Pitchfork, la « Pravda de l`indie rock - Nicolas Robette

Transcription

Pitchfork, la « Pravda de l`indie rock - Nicolas Robette
Pitchfork, la « Pravda de l’indie rock » ?
Le pouvoir de prescription dans le champ de la critique rock
Nicolas Robette – Printemps (CNRS-UVSQ, UMR 8085)
Version 3 (31 mai 2014)1
En 2009, un jeune américain de 33 ans, Ryan Schreiber, est nominé par le Time Magazine pour
son classement annuel des personnes les plus influentes au monde. Moins de quinze ans plus tôt,
tout juste diplômé d'une high school de Minneapolis (Minnesota), il avait créé un site internet
dans lequel il écrivait des chroniques sur des disques de rock indépendant. Entre temps, ce
webzine, Pitchfork, est devenu l’un des prescripteurs les plus puissants et reconnus tant au sein
de l’industrie du disque que parmi les artistes et leur public.
Nous nous proposons d’analyser dans un premier temps la trajectoire de Pitchfork. Il apparaît en
effet dans un contexte particulier, marqué par le désinvestissement de la presse musicale
étatsunienne vis-à-vis du « rock indépendant » : la trajectoire biographique de Ryan Schreiber
rencontre donc un espace des possibles où existe une « position à faire » (Bourdieu, 1998, p.131).
Au fil du temps, le site, qui emprunte initialement au format du fanzine, va se professionnaliser,
en employant un nombre croissant de salariés et de pigistes, en obtenant des contrats
publicitaires et en diversifiant ses activités.
Depuis le milieu des années 2000, Pitchfork est considéré comme un prescripteur
incontournable, scruté - avec curiosité, inquiétude, colère ou mépris – par la plupart des acteurs
du monde de la musique rock. Le pouvoir du webzine est supposé tel qu’il serait à lui seul
responsable du succès ou de l’échec de certains artistes : il est d'ailleurs souvent nommé le
« Pitchfork effect ». Nous examinerons donc dans un second temps les témoignages de cet
hypothétique pouvoir prescriptif, si difficile à mesurer et qui ne peut exister que par la croyance
en son existence, en les confrontant à des données empiriques (classements annuels de meilleurs
albums, etc.).
Le succès de Pitchfork est également à l’origine de nombreux discours critiques à l’encontre du
webzine, émanant tant de journalistes musicaux, de professionnels du disque que du public. Ces
contestations fournissent un révélateur empirique des luttes qui se tiennent dans le champ de la
critique rock pour la définition des compétences spécifiques légitimes, de l’éthique et de
l’autonomie de la critique.
Plus généralement, le cas de Pitchfork permet de s’interroger sur les transformations récentes du
1
Je remercie chaleureusement Pernelle Issenhuth, Olivier Roueff et Arnaud Saint-Martin pour leurs relectures
attentives et leurs suggestions.
1
champ de la critique musicale et de ses frontières, en lien avec le développement des médias
numériques.
« We had no competition » : Une position à faire
Lorsque Ryan Schreiber crée le magazine en ligne (webzine) Pitchfork en 1995, l'espace éditorial
étasunien centré sur la musique rock a déjà une histoire longue d'une trentaine d'années. Durant
les premières années du rock, il n'existe pas de discours public traitant « sérieusement » de cette
musique : seuls sont diffusés des magazines proposant des photographies des artistes et la
reproduction des textes de leurs chansons, et adoptant le ton du « fan » [66]2. Mais dans la
seconde partie des années 60 apparaissent coup sur coup trois nouveaux magazines : Crawdaddy !
(1966), Rolling Stone (1967) et Creem (1969). Durant les quelques années où il est dirigé par son
fondateur Paul Williams, Crawdaddy ! jette les bases d'une production écrite critique sur le rock,
intégrant les standards journalistiques [66]. Selon Williams, la « critique rock » doit être « une
écriture intelligente », « fournir des critiques aux acheteurs » et « offrir aux artistes de rock and
roll une forme de réponse critique à leur travail » (cité dans Lindberg et al, 2005, p.106). Rolling
Stone, fondé par Jann Wenner en novembre 1967, suit la même voie, avec un degré de
professionnalisme plus élevé : il combine articles et interviews approfondis et chroniques de
disques substantielles. De nombreux critiques rock y font leurs premières armes, comme Jon
Landau ou Greil Marcus, qui deviendront des figures éminemment respectées par leurs pairs, et le
magazine s'affirme en quelques années comme la voix dominante sur le rock aux États-Unis. Il se
voit toutefois concurrencé dès février 1969 par Creem, qui allie le professionnalisme et le sérieux
de Rolling Stone à l' « anarchie des journaux underground » (Lindberg et al, 2005, p.133). Malgré
un relatif succès, la diffusion de ces magazines reste modeste pendant quelques années ; ils
rapportent peu d'argent et les personnes qui y écrivent ne peuvent guère espérer y trouver leur
source de rémunération principale. Mais dans les années 70, la place du rock dans l'espace public
évolue : il intègre les cursus universitaires et fait l'objet de recherches académiques, la presse
généraliste crée des rubriques traitant du sujet et, plus généralement, le rock est maintenant
considéré comme un phénomène culturel digne d'intérêt. Dans ce contexte, les ventes des
magazines sur le rock augmentent considérablement, en particulier celles de Rolling Stone, qui
passent de 6 000 pour le premier numéro à 100 000 en 1969, pour atteindre un million en 1985
(Lindberg et al, 2005, p.135). Avec le succès, le mode de financement évolue : alors que pendant
les premières années, seules les publicités pour des disques apparaissent dans les pages du journal,
des publicités pour les équipements stéréo et l'alcool sont introduites en 1974-1975, puis ce sont
les marques de voitures, de parfums et de mode qui deviennent les annonceurs dominants. Le
contenu éditorial se transforme aussi : Rolling Stone ne s'intéresse plus seulement au rock mais
2
Les chiffres entre crochets renvoient à la liste des sources située en fin d’article (à la suite des références
bibliographiques).
2
plus généralement à l'actualité et à la culture, avec comme cœur de cible les jeunes hommes
blancs nés dans l'immédiat après-guerre. Après le départ de Paul Williams en 1969, Crawdaddy !
élargit aussi sa ligne éditoriale ; il finit par disparaître en 1979. Creem reste quant à lui centré sur
le rock et peut alors se proclamer « the America's only rock'n'roll magazine ». Il voit passer
certains des critiques les plus reconnus – comme Robert Christgau, Greil Marcus, Richard
Meltzer, Nick Tosches ou Lester Bangs –, ses ventes augmentent (elles atteignent 200 000
exemplaires à leur maximum) et sa notoriété s'étend, au delà même des frontières étatsuniennes.
Cependant, durant les années 70, le magazine devient moins élitiste, se concentre sur le hard rock
et son succès s'évanouit lentement jusqu'à sa disparition en 1988.
Durant les années 80, la multiplication des nouveaux magazines s'accompagne de leur
spécialisation : sur le heavy metal, la technique et le matériel, plus tard sur le rap... Rolling Stone
reste le seul magazine ayant une approche généraliste du rock jusqu'à l'apparition de Spin en
1985. Ce nouveau titre rencontre un succès rapide, même s'il n'atteint jamais celui de son aîné
(500 000 ventes à son maximum). Si Spin est proche de Rolling Stone dans sa manière d'envisager
le rock comme un élément de la culture contemporaine, il accorde plus de place à la musique, en
particulier aux artistes les plus récents (Lindberg et al, 2005, p.302), en profitant par exemple de
l'émergence de la musique grunge au début des années 90. Rolling Stone, au contraire, a cessé
depuis longtemps de s'intéresser à l'avant-garde musicale, se concentrant sur la canonisation de
l'héritage des années 60 – les Beatles, les Rolling Stones, Bob Dylan, etc. – à travers de nombreux
articles, listes, classements ou ouvrages dérivés (Lindberg et al, 2005, p.137).
Au final, en 1995, le champ de la critique rock aux États-Unis 3 est relativement stable et centré
sur deux magazines dominants, Rolling Stone et Spin, dont l'orientation éditoriale est souvent
éloignée du « rock indépendant », i.e. du pôle le plus avant-gardiste de la production rock. Avec
la récession de l'intérêt pour la musique grunge, Spin peine en effet à trouver un nouveau souffle,
son économie entraînant une tension entre l'enthousiasme pour les nouveaux artistes et la
nécessité de trouver parmi eux ceux qui lui permettraient de maintenir ses ventes à un niveau
assez élevé pour assurer sa survie. Rolling Stone accorde de plus en plus de place aux stars de
cinéma ou aux vedettes adolescentes. MTV, chaîne de télévision lancée aux USA en 1981, a de
son côté accompagné dans un premier temps l'essor de nouveaux courants musicaux et le
3
Il ne s'agit pas ici de discuter de la réalité et de l'émergence d'un champ de la critique rock étatsunienne comme
partie du monde social, mais simplement d'adopter une approche analytique en termes de champ. L'espace de la
critique rock étatsunienne comporte en effet un certain nombre de propriétés qui rapprochent son
fonctionnement de celui d'un champ tel que conceptualisé par Pierre Bourdieu : autonomie relative, avec
l'existence d'un corps de producteurs spécialisés (les journalistes musicaux) et d'un marché (Sapiro, 2003), illusio
(croyance commune dans le fait que la musique rock vaut la peine qu'on la commente), système de positions
différenciées, lutte pour et par les principes de légitimité spécifiques à ce microcosme (ici notamment les
compétences mises en œuvre dans la critique) et opposition entre légitimité esthétique et légitimité commerciale,
logique diacritique des prises de position (Bourdieu, 2013a ; Mauger, 2006a)...
3
développement des clips. Mais elle se tourne ensuite vers des formats plus traditionnels, la
musique « mainstream » et la télé-réalité. Internet, enfin, en est encore à ses balbutiements, et
l'offre de discours et d'information sur le rock y est encore très limitée. Il y a donc dans le champ
de la critique rock étatsunienne une lacune structurale, une « position à faire » (Bourdieu, 1998,
p.131) par la prise en compte de la production rock considérée comme « alternative », émanant
principalement des maisons de disques indépendantes. Cette position existe à l'état potentiel,
dans l'espace des positions existantes et comme héritage des premières années de magazines
papiers traditionnels tels que Creem ou Spin, qui se perpétue dans la mémoire collective des
agents du champ ; mais elle doit se construire contre les positions dominantes des magazines
établis.
« I was not a high achiever by any stretch » : Trajectoire sociale et espace des possibles
De nombreux articles sont consacrés par la presse à la figure de Ryan Schreiber. A partir de ces
sources, on voit se dessiner la reconstruction que le créateur de Pitchfork donne à voir de sa
propre trajectoire : celle d'un « self-made man », d'un autodidacte passionné qui doit son succès à
une bonne idée et au fait de la suivre avec abnégation.
Ryan Schreiber naît le 26 janvier 1976 à Milwaukee (Wisconsin), puis grandit dans la banlieue de
Minneapolis (Minnesota). Très tôt, il se passionne pour la musique, se faisant offrir un tournedisque dès l'âge de 3 ans. Il écoute d'abord la musique qu'il trouve chez ses parents, tous deux
agents immobiliers : country, pop des années 50 et 60, disco.
