Les démons de la télé

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Les démons de la télé
Les démons de la télé-réalité
Il semble difficile en 2014 de donner une définition
exhaustive de ce qu’est une émission de télé-réalité. Depuis
13 ans, une déferlante de programmes dits de « télé-réalité »
a englouti le paysage télévisuel mondial. Retour sur un succès
populaire.
Le premier d’une longue série
Tout a commencé en 2001. M6 lance l’émission Loft Story, dont
le concept est inspiré d’une émission néerlandaise,
brillamment baptisée Big Brother. Pour le sociologue François
Jost, qui dirige le centre d’études sur les images et les sons
médiatiques à l’Université Sorbonne-Nouvelle, M6 au lieu de
présenter au public le programme comme un « soap
documentaire », autrement dit un feuilleton avec des
personnages réels, choisit d’utiliser délibérément l’étiquette
de « télé-réalité » pour désigner ce nouveau genre télévisuel.
Ce qui va amener les experts à s’interroger sur le principe de
réalité, quand le public se laisse séduire par le but du
« jeu ». Qualifié avant sa sortie par les intellectuels de
« télé poubelle », M6 fait fi de toutes critiques et lance
l’engrenage de la télé-réalité en France. Cimer.
Onze candidats, enfermés pendant 9 semaines dans un loft,
filmés 24h sur 24 apprennent à tuer le temps en l’absence
d’activité. Coupés de toute forme de communication avec
l’extérieur et en perte de repères temporels, le public de
l’émission se place alors en observateur d’humains dans un
bocal. Pour la première fois à la télévision française, on
peut voir des anonymes se doucher, manger, s’ennuyer, faire
l’amour. Et il aime ça le public : du sexe, des clashs et des
clans. Si Loft Story fait dans le soft, les émissions de téléréalités vont aller crescendo dans le voyeurisme. Le pas est
pris, les producteurs d’émissions de télé-réalités n’ont plus
qu’à rivaliser d’inventivité pour présenter les fourmiscandidats dans de nouveaux cadres, avec de nouvelles règles du
jeu et une maison neuve, pour stimuler de nouveau chez le
spectateur son instinct de Big Brother.
L’enfermement, le huit-clos est à la base du concept de téléréalité. A partir de cette règle, tel un Rubik’s cube, il est
permis de bouger toutes les facettes des émissions pour
décliner à l’infini les paramètres du jeu. On enferme les
candidats sur des îles, dans des cuisines, dans des villas,
dans des châteaux. On les fait chanter, danser, on leur
propose de monter des groupes, de tester la solidité d’un
couple, de trouver le prince charmant, de réaliser des projets
professionnels à Hollywood, New York, Hawaï, Sydney, Mykonos,
Ibiza…
Les ch’tis à Mykonos
Les jeux ont des buts plus ou moins douteux. Le principe de
l’émission l’Ile de la tentation est de séparer des couples et
de faire vivre chacun des partenaires parmi des tentateurs et
des tentatrices. Arrive ce qui doit arriver, plusieurs saisons
se sont soldées par de grandes désillusions quand la
présentatrice montre autour d’un feu de bois, le flagrant
délit du/de la partenaire infidèle. Les jeux de télé-réalités
provoquent volontairement des situations qui ne devraient pas
arriver dans la vie car les réactions face à ces cas de figure
sont des promesses d’audimat. Quand l’émission Secret Story
fait en sorte d’échanger les couples au début de l’émission,
comment éviter l’hystérie des candidats à la longue ?
Des émissions entières basent même leur intrigue sur une
supercherie, un mensonge. Greg le millionnaire en est un très
bel exemple ! On fait miroiter aux candidates que le but du
jeu est de conquérir un riche jeune homme. A la fin, l’élue
finit par découvrir que Greg n’est pas millionnaire. Mais
plombier et con comme un balais. Waouh. C’est drôle ! De même
que Mon incroyable fiancé
proposait à une jeune fille de
faire croire à ses parents qu’elle avait choisi pour futur
époux un énorme rustre. Comme c’est amusant d’entendre une
mère dire à sa fille des horreurs sur son fiancé, puisque
c’est faux et qu’elle découvrira lors de la dernière émission
que tout cela n’était qu’une blague. Dans le fond, c’est vrai
qu’il n’y a pas mort d’homme, enfin…
Greg le millionnaire
Trois ou quatre ans après l’apparition de la télé-réalité en
France, on aurait pu croire que les candidats deviendraient
méfiants ou redouteraient d’être trompés mais pas du tout. La
participation à une émission de télé-réalité est devenue
l’antichambre de la gloire dans l’esprit de nombreux individus
en quête de reconnaissance.
