Carnet_de_voyage_au_pays_des_Dogons

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Carnet_de_voyage_au_pays_des_Dogons
Carnets de voyage au pays des Dogons
Cet été 2004, j’ai réalisé un vieux rêve : celui d’effectuer un pèlerinage en trois étapes sur
la falaise de Bandiagara située à l’est du Mali, en pays dogon.
Pour certains, aller au pays des dogons, c’est visiter les magnifiques villages dogons situés
aux flancs des falaises ou sur les plateaux ; pour d’autres, c’est aller à la rencontre du
Hogon, le plus haut dignitaire religieux intercesseur entre les morts et les vivants, entre le
monde visible et le monde invisible, personnage clé dont les funérailles sont organisées le
jour même de son intronisation.
Pour moi, aller au pays des dogons revêt un sens tout particulier car aller au pays des
dogons, c’est aller vers l’orient des mystères, vers Bandiagara et sa falaise où la lumière de
Dieu a jailli sur des personnages hors du commun.
Aller au pays des dogon, c’est marcher sur les pas de Marcel Griaule, ethnologue français,
sur ceux de Amadou Hampâté BA, le sage peul et son maître Thierno Bocar ; c’est surtout
marcher sur les traces du grand mystique peul El Hadj Omar TALL.
Trois destins qui ont convergé vers une seule et même falaise : la falaise de Bandiagara.
Avec Isabelle et Tiédel, nous sommes partis de mon village un samedi sous la pluie ; ce
qui augurait d’un voyage sous de bons auspices. Car ma grand mère me conseillait
toujours de choisir parmi les 7 jours de la semaine le samedi pour effectuer un voyage car
un voyage effectué un samedi aboutit toujours favorablement. J’étais sûr qu’elle
intercèderait en notre faveur dès qu’une embûche se présenterait sur notre route durant
tout le long du voyage. La route qui nous menait de mon village vers la falaise de
Bandiagara était longue de 2500 kilomètres et dura une douzaine de jours en tout.
Un beau parcours ponctué de plusieurs étapes mais aussi et surtout une vraie initiation
pour Tiédel, enfant du monde : une initiation à l’Afrique profonde et à ses mystères, à la
lenteur, une initiation à la famille au sens africain du terme, une initiation aux senteurs,
aux odeurs, aux sons, aux lumières et aux couleurs d’Afrique noire, l’Immortelle !
J’éprouvais un réel plaisir d’être au Mali berceau de royaumes et d’empires prodigieux.
Le Mali, c’est aussi le pays natal de Cheikh Modibo Diarra qui a été le responsable d’une
des plus grandes aventures scientifiques du monde contemporain. En effet, c’est ce
scientifique malien qui a piloté à la NASA la navette Pathfinder envoyée sur la planète
mars il y’a quelques années.
Après une nuit réparatrice à Sévaré près de Mopti, nous avons poursuivi notre parcours
encore plus à l’Est en direction du village dogon de Djéguembéré où en 1864, le grand
mystique Peul El Hadj Omar TALL AL FOUTIYOU se réfugia dans une grotte avant de
disparaître dans cette même grotte dans des conditions restées encore mystérieuses ; j’ai eu
l’honneur et le privilège accompagné de Tiédel et Isabelle de trouver ce jour là au sein du
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village le patriarche dogon qui détient les clefs spirituelles du village et qui acceptera de
guider nos pas vers cette grotte devenue un haut lieu de recueillement, de prières, de
souvenirs et de convergence pour toute la diaspora Peule.
L’orient, source de la lumière, a toujours exercé une fascination attractive sur les Peuls.
C’est là en effet que se situerait le pays fabuleux de Heli et Yoyo où il y’a très, très
longtemps, avant leur dispersion à travers l’Afrique et le monde, les Peuls auraient vécu
heureux, comblés de toutes les richesses et protégés de tout mal, même de la mort.
Leur mauvaise conduite et leur ingratitude furent telles que Guéno, le Dieu suprême
décida de les châtier en faisant tomber sur eux des calamités ; Ils se seraient alors
dispersés pour s’enfuir à travers le monde pour échapper aux calamités.