« Some of my earliest memories are of sitting in front of my parents stereo, the rest of my
family watching TV, me with these huge headphones on, listening to songs with an
intensity that baffled my parents... » [12]
A l'adolescence, il découvre le rock indépendant et s'immerge complètement dans ce « nouveau
monde ».
« I suddenly started seeing these bands that opened up a whole new world to me, you
know? Bands who felt more like peers, friends, like-minded people. It was exciting. » [12]
Il alimente sa passion par l'intermédiaire des radios alternatives et/ou étudiantes et des nombreux
magazines spécialisés qu'il dévore. Ce sont d'ailleurs ses seules lectures :
« All I ever read actually is music reference and music publications » [40]
Il s'intéresse donc aux revues spécialisées et à la critique rock. Un certain nombre de ses amis
publient des fanzines : ils font des interviews de groupes de rock indépendants, les impriment à
quelques dizaines d'exemplaires et les font circuler [28]. Ces expériences de « do it yourself » et le
fait de pouvoir discuter quelques minutes avec les artistes que l'on aime l'attirent, mais il ne
dispose pas des moyens financiers - pourtant peu élevés - nécessaires à l'impression d'un magazine
papier [12]. Il a à l'époque arrêté ses études (après le lycée) et travaille comme vendeur dans un
4
magasin de disques. Si Schreiber affirme que ce travail ne lui convient pas, en particulier sa
dimension salariale, on peut penser qu’il lui offre une forme, même limitée, de socialisation à
l’industrie du disque, à son fonctionnement et son actualité, voire des contacts avec des labels, des
musiciens, des journalistes... Parallèlement, il est initié à internet par un ami et décide de créer sa
page web, en 1995, ce qui lui semble à la fois plus efficace et moins coûteux que le papier [28].
Son site s'appelle tout d'abord Turntable, est renommé Dotpitch, puis Pitchfork 4 l'été 1996 [45].
« I don't want to say it was all I could do to graduate or that I barely scraped by, but I was
not a high achiever by any stretch. Once I was done with high school, I was out of there. I
was never a very good worker for other people, so I always felt like if I was actually going
to do something, it made sense to go some entrepreneurial route. » [30]
Il commence donc à écrire sur son site des chroniques de disques, sans avoir aucune expérience
d'édition ou d'écriture, ce qui ne va pas sans difficultés.
« When I started this, I had no previous publishing or writing experience. I was just this
kid with opinions, and writing was probably not really my forte. But that was the avenue
that made the most sense for me at the time. I struggled for a long time in the early years
in terms of writing anything that most people would actually want to read. » [30]
Mais il est avant tout animé par l'envie d'écrire sur la musique indépendante. Il considère que
Rolling Stone et Spin, qui selon lui a été pendant un temps le magazine musical le plus pertinent
et le plus dynamique, deviennent de « vieux croûtons » [28], obsolètes en termes de critique
musicale [27].
« The reviews I was reading at the time lacked strong opinions. They were all pretty much
reverent. And I thought: 'Where's the honesty?' I knew that if I listened to 100 records I
was going to dislike at least 20 of them. Also, a lot of the music that was getting popular at
that time was second-wave Nirvana, such as Filter and the Deftones. I didn't feel it was
independent music. It didn't come from independent labels. » [2]
De plus, internet ne répond pas alors à la demande d'un fan de rock indépendant.
« When I started, we had no competition. People would surf the Web for 'Fugazi,' and
we'd be one of the few results. » [20]
Schreiber distingue donc nettement l'existence d'une « position à faire » dans le champ de la
critique rock étatsunienne du milieu des années 90 : sa trajectoire individuelle rencontre un
espace des possibles dans lequel il peut prendre position. Relativement démuni en capital
économique comme en capital culturel (au moins dans sa forme savante et/ou scolaire), il possède
un capital social limité mais déterminant (ses amis producteurs de fanzines ou utilisateurs
4
En référence au tatouage porté par Al Pacino dans le film Scarface. Ce motif est supposé être la marque des
assassins dans la pègre cubaine.
« It just seemed concise and easy to say, and it had these evilish overtones. » [Schreiber, 3]
5
d'internet, qui n'ont pas le pouvoir de le coopter mais lui permettent de se socialiser à certaines
facettes de ce qui deviendra son activité principale) et est disposé à se lancer dans un projet
individuel qui lui offre une certaine autonomie.
« The
fan,
the
businessman,
and
the
journalist » :
Reconnaissance
publique,
professionnalisation et diversification
Durant les premières années, Pitchfork a toutes les caractéristiques d'un fanzine : manque de
capital économique, bénévolat, absence de division du travail, apprentissage sur le tas, réseaux de
distribution non institutionnels (Etienne, 2003). Schreiber s'installe dans le sous-sol de la maison
de ses parents avec un vieil ordinateur Macintosh et une connexion internet bas-débit [3]. Du fait
de son travail de vendeur, il manque de temps et le site n'est actualisé qu'irrégulièrement, avec de
courtes chroniques de disques. En 1996, le site est encore confidentiel, avec 300 pages vues par
jour, mais Schreiber s'en accommode.
« I didn't really have any prospects in the real world and loved being able to talk to artists
and receive promos. » [2]
Il trouve alors un emploi de télémarketing à mi-temps, qu'il exerce le soir, ce qui lui permet de
travailler pour Pitchfork durant la journée : le site est maintenant actualisé quotidiennement [40].
Vers 1997-1998, Schreiber déménage ses « locaux » dans la laverie située dans la cave de la maison
de sa petite amie [16], recrute quelques pigistes rémunérés en « CD promo » et le site publie
jusqu'à quatre chroniques de disques par jour [2]. En 1999, il décide de quitter son emploi de
télémarketing, rassemble un peu plus de 2000 dollars en revendant une partie de ses disques
vinyles sur eBay et déménage à Chicago : un désir de professionnalisation prend forme. D'autant
que la fréquentation du site, bien que modeste, augmente régulièrement : Pitchfork est en passe
de créer une nouvelle position dans le champ de la critique rock.
« I guess at the point where it felt like it was starting to be realistic for me to make a living
off it was probably around '99 or so. We had, especially comparatively, a really tiny
readership; it was maybe something like 2,000 readers a month or something. But at that
point it had sort of become, in this very, very small, niche way, the main, online resource
for independent music. » [9]
Mais la situation économique de Pitchfork est encore précaire. A la fin du bail de son premier
bureau à Chicago, Schreiber a trois mois de loyer de retard [14] et doit retourner vivre quelques
mois dans une cabane possédée par ses parents dans le Minnesota, pendant l'été 2000 [20]. Il se
concentre alors sur la vente d'espaces publicitaires sur son site, activité peu épanouissante mais
qu'il estime nécessaire à la pérennité de son projet.
« So, I felt like maybe I could start to experiment with advertising or something like that.
And I was done trying to make ends meet in other ways and really wanted to find a way
6
to make it work. So, I essentially started calling labels and local businesses asking if they
would want to advertise for a very small amount. Eventually I got some takers. » [9]
L'année 2000 constitue selon Schreiber un moment charnière dans la carrière de Pitchfork. Brent
Di Crescenzo, l'un des pigistes du webzine, rédige une chronique sur « Kid A », le nouvel album
de Radiohead, alors le groupe majeur dans le monde du rock indépendant. Il y pousse très loin
une forme d'extravagance rhétorique et accorde au disque la note maximale de 10.0/10 :
Pitchfork profite alors de la notoriété de Radiohead et sa fréquentation explose.
« The writing was so purple, so outrageous. People passed it around because it was funny. »
[31]
« It was a watershed moment for us. We got linked from all the Radiohead fan sites, which
were really big. We got this huge flood of traffic, like five thousand people in a day
checking out that one review. We had never seen anything like that. Web boards were
talking about our review. » [33]
Par la suite, le succès public de Pitchfork continuera de croître, de manière exponentielle (voir
Figure 1), pour atteindre 400 000 visites quotidiennes en 2010.
Figure 1 – Fréquentation quotidienne de Pitchfork
450 000
400 000
350 000
300 000
250 000
200 000
150 000
100 000
50 000
0
1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013
Source : revue de presse papier et internet
Pitchfork évolue aussi d'un point du vue organisationnel. En 2004, Schreiber recrute ses deux
premiers salariés : Christopher Kaskie – qui travaille alors au service des ventes du journal
satirique The Onion, basé à Chicago - pour s'occuper de la gestion du webzine et Scott
7
Plagenhoef – journaliste culturel et sportif dans la presse locale – comme rédacteur en chef
adjoint. Le trio décrit une distribution des rôles entre « the fan, the businessman, and the
journalist », où Schreiber fait figure de créateur optimiste, tempéré par le pragmatisme de ses
adjoints [14]. Par ailleurs, le nombre de pigistes augmente, atteignant une cinquantaine à partir de
2005, et ceux-ci possèdent majoritairement des qualifications et/ou une expérience de
journalisme, ce qui n'était pas le cas durant les premières années [28]. Parallèlement, les
chroniques deviennent plus longues (500 mots) et couvrent des genres musicaux plus divers –
comme le rap, l'électronique ou le jazz, en plus du rock indépendant [30], et de nouvelles
rubriques apparaissent (articles longs, essais, etc.). La mise en page du site est repensée en 2005 et
l'écriture adopte un ton plus formel. En 2006, Pitchfork emploie six salariés à temps plein, dont
un responsable de la publicité, et deux reporters à temps partiel. En 2008, l'équipe regroupe 15
salariés (en plus des pigistes), en 2013 une cinquantaine, répartis entre des bureaux à Chicago et
Brooklyn.
Au fil de sa trajectoire, Pitchfork s'est donc éloigné du format et de l'économie du fanzine : son
capital économique est important (le chiffre d'affaire annuel en publicité est estimé à plus de 5
millions de dollars en 2013), ses contributeurs sont rémunérés et qualifiés, le travail est divisé, la
production de contenu est rationalisée et touche un public très large.
Cette professionnalisation d'un fanzine en webzine reconnu s'accompagne d'une diversification
de ses activités. Pitchfork lance ainsi en 2006 le Pitchfork Music Festival, qui se tient chaque été à
Chicago devant un public d'environ 50 000 personnes. Le festival se décline depuis 2010 à Paris,
où il devient immédiatement un événement incontournable de l'actualité rock pour les
journalistes musicaux français. En 2008 est créée une chaîne de télévision musicale en ligne,
Pitchfork.tv, qui diffuse de nombreux contenus, souvent originaux (documentaires, interviews,
sessions, concerts, clips, etc.) et dispose de bureaux indépendants de ceux de l'équipe éditoriale du
webzine. Par ailleurs, le poids acquis par Pitchfork dans l'industrie musicale et sa temporalité de
publication très réactive font du webzine un pourvoyeur de « news » très suivi et régulièrement
repris par les autres médias musicaux. Enfin, en 2013, Pitchfork lance un webzine consacré au
cinéma, The Dissolve, et « Pitchfork review », un magazine trimestriel... papier et payant.
