Espaces publics et formes de mobilisation politique : le rôle des

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Espaces publics et formes de mobilisation politique : le rôle des
Programme interministériel de recherches « Culture, ville et dynamiques sociales »
- Appel d'offres 1998 –
Espaces publics et formes de
mobilisation politique : le rôle des
pratiques artistiques
Sonja Kellenberger
Juin 2000
IPRAUS
développement
Cette recherche a été financée dans le cadre de l'appel d'offres interministériel “ Culture, ville et
dynamiques sociales ” conduite conjointement par le Ministère de la culture (MRT), le Ministère de
l'équipement, du logement et des transports (PUCA), le Ministère de la jeunesse et des sports
(DJAE), la délégation interministérielle à la ville (DIV), le fonds d'action sociale pour les
travailleurs immigrés et leur famille (FAS), la Caisse des dépôts et consignation (Mission du
mécénat).
Cette proposition retenue, lors de la deuxième tranche de l'appel d'offres, en 1998, a fait l'objet d'un
financement par lettre de commande du Ministère de l'équipement, du logement et des transports n°
52 - du 25 novembre 1998 ° SPPUCA : 98.LCCE07
3
Sommaire
Introduction______________________________________________________________ 6
Démarche _________________________________________________________________________________ 9
L'entrée de la chercheuse sur le terrain : citoyenne lambda, impuissante ________________________________ 13
1. Horizon de l'engagement politique, art de déborder et utopie de ville ______________ 16
I.1. Description des collectifs _________________________________________________________ 16
I. 2. Horizons d'engagement politique __________________________________________________ 18
I.2.a. Impuissance et engagement politique_______________________________________________________ 19
I.2.b. Mouvements sociaux en France et en Angleterre______________________________________________ 22
I. 3. Art situationniste et politique _____________________________________________________ 26
I. 3. a. Mise en situation hier et aujourd'hui ______________________________________________________ 26
I. 3. b. Postures situationnistes et politiques actuelles _______________________________________________ 28
I.4. Utopie de “ la ville faite par tous ” _________________________________________________ 31
I.4.a. Découvrir la ville, le merveilleux des situations ordinaires et les transformer ________________________
I.4.b. De la participation citadine à la participation citoyenne_________________________________________
I.4.e. Apprentissage citadin et citoyen___________________________________________________________
I.4.d. Du local au global _____________________________________________________________________
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II. L 'événement et les différentes postures de participation _______________________ 45
II.1. Les initiateurs __________________________________________________________________ 46
II.1.a. Les artistes __________________________________________________________________________
II. l.a.l .Objets et pratiques artistiques : un petit inventaire_________________________________________
II. I.a.2. Contexte d'élaboration : aspects économiques et lieux _____________________________________
II.1.c. Les organisateurs _____________________________________________________________________
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II. 2. Les porteurs ___________________________________________________________________ 64
II.2.a. Les militants _________________________________________________________________________
II.2.a. l. Eléments pour la construction d'une carrière du militant __________________________________
II.2.a.2. Tension entre l’artistique et le civique _________________________________________________
II.2.a.3. Clivage entre " anciens" et "jeunes " __________________________________________________
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I1.3. Les passants ____________________________________________________________________78
III. Mise en intrigue de l'espace public : créer le vide et le commencement ___________ 80
II1.1. L'événement prend place dans la ville _____________________________________________ 80
III.1.a. S'immiscer clans le déjà existant : les lieux de l'intervention ___________________________________
III.1.a. I . Critères de choix_________________________________________________________________
III.1.a.2. Idéal démocratique et déroulement empirique ___________________________________________
III.1.b. Porosité et fluctuation des limites - droit à la réserve et appropriation ____________________________
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1I1.2. Figures du vide ou d'entre-deux __________________________________________________ 89
III.2.a. Le cri ______________________________________________________________________________ 89
III.2.b. Refuser : négation et prélude. ___________________________________________________________ 91
III.2.c. La question _________________________________________________________________________ 94
I1I.3. Techniques d'art : enlever le sceau du familier ______________________________________ 96
111.3.a. Désapprendre : entre distanciation et fusion _______________________________________________ 97
111.3.b. Détournement _____________________________________________________________________ 100
IV. Trajet et transformation ________________________________________________105
IV.1. Le jeu : élaboration et perception ______________________________________________ 106
IV.l.a. La notion de jeu _____________________________________________________________________
IV.1.b. Maître des règles du jeu et autonomie du jeu ______________________________________________
IV.1.c. Le jeu de la démocratie _______________________________________________________________
IV.1.d. La transformation : question de perception________________________________________________
106
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119
IV.2. Trajet et mouvement : formes de "masse" en marche______________________________ 121
IV.2.a. Marcher en collectif _________________________________________________________________ 121
IV.2.b. Les porteurs : marcher et se rencontrer/immerger et se distancier ______________________________ 125
IV.2.c. Les passants : la proportion de leur présence et la perception de l'événement _____________________ 131
IV.3. Etre en "sync" ou figures de "masse" à l'arrêt : de la fête au débat __________________ 135
IV.3.a. A fleur de peau : les porteurs entre distraction et concentration ________________________________ 136
IV.3.b. Passant : disponibilité, invitation et regard de l'extérieur _____________________________________ 140
Conclusion ___________________________________________________________________________________ 144
INTRODUCTION
Divers langages artistiques émergent actuellement dans les espaces publics urbains sous
forme de performances, d'installations ou d'objets d'art plastique, photographique, etc. Ils
font appel à une attitude réflexive et active sur des problèmes sociaux actuels : chômage,
exclusion, racisme, pauvreté, comme sur certains aspects matériels ou formels de la ville
contemporaine.
Les artistes sont à l'intersection de plusieurs enjeux concernant une sorte de reprise d'actions
politiques de revendication, de contestation, de “ descente dans la rue ”. Ils travaillent à la
fois sur la forme et le contenu de ce désir de descendre dans la rue ou de “ reprendre la rue ”,
qui se fait autant par nécessité1 que par un certain plaisir de s'exposer, d'apparaître aux yeux
de tous et donc d'exister. Les formes artistiques mises en circulation dans l'espace public
reflètent, devancent ou suscitent l'expression de questionnements à une large échelle
concernant la qualité de vie ou la réalisation d'une “ meilleure société ”.
La ville offre des espaces de délibération, de critique citoyenne et politique, dans lesquels se
déroulent les interventions artistiques. Quel est l'impact des lieux choisis dans l'émergence
des discours sur la ville ? Quelle ville réclament-ils ? A quel type d'occupation physique, de
trajectoire, de gestion des espaces contribuent ces interventions ?
L'hypothèse de ce projet de recherche consiste à dire que les artistes, loin de se greffer
simplement sur les mouvements sociaux, inventent une culture de la prise de parole dans
l'espace urbain. Convoquant la mémoire sociale tout en instaurant de nouveaux signes, ils
repositionnent les éléments du débat public dans et sur la ville. Les pratiques artistiques ou
mieux, les artistes qui s'exposent avec leurs “ œuvres ” dans l'espace public, introduisent
des éléments spécifiques dans les formes de mobilisation politique et de débat public : la
conscience de l'ici et maintenant, l'émotionnel, le relationnel direct, le subjectif, des effets de
distanciation. Les moments d'interventions artistiques peuvent parfois jouer le rôle
d'événement fondateur et donner naissance à une association ou à une forme d'organisation.
Ces interrogations traversent un travail de description sociographique de quatre collectifs
d'artistes et de “ citoyens-activistes ” en France et en Angleterre et de leurs interventions
dans différents espaces publics.
L'enjeu pour les collectifs étudiés concerne le renouvellement des formes de l'engagement
politique où la subjectivité des individus n'est pas bridée par l'intérêt commun. Cet enjeu est
à situer dans la première moitié des années 90 en France, où des changements importants
affectent la sphère de la participation politique symbolisés par la “ chute du Mur ”. Les
cadres d'analyse concernant les formes d'actions collectives, encore valables dans les années
70 et basés sur les références marxistes, le mouvement ouvrier et la société industrielle,
semblent définitivement tomber en désuétude. En changeant de cadre d'analyse, certaines
recherches2 relativisent la conception “ républicaine ” de la mobilisation, où il y a séparation
nette
1
2
La nécessité des chômeurs, par exemple.
Ici, surtout : J. Ion. 1997.
6
entre le privé et le public et la vision d'un rapport direct entre l'individu et la Nation et
interrogent l'engagement tel qu'il se constitue au sein d'associations ou d'autres groupements
“ intermédiaires ”. Le sentiment d'abandon de la sphère publique et la déploration d'une
“ dépolitisation ” qui prévalent encore dans les années 80 et au début des années 90, se
transforment alors petit à petit.
Cette possibilité de réenchanter la participation politique se traduit dans la pratique par la
recherche de formes de participation moins conventionnelles. C'est dans cette recherche que
les collectifs étudiés explorent l'esthétique de l'action collective, ses figures, formes et signes,
et ils érigent des lieux urbains et la rue en particulier en espace public de délibération et de
sociabilité festive.
Le processus de la mondialisation des relations sociales façonne également la manière
d'intervenir des collectifs observés. Ce processus n'est pas nouveau, mais actuellement il
travaille l'imaginaire collectif de manière importante. Aussi, la mondialisation de l'économie
et le libéralisme sont notamment des thèmes mis en scène de manière récurrente par les
collectifs. De plus, ceux-ci inscrivent leurs pratiques dans des réseaux d'actions et
d'organisations à visée internationale3. Le rapport entre le local et le global semble alors se
redéfinir et l'engagement et l'action “ ici et maintenant ” se faire à la fois au nom de la
contestation d'un phénomène planétaire et de valeurs universelles.
De même, les contours des “ communautés politiques ”4, qu'il s'agisse d'une assemblée ou
d'une organisation d'un collectif, se modifient. Les artistes interrogent précisément ces
contours, ces lisières, les entrées et les sorties des communautés politiques, et les ingrédients
qui les constituent : la temporalité, le langage, la mise en scène des corps. Autrement dit, ils
questionnent les formes esthétiques qui correspondent actuellement à la démocratie directe.
Leur activisme ne se situe donc pas au cœur d'un mouvement contestataire, à qui les derniers
événements ont donné une visibilité importante (mouvements de décembre 95, mouvements
des sans-papiers, des chômeurs en France, mouvements anti-OMC à Seattle, etc.), mais
précisément à la marge de celui-ci.
Il s'agit d'interroger cette expression à la fois artistique et politique comme un phénomène
urbain où une place particulière est accordée à l'investissement de l'espace public, lieu
sensible de la prise de parole, mais aussi au détournement des lieux, au fonctionnement de
réseaux de “ militants ”, à la sociabilité festive. Cet angle permet également de situer les
actions des collectifs de manière géographique, de voir dans quelle sorte de lieu ils
interviennent (public, semi-public, privé) et au-delà de questionner la dynamique urbaine à
laquelle ils participent.
Un court éclairage de quelques notions utilisées s'impose.
Concernant le terme d’espace public5, ce travail s'inspire principalement de courants de
philosophie politique et de micro-sociologie. Or, en français, suivant son emploi fait au
singulier ou au pluriel, il recouvre deux significations différentes.
3
Voir la description des collectifs.
La communauté politique dans un sens générique est définie par H. Arendt comme “ le domaine politique
[qui] naît directement de la communauté d'action de la “ mise en commun des paroles et des actes ”. (H. Arendt,
1983. p. 257)
5
Avec l'espace public il s'agit d'une notion assez récemment développée en France et ceci surtout à partir de la
traduction du livre de Jürgen Habermas Strukturenwandel der Oeffèntlichkeit en 1972. Espace public en
français (Louis Quéré, 1992).
6
I. Joseph, Reprendre la rue in Prendre Place, Ed. Recherche Plan Urbain, 1995. p. l 1-35.
4
7
Au singulier, l'espace public est celui du parler-ensemble et de la libre discussion qui incarne
un dispositif démocratique par excellence7. Il s'agit de la sphère régie par le principe de la
publicité, où la formation d'une opinion publique grâce au libre raisonnement est possible.
Les espaces qui y correspondent seront les espaces de délibération (débats, radios, etc.).
Au pluriel, les espaces publics recouvrent plutôt l'idée des lieux de passage et de co-présence,
où les rencontres sont organisées par des rituels d'exposition, d'évitement, de confirmation et
de réparation, se constituant en fonction de règles et de normes établies. Il s'agit d'une analyse
de l'espace dans sa matérialité où se déploient les interactions entre les gens présents, tout en
considérant l'espace physique comme co-déterminant du déroulement des interactions.8
Ce travail étudie la construction de perceptions et d'interactions entre individus et
environnement spatial lors d'événements dans les espaces publics. L'aspect institutionnel et
macro-sociologique sera surtout évoqué à travers ses différents acteurs et en relation avec
l'événement.
La notion de mobilisation politique évoque bel et bien celle des mouvements sociaux et
notamment celui de décembre 95, celui des chômeurs en 98, en France ou encore celui des
Liverpool Dockers en Angleterre. Selon l'angle d'analyse d'Erik Neveu9 une charge
proprement politique peut être attribuée à ces mouvements puisqu'ils présentent finalement un
“ appel aux autorités politiques (gouvernement, collectivités locales, administrations...) ”.
Les événements étudiés et incités par les artistes se situent toujours en relation avec ces
mouvements. Or, même si les artistes se sentent toujours proches de la définition du politique
des années soixante-dix qui considère comme “ politique ” “ tout ce qui relève des normes de
la vie en société ”10, leurs actions se situent tout de même dans un espace qui est en rapport
avec la définition plus spécifique de Neveu.
Avec des “ militants ” ou autres “ citoyens actifs ”, les artistes élaborent des objets et des
formes d'actions collectives qui travaillent notamment certains aspects de la participation
politique : les formes de mobilisation de rue, de débat politique, mais aussi les représentations
sociales ou les émotions qui les accompagnent. Suivant l'analyse des nouveaux mouvements
sociaux on peut formuler le rapport au politique de ces actions comme suit :
“ il s'agit désormais moins de défier l’État ou de s'en emparer que de construire contre lui des espaces
d'autonomie, de réaffirmer l’indépendance de formes de sociabilité privées contre son emprise. ” (p. 67,
ibid.)
L'étude est constituée en quatre parties :
Le premier chapitre vise essentiellement à situer les quatre collectifs étudiés au sein de
l'espace public, des courants artistiques et de comprendre quelle utopie de ville ils
envisagent. Les différents collectifs sont d'abord situés historiquement et géographiquement
7
Selon une tradition philosophico-politique développée entre autres par Arendt, Kant, Habermas.
Selon un courant sociologique et ethnométhodologique développé par des auteurs comme Goffman, Joseph.
9
Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 1996.
10
Toujours selon Neveu, “ cette définition comporte un mérite : celui de rappeler les rapports de pouvoirs et de
sens qui s'investissent dans les actes les plus banals du quotidien, de souligner la possibilité de les changer par
la mobilisation. Mais une conception qui met le politique partout rend impossible de percevoir sa spécificité. ”
(p. 13)
8
8
en fonction des dernières transformations concernant l'engagement politique, le militantisme,
l'espace public et les mouvements sociaux en France et en Angleterre. Les collectifs sont
ensuite étudiés en fonction de leurs traditions artistiques : les courants d'art politique et
situationniste tels qu'ils se sont constitués depuis le début de ce siècle. La spécificité des
collectifs est également soulevée face à des courants actuels comme les arts de la rue, par
exemple. Enfin, une première analyse comparative de contenu de traces écrites (journaux,
tracts, livrets) permet de comprendre comment les quatre collectifs agencent des pratiques
artistiques, politiques et urbaines.
