transition
vers des formes entrepreneuriales. Elles contiennent des mesures visant à faciliter la transmission
des exploitations agricoles et le portage des facteurs de production. Elles proposent notamment pour
cela le bail cessible, le fonds agricole, le contrat de vente progressive assorti d'un avantage fiscal
(ou cession à vente différée), le développement de sociétés associant exploitants agricoles et
porteurs de capitaux. Ces éléments illustrent les contradictions des politiques agricoles qui
cherchent à accompagner les changements internes aux exploitations agricoles, au sein desquelles le
5 Toutefois, la loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt oblige
désormais tout instrumentaire de cession partielle ou totale de parts sociales de société d’exploitation ou de portage
à
objet
principalement
agricole
à
en
informer
la
Safer.
http://www.localtis.info/cs/ContentServer?pagename=Localtis/LOCActu/ArticleActualite&cid=1250268065227
6
référentiel familial est mis à distance, tout en affirmant la volonté d’encadrer la taille des unités de
production et de participer à l’installation de jeunes agriculteurs.
3.
Choix du terrain et éléments de méthodologie
Pour comprendre comment l’ensemble de ces transformations interagissent, dans les faits, avec
les politiques publiques liées à la régulation de l’accès à la terre, nous avons choisi de nous
intéresser aux modalités de mise en œuvre des transactions foncières dans la région Nord-Pas de
Calais où le fermage est le mode de faire-valoir largement dominant. Le Nord-Pas de Calais étant
réputé pour connaître les montants des pas-de-porte les plus élevés des régions de fermage français,
un lien intuitif se dégage entre la pression foncière et le montant des transactions, que l'analyse a
pour objectif d'éclairer. De plus, l’étude d’une zone de fermage donne à voir le fonctionnement de
l’ensemble des institutions foncières encadrant les échanges fonciers et la taille des exploitations.
Nous faisons l’hypothèse méthodologique que la forte demande de terre dans la région due à
l’urbanisation et la forte productivité agricole qui y a lieu facilite la mise à jour de tensions entre
pratiques agricoles et politiques publiques. La région Nord-Pas de Calais, avec 326 hab/km²,
compte en effet parmi les régions les plus densément peuplées d'Europe. Elle se caractérise à la fois
par un taux d'urbanisation important, et par une place particulière de l'agriculture dans l'économie
puisque le PIB agricole régional compte parmi les plus élevés de France. La coexistence d'un taux
d'urbanisation élevé et d'une productivité agricole prononcée induit une forte pression foncière.
Celle-ci se traduit notamment par le fait que le Nord-Pas de Calais se situe au deuxième rang, après
la Picardie, en ce qui concerne les prix des terres agricoles (9 410 €/ha pour une terre libre et
4 580 €/ha pour une terre occupée, c'est-à-dire louée à un fermier, contre des moyennes françaises
de 5 430 €/ha et 3 830 €/ha) (SAFER, 2012). Le fermage est le mode de faire-valoir majoritaire du
foncier agricole (87 % des terres, contre une moyenne nationale d'environ 66 %), qui se caractérise
dans la région par une atomisation du nombre de propriétaires fonciers par exploitation (environ 9,1
propriétaires par exploitation en 1992, alors que la moyenne nationale est de 4,7). Ces données de
cadrage témoignent de l'attractivité de la rente foncière dans la région, ainsi que de la multiplicité
des liens existants entre propriétaires fonciers et exploitants agricoles.
Par ailleurs, la réduction du nombre d'exploitation et le mouvement de concentration des terres
au sein de grosses structures sont prononcés. De 1988 à 2000, le nombre d'exploitations agricoles a
chuté de 31 156 à 18 036, pour une surface! agricole! utile (SAU) moyenne qui passait de 28 ha en
1988 à 46 ha en 2000. Le nombre d'exploitations (15 049 exploitations agricoles soit 2,8 % du total
national) n'est pas très élevé, la surface moyenne en est de 50,9 ha, soit plus que la moyenne
nationale de 45,3 ha (Eurostat, 2003). Le dernier recensement agricole de 2010 y montre encore une
réduction importante du nombre d'exploitations agricoles entre 2000 et 2010, en baisse de 25 %, à
l'image de la diminution du nombre d'exploitation à l'échelle nationale qui est de 26 % (Agreste,
2012 et Agreste 2013).
Cette communication s’inscrit dans un projet de recherche initié par l’association Terre de
Liens qui se donne pour mission d’aider des agriculteurs à s’installer dans un mode de production
respectueux de l’environnement en achetant des terres via la collecte d’une épargne citoyenne6. La
connaissance des mécanismes à l’œuvre dans l’accès à la terre dans les zones de fermage
majoritaire constituait l’interrogation principale à l’origine de ce projet de recherche financé par le
Conseil régional du Nord-Pas de Calais et le Ministère de l’agriculture. De ce fait, le projet de
recherche porte une double ambition : il s’agit à la fois de proposer une sociologie des marchés
fonciers agricoles et de construire des résultats au service d’acteurs du développement agricole qui
s’interrogent sur les mécanismes d’affectation des terres et des usages différenciés qui en découlent.