« Distinguish yourself » : Prises de position et ethos critique
La construction par Pitchfork d'une nouvelle position dans le champ de la critique rock est
associée à des prises de position esthétique et éditoriale, et à un système de valeurs pratiques, un
ethos critique (Bourdieu, 2013a, p.302).
Tout d'abord, Pitchfork prend position par rapport à un pôle particulier du champ de
production musicale, celui de la musique indépendante récente. Les nouveautés occupent une
place prépondérante, principalement par l'intermédiaire des chroniques de disques et des news, et
8
il s'agit de rester constamment à l'affût de l'avant-garde, des nouveaux entrants et des styles
émergents, associés à la jeunesse, au contraire de magazines jugés plus conservateurs, comme
Rolling Stone :
« It’s definitely an establishment magazine. It’s the opposite of youth culture, which is what
it’s trying to cover. » [Plagenhoef, 40]
« The key is to be open-minded about music. I didn't like hip-hop and electronica for a
long time. But the problem with a lot of critics is they stop loving music and start loving
the nostalgia of music they used to love. » [Schreiber, 6]
Le rock est central mais les autres genres, comme l'électronique ou le rap, sont aussi traités :
l'essentiel est la différence, une approche originale de la musique qui distingue du « mainstream ».
Et, tout en s'écartant du « mainstream », l'ambition est de rendre compte exhaustivement de la
musique indépendante et non de se concentrer sur une niche ou des catégories stylistiques
étroites [2].
« I don't really pay attention to what happens with independent artists in the mainstream.
We care about musicianship and songcraft above anything else. The stuff that stands out to
us is the stuff that doesn't sound like everything else we hear. Like James Blake from the
UK, who came from dubstep. His music is largely electronic and sampled, but he has a
distinctive approach. Some of what we like, from the outside looking in, is quite
pretentious – but some of it is straight-up pop that will appeal to everyone. » [Schreiber, 2]
De plus, Pitchfork revendique une liberté de ton et d'opinion, c'est-à-dire une autonomie tant
par rapport aux artistes et aux maisons de disques que par rapport au public et au succès
économique.
« I feel like honesty is so important in a record review. You can't worry about what the
artist is gonna think, what the label's gonna think – 'Oh, are we gonna get cut from their
promo list?' To me it's completely irrelevant. The first thing that any editor should be
concerned about is integrity. If you're just reining it in to try and save one person, what's
the point? It's criticism. It's criticism! Who responds well to criticism? » [27]
« Honesty is such an important journalistic attribute. And you have to be completely
honest in a review. If it gets sacrificed or tempered at all for the sake of not offending
somebody, then what we do sort of loses its value. That's so the opposite of what criticism is
supposed to be. » [26]
« It's definitely true that we get really excited about a lot of new bands and that not all of
those bands necessarily connect with all of our readers, but I don't mind that. If the
alternative is to wait around and see what gets popular and only cover that, I would
rather have the reputation that we have. » [30]
Une bonne critique « doit permettre d'envisager un disque d'une manière un peu différente »
9
[28]. Les compétences rédactionnelles passent au second plan : elles ne sont pas considérées
comme indispensables à un contenu de qualité, qui passe par une évaluation approfondie,
informée et pertinente, quelle que soit la notoriété de l'artiste concerné [65], et la libre expression
de l'idiosyncrasie des goûts du rédacteur [30].
« I do think that passion is maybe slightly more necessary than skill because people are
open to a certain amount of amateurism on the Web. As long as you're getting your point
across and doing it in an interesting way, you don't necessarily need to be technically a
perfect writer. You can just be an enthusiast who is able to communicate in a reasonably
relatable way, and in many cases that's enough for people. » [9]
Ce sont donc avant tout l'« honnêteté » et la « passion » qui doivent guider les prises de position
des journalistes de Pitchfork, et l'art de les faire partager en suscitant l'intérêt. Ce registre
argumentatif est celui - fréquent dans les mondes de l’art - de l’ « authenticité »5 : valorisation de
l’apprentissage « sur le tas » plutôt que des titres scolaires, de l’indépendance – ici par rapport aux
musiciens et à l’industrie musicale -, et de l’expression d’une « intériorité affranchie des carcans
sociaux », i.e. d’une « singularité irréductible » (Mauger, 2006b).
Au final, si les artistes qui sont au cœur des contenus de Pitchfork sont ceux que ses
contributeurs considèrent comme produisant une musique originale, Ryan Schreiber ne dit pas
autre chose de la ligne éditoriale du webzine elle-même : pour exister comme position dans le
champ de la critique rock étatsunienne et pour y survivre, il est indispensable de maintenir
l'unicité de cette position en se distinguant des autres médias par l'expression de prises de
position différentes. Il s'agit de se maintenir à l'avant-garde pour éviter le déclassement et le
vieillissement social (Bourdieu, 1998, p.419).
« Distinguish yourself. Make sure that your voice is independent and unique and that your
opinions on your subject vary from the other voices that exist in that field and that your
area of expertise is specific to you, and you're not just out there covering the exact same
things that everybody else is in the same way. Just be unique and have an independent
voice. » [9]
Le succès public et économique de Pitchfork n’est pas sans risque sur sa position dans le champ.
D’un site internet construit par une personne isolée sur le modèle du fanzinat, le site est devenu
une entreprise florissante. Les responsables du site restent discrets sur le sujet :
« La publicité est la source majeure de revenus, et notre festival annuel nous rapporte pas
mal. » [Schreiber, 32]
« Il n'y a pas de dettes, des frais généraux minimes. Il y a forcément des bons et des moins
bons moments, mais Pitchfork est une entreprise qui fonctionne bien. » [Kaskie, 32]
Mais le chiffre d’affaire du site en publicité est estimé en 2013 à 5 à 10 millions de dollars [24], et
5
Pour un exemple d’ethos de l’authenticité dans le monde de la musique rap, voir Jouvenet, 2006.
10
le webzine attire de riches annonceurs, comme Toyota Motors ou American Apparel, attirés par
la cible privilégiée que constitue le public de Pitchfork [14] : principalement âgé de 18 à 35 ans,
très diplômé, citadin, international et fidèle au site [1].
Or ce succès économique peut faire apparaître de nouvelles contraintes, pesant sur les choix
éditoriaux : il est facteur d’hétéronomie. La fidélité à l’ethos d’authenticité implique donc une
mise en scène de l’indépendance de Pitchfork vis-à-vis du champ économique et de l’industrie
musicale. La publicité et l’éditorial sont nettement séparés, dans les intentions déclarées de
Schreiber mais aussi matériellement, puisque ces deux départements de l'organisation sont situés
dans des bâtiments distincts. Les bannières de publicité trop grandes ou intrusives sont proscrites
sur le site, pour éviter de « polluer l’éditorial » [1], et les marques se voient plutôt proposer des
partenariats lors d’événements tels que la production de contenus vidéos originaux, la
retransmission de concerts ou les festivals [1]. De plus, les premiers annonceurs du site étaient des
magasins ou des maisons de disques, mais les secteurs publicitaires hors musique (électronique,
automobile, alcool, etc.) ont depuis beaucoup progressé et représentent maintenant 80 à 90% des
revenus publicitaires [1]. Enfin, Schreiber, malgré les sollicitations, reste le seul propriétaire du
capital de Pitchfork, au nom précisément d’une volonté d’autonomie des choix éditoriaux et de
pérennité du site : il se dit mu par une forme d’engagement pour la musique qu’il souhaite
défendre plus que par le désir de succès économique ou public.
« It's really important for me to retain complete ownership. I don't want to compromise
my ideals for a lump sum. It's not about money; it's about journalistic integrity. » [26]
« We want this thing to be sustainable and fun. We're not looking to make a million
dollars. If we can keep growing and writing about music we love, everything else will take
care of itself. » [20]
« We survived for years on a very, very small readership and virtually no budget. It's still
something that I could do independently, even if I didn't have the means to support a
staff. » [3]
Si ces différentes stratégies commerciales et organisationnelles n’impliquent pas nécessairement
une indépendance de fait par rapport à l’industrie musicale et/ou au champ économique dans son
ensemble, elles en construisent l’apparence : la pureté affichée des intentions est une condition de
la confiance accordée aux prescriptions de Pitchfork.
« An indie rock yogi » : La consécration d'un prescripteur incontournable
Le succès public de Pitchfork, on l'a vu, est très important, avec environ 4 millions de visiteurs
uniques chaque mois. Mais la reconnaissance vient aussi des professionnels de la musique et des
médias. Ryan Schreiber reçoit ainsi l'« honorary art degree » du Columbia College de Chicago,
est considéré par le magazine People comme l'une des 25 personnes les plus puissantes de
11
l'industrie du disque en 2006 et est nommé deux fois, en 2009 et 2011, par le magazine Time pour
son classement annuel des personnes les plus influentes. Pitchfork remporte en 2013 le « National
Magazine Award » pour excellence générale dans les médias digitaux et celui de meilleure chaîne
de divertissement pour Pitchfork.tv. Mais au delà des nominations et des prix, c'est le pouvoir de
prescription de Pitchfork qui est souligné par la plupart des agents du champ musical (voir Figure
2) : le webzine a acquis une position dominante, ses prises de position sont connues et reconnues,
appréciées ou honnies, attendues et redoutées, et dans tous les cas incontournables.
Figure 2 – Métaphores employées pour désigner Pitchfork
Source : revue de presse papier et internet
La centralité de Pitchfork est tout d'abord reconnue par les autres agents du champ de la critique
rock. Dave Itzkoff, ancien rédacteur de Spin, explique ainsi que ses collègues et lui consultaient le
webzine à la fois comme une source d'information et comme indicateur : si Pitchfork
s'enthousiasmait pour un nouveau groupe, la rédaction de Spin s'empressait de s'interroger sur sa
propre ligne par rapport à ce groupe. Il voit là le signe que la valeur de Spin comme filtre
cohérent et digne de foi a décliné au profit de Pitchfork [3]. De la même manière, le rédacteur en
chef de Blender, important magazine de musique étatsunien dans les années 2000, souligne le rôle
de « taste maker » de Pitchfork [20]. L'enjeu est alors de tenter de résister à la dérive vers le pôle le
plus conservateur de l'espace critique, i.e. au vieillissement social hâté par les agents plus avantgardistes.
« Pitchfork is taken seriously. To print critics, it’s like, ‘We’re going to look like a bunch of
old stupid sourpusses if we don’t get in on this ASAP.’ » [Jason Gross, journaliste rock
pigiste, 40]
Les propriétaires de magasins de disques reconnaissent aussi le contrôle exercé par Pitchfork sur
la musique indépendante. Plusieurs d'entre eux expliquent ainsi adapter leur approvisionnement
à la tonalité des critiques publiées sur le webzine et percevoir leur impact sur les demandes de la
clientèle et sur les ventes [20].