A partir du deuxième chapitre est engagé une description de l'espace public comme
événement. D'abord sont posés les acteurs en fonction de différentes postures de
participation : les initiateurs, les porteurs et les passants. En particulier sont présentés les
artistes et les militants dans la position de l'initiateur et du porteur leur carrière dans le sens
beckerien du terme, le clivage entre anciens et jeunes, leur collaboration et quelques aspects
socio-économiques, artistiques et géographiques concernant l'élaboration d'objets et pratiques
artistiques.
Dans un troisième temps, l'événement prend place dans la ville sous forme d'irruption. D'une
part, est observée l'intervention dans son ensemble et comment elle s'immisce dans un lieu en
particulier. Comment les artistes choisissent-ils les lieux d'intervention, en fonction de quels
critères (symboliques, pratiques) et valeurs (démocratiques) et comment, ensuite, la
participation des publics urbains est sollicitée et se fait effectivement ? D'autre part, des
formes à la fois artistiques et politiques, leur mise en scène et la réaction du public, sont
décrites. Celles-ci concernent le début d'un cycle de l'engagement politique : le refus, le cri, la
question. Ces figures de la rupture ou du vide sont provoquées par des techniques d'art
particulières (distanciation, détournement). La porosité des contours d'une assemblée facilite
l'entrée et la sortie des passants.
Finalement, ce sont des configurations collectives en mouvement et des principes d'action qui
sont étudiés les performances, les pièces de théâtre, les manifestations de rue, les défilés. La
notion du jeu permet de questionner l'ensemble de ses configurations, leur construction et
leur déroulement. Sont interrogés : la sociabilité qui règne entre les participants : les valeurs
partagées : les différentes perceptions esthétiques ; les attitudes socio-physiologiques,
notamment en fonction de l'espace environnant ; et enfin, le trajet qui peut amener de la
position d'extérieur à celle d'intérieur et d'exposition de soi.
Démarche
La démarche choisie emprunte aux méthodologies de l'anthropologie sociale et culturelle. Les
questionnements et analyses sont ensuite affinés et formulés à l'aide d'outil de la microsociologie et de la philosophie-politique.
1) Selon les méthodes habituelles du type ethnographique, la priorité est d'abord accordée au
terrain. Des outils de description fine permettent de ne pas en réduire sa richesse. Dans ce
sens, le recueil des données a été réalisé sans a priori théorique à travers plusieurs méthodes :
9
-
observation participante et recherche impliquée avec un des collectifs en particulier
depuis 1994,
rédaction sporadique d'un livret de terrain,
une trentaine d'entretiens semi-directifs de 1 à 3 heures,
de nombreux recueils de discussions informelles et de productions internes aux
collectifs (tracts, journaux, affiches, etc.),
matériel abondant de vidéos et de photos. Une place importante est accordée à la
photographie comme moyen d'exploration et d'analyse (sur le terrain, dans les
entretiens et le texte)11. Dans le présent travail, les photos sont parfois évoquées
comme matériel d'analyse, mais ne seront pas traitées plus amplement ici. Quelques
tirages seront introduits dans ce texte uniquement à titre d'illustration.
2) Afin de trouver une manière adéquate de description et d'analyse de mon terrain, j'ai opté
pour une écriture pratiquée par un courant d'anthropologie réflexive. Celui-ci permet de
rendre compte du passage que le/la chercheur/euse accomplit à partir de son expérience sur le
terrain à l'écriture du texte. Le recueil des données, la construction d'un objet scientifique et
son analyse se font à travers des relations et des contextes d'énonciation singuliers. Le/la
chercheur/euse est pris/e dans des relations avec des personnes sur le terrain d'une part, et
d'autre part, avec son public de destination, en l'occurrence universitaire et ministériel.12
Or, quelques séquences seront décrites qui me positionnent dans une relation ponctuelle et en
situation avec les collectifs et les événements étudiés. Elles permettent de mieux saisir mon
regard porté sur l'objet et ainsi d'en tenir compte. Ces séquences seront annoncées par une
parenthèse : [chercheuse-porteuse]. De plus, l'apprentissage de la participation politique,
processus de socialisation que j'ai traversé moi-même sur le terrain, se retrouvera dans la
trame du texte : l'entrée dans un cycle d'engagement (chapitre III), le déroulement (chapitre
IV) et quelques éléments de sortie. De même, les raisons personnelles qui m'ont poussé à
entamer cette recherche et à construire l'objet seront interrogées un peu plus loin.
3) La construction de l'objet se fait à partir d'un questionnement initial et un va-et-vient
incessant entre des catégorisations, des choix d'implications théoriques et le terrain, le
matériel recueilli.
a) Du local au global :
La démarche adopte le point de vue de l'anthropologie qui cherche à “ transcender les
particularismes et de penser l'humanité dans son ensemble ” (M. Kilani, p. 7). L'engagement
et la mobilisation politique dans l'espace public sont ici interrogés dans cette visée.
11
Ceci est plus longuement expliqué dans un travail antérieur : Etude de mouvances artistiques et politiques en
milieu urbain : les nouvelles formes de rengagement politique (Mission du Patrimoine Ethnologique, 1997).
12
Afin de chercher à sortir de deux attitudes à caractère limitant de la discipline. incitant à des dérives dualistes
tel que universalisme-relativisme. subjectif-objectif. explicatif-interprétatif. l'anthropologie réflexive tente de
montrer l'autre dans sa logique, mais dans nos termes. La discipline ne pouvant plus prétendre “ représenter la
réalité de l'autre comme un objet pour en témoigner auprès d'autre ” ou de “ se contenter de l'évoquer ” comme
un prétexte à la reconstruction d'une expérience de soi ”, envisager l'objet dans sa construction dans le discours
peut être tenter comme une voie de sortie. La description des choses données à l'observation détient un statut de
prédilection en anthropologie, afin de comprendre la raison d'être des phénomènes. Dans cette discipline
empirique, cd. vouée à “ dire ce qui est ”, la description sert à “ montrer ”, cd. à rendre visible non les choses
telles quelles, mais les choses dans la figure qu'elles prennent pour nous. (p.13)
Le Discours anthropologique, ouvrage collectif avec M. J. Borel, J. M. Adam, Cr. Calame, M. Kilani, PayotLausanne, 1995.
13
Introduction à l'anthropologie, Payot-Lausanne, 1989.
10
Qu'est-ce que la participation et la mobilisation politique sous des formes très diverses et
localisées peuvent-elles nous dire sur l'activité politique de manière plus fondamentale et sur
la démocratie en général ? Cette question n'est pas traitée par le biais de l'anthropologie du
politique qui interroge la diversité des formes d'organisation politique, le pouvoir et la
violence en général14. Ce sont plutôt des théories de l'action - empruntant au pragmatisme et à
la phénoménologie (Arendt, Rancière, Quéré, Joas)- et de la microsociologie -considérant la
productivité de l'environnement et de la situation (Goffman, Joseph)- qui sont mises à
contribution. Le texte cherche à décortiquer les différents ingrédients sensibles et formels de
la participation au fonctionnement de la démocratie15.
b) Cette étude est une analyse comparative.
Comparaison des collectifs : Les collectifs sont choisis pour divers traits qui se ressemblent,
notamment le travail ponctuel avec des mouvements sociaux et leur militants et le caractère
non autorisé de certaines interventions. Mais dans l'ensemble ils sont plutôt différents les uns
des autres, en raison de leur tradition et référence artistique et politique (communiste,
anarchiste, écologiste, lettriste, affichage), du matériel utilisé (scène, image), de la
composition des membres (jeunes, anciens), de la configuration du collectif (famille,
association, etc.).Les collectifs se connaissent, apprécient mutuellement leurs travaux
respectifs, collaborent sur certains événements, mais ceci reste de l'ordre du contact
éphémère. Les pratiques des uns et des autres n'arrêtent pas de changer et d'évoluer dans des
nouveaux registres ou même de disparaître et elles ne forment pas un continuum explicite.
Eux-mêmes n'ont pas vraiment l'impression d'évoluer dans un mouvement commun qui
s'appellerait art politique par exemple. Ils ont plutôt le sentiment de s'inscrire dans un
processus plus large d'une activité politique où c'est éventuellement la manière de s'y inscrire
qui est semblable. Ils partagent une certaine sensibilité artistique et politique, une manière de
voir les choses et d'envisager des moyens d'action, mais ceci n'est pas appuyé par une
représentation collective forte.
Comparaison de pays : En élargissant la recherche à des pratiques artistiques d'un autre pays
européen. il s'agit d'introduire des éléments de comparaison européenne. Comparaison avec
d'autres formes politiques et artistiques : les différentes interventions décrites seront
également comparées avec les formes de la participation politique traditionnelle
(manifestation de rue, débat politique, assemblée, barricades, etc.) et d'autres formes
culturelles et artistiques (carnaval, art de la rue. etc.), auxquelles les collectifs empruntent
explicitement.
Comparaison de séquences : le déroulement des interventions est étudié dans ses séquences et
les séquences d'ouverture, de déroulement des différentes interventions seront comparées
entre elles.
14
Mentionnons à titre d'exemple la distinction introduite par P. Clastres entre les sociétés “ contre I'Etat” et les
sociétés à Etat (voir Kilani, 1989, p. 69).
15
Une certaine définition de la politique et de la démocratie est sous-jacente ici : celle de Rancière, à la fois
phénoménologique et pragmatique. Ce n'est pas la politique dans son sens institutionnel, cette “ organisation des
corps en communauté et la gestion des places, pouvoirs et fonctions ” qui façonnent ces moments, mais “ le
mode de subjectivation de la politique ”, qui caractérise également la démocratie. C'est précisément “ une
interruption singulière de cet ordre de la distribution des corps en communauté que l'on a proposé de
conceptualiser sous le concept élargi de police. ” (Rancière, 1995) que les artistes cherchent à réaliser. Ceci
revient par exemple à l'émergence d'un groupe d'individus qui n'est pas déjà pré-constitué (tel les sans-papiers ou
les chômeurs) et son interruption dans l'espace politique en place. Autrement dit, c'est “ ...ce renversement
singulier de l'ordre des choses, selon lequel ceux qui ne sont pas “ destinés ” à s'occuper des choses communes
se mettent à s'en occuper. ” (Rancière. 1999).
11
c) Le caractère urbain de la participation et de la mobilisation politique est ensuite interrogé
en considérant la situation et la corporéité16. Il s'est avéré fructueux d'envisager l'espace
public comme événement tel que le définit L. Quéré17, de décrire et d'analyser les multiples
ramifications entre personnes, espaces, contextes et représentations dans leur avènement de
sens en situation et à partir de formes spatiales concrètes. Divers outils de la microsociologie
me serviront à cette fin. Des interventions seront décrites dans leur dramaturgie (séquences
d'ouverture, de déroulement, de fermeture, observabilité mutuelle) et dans leur construction
où l'environnement spatial et la multiplicité des points de vue des participants en situation
sont co-déterminants (surtout chapitres III et IV).
Plus largement, ce caractère urbain sera également questionné à travers des analyses de
contenu de traces écrites des collectifs et de leur inscription géographique à Paris, dans la
région parisienne, en France et à Londres (cartographie des lieux de travail et des lieux
d'intervention).
d) La manière spécifique de ces collectifs de travailler la ville :
La ville est traitée dans l'analyse non pas comme un objet de contemplation où l'on réfléchit
sur la ville, mais on se sert de cette matière urbaine en détournant son équipement, ses
bâtiments publics, les flux habituels de circulation motorisée ou piétonne, pour autre chose.
Le but de ces détournements réside ailleurs que dans le seul détournement spatial. Les
collectifs ne font pas uniquement un travail artistique avec la matière urbaine (sonorité de la
matière, façade, etc.) comme le font par exemple Christo ou les Carabosses (esthétisation,
sublimation de la matière urbaine). Ils ne travaillent pas non plus uniquement les formes de
la sociabilité urbaine comme le font Ilotôpie ou Générik Vapeur. Néanmoins, des familiarités
fortes existent, mais la différence majeure réside dans la matière de travail des artistes
observés : ce sont les formes de la mobilisation politique, de la démocratie et de la révolte.
Les collectifs utilisent la ville, ils s'en servent dans un autre but : la participation politique.
Mais la ville n'est pas pour autant un simple support ou prétexte pour ces artistes, elle est
pratiquée et transformée dans le but d'expérimenter la participation politique et des utopies
de vie ou pour exprimer des revendications sociales et politiques. La ville prend sa place très
naturellement dans le travail des artistes. Leur travail est façonné par l'urbain et le façonne
en même temps. La quête de ces artistes d'une utopie de vie est également celle d'une utopie
de ville. La ville est la scène concrète où se joue les processus de la mondialisation ou de la
rationalisation capitaliste. On y oppose une pratique de la ville tenant compte de l'individu et
de sa créativité, des localités et de leurs problèmes spécifiques, tout en cherchant à penser
ces particularités comme un tout, sans réduire leur diversité (voir chapitre I.4.). Les artistes
travaillent les représentations citadines du local et du global, les parcours et les orientations
dans la ville en intervenant sur les signes urbains : signalétiques de la circulation, bâtiments
publics, mais aussi ce qui est érigé en symboles de la mondialisation de l'économie et du
système capitaliste (autoroute, Mc Donald, publicité, bourse, centre financier, etc.).
L'urbain est également essentiel pour ces artistes dans sa dimension culturelle. Le caractère
cosmopolite de la ville impose la nécessité de composer avec la réciprocité des perspectives
et de tenir compte de l'étranger. Or, la focalisation sur les espaces publics et leur aspect
spatial dans une recherche de luttes politiques spécifie la pratique de ces artistes. Ils
cherchent notamment à échapper à l'idée que l'espace virtuel d'Internet résoudrait tous les
16
A propos d'une théorie de l'action, considérant la corporéité, la situation et la socialisation, voir H. Joas, Die
Kreativitat des Kandelns. Suhrkamp, 1996.
17
L'Espace public comme forme et comme événement in Prendre place, éd Recherche, Plan Urbain, 1995.
12
problèmes de communication. Tout en le reconnaissant comme un formidable outil de mise
en réseau de luttes locales, ils refusent finalement de l'ériger en un outil prodige pour
dépasser les difficultés de compréhension entre les particularismes locaux et de réaliser des
concepts miracles comme la coordination ou la fédération.
e) Pédagogie et ludisme : Finalement, ces artistes cherchent à rendre tactiles les ingrédients
d'un espace public dans son sens politique et urbain, afin qu'un public ou une assemblée
puisse s'en emparer et les manier. Les artistes organisent alors des situations où le ludique et
le sérieux du politique sont tous les deux présents. Ils engagent avec l'assemblée un
processus de participation politique où ils cherchent à distinguer et à décider des séquences
d'ouverture (présentation des uns aux autres par le biais de projection vidéo ou de la parole),
de déroulement (parler en assemblée ou autour de petits tables, faire parler des personnalités
sous formes d'intervention formelle ou informelle, etc.) et de fermeture d'un débat (finir dans
l'idée de poursuivre un projet commun ou multiple). Ils invitent le public à remplir une
banderole en situation en proposant un dispositif sans inscription et qui ne présente pas
simplement une banderole déjà signifiante. Etc.
Avant de présenter tous les collectifs et de poser l'arrière-fond historique en terme politique
et artistique, je reviens à la proposition des anthropologues : questionner le point de départ de
la chercheuse, son questionnement initial, son entrée sur le terrain, la construction
progressive d'un objet d'étude.
L'entrée de la chercheuse sur le terrain : citoyenne lambda, impuissante
1991, juste avant la guerre du Golfe, un auditeur à la radio :
“ Bonsoir, posez votre question.
“ Bonsoir Monsieur, je voudrais savoir si à six heures, heure française, s'il y a conflit, est-ce que ce serait
une guerre mondiale et si oui, est-ce que ce sera éventuellement la fin du monde ?