Pour les Peuls, El Hadj Omar Tall, en se réfugiant puis en disparaissant dans cette grotte
de la falaise de Bandiagara en 1864, n’a fait qu’amorcer le retour vers l’Orient d’où les
Peuls seraient venus.
Qui était El Hadj Omar Tall AL FOUTIYOU ?
Il naquit en 1797, à ALWAR, au nord du Sénégal dans une famille pieuse et effacée; sa
singulière destinée se manifesta dès l’aube de sa vie ; qu’on en juge :
Déjà à l’âge de nourrisson, Omar Tall délaissait les seins maternels durant le mois de
ramadan pour s’associer à l’abstinence des adultes.
Plus tard, il fit une entrée remarquable à l’école coranique et au maître voulant lui donner
la première leçon pour lui apprendre à compter, il demanda au préalable la signification
cachée des nombres : il était alors âgé de 5 ans ! ! !
Devant son instructeur demeuré silencieux, le petit Omar Tall osa affirmer :
 UN signifie l’Unicité de Dieu,
 DEUX postule qu’il a créé tout en couple,
 TROIS il a fait de la synthèse la base de toute sagesse,
 QUATRE il oriente le monde en 4 points cardinaux,
 CINQ il fixe aux musulmans 5 prières quotidiennes,
 SIX il créa le monde en 6 périodes,
 SEPT il a établi 7 cieux et 7 terres.
Après une brillante formation en Sciences arabo-islamiques, Omar Tall entreprit à l’âge
de 23 ans un pèlerinage à la Mecque ; il effectua le voyage à pied. A la Mecque, il y fut
investi Grand Maître de l’Ordre Tidjaniyya par le Cheikh Mohamed El Ghâli, triompha
aux joutes oratoires du Caire, se rendit dans la ville syrienne de Damas et prolongea son
séjour jusqu’à la ville sainte de Jérusalem.
Oui, c’est sur les traces de ce prophète peul que j’ai marché en me rendant sur la grotte de
Déguémbéré dans la falaise de Bandiagara, première étape du voyage.
Après ce pèlerinage, nous poursuivions notre parcours en direction de Bandiagara, porte
d’entrée du pays dogon, deuxième étape du voyage.
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Bandiagara évoque le souvenir de deux êtres exceptionnels : le sage peul Amadou
Hampâté BA y est né en 1900; c’est aussi à Bandiagara que Thierno Bocar, son maître
vivra les 47 dernières années de sa vie, dans sa petite concession, d’où lui naîtra le goût
d’instruire les autres, de leur transmettre son savoir et ses tranquilles certitudes.
Le roman de Amadou Hampâté BA, Vie et enseignement de Thierno Bocar est adapté au
théâtre et joué en ce moment même pendant 10 jours au théâtre des Bouffes du Nord à
Paris. Selon son metteur en scène Peter Brook, la pièce entend rendre hommage à
Hampâté Bâ « dont l’esprit et la richesse de l’âme renvoient aux personnages des pièces
théâtrales du britannique Shakespeare ».
Avec El Hadj Omar Tall, ils sont les maîtres et gardiens du temple dogon.
Une grande émotion m’envahit en foulant pour la première fois le sol de Bandiagara ; terre
bénie qui a vu naître et mourir ces êtres hors du commun qui sont devenus année après
année mes références, mes maîtres à penser ! ! !
La 3ème et dernière étape du voyage nous a conduits au village dogon de Sanga.
Sanga est au cœur du pays dogon.
C’est la lecture des ouvrages de l’ethnologue français Marcel GRIAULE qui suscita en
moi l’envie et le besoin de visiter ce village dogon.
Marcel GRIAULE y séjourna en 1931 ; il avait été si frappé par la richesse et la
complexité ordonnée des conceptions qui venaient de lui être révélées qu’il y entreprit une
nouvelle mission en 1946. C’est alors que par la voix du vieux chasseur aveugle,
Ogotemmêli, va lui être révélé un aspect jusque-là insoupçonné de la culture dogon : une
cosmogonie, une vision symbolique de l’univers, une conception organisée de la personne
et du verbe.
