Tante Mame - A vue d`oeil

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Tante Mame - A vue d`oeil
Tante Mame
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Patrick Dennis
Tante Mame
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Alain Defossé
Préface de Charles Dantzig
A
vue
d’œil
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Titre original : Auntie Mame : an Irreverent Escapade
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Vanguard Press.
Patrick Dennis, 1955.
Salvy Éditeur, 1994, pour la traduction française.
Flammarion, 2010 ainsi que pour la préface.
À vue d'œil, 2011, pour la présente édition.
ISBN : 978-2-84666-631-2
www.avuedoeil.fr
À vue d'œil
27 Avenue de la Constellation
B.P. 78264 CERGY
95801 CERGY-PONTOISE CEDEX
Numéro Azur : 0810 00 04 58
(prix d’un appel local)
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Préface
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ON EN VOUDRAIT DANS LA FAMILLE
Il y a elle
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et elle
et elle
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et elle
et elle
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Toutes ces actrices, Rosalind Russell, Angela Lansbury, Lucille Ball, Beatrice Lillie, Greer Garson, dans
ces costumes et ces postures extravagantes, sont Mame.
Mame, comme dans « Put the blame on Mame », la
chanson de Rita Hayworth dans Gilda ? Ah non. Cette
Mame-ci, si elle a le gant en chevreau de douze mètres
de long et la cigarette faisant une fumée langoureuse,
n’est pas une femme fatale de Hollywood. Tante Mame,
c’est l’avant-gardiste brave fille. D’ailleurs, son rôle a
également été interprété par Ginger Rogers (dans une
production du West End de Londres en 1969), et Ginger
Rogers n’aurait jamais tenu un rôle qui aurait déplu aux
femmes convenables.
Mame fait partie du peuple immortel de la littérature
populaire, avec Sherlock Holmes, Philip Marlowe,
Bérurier, la mère Mac-Miche. Ils se promènent, petits et
colorés comme des personnages de dessin animé, parmi
le peuple immortel de la grande littérature, Charles
Swann, Lolita, le prince André, Mme de Beauséant,
Fabrice del Dongo, plus proches de l’état humain. Les
personnages de la littérature populaire, nous y croyons
moins. Et nous les aimons peut-être davantage. Ils n’ont
généralement pas la complexité, les nuances, les vices
en plus des vertus et les vertus en plus des vices, cette
humanité, précisément, qui fait ressembler les personnages de la grande littérature à des personnes, avec tout
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ce qu’elles ont de détestable en plus de l’admirable.
Bérurier, Marlowe, Mame, ont une seule caractéristique.
Ils sont plus proches des marionnettes, et les marionnettes, c’est notre enfance. Ah voilà. La littérature
populaire, c’est peut-être de la perpétuation de l’état
d’enfance. Tante Mame est la charmante dingue qu’on
voudrait dans la famille.
Les familles sont mal faites, surtout quand elles ont
peu de défauts. Une mère compréhensive, un père
aimant, un frère généreux, enfin toutes ces choses
douces pour le cœur sont dures pour la littérature. Quel
bon livre voulez-vous écrire avec ça ? Baudelaire a dû
monstrifier son beau-père pour se donner de la bile à
l’ouvrage, et les écrivains à problèmes familiaux ont
créé les plus attachants des personnages. Dickens a
montré que des défauts bénins peuvent détruire une
famille. Il a transformé l’incapacité optimiste de son
père en M. Micawber dans David Copperfield, l’homme
qui dit que tout va bien se passer alors que tout
s’écroule. Et tout s’écroule néanmoins. C’est ainsi
qu’on pourrait imaginer une Tante Mame doucement
destructrice. Tout au contraire, Patrick Dennis en fait un
éléphant recollant la porcelaine de Saxe. Elle est la sœur
d’un homme très conventionnel qui, mourant, l’a
chargée d’élever son jeune fils selon les règles les plus
strictes. Or, c’est une femme pour qui « tôt le matin »
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signifie onze heures. Elle a un maître d’hôtel japonais
suprêmement inefficace. Donne des fêtes où l’on croise
des moqueurs de la bande du bar de l’hôtel Algonquin.
Elle commence par inscrire son neveu dans « une
nouvelle école, divine, absolument mixte et complètement révolutionnaire [nous sommes juste avant la crise
de 1929]. Les cours sont donnés nus sous des rayons
ultraviolets ». Les aventures commencent, d’une bourde
rêveuse à l’autre. La principale qualité de Mame, c’est
que l’expérience ne lui apprend rien. Vingt ans après le
début de l’histoire, elle reste toujours aussi fraîche, prête
à partir à la poursuite du bonheur. Son fracassant optimisme fait de Mame le plus scrupuleux observant de la
déclaration d’indépendance américaine. Elle commet
des maladresses avec la même assurance ingénue que,
quelquefois, le gouvernement de son pays, arrivant au
bord de la catastrophe, se rétablissant toujours. Il y a les
pères fondateurs, elle est la tante branlante.