Les résultats ici exposés proviennent d’enquêtes exploratoires menées auprès d’acteurs
intermédiaires (notaires, conseillers agricoles, banquiers, Chambre d’Agriculture…) du monde
6
http://terredeliens.org/
7
agricole et auprès d’agriculteurs dans la région. Celles-ci seront, à terme, complétées par des
monographies de petites régions agricoles pour lesquelles il s’agira de reconstituer le système
d’acteurs qui organisent les échanges de terres ainsi que par une analyse quantitative de données
relatives aux dynamiques d’agrandissement des exploitations dans ces sous-régions agricoles.
4.
La cession des baux de fermage : une transaction entre marché et réseaux
interpersonnels
La cession informelle des baux de fermage (cf. supra) est une pratique qui concerne l’ensemble
des baux de fermage lors du transfert de bail, qu’il s’agisse d’un transfert dans le cadre familial ou
d’une rupture / réécriture. Le transfert s’organise autour d’une relation tripartite impliquant : le (ou
les) propriétaire(s), le fermier cédant et le (ou les) fermier(s) repreneur(s).
Nous présentons les intérêts en jeu dans ces transactions avant de donner quelques résultats
concernant l’organisation de ces transactions, en centrant le propos sur les transferts de baux de
fermage hors-cadre familial, transactions qui participent directement à la sélection d’un modèle
agricole plutôt qu’un autre.
4.1. L’origine d’une cession des baux de fermage : les intérêts en jeu
Dans le Nord-Pas de Calais, la forte pression sur les terres agricoles se traduit localement par
un rapport de force entre repreneurs potentiels et cédant en la faveur de ce dernier. En effet, dans la
région le secteur agricole est depuis le début du XXIe siècle un secteur dynamique qui suscite les
vocations et les exploitants cherchant à céder des terres voient en général plusieurs candidats se
présenter. Par ailleurs, les propriétaires sont aussi des acteurs importants de la structuration des
échanges fonciers, qui cherchent à faire valoir leurs intérêts aux dépens des locataires sortants
quand ces derniers n’ont pas de repreneur familial. L’analyse des transactions foncières nécessite
donc de se pencher sur une relation tripartite aux rapports de force entremêlés.
L’origine diverse des cessions de baux de fermage
Dans la grande majorité des cas, la volonté de céder des baux de fermage accompagne une
cessation d’activité, généralement, un départ à la retraite. Ces cessions viennent, plus rarement, d’un
processus de décapitalisation illustrant une situation économique dégradée.
Dans le cadre d’une transmission familiale, le bail peut être cédé au repreneur sans que le
propriétaire n’ait la possibilité d’intervenir. Le statut du fermage protège en effet l’économie de
l’exploitation familiale d’un double point de vue. D’une part, il prévoit une reconduite automatique
des baux, à moins que le propriétaire veuille exploiter lui-même sa terre pour une durée minimale
de 15 ans7. La continuité de l’exploitation est donc largement assurée tout au long de la carrière du
fermier et cela quel que soit le statut du fermage (excepté dans le cas de baux précaires, qui sont
toutefois rares, sauf dans le périurbain). D’autre part, le statut du fermage prévoit une transmission
des baux de fermage à la seule famille proche (femme et enfants). Dans ce cadre, le propriétaire
n’intervient pas dans la transmission du droit d’exploiter ses propres terres. La valeur de la cession
de la terre/de l’exploitation est alors négociée dans le cadre familial, entre les parents et le
repreneur, voire avec les autres frères et sœurs qui ont un intéressement sur le prix de cession
puisque celui-ci conditionne leur propre héritage. Dans ces cas, le prix de cession est généralement
inférieur aux prix qui se pratiquent dans des cessions non familiales, et ce pour limiter
l’endettement de départ du repreneur. Les montants des pas-de-porte payés dans le cadre familial
peuvent être trois à quatre fois inférieurs aux montants payés lors de transferts hors-cadre familial.
La situation est différente lorsque la cession s’effectue hors-cadre familial. Dans ce cas, le
propriétaire est impliqué dans la transaction, celui-ci devant acter la rupture de l’ancien bail et
signer le nouveau. Les tensions se situent généralement sur l’identité du repreneur. Alors que le
7
Jean-Pierre BOINON, « Les politiques foncières agricoles en France depuis 1945 », op. cit.
8
locataire sortant cherche le repreneur qui lui convient, le propriétaire peut être porteur d’intérêts
divergents :
- Il peut préférer un repreneur dont il est sûr qu’il pourra payer le fermage, voire qu’il pourra
payer un chapeau (montant informel payé par le repreneur et/ou le cédant au propriétaire au
moment d’une cession de baux de fermage),
-
Il peut aussi chercher à récupérer ses terres pour les vendre ou les exploiter.
La logique du cédant
La volonté de céder vient donc généralement d’un départ à la retraite. Dans ce cas, deux stratégies
de cession peuvent être entreprises :
-
La recherche d’une maximisation de la valeur de cession de l’exploitation. Ici domine la
maximisation de l’intérêt personnel ;
-
Une cession effectuée selon une « logique professionnelle ». Dans ce cas, est privilégié, par
exemple, une reprise de l’exploitation par un jeune (valorisation de la transmission complète
de l’exploitation) ou par un exploitant produisant selon certaines pratiques culturales
(biologique par exemple mais également conventionnel selon la représentation que le cédant
se fait d’une « bonne » exploitation). Ces objectifs peuvent limiter la recherche de la
maximisation du montant de la reprise pour faciliter l’installation, assurer la continuité de
l’outil de production et, in fine, participer à la reproduction de la profession. Cette stratégie
s’observe dans le cas de reprise familiale mais pas seulement. Dans ces cas, les
communautés professionnelles et/ou familiales viennent ainsi peser sur la mise en
concurrence des repreneurs privilégiant d’autres critères de sélection que la simple
maximisation du montant de la reprise.