Le dialogue avec le vieux chasseur Ogotemmêli durera 33 jours et son ouvrage « Dieu
d’eau » publié aux éditions fayard en retrace jour après jour la teneur.
« ...Formidable religiosité. Le sacré nage dans tous les coins. Tout semble sage et grave.
Image classique de l’Asie » tels étaient les propos tenus par Marcel Griaule en arrivant à
Sanga ce 29 septembre 1931.
Sur la terrasse du campement de la femme dogon où nous étions logés, Isabelle me dira :
« …cet univers dogon me rappelle le mode de vie des peuples de montagne comme au
Ladakh »
Oui, ici, tout est symbole ; tout est ordre et beauté à l’image du cosmos.
L’après-midi de notre arrivée était consacrée à la visite du village; aucune visite n’est
autorisée sans un initié dogon pour éviter la profanation de lieux sacrés.
C’est Ogodana Dolo un initié Dogon qui nous guidera dans ce temple à ciel ouvert qu’est
le village dogon de Sanga. Il a une allure qui me rassure et avait une canne sur laquelle il
s’appuyait à chaque fois qu’il s’arrêtait pour nous apprendre sans avoir l’explication et le
sens caché des lieux que nous visitions.
Cette posture m’amenait à méditer les propos de mon maître, le sage peul A-H- BA, pour
qui il y’a trois périodes dans l’initiation en Afrique : « il y’a une période pour apprendre,
une période pour avoir l’explication, et une période pour enseigner à son tour ».
Comme quoi, nous devrions envisager d’effectuer un voire plusieurs voyages à Sanga
avant de pourvoir avoir les explications de tout ce que nous avons vu ou entendu.
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Bien sûr, tous nos sens étaient en éveil car sans une telle porosité, impossible de voir,
sentir, entendre dans un tel univers.
Sanga comme tout village dogon s’étend du nord au sud comme un corps d’homme, à plat
dos. La maison du conseil, édifiée sur la place principale en est la tête ; au nord de la place
s’élève la forge.
Placées à l’est et à l’ouest, les maisons pour les femmes en état de menstruation, rondes
comme des matrices, sont les mains. Les grandes maisons de famille manifestent la
poitrine et le ventre. Les autels communs, construits au sud, sont les pieds.
A l’intérieur du village, chaque quartier forme un tout et doit être disposé de la même
manière que l’agglomération, comme un être à part.
Dans chaque concession dogon, une échelle est posée sur la terrasse ; le symbolisme de
l’échelle trait d’union entre le haut et le bas, entre le sacré et le profane.
Ma rencontre avec le devin du village de Bongo fut un autre moment inoubliable.
J’ai rencontré le devin en rentrant sur Sanga revenant du village voisin de Bongo ; Isabelle
et Tiédel ayant pris un autre sentier pour rentrer au campement où nous habitions.
Le devin est celui qui sait lire sur la table de divination les empreintes laissées par le
renard. C’était un homme d’un âge avancé ; il était penché sur le sol pour y dessiner ses
casiers rectangulaires sur la table de divination lorsque je l’ai aperçu.
Il s’appelle Aradio Bongo m’a-t-il dit en se présentant à moi.
J’allais obtenir de lui, par le respect et la courtoisie, ce que ni la force ni la fortune
n’auraient pu lui arracher : des échanges sur son art divinatoire.
Le devin s’exprimait en français débrouillé ou si vous voulez il parlait le français des
« tirailleurs sénégalais »; les tirailleurs sénégalais étant ces soldats venus des colonies
pendant les deux grandes guerres pour prêter mains fortes aux alliés : ils ont hélas été la
minorité invisible lors des festivités marquant le soixantième anniversaire des
débarquements de 1944; ayant eu la chance de se lier d’amitié avec des anciens de mon
village qui ont été tirailleurs dans l’armée coloniale, je suis arrivé sans beaucoup de peine
à comprendre tout ce qu’il a voulu m’expliquer sur son art.