« I look at it all the time, because I need to know what people are going to come in and ask
for. If they give a glowing review to a record, with a high number rating, it goes crazy. »
12
[Stephen Sowley, responsable de produit chez Reckless Records, un magasin de disque
indépendant de Chicago, 26]
De même, le personnel des maisons de disque est attentif aux critiques publiées par Pitchfork. Le
responsable de la promotion du label indépendant Merge déclare par exemple :
« I think 90 percent of the music industry logs on to Pitchfork first thing in the morning to
see what they've written about your bands – and to see if you need to massage any of your
artists' egos for the rest of the day. » [26]
Les journalistes de Pitchfork font d'ailleurs l'objet d'une attention particulière de la part des
attachés de presse des labels [32], qui tentent ainsi de cadrer leur jugement (Naulin, 2010).
Au final, c'est l'ensemble des agents impliqués dans la production et la diffusion de la musique
indépendante - directeurs artistiques de maisons de disques, rédacteurs de magazines,
programmateurs de radio, gérants de magasins de disques, etc. - qui se doivent de prendre en
compte les prises de position de Pitchfork dans leur travail quotidien [Kot, 20], ces agents
constituant même pour certains le cœur du lectorat du webzine [Freedom du Lac, 32].
The « Pitchfork effect » : Pouvoir de prescription et production de la croyance
Le pouvoir de prescription de Pitchfork est supposé tel qu'il serait littéralement capable de
« faire » des groupes, i.e. de transformer un artiste inconnu en un artiste à succès, ou,
symétriquement, de tuer symboliquement un artiste par une mauvaise critique. Ce pouvoir de
vie et de mort porte même un nom, le « Pitchfork effect », expression inventée en 2006 par le
journaliste culturel du New-York Times Dave Itzkoff dans les pages du très sérieux magazine
Wired et régulièrement reprise depuis lors.
On trouve un certain nombre d'exemples du « Pitchfork effect » dans la presse anglo-saxonne. Sa
manifestation la plus ancienne daterait de 2003, où la note de 9,2/10 accordée par Ryan Schreiber
lui-même au second album du groupe canadien Broken Social Scene aurait eu un impact
instantané sur la fréquentation de leurs concerts.
« That's when the phone calls started coming in. The next tour we went on, we suddenly
found ourselves selling out venues. Everyone was coming up to us, saying, 'We heard
about you from Pitchfork.' It basically opened the door for us. It gave us an audience. »
[Kevin Drew, l'un des fondateurs du groupe, 3]
Mais l'exemple le plus répandu est celui du groupe canadien Arcade Fire. En septembre 2004,
deux jours avant sa sortie officielle, le premier album du groupe, Funeral, est noté 9,7 dans
Pitchfork. Dans les semaines qui suivent, les ventes de l'album explosent : Funeral génère les
ventes les plus rapides des 15 ans d'histoire de son label Merge, qui voit pour la première fois un
album qu'il a produit entrer dans le « Billboard 2006 » [20]. En 2010, Arcade Fire devient le
6
Le « Billboard 200 » est le classement des 200 meilleures ventes - physiques et digitales – d'albums aux États-Unis.
13
premier groupe signé sur un label indépendant à gagner le « Grammy Award7 » de l'album de
l'année.
Le cas du groupe Tapes'n Tapes est similaire. Son album The Loon sort sur le propre label du
groupe en 2005 et est évalué positivement par Pitchfork : il obtient le statut de « Best New
Music » et une note de 8,3. Les ventes du disque augmentent immédiatement [30] et, dans la
foulée, le groupe signe un contrat de licence international avec le label anglais XL Recordings et
joue sa musique sur une chaîne de télévision nationale, dans la célèbre émission « The Late Show
With David Letterman » [62].
Si Pitchfork semble donc capable de faire accéder des musiciens à la reconnaissance et au succès
public, la trajectoire de Travis Morrison est régulièrement convoquée pour démontrer que les
prises de position du webzine pourraient aussi mettre un terme à une carrière. A la fin des années
90, Morrison est le leader du groupe the Dismemberment Plan, dont l'album de 1999 Emergency
& I est soutenu avec ferveur par Pitchfork, qui l'élit album de l'année [13]. Mais quand en 2004
Morrison entame sa carrière solo, un an après la séparation du groupe, et sort l'album Travistan,
le vent a tourné : Pitchfork gratifie le disque d'un cinglant 0.0/10. Et selon l'artiste, l'effet est
radical :
« Up until the day of the review, I'd play a solo show, and people would be like, 'That's
our boy, our eccentric boy.' Literally, the view changed overnight. Everywhere I went, the
local papers would regurgitate the Pitchfork review. I could tell people were trying to
figure out if they were supposed to be there or not. It was pretty severe, how the mood
changed. » [26]
Les stations de radio étudiantes qui avaient diffusé la musique du groupe décident alors de ne pas
le faire pour le nouvel album et certains disquaires refusent même de vendre le disque. Depuis,
Morrison a pris un emploi de programmeur informatique et chante dans le chœur d'une église
méthodiste à Alexandria (Virginie) [35].
A première vue, le pouvoir prescriptif de Pitchfork semble donc incontestable, et son effet
s'exercer tant sur le public que sur les agents du champ musical. Pourtant, il est bien difficile de
donner une mesure objective du « Pitchfork effect ». Tout d'abord, l'affirmation de l'existence de
cet effet suggère sa systématicité ; or il est facile de trouver des contre-exemples. Ainsi, le groupe
Beach House est soutenu à ses débuts par Pitchfork, qui accorde les notes de 8,1 et 8,5 à ses deux
premiers albums, en 2006 et 2008. Pourtant, le groupe ne connaîtra un succès notable qu'à partir
de son troisième album (en 2010) [32], lui aussi évalué très positivement par Pitchfork et qui
Il est publié chaque semaine par le Billboard magazine. Il existe sous sa forme actuelle depuis 1991 mais les
premiers classements de vente d'albums de Billboard sont apparus en 1945.
7
Créés en 1958 aux Etats-Unis, les Grammy Awards récompensent chaque année les meilleurs artistes et
techniciens du monde de la musique. Ils sont organisés par la National Academy of Recording Arts and Sciences
(Watson & Anand, 2006).
14
atteindra le 6ème rang du classement des ventes d'album indépendants et le 43ème du « Billboard
Top 200 ». A l'inverse, le groupe Cold War Kids obtient succès et reconnaissance auprès du
public du rock indépendant dès son premier album, alors même que celui-ci - et les suivants - sont
durement notés par Pitchfork (5,0 pour le premier disque, 5,1 et 3,9 pour les suivants).
On peut aussi penser que le « Pitchfork effect » n'opère que dans certains cas. Lors d'une table
ronde sur le rôle des maisons de disques, organisée en 2009 et réunissant des responsables des
labels indépendants Kill Rock Stars, Matador, Merge, Saddle Creek, Jagjaguwar, Secretly
Canadians et Dead Oceans, l'ensemble des participants s'accordent sur le pouvoir de prescription
de Pitchfork. Mais ensuite, la spécification de ce pouvoir fait débat : certains pensent que seules
les évaluations positives comptent, les négatives étant sans importance ; d'autres précisent que
selon eux, seules les critiques les plus enthousiastes ont un impact [42]. Or la grande majorité des
critiques de Pitchfork ont une tonalité positive. Par exemple, en 2010, seules 10 % des notes sont
inférieures à 5, 50 % des notes sont supérieures à 7, 20 % à 7,8 [67]. Et parmi les 70 artistes ayant
obtenu au moins une note supérieure ou égale à 9 entre 2004 et 2013, seuls 33 obtiennent, à
l'occasion de la publication de leur première note supérieure ou égale à 9, un succès public
supérieur à ce qu'ils avaient connu auparavant 8. Se côtoient dans cette liste des artistes déjà
consacrés (Radiohead, Fiona Apple, etc.), d'autres qui le seront rapidement après leur apparition
dans Pitchfork (Arcade Fire, Sufjan Stevens, etc.) et enfin des artistes dont le public restera très
restreint (Danielson, Les Savy Fav, etc.).
Mais ce qui rend surtout le « Pitchfork effect » insaisissable, c'est le fait que les prises de position
du webzine (et de la critique en général) s'inscrivent dans un système d'agents et d'opérations de
manipulation et de production de la valeur de ces biens symboliques (Bourdieu, 2013, p.14) que
sont les disques9. Tout d'abord, les stratégies de production, de promotion et de distribution des
maisons de disques interviennent également dans le processus qui relie les biens musicaux à leurs
consommateurs. La production musicale elle-même - son fond et sa forme - s'inscrit dans
l'histoire du champ musical et y occupe une position qui la rend plus ou moins susceptible de
toucher telle ou telle catégorie d'auditeurs. Enfin, Pitchfork n'est jamais le seul média à évaluer
un artiste ou une œuvre particulière ; d'autres émettent des discours critiques, et sont eux-mêmes
plus ou moins reconnus, plus ou moins avant-gardistes, etc. Il est donc pratiquement impossible
d'identifier l'effet propre des jugements de Pitchfork.
L'inscription de Pitchfork dans une sorte de « chaîne de prescription » est d'ailleurs observée par
certains agents du champ musical. Martin Hall, qui était attaché de presse du label Merge lors de
8
Mesuré à partir du classement des ventes de disques « Billboard 200 » (comptage personnel).
9
« L’artiste qui fait l’œuvre est lui-même fait, au sein du champ de production, par tout l’ensemble de ceux qui
contribuent à le ‘‘découvrir’’ et à le consacrer en tant qu’artiste ‘‘connu’’ et reconnu » (Bourdieu, 1998, p.280).
Mais en consacrant l’artiste, ceux-ci s’approprient en retour une partie de son capital symbolique : dans cette
économie de la croyance, le crédit circule de manière circulaire.
15
la sortie du premier album d'Arcade Fire, témoigne ainsi :
« Quitte à jouer les révisionnistes, je vais vous affirmer que la plus importante pièce du
puzzle a été apportée par le New York Times en septembre 2004. Ils ont fait un article qui
a ouvert la voie à tous les autres média, jusqu'au mainstream, jusqu'à des gens qui
n'avaient peut-être pas idée de l'existence même de Pitchfork. Mais en revanche, et il faut
rendre à César ce qui lui appartient, je vous affirme que c'est la chronique de Pitchfork qui
a convaincu les gens du New York Times de mettre en avant Arcade Fire. » [32]
De même, dans le cas du groupe Tapes'n Tapes, Pitchfork n'est pas le premier média à formuler
une critique positive de leur premier album. Plusieurs blogs musicaux, comme Music for Robots,
Gorilla vs Bear ou Brooklyn Vegan, l'avaient déjà fait dans les semaines précédentes. A cette
époque, les places pour les concerts du groupe étaient en fait déjà vendues lorsque Pitchfork a
publié sa chronique [30]. Par ailleurs, Schreiber affirme découvrir beaucoup de nouveautés en
lisant quotidiennement de nombreux blogs musicaux, dont Stereogum, Gorilla vs Bear,
Largehearted Boy ou MBV [28]. On voit ainsi se dessiner une chaîne de prescription qui relierait
en amont les blogs les plus avant-gardistes et confidentiels aux médias de grande consommation
en aval (télévision nationale, presse masculine ou féminine, etc.), avec dans des positions
intermédiaires un webzine spécialisé extrêmement reconnu dans le monde de la musique
indépendante comme Pitchfork, puis des grands quotidiens nationaux généralistes, reconnus dans
l'ensemble du champ intellectuel, comme le New-York Times ou le Los Angeles Times10. Pitchfork
joue certainement un rôle important dans la construction des goûts et des schèmes de
classements, mais ce rôle s'inscrit dans une configuration de prescripteurs. Son pouvoir s'établit
selon les rapports de force qui structurent le champ de la critique rock. Il s'inscrit plus largement
dans le système des agents de manipulation et de production de la valeur de la musique rock maisons de disques, distributeurs, etc. - et ne s'exerce à l'extérieur que sous une forme réfractée 11.