Dans le premier cas, l’intérêt pécuniaire prime, dans le second, une certaine représentation de la
profession et du milieu agricole dont il souhaite participer à la reproduction. Ces différentes
préférences auront des répercussions sur l’identité et les modalités de choix du repreneur : dans le
premier cas, le cédant privilégie le repreneur qui a la meilleure capacité à payer dans l’objectif de
maximiser le pas de porte. Dans le second entre en jeu un impératif plus souple de « viabilité
économique ». Dans les deux cas, il est nécessaire de comprendre les modalités utilisées par le
cédant pour évaluer la situation économique du repreneur.
Plusieurs données peuvent influer sur la stratégie choisie par le cédant :
-
L’importance de son niveau d’endettement peut le pousser à maximiser la valeur de cession
de l’exploitation ;
-
Le niveau de retraite peut l’influencer dans le même sens ;
-
La pression des héritiers : sans avoir de résultat franc sur ce point, notre hypothèse est que la
prise de distance que les héritiers entretiennent avec le monde agricole les poussent à
orienter la stratégie parentale vers la maximisation de la valeur de cession ;
-
Le rapport que le cédant entretient avec la profession et le monde agricole en général : ici,
c’est la volonté propre du cédant de participer à la reproduction de sa profession qui peut
jouer dans le choix au-delà, des impératifs de sa situation économique. Une dévalorisation
9
de la profession agricole peut le pousser, inversement, à privilégier la maximisation de son
intérêt personnel.
L’ensemble de ces données influence le montant du pas-de-porte qui accompagnera la cession.
Dans le cadre de transmissions non familiales, il semble que le cédant va dans la plupart des cas
chercher à maximiser son avoir, en proposant ses baux à l'agriculteur qui lui semble le plus à-même
de payer cher. Ce sont donc les représentations d'une « exploitation qui rapporte » qui sont en jeu.
Les terres sont donc, par exemple, proposées préférentiellement pour agrandir une exploitation
performante que pour consolider une petite exploitation (« Comment tu veux qu'il sache payer, lui,
il roule à vélo », citation d’une femme d’agriculteur expliquant pourquoi son mari n’arrive pas à
agrandir son exploitation).
La logique du repreneur
Schématiquement, il est possible de distinguer trois types de reprise de terre en fermage :
-
la reprise peut relever de la volonté d’un agriculteur en exercice de s’agrandir ;
-
la reprise peut relever de la volonté d’un agriculteur de s’installer ;
-
la reprise peut relever de la volonté d’un agriculteur de s’installer sur les terres voisines des
terres familiales avant de fusionner avec l’exploitation parentale par la suite. C’est ce que les
professionnels appellent « installation-agrandissement » dans le sens où ce processus anticipe
l’agrandissement final de l’exploitation familiale et aboutit à la suppression d’un siège
d’exploitation.
Plusieurs interlocuteurs affirment que les installations hors-cadre familial sont majoritairement des
agrandissements d'exploitation détournés, le jeune qui s'installe fusionnant l'exploitation avec celle
de ses parents quelques années plus tard. Ce système apporte à la fois des garanties économiques au
cédant (qui sait que l'exploitation des parents permet de payer le pas-de-porte) et des garanties aux
banques (qui financent facilement ce type de montage). Le propriétaire peut aussi valoriser ce type
de montage puisqu’il connait généralement les exploitations (et les exploitants) qui entourent ses
terres. Il se trouve ainsi rassuré sur la capacité à payer du repreneur (comme les banques et le cédant
donc).
La logique du propriétaire
Très peu d’informations sont disponibles sur les propriétaires des terres agricoles. Un entretien avec
un technicien de la SAFER laisse penser que ce soit souvent des agriculteurs à la retraite qui ont
racheté les terres qu’ils exploitaient pendant leur carrière, qu’ils ont ensuite mis en fermage pour
compléter les revenus de leur retraite tout en gardant un droit sur leurs anciennes terres (Courleux,
2011).
Dans le cas d’une cession HCF, les intérêts du propriétaire peuvent être contradictoires avec ceux
du cédant lorsque celui-ci se met à la recherche d’un repreneur. Les propriétaires peuvent au
moment de la cession 1) chercher à toucher une partie du pas-de-porte, le « chapeau » ; 2) chercher
à vendre les terres sans locataire au prix de « terres libres » (deux fois plus cher que les terres
vendues alors qu’elles sont exploitées par un fermier).
Pour influer sur les choix du locataire sortant, le propriétaire peut refuser les repreneurs potentiels
proposés par le cédant et ainsi faire durer le temps de la négociation. Cela permet au propriétaire de
jouer sur l’identité du repreneur, voire sur un éventuel « chapeau ». Comme le dit le représentant
d’un syndicat agricole : « La garantie [demandée par] un proprio, c'est d'être payé. » Il cherchera
donc à louer à quelqu'un avec qui il entretient un lien de confiance, comme par exemple le fils d'un
10
voisin ou d'un ancien fermier. Pour ces raisons, on voit des propriétaires qui cherchent à regrouper
toutes leurs parcelles au sein de la même exploitation. Au moment d'une transmission, ils
demandent à leurs notaires de négocier pour que le bail ne soit pas transmis au repreneur mais à un
autre fermier en qui ils ont plus confiance.