Les aires de divination en pays dogon sont toutes situées à l’extérieur des villages à un
endroit appelé Yurugu Golo, rivière du renard. C’est un endroit sablonneux sur lequel le
devin Aradio y dessine des casiers rectangulaires sur lesquels, il plante des petits
bâtonnets et des morceaux de tiges de mil ; il y creuse aussi de petits trous. A la fin, il
répand au hasard une poignée d’arachide tout autour de la table de divination. La nuit
tombée m’expliqua-t-il, c’est le renard qui y laiissera ses empreintes.
Pourquoi le renard et pas un autre animal?
Parce que le renard est le seul animal qui connaît tous les desseins de Dieu.
Les empreintes laissées par le renard dans le sable sont la parole divine et mon travail
consistera à les interpréter ajouta-il ! j’ai appris cet art de bouche à oreille par mon grand
père puis par mon père. C’est dans ses moments précis que la phrase de A-H-BA :
« en Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle » trouve toute sa
résonance.
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Comment on pose les questions, par écrit ou oralement ?
Chaque casier rectangulaire correspond à une question posée et on peut les poser
oralement en venant ici sur les lieux de la divination ou poser sa question par écrit et
l’envoyer.
C’est alors que le devin me tendit un à un deux morceaux de papiers accrochés chacun sur
un bâtonnet ; ces bouts de papier contenaient des questions écrites qui lui sont envoyées
des Etats-Unis d’Amérique : je dépliai avec mes doigts frêles le premier bout de papier sur
lequel il était mentionné BUSH et sur l’autre le nom de son adversaire démocrate KERRY.
Sans nul doute, il s’agissait de savoir qui des deux candidats allait remporter les élections
américaines. Le devin, en ce qui le concerne, n’avait jamais entendu parler ni de l’un ni de
l’autre des prétendants à la maison blanche.
Ça m’intéresse de savoir ce que le renard allait révéler sur cette question.
Alors reviens demain matin à 7 heures sauf s’il pleut ou qu’il fait un grand vent ce soir ;
auxquels cas, les casiers vont s’effacer et il faudra tout recommencer.
Cette nuit là, le ciel comme tous les soirs pendant la saison des pluies, était bien chargé de
nuages noirs mais il n’y eu ni vent ni goutte de pluie et le lendemain matin, à 7 heures, je
me rendis comme convenu au lieu indiqué pour le rituel d’interprétation des traces du
renard.
Ils étaient deux devins chacun avec une règle pour dévoiler les desseins de Dieu à travers
les empreintes laissées par le renard la veille au soir.
Le renard était bel et bien passé par là car ses traces étaient visibles sur le sable.
Pour le renard expliqua Aradio, c’est BUSH qui sera le vainqueur des élections.
Sur le casier rectangulaire, le bâtonnet portant BUSH avait été déplacé, piétiné, couché par
le renard là où d’autres bâtonnets étaient restés intacts.
A la question de savoir ce que cela pourrait signifier, le devin me répondit que cela
n’augure pas de lendemains tranquilles et paisibles.
Ces élections feront couler beaucoup d’encre, de salive voire de sang d’après le devin.
Le moment semblait grave quand les deux devins se mirent à s’exprimer dans une langue
qui m’a paru compliquée voire complexe.
Je ne pouvais m’empêcher de lui demander :
Vous parlez Dogon?
Non, me répondit Aradio
Vous parlez quelle langue ?
Nous parlons la langue secrète, celle des initiés dogons!
Je savais bien que je ne sais rien !
Après ces échanges avec le devin, nous sommes partis de Sanga ce vendredi 6 août 2004,
cinquième jour de la semaine.
Au pays des dogon, la semaine est de 5 jours ! ! !
Au cours des 19ème et 20ème siècle, le peuple dogon a su résister physiquement et
culturellement à deux agressions : celle du colonialisme français avec ses cohortes de
militaires, de marchands et de missionnaires puis celle de la pénétration de l’islam.
Aujourd’hui, une autre menace pèse sur la conservation du patrimoine culturel dogon :
celle des flux massifs de touristes ayant en bandoulière des appareils numériques.
Die, le 28/08/2004
Baba Sada SOW
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