Pour rendre compte du poids de Pitchfork à l'intérieur du champ de la critique rock, on peut
prendre au sérieux Scott Plagenhoef, rédacteur en chef du webzine, lorsqu'il remarquait au début
de l'année 2010 que le classement des meilleurs disques de l'année du journal The Village Voice,
intitulé le « Pazz & Jop », comprenait parmi les 13 premiers 11 disques appartenant aussi au
10 Dans un état du système des agents de production de la valeur artistique dominé par une instance unique et
monopolistique, une « banque centrale du capital symbolique », comme dans le cas du système académique, les
croyances forment un « réseau de croyances croisées et interconnectées » (Bourdieu, 2013a, p.223 et 244). Mais
dans un champ de la critique marqué par les rapports de force et la concurrence, des hiérarchies et une logique
diacritique, les relations de croyance se font plus souvent orientées, asymétriques voire unilatérales : il est donc
peut-être plus juste de parler de « chaîne » pour décrire la circulation des croyances et des prescriptions.
11 La constitution de Pitchfork en oracle relève d'ailleurs en partie de la prophétie auto-réalisatrice : en créditant
Pitchfork de son pouvoir de prescription, les agents du champ de la critique, les agents du champ de production
musicale et les consommateurs modifient leurs comportements et leurs stratégies en conséquence et contribuent
ainsi à faire advenir ce qui n'est à l'origine qu'une croyance.
16
classement de fin d'année de Pitchfork, suggérant ainsi – non sans provocation - que les critiques
consultés par le Village Voice s'inspiraient du webzine pour construire leurs hiérarchies. Le
« Pazz & Jop », apparu en 1971, est réalisé à partir d'un sondage auprès de plusieurs centaines de
critiques musicaux : il peut donc être considéré comme le reflet du goût modal des critiques
étatsuniens. Lorsqu'on construit un indicateur de similarité entre les « Pazz & Jop » et les
classements des meilleurs disques de Pitchfork pour les années 2000 à 2013 12, on observe une
augmentation relativement régulière de la ressemblance entre les deux classements (voir Figure
3).
Figure 3 – Degré de similarité entre le « Pazz & Jop » et le classement de Pitchfork
1,4
1,2
1,0
0,8
0,6
0,4
0,2
0,0
2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013
Plusieurs interprétations concurrentes sont envisageables : soit Pitchfork s'est rapproché du goût
modal, ce qui tendrait à montrer que ses prises de position ont évolué en s'éloignant du pôle le
plus avant-gardiste du champ de la critique ; soit le goût modal s'est rapproché de celui exprimé
par Pitchfork, ce qui indiquerait que le webzine est parvenu à imposer ses schèmes d'analyse et
de classement à l'ensemble du champ de la critique ; soit enfin il y a un mouvement de
convergence du « Pazz & Jop » et de Pitchfork vers le goût modal actuel, i.e. un affaiblissement
de la polarisation du champ de la critique.
Essayons maintenant d'objectiver l'évolution du goût modal et de celui de Pitchfork, en
comparant plusieurs indicateurs calculés pour le « Pazz & Jop » et pour la liste des 50 disques les
12 Cet indicateur de similarité est obtenu, pour une année donnée, en divisant le nombre d'albums communs aux
deux classements par le produit des tailles des deux classements, puis en le multipliant par 100. Par exemple, en
2001, le classement de Pitchfork compte 20 disques et le « Pazz & Jop » 50, et le nombre de disques communs
aux deux classements est de 6 : l'indice de similarité est donc de 6x100/(20x50) = 0,600. Le nombre d'albums
classés par Pitchfork varie entre 20 et 50 selon les années, alors que la taille du « Pazz & Jop » peut atteindre
plusieurs centaines d'albums. On n'a donc systématiquement pris en compte que les 50 premiers du « Pazz &
Jop » pour limiter le déséquilibre entre les tailles des deux classements.
17
mieux notés par Pitchfork chaque année 13 :
•
les parts relatives de nouveaux artistes et d'artistes établis, à partir des proportions de
premiers albums et d'albums de rang supérieur ou égal à quatre dans la carrière de
l'artiste ;
•
le degré de consécration des artistes défendus, à partir de la proportion d'albums de rang
supérieur ou égal à deux qui sont apparus dans le « Billboard 200 » ou dans le « Top
Independent Albums14 » avant de faire partie des listes du Village Voice ou de Pitchfork ;
•
la part de la musique indépendante, mesurée par la part de disques étiquetés comme
« alternative » dans l'encyclopédie musicale en ligne « AllMusic ».
La liste des 50 disques les mieux notés par Pitchfork n'étant disponible que depuis 2003 15, la
période étudiée s'étend de 2003 à 2013. Cette restriction n'en est pas vraiment une dans la mesure
où Pitchfork ne semble acquérir une position incontournable dans le champ de la critique rock
qu'à partir de 2004 : l'exemple le plus répandu du « Pitchfork effect » (Arcade Fire) date de cette
année (le plus ancien de l'année précédente), de même que les premiers articles de presse
consacrés au webzine.
La part des albums produits par des artistes à la carrière déjà bien établie augmente légèrement au
cours de la période 2003-2013 (Figure 4), un plus plus nettement pour le « Pazz & Jop » (de 46 à
59 %) que pour Pitchfork (de 35 à 45 %). Parallèlement, la part de nouveaux artistes diminue,
avec des niveaux identiques pour le « Pazz & Jop » et Pitchfork en début et en fin de période.
Mais la baisse est concentrée entre 2004 et 2006 ; et de 2006 à 2011, la liste de Pitchfork comporte
plus de premiers albums que le « Pazz & Jop ».
13 On a ainsi une image du goût exprimé dans Pitchfork tout au long de l'année, en amont du vote des journalistes
musicaux étatsuniens.
14 Le « Top Independent Albums » est le classement des meilleures ventes - physiques et digitales – d'albums de
musique indépendante aux États-Unis : il prend en compte les artistes qui ne sont pas sous contrat avec une
major. Il est publié chaque semaine par le Billboard magazine depuis 2000.
15 Sur le site http://www.albumoftheyear.org/
18
Figure 4 – Evolution de la part de premiers albums et d'albums de rang 4 ou plus
70
60
50
40
P&J - lp 4 et +
P4K - lp 4 et +
P&J - lp 1
P4K - lp 1
30
20
10
0
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
Lecture : P&J= »Pazz & Jop » ; P4K=Pitchfork ; lp 4 et +=album de rang 4 ou supérieur; lp 1=premier album ; les
valeurs ont été calculées par la technique des moyennes mobiles
La part des artistes dont un album s'est déjà classé dans le « Billboard 200 » au moment de leur
apparition dans les listes du « Pazz & Jop » et de Pitchfork augmente entre 2003 et 2013 (Figure
5), plus fortement pour Pichfork (de 17 à 30%) que pour le « Pazz & Jop » (de 48 à 54 %). La
différence s'inverse avec le « Top Independent Albums » : les niveaux augmentent plus nettement
pour le « Pazz & Jop » (de 18 à 37 %) que pour Pitchfork (de 16 à 22 %).
19
Figure 5 – Part des albums dont les auteurs sont déjà apparus dans le « Billboard 200 » ou le « Top
Independent Albums »
70
60
50
P&J - Billboard
P4K - Billboard
P&J - Top Indep
P4K - Top Indep
40
30
20
10
0
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
Lecture : P&J= »Pazz & Jop » ; P4K=Pitchfork ; Billboard=Billboard 200 ; Top Indep=Top Independent Albums ;
les valeurs ont été calculées par la technique des moyennes mobiles
Le premier constat est que Pitchfork exprime des goûts systématiquement plus avant-gardistes
que le goût modal des critiques étatsuniens. Cela n'est guère étonnant dans la mesure où la ligne
éditoriale de Pitchfork consiste notamment à exclure une grande partie de la musique
« mainstream ».
Ensuite, le goût modal des critiques étatsuniens et celui exprimé par Pitchfork semblent tout
deux évoluer en s'éloignant de l'avant-garde du champ de production musicale. La tendance est
plus accentuée pour le « Pazz & Jop » si l'on observe le « Top Independent Albums » et pour
Pitchfork si l'on observe le « Billboard 200 ». On peut donc considérer que le goût modal s'est
ouvert à la musique indépendante consacrée, quand celui de Pitchfork accorde plus de crédit à la
musique « mainstream », ce qui semble aller dans le sens d'un mouvement de convergence entre
Pitchfork et le goût modal, i.e. d'un affaiblissement de la polarisation du champ de la critique
rock étatsunienne. Mais une interprétation légèrement différente est également envisageable : les
nouveaux artistes défendus par Pitchfork dans la première moitié des années 2000, notamment
ceux souvent cités pour illustrer le « Pitchfork effect » (Arcade Fire, etc.), ont obtenu un large
succès critique et public, entraînant la consécration d'une frange de la musique rock
« indépendante ». Ce serait alors bien le goût de Pitchfork qui se serait imposé à l'ensemble de
l'espace critique, au champ de production musicale et à une partie relativement importante du
public.
20
« Die, Pitchfork, Die ! » : De la consécration à la contestation
Au delà de la reconnaissance du pouvoir prescriptif de Pitchfork par les agents du champ
musical, le webzine suscite de nombreuses attaques et critiques. Celles-ci adoptent parfois un ton
violent, comme dans l'article intitulé « Die, Pitchfork, Die ! » publié en 2006 dans le journal en
ligne Slate. La même année, Bill Baird, musicien dans le groupe Sound Team, filme un
mannequin auquel il accroche une pancarte portant le nom de son groupe, le transperce à coups
de fourche16, le jette du haut d'une falaise puis le brûle, avant de poster sur Youtube la vidéo qui
s'achève par la simple incrustation des mots « Thank You »17 ; et cela en réaction à la note de 3,7
que Pitchfork vient de donner à l'album de Sound Team [4]. D'autres s'essaient à l'humour : en
2004, plusieurs employés du label Sub Pop, dont son directeur marketing, ont ainsi
temporairement proposé sur le site internet du label un pastiche de Pitchfork intitulé
« Popdork18 ». La même année est créé le site « Rich Dork19 », parodiant le style de Pitchfork et
sous-titré « pretentious unreadable crap + why we're smarter than you + stories that go
nowhere + failed grad school applications + more trendy crap 20 ». Un autre site, aujourd'hui
disparu, proposait un générateur automatique de chroniques de Pitchfork. Un article du journal
satirique The Onion intitulé « Pitchfork Gives Music 6.8 » explique que Ryan Schreiber affirme
dans une chronique sur « la musique » que celle-ci est « prometteuse mais laisse sur sa fin » [10].