La France n’a pas oublié quelques cobayes de la première
édition de Loft Story : Jean-Edouard, Loana, Steevy… Des
prénoms, voilà ce qu’il reste de leur passage. La télé-réalité
en permettant une starisation des candidats a créé une machine
infernale. Ce sont désormais des rêves de gloire et de
célébrité qui poussent des individus à devenir protagonistes
de ces émissions. Il faut reconnaître aux premiers candidats
de l’émission Loft Story un caractère d’aventurier. Premiers à
tenter une expérience d’enfermement filmé, on ne peut pas leur
reprocher d’avoir voulu devenir des stars, ce n’était pas leur
but. Si j’avais eu 20 ans en 2001, pas grand chose à faire de
mes journées et envie de rencontrer des gens, peut-être que
moi aussi je me serais lancée. Le problème, c’est que depuis
les premières expériences du genre, un paquet de narcissiques
décérébrés se sont bousculés au portillon de Secret Story, Le
Bachelor, Dilemme et autres programmes.
Secret Story
Le système de vote du public pour son candidat préféré a
contribué à élever les candidats au rang de célébrités. La
télévision française entretient les carrières en proposant à
d’anciens participants connus et appréciés de rester dans le
paysage télévisuel en assurant des postes à la télévision. La
quotidienne de l’émission Les anges de la télé-réalité,
programme paroxysmique du genre, en est la preuve. Des anciens
candidats de télé-réalités composent l’équipe de l’émission :
Benoît, Ayem, Caroline et même Loana sont devenus chroniqueurs
pour le Mag. Pas vraiment choisis pour leurs qualifications,
ces ex-candidats font partis des mieux lotis.
Les autres sombrent dans l’oubli, reviennent à la vie réelle
dès leur sortie du bocal. Et puis il y en a qui négocient mal
le retour sur terre et qui choisissent le suicide à
l’anonymat. RIP FX. Loana, pas fufut il faut bien le dire a
quand même reçu de plein fouet une célébrité contre laquelle
elle n’a pas su se prémunir. Livrée aux lions des médias, la
blonde célèbre pour ses aventures aquatiques avec JeanEdouard, a acheté plus d’anxiolytiques qu’elle n’a vendus de
livres et ne compte plus le nombre de ses TS sur ses doigts
boudinés par les médicaments. L’un des membres du casting de
Koh Lanta, l’émission d’aventure de TF1, est décédé pendant le
tournage. Ca, ce n’est pas vraiment la faute de la téléréalité, mais ça fait quand même désordre.
La télé-réalité a produit un nouveau genre d’individu
inclassable. Je parle d’Afida Turner, d’Amélie, d’Eddy, de
Nabilla… Des personnes à qui l’on fait croire que leur
personnalité est hors du commun, qu’ils sont attachants pour
ce qu’ils sont. Ces derniers, confortés dans leurs positions,
poussent leurs travers à l’extrême pour se montrer « tels
qu’ils sont ». Dans des émissions consacrées à elle seule,
Nabilla apparaît donc comme paresseuse, capricieuse, inculte.
Et c’est génial. Et tout le monde est content. Et ça défile
pour Jean-Paul Gaultier parce que c’est une amusante créature,
et puis elle ne fait de mal à personne non ? (Ca me fait
penser à l’engouement de Lagerfeld pour Zaya, c’est du pareil
au même). Bien qu’il n’ait pas participé à ce genre
d’émission, j’accuse la télé- réalité d’avoir fabriqué des
monstres aux egos surdimensionnés comme Mickael Vendetta.
Nabilla pour Jean-Paul Gaultier
Alors, à la lecture de ce bilan accablant, certains se
demandent encore : Mais qui regarde ces conneries ? Sommesnous obligés de voir ça ? Et bien d’abord ; il y a quand même
un paquet de couillons à regarder ces conneries. J’en fais
partie. Pour l’anecdote, j’ai regardé le prime de l’émission
Dilemme (pour les connaisseurs) la veille du concours commun
pour Sciences Po avec une amie. Elle a eu Sciences Po Paris et
moi Sciences Po Rennes. Tout ça pour dire que la télé-réalité,
ça ne sert à rien pour obtenir ce qu’on veut dans la vie mais
ça détend vachement. Pourquoi regarde-t-on ce genre
d’émission ? Pourquoi faire la navette entre NRJ12 et W9 entre
18h
et
19h
?
Parce
que
c’est
l’heure
des
Chtits/Marseillais/Anges de la télé-réalité. Pourquoi on aime
ça ? Chacun sa raison.
