les Bouts du Monde

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les Bouts du Monde
Le bout du monde considéré comme un instant, un lieu diffus et étendu ou encore comme un sentiment… l’instant du demi-­‐tour Si le bout du monde est un lieu, alors il est précisément celui du demi-­‐tour. Il faut, là, ou plutôt à cet instant, être raisonnable, s’en retourner sur ses propres pas. Le bout du monde est un instant, occasionné par le heurt à un vide ou à une paroi. Le sol se dérobe ou se redresse exagérément. Au bout du monde, l’arrêt du corps est brutal, mais l’inertie du mouvement offre à la pensée, en exagérant la conformation des lieux, en l’épousant, un élan d’envol face au vide. L’inertie donne la force de pénétrer, gravir ou contourner l’obstacle qui se dresse. Surplombement ou franchissement mental de la paroi, le bout du monde invite à outrepasser les limites par l’intelligence et la rêverie. Le bout du monde excite, incite à l’exploration, à une compréhension étendue. Au bout du monde, comme dans quelques peintures très connues de Caspar David Friedrich, la silhouette du promeneur se découpe sur le vide et ainsi magnifie le paysage. La masse du personnage sombre paraît sous-­‐exposée à la lumière et met en tension extrême la trouée claire du paysage qui donne, au contraire, l’impression d’être surexposée. Ce contraste renforce l’aspect de vide en arrière-­‐plan et presque de vertige car, quand la couleur se dérobe, s’évanouit, on est au bord de la perte de l’équilibre. Au bout du monde, le vide prend un sens pictural de mise en tension entre deux mondes, entre deux lumières, deux palettes de couleurs, deux familles de matières, deux répertoires de formes. Ce qui appartient au tangible qui se trouve à nos pieds se mesure à ce qui est intangible à l’horizon. C’est un vide énergétique comme celui que l’on imagine entre les particules. Si le bout du monde est bien l’instant du vide, c’est aussi celui de l’infini. L’aspiration, l’attraction du vide ou de l’infini sont si puissantes qu’elles nous clouent au sol. En fait nous ne pouvons pas suivre le vide ou l’infini, mais leurs forces se manifestent quand la silhouette se détache : l’air, l’eau, la pierre ou les plantes se précipitent pour la soutenir ou l’engloutir. Le danger n’est pas écarté au bout du monde, loin de là… Ainsi l’instant du bout du monde est suspendu. Entre faire un pas de plus et périr ou bien s’en retourner dans la facilité et le connu, le bout du monde est une minute en équilibre précaire. Pour braver, percer, dépasser le bout du monde il faudrait, sur-­‐le-­‐champ, se jeter à l’eau, contre la roche ou dans l’obscurité des forêts. Au bout du monde, il faut donc rebrousser chemin, se résoudre à suivre pendant le retour ses propres traces dans un déjà-­‐vu, un déjà vécu fastidieux, il faut retrouver le passé au sens propre : “Nous sommes déjà passés ici à l’aller.” Atteindre le bout du monde conduit à l’ennui de refaire, de recommencer pour rentrer… Marcher dans ses propres traces ne donne pas beaucoup de latitude. Mais le retour forcé oblige également à pénétrer l’envers du monde. Car nous allions bien de l’avant à l’endroit du bout du monde. La perception du bout du monde transforme les lieux traversés à l’aller en un arrière, un arrière-­‐pays. Cette vue arrière est une rétrospective qui peut se révéler une pure découverte, une vision complète, complètement nouvelle de ce qui est advenu. Ce ne sont pas les petits coups d’œil par-­‐dessus l’épaule en prévision de retrouver son chemin qui ont pu gâter ou épuiser la fraîcheur du retour, la pénétration après coup. Une rétrospective est aussi l’occasion d’une meilleure compréhension. On peut chercher à atteindre le bout du monde pour saisir le monde au retour, ou en retour, puisque, au bout du monde, le monde nous a saisis. “C’était inoubliable ! renversant ! grandiose ! majestueux ! olympien ! superbe ! sublime !” des hauts lieux Nous sommes allés au bout du monde et nous sommes revenus, mais, du spectacle, nous n’en sommes peut-­‐être pas revenus. Une partie de nous-­‐mêmes reste là-­‐haut ou là-­‐bas. Toutes ces parties de nous et des autres se réunissent et consa-­‐crent le lieu de manière assez tangible. Les bouts du monde sont la plupart du temps des hauts lieux. Les bouts du monde facilitent un accès physique et empathique à la roche, à la montagne, au relief, à la