Une entrée d'encyclopédie satirique explique que Pitchfork n'est que le meneur malfaisant de la
« Corrupt Indie Machine » [68], quand une autre affirme que les journalistes du webzine notent
les albums en fonction de leur distance par rapport à Portland (Oregon) et écrivent leurs
chroniques en traduisant celles de Spin en cyrillique, puis en portugais, puis en anglais, pour
éviter les accusations de plagiat [69]. Enfin, plusieurs blogueurs proposent des analyses
quantitatives détaillées des notes accordées par Pitchfork [voir par exemple 67].
Quelle que soit leur forme, indignée et/ou parodique, ou leur contenu, ces contestations
traduisent la position dominante acquise par Pitchfork dans le champ musical. Mais, étudiées de
plus près, elles révèlent aussi les enjeux propres au champ de la critique rock et les principes
d'opposition qui le structurent.
« Those guys are working in the great, uncleared forest » : Les compétences spécifiques
légitimes comme enjeu de lutte
Une première série de critiques porte sur les compétences des rédacteurs de Pitchfork. C’est tout
16 En anglais « pitchfork ».
17 http://youtu.be/4qaIrxuSN84 (page consultée le 27 février 2014)
18 « dork » pouvant être traduit par « crétin ».
19 http://www.somethingawful.com/fakesa/richdork/ (site consulté le 27 février 2014)
20 Soit « conneries prétentieuses et illisibles + pourquoi nous sommes plus intelligents que vous + histoires qui ne
mènent nulle part + candidatures ratées en second cycle + plus de conneries branchées »
21
d’abord le style de l’écriture qui est disqualifié : amateur, incompréhensible, vindicatif,
alambiqué, verbeux, snob, narcissique, prétentieux, pédant …, les commentateurs ne manquent
pas d’inspiration lorsqu’il s’agit d’en découdre avec la production écrite du webzine, qui serait,
selon Rob Harvilla, journaliste musical pour l’East Bay Express, « a dense, hugely overwritten,
utterly incomprehensible brick of critical fruitcake » [27]. De plus, les chroniques de Pitchfork
comporteraient régulièrement des erreurs factuelles, parfois corrigées a posteriori. Les analyses
des disques seraient en outre décontextualisées, ignorant les théories esthétiques ou la musicologie
[33], mais surtout l’histoire du champ musical :
« Their reviews tend toward opinion-wielding for its own sake. Pitchfork’s writers simply
aren’t old enough to be able to put an album in its context, so they opine freely, blissfully
ignorant of the past sixty years of rock history. If these guys would like to leave their world,
and especially go back in history, that’s much harder. They just haven’t heard enough
music. » [Robert Christgau, souvent surnommé le « doyen des rock critics », 40]
Ce sont donc les compétences individuelles des rédacteurs de Pitchfork qui sont ici mises en
cause. Mais le problème se situerait également à un niveau organisationnel, dans le manque (voire
l’absence) de travail éditorial dans le webzine.
« Those guys are working in the great, uncleared forest, free to grow without editing. » [Joe
Levy, rédacteur en chef à Rolling Stone, 40]
Ces lacunes se traduiraient notamment dans le fait qu’aucun des rédacteurs de Pitchfork ne serait
parvenu à imposer son nom, sa « plume », dans le champ de la critique rock.
Pour les responsables de Pitchfork, ce sont l’honnêteté, la passion et la capacité à la faire partager
au lecteur qui priment (voir « Prises de position et ethos critique », p.9). Mais ils reconnaissent
aussi l’importance des compétences rédactionnelles : au fil des années, le travail éditorial serait
devenu plus rigoureux, les chroniques plus systématiquement relues et corrigées [40], l’écriture à
la première personne a disparu [32], et les rédacteurs recrutés sont plus souvent des journalistes
qualifiés ayant travaillé dans la presse écrite (voir « Reconnaissance publique, professionnalisation
et diversification », p.7).
L’ensemble de ces critiques sont formulées en comparant plus ou moins explicitement les
caractéristiques de la production écrite de Pitchfork au travail journalistique : c’est le manque de
compétences journalistiques qui est pointé. Et on ne sera donc pas surpris de constater que la
plupart de ces discours émanent de journalistes musicaux professionnels, travaillant dans la presse
écrite traditionnelle. L’enjeu est ici la définition des compétences légitimes spécifiques dans le
champ de la critique rock (Bourdieu, 2013a, p.440). Il oppose des nouveaux venus, comme les
rédacteurs de Pitchfork, qui cherchent à construire une position fondée sur un ethos de
l’authenticité des jugements de goûts, à des journalistes établis qui défendent leur position en
mettant en avant l’ensemble des codes et des règles qui régissent une bonne pratique
22
journalistique21.
« Pitchfork was started with and still maintains that passion for music, but it wasn’t ever
backed with the journalistic ideal. » [Alex Baumgardner, journaliste pour Newcity
Magazine, 39]
« You used to have to go to journalism school to have credibility. » [David Hyman,
Addicted to Noise, 3]
Quant au fait qu'aucun rédacteur de Pitchfork ne soit véritablement reconnu individuellement
par ses pairs, elle manifeste le fait que le pouvoir de prescription est ici associé au webzine et non
aux journalistes qui y travaillent : Pitchfork est devenu une « griffe », dont le nom est à lui-seul
porteur d’un fort capital symbolique, propre à produire la valeur des chroniques publiées
(Bourdieu & Delsaut, 1975).
« The Tony Montana of music criticism » : Abus de pouvoir et éthique de responsabilité
Un second type de critique porte sur l’éthique de Pitchfork. Le pouvoir de prescription du site
est très important, il peut avoir un impact considérable sur la carrière des artistes. Ce pouvoir
devrait donc s’exercer avec prudence et parcimonie, en faisant preuve de « responsabilité » [13].
Au contraire, Pitchfork est accusé d’abuser de son pouvoir, de faire preuve de « violence
gratuite » pour affirmer sa position dominante [32].
Interrogé sur ces éventuels abus de pouvoir, Schreiber s’en défend de plusieurs manières. Tout
d’abord, s’il reconnaît avoir pris plaisir à « tomber sur les personnes qui le méritaient » durant les
premières années du site [26], il affirme tenir maintenant compte du fait que les chroniques
publiées « peuvent affecter directement les artistes » [1]. Cependant, on ne pourrait tenir le site
pour responsable de ce qui se passe après la publication [32] : le « Pitchfork effect » n’aurait qu’un
impact modéré et c’est la qualité des artistes qui déterminerait avant tout leur succès [28]. La
responsabilité de Pitchfork serait donc limitée.
Un second registre de défense de Schreiber oppose l’éthique de responsabilité à l’ethos de
Pitchfork (voir « Prises de position et ethos critique »). L’honnêteté de la critique musicale ne doit
souffrir aucune contrainte, i.e. le travail de commentaire doit s’exercer de manière autonome par
rapport aux artistes. Il s’agit donc pour Schreiber d’opposer à la responsabilité vis-à-vis des
artistes la responsabilité vis-à-vis des lecteurs.
« It's difficult. On a personal level, I feel bad. But on a journalistic level, I don't. It's
important for us to be as completely honest as we possibly can. » [26]
On retrouve donc ici formulée en termes de responsabilité l’opposition entre deux positions
21 Cet antagonisme met aussi au jour la situation du champ de la critique rock à l'intersection du champ musical et
du champ journalistique, en tension entre ces deux univers dont l'équilibre des forces varie au fil de l'histoire du
champ de la critique.
23
concurrentes du champ de la critique rock, marquées par un rapport différent à l’autonomie.
« A cess pit of elitism and holier-than-thou indie cool »: Snobisme et stratégies de
domination
Une troisième série de critiques à l’encontre de Pitchfork consiste en des accusations d’élitisme et
de cynisme. Le site manifesterait ostensiblement sa supériorité par rapport au public ou à ses
concurrents, voire entretiendrait volontairement cette apparente supériorité pour asseoir sa
position dominante, par diverses stratégies. Il emploierait ainsi à dessein des avis excessivement
tranchés ainsi qu’un système complexe de notation des disques 22 [29]. De même, il concentrerait
ses discours sur le pôle le plus « indépendant » du champ de production musicale pour éloigner
les amateurs de musique plus « mainstream » et se distinguer de cette frange du public ; cette
stratégie se combinerait à l’utilisation du sarcasme, d’opinions implicites et de références peu
accessibles aux non-initiés [63]. Cette vision intentionnaliste du travail de Pitchfork postule
même parfois que le site prendrait épisodiquement des prises de position surprenantes pour
introduire de l’incertitude dans leur discours critique et augmenter ainsi la distance entre leur
discours et celui du public [17]. Cette distance serait également entretenue par l’absence pour le
lecteur de la possibilité de commenter les chroniques de disques, au contraire de nombreux sites
internet.
Par ailleurs, alors que l'on crédite Pitchfork de la capacité à faire accéder de nombreux artistes à
une existence sociale par la visibilité qu’il leur offre, le webzine ne serait pas en réalité le véritable
découvreur de ces artistes. Ce sont les blogs qui formeraient un premier filtre, grâce auquel
Pitchfork choisirait de soutenir les musiciens bénéficiant des avis les plus favorables [4, 32].
Sur ces sujets également, Schreiber dispose de quelques arguments. Tout d’abord, il prétend être
moins élitiste que l’image qu’on lui prête, soutenu en cela par sa femme :
« He doesn't hate you if you love Celine Dion. I mean, he might not hire you. But he
won't judge. » [26]
Mais surtout, l’élitisme serait inhérent à une ligne éditoriale exigeante, qui « ne se contente pas du
banal » [12]. Cette exigence s'appuie sur la liberté accordée aux rédacteurs « à porter loin leurs
convictions » [32], auxquels le système de notation permet d’exprimer une opinion personnelle
avec précision, de « s’engager » [12]. Schreiber concède cependant que la précision des notes
relève aussi de son rapport obsessionnel à la musique [32] et, initialement, d’une volonté de se
distinguer des autres publications [28].
22 Les disques sont notés sur une échelle allant de 0 à 10, avec une précision au dixième de point. Le degré de
précision extrême de ce « dispositif de jugement » (Karpik, 2009) aurait donc ici paradoxalement pour
conséquence d'augmenter l'incertitude sur la valeur des œuvres évaluées et de mettre en question la confiance
dans les jugements.
24
Si l’on peut discuter du fondement intentionnaliste des critiques, elles sont le reflet du
fonctionnement propre au champ de la critique rock. Le « snobisme » se comprend en adoptant
une approche relationnelle des relations entre les agents : les prises de position « snobs » émanent
invariablement des agents situés au pôle avant-gardiste du champ de la critique, et sont
considérées comme telles par ceux situés au pôle le plus conservateur. C’est la structure des
positions relatives des différents agents qui est à l’origine des oppositions esthétiques et éthiques
qui traversent l’espace (Bourdieu, 1998, p.379).