Il est aussi possible que le propriétaire soit à l’origine de la cession du bail ou plutôt à l’origine
de sa rupture. C’est notamment le cas lorsque le terrain devient constructible ou lorsque le
propriétaire anticipe cette conversion de la terre agricole ou souhaite la vendre sur le marché des
terres libres de fermage. Dans ce cas, le propriétaire propose de rompre le bail moyennant une
indemnisation conséquente au fermier sortant.
4.2. L’organisation des transactions : une structuration localisée et interpersonnelle
La rencontre
La rencontre des cédants et potentiels repreneurs s’effectue généralement par des relations de
proximité sociale (réseaux familiaux et/ou villageois) ou via divers intermédiaires (conseillers de
gestion, marchands de bien, notaires etc.).
Les cessions sont généralement anticipées, par les cédants mais également les voisins de ce
dernier qui anticipent le départ à la retraite de son voisin âgé. Savoir qui fait le « premier pas »
permet de donner une première information sur le rapport entre l’offre et la demande. En effet,
certains agriculteurs en retraite disent qu’ils n’ont pas eu à prospecter est qu’ils ont même été
contacté bien en amont de leur départ à la retraite. Cela peut être vu comme un signe de rareté de
l’offre de terre / de l’expression de l’intensité de la pression foncière sur les terres agricoles. Il
arrive toutefois que ce soit le cédant qui anticipe la cession en allant voir les agriculteurs voisins
pour savoir s’ils sont intéressés par « ses » terres.
Dans tous les cas les informations sur les cessions semblent faire l’objet d’une diffusion
restreinte. Les négociations s’effectuent généralement dans le secret pour que d'autres personnes
intéressées ne puissent pas faire échouer la négociation entre cédant et repreneur en allant négocier
directement avec les propriétaires des terres. En effet, si un agriculteur apprend que des terres vont
être cédées et qu’il les convoite, il peut aller négocier avec les propriétaires des terres qui, in fine,
ont le dernier mot sur l’identité du locataire repreneur. Dans ce cas, les propriétaires peuvent refuser
le choix du locataire sortant, année après année, jusqu’à ce que le sortant parte en retraite sans avoir
pu céder ses baux, et recevoir la totalité du pas-de-porte8.
Une fois que cédant et repreneur se sont mis d'accord, le dossier de transfert de bail passe en
CDOA (validation administrative du droit de repreneur d’exploiter cette terre), le secret perce au
grand jour à ce moment-là. Il reste cependant encore une possibilité au propriétaire de refuser
l'arrangement.
Donnons ici quelques exemples avant de faire ressortir les modalités de la rencontre.
a. Stratégies d’accès à l’information et à la ressource
Chaque départ à la retraite entraîne la constitution d’un stock de ressources foncières qui
suscitent l’intérêt de plusieurs agriculteurs en activité ou en devenir. Les extraits d’entretien qui
suivent montrent que les éléments structurants des transactions foncières sont les représentations
qu’ont les cédants des modèles économiques performants (qui orientent le choix des repreneurs),
8
A ce stade, il nous manque encore des informations pour savoir jusqu’où peut aller ce refus, juridiquement mais
également dans les faits.
11
l’accès à l’information et la capacité à maintenir secret les formes de contournement du droit rural
qui sont mobilisées.
Le cas développé ici, celui d’un jeune cherchant en vain des terres pour s’installer, souligne la
clôture de la négociation autour d’acteurs aux intérêts communs (lié à la capacité de paiement et la
proximité sociale du repreneur).
« A 200 m de chez nous il y'avait une ferme de 80 hectares et le père de famille
avait 57 ans. Donc j'avais dit à mon frère : « ben cet été j'irai le voir, pour lui
parler un peu de ce qu'il veut faire [de sa stratégie de cession]. » Et ben, au mois
de juin, on a appris qu'il avait déjà tout cédé à une autre famille du village voisin
[malgré le fait que], pendant trois ans, il avait pris en salariés [des membres de
sa famille].
Comme la commune elle est propriétaire de 30 hectares, moi, je suis allé voir la
commune et j'ai dit « laissez pas partir les baux de terre de N. à un paysan
étranger ». Et du coup les 30 hectares, ce qu'il a fait lui [le cédant, dans un
premier temps], c'est qu'il les a mis au nom de sa femme. Comme la transmission
des baux au nom de la femme elle n’est pas dénonciable par le propriétaire. »
(…) [Dans ce cas, l’exploitant part à la retraite mais sa femme reste exploitante
pour que les terres ne soient pas reprises par la commune et qu’ils puissent les
céder comme ils le souhaitent à une date ultérieure]
« Et en fait ces gens-là, pour voir jusqu'à où ça peut aller hein… Ces gens-là ils
voulaient contourner le droit, pour pouvoir reprendre ces trente hectares-là sans
passer par le propriétaire. Et la seule chose qu'ils avaient trouvée, c'était de
pacser le jeune agriculteur avec la fille [du cédant]. Et comme ça, la mère elle
cédait le bail à la fille, le propriétaire il pouvait pas s’y opposer puisque c'est une
transmission [familiale], c'est pas une cession, c'est juste une transmission du
bail, et la fille ensuite elle pouvait céder à son conjoint déclaré en PACS, mais ils
l'ont quand même pas fait … mais ... ça leur avait été conseillé. Et je le sais parce
que je travaille chez des gens qui sont fort amis avec ce notaire-là et ils se sont
retrouvés à la même table quand ça s'est discuté. » (…)
Et pourquoi, finalement, ils n’ont pas fait ça [pacser la fille avec le voisin] ?