(in This is my world des Mano Negra)
Cette question, réellement posée à la radio et reprise par le groupe rock les “ Mano Negra ”,
paraît absurde, insensée, mais elle reflète parfaitement ma propre position initiale : une
position d'isolement et de spectatrice impuissante des événements du monde. Elle est
conjointement liée à plusieurs éléments, extérieurs et structurels, intérieurs et relevant de ma
position personnelle au sein de cette structure. Un récit subjectif relatera le cheminement qui
m'a finalement amenée au cœur des derniers mouvements sociaux en France et en
Angleterre et à adopter une position d'action particulière. Le récit évoque la socialisation en
matière d'engagement politique. Cet engagement, où la traversée des âges est un facteur
important, est ici marqué par sa jeunesse et son ignorance qui façonnent les questionnements
initiaux et le point de départ de cette recherche.
Ma posture initiale est celle d'une suissesse, citoyenne “ de base ”, issue d'une famille de la
classe moyenne, celle des petits employés. La politique est alors quelque chose de lointain et
de plutôt menaçant. Elle est incarnée par les “ événements du monde ”.
Sa présence principale se fait d'abord à travers la télévision, les journaux et la radio. Les
nouvelles concernent des guerres, des catastrophes naturelles et économiques... Leur ampleur
et leur complexité me mettent dans une position de spectatrice impuissante.
13
Concernant la politique proprement dite, c'est aux institutions qu'il faudrait contribuer pour
exercer ses droits et devoirs citoyens. L'âge de la majorité me donne le droit de vote. Mais
cet acte citoyen ne résout pas mon sentiment de détenir une position passive et impuissante
face aux événements qui se déroulent sur la scène publique proche ou lointaine.
Il reste l'action politique. Sans expérience en la matière, celle-ci me paraît morose et
hermétique ou relève même d'une sphère inconnue, d'autant plus que dans les années 80 en
Suisse elle n'abonde pas vraiment. C'est par le biais de copains d'université que j'y découvre
une forme d'échange d'idées, d'action collective, de sociabilité et d'utopie qui éveillent mon
envie d'y participer. De plus, un apprentissage universitaire des mécanismes de certaines
injustices sociales permet de me forger un argumentaire, d'apercevoir des prises rendant
l'action possible et évaluable. Finalement, ma peur devant ce qui m'échappe s'amenuise. Je
commence à percevoir les canaux par lesquels mon action peut passer et le but qu'elle peut
atteindre.
A mon arrivée en France en 1993, ma quête d'engagement politique prend une démarche
volontariste. Je croise les chemins de différents groupuscules de gauche, notamment dans les
couloirs de l'Université de Nanterre où j'ai choisi de poursuivre mes études. Mais, le contact
successif de différents collectifs ne me convainc et ne m'enthousiasme guère. J'ai
l'impression de me voir assignée à une place d'entrée de jeu, d'entendre des discours tout
faits, rabâchés pour convaincre sans vrai échange, les actions déjà en place sont finalement
routinières (faire signer des pétitions, faire des permanences, etc.) et me paraissent peu
“
efficaces ”.
C'est à ce moment-là que je rencontre, en 1994, les Périphériques vous parlent (PVP), un
collectif d'artistes et de citoyens d'une vingtaine de “ jeunes ”. Dans le hall universitaire de
Paris X ils présentent une intervention théâtralisée : une sorte de chorégraphie sous forme
d'irruption, sans le moindre avertissement. qui mélange danses, souffles, cris, paroles,
rythmes. La mise en scène parle de pauvreté, de précarisation.... autant de malaises qui
seraient dus à l'ultralibéralisme : notre société serait traversée par des changements profonds
auxquels elle répondrait par un économisme mondial et la concurrence à outrance.
Après l'intervention, les personnes des PVP cherchent à ouvrir des discussions
individualisées et à vendre leur journal. Je comprends qu'ils ne proposent ni un nouveau
programme ni l'adhésion à leur groupe, mais plutôt un questionnement : “ qu'est-ce qu'on
peut faire ensemble pour essayer de comprendre et de remédier à tous ces problèmes qui
nous accablent ? ”. A cette fin, ils proposent également des outils : diverses disciplines
artistiques (notamment la théâtralité, la musique, l'écriture), un espace de réflexion,
d'expérimentation et d'action.
J'ai l'impression de pouvoir entrer dans un espace ouvert à mes questionnements et
réflexions. Sans véritable expérience pratique de l'action et de la parole politiques, sans
connaissance et mémoire forte des luttes sociales, j'ai malgré tout une compétence
(intellectuelle) au sein de ce collectif qui est prise en compte et valorisée comme un
enrichissement. Il m'est alors possible d'apprendre et d'envisager l'engagement politique
comme un processus, tout en ayant un accès immédiat à tous les ingrédients.
Ainsi, je m'implique avec les PVP, autant dans leur travail artistique à visée pédagogique et
de conscientisation, que dans leur travail plus proprement politique. L'acte politique consiste
14
alors à nouer des relations avec des militants et d'autres citoyens, formuler une parole
publique sur des scènes diverses, organiser et participer à des débats.
Conjointement à cet apprentissage naît le désir de le combiner avec une recherche
universitaire qui prend de l'ampleur. Au fur et à mesure je rencontre d'autres collectifs en
France et à l'étranger. Je décide de m'intéresser plus particulièrement à Ne pas plier (NPP),
Gaz à tous les étages (Gaz) qui sont également situés à Paris et Reclaim the Streets (RTS) à
Londres.
15
I. HORIZON DE L'ENGAGEMENT POLITIQUE, ART DE DEBORDER ET
UTOPIE DE VILLE
Avant de dessiner de manière plutôt générale l'arrière-fond de la pratique artistique
observée, une courte description des collectifs s'avère nécessaire. Leurs pratiques seront
ensuite situées en fonction de la transformation de l'engagement politique et des
mouvements sociaux de ces dernières décennies, en particulier depuis les années 70.
L'éclairage des pratiques à travers les traditions artistiques depuis le théâtre d'agit-prop et
Duchamp et leur positionnement dans les champs artistiques actuels, permet de les spécifier
davantage. Une première analyse comparative de contenu (journaux, livrets, tracts,
prospectus, dispositifs, etc.) des quatre collectifs permet de saisir comment ils parlent la ville
et l'intègrent dans leurs pratiques artistiques et politiques.
1. 1. Description des collectifs
Une description sommaire, qui ne peut être que partielle, permet tout de même de saisir la
spécificité de chaque collectif : les acteurs, les moyens artistiques, les manières d'intervenir.
Les PVP comptent aujourd'hui une quinzaine de personnes : des étudiants, des travailleurs,
voire pour quelques unes des salariés de leur propre structure. Marc'O, metteur-en-scène, et
Cristina Bertelli18 sont à l'initiative d'une “ entreprise ” fondée en 1991 qui n'a cessé de se
transformer en fonction des événements et des protagonistes. Ce collectif de réflexion et de
travail essaie d'élaborer, par différents modes d'expression artistique, une nouvelle façon de
communiquer, de travailler, d'être ensemble et interroge avant tout les “ relations humaines
dans un cadre citoyen ”19).
Ses outils d'expérimentation et d'action se sont multipliés. Retenons-en quelques-uns : le
“ laboratoire d'étude pratique du changement ” qui pose un cadre réflexif et pratique pour le
changement des individus et des actions collectives20 : les interventions musicales et
théâtrales préparées sous le nom de Génération Chaos21 ; les débats-rencontres22, outils plus
directement politique ; et enfin “ les Périphériques vous parlent ” qui est aussi le nom d'un
journal23, l'organe d'opinion et d'expression écrite accompagnant les actions menées.
18
Ce sont deux figures de l'avant-garde respectivement française et italienne des années 60/70.
Les PVP, n°7.
20
Le laboratoire a été créé par Marc'O et Cristina en 991. Il pose le cadre réflexif concernant les changements
importants auxquels l'individu est confronté aujourd'hui l'organisation du travail, par exemple, exige créativité
et initiative des individus et interactivité entre individus dans des secteurs et hiérarchies divers : “ l'hommeinterprète ”, habitué à être guidé par des instances supérieures. doit apprendre à devenir “ homme-acteur ”,
capable de prendre des décisions et des responsabilités. La théâtralité est ensuite envisagée comme “ le
meilleur support pour développer une pédagogie ” (dossier du Laboratoire).
21
Des saynètes (courte pièce de mise en scène) et pièces “ un enfant sur trois ”, “ citoyens en France ”,
“ Philosophe debout ”.
Dispositifs de participation immédiate par le public : “ Danse, Musique, Overtlow ” “ Sync ”.
22
" Professeurs/ étudiants : acteurs ou interprètes" à l'université de Saint-Denis en décembre 1994, Les Etats du
Devenir à Paris en novembre 1996, les Fora des villages et cités du monde (rencontre internationale) dont la
fondation a eu lieu en juillet 1997 à Forcalquier en Haute Provence et les lers fora à Paris en mai 1999.
23
Le journal est actuellement à son 11e numéro. C'est avec ce nom - Les PVP - qu'ils se sont fait connaître dans
un certain milieu politique et intellectuel.
19
16
Cette “ entreprise ”, à la fois artistique et politique, qui a débuté dans une salle de spectacle,
s'est transformée en un vaste champ de recherche dans son lieu de répétition24. C'est pendant
l'année 1994 que les PVP ont commencé à chercher des contacts extérieurs dans le but
d'élargir les actions et les réflexions. Ils ont multiplié les interventions artistiques ou
discursives dans les manifestations politiques, les universités, et autres espaces publics très
divers, avec le désir de susciter une sorte de “ mouvement de résistance ” contre les
politiques néolibérales. Ses réflexions et pratiques ont atteint un caractère international.
Leurs partenaires sur divers terrains de lutte sont autant des individus (des intellectuels, par
exemple)25 que des collectifs26. Le milieu universitaire reste un pôle d'investissement
important pour leurs activités.
NPP est une association qui fonctionne autour de plusieurs personnes : Gérard Paris-Clavel'',
graphiste, Isabel Debary, coordinatrice, Bruno Lavaux, expert comptable, Gilles Paté,
plasticien, Gérald Goarnisson et d'autres personnes qui complètent l'association. En 1991,
l'association NPP est fondée. NPP réalise des images et autres objets plastiques, graphiques
et photographiques : des autocollants, du scotch imprimé, des affiches, etc. Ils sont le fruit
d'une confrontation de diverses approches concernant un même sujet "d'urgence humaine"
(par exemple, le chômage, la guerre en Algérie), suite à des rencontres et des collaborations
dans le long terme avec des acteurs très différents28. Ensuite, ce travail graphique et
politique doit devenir autonome et utilisable par d'autres acteurs en lutte. Dans ce sens, NPP
évite toute signature et met en place un mode de production et de distribution qui permet
l'acquisition gratuite de ses objets.
Ainsi, NPP est avant tout un système de production et distribution sous le nom “ d'Epicerie
d'Art Frais ”. Partant de cette expérience, NPP développe également d'autres outils de lutte et
d'apprentissage citoyen, notamment : 1' “ Observatoire de la Ville ”, et les “ Chemins de
Randonnée Urbaine ” (CRU), pour des rencontres citoyennes et citadines mais aussi des
espaces de débats sous des formes multiples29.
En cohérence avec son slogan – “ l'Internationale la plus près de chez vous ” -, le caractère
local de ses interventions rejoint en même temps des questions et actions concernant la
mondialisation du marché.
Gaz est une association d'artistes qui réalise des actions et propose des réflexions concernant
l'art dans l'espace public. Trois personnes" sont actives de manière durable : Amalia Rama,
professeur d'art plastique et artiste, Gilles Paté, artiste, (également participant de NPP et des
PVP) et Robert Bianco, vitrier et coordinateur.
Ce collectif peu structuré expérimente depuis le mouvement de grève de 1995 de nouvelles
manières de s'engager et interroge les formes traditionnelles du militantisme. Ses actions
24
Dans un pavillon de l'Etablissement public de Santé de Ville-Evrard.
Par exemple, Isabelle Stengers, Riccardo Petrella.
26
Par exemple, Longo Maï (coopérative agricole), FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail).
27
Figure de Grapus, association de graphistes réalisant des images politiques dans les années 70.
28
Citons plus particulièrement l’APEIS (association pour l'emploi, l'information. la solidarité) avec qui NPP
travaille depuis environ 8 ans.
29
Exemple de la place du Châtelet, Festival d'Echirolles.
30
Parmi les membres actifs, on peut également citer Sophie Wahnich, historienne, chercheuse aux CNRS et
intervenante importante.
25
17
ont toujours été engagées avec des collectifs en lutte31 et des intellectuel32. Outre l'affichage
et la distribution de tracts elles sont menées sous forme de performances et d'installations
avec des moyens issus de l'art contemporain.
A la différence des groupes précédents, la réalisation individuelle de recherches artistiques et
d'engagement politique priment sur le caractère collectif de l'association. Il s'agit plutôt
d'artistes individuels qui se retrouvent ponctuellement sur des actions communes. Ce
collectif n'existe plus actuellement.
RTS est un collectif situé à Londres. Il s'est formé en 1994 à partir d'une campagne de
protestation contre la construction d'une autoroute supposant la destruction préalable de
Claremont Road, une rue dans un quartier d'habitations à Londres. Pendant six mois, des
militants (anarchistes, écologistes, party people, etc.) ont créé une zone autonome de vie dans
la rue menacée et ont élaboré des barricades à la fois esthétiques et humoristiques, mais aussi
efficaces contre l'expulsion. Lors de cette occasion, des stratégies d'action directe issues de
courants de l'écologie radicale ont ainsi fait leur entrée en milieu urbain.
Depuis cette expérience est continuée sous une nouvelle forme : la “ street party ”. Il s'agit de
bloquer de manière non autorisée des rues, des autoroutes, des places, d'en exclure la voiture
et de l'ouvrir aux piétons, afin d'y organiser des “ festivals de résistance ”. L'action directe,
l’intelligence de la foule et une coordination par réseaux (de connaissance et de
communication, par exemple via Internet) sont les ingrédients principaux. RTS a
progressivement ouvert ses actions aux débats politiques : il intervient sur des terrains de
lutte divers33 et fait de la globalisation de l'économie le centre de son interrogation et de sa
critique. L'inscription de ses dernières actions au sein de réseaux internationaux34 met en
pratique l'idée de “ agir localement, penser globalement ”.
Dans ce collectif, les artistes sont largement minoritaires et pour dénicher les œuvres d'art
c'est avant tout une affaire de regard, de cadrage et donc d'interlocuteur. Les protagonistes de
RTS ne sont pas les même depuis le début et il n'y a qu'un de mes informateurs principaux,
Tom Harding, qui est impliqué dans les actions de RTS depuis quelques années. Il est
d'ailleurs un des rares artistes avec une pratique publique dans ce collectif.
Ces quatre collectifs semblent finalement très différents les uns des autres, que ce soit au
niveau du fonctionnement ou de la discipline artistique principale. Pourtant une utopie
“ ancienne ” est sous-jacente dans toutes ces actions : joindre imagination, créativité, plaisir
et élaboration d'un projet révolutionnaire. De plus, tous composent avec la fragilité de
l'espace public dans son sens politique et spatial du terme. Ils agissent pour reconquérir une
puissance en acte, afin de participer à la vie de la cité en gestation continuelle.
31
Notamment le syndicat SUD-cheminots et la Maison des Ensembles (maison regroupant des associations et
syndicats divers)
32
Club Merleau-Ponty
33
Les syndicats des transports urbains, les Liverpool Dockers
34
Par exemple, RTS travaille avec le réseau People's Global Action, constitué de mouvements sociaux comme
les Sans Terre du Brésil, les Zappatistes, les Karnataka State Farmers Union, etc. dans le but de monter des
actions globales et concrètes.
18
1. 2. Horizons d'engagement politique
Dans ce chapitre nous verrons que le sentiment d'impuissance rime dans une tradition de
philosophie-politique avec la difficulté de déborder sa place et que l'engagement politique
permet de riposter à ce sentiment. Le thème de la participation politique selon des analyses
sociologiques permettra d'introduire des aspects historiques récents en France et en
Angleterre, dont la chute du Mur de Berlin est symbolique : la transformation des formes
traditionnelles du militantisme, des espaces publics citoyens et citadins et des mouvements
sociaux.