Si je ne dois parler que pour ma petite personne, je crois que
j’aime constater que des adultes (et encore…) sont plus cons
que moi. J’essaye d’être la plus honnête possible en vous
disant que oui, le soir, après avoir avalé toute la journée
des informations qui comptent, j’adore me gorger
d’informations qui ne comptent pas. Arrêter de réfléchir et me
détendre. N’est-ce pas le but de la télévision ? Divertir ? Ca
me rassure, ça me conforte, je me dis : Aurais-je pu faire de
la télé-réalité ? Rester enfermée dans une boite ? Me
montrer ? Non je suis bien plus intelligente que les
candidats ! C’est exactement ce que la télévision nous propose
comme image de nous-mêmes. Que nous valons mieux qu’eux-tous.
Tellement vrai, C’est ma vie, Confession Intime, Strip tease,
Pascal le grand frère, Super nanny. On aime regarder des ados
insulter leurs parents, des maris délaisser leurs femmes pour
leur chanteur préféré, des parents lutter contre un gosse de 2
ans qui leur tient tête. Ces émissions rassurent le public, la
majorité, la norme. Elle pointe du doigt des cas particuliers,
et nous les offre en pâture. On regarde et on se dit :
« Imagine si ton mec était comme ça ? Moi si mes gosses me
parlent comme il le fait, c’est deux claques ». On se sent
tellement normaux, tellement supérieurs, tellement confortés
que nos vies sont droites tant la réalité est caricaturée par
ces programmes.
Confessions intimes
J’aime me placer en sociologue, voire en ethnologue derrière
mon écran. Et j’observe attentivement le montage de l’émission
et comment il permet plus ou moins subtilement de faire passer
les individus pour des cons. Par exemple, chaque fois qu’un
candidat écorche la langue française au confessionnal, on
entend un petit bruit de verre cassé. Les producteurs attirent
notre attention sur l’erreur prononcée. Je me demande aussi à
quoi bon envoyer ces gens travailler à Los Angeles, New York,
Hawaï, Sidney alors qu’ils ne parlent pas un mot d’anglais, si
ce n’est pas pour se foutre ouvertement de leur
inculture linguistique? Les disputes, les ragots, les coups
bas sont filmés de manière à nous faire réfléchir : Comment
peut-on être si mal élevé, comment peut-on préférer les
insultes au dialogue, pourquoi les filles sont-elles
hystériques ?
Parce que des petits génies de casteurs ont fait le tour de
France pour nous dénicher des bon cas. Chaque émission de
télé-réalité a sa grille de candidats. Pour un bon Confession
Intime, choisissez une trentenaire qui fait 10 ans de plus
parce qu’elle a bien besoin d’une coupe et d’une couleur, et
si la déco de son intérieur est à chier, en mode éventail
géant au dessus de la cheminée, c’est encore mieux. Pour une
émission comme les Anges/Chtits/Marseillais choisissez des
bruns musclés, des blondes gaulées, des brunes hargneuses, une
tête de turc, un rigolo, mélangez et laissez agir.
L’amour est dans le pré
Je félicite ceux qui sont passés entre les mailles du filet.
Ceux-qui disent : « Telle émission ? Connais pas ! Je ne
regarde pas ce genre de connerie tu sais, je ne supporte
pas ». Bravo les gars, le système ne vous a pas eu. Pour ma
part, je dois bien admettre que mon caractère moqueur est
servi. Je ne m’en lasse pas, je me délecte, saison après
saison. C’est un petit plaisir coupable de notre époque, au
même titre que manger de la bouffe chimique, ou écouter de la
variété. Mon cynisme et mon mépris pour les cons s’en donnent
à cœur joie, je dois bien l’admettre. Et peut-être que c’est
moi qui fait de la peine à ceux qui ne regardent pas la téléréalité. Peut-être suis-je la bouffonne qui se croit
intelligente mais qui n’est pas aidée par les programmes
qu’elle regarde. Peut-être.
On est toujours le con de quelqu’un non ? Il faudrait plus
qu’un exorcisme pour que le public boude ces émissions. On a
pas le derrière sorti des roses, je vous le dit. L’audimat ne
triche pas, ces télé-réalités font plus que jamais des records
d’audience et rapportent un beau paquet de pognons aux chaînes
qui les diffusent. Ce qui me dérange et m’inquiète c’est
jusqu’où ira le désir de tout filmer, quels nouveaux concepts
n’ont pas encore été exploités ? Pour ceux qui souhaiteraient
se lancer, les créneaux des nains et des handicapés mentaux
sont déjà exploités respectivement par les USA et la Suisse.
J’en suis navrée.
Pour conclure, j’aimerais citer, un grand personnage de téléréalité, Moundir (dans Koh Lanta hein, pas dans l’Aventurier
de l’amour) : « Pourquoi être aussi corrompu ? Education de
merde ! Aucun honneur ! Aucune dignité ! »
Delphine Barthier