forêt, à la vague, à la glace, aux fleuves, aux rivières… Ils permettent une approche enthousiaste de la nature et du paysage. Dès que nous mettons notre propre corps à l’excursion jusqu’au bout du monde, le voilà prêt d’atteindre le début ou la fin de lui-­‐même dans la participation de ce lieu. C’est le lieu et le moment du retour sur soi. On y croise l’ermite, l’anachorète, l’ascète, le solitaire, l’égaré… On peut se croiser soi-­‐même. Sommes-­‐nous capables de penser que ces bouts du monde, qui exigent souvent la solitude, puissent admettre une fréquentation collective ? Dans quelles conditions les silhouettes des autres touristes pourront-­‐elles nous réjouir alors qu’elles nous affligent ? Un défi ambitieux envers l’équilibre semble presque toujours accompagner la construction de la plupart des aménagements qui s’imposent au bout du monde. Le porte-­‐à-­‐faux, les pilotis, la jetée, le nid d’aigle, le balcon, la terrasse suspendue soutiennent nos ultimes pas au-­‐dessus du vide. Souvent, l’équilibre prolonge, en le soulignant, le relief. Surtout quand la finesse, la petitesse de l’aménagement avance face au grandiose avec une fragilité, une précarité feinte ou réelle. La lutte contre les éléments, le vent, l’eau, l’érosion détermine également la construction. L’estacade, la digue, les brise-­‐lames, le môle nous permettent de faire face au déferlement, au déchaînement d’un autre monde en retenant fermement nos pieds sur ce monde-­‐ci. Au bout du monde, d’autres luttes peuvent être rendues visibles par les installations humaines : contre les ennemis, les envahisseurs, les barbares… Un oppidum, un fort, un bunker, un blockhaus marquent une multitude de bouts du monde. Pour un instant, ne sommes-­‐nous pas involontairement une sorte de sentinelle au bout du monde ? Le bout du monde est par essence un belvédère, un avant-­‐poste, un poste avancé, ce qui lui donne une valeur stratégique. La sentinelle, l’observateur dont la raison d’être est de voir venir le danger, de rendre compte des mouvements de la nature ou des hommes doit rafraîchir, réactiver en permanence son regard, le renouveler chaque matin. Hormis pour cette sentinelle, l’instant de cette possible aspiration par le paysage retombe si l’on s’éternise. Vivre au bout du monde, y demeurer, revient à vivre n’importe où dans le monde. La singularité de l’instant disparaît avec le séjour ou l’installation au bout du monde. En effet, le bout du monde est une poésie dont E. A. Poe nous dit qu’elle ne peut être que brève, car émotion violente et, psychologiquement, une émotion violente ne peut durer. la contrée Sagesse du monde Ne reste pas en terrain plat. Ne monte pas trop haut. Le plus beau coup d’œil sur le monde Est à mi-­‐pente. Nietzsche, Le Gai Savoir Le bout du monde peut correspondre aussi à un lieu moins précis, plus diffus, plus équilibré, donc sans doute moins grandiose. On pourrait presque se représenter dans ce cas le bout du monde comme un territoire, une contrée. La carte de ces bouts du monde lâches et étendus pourrait correspondre aux vides laissés entre les routes et les chemins. Il est certain, en revanche, que sentir ou découvrir une autre route, un autre chemin plus loin annule, disqualifie immédiatement un bout du monde. La quête de ce bout du monde se déploierait dans une zone déterminée par la distance que chacun d’entre nous s’autorise à parcourir à pied, en descendant d’une voiture, d’un autocar… Le bout du monde commence juste au-­‐delà des accotements, des glissières de sécurité, des bas-­‐
côtés. On peut atteindre le bout du monde en glissant en contrebas d’une route, dans un fossé… Le bout du monde est partout où l’expérience de l’écart, du détour non balisé, de l’imprévu, de l’imprudent peut surgir, par exemple lors d’un arrêt fortuit ou d’un arrêt qu’on s’impose lors d’un trajet sans surprise. Nous sommes ici dans une contrée ordinaire prise entre raison et déraison, l’une n’existant pas sans l’autre. Nous sommes à mi-­‐pente. Le bout du monde se trouve aussi parfois à la lisière d’une zone inaccessible. Il peut se confondre avec les bords de la campagne cultivée, les haies ou les barrières des zones pavillonnaires, le pourtour des friches, la périphérie des jardins familiaux, les franges des zones industrielles ou encore les limites d’immenses zones commerciales qui, à perte de vue, grouillent et fermentent comme