L2.a. Impuissance et engagement politique
La posture actuelle du citoyen moyen peut être qualifiée par sa position d'isolement et une
participation politique qui est souvent réduite au geste minimal du vote. De plus, son seul lien
avec les “ événements du monde ” passe par les médias qui tendent à le cantonner dans la
position d'un spectateur passif ou de consommateur35.
La société du XIXe siècle incite les individus à ne plus interagir mais à se comporter en
fonction de normes et de règles établies par des institutions (école, administration, média).
Une simple co-existence mutuelle, un “ chacun à sa place ” tend à façonner les interactions de
la vie dans la Cité. En effet, J. Rancière36 montre comment actuellement le sondage, cette “
science de l’opinion ”, rend “ le peuple identique à la somme de ses parties ” (p. 146, 1995)
et décomposable en ses catégories socio-professionnelles et ses classes d'âge. Cette
simulation se réalise en même temps comme opinion, elle “ met chacun à sa place avec
1'opinion qui convient à cette place ” et rend la polémique et le litige inutile. C'est pourtant la
tenue d'un litige qui fait apparaître le peuple dans sa division et déplace la configuration des
parties constituées par des dispositifs étatiques et des composition d'intérêts sociaux.
Autrement dit, la scène politique comme scène de l'agir et de l'apparence37 se trouve entravée
et la vie démocratique menacée, si par démocratie nous entendons le pouvoir du peuple qui
ne se réduit pas à des groupes sociaux mais émerge d'un mode de subjectivation de la
politique où des sujets non-identitaires “ dérèglent toute représentation des places et des
parts ”. De là s'affirme la prédominance d'un Etat de gestion autant que d'un Etat de droit qui
signifient la soumission du politique à l'étatique par le biais du juridique. Les lois et les
institutions tendent à cantonner les activités dans des entités séparées sans interaction
possible. L'Etat lui-même se dit soumis à des lois extérieures, contraint de s'adapter à des
conditions mondiales qui le dépassent (compétitivité mondiale).
35
Selon P. W. Prado, la culture de masse n'épargne aucun domaine et s'empare aussi du médiatique. Elle est
personnalisée, centrée sur l'immédiateté et la force d'identification. Elle ne permet plus de distanciation
émancipatrice et menace l'aptitude à la “ mentalité élargie ” et à la capacité du jugement politique. Des analyses
de Habermas (1972) montrent que les conflits de la sphère politique ressemblent parfois plus à des frictions
personnelles qu'à des polémiques publiques proprement dites. Des histoires personnelles et sentimentales sont
débattues publiquement au même titre que des événements politiques. Aussi, les informations sont façonnées de
sorte qu'elles puissent répondre aux critères marchands qui régissent la sphère des médias. Des émissions de
télévision ou de radio doivent satisfaire l'audimat et de ce fait, le côté spectaculaire d'un événement est mis en
avant. (Observations sur les ruines de la publicité in Prendre Place. éd recherche Plan Urbain. 1995: pp. 111128)
36
La mésentente, Galilée, 1995.
37
Je me réfère ici aux analyses phénoménologiques de la scène publique de H. Arendt. Selon cet auteur, la
pluralité des hommes habitant ce monde demande à être activée sans cesse dans une apparition, une révélation
des subjectivités et leurs interactions à travers l'action et la parole. (H. Arendt. 1983)
19
“ La légitimité de la puissance étatique se renforce ainsi par l'affirmation même de son impuissance, de son
absence de choix face à la nécessité mondiale qui la domine. Au thème de la volonté commune se substitue
celui de l'absence de volonté propre, de capacité d'action autonome qui soit plus que la seule gestion de la
nécessité. “ (Rancière, p. 155, 1995)
Ainsi, les individus et l'État, dans un mouvement commun d'impuissance affirmée voire
revendiquée se contentent de gérer les conditions de l'optimalisation reconnue.
Deux notions contribuent à défier cette impuissance à agir : l'engagement politique et
l'espace public.
La dernière permet de parler de lieux, à la fois citadins et citoyens, et présente le point de
tous les départs de ma recherche et sa trame d'analyse.
Retenons pour le moment que le concept de l'espace public38 dans son sens politique,
d'apparition d'un gouvernement entre tous les hommes d'une cité39, permet d'embrasser tous
ces angles empiriques, tous ces lieux extrêmement divers de l'avènement des sphères
politiques.
Ces dernières années, ce concept a connu un élargissement de sens en sciences sociales qui
tient compte de son “ caractère foncièrement hybride ”. L'espace public peut aujourd'hui être
envisagé comme un “ phénomène social élémentaire ” (Joseph, 1998, p.15) qui pose le
citadin comme quelqu'un de sensible et de capable de reconquérir les qualités.
La notion de l'espace public introduit notamment l'idée de considérer la “ scène de
l'apparence ” dans sa spatialité. Les individus évoluent dans cet espace autant comme des
unités de locomotion qui prennent des postures afin d'afficher leurs intentions40 ; autant ils
réagissent de manière sensible à la disposition spatiale, à l'atmosphère thermique, acoustique
et lumineuse41 ; autant ils y mènent des conversations qui peuvent tourner en déclarations.
Contextes et transformations de l 'engagement politique
Un autre angle permet d'élucider l'aspect de la politique dont il est question ici : l'engagement
ou la participation politique.
Ces deux notions ne sont pas envisagées dans un sens normatif de participation aux diverses
institutions politiques uniquement, mais dans un sens plus large, incluant aussi bien des
formes non conventionnelles (Memmi, 1991). Or, ce biais permet de tracer plus précisément
le contexte historique et géographique et d'élucider les remous qui ont secoué la société civile
pendant cette dernière décennie.
38
Précisons qu'il ne s'agit pas de l’espace public dans le sens normatif d'Habermas et soumis au principe de l'
“ Ôffentlichkeit ”, la publicité, qui amène à la formation d'une opinion publique grâce au libre raisonnement.
Mais des analyses et des descriptions dessinent des séquences et des processus d'un espace public en devenir, tel
que j'ai pu l’observer sur mon terrain. Je rejoins plutôt l’espace public de I. Joseph, où la parole ne se construit
pas dans un espace réservé. un espace de cérémonie ou de célébration, mais intervient avec “ le parler
ordinaire ”, dans l'espace “ inapproprié ” où elle doit conjuguer avec le scandale, la rumeur publique, la
manipulation ou “ la sophistique médiatique ”. Il en va de même avec le discours politique : “ qui survient
devant une audience qui vaque à ses occupations et qui a toujours autre chose (de mieux) à faire ”. (I. Joseph.
1993)
39
Avec Arendt, la cité est composée ici non pas dans le sens de sa localisation physique, mais plutôt dans le
sens de la polis : l'organisation du peuple qui vient de ce que l'on agit et parle ensemble et l'action et la parole
créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n'importe quand et n'importe
où. (Arendt. p. 258, 1983)
40
G. Goffman. La mise en scène de la vie quotidienne, Tome II, 19
41
G. Chelkoff, J.-P. Thibauld, Les Mises en vue de l'espace public, Cresson / Plan Urbain, 1992, 231 p.
20
En science politique et d'une manière générale, l'engagement politique peut être mesuré
comme simple attitude de participation : lire les journaux, sondages. D'une manière plus
spécifique, la participation politique est associée exclusivement au domaine spécialisé des
affaires publiques, relevant de près ou de loin du gouvernement : les partis, les syndicats, les
élections, etc. Une “ dépolitisation ”, déplorée de part et d'autre, s'explique par un certain
abandon d'intérêt pour les affaires publiques (absentéisme aux élections, etc.). 42
En effet, de nombreuses analyses en sciences sociales convergent pour constater une certaine
désaffection pour ce domaine depuis le début des années 60. Est-ce dû à une perte de
crédibilité de l'État-Nation (corruption, fossé entre hommes au pouvoir issus de grandes
écoles et la société en général) et le retrait de sa force d'intervention (décentralisation,
soumission de la politique à l'économisme et au marché, l'internationalisation de l'économie,
etc.) ? En face, est-ce lié à l'évolution de l'individualisme, le repli sur la sphère privée ou les
nouvelles attitudes tribales43 ?
Ce sont quelques questions qui amènent J. Ion44 par exemple à interroger le militantisme
comme une figure centrale de l'engagement politique des années de croissance et qui façonne
les regards portés sur les modes d'implication dans la sphère publique.
Diverses recherches45 interrogent l'engagement tel qu'il se constitue au sein d'associations ou
d'autres groupements relevant du corps intermédiaire. Après avoir abandonné une vision
normative de la participation, il est possible de le redécouvrir sous une forme diversifiée et
éclatée. L'Etat n'est plus perçu comme le lieu central de l'espace public.
Des mutations sont analysées concernant les groupements, le contenu des revendications, le
rapport entre ces groupements et l'État et entre l'individu et le groupement.
Les groupements polyvalents (centre paroissial, par exemple) et les grands réseaux
idéologico-politiques (catholique, socialiste, communiste) déclinent au profit de groupements
spécialisés en fonction des caractéristiques du public concerné (âge, sexe, nationalité, etc.) et
de thématiques variées (logement, famille. culture,...). Le contenu de l'engagement porte
davantage sur l'environnement ou la qualité de vie, même si des revendications quantitatives
comme le salaire reviennent en force, avec les mouvements des chômeurs, par exemple.
Ces thématiques tendent de plus en plus à fonctionner sur la logique du secteur plutôt que sur
la logique de la constellation de références. Le “ global ” n'en est pas pour autant abandonné
au profit du “ local ”. Certes, nombreux de ces groupements sont enracinés dans l'expérience
locale, dans la “ quotidienneté ” mais tout en entendant situer leur action à l'échelon national
(les coordinations, par exemple). Loin d'une opposition entre l'État et la société civile, ce que
l'idéologie associative pourrait faire croire, il y a plutôt osmose entre les deux. La volonté
régulatrice par l'État est toujours sollicitée par les associations.
Les groupements spécialisés se constituent en réseaux, organisés de manière horizontale où
les individus jouissent d'une grande mobilité et autonomie (les coordinations, par exemple).
42 D.
Memmi "L'engagement politique" in Traité de science politique, sous la direction de M. Grawitz et J. Leca,
Paris, PUF, 1985, 4 volumes, volume III, chapitre V, section 1, pp. 310-367
43
A ce sujet, on peut lire notamment : R. Sennett ou M. Maffesoli.
44
Jacques Ion, La fin des militants ? Paris, éd de l'Atelier, 1997.
45
Par exemple : P. Perrineau. (ss. dir.), L'engagement politique, déclin ou mutation ? Paris, Presses de la
Fondation nationale des Sciences politiques, 1994.
21
L'acteur se substitue à l'atome, ses compétences personnelles sont valorisées et ce n'est plus
la masse qui importe. Des nouvelles exigences demandent des nouvelles compétences
techniques et scientifiques, en dehors de tout principe idéologique. L'adhésion totale, liée à
des valeurs de type universaliste conférées par une inscription dans un réseau idéologique,
tend à être remplacée par une association plus autonome.
Ou comme le décrit Ion, un engagement militant, impliquant “ l'abandon de soi dans
l'acceptation sans réserve des rôles de l'organisation ”, fait de la place à un engagement
distancié, supposant “ aussi bien le maintien d'un strict quant-à-soi, que l'élaboration d'un
nous dans le partage d'expériences communes, l'exposition risquée de la personne. ” (p. 108,
ibid.)
Un engagement politique traditionnel “ républicain ” ou disons plutôt conventionnel se
transforme en un engagement laissant plus d'espace à l'expression de l'individualisme qui
imprègne indéniablement notre mode d'être ensemble. Des projets politiques alternatifs,
l'investissement de champs nouveaux et peut-être un nouveau mode de régulation des
rapports sociaux s'affirment progressivement.
Ceci dit, les formes d'engagement conventionnelles sont toujours de vigueur et coexistent
avec des formes moins conventionnelles. L'engagement politique change de forme, mais
aucune de ces formes n'impose pour l'instant sa logique aux autres.
L2.b. Mouvements sociaux en France et en Angleterre
Les analyses des nouveaux mouvements sociaux nous apportent également quelques précieux
éléments. En France, les collectifs étudiés pour ce travail agissent plus particulièrement au
sein du mouvement des chômeurs ou le mouvement de novembre 1995. De manière plus
périphérique, les collectifs travaillent également en lien avec tous ces mouvements de défense
du logements (DAL, Droits Devant ! squats), de régularisations des sans-papiers, etc.
Le point de vue de cette recherche s'attache plutôt à étudier les comportements collectifs dans
l'espace public. Or, il ne s'agit pas ici de faire une comparaison théorique, mais de traiter
quelques éléments qui nous aident à situer les événements relatés dans ce travail. Je serai
donc largement approximative46.
Retenons qu'autant dans les théories de la mobilisation des ressources que dans ceux des
nouveaux mouvements sociaux, trois principes sont indispensables pour l'apparition d'un
mouvement social : définition d'un conflit social, désignation des adversaires et orientation
générale du développement social. Retenons également que selon Touraine nous sommes en
période de transition qui voit différents types de mouvement émerger sans toutefois parvenir
tous à maturité. Il les voit comme des mouvements annonciateurs, disons, d'une direction
commune en voie d'élaboration.
Les analyses des nouveaux mouvements sociaux convergent dans le constat que les anciens
mouvements sont essentiellement liés aux mouvements ouvriers et les cadres
46
Les notes qui suivent sont tirées du mémoire DEA Les mouvements écologistes et la critique des modes de
consommation sociologie de l'engagement et des pratiques quotidiennes, notamment alimentaires, 1997/8, de
Cristelle Gramaglia ou s'appuient sur les théories de mobilisation de ressources de D. Snow.
22
institutionnels traditionnels et syndicaux, à la référence marxiste et à la société industrielle. A
l'inverse, la plupart des mouvements contemporains se développent au sein de la société
civile, à l'époque “ post-industriel ” et “ informationnel ”. Les nouveaux acteurs de ces
mouvements sont largement issus des classes moyennes47. Ces mouvements se caractérisent
par l'hétérogénéité des individus (origine et motivation), leur structuration en réseaux et ils
combattent plutôt des représentations sociales. Ils s'opposent notamment au processus de
rationalisation
(spécialisation,
professionnalisation,
hiérarchisation,
pouvoirs
technocratiques) afin de devenir sujet du devenir social.
Comme le note C. Gramaglia, l'apport de la théorie de K. Eder48 consiste dans le fait
d'insister sur la dimension culturelle qui semble primordiale pour comprendre ces
mouvements. Les valeurs et codes de la société post-industrielle sont en voie d'élaboration et
présente un terrain privilégié de l'expression des antagonismes sociaux. Ils ne se contentent
plus de revendications collectives concernant l'émancipation et la remise en cause des
hiérarchies (Emancipatory politics) mais y ajoute celle de la réforme du mode de vie (Life
politics)49.
Ces dernières théories (Eder, Giddens) sont respectivement allemande et anglaise et ce
contexte géographique de leur élaboration me semble significatif. L'importance des life
politics est un phénomène anglo-saxon et la recherche d'une alternative de vie est relayée par
des pratiques quotidiennes. Un de mes collectifs se situe à Londres et m'amène à préciser
quelques points concernant les mouvements en Angleterre.
La conception républicaine de la Nation fonde l'exception française, où
“ ...seul le citoyen éduqué et libre de toute dépendance, et donc dénué de tout intérêt personnel, est seul à
même de participer à la détermination de l'intérêt général ” (Ion, p. 22).