Mame est plus connue que Patrick Dennis. Il est né
Edward Everett Tanner III, à Evanston, Illinois, en
1921. C’est un de ces noms dynastiques qu’on se
donnait alors dans les familles de la moyenne bourgeoisie par admiration de la très grande qui avait réussi, tous
ces Rockefeller numérotés. Howard Hawks les raille
dans Les hommes préfèrent les blondes quand, ayant lu
sur un carton le nom de Henry Spofford III qu’elle croit
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milliardaire, la vénale Lorelei Lee (Marilyn Monroe) est
déçue de voir arriver un petit garçon. En 1942, Edward
Tanner s’engage dans l’American Field Service et
devient ambulancier, comme Cocteau durant l’autre
guerre, au Liban, au Caire, jusqu’en Italie où il se trouve
sur le champ de la bataille de Monte Cassino. La guerre
finie, il s’installe à New York où il travaille dans une
agence de publicité. Il y aurait une étude à faire sur les
écrivains qui ont commencé par là et ce que cela a
donné comme littérature. De tout, de la plus démagogique à la plus austère, probablement. Et les écrivains
n’ont pas attendu l’agence Havas pour savoir organiser
leur propagande. On pourrait faire lire des biographies
de Victor Hugo dans les bureaux d’événementiel à
Neuilly-sur-Seine. Se faisant « nègre », Edward Tanner
écrit des livres pour les autres, jusqu’à ce qu’il en publie
un sous le nom de Virginia Rowans. Une critique du
New York Times trouve que « Mlle Rowans écrit avec
un réalisme tout féminin ». (C’est le genre de perspicacité qui nous retient de nous emballer sur les éloges.) Le
pseudonyme de Patrick Dennis arrivera avec Tante
Mame, en 1955. Un homme, une femme, cela n’est pas
mal assorti à un homosexuel marié, père de deux enfants et gentiment satirique. Il déteste les catholiques.
Visitant la Pietà de Michel-Ange exposée à New York,
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il se penche sur le Christ : « Rhabille-toi, mon chou, il
va revenir d’une minute à l’autre ! »
Son agent soumet le manuscrit de Tante Mame à 19
maisons d’éditions, qui le refusent, jusqu’à un petit
éditeur, Vanguard Press, qui a l’idée de lier les aventures successives par une astuce : chacune est annoncée
par une moralité, comme dans le Reader’s Digest.
Chaque mois, le magazine publiait un témoignage où un
lecteur, vrai ou inventé par la rédaction, racontait à la
première personne ses souvenirs d’une personne mémorable. Et voilà sans doute ce qui a fait passer auprès d’un
très grand public, ignorant que c’était aussi la méthode
du Décaméron de Boccace, un livre qui aurait pu être
limité à des amateurs de camp ; cela, et la gentillesse du
texte.
Triomphe public. Liste des meilleures ventes du
New York Times, 112 semaines. L’auteur déménage
dans un appartement plus grand. C’est ce que les
triomphes apportent à des gens qui ont travaillé pendant
deux ans et enchanté des dizaines de milliers de lecteurs. Quand on compare les trésors de travail et de
talent dépensés par les écrivains et le peu de gratification autre que, quelquefois, sociale, ils en retirent, on se
demande pourquoi ils ne se font pas publicitaires.
Patrick Dennis ne rencontre personne, absolument
personne dans les milieux littéraires. On ne lui connaît
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aucun ami écrivain, aucune relation parmi les critiques.
C’est une singularité qu’il partage avec Jane Austen.
Tout au plus trouve-t-on, dans une soirée où il est allé,
Anita Loos, l’auteur des Hommes préfèrent les blondes
(le roman), grande sorteuse, mais pas à proprement
parler grande littéraire. Encore que bien des romanciers
sérieux auraient survécu s’ils avaient su inventer,
comme elle, des répliques du genre : « Est-ce que ce
bateau dessert bien l’Europe, en France ? » (« Does this
boat go to Europe, France ? ») Il se peut que le personnage de Lorelei Lee ne soit pas entré au Panthéon des
personnages populaires de la littérature parce qu’il a été
dévoré par son interprète au cinéma. Ce qui n’est pas un
désastre dont puisse se vanter Tante Mame.
Les Américains ont un art de retransformer l’œuvre
d’art en produit qui enchante l’écrivain qui n’est pas
adapté. Trahissez-moi ! crie le romancier confiné au
papier. De la musique sur mes vers ! réclame le poète
obscur. Et les producteurs de Broadway et de Hollywood achètent des romans pour les transformer à leur
guise, tant et si bien qu’on finit parfois par ne plus
savoir que le livre a existé. Ni qui est venu le premier.