des marais… Ce sont des mondes que quiconque pénètre avec la peur de se perdre. Il n’est pas obligatoire ni opportun de faire demi-­‐tour devant ces multiples bouts du monde, mais s’y engager décourage ou angoisse, effraie même. On vous déroule une draperie et quand vous la considérez de près, vous constatez un arrêt brusque de la trame ou de la chaîne. S’il y a un défaut dans son tissage, c’est un repère. Un tissu constitué entièrement de “défauts” est une dentelle. Certaines villes ou campagnes, certaines zones paraissent impénétrables, elles ont l’allure de tissus effilochés ou de dentelles régulières. En revanche, une singularité, comme un pylône ou un vieux cèdre, une éolienne, un transformateur, une enseigne encore plus géante que les autres, constitue un repère dans une accumulation infinie de bâtiments commerciaux, de hangars, de pavillons. Ce “défaut” peut en rassurant amoindrir la sensation de bout du monde. Mais, avec l’homogénéité de ce qui s’offre à nous et l’expérience de l’impasse devant un champ infini de céréales, devant un mur ou une route en cul-­‐de-­‐sac au fond d’un lotissement, la confrontation à ces grandes étendues fait naître fréquemment chez nous la sensation de bout du monde. D’ailleurs, une grande partie de notre monde habité est fabriquée par une accumulation de petits bout du monde : des impasses. le sentiment Vois sur ces canaux C’est pour assouvir Dormir ces vaisseaux Ton moindre désir Dont l’humeur est vagabonde ; Qu’ils viennent du bout du monde. Baudelaire, L’Invitation au voyage Il est aussi le bout du monde qui vient jusqu’à nous, jusqu’à notre porte, par l’effet des migrations humaines. Les banlieues et certains quartiers sont des réceptacles de bouts du monde en retenant ceux qui arrivent du monde entier. Les influx de la planète se prolongent jusque-­‐là, sur les marchés, dans les rues, et délivrent mille secousses colorées, odorantes et chantantes
: on a le sentiment de se trouver au bout du monde. Le bout du monde n’est pas forcément localisé, c’est alors un sentiment comme celui de se sentir loin de chez soi, en pays étrange. Ce peut être un sentiment vif qui vous prend au dépourvu aussi soudainement que la sensation de bout du monde produit par un haut lieu. Un tel sentiment survient brutalement à cause d’une situation, d’un enchaînement d’événements, à la vue, à l’audition d’indices inexplicables, indéchiffrables, incompréhensibles. Faire face à l’obscur peut désorienter mais aussi donner l’envie de comprendre, de la même manière qu’un promeneur, accoudé à la rambarde d’un belvédère, cherche à déchiffrer le paysage. Ce sentiment exacerbé peut conduire au malaise, proche du vertige. Ou bien encore ce sentiment peut se répandre en nous de manière plus diffuse, plus lente, en cultivant une mélancolie, c’est “le mal du pays”. Le sombre fait place à l’obscur. l’expérience A force de nous dire que le monde est rond, que tous les chemins mènent à Rome, que nous habitons un village global, qu’il n’y a plus d’Amérique à découvrir ou bien que la planète n’est qu’un jardin, un sentiment de continuité, d’unité, de petitesse, pour ne pas dire d’uniformité, s’est répandu comme une forme de désespoir. Après avoir touché le fond, le bout, la fin du monde, après s’être représenté le monde comme un vaisseau, l’espoir se trouverait-­‐il dans un vaisseau plus petit encore qui nous conduirait sur un autre monde, une autre planète ? Quoi qu’il arrive, il faut rester ici, car le monde est infini : il n’est pas achevé. Tous les paysagistes rêvent sans doute de fabriquer un bout du monde. Parce que le bout du monde régénère le monde. Comment fabriquer un bout du monde ? Bien des aménagements dans le paysage contiennent peut-­‐être encore aujourd’hui l’empreinte des bouts d’un monde premier. Au départ l’homme se heurte aux fleuves, aux reliefs, aux gorges infranchissables, il ruse, il perfectionne sa technique et dépasse l’horizon, le repousse au-­‐delà des anciennes barrières insurmontables. La circulation devient plus facile et permet de constater la révolution permanente de l‘horizon. Le monde change et bascule en véhiculant une interrogation permanente plutôt qu’il ne reste figé avec une seule question trop oppressante. C’est ce que l’on entend en partie par aménager : faire disparaître les obstacles, les bouts d’un monde premier. Or l’expérience du bout du monde, en tant