Cette conception des choses a longtemps justifié l'exclusion des femmes du droit de vote, par
exemple. La non-reconnaissance de groupements et corps intermédiaires, la séparation nette
entre privé et public et la vision du rapport direct entre l'individu et la Nation sont quelques
caractéristiques qui deviennent caduques aujourd'hui. La forme associative semble présenter
une possibilité de lien social basée sur le contrat et évite les groupements basés sur des
appartenances “ naturelles ” 50.
Au contraire, la conception anglo-saxonne du rapport entre individu et Nation est loin d'être
aussi tranchée et, aux Etats-Unis par exemple, des groupements intermédiaires, ethniques ou
religieux, interviennent en tant que tels dans la vie politique.
47
K. Eder en distingue trois : La petite bourgeoisie exécutive (cols blancs), la petite bourgeoisie déclinante
(employés périphériques des secteurs de service) et la nouvelle petite bourgeoisie (services de “ réparation
sociale ” : psychologues, travailleurs sociaux, enseignants). Les nombreux déclassement et reclassement dont
ces classes sont victimes en font des acteurs importants dans les nouveaux mouvements sociaux en quête
d'épanouissement, de contrôle de l'orientation du devenir social et en recherche d'identité, de référents et d'une
intégrité sans cesse menacée. Les caractéristiques de ces nouveaux acteurs consistent dans le fait qu'ils
bénéficient souvent de ressources culturelles non négligeables. Leur niveau d'instruction est relativement
correct mais sans qu'ils aient accès au pouvoir de décision et la précarisation de leurs conditions d'existence, la
marchandisation de leur mode de vie les mets face à des contradictions.
48
K. Eder. The new politics of class : social movements and cultural dynamics in advanced societies, Sage,
London, 1993.
49
A. Giddens, Modernity and Self-identity : Self and Society in the late Modern Age, Polity Press Oxford,
1991.
50
Elle est définissable “ ...comme l'acte par lequel un ensemble d'individus se réunissent librement hors de la
médiation des appartenances “ naturelles ”, quelles soient territoriales, familiales ou professionnelles. A la
différence des corps intermédiaires, l'association n'implique qu'un engagement contractuel (limité dans le temps
et dans les objectifs), entre personnes volontaires. “ (Ion, p. 21)
23
Notons que la base juridique des collectifs étudiés en France est dans tous les cas associative,
même si des alliances familiales sont parfois à la base de l'être-ensemble effectif des
collectifs. Par contre en Angleterre, il n'y a pas de base juridique qui scelle le collectif, en
l'occurrence RTS.
Reclaim The Streets présente d'autres particularités que j'essaie d'évoquer brièvement afin de
pointer ses différences avec les collectifs en France.
RTS s'inscrit dans un mouvement culturel plus large qui est appelé Do it yourself (DIY)
Culture51 Il s'agit d'une sorte de contre-culture britannique et consiste en des pratiques et
intérêts qui sont orientés vers une jeunesse, un radicalisme vert, un anarchisme libertaire, une
politique d'actions directes et des nouveaux sons et expériences musicaux. Les acteurs de
cette contre-culture des années 90 sont décrits comme Thatcher's Children et dépolitisés. Ils
n'agissent pas sur les lieux de travail, mais les aires principales de leur engagement au début
des années 90 sont les mouvements anti-roads et les droits des animaux. Les principaux
outils de protestation sont l'action directe, le développement de leurs propres médias (par
exemple, revues : Do or Die, schNEWS, vidéos-amateur : Undercurrents) et leurs propres
espaces de protestation, de plaisir et de vie (squats, communautés alternatives, free parties).
Précisons que RTS s'inscrit directement dans ce mouvement de contre-culture et ses
membres se définissent comme activistes ou protestataires52. Les collectifs français par
contre, sont plus spécifiquement des collectifs artistiques qui se trouvent à la marge des
mouvements sociaux en France. La référence historique de RTS est plus proche des écowarriors et des squatters, tandis que celle des collectifs français peut être trouvée directement
dans une avant-garde artistique et politique parisienne.
Sinon, en France comme en Angleterre le constat d'une “ dépolitisation ”, est le même, ainsi
que la découverte d'action collective nouvelle.
En France, les anciennes structures du mouvement ouvrier sont toujours présentes tout en
cherchant à se renouveler. Parfois, elles ont même un effet structurant pour des événements
de protestation majeure (grève de 95, par exemple).
Tandis que les 18 ans de thatcherisme en Angleterre ont pratiquement fait disparaître toute
structure syndicale en tant que contre-pouvoir. Les actions de protestation radicale se font
souvent de manière complètement indépendante de structures de travailleurs, mais des
timides tentatives de rapprochement se font notamment chez RTS avec les Liverpool
Dockers ou les syndicats de transport public.
Selon McKay, les actions anglaises s'inscrivent dans une “ culture de l'immédiateté ”53 et
sont plutôt anti-intellectuelle et anti-discursive à la grande différence des actions françaises
qui, au contraire cherchent à créer des plates-formes de débat. Là aussi, des membres de RTS
51
Les points suivants sont tirés d'un livre qui cherche à relater les mouvements de protestation radicale des
années 90 en Grande-Bretagne : DiY Culture : Party & Protest in Nineties Britain (Edited by George McKay,
Verso, 1998). G. McKay ne présente pas vraiment une approche universitaire à proprement parler puisqu'en tant
qu'ancien activiste et actuel universitaire l'auteur essaie de produire un point de vue à la fois impliqué et
critique. Certains points traités par McKay seront appuyés par des observations de terrain concernant RTS et
mis dans une relation comparative avec la France.
52
Un de leur partenaire est Earth First ! venant de l'écologie radicale.
53
C'est l'excitation du moment qui compte et néglige le passé et le futur. Le titre d'une revue de ce milieu est
très révélateur : Do or Die (in McKay)
24
cherchent à introduire plus de discours et de réflexions et s'intéressent notamment aux
démarches françaises.
En Angleterre, le rapport au collectif semble fortement marqué par une idée du soi aiguë. Le
dicton thatcherien, “ there is no such thing as society ” paraît renforcer ces idées du do it
yourself de liberté subjective et de self-empowerment qui accompagnent les actions directes.
Or, le rapport entre le local et le global peut se faire à partir de pratiques individuelles qui
appellent un engagement collectif et même un projet de vie alternative. Dans l'écologisme par
exemple, des pratiques quotidiennes (végétarisme, recyclage, culture bio) appellent des
lifèstyle politics ou des actions locales ont un référent ou une efficacité internationale. Par
ailleurs, les connexions et interrelations entre des causes singulières se font par alliance des
activistes eux-mêmes.
D'ailleurs, un rapport fort à la nature est convoité par le danger de tomber dans un Little
Englanderisme54. Au contraire, RTS a transféré l'action directe en milieu urbain. Ses
dispositifs s'adressent ainsi à un public plus cosmopolite et cherchent à réaliser la rhétorique
d'inclusivité. L'inclusivité est propre au DIY mouvement, qui à son tour pèche parfois par la
non-réalisation du dicton “ unity through diversity ”. Alors qu'une attention est portée aux
habitants d'un quartier et le passant quelconque lors d'une street party de RTS. Par ailleurs et
à l'encontre des collectifs observés en France, RTS est une notion et un mode d'action qui est
entrée dans la sphère du médiatique grand public. Longtemps, il était désigné d'écologiste par
les médias. Ce n'est que dernièrement que ceux-ci utilisent la notion d'anti-capitaliste à
l'égard de RTS, notion par ailleurs présente depuis la création du mouvement.
Les liens entre RTS et les collectifs étudiés en France sont pourtant effectifs, notamment à
travers certains acteurs qui se sont rencontrés. En particulier, ils s'entendent concernant la
thématique de la mondialisation de l'économie de marché. Le calendrier et les acteurs55,
s'inscrivant dans un mouvement d'opposition à une globalisation déréglée, se reflètent dans
les notions, discours et actions de part et d'autres. Les différentes analyses des collectifs
convergent concernant la manière d'envisager la lutte politique.
Elle sera résumée ici en quatre points par le réseau People's Global Action :
- un rejet clair des institutions construites par les multinationaux et les spéculateurs, enlevant
le pouvoir aux peuples, comme l'OMC ou d'autres accords de commerce libéral (par exemple,
la NAFTA - North American Free Trade Agreement)
54
"Huq pinpoints the evident danger in valorising the land, the rural landscape, which is that we tap into a Little
Englander narrative, that old distrusting position of insularity that harks back to days of Empire, that parallels a
rightwing, white and superior construction of Englishness. One of the problems with, say, attacking progress is
that one of the alternatives on offer is nostalgia, and nostalgia in the British countryside is a black-free zone. "
(G. McKay, op. cit., p.33)
55
Les alliés de RTS s'inscrivent notamment dans un réseau - People's Global Action - regroupant : Mouvement
des Sans Terre du Brésil et de la Colombie, Zappatistes, Karnataka State Farmers Union. En 1996, les
zappatistes appellent à une première rencontre internationale d'activistes et d'intellectuels. Ensuite, plusieurs
actions d'opposition se font en fonction de rencontres internationales officielles telles que le sommet du G8 ou
l'OMC. Le 16 mai 1998 (sommet du G8 à Birmingham) et une année plus tard. le 18 juin (G8 à Cologne), RTS
organise des fêtes de rue locales qui sont en même temps liées à un niveau global. L'idée est : le même jour.
avec un même but, partout dans le monde, des actions sont organisées.
25
- une attitude confrontationnelle, depuis que nous ne pensons pas que le lobbying peut avoir
un impact majeur dans ce genre d'organisation biaisé et non-démocratique où seulement le
capital transnational est réellement faiseur d'ordre.
- un appel pour la désobéissance civile non-violente et la construction d'alternative locale par
des gens locaux, comme une réponse aux actions des gouvernements et corporations. - Une
philosophie de l'organisation basée sur la décentralisation et l'autonomie. " (in Do or Die,
n°8, p.4)
En France, ce sont essentiellement les deux derniers points qui se traduisent dans les actions
organisées par les collectifs observés.
I.3. Art situationniste et politique
La particularité des collectifs étudiés est de réunir à la fois des pratiques artistiques,
politiques et urbaines en leur sein. Ces trois dimensions se trouvent imbriquées au plus
intime. Dans ce chapitre, je tenterai d'élucider cette imbrication et de spécifier l'art politique
urbain dont il est question. Un petit détour historique s'avère utile.
I. 3. a.
Mise en situation hier et aujourd'hui
Dans ce chapitre nous verrons l'avènement progressif d'une conception de l'art en terme de
situation. Ceci nous aide à comprendre comment les artistes étudiés envisagent la pratique
artistique et comment cette vision s'est constituée à travers l'histoire de l'art. Les artistes des
collectifs étudiés se réfèrent eux-mêmes pour une grande partie à l'art contemporain, et leurs
pratiques ont un caractère situationniste, proche des happenings, des performances56 ou dans
une certaine mesure du théâtre. Ces dispositifs artistiques correspondent à des courants fort
divers à travers l'histoire de l'art. Ce sont les questions concernant le rapport artiste/spectateur
ou œuvre d'art/environnement social que relèvent ces courants. Envisager le moment de la
mise en relation d'une pratique artistique avec un public comme une situation de la vie
courante est l'enjeu. Des différences entre hier et aujourd'hui interviennent naturellement. Les
analyses de courants artistiques concernent avant tout le contexte français.
56
Le happening est une forme artistique issue des années 60 aux Etats-Unis. Il s'agit d'un art aléatoire et
éphémère, une sorte d'événement théâtral spontané unique et ponctuel auquel le spectateur participe, où le
processus est autant sinon plus important que le résultat (Dictionnaire de l'Art Moderne et Contemporain). Il
s'agit d'utiliser des lieux réels et des objets réels en les détournant de leur fonction, en “ changeant le regard ” et
de remplacer le jeu de l'acteur par une activité et une tâche réelles (Dictionnaire de Corvin).
Née dans les années 70, la performance s'inscrit en filiation avec le happening. Elle désigne des réalisations
publiques proposées par des artistes physiquement présents et demandent la présence de spectateurs pour mener
l'œuvre à bien. A certains égards il s'agit de situations théâtrales qui reposent sur l'utilisation d'accessoires. un
scénario plus ou moins précis et qui est immédiatement consommable. La performance vise également la
transgression des formes traditionnelles de l'art, tout en les utilisant (peinture, sculpture, installation, danse.
Musique, photo, technique vidéo) pour interroger le corps, les données sensorielles, la parole, les gestes et les
comportements sociaux (Dictionnaire de l'Art Moderne et Contemporain). La performance échappe à toute
définition figée et homogène et va du geste ritualisé à l'utilisation de technologies nouvelles, de la gestuelle
corporelle élémentaire à l'exploration formelle la plus poussée. Elle peut revêtir des formes de canular ou
présenter une prise de risque extrême pour l'artiste (l'américain Chris Burden s'est allongé recouvert d'une bâche
sur une autoroute, par exemple) (Dictionnaire de Corvin)
26
Des formes du théâtre de l'agit-prop, telles qu'elles étaient développées au sein du PCF en
France au début du siècle, et décrit par Pia Le Moal-Piltzing57, peuvent être envisagées dans
une conception situationniste. Les formes plaident pour une élaboration différente de la
culture, qui ne se réfère pas a priori à un contenu préexistant, mais émerge lors d'une
rencontre et vise à modifier les rapports actuels entre les hommes. Est envisagée l'instauration
de situations artistiques où il y a “ création permanente ” et élaboration collective des
contenus. Le processus d'élaboration créative est aussi important, sinon plus, que le produit
fini. Le clivage établi entre producteur et consommateur est surmonté et une politisation
expressément visée. Dans ce sens, une représentation théâtrale est privilégiée en tant que
moment d'expérimentation et de confrontation avec un public. Une place importante est
accordée à la discussion avec les spectateurs, où ils peuvent percevoir leurs possibilités
d'apporter une contribution ou même une participation réelle. Une importance particulière est
également accordée au rôle des “ passions sociales ”, aux affects collectifs, à la foule comme
lieu de jouissance, au rêve qui permet d'explorer ses possibilités et la lutte politique est
envisagée dans sa dimension du désir et de l'émotion.
Si le théâtre de l'agit-prop reste encore fortement lié à une structure et une lutte politique et
ainsi à une “ vision du monde ”, la notion de théâtre de l'intervention (ibid.) embrassent
ensuite tout un pullulement de formes théâtrales expérimentales à préoccupations multiples
(Living Theatre, théâtre de l'opprimé, théâtre de la guérilla, etc.). Néanmoins, l'inscription des
interventions dans un contexte de luttes politiques, même si elles sont devenues plus
partielles, marque toujours fortement ce genre de théâtre et une visée pédagogique,
d'expérimentation ou de conscientisation politique restent de mise (ibid.).
Tous ces courants de théâtre rompent avec une notion du théâtre qui renvoie avant tout à
l'histoire jouée et les personnages incarnés sur scène. Ils rompent avec le théâtre du XIXe
siècle, par exemple, où une pièce sur scène doit être regardée en silence au lieu de se regarder
entre spectateurs58. Contre ces moments saturés par un culte, qu'il ait un visage politique ou
religieux, l'espace vide est envisagé comme condition minimale du théâtre. Dans ce sens,
Peter Brook propose de
" ... prendre n'importe quel espace vide et l'appeler une scène: quelqu'un traverse cet espace vide pendant que
quelqu'un d'autre l'observe et c'est suffisant pour que l'acte théâtral soit amorcé. " (1977)59
Aussi, la théâtralité (pour introduire une notion plus large de ce moment scénique) est
quelque chose de vivant : c'est un “ art autodestructeur écrit sur le sable ”, comme dit Brook.
C'est un art éphémère qui vit le temps d'une représentation et du lien créé entre le public et
les acteurs. Dorénavant, ce sont tous les aspects d'une situation théâtrale (décors, rideaux, ...)
qu'il importe de rendre visible. La participation du public devient une préoccupation majeure.