Le film, la comédie musicale, la pièce de théâtre ? Peu
se rappellent qu’un bien plus grand livre que Mame,
l’Adieu à Berlin de Christopher Isherwood, a engendré
le film Cabaret après une pièce de théâtre et une comé15
die musicale. Mame a eu quatre adaptations : une pièce
de théâtre elle-même transformée en film, puis une
comédie musicale également tournée au cinéma. Vu le
succès du livre, les producteurs ont investi beaucoup
d’argent. Ce qui finit par faire partie de la promotion.
« La pièce non musicale la plus chère de l’histoire de
Broadway. » Et c’est en 1956, au Broadhurst Theatre,
un autre triomphe. Après quinze mois de représentations, Rosalind Russell reprend le rôle en 1958 au
cinéma. C’est Auntie Mame, de Morton DaCosta, qui
réussira mieux The Music Man (1962), écrit par Betty
Comden et Adolph Green, les géniaux auteurs de
Singin’ in the Rain. Le plus gros succès public de
l’année pourtant. Golden Globe pour Russell. Patrick
Dennis n’a pas l’air agacé par cette Mame qui fait
oublier ses autres livres : la même année 1958, il publie
une suite, Autour du monde avec tante Mame (Around
the World with Auntie Mame), dédié « à la seule et
unique Rosalind Russell ». (Le premier était dédié à
deux amies qui avaient dactylographié le manuscrit. Le
succès.) Mame s’aventure à Londres, à Paris, à Biarritz,
à Venise, en Autriche, au Liban et en Chine. Quoi qu’on
puisse en penser, les éditeurs n’ont pas perpétuellement
des idées brillantes : le nouvel éditeur de Dennis, Harcourt, Brace & Co, lui fait supprimer le chapitre « Tante
Mame et la Mère Russie », car, si le sénateur McCarthy
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avait chuté, son illumination n’était pas tout à fait morte.
(Le chapitre a été rétabli dans une réédition de 1983.)
En 1966, la pièce est adaptée en comédie musicale par
Jerry Herman (Hello, Dolly !), avec Angela Lansbury
dans le rôle de Mame et Bea Arthur, qui revivra dans les
années 1980 grâce à la série Golden Girls, jouant Vera.
Elle a la chanson la plus drôle du spectacle : « The Man
on the Moon (is a Lady) », l’homme qui a marché sur la
lune est une dame. « MAME : Quel âge as-tu exactement, Vera ? Dis-moi la vérité ! VERA : D’après toi ?
MAME : Je dirais, quelque chose entre quarante ans et
la mort. » Triomphe encore. Dans la version filmée de
1974 (Gene Saks), seule Bea Arthur retrouve son rôle ;
Angela Lansbury a été supplantée par Lucille Ball,
vedette adorée des séries B et de la télévision, vieux
caniche blond qui roule des yeux et veut faire croire
qu’elle a trente-deux ans. La lentille de la caméra est
beurrée pour flouter les contours de la comédienne,
produisant un effet à côté duquel Emmanuelle et le
Bilitis de David Hamilton sont des modèles de netteté.
Patrick Dennis est mort en 1976, non sans avoir tenté un autre personnage immortel. Belle Poitrine, dont il
a écrit l’autobiographie fictive, illustrée de 150 photos
(Little Me, 1961), est née Belle Schlumpfert, à Venezuela, Illinois. Cette star de cinéma a joué dans L’Autre
Femme de Tarzan, La Barcarolle de Broadway et une
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adaptation de La Lettre écarlate qu’elle a produit ellemême non sans la transformer en histoire d’amour entre
une étudiante et un champion universitaire de football
américain. Le roman a été un succès, lui aussi transformé en comédie musicale, mais Belle s’est effacée
devant Mame. Dans le Parnasse des personnages, elle
s’approche des rares tantes de premier plan de la littérature, la tante Augusta de Graham Greene (Voyages avec
ma tante, 1969, et qui dira si le déclic du Greene n’a pas
été le roman de Patrick Dennis ?), la Lady Catherine de
Bourgh d’Orgueil et Préjugés, par la consœur en obscurité de Patrick Dennis, Jane Austen, et Miss Marple,
qu’Angela Lansbury a aussi interprété et dont le neveu
est un romancier. Une espionne de village, une snob,
une ancienne mangeuse d’hommes. Comme le savait
Patrick Dennis et comme l’a dit un de ses confrères
spécialistes du roman comique,
P.G. Wodehouse : « Les tantes ne sont pas des gentlemen. » C’est pour ça qu’on les aime.
Charles DANTZIG
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