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Dazibao
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Toute sa vie, Alejandra Pizarnik a
combattu la folie avec les mots. Une
voix toute en douceur déchirante.
enfer
Corps affamé
Lorsqu’il découvre les poèmes
d’Alejandra Pizarnik en 1974,
le poète et traducteur Jacques
Ancet est saisi : « Une voix se
faisait entendre, une voix blessée,
obscure et innocente à la fois. Et
qui chantait. » L’auteure argentine
(1936-1972) est alors inconnue
en France, où elle a vécu quelques
années de sa vie – une vie de souffrance, alcool qui apaise et détruit,
hôpital psychiatrique, suicide.
Alejandra Pizarnik naît à Buenos
Aires, deux ans après que ses
parents, juifs de Pologne, ont fui
en Argentine. Les parents débarquent sans ressources, sans parler
espagnol. Ils sont sans nouvelle de
leurs familles, qui seront durement
frappées par le génocide. « Je ne
suis pas argentine. Je suis juive »,
écrit-elle dans ses Journaux (José
Corti, 2010). Etre juive, c’est appartenir à la même « maison » que
Kafka dont, pendant un temps,
elle lit un paragraphe du Journal
par jour pour se donner des forces.
Quarante ans plus tard, c’est
l’œuvre de la poète qui manque
de disparaître. Peu après sa mort,
la dictature des généraux bigots
s’abat sur l’Argentine. « Le cas de
Jésus est tellement ridicule que
je ne comprends pas sa popularité,
fertile (maudite soit-elle) en guerres et en crimes », avait-elle noté
dans son journal.
Ses écrits, menacés, sont sauvés par son amie Olga Orozco et
confiés à des proches, comme à
la femme de Julio Cortázar qui em-
porte ses journaux hors du pays.
Entre ces deux pôles tragiques,
une œuvre éclot, par besoin de
vivre, survivre. « Je parle comme
ça parle en moi. Pas ma voix qui
s’efforce de ressembler à une voix
humaine mais l’autre qui témoigne
que je n’ai cessé d’habiter dans les
bois », écrit-elle dans Extraction de
la pierre de folie, un titre emprunté au tableau de Jérôme Bosch.
Dans les années 1960, à Paris puis
en Argentine, Alejandra Pizarnik
rejoint les courants littéraires
novateurs. Elle se trouve être
contemporaine de Monique Wittig,
dont le premier roman, L’Opoponax,
salué par Marguerite Duras, paraît
en 1964. Même rejet d’une frontière entre prose et poésie, même
conviction que le langage est le
lieu du combat, même refus d’une
identité sexuelle assignée.
Dans son journal, elle remarque :
« Je crois que je [ne] connais pas
[de] fille sans tendances homosexuelles et que je n’en ai jamais
connue. » Un soir, après avoir
Photo : D. R.
passé la journée à attendre en
vain la femme désirée, elle assiste
à Ubu « par envie de voir massacrer, assassiner, exterminer et
détruire ». Un court texte du recueil Cahier jaune enterre les
classiques de la littérature lesbienne début de siècle. Au fil d’une
scène où une jeune fille est violée
par une « vieille à face de loup »,
elle expédie en quelques lignes « le
décadentisme [...] à la Renée Vivien, à la Natalie Clifford Barney ».
Homme ou femme, peu importe
quand « notre besoin de tendresse
est une longue caravane » et qu’elle prie de « faire l’amour pour être,
quelques heures durant, le centre
de la nuit ». Chez elle, domine le
cri de la tendresse inassouvie, de
l’amour déchiré, du corps affamé,
assoiffé d’une totalité qui ressemble à la mort. Devant la faille originelle, il lui faut toujours revenir
à la naissance, se faire renaître :
« Il y a quelqu’un dans ma gorge,
quelqu’un qui s’est conçu en solitude, et moi, inachevée, brûlant de
naître, je m’ouvre, on m’ouvre, ça
va venir, je vais venir. » (Extraction
de la pierre de folie)
La maison d’édition Ypsilon a
entrepris de publier l’intégralité de
l’œuvre d’Alejandra Pizarnik, devenue pour l’essentiel introuvable en
français. Trois volumes viennent
de paraître, douze autres sont en
cours. Ypsilon a demandé une nouvelle traduction à Jacques Ancet,
spécialiste de poésie argentine,
qui a traduit entre autres Borges,
Roberto Juarroz, Juan Gelman.
« Je cherche à restituer toute
l’intensité de cette œuvre multiple,
à faire connaître la face cachée
d’Alejandra Pizarnik », expliquet-il. Il veut ainsi faire apparaître
l’humour et l’insolence de la poète
qui écrivait à 23 ans : « Je suis de
celles qui font des moustaches à la
Joconde. » Catherine Bédarida
Alejandra Pizarnik, Extraction de la
pierre de folie, 84 pages, 17 €. L’Enfer
musical (2012) ; Cahier jaune (2012). A
paraître à l’automne 2013 : Les Travaux et
les nuits, Ypsilon éditeur.
www.ypsilonediteur.com

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