Cette conception du théâtre peut être élargie à toutes les disciplines artistiques, dans les
courants de l'art contemporain et de l'avant-garde. Elle peut être éclaircie par la définition de
la “ situation construite ”, élaborée par l'Internationale Situationniste (IS) :
57
Pia Le Moal-Piltzing. "Interrogation théorique : politiques du désir" in Le Théâtre de l'intervention depuis
1968, Tome II. L'Age d'homme, 1983.
58
Voir par exemple, D. Guenoun.
59
ln Scénographie et espaces publics : Les lieux de représentation dans la ville. Séminaire de recherche, Plan
urbain, juin 1993, p. 13.
27
" un moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l'organisation collective d'une ambiance
unitaire et d'un jeu d'événements " (IS, p.13, n° 1, juin 1958).
Les innovations de l'avant garde sont liées à la découverte du contexte qui désigne une
œuvre d'art comme telle (musée, signature) et l'intérêt porté à la situation de l'exposition, de
l'introduction d'une œuvre d'art et de l'artiste dans la vie courante.
Des courants comme les dadaïstes, les surréalistes ou Fluxus ont cherché à établir un lien
direct entre art et vie, art et politique, et à sortir de la muséification et d'un traitement
romantique de l'art. Cette recherche culmine dans les actions et productions de l'IS lors des
années 60. Ce collectif d'artistes et d'intellectuels, est allé particulièrement loin dans la
transformation de cette tension entre art et politique et il a même joué le rôle de détonateur
lors des événements de Mai 68 (Université de Strasbourg, 1966 ; l'Université de Nanterre,
1968).60
Les collectifs étudiés se réclament parfois de manière explicite de la tradition de l'IS et
semble même franchir un jalon de plus dans la résolution de la frontière entre art et vie.
trépied Un dispositif de RTS est à la fois une performance et une barricade qui ferme la rue aux voitures et
l'ouvre pour une Street party : un trépied fait de tuyaux d'échafaudage de cinq mètres de haut avec
une personne suspendue afin d'empêcher son déplacement qui mettrait en danger le corps.
Cet exemple illustre la recherche d'une intime combinaison entre poétique et pragmatique ;
la valorisation de l'artisanat et l'invisibilité de l'art ; la réalisation d'une “ œuvre d'art ” ayant
un impact de transformation dans un espace “ réel ” et en l'occurrence une efficacité
politique immédiate. Le matériel de l'artiste devient la société, les événements, la situation,
ce qui a déjà été expérimenté par Joseph Beuys, par exemple, qui parle de sculpture sociale.
Cette vision artistique des choses est présentée par un de mes interlocuteurs de RTS et
artiste, mais elle n'est pas forcément partagée par les autres activistes. Pour donner une
visibilité à cette perception des choses, cet artiste a par exemple publié un article qui parle
des actions de RTS en ces termes-là. Or, l'art à ce moment-là devient effectivement quelque
chose d'invisible et tient à la conception de l'artiste et sa mise en forme dans d'autres espaces
(l'écrit, par exemple).
1. 3. b. Postures situationnistes et politiques actuelles
Selon Ph. Chaudoir61, l’Art de la rue ou le Théâtre de rue, prolonge en quelque sorte le
théâtre d'intervention politique des années 60/70 en France. Les Arts de la rue sont un
courant défini par différents acteurs émanant notamment du domaine de l'action culturelle
(artistes, acteurs politiques et urbains)62.
Des formes d'événements lient pratiques théâtrales et festives, investissent la ville entière et
touchent au “ Merveilleux urbain ”. Investir la rue est à comprendre comme une tentative de
regagner l'espace public, espace qui a largement succombé aux conceptions fonctionnalistes,
60
Collectif (Agaben Virno Passerini Bandini Scarpelli Ghezzi Poli etc.), Retour ou futur ? Les situationnistes,
Editions Via Valeriano, 1990
61
In La ville en scènes. Discours et Figures de l'Espace Public à travers les " Arts de la Rue ", ss dir. S.
Ostrowetzky, SCEU-EDRESS. 1996.
62
Par exemple, M. Freydefont.
28
dans le courant des années 50/60. Un genre souvent axé sur les sensations physiques et des
signes simples de la vie (la vie, la mort, ...) prend naturellement la rue comme son décor.
Parfois, ce théâtre s'y fond si parfaitement que dans certains cas on ne distingue pratiquement
plus la scène de son décor.
Je dirai de manière sommaire que l'art de la rue correspond aussi à une époque ou des formes
de pratiques amateurs artistiques63 gagnent en visibilité. Tout un public se fait en même
temps lui-même acteur, jongleur, musicien, saltimbanque, etc. Or, les interventions observées
ici voient souvent converger des pratiques amateurs avec des pratiques artistiques proprement
dites. Parfois, la distinction entre les deux n'est plus perceptible à première vue.
La rupture entre acteur et spectateur, scène, décor et salle, devient réellement fluctuante et
parfois disparaît complètement. Cultures urbaines, art public, art social ou médiateur, sont
d'autres courants qui réalisent ces jonctions.
Comment donc distinguer les collectifs observés ici de ces courants ? Oserai-je parler d'art
politique ? Il est préférable d'introduire quelques traits distinctifs en terme de degré et de
combinatoire et non pas en terme de délimitations nettes qui seront forcément arbitraires.
Tous les collectifs observés inscrivent leurs interventions dans un champ artistique noninstitutionnel où la notion d' “ art ” n'est pas forcément revendiquée par les acteurs euxmêmes. Les pratiques artistiques cherchent à se constituer en intime interaction avec des
pratiques culturelles usuelles et dans tous ces cas, les acteurs pratiquent un art où le métissage
des pratiques intervient nécessairement. La dimension esthétique de leurs activités s'articule
toujours à d'autres registres de pratiques : un positionnement politique, une préoccupation
ludique, etc.
Mais, il peut se distinguer de l'art de la rue ou de l'art public dans la mesure où il ne s'agit ni
de troupes (Royal de Luxe, Générik Vapeur, etc.) ou d'individus (Christo, par exemple) qui
interviennent souvent sur commande d'une ville de manière éphémère (dans le cadre de
festival par exemple : Aurillac ou Avignon) ou de manière plus durable en installant des
objets d'art dans un espace public. S'il n'est pas question d'art contemplatif ou d'art pour l'art,
il ne s'agit pas non plus d'artistes projetés sur un terrain pour faire un travail social ou
éducatif. Même si parmi toutes ces formes artistiques une vision situationniste prime, les
délimitations entre acteurs et spectateurs, œuvre d'art et environnement restent parfois très
présentes ou une incitation volontariste à la participation peut se révéler sur le terrain et rimer
avec du parachutage.
Dire qu'avec les collectifs de mon terrain il est autrement et qu'ils sont la parfaite réalisation
du contraire est certainement prétentieux. Néanmoins, il est question d'un art qui renoue avec
plusieurs formes de la vie démocratique ou de la contestation sociale. Il s'agit d'un art
politique qui investit la rue, le milieu militant et associatif et les terrains de revendication
contestataire. Il cherche à sortir d'une manière figée de faire de la politique, de faire entendre
des revendications de manière ludique et festive et d'ouvrir de nouveaux espaces publics et
politiques.
63
Voir par exemple. A. Hennion, Les cérémonies du plaisir. Goûts et pratiques de l'amateur. in Marysas,
n° 37/38-juin 1996.
29
A partir d'observations ethnographiques je tente d'élaborer des jalons pour une sorte de
typologie, en insistant sur la manière particulière de combiner des registres artistiques et
politiques de ces collectifs.
> Tout en parlant de l'événementiel, il s'agit d'un art qui ne se rapporte pas seulement au
politique, mais qui est politique, qui n'est pas seulement représentatif en parlant d'événements
politiques mais qui transforme un contexte (Schwarzman, 1993)64. Tous ces collectifs
considèrent le moment de l'intervention comme un moment où il est question de créer un
espace de discussion et de questionnement collectif. Ils sont soucieux de ne pas tomber dans
une conception d'un art universel où la politique et le social sont considérés comme des
polluants, où l'artiste est simple divertisseur ou génie65. L'enjeu est de sortir d'une esthétique
virtuose, d'une isolation romantique, tout en continuant à comprendre la valeur de l'art en ses
propres termes. Or, ces collectifs sont largement dans une démarche expérimentale et
évolutive et ils se transforment eux-mêmes en fonction d'événements et de gens qui agissent.
> La matière sur laquelle travaillent ces groupes est faite de formes de révolte, de
mobilisation et de démocratie : l'émotion de la mobilisation, l'expérience sur les terrains de
lutte et de débat. Des outils divers d'éducation populaire et de pédagogie sont en place, ainsi
que des formes tangibles : la barricade, la foule, la ligne de manifestation, le tract, la figure
du militant, etc.
> Les codes artistiques sortent des conventions artistiques, dictées par l'économie de l'art ou
une politique dominante. Par exemple. concernant le théâtre il s'agit d'un déplacement de la
coupure entre salle et scène, entre acteurs et publics, entre le début et la fin d'une
intervention. Il y a métissage des genres et confusion entre art et vie, art et politique.
> La modalité organisationnelle est collective. Il s'agit toujours d'une expérience collective,
associative et il y a toujours un mélange des pratiques : art, gestion, colportage, etc.
> Le public, le terrain : tous ces collectifs interviennent avec des associations, des
organisations, des individus en lutte, souvent liés aux mouvements sociaux et s'inscrivant de
près ou de loin dans une culture du militantisme gauchiste. Une attention particulière est
apportée au fait de ne pas tomber dans une tradition activiste où l'artiste est mis au service
d'un mouvement politique. Les artistes cherchent à pratiquer leur art dans un souci
d’“ efficacité politique ” qui résonne avec les préoccupations des militants, mais sans
compromettre les propriétés de l'art : faire ressortir l'expression de singularités, décadrer et
mettre en question des actions politiques traditionnelles, par exemple. En outre, les terrains
d'intervention sont généralement les espaces publics et politiques et s'adressent à l'ensemble
des citoyens.
64
It 's about transformation in High Performance, 1993.
On peut noter une tendance au dépassement de la “ simple activité productive qui ...n'a pas plus de sens que
n'en révèle le produit fini... “ (Arendt, p.237, 1983). L'idéal est d'aller vers une pratique artistique en tant
qu'action et parole, ayant pour fin de toucher à ce pouvoir de la révélation-de-l'agent et ensuite d'agir entre les
hommes, dans cet entre-deux physique qui les relient et séparent (ibid. p.240), sur des scènes circonscrites.
65
30
> Négociation avec des institutions (financements, lieux, autorisations d'interventions, etc.) :
souvent il s'agit d'interventions sauvages, parfois sans demande préalable d'autorisation.
L'accès gratuit pour le public va de soi et en ce qui concerne le financement de
fonctionnement, la liberté d'expression prime et ne se soumet pas à une commande, quitte à
abandonner la commande.
Ces traits caractéristiques sont réalisés par les collectifs lors d'interventions ponctuelles,
certains sont perpétués en amont et en aval d'un événement et au sein même des collectifs,
mais ce n'est pas le cas tout le temps, partout et par tous les membres. S'ils sont la condition
pour la création d'événements subversifs et critiques, ils ne sont réalisés effectivement et tous
à la fois que de manière éphémère.
L4. Utopie de “ la ville faite par tous ”
Que disent les collectifs dans leurs productions et pratiques artistiques sur la ville, leurs
utopies urbaines, quel rôle l'espace public joue-t-il dans leurs actions ?
Ces questions seront posées dans ce chapitre en analysant le contenu d'écrits divers (journal,
tract, prospectus, catalogue, etc.), certaines productions et pratiques artistiques qui portent
essentiellement sur la ville.
L'identification d'une crise urbaine passe par le constat de l'accroissement des injustices
sociales à travers un partage spatial entre centre et périphérie, de l'appauvrissement des
richesses et diversités culturelles, mais aussi de réactions populistes, de repli sur les
semblables. Les raisons sont attribuées à une “ mondialisation qui exclut ”, où “ à la
disqualification par l'emploi ...s'ajoute une disqualification culturelle de toute initiative
humaine ne se soumettant pas à la loi de l'argent et aux critères imposés par le marketing ”
(PVP, n° 9). En somme, sont accusées l'uniformisation culturelle, la pensée unique et
l'hégémonie du tout économique.
Divers dispositifs artistiques et pratiques citoyennes sont proposés par les collectifs, afin de
maintenir ou réinstaurer la diversité urbaine. Le raccordement entre les pratiques citoyenne et
citadine se fait de façon diverse selon les collectifs, comme nous allons le voir. Des outils
d'apprentissage différents sont proposés par les collectifs qui jouent un rôle important dans les
pratiques instaurées. Les réflexions sur le jeu confus et ambigu entre les politiques de droite et
de gauche, comme sur les divergences à l'intérieur des politiques de gauche concernant
l'instauration d'un nouvel ordre social, amènent les groupes à attribuer un statut particulier à
l'espace public. Il se dessine également une vision du monde où un lien spécifique se tisse
entre le local et le global, le particulier et l'universel, l'unité et la diversité, le quartier et le
monde.
L4.a. Découvrir la ville, le merveilleux des situations ordinaires et les transformer
“ I- J'ai visité Disneyland/ Disneyland et le Schtrumpfland/ Plusieurs Futuropolis/ Le village d'Astérix/
J'aime bien tous ces endroits/ Où il y a du peuple et de la joie/ Mais enfin je le remarque/ Et je le dis sans
prétention/ ... Repic :...Ma ville est le plus beau park/ Sa vie pleine d'attractions/ Ta ville sera ce park/
31
Si tu en prend la décision.- 2- Des manèges il n'y a que ça/ Dans les rues autour de toi/ Le bus, le train,
l'éscalator/ Du métro des mégastores/ Des spectacles il y en a plein/ La vie de tes concitoyens / Il suffit d'un
nouveau regard/ D'une nouvelle attention/ Et ta ville devient ce park/ Aux mille-et-une attractions. ” (à
suivre...)
Cet extrait est tiré d'une chanson des Fabulous Troubadors, un groupe de rock-rap acoustique
(parfois occitan) de Toulouse. D'autres extraits sont cités plus bas et me semblent aborder à
merveille les différents thèmes concernant les jonctions faites entre critique urbaine et
politique, aussi bien que les remèdes proposés par les collectifs. Quelques notes concernant
ce groupe de musique toulousain expliquent l'intérêt de prêter attention à leur texte. Le
groupe est constitué au milieu des années 80 par deux chansonniers-instrumentistes
(tambourins et voix, essentiellement) et il est à l'origine des repas de quartier de Toulouse,
des fêtes et rencontres urbaines (soirées de conte, lotos rappés, cafés socratiques, carnavals et
autres fêtes de rues), d'une revue, “ Linha Imaginot ”, et d'une association, G.R.Q.M. (Grande
Révolution des Quartiers du Monde). Linha Imaginot est d'ailleurs remercié dans le journal
des PVP n° 7, ce qui témoigne de rencontres momentanées et d'affinités réciproques entre ces
deux journaux.
Sans analyser davantage ce groupe de musique, je m'y réfère ici en tant que point de
comparaison supplémentaire qui crée une ouverture enrichissante en terme de pratique
artistique et politique dans une autre ville que les villes-capitales. Ses revendications portent
sur la diversité et la décentralisation culturelle, la solidarité et la vie dans la rue. Plus
spécifiquement, il œuvre pour des formes artistiques démocratiques qui naîtront de la
rencontre entre des formes d'expression populaire communautaire et des expressions
savantes66. Ce combat qui est particulier à la France résonne chez les quatre collectifs étudiés
d'une manière ou d'une autre. Mais le propos de ce travail ne porte pas vraiment là-dessus ou
en tout cas pas en ces termes-là. Ce qui intéresse, c'est la rencontre entre des pratiques
citadine et citoyenne qui prennent des formes spécifiques selon l'endroit où ils émergent,
rencontre “ alchimique ” auquel les Fabulous Trobadors ont contribué à Toulouse. La
manière dont ces derniers envisagent de passer de l'un à l'autre résonne aussi bien avec les
actions de NPP qu'avec celles de RTS.