« Ben parce que ça s'est su. Moi quand j'ai su ça j'ai tout fait pour que ça
s'ébruite. Après je pense qu'ils ont tellement été honteux de ce qu'ils ont voulu
faire … ils ont été, quand même… Puis je pense que ça leur va bien comme ça
pour l'instant. Aujourd’hui ils ont une SARL. Ils essayeront de faire valoir de ne
pas diviser une exploitation existante Avec des notaires comme ça, ils ont des
ressources inépuisables en droit). »
Finalement, le cédant à reproché au maire d’avoir diffusé l’information. Comme les terres
étaient à la municipalité, la décision devait être prise par le conseil municipal dans lequel notre
interlocuteur est intervenu pour demander les raisons de la non-publicité de la cession. Cet exemple
illustre les modalités de clôture liées à l’organisation des cessions de baux. Malgré la proximité
évidente de Julien et du cédant, ce dernier a privilégié un agriculteur ayant une meilleure capacité à
payer. Pour arriver à leurs fins, les deux parties se sont appuyés sur les règles publiques
(transmissions familiales) pour organiser la cession des terres sans que le propriétaire – ici la
Commune – ne puisse dire mot. La cession des baux n’est ici pas transparente aux acteurs comme le
suppose le marché de la théorie économique (transparence de l’information). Le contrôle de
l’information sur les terres à céder fait l’objet d’un fort contrôle de la part des cédants. Le pouvoir
de marché ne s’exprime pas seulement en termes de capacité à payer mais également en termes de
12
capacité de contrôle de l’information et du contrôle de l’ouverture/clôture de la concurrence autour
de l’accès aux terres à céder.
Julien revient également sur ses propres démarches de recherche qui suggèrent que
l’organisation des transactions renvoie in fine à la capacité à payer du repreneur et donc bien à une
logique proprement marchande là où les institutions en place (le contrôle des structures notamment)
sont censées en restreindre l’importance :
Aujourd’hui j’ai l’impression que trouver des cédants qui veulent bien parler
c’est dur. J’en ai rencontré 4-5, il y en a qu’un seul avec qui j’ai pu parler
chiffre. Parce que c’est fermé... Alors, est-ce qu’ils ont une idée et ne veulent pas
le dire ? (…) [Moi], je viens tout seul. Je ne peux pas endetter la structure de mon
frère pour m’installer. Donc… je viens tout seul. Donc celui qui vient avec 300 ha
et papa maman, ben… La discussion se fait plus facilement. »
Le maintien du secret sur les arrangements entre cédants et repreneurs s’impose pour que les
transactions ne soient pas concurrencées par d’autres repreneurs potentiels qui peuvent, s’ils
accèdent à l’information de terres qui se libèrent, poser une demande à la CDOA ou aller négocier
directement avec les propriétaires, en court-circuitant les intérêts des cédants. Ces éléments
illustrent la tension entre arrangement marchand et contrôle public qui participe pleinement à
structurer les stratégies des locataires.
« Le secret autour de ces transactions tient jusqu’à l’accord et, ensuite on lève le
voile ?
D : Non, parce que dans tous les cas, il faut l’autorisation de la CDOA [pour
avoir le droit d’exploiter une terre]. Pour s’installer, vous avez besoin de
l’autorisation du contrôle des structures. C’est pour cela que c’est secret parce
que s’il y a divulgation, il y aura une opposition auprès du contrôle des structures
et vous aurez deux demandes voir, 4 ou 5 demandes pour les mêmes terres. Et
c’est le propriétaire qui est maître du jeu. Mais encore faut-il que son candidat
potentiel ait le contrôle des structures. Sinon, on est coincé. Le frein il est là. On
se tait et lorsqu’on a le contrôle des structures, là on officialise. (…) Il faut être
sûr de la reprise. »
b. Modalités,de,dissimulation,comptable,du,pas3de3porte,
Les cédants et les repreneurs sont généralement accompagnés par un conseiller de gestion dans
leur démarche, qui organise notamment la prise en charge comptable du versement de la somme en
jeu, qui peut atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros. La marchandisation des baux de
fermage demande ainsi la construction d’un ensemble de procédure à la limite de la légalité pour
« blanchir » le transfert monétaire lié à la cession des baux. Julien, un conseiller de gestion, nous
précise le contenu de ces pratiques.
« Julien : J’accompagne une structure, M. X. Il décide de céder à Y, un peu plus
gros. En fait, si vous voulez, pour ne pas se faire emmerder par la répétition de
l’indu [le fait que le repreneur puisse se retourner contre le cédant et/ou le
propriétaire pour le versement d’un pas de porte ou d’un chapeau], ça veut dire
si le montant de la reprise est faux et non justifié et bien, il faut marquer des
choses sur les factures et pas n’importe quoi. Et donc M. X. m’appelle lundi matin
et me dit « j’ai cédé, qu’est-ce que je marque sur mes factures ».
J’ai cédé, ça veut dire « je me suis mis d’accord avec Y sur un montant ».