La question de la distance entre le discours des journalistes et celui du public est également une
manifestation du fonctionnement de l’espace, de la définition de ses frontières et du droit
d’entrée qui permet d’y accéder. Dans un domaine artistique comme celui de la musique rock, le
savoir ne nécessite pas de formation institutionnalisée, il est largement disponible et facilement
mobilisable, d’autant plus avec la multiplication des sources d’informations sur internet : la
frontière entre experts et profanes est a priori relativement floue (Bonnet, 2004). De plus, jusque
dans les années 1990, il était à peu près indispensable d’être recruté dans un magazine ou un
journal pour être en mesure d’exprimer publiquement un discours critique sur la musique ; mais
le développement des blogs permet à un nombre beaucoup plus élevé de personnes d’espérer voir
ses prises de position connues et reconnues d’un public plus ou moins large. Les frontières du
champ de la critique sont donc l'enjeu de luttes de plus en plus présentes et indécises entre les
agents qui font partie du champ et ceux qui aspirent à y entrer.
La controverse sur la priorité des découvertes de nouveaux artistes renvoie quant à elle à la
structure des « chaînes de prescription » évoquées précédemment : à une extrémité de la chaîne se
trouvent notamment des blogs très spécialisés, alors que Pitchfork se situe en aval avec une ligne
éditoriale plus généraliste.
Pitchfork a ainsi pu construire une nouvelle position - à l’avant-garde du champ de la critique, i.e.
rock contre et par rapport aux magazines spécialisés établis – en bénéficiant de la relative
ouverture des frontières liée au développement d’internet. Mais son succès le pousse vers une
avant-garde consacrée et sa domination se voit remise en question par la multiplication de
nouveaux entrants (webzines et blogs) plus avant-gardistes : c’est le processus de vieillissement
social associé à la dynamique des champs. Si Schreiber lui-même reconnaît que Pitchfork est
devenu plus « mainstream » qu’il ne l’aurait imaginé [28], cette critique est cependant peu
présente dans les commentaires sur le webzine, y compris parmi les nouveaux entrants. C’est
d’autant plus notable que cette accusation constitue une stratégie aisée et répandue de
disqualification des producteurs de biens symboliques qui accèdent au succès temporel. Cela
pourrait révéler le fait que le vieillissement social de Pitchfork s’accompagne d’une
professionnalisation de son activité critique – plus « sérieuse » et plus généraliste - mais pas d’une
modification significative de ses prises de position esthétiques.
25
La tentative d’objectivation de l’évolution des prises de position de Pitchfork (voir « Pouvoir de
prescription et production de la croyance », p.14-17) montre que le poids des nouveaux artistes
parmi l’ensemble des artistes évalués positivement a relativement peu diminué et reste important.
Mais on constate aussi que la part des artistes déjà consacrés dans le « Top Independent Albums »
ou dans le « Billboard 200 » lorsque Pitchfork chronique positivement leur album a augmenté
régulièrement depuis le début des années 2000 : la consécration de Pitchfork et celle des artistes
que le site défend sont inextricablement liées.
« By the time a publishing cycle happens now, the Internet is already done with the story »:
Papier vs internet
Au-delà de l’analyse de la trajectoire de Pitchfork et de son pouvoir de prescription, le cas de ce
webzine invite à réfléchir aux conséquences du développement d’internet dans le champ de la
critique. La multiplication de sites internet dédiés au discours sur la musique et les spécificités du
format de publication sur ces supports ont en effet profondément modifié l’équilibre des forces
en présence dans la presse musicale.
Une première différence majeure entre presse papier et presse sur le web réside dans leur
temporalité de publication. Aux États-Unis, la plupart des magazines spécialisés dans la musique
sont mensuels - ou bi-mensuels (Rolling Stone). Au Royaume-Uni, les hebdomadaires – comme le
New Musical Express ou le Melody Maker (aujourd’hui disparu) - sont historiquement plus
nombreux. Un site internet tel que Pitchfork est quant à lui actualisé quotidiennement, voire en
temps réel. Sa réactivité pour rendre compte des « news » ou des sorties de disques est donc sans
commune mesure avec celle des magazines papier, qui ne peuvent publier ces informations
« chaudes » que plusieurs jours, voire plusieurs semaines après leur publicisation. Le risque est
alors qu’elles ne présentent plus guère d’intérêt pour un public qui s’est déjà informé à d’autres
sources. Il faut aussi souligner que les publications sur internet ne sont pas seulement le vecteur
de l’instantanéité des « news » ; loin d’en accompagner l’obsolescence, elles peuvent en réalité
avoir une dimension archivistique. Pitchfork est ainsi rapidement devenu l’une des encyclopédies
les plus complètes sur le rock indépendant.
Les sites internet ont en outre la possibilité de diversifier leurs contenus, en particulier en
proposant des vidéos - clips, captations de concerts, documentaires ou interviews – ou l’écoute
immédiate de la musique qu'ils commentent, ce qui est inaccessible à la presse papier 23. Alors que
la lecture de la presse spécialisée a été pendant plusieurs décennies la première source
d’information sur la production musicale, souvent en amont des possibilités d'écoute (sur disque
ou en concert), le public peut maintenant avoir accès via internet à la musique en même temps
qu’aux informations et commentaires sur la musique.
23
Même si les magazines s’accompagnent parfois de compilations sous forme de CD.
26
Par ailleurs, on oppose souvent (y compris parmi les journalistes musicaux) le support
numérique, sur lequel le public chercherait des contenus de format court, rapidement lus au fil de
la navigation sur le web, et le support papier, sur lequel le public accepterait de prendre plus de
temps, pour lire des articles plus longs. A cette opposition s’en superpose une autre, entre les
qualités esthétiques et plastiques potentielles des magazines papier (maquette, photographies) et
l’apparence plus rudimentaire des webzines. Si l’on peut discuter du bien-fondé de cette double
dichotomie, elle est relativement structurante dans les discours des journalistes musicaux. En ce
sens, le salut de la presse papier pourrait venir de la focalisation du contenu éditorial sur des
articles longs et denses en analyses « à froid », faisant un pas de côté par rapport au flux continu
des nouveautés, et mettant l’accent sur le magazine en tant qu’objet, digne d’être apprécié en tant
que tel par son lecteur.
Mais il existe une autre distinction, fondamentale, entre les magazines papier et les magazines en
ligne : celle de leur économie. Dave Itzkoff, ancien journaliste à Spin, explique ainsi :
« The trouble we had at Spin was that although there were still new and emerging indierock acts worth getting excited about, none would ever be big enough to sell a magazine
that had to reach half a million consumers every month just to stay alive. [...] Pitchfork
thrives in this new climate – it took the model and the voice of a print publication to the
Internet, where it could cultivate a small but influential readership and write about music
in any form and at any length it wanted. » [3]
Ce point de vue sur la presse musicale est partagé du côté de l'édition en ligne :
« Who they would put on the covers, for example, would be tied to who's going to sell the
most issues. And for us, it's like we get to have a different cover every single day - because
we have five record reviews a day - so we're able to give the same type of treatment to the
White Stripes and Radiohead as we do to brand new emerging artists. » [Schreiber, 7]
Les coûts et les enjeux économiques sont très différents d'un support à l'autre, impliquant une
plus grande hétéronomie pour les magazines spécialisés papier, quand les webzines peuvent plus
facilement survivre avec un lectorat de niche. Mais, on l'a vu, le succès n'est pas totalement sans
effet sur la ligne éditoriale d'un webzine tel que Pitchfork : le modèle économique est
déterminant, mais la structure des positions dans le champ de la critique rock l’est également.
27
Bibliographie
Bonnet, E. 2004. Les critiques gastronomiques : quelques caractéristiques d'une activité experte.
Sociétés contemporaines 53 (1): 135-155.
Bourdieu, P. 1998. Les règles de l'art. Seuil.
Bourdieu, P. 2013a. Manet, une révolution symbolique: cours au Collège de France (1998-2000).
Seuil : Raisons d'agir.
Bourdieu, P. 2013b. Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975. Actes de la recherche en
sciences sociales 200 (5): 4-37.
Bourdieu, P., Y. Delsaut 1975. Le couturier et sa griffe: contribution à une théorie de la magie.
Actes de la recherche en sciences sociales 1 (1): 7-36.
Étienne, S. 2003. «First & Last & Always». Les valeurs de l'éphémère dans la presse musicale
alternative. Volume! La revue des musiques populaires 2 (1).
Jouvenet, M. 2006. Comment être dans les bacs ? Professionnalisation et authenticité dans le
monde de la musique rap. In Mauger, G. (dir.) L’accès à la vie d’artiste : sélection et consécration
artistiques. Editions du Croquant : 199-236.
Karpik, L. 2009. Éléments de l’économie des singularités. In Steiner, P. et Vatin, F. Traité de
sociologie économique. Paris: PUF.
Lindberg, U., G. Gudmundsson, M. Michelsen, H. Weisethaunet 2005. Rock Criticism from the
Beginning: Amusers, Bruisers And Cool-Headed Cruisers. Peter Lang Publishing Inc.
Mauger, G. (dir.) 2006a. Droits d’entrée. Modalités et conditions d’accès dans les univers artistiques.
Paris : Maison des sciences de l’homme.
Mauger, G. (dir.) 2006b. L’accès à la vie d’artiste : sélection et consécration artistiques. Bellecombeen-Bauges : Ed. du Croquant.
Naulin, S. 2010. Qui prescrit aux prescripteurs ? Place et rôle des attachées de presse dans la
construction de la prescription des critiques gastronomiques. Terrains & travaux 17(1) : 181-196.
Sapiro, G. 2003. Autonomie esthétique, autonomisation littéraire. In Encrevé, P. et Lagrave, RM. (dir.) Travailler avec Bourdieu. Champs-Flammarion : 289-296.
Watson, M.R., N. Anand 2006. Award Ceremony as an Arbiter of Commerce and Canon in the
Popular Music Industry. Popular Music 25(1) : 41-56.
