Révision en format PDF. - CBC Ombudsman - Radio

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Révision en format PDF. - CBC Ombudsman - Radio
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Révision par l’ombudsman de Radio-Canada d’une plainte à propos d’un
reportage diffusé sur les plateformes d’ICI Radio-Canada.
LA PLAINTE
Le plaignant, M. Éric Cardinal, est conseiller principal pour la firme de relations publiques
National. Dans le cadre de ses fonctions, il a été en relation avec le reporter Jean-Philippe
Robillard pour les besoins d’un reportage, à propos des subventions accordées par Québec
à la communauté Atikamekw d'Obedjiwan, au nord de La Tuque au Québec, pour le
fonctionnement de son corps policier.
Le reportage en question, intitulé Amplifier l'importance de la criminalité pour avoir plus
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d'argent?, dans sa version web toujours en ligne , a été diffusé le 17 février 2015 dans les
bulletins de nouvelles d’ICI Radio-Canada Première et d’ICI Radio-Canada Télé. Le
plaignant estime qu’il « contient des informations inexactes et présente des conclusions qui
reposent sur des opinions, non pas sur des faits ».
C’est d’abord par un courriel envoyé au journaliste Jean-Philippe Robillard, immédiatement
après la diffusion du reportage, que M. Cardinal a manifesté son mécontentement et
réclamé une rétractation.
Voici l’essentiel de sa plainte :
« Votre reportage (…) contient des informations inexactes et présente des conclusions
qui reposent sur des opinions, non pas sur les faits. La diffusion de ce reportage est donc
malveillante, tendancieuse et préjudiciable pour le Conseil des Atikamekw d’Opitciwan et
son corps de police.
L’information que vous avez ne vous permettait pas d’affirmer que le Conseil d’Opitciwan
tente "d'amplifier l'importance de la criminalité et ainsi obtenir plus d'argent des
gouvernements".
(…)
Votre reportage omet de mentionner que tous les actes criminels et incidents répertoriés
dans les statistiques annuelles sont conformes à la réalité des policiers sur le terrain.
Vous omettez aussi de souligner que le corps de police d’Opitciwan est sous-financé
depuis plusieurs années et que son déficit a été assumé à même les fonds du Conseil.
Vous omettez également de mentionner qu’un audit externe réalisé par la firme KPMG
(que nous vous avons remis) a déjà confirmé la validité des données et la rigueur dans la
gestion du corps de police.
(…)
Enfin, prétendre que l’on gonfle les chiffres pour recevoir plus d’argent est faux,
mensonger et diffamatoire.
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http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2015/02/17/001-obedjiwan-police-taux-criminalite.shtml
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Pourtant, nous avons pleinement collaboré avec vous tout au long de vos recherches et
planification de reportage. Or, en aucun temps vous ne nous avez mentionné l’angle
utilisé dans le reportage d’hier. En aucun temps, vous n’avez fait mention de cette
prétendue "amplification" des statistiques, ne nous permettant ainsi aucunement d’y
réagir et d’offrir notre point de vue à cet égard.
Dans ces circonstances, nous vous demandons de corriger les informations erronées mis
en cause dans vos productions journalistiques dès aujourd’hui. Cette rectification devra
être faite de façon à remédier pleinement et avec diligence au tort causé. À défaut d’une
telle rectification nous porterons plainte au Conseil de presse du Québec. »
LA RÉPONSE DE LA DIRECTION DE L’INFORMATION
me
M Marie-Paul Rouleau, rédactrice en chef, a répondu à M. Cardinal au nom du journaliste
Jean-Philippe Robillard et de la direction de l’Information.
me
M
Rouleau soutient d’abord que le « reportage a été préparé selon les règles de l’art ».
Voici les extraits pertinents de sa réponse :
« Avec respect, le reportage est plus nuancé et équilibré que la description que vous en
faites.
(…)
En l’occurrence, le reportage ne dit pas que le Conseil d’Obedjiwan tente de "gonfler les
statistiques", ou que des "rapports trafiqués" ont été produits par le service de police. Ce
que le reportage dit, en s'appuyant sur divers éléments factuels, dont le témoignage de
nos sources, c’est que le service de police d’Obedjiwan aurait tenté de présenter les
statistiques de façon à convaincre les autorités que l’ampleur du taux de criminalité
justifiait un financement accru. Le reportage soulève cette question, au conditionnel, en
présentant des faits et des opinions nuancés permettant aux auditeurs de former leur
propre opinion sur le sujet, comme le requiert la pratique journalistique.
Le reportage ne dit pas que les statistiques fournies par le service de police étaient
fausses. Mais à l’évidence, ces statistiques n’ont pas convaincu les experts, mandatés
par le ministère québécois de la Sécurité publique, pour rédiger une étude sur
l’organisation du corps de police d’Obedjiwan.