Voilà. 80 000 euros. Qu’est-ce que je mets sur la facture ?
Donc le conseil, c’est quoi dans ces cas-là ?
13
Bah, il faut voir s’il y a du matériel, s’il y a des bêtes qui partent et tout ça. Parce
que s’il y a du matériel on le surestime. On peut toujours surestimer un peu les
DPU [droits à paiement unique] qui partent. On peut aller jusqu’à 4 fois la
valeur faciale. Des choses comme ça.
Après, M. Y, il prend la facture, il va voir M. CER [son conseiller en expertise
comptable] et M. CER il va dire « non, surtout il faut marquer fumure et arrière
fumure. Comme ça, pendant 30 ans, tu peux toujours te retourner contre M. X qui
voudra demander des choses qui ne sont pas demandable ». Ça, j’ai déjà vu
aussi.
En fait, il le marque sur une facture. Et elle est visée par le notaire ?
Non, là il n’y a pas de notaire qui entre en jeu. Parce qu’il n’y a pas de
transaction de bien immobilier.
Donc on passe par la banque et on ne passe pas par le notaire ?
La banque elle donne son accord. M. Y il a les reins tellement solide que ce n’est
pas un problème.
Et la banque elle voit arriver une facture fumure, arrière fumure… et elle dit « pas
de problème ».
Voilà. (…) Et donc au lieu de marquer 20 boules de foin, on en marque 50. Ce
n’est pas vérifiable tout ça.
Ça veut dire qu’il y a des gens qui vous mettent devant le fait accompli ?
Souvent, on n’est pas réputé pour être dedans [dans la négociation]. On est
devant le fait accompli parce que je suis comptable, c’est tout. (…) Généralement,
ils se sont mis d’accord avant. Eux, ils ont besoin d’une certaine somme pour
couvrir leurs dettes et puis voilà.
Et s’il y a un propriétaire, comment ça se passe ? D’abord Y qui verse à X puis X
au proprio. Comment ça se passe ?
Dans l’histoire ici, le proprio, les ¾ du temps, il a zéro. Mais malheureusement,
ça évolue. J’ai un copain, au moment de signer un nouveau bail, le proprio il a
dit « ça sera 1000 euros par ha ».
Il attend bien le dernier moment pour mettre un coup de pression.
Oui.
Dans ce cas-là, comment ça se passe c’est complètement du black ou…
Ça peut… Il essaie de maquiller ça avec la cession parce qu’elle n’est pas
soumise à taxe. Donc sinon, le chapeau, soit on l’a soit on ne l’a pas. »
4.3. Le rôle des intermédiaires dans la structuration des transactions
Les locataires, cédants et repreneurs, et les propriétaires sont les acteurs principaux des
transactions foncières. Les entretiens mettent en évidence la construction d’un rapport de force entre
cédant et repreneur d’une part, en faveur du cédant face aux nombreux repreneurs pour chaque terre
cédée. Ils montrent aussi des tensions et luttes d’intérêts entre locataires et propriétaires des terres,
dont les stratégies sont elles-mêmes orientées et conseillées par des acteurs intermédiaires des
transactions foncières : notaires, conseillers de gestion, marchands de bien, techniciens des
Chambres ou de la SAFER.
Le,rôle,des,notaires,
14
Les notaires interviennent dans les cessions d’exploitations quand des titres de propriétés sont
échangés ; ils restent à l’écart des transferts de baux de fermage9. Ils participent cependant à la
structuration des échanges fonciers en conseillant les propriétaires, et notamment en les incitant à
faire valoir leur capacité à exiger une rétribution lors des cessions de baux. Plusieurs interlocuteurs
mentionnent notamment que les propriétaires font plus souvent valoir leurs intérêts sur les transferts
de baux, en demandant une part de la rétribution, communément appelée « chapeau », et ce sur les
conseils des notaires qui leur avisent que depuis plusieurs années, le revenu qu’ils peuvent tirer de
leurs terres est équivalent à un investissement financier plus classique, et les incitent à une gestion
attentive de leur patrimoine.