Sources
[1] Bertin, Pascal, 2013, « Musique : Pitchfork, le petit blog indé devenu le site de référence », Tsugi, 25 octobre,
http://www.tsugi.fr/magazines/2013/10/25/pitchfork-blog-inde-media-majeur-1873
28
[2] Lindvall, Helienne, 2010, « Behind the music: An interview with Pitchfork founder Ryan Schreiber », The Guardian Music
Blog, 21 octobre, http://www.theguardian.com/music/musicblog/2010/oct/21/interview-pitchfork-founder-ryan-schreiber
[3] Itzkoff, Dave, 2006, « The Pitchfork Effect », Wired, 14 septembre (ex-editor at Spin),
http://www.wired.com/wired/archive/14.09/pitchfork.html
[4] Shaer, Matthew, 2006, « Die, Pitchfork, Die! », Slate, 28 novembre,
http://www.slate.com/articles/arts/music_box/2006/11/die_pitchfork_die.html
[5] Keely, Jason, 2013, « Ryan Schreiber », Bloomberg Link, >july, http://www.bloomberglink.com/people/ryan-schreiber/
[6] « Music Site Pitchfork to Launch Quarterly Print Magazine », Billboard, 22 novembre 2013,
http://www.billboard.com/biz/articles/news/5800642/music-site-pitchfork-to-launch-quarterly-print-magazine
[7] Ryssdal, Kai, 2013, « Pitchfork CEO: Reviewing music in a digital age », Marketplace, 18 juillet,
http://www.marketplace.org/topics/business/corner-office/pitchfork-ceo-reviewing-music-digital-age
[8] « The 2009 TIME 100 Finalists : Ryan Schreiber », Time,
http://content.time.com/time/specials/packages/article/0,28804,1883644_1883653_1885468,00.html
[9] Williams, Andrea, 2013, « So what do you do, Ryan Schreiber, founder and CEO of Pitchfork ? », Mediabistro, 13 février,
http://www.mediabistro.com/So-What-Do-You-Do-Ryan-Schreiber-Founder-and-CEO-of-Pitchfork-a11756.html
[10] « Pitchfork Gives Music 6.8 », The onion, 10 septembre 2007, http://www.theonion.com/articles/pitchfork-gives-music68,2278/
[11] Solomon, Benjamin, 2013, « Pitchfork's Ryan Schreiber on TuneIn, Photoshop Express », Vanity Fair, 10 septembre,
http://www.vanityfair.com/culture/my-phone/2013/09/ryan-schreiber-pitchfork-phone-apps
[12] Horner, Al, 2011, « The 405 meets Ryan Schreiber, the man behind Pitchfork », The 405, 2 Septembre,
http://thefourohfive.com/news/article/the-405-meets-ryan-schreiber-the-man-behind-pitchfork
[13] Wilmoth, Charlie, « All Y'All Haters », Dusted Magazine, http://www.dustedmagazine.com/features/651
[14] Joseph, Damian, 2008, « Indie Music's Hipster Heaven », Bloomberg Businessweek, 22 avril,
http://www.businessweek.com/stories/2008-04-22/indie-musics-hipster-heavenbusinessweek-business-news-stock-market-andfinancial-advice
[15] Hopper, Jessica, 2011, « Gossip Wolf: The last of Pitchfork’s local editorial staff heads to Brooklyn », Chicago Reader, 15
décembre, http://www.chicagoreader.com/chicago/pitchfork-guilty-pleasures-nastanovich-galactic-zoo-mix-tape/Content?
oid=5187932
[16] Chase, Brett, 2007, « Ryan Schreiber », Chicago Business, 3 novembre,
http://www.chicagobusiness.com/article/20071103/ISSUE02/100028797
[17] Farrell, Henry, 2006, « The art mafia », Crooked Timber, 9 octobre, http://crookedtimber.org/2006/10/09/the-art-mafia/
[18] Carles, 2011, « What is it like 2 work 4 Pitchfork? », Hipster Runoff, 3 août, http://www.hipsterrunoff.com/node/7046
[19] Radwanski, Adam, 2005, « Indie scenesters just say yeah to Pitchfork's picks », National Post, 6 septembre
[20] Kot, Greg, 2005, « Meet the tastemakers: The tremendous success of bands like The Arcade Fire is thanks in part to three
music nerds in a Chicago basement », National Post, 27 avril
[21] Maura, 2006, « Slate’s Pitchfork Take-Down Gets A 4.7 », Idolator, 28 novembre, http://www.idolator.com/217619/slatespitchfork-take-down-gets-a-4-7
[22] Nagy, Evie, 2013, « Pitchfork to launch $19.96 print publication, "The Pitchfork Review" », Fast Company, 21 novembre,
http://www.fastcompany.com/3021979/pitchfork-to-launch-print-publication-the-pitchfork-review
[23] Powers, Kemp, 2005, « Rock snob : Ryan Schreiber », Chicago Business, 28 janvier,
http://www.chicagobusiness.com/article/20050128/PAGES/1700
[24] Loerzel, Robert, 2013, « Guess who was Pitchfork's first employee », Chicago Business, 15 juillet,
http://www.chicagobusiness.com/article/20130713/ISSUE01/307139979/guess-who-was-pitchforks-first-employee
[25] Dahnke, Sarah, 2006, « The Interview: Pitchfork Media's Ryan Schreiber », Chicagoist, 10 mars,
http://chicagoist.com/2006/03/10/the_interview_pitchfork_medias_ryan_schreiber.php
29
[26] Freedom du Lac, J., 2006, « Giving Indie Acts A Plug, or Pulling It », Washington Post, 30 avril,
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2006/04/28/AR2006042800457.html
[27] Harvilla, Rob, 2004, « Pitchfork's Progress. Does the influential e-zine represent the New Rock Critic Order? », East Bay
Express, 19 mai, http://www.eastbayexpress.com/oakland/pitchforks-progress/Content?oid=1074149
[28] Bécard, Thomas, 2009, « Pitchfork, le baromètre de la scène indé », Télérama, 22 juillet,
http://www.telerama.fr/musique/pitchfork-le-barometre-de-la-scene-inde,45495.php
[29] « I liked this essay before it was cool », Chris and Jan's Exploration Into Contemporary Music, 29 mai 2011,
http://wuzumi.wordpress.com/2011/05/29/i-liked-this-essay-before-it-was-cool/
[30] Thomas, Lindsey, 2006, « The Pitchfork effect », Citypages, 14 juin, http://www.citypages.com/2006-06-14/news/thepitchfork-effect/
[31] Suddath, Claire, 2010, « How Pitchfork Struck a Note in Indie Music », Time magazine, 15 août,
http://content.time.com/time/magazine/article/0,9171,2007424,00.html
[32] Mansuy, Anthony, 2011, « Décimales, business et complotisme : contre-histoire de Pitchfork », VoxPop, no. 20,
http://dumdum.fr/magazine/clash/contre-histoire-de-pitchfork
[33] Beck, Richard, 2012, « Pitchfork, 1995–present: What did we do to deserve Pitchfork? », n+1 magazine, 19 janvier,
http://nplusonemag.com/54
[34] Harding, Cortney, 2008, « The indies : sales 2.0 », Billboard, 8 mars.
[35] Girdish, Jen, 2006, « Punk rock of ages », Washington City Paper, 4 août,
http://www.washingtoncitypaper.com/articles/33134/punk-rock-of-ages
[36] « Pitchfork : A Statistical Look at Their Ratings », Part-Time Music, 25 février 2010,
http://www.parttimemusic.com/2010/02/25/pitchfork-a-statistical-look-at-their-ratings/
[37] Ozga, Matthew, 2007, « Gauging the Pitchfork Effect », The Brooklyn Rail, 3 octobre,
http://brooklynrail.org/2007/10/music/gauging-the-pitchfork-effect
[38] Beaujon, Andrew, 2010, « Good news, music journalists! You can make up to 70K/year. », TBD.com, 14 décembre,
http://www.tbd.com/blogs/tbd-arts/2010/12/good-news-music-journalists-you-can-make-up-to-70k-year--5667.html
[39] Baumgardner, Alex, 2011, « Did Pitchfork Kill the Rock Critic? The changing landscape of music journalism », Newcity
Music, 14 juillet, http://music.newcity.com/2011/07/14/did-pitchfork-kill-the-rock-critic-the-changing-landscape-of-musicjournalism/
[40] Butler, Kiera, 2006, « Listen to this », Columbia Journalism Review, vol. 45, no. 1, pp. 53-56,
http://www.cjr.org/issues/2006/3/butler.asp
[41] Weiner, Jonah, 2009, « Spinning in the Grave. The three biggest reasons music magazines are dying », Slate, 28 juillet,
http://www.slate.com/articles/arts/culturebox/2009/07/spinning_in_the_grave.single.html
[42] Brownstein, Carrie, 2009, « Roundtable Discussion: The Role Of The Record Label », NPR, 16 novembre,
http://www.npr.org/blogs/monitormix/2009/11/roundtable_discussion_the_role_1.html
[43] Weidy, Brian, 2013, « Taking a dig at Pitchfork’s wordy reviews », U-Wire, 13 novembre.
[44] Losson, Christian, 2012, « Pitchfork remet le couvert », Libération, 1er novembre.
[45] Brochen, Philippe, 2011, « Pitchfork, la ligne rock indé », Libération, 27 octobre.
[46] Caramanica, Jon, 2011, « Pitchfork: Measuring the Growing Debate », New York Times Blogs, 15 juillet.
[47] Boyd, Brian, 2007, « A prod from Pitchfork can give a band a bounce », The Irish Times, 27 juillet.
[48] Boyd, Brian, 2006, « Pitchfork sticks it to bands out of favour », The Irish Times, 15 décembre.
[49] Cardew, Ben, 2010, « Pitchfork eyes a UK prong to revamped US website », Music Week, 30 octobre.
[50] « Le festival Pitchfork démarre demain », La Charente Libre, 31 octobre 2012.
[51] Cox, Ted, 2009, « Sharper by comparison As Lollapalooza gets bigger and more conventional, upstart Pitchfork festival
remains the true alternative », Chicago Daily Herald, 17 juillet.
30
[52] Hutsul, Christopher, 2005, « Pitchfork does its work in indie music industry », The Toronto Star, 19 décembre.
[53] McInnes, Paul, 2012, « Pitchfork Music festival Paris speaks the international language of indie », The Guardian, 8 novembre.
[54] Lynskey, Dorian, 2011, « Pitchfork Media commences its mission to become the most loved/loathed publication in
indiedom May », The Guardian, 14 juin.
[55] « Pitchfork separates the musical wheat from the pop chaff », The Guardian ,14 avril 2008.
[56] Blistein, Jon, 2011, « Pitchfork, LA Times Announce Major Music Staff Changes », Billboard.biz, 3 juin.
[57] Martens, Todd, 2007, « Indie Webstore Insound Back With Pitchfork », Billboard.biz, 2 mars.
[58] « Pitchfork Postpones Forms, Its New York Music Festival », Billboard.biz, 19 décembre 2011.
[59] Peoples, Glenn, 2010, « Business Matters: Guvera, Google, EMI, Pitchfork and more », Billboard.biz, 8 juillet.
[60] Weiss, Dan, 2012, « The Best Albums Pitchfork Hated This Year », The Village Voice Blogs, 18 décembre.
[61] Pierson, Davis, 2005, « Pitchfork has its finger on the pulse of indie rock », The Record, 16 mars.
[62] Riemenschneider, Chris, 2006, « The Pitchfork Uprising », Star Tribune, 10 septembre.
[63] Wilson, Carl, 2005, « Grow up Pitchfork. Indie bands have », The Globe and Mail, 22 janvier.
[64] McKinley Jr, James, 2011, « A New Kind of Pitchfork Coming to New York », The New York Times, 13 octobre.
[65] Perusse, Bernard, 2012, « Trust the man carrying Pitchfork », The Gazette, 6 novembre.
[66] Lapointe, Andrew, 2002, « A Spontaneous Explosion of Personality: Jim DeRogatis », rockcritics.com,
http://rockcritics.com/2013/07/03/from-the-archives-jim-derogatis-part-i-2002/
[67] « Pitchfork // A Statistical Look at Their Ratings », Part-Time Music, 25 février 2010,
http://www.parttimemusic.com/2010/02/25/pitchfork-a-statistical-look-at-their-ratings/
[68] « Pitchfork Media », Encyclopedia Dramatica, https://encyclopediadramatica.es/Pitchfork_Media
[69] « Pitchfork Media », Uncyclopedia, http://uncyclopedia.wikia.com/wiki/Pitchfork_Media#
31

Documents pareils