En fait foi, notamment, l’extrait suivant :
"Or, rien ne permet de croire que la décision de hausser significativement le nombre de
policiers soit motivée par la recrudescence de certains actes criminels ou par une
criminalité importante qui l’obligerait à recourir à un effectif policier plus important."
Dans ce même rapport, dont copie nous a d'ailleurs été remise par des personnes
dûment mandatées par le Conseil d'Obedjiwan, le ministère de la Sécurité publique
conclut que le taux de criminalité d'Obedjiwan était comparable à celui de communautés
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semblables, et ce en faisant état des statistiques fournies par le service de police
d'Obedjiwan. Le rapport affirme aussi que les ressources du corps de police étaient
suffisantes.
Le reportage ne fait pas état du rapport de KPMG parce que le chef d'Obedjiwan, ou ses
mandataires du service de police n’ont jamais ni mentionné ni transmis ce rapport à notre
journaliste.
Quant aux instructions qui présidaient à la collecte des statistiques elles-mêmes, nous
avons diffusé deux sources, dont un ex-policier ayant œuvré à Obedjiwan, qui ont affirmé
que les policiers étaient poussés à faire des rapports sur toutes leurs interventions
policières, même quand ils ne constataient rien sur les lieux, et ce pour obtenir ou
convaincre le gouvernement de verser plus d’argent. C’est l’essence de ce que ces
sources nous ont dit. Et nous estimons qu'il était d’intérêt public d’en faire état.
Finalement je souligne que le chef de la communauté a eu l’occasion de commenter les
aspects du reportage et que sa version a été largement publiée.
(…)
Le reportage dit clairement que selon le chef, le rapport du ministère est "déconnecté du
contexte que l’on vit" et le chef nie que le service de police ait amplifié l’importance de la
criminalité dans la réserve. (…) »
L’ÉCHANGE SUBSÉQUENT
M. Cardinal et M
me
Rouleau ont continué d’échanger par courriel. M. Cardinal est resté sur ses
positions, réaffirmant entre autres avoir personnellement remis au journaliste Robillard un
exemplaire de « l’audit indépendant réalisé à la demande du gouvernement fédéral et qui
confirme l’ampleur des statistiques compilées par le service de Sécurité publique d’Opitciwan ».
« Je le sais, écrit-il, puisque c’est moi-même qui lui ai donné, tout comme je lui ai remis
toute une série de documents (lettres et rapports) qui, à une seule exception (le rapport
du MSP), confirment les données d’Opitciwan. En réalité, tous les faits démontrent que
c’est plutôt Québec qui tente de minimiser l’ampleur des besoins à Opitciwan. D’ailleurs,
M. Robillard disait voir la situation sous cet angle et nous a clairement indiqué que son
reportage allait le démontrer. Voilà justement là où le bât blesse, comme on dit, puisqu’il
a entretenu avec nous (mon équipe chez National et le chef d’Opitciwan) des rapports
amicaux, au point d’amener notre confiance à un niveau exceptionnel. Cette confiance, il
s’en est servi et en a abusé. »
Et il ajoute :
« Vous écrivez que le reportage n’utilise pas le terme "gonfler". Savez-vous qu’en
introduction, c’est exactement le mot employé par la lectrice des nouvelles pour présenter
le topo? Puis, même le terme "amplifier" renvoie à une notion de tricherie.
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Selon le dictionnaire Larousse, amplifier signifie "développer quelque chose outre
mesure, en ajoutant des détails imaginés". »
À cette réplique de M. Cardinal, M
me
Rouleau a répondu essentiellement ceci au plaignant :
« Vous affirmez, sans en préciser le contexte, la date ou les circonstances, avoir remis (à
M. Robillard) des documents, dont un audit qui contredirait notre reportage.
Nous avons épluché toutes les communications téléphoniques, courriels, notes,
enregistrements et documents pertinents à ce dossier. Et il n’y a aucune trace de ces
documents, incluant l’audit. J’ai par conséquent la conviction qu’ils ne lui ont pas été
remis.
(…)
Vous affirmez aussi que notre journaliste a abusé de votre confiance.
Je précise, avec égards, que l’objet de notre reportage concerne le service de police
d’Obedjiwan, son financement et son taux de criminalité.
Or, nous avons interviewé le chef Christian Awashish à deux reprises (le 12 novembre
2014 et le 2 février 2015) par l’entremise de National, pour obtenir son point de vue sur
tous les éléments de notre reportage.
Par acquis de conscience nous avons soigneusement revu le contenu de ces entrevues.