Le, rôle, des, centres, de, gestion, et, des, experts, agricoles, dans, la, définition, de, la, valeur,
économique,des,exploitations,
Concernant la définition du montant de la cession totale de l’exploitation, les centres de gestion
peuvent avoir un rôle de prescripteur, appuyés en cela par les experts agricoles lorsqu’un accord
n’est pas trouvé :
Un notaire : « Les notaires peuvent être consultés pour donner un avis mais les
valeurs sont fixées par les centres de gestion. C’est les centres de gestion. Ils
donnent une valeur économique. Si les gens ne sont pas d’accord, il y a des
experts et puis… ça peut arriver… Souvent un accord est trouvé entre les parties
ou par l’intermédiaire d’un expert agricole qui fait plusieurs calculs etc. Il
cherche une valeur économique et donne la valeur des parts. (…) Ce sont des
experts agricoles indépendants. Certains peuvent être des experts agréés par les
tribunaux. Il arrive que les tribunaux nomment pour un dossier un expert. »
Pour leur grande connaissance des exploitations, les conseillers de gestion représentent une
source d’information sur les pratiques locales ; la citation suivante montre le caractère performatif
des prescriptions des conseillers qui deviennent des références et participent à la structuration des
échanges :
Un conseiller de gestion : « Moi j'ai eu un client au téléphone la semaine
dernière, parce que je fais aussi un peu de terrain quand même, qui me disait
« ben de toute façon je vais céder », alors pour nous c'est toujours extrêmement
délicat, il cède à ses neveux et non pas à ses enfants, et il dit « j'en profite pour te
demander quel prix ; est-ce que c'est le bon prix ». Alors ça c'est la question qui
tue. Parce que si nous on dit « c'est bien », il va dire au preneur « c'est le centre
de gestion qui m'a dit le prix » et si on dit que c'est trop cher il va dire « mais
vous ne vous rendez pas compte, mon voisin il a cédé à 15 000 ». C'est vraiment
la question où il se sécurise en demandant chez nous. Alors quand c'est comme ça
moi je dis « écoutez, dans ce que j'entends ça va de 3 000 à 15 000 » Entre les
deux mon cœur balance. Comme ça on a une fourchette tellement large que … »
Le,rôle,des,banquiers,
Les banquiers ont un rôle dans le financement de la reprise. De ce fait, ils valident, par leur prêt le
financement des pas-de-porte et en un sens ils participent à définir les orientations possibles dans
les cessions d’exploitations en déterminant les projets de transmission financés (car viables) et ceux
qui ne le sont pas. L’affichage du pas-de-porte dans les comptes prévisionnels peut être assez
9
L’article 411 74 du Code Rural définit les sanctions prévues si un notaire vient s’immiscer dans une négociation de
baux.
15
transparent puisque les banques sont davantage régies par le droit fiscal que par le droit rural et que,
fiscalement, les pas-de-porte sont autorisés. Ils sont mentionnés directement dans les comptes ou
apparaissent dans une rubrique correspondant au « capital immatériel ».
4.4. Négociations autour du montant du pas-de-prote
Pendant plusieurs décennies, des grilles de prix de « reprises » ont circulé au sein des
organisations professionnelles du Nord-Pas de Calais, notamment au sein de la Chambre
d’Agriculture, alors que leur existence rentre en contradiction avec le droit rural qui interdit
l’existence de ces versements. Le notaire interrogé a travaillé avec les représentants de la profession
cette dernière pour que la Chambre arrête de diffuser cette grille des « fumures et arrières fumures
», ce qui est aujourd’hui le cas.
Toutes les personnes interrogées précisent que les montants pratiqués sont moins élevés dans
une transmission familiale que dans une transmission HCF. Dans la majorité des cas de
transmission HCF le cédant cherche à maximiser le montant de la transaction, qui peut alors
atteindre des sommes s’élevant jusqu’à 15 000 €/ha dans les territoires les plus productifs (Flandres
notamment), alors que dans les transmissions familiales, les parents cherchent à limiter
l’endettement de l’enfant qui rachète l’outil de production (dont les droits d’exploiter la terre) et
monnaient l’accès au bail selon des références bien inférieures (quelques milliers d’euros).
Dans les cas de transmission familiale, la définition du montant intègre les intérêts des frères et
sœurs du repreneur. Par exemple, le cédant et le repreneur familial peuvent s’accorder sur un
montant de pas-de-porte inférieur à ce qui se pratique localement ; dans ce cas, le cédant va aussi
verser à ses autres enfants une somme équivalente au montant de référence amputé du montant
défini avec le repreneur. Ainsi si localement les bruits qui courent révèlent que le prix moyen d’une
cession est de 12 000€/ha et que le parent cédant décide de monnayer ses baux à 3 000€/ha pour
limiter l’endettement de départ de son enfant, il versera aussi 12 000 – 3 000 = 9 000€ par hectare
cédé à ses autres enfants.
Les reprises familiales sont donc des situations avantageuses en comparaison à des
transmissions non familiales. En ce sens le prix pratiqué dans ce type de transaction n’est pas un
prix de marché mais un « prix de famille », comme il existe des « prix d’amis ». Ici l’identité
sociale du repreneur est prise en compte dans la négociation. Cela permet comme l’ont montré les
travaux d’ethnographie économique (Testart, 2001 ; F. Weber, 2000) de distinguer cette transaction
d’une transaction marchande pure dans laquelle l’identité des protagonistes de l’échange est « mise
entre parenthèses » (Feller et al., 2005), la concurrence se portant sur la seule capacité à payer des
acteurs.
Dans le cas des transmissions non familiales, on peut penser qu’il y a également peu de mise en
concurrence, le cédant choisissant généralement un repreneur en fonction de la capacité à payer
qu’il projette sur le repreneur de son choix. Si, dans ce cas, la concurrence sur les prix ne semble
donc pas faire l’objet d’une forme de mise en enchère, cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucune
concurrence. L’hypothèse d’une pluralité de négociations bilatérales pour une même cession,
permettant au cédant de trouver le meilleur repreneur potentiel, est un aspect qui sera envisagé par
la suite lors d’entretiens complémentaires avec des exploitants. Nous pensons aussi que le niveau
d’endettement, la situation économique du cédant et son rapport au milieu agricole peuvent pousser
ce dernier à limiter ou maximiser la valeur de la reprise.
Par ailleurs, le travail d’enquêtes complémentaire aura aussi pour objectif de définir les
références et référentiels à partir desquels sont discutés les montants des transactions ou par lesquels
ils sont influencés ; les tarifs pratiqués lors d’expropriations pour des projets d’aménagement et les
prix des terres agricoles belges sont deux pistes que nous envisageons à ce sujet.
