Vision 2: la grotte du capitaine Caverne et le palais Polycarbonate

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Vision 2: la grotte du capitaine Caverne et le palais Polycarbonate
Vision 2: la grotte du capitaine Caverne et le palais Polycarbonate
Extrait de « En porte-à-faux »
Un texte d'Eva Prouteau,
autour des oeuvres de Céleste Boursier-Mougenot,
de l'Atelier Van Lieshout
et de Tatzu Nishi.
In 303, n° 106/09, juin 2009
Estuaire 2009 - Le paysage, l'art et le fleuve,
En arpentant les différents niveaux de la nouvelle école d'architecture conçue par Lacaton & Vassal, on est presque
assailli par la vastitude et la flexibilité des espaces: la première peau du bâtiment s'habille de grands coulissants en
polycarbonate qui s'ouvrent en une minute sur la perspective du fleuve, des boites d'habitation en verre ponctuent
l'intérieur de leurs espaces transparents, et la rampe extérieure qui relie les plateaux débouche sur le toit immense, une
plate-forme perchée à vingt quatre mètres de hauteur qui dialogue secrètement avec la terrasse installée par Le
Corbusier sur sa Cité Radieuse, à quelques kilomètres d'ici.
Jean-Philippe Vassal dit qu'en doublant l'espace d'une maison, la façon de l'habiter change fondamentalement. Il
ajoute : Ce qui est étonnant finalement, c'est d'avoir eu recours à si peu de matière pour construire autant de mètres
cubes ».
Au pied de ce palais modulable, face à la Loire, une toute petite forme en comparaison : l'oeuvre de l'Atelier Van
Lieshout, posée là comme une énigme, un pied de nez, une erreur de casting. Mais que fait là cette protubérance
intitulée L'Absence ?
Autour d'une baie vitrée rectangulaire se greffe anarchiquement une enveloppe bosselée, pleine de saillies,
d'excroissances, de proéminences: on sent le plaisir pris à déréguler l'entrée géométrique, à «bouffir» le réel rectiligne,
à l'enfler jusqu'à ce qu'il menace de crever.
Avant d'être un commentaire sur l'architecture et un bar, cette sculpture est un dessin : tracée intuitivement par Joep
Van Lieshout, cette forme informe est même un dessin quasi automatique, connecté à un inconscient qui ne rationalise
pas. Une absence, c'est aussi un moment de distraction. L'image de la grotte, de la caverne affleure : réceptacle
d'énergie tellurique, condensateur de forces, ventre, lieu intermédiaire entre la terre et le ciel. AVL a souvent exploré
ce type de symbolique dans ses installations, littéralement (la Wombhouse, maison utérus) ou pas.
Dans L'Absence, rien ne s'intègre au contexte architecturé : les grands volumes orthogonaux de Lacaton & Vassal
frottent contre le style patatoïde, les matériaux transparents tranchent sur la polyrésine colorée qui accentue le poids
sculptural du projet. Choix du clash, politique friction.
Une pensée pour les Désintégrations architecturales de François Morellet, qui aborde cette problématique de la
subordination des oeuvres d'art créées dans le cadre du 1 %. Les choses progressent manifestement depuis les années
1980 : on ne pense plus aujourd'hui en termes de juxtaposition mais de co-présence.
Une autre pensée pour Peter Weibel, qui s'est penché sur « les lieux illégitimes de l'art » que sont les cafés, lieux les
plus flous mais peut-être aussi les plus productifs. L'Atelier Van Lieshout a conçu une sculpture-bar habitable, un
espace de rencontre potentiel pour les occupants de l'école et les gens de l'extérieur. En ce sens, AVL rejoint Lacaton
& Vassal, qui affirment haut et fort : « Nous ne créons pas des objets, mais des relations ». Simplement, pour AVL, le
rituel relationnel s'insère dans l'arrondi, la ligne sinueuse, le nid intimiste. Cela évoque toutes ces soirées où l'on vide
le grand salon pour qu'il se transforme en lieu central de la fête et où tout le monde finit entassé dans la cuisine.
L'Absence, c'est aussi le fait de manquer une séance, un cours, par exemple en décidant de poursuivre une
conversation au comptoir. Quel type de liens noueront les utilisateurs de l'oeuvre d'AVL ? Envisageront-ils
l'architecture différemment, plus artistiquement, parce que l'esthétique d'AVL joue de cette liberté provocatrice ? C'est
poser en creux l'énorme question du rôle de l'art dans l'espace public : où agit-il ?
L'absence, c'est enfin le fait pour une chose de ne pas se trouver (là où on s'attend à la trouver). L'Absence d'AVL
correspond bien à cette définition, rajoutant une couche bizarre dans l'imaginaire collectif qui est en train de muter
face à un objet lui même mutant (le projet de l'Île de Nantes et ses multiples pensées de l'architecture), comme une
sédimentation insituable dans l'archéologie de la mémoire urbaine -architecturale, artistique et humaine- rattachée à ce
lieu.
(la revue 303 est disponible en librairie et à l’Hôtel de la région Pays de la Loire, 1 rue de la Loire, 44966 Nantes cedex 9)

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