Il ne fait aucun doute que M. Awashish connaissait l’objet du reportage : le service de
police et le taux de criminalité. Qui plus est, lors de chacune de ces entrevues, notre
journaliste lui a posé ouvertement la question, à savoir si les chiffres de criminalité étaient
“gonflés” par les services policiers d’Obedjiwan. Et les deux fois M. Awashish a affirmé
qu’ils ne l’étaient pas. Et nous avons diffusé sa réponse dans nos reportages. De plus
M. Awashish n’a jamais évoqué à l’appui de sa réponse l’audit que vous mentionnez et
qui contredirait le rapport du ministère de la Sécurité publique.
(…)
M. Robillard est courtois et professionnel, mais sans complaisance. Il n’avait pas à
épouser vos vues sur le sujet du reportage, mais plutôt à présenter des faits. Et il s’est
acquitté de ce travail avec rigueur.
(…)
Quant au mot "gonflé", après vérifications, je me dois de faire amende honorable. Depuis
ma première réponse par courriel il a été porté à mon attention que ce mot a été utilisé
une fois, par inadvertance, dans une transition au Téléjournal (…). »
LA DEMANDE DE RÉVISION
Au terme de ces échanges, M. Cardinal n’a toujours pas été convaincu et c’est en ces termes
qu’il m’a demandé de réviser le dossier :
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« (Le) reportage faisait suite à une longue démarche et des relations privilégiés que
(M. Robillard) a entretenu avec nous (mon équipe chez National et le chef d’Opitciwan),
que je qualifierais même de rapports amicaux, au point d’amener notre confiance à un
niveau exceptionnel. Cette confiance, il s’en est servi et en a abusé.
Son reportage soutient un point de vue complètement contraire au nôtre et, surtout, qui
est exactement le contraire de la vérité. La réalité est que ce sont les autorités
gouvernementales qui tentent de minimiser les statistiques et non l’inverse. Le journaliste
le savait et, en ce sens, le reportage est trompeur.
Après avoir tenté une démarche directement auprès de celui-ci, c'est la rédactrice en
chef, Marie-Paul Rouleau, qui m'a répondu et tenté de justifier le reportage. Or, (…) le
terme "amplifier" utilisé dans le reportage renvoie à une notion de tricherie. Selon le
dictionnaire Larousse, amplifier signifie "développer quelque chose outre mesure, en
ajoutant des détails imaginés; exagérer". Or, le reportage n’apporte aucune preuve de
"détails imaginés" ou d’exagération. En conséquence, nous avons décidé de poursuivre
nos démarches auprès de vous ainsi qu'auprès du Conseil de presse. Merci de votre
collaboration. »
LA RÉVISION2
Je comprends de la plainte de M. Cardinal que ses clients et lui ont été déçus du reportage de
M. Robillard et qu’ils s’attendaient à ce qu’il présente les faits sous un jour qui leur soit plus
favorable.
Les attentes des plaignants s’appuyaient notamment sur la bonne collaboration qu’ils ont eue
avec le journaliste et la relation de confiance qu’ils ont établie avec lui, relation qui leur aurait fait
conclure que M. Robillard partageait leur point de vue.
Le plaignant ajoute même que le journaliste lui a clairement dit que son reportage allait
démontrer la mauvaise foi du gouvernement et aller dans le sens des revendications du Conseil
de bande d’Obedjiwan. M. Robillard nie formellement cette allégation et précise qu’il n’a rien
caché à M. Cardinal, ni au chef d’Obedjiwan, Christian Awashish, des éléments dont il disposait,
y compris sur la question de l’« amplification » des données sur la criminalité. Il ajoute toutefois
qu’il les a assurés que leur point de vue serait inclus dans le reportage.
M. Cardinal constate, dans sa demande de révision, que le reportage « soutient un point de vue
complètement contraire » à celui de ses clients et au sien et, « surtout, qui est exactement le
contraire de la vérité ».
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http://www.ombudsman.cbc.radio-canada.ca/fr/a-propos/mandat-de-l-ombudsman/
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« La réalité, écrit-il, est que ce sont les autorités gouvernementales qui tentent de
minimiser les statistiques et non l’inverse. »
M. Cardinal en veut pour preuve un « audit indépendant réalisé (par la firme KPMG), à la
demande du gouvernement fédéral, et qui confirme l’ampleur des statistiques compilées par le
service de Sécurité publique d’Opitciwan ». Le plaignant soutient dans sa plainte en avoir remis,
récemment, un exemplaire au journaliste Robillard, ce que nie celui-ci. M. Cardinal devait plus
tard me préciser par courriel que ses relations avec M. Robillard duraient depuis plusieurs
années, et qu’il lui avait remis l’audit en question il y a déjà un certain temps, en fait en mars
2012.