5.
Conclusion
16
Les échanges fonciers dans les zones de fermage s’articulent autour de rapports de force et de
stratégies visant à maximiser les transactions de la part des locataires sortant et des propriétaires,
aux dépens des exploitants agricoles qui cherchent à accéder au foncier. Alors que le cadre
institutionnel français porte l’ambition de limiter la concentration foncière au sein des exploitations
pour favoriser l’existence d’outils de production de taille moyenne, des arrangements informels
structurent les échanges fonciers et supplantent les politiques publiques dans leur ambition de
démarchandisation partielle de ce facteur de production.
Le fonctionnement des exploitations et la structuration des échanges fonciers montrent des
interdépendances qui s’expriment de différentes manières. Tout d’abord, le type d’exploitation
agricole détermine les capacités d’investissement des agriculteurs. Le type de production présent
sur une exploitation circonscrit les marges produites et le temps de travail par hectare, et donc les
possibilités d’investissement des exploitants. A ce titre, la proximité sociale du repreneur avec le
cédant légitime souvent un montant de pas de porte limité privilégiant la viabilité économique de
l’exploitation du repreneur à la maximisation du montant ce qui permet de limiter l’endettement du
fermier entrant. L’exclusion de certains acteurs des échanges fonciers ne tient pas uniquement à leur
capacité à payer comme le suggère la modélisation économique fondé sur une transparence du
marché et une mise en concurrence des acteurs. L’accès même à l’information sur les cessions à
venir organise la mise en concurrence, ou plutôt, la non-mise en concurrence malgré la forte
demande de terre dans la région. Dans le cas de l’accès à la terre comme dans bien d’autres, les
acteurs économiques cherchent à se prémunir de la concurrence pour limiter la guerre économique
qui peut remettre en cause la viabilité des entreprises en jeu (Lazega, 2009).
En second lieu, l’organisation de l’accès à la terre mobilise des représentations de la viabilité
économique des exploitations qui participent à la sélection des projets de reprise. Cette dimension
apparaît notamment au moment de la définition des projets de financement, et donc principalement
au moment de la contraction d’un emprunt bancaire. Les normes financières des banques et les
modèles agricoles qui les sous-tendent dessinent donc des lignes de démarcation entre les
exploitations agricoles considérées comme performantes, pour lesquelles les crédits sont accordés,
et les exploitations pour lesquelles l’engagement des banques est limité. Les outils de gestion
construits et mobilisés par le secteur bancaire participent ainsi à la construction du paysage
productif en choisissant ou non de financer un projet d’installation ou un projet d’agrandissement.
En premier lieu, cela se traduit par la préférence pour les projets d’agrandissement pour lesquels
une garantie peut être adossée à l’exploitation préexistante. De plus, cela opère une sélection sur les
modèles de production agricole dont la ligne de partage reste encore à préciser. Par ailleurs, le
modèle économique des exploitations peut intervenir dans la capacité de négociation et les objectifs
poursuivis par un exploitant cherchant à céder des baux de fermage lors d’un départ à la retraite.
Bien que ce point nécessite d’être plus approfondi lors d’enquêtes supplémentaires, la question de la
santé économique des exploitations, et notamment les situations de surendettement peuvent
expliquer la stratégie d’exploitants agricoles cherchant à maximiser les montants des pas-de-porte
au moment de la cession. Ces aspects incitent à la fois à établir un lien entre le fonctionnement
économique d’une exploitation et les stratégies de négociation sur les marchés, et à questionner le
rôle des conseillers de gestion et des banquiers par rapport à celui-ci.
De manière plus informelle, nos enquêtes montrent que les choix des locataires cédant des baux
sont orientés par leur propre représentation de l’exploitation agricole performante, et qu’ils
s’adressent à des repreneurs potentiels dont ils estiment qu’ils auront la capacité de financer les pasde-porte à la hauteur de leurs attentes. Ces éléments supplantent les formes de solidarité villageoise
que l’on pourrait penser structurantes dans les mécanismes de transferts de droits d’exploiter et
témoignent de la prédominance de l’intérêt personnel dans les stratégies des agriculteurs, qui se
traduit par des initiatives visant à maximiser le profit.
Enfin, un dernier point avant de conclure : nos analyses visent à comprendre comment se
construit dans l’échange le montant des droits d’exploiter des terres agricoles, ces échanges relevant
largement de mécanismes informels qui prévalent sur les cadres institutionnels des échanges
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fonciers. Si la fixation d’un montant au moment de la transaction donne à voir une forme de valeur
de ce droit d’exploiter à un moment donné, il nous semble important de considérer que l’accès aux
droits d’exploiter intègre aussi une notion d’investissement dans le futur. En effet, l’augmentation
régulière des montants des pas-de-porte (accentuée depuis la réforme de la PAC et le passage au
versement de droits à produire calculés par unité de surface) peut traduire l’existence d’une valeur
spéculative pour les acteurs qui les incite à se positionner sur des transactions ou qui oriente leurs
négociations. L’existence de cette valeur spéculative pour les acteurs permet d’expliquer en quoi les
négociations sur les montants des pas-de-porte impliquent parfois les fratries entières (et non
uniquement les exploitants agricoles), les frères et sœurs ou encore les enfants voyant dans ces
transactions un patrimoine à faire fructifier, un investissement pour l’avenir.
6.
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