qu’obstacle est vitale pour appréhender la discontinuité, les ruptures, l’infinitude du monde. Respecter les obstacles, les ruptures, c’est aussi une façon d’aménager. On a besoin du bout du monde pour régénérer le monde, il est absurde de chercher la continuité et encore plus l’unité du monde. Pourquoi toujours chercher des transitions entre des parties du monde qui s’affrontent ou s’ignorent ? Il ne s’agit pas ici de justifier l’édification de murs, de zones interdites, réservées ou privatisées, mais de noter que la rupture, le contraste sont aussi une forme de transition. Au bout du monde, le monde se reproduit à partir du vide, grande réserve de mondes possibles. On entrevoit, on devine un monde nouveau. L’ancien et le nouveau mondes s’épousent en leur bout. Au bout du monde, le monde se multiplie, il se déploie à perte de vue, à perpétuité comme les générations de promeneurs, d’êtres humains qui y sont venus, y viennent ou y viendront. Le bout du monde est une singularité, un petit défaut géographique qui fait percevoir son infinie variété. la vue Le bout du monde est aussi une expérience de l’imagination. Raymond Roussel, dans son livre La Vue, décrit une expérience d’intérieur, une expérience en chambre. L’auteur, en collant son œil à une minuscule boule de verre dans laquelle une modeste vue photographique est enchâssée, nous décrit précisément un monde infiniment varié. Le peu à voir grossit au fil de l’écriture, se multiplie, s’enrichit subtilement dans le moindre détail à l’égal du monde du dehors où nous vivons. Certes toute entreprise d’écriture déploie un monde vraisemblable pour le lecteur, mais, là, le dispositif utilisé est une sorte de belvédère, une espèce de bout du monde. L’œil est arrêté physiquement mais l’imagination autant que l’observation prolongent la partie du monde sur laquelle nous avons posé nos pieds. L’arrêt n’est pas provoqué ici par une rambarde au-­‐dessus du vide, mais par le verre. Ce qui rappelle l’effet de vitrine que présentent certains bouts du monde. Dans La Vue, le monde se construit à partir d’infimes traces grises que Raymond Roussel interprète et, par un habile travail de projection créatrice, l’auteur donne une clarté surnaturelle, un éclairage de vitrine. Le bout du monde en général est le lieu d’une clarté augmentée, d’un éclairage qui semble reconstitué parce que neuf, et qui incite à la description par le travail de l’observation toujours mêlé à celui de l’imagination. Une clarté saisissante pleine de promesses. la peau Les deux expériences les plus intéressantes de la vie, la naissance et la mort, sont inexprimables, surtout par l’intéressé. Il faut bien se consoler avec des récits d’expériences moindres, moins radicales comme celle du bout du monde. Le bout du monde est une projection atténuée de l’expérience des extrémités de la vie. Si le monde était un corps, au bout du monde nous serions sur ses extrémités : ses pieds, ses ongles ou son nez. Notre tête est le belvédère de notre corps, l’âme y vient se jeter par les yeux, les oreilles, la bouche et les narines. Le corps tout entier est un belvédère qui se heurte constamment au monde pour l’assimiler. Le bout du monde, c’est la peau. Le bout du monde n’est pas une réalité précise, ne répond pas à une définition unique, géographique ou esthétique. Le lieu, l’instant, le sentiment, le sublime, l’ordinaire, le tangible, l’intangible, le concret, l’imaginaire se coagulent dans ce vocable qui parle immédiatement à tout un chacun. Nous pouvons tous nous faire une idée du bout du monde, former des images aisément mais certainement dissemblables. Le bout du monde semble une expérience commune et partagée, or le bout du monde peut pour chaque homme prendre des aspects extrêmement différents, voire opposés. Le bout du monde comme le paysage est une réalité immédiate et versatile. Heureusement que, de la même manière, le paysage n’est défini ni parfaitement ni définitivement, sinon comment le partager ? Pour se développer, l’élan salutaire de préservation des paysages devrait entraîner une attention à garder une définition ouverte du terme “paysage”. Le monde au fur et à mesure de son histoire produit ses bouts géologiquement, climatiquement, humainement, économiquement, naturellement, artificiellement, gentiment, brutalement… Jean-­‐Luc Brisson, dans « Les Carnets du Paysage » n°16, printemps/été 2008