Tout ça est un peu confus et je n’ai aucun moyen de savoir qui dit vrai. Je n’ai, non plus, aucune
raison de douter de la bonne foi des deux parties. M. Robillard et M
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Rouleau disent n’avoir
retrouvé aucune trace de ce rapport dans les documents fournis dans le cadre du reportage par
M. Cardinal; celui-ci affirme qu’il se rappelle l’avoir remis lui-même à M. Robillard, mais peut-être
il y a trois ans en fin de compte, et par courriel.
Par contre, l’autre rapport, celui du ministère québécois de la Sécurité publique sur l’organisation
du corps de police d’Obedjiwan, qui est à la base du reportage, a été remis à M. Robillard par
National. À la très grande surprise du journaliste, d’ailleurs, qui m’a affirmé avoir tenté en vain
pendant près de deux ans, y compris en recourant à la loi d’accès à l’information, d’obtenir du
ministère de la Sécurité publique ce rapport secret dans lequel on remet en question l’ampleur de
la criminalité à Obedjiwan. M. Robillard dit ne pas comprendre que les représentants d’Obedjiwan
lui aient remis ce rapport très critique de leur gestion.
M. Cardinal, de son côté, y voit la preuve de la transparence qu’ils ont manifestée avec le
journaliste et soutient que les autres documents remis à M. Robillard démontraient que le
ministère tentait de minimiser les actes criminels sur le territoire autochtone.
Quant au journaliste, il dit n’avoir reçu que deux documents de National pour les besoins de son
reportage : le rapport secret du ministère de la Sécurité publique; et un exposé de la situation
reflétant la position du chef Awashish sur la question des ressources policières.
Quoi qu’il en soit, on ne peut reprocher à M. Robillard d’avoir rapporté les conclusions du rapport
du ministère. Libre à M. Cardinal de prétendre qu’elles sont « contraire à la vérité », mais ce sont
celles du rapport, pas celles du journaliste.
J’ai par ailleurs pu constater que le chef du conseil de bande d’Obedjiwan, M. Christian
Awashish, avait bel et bien été interrogé par le journaliste sur « l’amplification » des données
concernant la criminalité sur le territoire autochtone. La question est clairement et longuement
soulevée dans une entrevue de M. Robillard avec le chef Awashish, réalisée le 12 novembre
2014, et que j’ai écoutée. La même problématique a aussi été abordée de nouveau lors d’une
autre entrevue, beaucoup plus longue, tenue en février 2015.
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Le point de vue de M. Awashish a été présenté dans le reportage tout comme le fait que, malgré
le rapport critique et défavorable du ministère de la Sécurité publique, celui-ci a quand même
accepté d’ajouter 600 000 $ au budget du service de police d’Obedjiwan.
Je ne peux donc retenir l’affirmation du plaignant qui reproche au journaliste de ne jamais avoir
mentionné à ses interlocuteurs d’Obedjiwan « l’angle utilisé dans le reportage », de n’avoir non
plus abordé « l’amplification » des statistiques sur la criminalité, et de n’avoir pas permis à ses
clients « d’y réagir et d’offrir (leur) point de vue à cet égard ».
Enfin, je suis satisfait des précisions obtenues de M. Robillard sur la qualité des sources
confidentielles, qui soutiennent qu’on incitait les policiers à rapporter officiellement les incidents
même les plus anodins afin « d’amplifier » les statistiques policières. Dans le contexte de ce que
ces sources affirment, il n’était pas inopportun d’utiliser les termes « amplifier », voire « gonfler »
qui dans leur sens premier signifient « augmenter » l’importance, la valeur, la quantité ou le
nombre.
Pour terminer, j’ajouterai que relationnistes et journalistes peuvent certainement entretenir des
relations professionnelles cordiales, c’est d’ailleurs préférable et le cas la plupart du temps. Cela
dit, les uns et les autres ne doivent pas perdre du vue qu’ils ne poursuivent pas, ni ne servent les
mêmes intérêts, même s’il peut arriver parfois que ceux-ci concordent. La reconnaissance de
cette réalité, la compréhension des motivations et du rôle de chacun permettent d’éviter les
attentes irréalistes de part et d’autre.
CONCLUSION
Le reportage sur les subventions accordées par Québec à la communauté Atikamekw
d'Obedjiwan pour le fonctionnement de son corps policier, diffusé le 17 février 2015 sur les
plateformes d’ICI Radio-Canada, pas plus que le journaliste Jean-Philippe Robillard qui l’a
produit, n’ont enfreint les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada.
Pierre Tourangeau
Ombudsman des Services français
CBC/Radio-Canada
Le 19 mars 2015