Revenons donc à l'extrait de la chanson cité et son appel à la découverte du merveilleux
urbain. Plusieurs thèmes y sont abordés qui font écho avec les revendications des quatre
collectifs.
En parlant des parcs urbains d'attraction comme Disneyland. ces chansonniers ne le font pas
vraiment pour les critiquer de vive voix, mais pour dire que dans notre ville de tous les jours
on peut vivre autant sinon plus d'aventures, de choses extraordinaires, belles et même
spectaculaires.
Pour NPP, la production de l'espace et les signes dans cet espace sont envisagés dans ce
rapport de violence que les dominants infligent aux dominés (journal du festival pour NPP,
1999). NPP fait une analyse assez fine de tous ces signes “ voués uniquement au commerce et
à la circulation rapide ” et il s'agit pour lui “ de développer une vigilance vis-à-vis de
systèmes de signes directifs et répétitifs ” (prospectus pour l'observatoire, NPP). Dans ce but,
NPP a mis tout un panel de dispositifs en place afin de regarder autrement la ville, de croiser
des différents regards, de s'y orienter, de la parcourir et de la découvrir.
66
Rencontre avec Claude Sicre, Linha Imaginot, n° 39, août 99
32
Notons que les supports artistiques de NPP sont essentiellement les arts plastiques, l'image
graphique, photographique, mais aussi la peinture et le dessin. Or, techniquement, des
dispositifs travaillent en particulier le regard : “ Regarder c'est choisir ” est une des phrasesclé de l'Observatoire de la Ville. Un peintre (Lucien Fleury) explique, notamment à des
participants-enfants lors d'un CRU (Chemin des randonneurs urbains), que dessiner c'est
voir, et voir c'est choisir. Le dessinateur se sert d'outils qui apprennent à regarder : le viseur,
des miroirs qui rétrécissent le paysage et des vitres quadrillées pour le découper, mais aussi
la photographie qui nécessite le cadrage.
C'est dans ce sens également que Gilles Paté a bricolé plusieurs “ engins ” incitant à regarder
le paysage sous des angles inédits. Par exemple, sur la terrasse de l'Observatoire, il a installé
deux “ lunettes d'altitude ” qui n'orientent pas le regard à l'horizon devant soi, mais au plus
proche ou au plus loin : un miroir posé à l'oblique dans un tube coudé à l'angle droit guide le
regard soit au pied de la tour, soit directement dans le ciel, suivant l'orientation choisie.
Dans ce même ordre d'idée, deux panneaux signalétiques sont posés sur une girouette de
l'artiste Kenji au milieu de la terrasse de l'Observatoire qui indiquent “ Ciel ” avec une flèche
vers le haut et “ Terre ” avec une flèche vers le bas. De plus, sur une carte postale ces deux
panneaux remplacent les panneaux de direction ordinaire sur une autoroute (création de
Gérard Paris-Clavel).
Les PVP et RTS affichent une dénonciation plutôt virulente des lieux, envisagés dans leur
rhétorique comme symboles d'un système capitaliste contre lequel ils s'insurgent. Sans
concentrer leur discours sur ce genre de parc d'attraction commercial dont parlent les
Fabulous Trobadors, ils critiquent plutôt des lieux comme Mc Donald ou les centres
financières en tant que symboles forts de l'ordre établi.
Pour RTS, ces lieux deviennent parfois même la scène d'affrontements physiques réels
(détournement des lieux, casse, etc.). RTS, comme d'ailleurs les PVP, s'insurge depuis ses
débuts contre la libération du tout économique pour servir les besoins des compagnies
transnationaux et institutions financières et non pas les peuples et leur environnement. D'un
point de vue culturel, ceci impliquerait que les ambiances et aspects particuliers d'un lieu
s'uniformisent. que partout il y a “ les mêmes supermarchés et aliments, les mêmes vêlements
et musique, les mêmes rues remplies avec des voitures, de la pauvreté et de la misère ”
(livret RTS 1996). RTS craint également la désintégration de communauté, de toute localité
et voisinage et il cherche à constituer des espaces contre la spécialisation des différentes
activités de notre vie (travailler, vivre, faire ses courses, se former, loisirs, etc.). Ces analyses
rejoignent tout à fait celles des PVP, à la grande différence qu'elles partent et reviennent
toujours de et à cet espace qui rend visible l'ordre critiqué et qui contient en même temps la
promesse de son renversement possible. Il s'agit de la rue, comme l'évoque d'ailleurs le nom
RTS : “ Reprendre la rue ”. Une vision presque microsociologique décrit l'idée que RTS se
fait de la rue.
“ Vide, la rue semble dangereuse, indéfendable : traversée rapidement, elle devient un brouillard de fumée et un ensemble
de signaux indicatifs. Mais quand elle est peuplée, la rue peut devenir une rencontre de points de vue, un désordre qui peut
défier nos petites orthodoxies et nous sortir de nous-mêmes. Ceci ne satisfait ni ceux qui cherchent un contact intime, ni
ceux qui évitent tout contact : elle offense les deux sensibilités. Mais comme une ligne de communication entre le familier
et l'étranger, entre ceux que nous connaissons trop bien et ceux que nous ne connaissons pas du tout, la rue peut toujours
être cet endroit où les connexions les plus importantes sont faites. Dans la rue, nous commençons à voir comment notre
maison est connectée à une autre, cette rue à cette autre rue, cette ville à toutes les autres villes, mon expérience à la
tienne. ” livret, 1996)
A partir de cette analyse fine de la rue et de ses interactions, RTS a surtout recours au
détournement des lieux et à l'action directe, comme nous le verrons plus loin.
L4.b. De la participation citadine à la participation citoyenne
...“ -3- Tous les jours faut l'embellir/ C'est le plus fun des loisir/ Inventer et entreprendre/ Proposer, bâtir, défendre./
Tous les jours faut que tu oses/ Repeindre ta ville en rose/ Ne laisse pas les énarques/ Imposer leurs solutions/ Avec
tous rêve ce parle/ Et passe aux réalisations.-4- Des aventures tu en vivras/ En reality—rama/ Si tu cherches à unir les
gens/ Contre le pouvoir de l'argent/ Les riches et les promoteurs/ Te traiteront d'agitateur/ Puis un jour les flics
t'embarquent/ Tu chanteras en détentions:/ “ Vous pourrez pas parquer mon park/ Ni zapper sa population ”.” (à
suivre...)
Dans cette chanson, investir la ville pour embellir et diversifier la vie au quotidien mène
automatiquement à la conscience et aux luttes politiques, puisque le citadin rencontrera des
oppositions de ceux qui ont les pouvoirs de décision. L'aventure militante lui est alors
annoncée sous forme d'épopée héroïque.
Cette rencontre entre pratiques citadine et citoyenne se fait de différente manière selon les
collectifs et elle semble être en partie liée à l'expression artistique choisie.
Je dirais que les pratiques artistiques des PVP partent de la théâtralité, d'un travail scénique,
élaboré dans un lieu abrité des bruits de la ville. De même, les pratiques plutôt politiques
(débats) sont intimement liées au travail sur la scène. L'expérience théâtrale est un noyau
important et la scène un lieu-ressource pour une grande partie des réflexions et pratiques des
PVP. On y revient toujours pour repartir de là67. Il me semble que la ville n'est jamais
vraiment apparue comme une matière de travail à part entière des PVP. Pourtant, c'est un
des collectifs qui a fréquenté le plus de lieux différents dans la ville (voir cartes
géographiques). Pendant quelques années, la rue était également un lieu important de ses
interventions -manifestations de rue, interventions-surprise sur des places, dans la rue, dans
des halls d'université, etc. (entre 1994-96 environ)-, mais ensuite il a préféré jouer et agir
uniquement dans des salles, des festivals, les universités. etc. Dans ses écrits, la ville est
parfois abordée, mais le nœud de sa pensée tourne autour de la politique, l'art, la culture et la
philosophie. Le passage aux pratiques citoyennes ne me semble pas vraiment cheminer à
travers l'hybridation du milieu urbain et donc la rue. Le collectif travaille sur des lieux et des
espaces en particulier pour les détourner, les transformer. Il travaille également beaucoup
par rapport au corps et aux postures physiques et mentales. Il agit avec des gens qui
travaillent l'urbain à leur tour : la FSGT participe et organise les sports de rue, les Yamakasi
sont les inventeurs d'un art de déplacement dans la ville (PVP, n° 12), etc. Mais
globalement, la ville semble plutôt être perçue comme un environnement hostile et aliénant
auquel il faut s'opposer avec des pratiques culturelles innovantes.
“ Les villes sont devenues des pièges qui assignent les corps à des postures rigides, qui canalisent les
déplacements pour accélérer les flux de la périphérie-dortoir au centre-bureau. Les villes se sont de multiples
territoires et de multiples frontières visibles ou invisibles. La ville n'est pas habitée, elle est subie par ceux qui
y habitent : les lieux sans vie, des vies sans lieux. Mais quand l'urbanisme sert un agencement savant de la ville
à des strictes fins d'utilité sociale, des résistances se déploient, certaines concernent de nouveaux modes de
penser l'architecture et l'urbanisme, d'autres la manière même d'y habiter et de s'y déplacer. Les Yamakasi ont
inventé un art, celui du déplacement. Ils ont fait de l'environnement urbain un lieu où inventer des mouvements
67
En tout cas, ceci a été le cas quand moi-même j'étais participante de ce collectif.
34
inédits pour une autre conscience au monde. Les Yamakasi prennent appui sur les murs, les bâtiments, les tours,
les cloisons, les garde-fous, les rambardes, sur tout ce qui fait obstacle au mouvement, pour se projeter dans les
airs en inventant des sauts et des figures à risque et rythme variables. ” (Yamakasi – l'art du déplacement, PVP
n° 12, 1999)
Mais les pratiques artistiques et politiques des PVP ne sont pas immergées dans l'urbain, ne
sont pas forgées par l'urbain comme la plupart des pratiques de NPP, de Gaz ou de RTS.
C'est plutôt un mouvement inverse qui est activé lors d'interventions. Lors des débats
organisés par les PVP dans des lieux en retrait et semi-public – amphi, salle municipale, etc.
– c'est comme si ce collectif essayait de faire intervenir les caractéristiques spécifiquement
urbaines : la co-présence réciproque, la dissémination des corps, la distraction de l'esprit, la
multiplicité et l'hybridation des activités (voir chap. IV).
Il ne faut pas non plus se méprendre sur la signification du nom les Périphériques vous parlent.
Celui-ci n'est pas d'abord une allusion concrète aux périphéries de la ville, mais un concept
abstrait et politique y est sous-jacent : le pouvoir aux périphéries et le centre vide ou, plus
précisément, “ le refus d'une centralisation ultime où toutes les activités prendraient sens à travers
une synthèse, finale servant de ligne directrice à un exécutif à qui l'on délègue le pouvoir de
l'action ”68.
La pratique artistique de NPP tourne surtout autour de l'image graphique et photographique.
L'affiche dans la ville notamment est un dispositif que Gérard Paris-Clavel, membre
fondateur de NPP, a déjà travaillé avant NPP. Or, je dirais qu'une pratique de la ville a
certainement été intégrée dans la démarche de NPP depuis ses débuts. L'urbain est d'office
une matière travaillée, transformée par des affiches qui s'adressent au passant, qui cherchent
à interloquer son regard.
NPP voit la ville comme un lieu contradictoire qui contient des vertus émancipatrices.
“ Elle soustrait du regard familial, du regard du groupe, mais, en même temps. elle produit des solitudes ”
(Droit de Cités n° 18, Portrait de Gérard Paris-Clavel)
Un peu comme RTS, NPP s'appuie sur ce potentiel de la rue qui nous impose la réciprocité
des perspectives, nous apprend à croiser des regards et c'est dans ces atouts de la rue que NPP
cherche un levier pour des pratiques citoyennes.
Cette démarche s'exprime dans toute une série d'images de NPP (voir photocopie “ Ma ville
est un monde ”, en annexe). Un commentaire d'image de Gérard me paraît particulièrement
explicite concernant l'enjeu du regard :
“ ... il est urgent d'apprendre, de réapprendre à voir notre propre image, à la croiser avec celles que nous nous
faisons des autres. Regarder c'est choisir. Que ce regard critique soit à l'écoute de ce monde en crise que nous
habitons ensemble. “ … dès que nous pouvons voir, nous nous apercevons que nous pouvons aussi être vus. Le
regard de l'autre se croise avec notre regard pour confirmer notre appartenance au monde visible ”. (John
Berger)” (exposition de rue à Fontenay, 1993)
Ensuite, la ville, lieu où “ s'exerce toute l’activité humaine, est avant tout le lieu de tous les
conflits ”. Loin de les considérer comme un danger, Gérard Paris-Clavel voit les conflits
comme un potentiel à faire émerger de la différence et dont l'expression peut ainsi devenir
citoyens.
“ Les conflits permettent l'émergence des différences et par la même de mieux comprendre l'autre, c'est à partir
de ce moment /à qu'on peut espérer le transformer. Faire émerger le plus rapidement possible les conflits, c'est
aller à l'encontre de la violence : la colère, la violence sont les effets de l'indifférence. Ce qui importe c'est de
68
Les PVP. l'ange vin. éd. Jean-Paul Rocher. Paris, 1999.
35
comprendre le sujet de la différence. ” (Droit de Cités n° 18, Portrait de Gérard Paris-Clavel)
Dans ce sens, de multiples dispositifs de NPP (autocollants, affiches, char, banderoles, ...)
accompagnent des luttes diverses, cherchant à éviter qu'aux “ signes de la misère ne puisse s'ajouter
la misère des signes ”.
Finalement, NPP voit la pratique urbaine comme un moyen politique pour faire lien entre des
espaces déliés, séparés, autant qu'entre des champs de signification et d'action.
“ ...Décrypter un étonnement, exposer un scandale : pourquoi la culture quand la ville ne parvient pas à
recoller ses zones ? Confiné dans sa seule dimension marchande, l'échange urbain signe le divorce d'une
culture sans politique, d'une politique sans culture. Si les liens entre les humains se sont défaits jusqu'à se
tromper de colère, c'est parce que les façons de s'unir et de se diviser n'appartiennent plus à un même temps
de signification. Voilà donc ce que vient faire la culture : signifier le désir de signification montrer le
déploiement de ce désir vers un monde de développement qui intègre le travail de la culture dans l'arbitrage
sociologie-économique. Relancer l'exigence démocratique à partir des arts de faire une quotidienneté plus
ample que la représentation politique qu'on lui propose... ” (Luc Carton, Bruxelles, 1994, in prospectus de
présentation de NPP)
Nous verrons plus loin comment des dispositifs comme le CRU ou l'Observatoire de la Ville
cherchent à nouer ces trois champs : le politique, la culture, l'urbain.
Comme NPP, RTS incite à pratiquer la ville autrement que par les moyens de la
rationalisation capitaliste : ne pas seulement se rendre d'un point A à un point B en traversant
l'espace à la va vite, mais en se laissant surprendre par l'inattendu, en l'explorant, en
l'investissant de manière créative, en le transformant et en le rendant autrement significatif.
L'espace urbain doit redevenir un lieu de partage et d'échange et non plus uniquement de
circulation.
Les pratiques politique et artistique de RTS sont profondément urbaines, c'est même à partir
de la défense de la rue et de l'espace public qu'est né ce collectif. N'oublions pas que RTS est
à la base un mouvement anti-voiture qui s'est transformé de plus en plus clairement en un
mouvement critique du capitalisme.
“ A la base, il s'agit pour nous de reprendre les espaces publics enfermés dans les arènes privées. Au niveau le
plus élémentaire, c'est une attaque aux voitures comme facteurs principaux d'enfermement. Il s'agit de réclamer
les rues comme espace public inclusif, contre l'utilisation privée et exclusive de la voiture. Mais nous croyons
en cela comme un principe plus large : reprendre des choses qui ont été enfermées dans la circulation capitaliste
et les rendre à l'utilisation collective comme un bien commun. ” (livret de RTS, 1996, traduction de l'auteur)
Dans le regard de RTS, la rue est à la fois cet espace très concret qui rend visible le système
du tout économique, de l'abusif médiatique, du pouvoir en place et elle est cet espace où la
réalisation du contraire est possible.
“ Avec un fleuve de métal d'un côté [la circulation automobile] et les vitrines interminables de la
consommation de l'autre, le vrai but des rues, l'interaction sociale, devient un divertissement non économique.
A sa place, les média de la pensée unique que sont les journaux, les radios et les télévisions deviennent la
“communauté ”. Leur interprétation contre notre réalité. Dans ce sens, les rues sont le pendant alternatif et
subversif des médias de masse, où la communication authentique, immédiate et réciproque prend place. ”
L'enjeu et le lieu où doit se jouer le conflit politique est donc très clairement la rue pour ce
collectif et l'outil envisagé est de l'ordre politique et culturel.
“ C'est dans la rue que le pouvoir doit être dissolu ; car la rue, où la vie quotidienne est endurée, soufferte et
rongée, et où le pouvoir est affronté et combattu, doit être transformée pour devenir le domaine où la vie de tous
les jours est savourée, créée et nourrie. La rue est un symbole extrêmement important parce que toute ton
expérience culturelle te conditionne pour te tenir hors de la rue. L'idée c'est de garder tout le monde à l'intérieur.
36
Ainsi, si tu viens à défier les pouvoirs en place, inévitablement tu te retrouves sur le bord du trottoir, à la limite
de l'indifférence à te demander : “ devrais-je jouer la sûreté et rester sur les trottoirs ou devrais-je aller dans la
rue. ” Et ce sont ceux qui prennent le plus de risque qui vont finalement réaliser le changement de la société... Si
tu veux changer la cité, tu dois contrôler la rue. ” (livret 1996, trad. auteur)
Cet outil de lutte, de renversement du système puisant dans le domaine du culturel
empruntent explicitement aux visions des révolutions en tant qu’énormes festivals
populaires: la Prise de la Bastille, la Commune de Paris sont citées comme exemple. RTS
inventent plusieurs formules, dont la Street party est la plus récurrente, mais aussi le
Carnaval.
“ La street-party — loin d'être juste anti-voiture- est une explosion de nos potentiels étouffés, une célébration de
notre diversité et un chœur de voix de solidarité... Le carnaval célèbre temporairement la libération de l'ordre
établi et de la vérité dominante, il marque la suspension de tous les rangs hiérarchiques, privilèges, normes et
interdits. Le Carnaval n'est pas un spectacle assisté par les gens, mais ils le vivent, tout le monde y participe
parce que sa vraie idée embrasse tous les peuples.” (livret 1996)
Les interventions de Gaz dans les gares (voir fiche technique : gare aux mouvements) sont
entièrement pensées à partir de la matérialité, des espaces, des équipements et des flux
quotidiens dans la gare Saint-Lazare et la gare de Lyon. Des repérages au préalable des
espaces, des rencontres avec les syndicalistes à la Gare de Lyon, avec les scientifiques du
Club Merleau-Ponty, le travail avec le matériel enregistré d'entretiens de grévistes ont
configuré simultanément le travail d'intervention. Le travail avec le son, la vidéo, la
performance, l'image, l'art plastique ont finalement amené à un résultat qui travaille la
dissémination des corps, la perte de la voix, le sentiment de frustration à la fin d'un
rassemblement, etc. Evénement unique, réalisé par un collectif éphémère, le travail de Gaz ne
peut être étudié dans son évolution dans le temps. Néanmoins, nous retrouvons ce même
souci porté sur l'environnement urbain et la tentative d'utiliser ses potentiels caractéristiques
pour transformer les perceptions des passants pendant quelques brefs instants, de détourner
un espace-temps ou d'interroger des pratiques habituelles des militants.
1.4. c. Apprentissage citadin et citoyen
...“ -5- Tel Zorro ou tel Robin/ Mais en simple citoyen/ Till l'Espiègle, Tell Guillaume/ Tel Lampiào ou tel
ma pomme/ Tu feras, voyou d'honneur/ Des exclus le défenseur., Avec comme flèches et comme arc/ Ta
tchatche et tes convictions/ Tu délivreras ton park/ De toutes les oppressions. -6- Ton park attend ses héros/
Elève-toi au top niveau/ Empare-toi des connaissances/ Langues, lois, histoire et sciences/ Ne te laisse
rebuter/ Par aucune difficulté/ Comme l'eut dit plus tard Pétrarque /Ou, plutôt, le vieux Scipion/ Aide-toi !
Et les trois Parques/ En quatre pour toi se mettront. ” (à suivre...)
Cet appel à ce que je désignerais comme de l'autoformation fait tout à fait écho avec les
méthodes d'apprentissages de RTS ou des PVP.
Pour RTS, une formule résume à la fois une pratique politique, esthétique, d'autoformation et
une philosophie : l'action directe. Notons que celle-ci est fortement tournée vers la pratique et
beaucoup moins vers la tchatche ou le débat, à l'inverse des méthodes françaises. Ces
dernières considèrent d'ailleurs la parole sous ces formes-là (tchatche, débat), comme des
formes d'action à part entière (voir chap. IV). L'action directe comprend une série d'activités
qui vont de l'organisation de coopération militante jusqu'à l'engagement de résistance contre
37
les autorités. Elle place une attitude morale (désobéissance civile) au-delà des lois écrites.
Des formules simples et pratiques ont déjà été décrites plus haut : le trépied, le lock-on, etc.
RTS décrit plus en détail ce qu'il attend de l'action directe en terme d'autoformation :
−
−
“ L'action directe rend les gens capables de développer un nouveau sens de la confiance en soi et une
conscience de leur force individuelle et collective.
Elle est fondée sur l'idée que les gens peuvent développer leur aptitude de s'autogouverner uniquement par
la pratique et propose que toutes les personnes décident directement des questions importantes auxquelles
ils sont confrontés.
Ce n'est pas juste une tactique, mais c'est une affirmation pour les individus de leur aptitude à contrôler
leur propre vie et à participer à la vie sociale sans le besoin de médiation ou de contrôle de la bureaucratie
ou des politiciens professionnels. ” (livret 1996, trad. Auteur)
A partir de là, toute une palette de modes d'emploi, conseils pratiques, listes d'adresses, etc.,
directement utilisable par des anonymes, sont publiés sous forme de livret, plan ou site
Internet : comment construire un trépied, comment monter une street party, localisation des
sites ayant à voir avec les marchés financiers (lieu symbolique susceptible d'intervention,
ex. La City). etc. Dans ce sens, de multiples activités sous la désignation de “ do it
yourself ” sont proposées à différentes occasions (rencontres, ateliers, publications, etc.) :
faire ses propres médias, élaborer des systèmes d'échanges économiques informels,
apprendre le droit et ses lois et comment les manier. Toutes les actions de RTS sont pensées
en même temps comme des situations d'apprentissage. A l'occasion de l'investissement de la
City par exemple, un livret est produit et distribué qui cherche à rendre plus compréhensible
dans un langage simple le fonctionnement de la bourse, des marchés financiers, de la City
en tant que complexe urbain (ses habitants, ses passants, ses bureaux et commerces). La part
d'apprentissage qui est contenu dans un moment d'engagement politique pour un novice est
toujours pensée, aussi bien que les passages de la non-implication à l'implication.
Les PVP mettent l'accent sur la revendication de lieu d'apprentissage citoyen.
Il s'agit pour eux de “ créer, en somme, face aux places fortes financières où s'élaborent les
idéologies de la Pensée Unique, des places fortes citoyennes où s'exprimeraient des pensées
plurielles. ”
Ils s'imaginent ces places fortes comme des espaces ouverts à tous, permettant :
-
d'imaginer une culture citoyenne à travers des pratiques culturelles mises en jeu
de résister contre la pensée unique, la compétitivité, la résignation aux lois du marché et d'exister à partir
de la lutte menée par chacun avec tous
l'autoformation à la citoyenneté à travers des lieux laboratoires d'expériences sociales et artistiques et des
lieux de solidarité avec la jeunesse
la production et acquisition des connaissances qui décloisonneraient le savoir et la spécialisation à
outrance
l'ouverture sur le monde de la production, c'est-à-dire les entreprises et les lieux de production du savoir
(université, centre de formation, etc.)
l'organisation autour d'un spectacle une série d'interventions destinées à étudier, avec le public, les
émergences susceptibles de se manifester au cours des représentations. (Les PVP, n° 9, p. 2).
Ces lieux devraient s'inventer à partir de tout groupe humain, association, communauté.
Cette idée de lieu d'apprentissage, de production et de recherche citoyenne et artistique
traverse les projets des PVP depuis longtemps. Ville-Evrard joue ce rôle dans la formation
des PVP et leur sert comme expérience de référence, mais reste un lieu unique dans son
genre.
38
Cette idée des lieux ne date certainement pas d'aujourd'hui et résonne avec les maisons du
peuple, les maisons de la culture, certaines formes de squats, etc.
Mais, ce n'est finalement pas l'idée d'un lieu fixe qui est vraiment importante dans les
processus d'apprentissage que les PVP ont pu mettre en place. Ce sont beaucoup plus les
dispositifs scéniques ou discursifs qu'ils ont pu appliquer dans de multiples occasions, dans
des lieux très variés et les débats qui ont pu s'instaurer autour. Des stages d'initiation à la
théâtralité permettent à des novices d'apprendre une expérience et maîtrise de la scène, d'un
point de vue gestuel, corporel et discursif, en très peu de temps. Des dispositifs comme le
“ sync ” ou “ Danse/Musique Overflow ” qui peuvent se réaliser dans un lieu public et en
quelques heures, permettent à des novices de faire cette expérience de manière presque
immédiate. Comme l'action directe, l'expérience scénique est ici également envisagée dans
son potentiel à rendre les gens capables de développer la maîtrise et la créativité de leurs
actes, le sens de leur force individuelle et collective. C'est également à partir de cette
expérience que l'apprentissage citoyen est pensé : l'action théâtrale est considérée dans son
contexte, le lieu de son déroulement et les relations qu'elle implique. Dans ce sens, cette
citation du journal les PVP n° 10 me paraît explicite :
“ La maîtrise d'une action est donnée dans son acte. Le plein-sens d'une action est donné dans son lieu. Le
devenir d'une action est donné dans la Relation ”. (E. Glissant)
NPP réfléchit en terme d'échange de connaissances ou de dispositifs d'apprentissage sans
faire un appel explicite à l'autoformation. Avec ce collectif, nous revenons directement à
l'urbain, puisqu'il envisage la Ville elle-même comme un lieu d'apprentissage. Il a élaboré
des dispositifs pour l'acquisition “ d'aptitudes au déchiffrage sensible des espaces quotidiens, d'un
regard critique sur la Ville, ses espaces, ses architectures, ses objets et signes, c'est-à-dire des
Pouvoirs. ”
“ Et si la ville, avant d'être produite comme une série de fonctionnalités pesantes, était considérée d'abord
comme une narration jamais finie, comme un système complexe de signes continuellement en mouvement ? Un
livre à tout instant ouvert à tous. le récit incessant et toujours disponible de l'Histoire dès citoyens et des
histoires de citadins.
Si elle devenait, dès lors, la Ville. le sujet et le lieu d'apprentissage nécessaire pour que chacun puisse la lire et
l'écrire. L'espace d'un déchiffrage, d'une alphabétisation ? ” (livret sur l'Observatoire, NPP)
Afin de pouvoir entamer cet apprentissage, regardons ici un des dispositifs de NPP, sans
doute le plus durable et peut-être le plus important : l'Observatoire de la Ville. L'Observatoire
de la Ville, c'est un lieu autant qu'une démarche pédagogique. Il est situé sur une terrasse de
300 m2 aménagée au sommet d'une tour de 18 étages du centre ville d'Ivry-sur-Seine. Depuis
1993, l'association de NPP met cet observatoire à la disposition des enfants des écoles
primaires. 4500 enfants y sont déjà venus. Le but est l'apprentissage de la ville à travers le
questionnement et le regard critique de ses espaces et la rencontre de ses acteurs. Toutes les
semaines des acteurs et habitants divers de la ville (facteur, boulanger, élu, retraité, mère de
famille. architecte, délégué de l'Office public d'HLM d'Ivry-sur-Seine et propriétaire du lieu,
etc.) accompagnent les enfants dans ces lectures de paysage. En même temps, ils croisent des
savoirs singuliers sur la ville, établissent des liens entre pensées et pratiques sociales
multiples. Ce croisement de points de vue va au-delà de la municipalité d'Ivry, puisque le
regard porte jusqu'à la Tour Eiffel et les questions des enfants, parfois originaires du
Maghreb, de l'ex-Yougoslavie, etc., interrogent la vie dans toutes ses dimensions. Un
témoignage d'une factrice et accompagnatrice ponctuelle de l'Observatoire montre que ce
croisement de regards amène à un apprentissage réciproque.
39
“ Quand je regarde la ville, je la regarde avec mes yeux d'habitante, d'usager (je me sers des moyens de
transport, des boutiques...) et de factrice ; eux voient la ville autrement ; et quand je suis avec eux, je vois la
ville avec leurs yeux d'enfants ; et je découvre des tas de choses. Il y a un échange....Une ...fois, nous avons eu
une classe avec très peu d'enfants mais qui venaient en France pour apprendre le français en 2 ou 3 ans ; il y
avait des Yougoslaves et d'autres qui venaient d'un peu partout dans le monde. La plupart disaient : “ il y a
beaucoup de bus ”. Je leur répondais qu'il y avait beaucoup de bus parce qu'il y avait beaucoup de gens. Ils
disaient : “ chez nous aussi il y a beaucoup de gens, mais il n'y a pas tous ces bus ; pourquoi tous ces bus ? Et il
y a combien d'écoles ? Mais pourquoi autant d'écoles ? ” Là, on se rend compte de la richesse qu'on a ; moi j'ai
grandi ici, et pour moi, c'est naturel : je sais qu'il y a une école là, une autre ici, un hôpital, etc. ” (Nadine p. 3,
livret de NPP)
L'autre dispositif important d'apprentissage de la ville est le CRU. Ce dispositif de parcours
dans la ville est préparé à chaque fois par des personnes différentes qui partagent leur savoirfaire urbain avec des participants. Mais nous le verrons en détail dans le chapitre IV.
L4.d. Du local au global
...“ -7- Une conscience planétaire/ Se nourrit aussi d'ordinaire/ Mieux comprendre les lointains/ C'est d'abord
creuser son terrain/ Méfie-toi des utopies/ Tu vois bien qui les manie:/ Ceux qui à la télé se targuent/
D'universelles solutions/ Mais qui dans leur propre park/ Ont moins d'idées que Tartempion. — 8- Lorsque
tu prendras la route/ Plein d'expérience et de doutes/ Tu verras que partout/ De la Grèce au Pérou/ ...—9Chaque ville a ses carrousels/ Ses relatifs universels/ ...Le monde uni en un seul park/ L'idée séduit, mais
attention/ Plus rien s'oppose au monarque/ Et à l'uniformisation./...-12- Le Paradis n'est pas ailleurs/ Dont
rêvent les voyageurs/ II n'est pas dans l'au-delà! Ni dans un autrefois/ Le Paradis n'est pas demain/ Mais
aujourd'hui entre tes mains/ Il est là où tu mets la marque/ De ta propre élévation/ Là où tu construits ton
park/ Là où tu mène ton action. ”
(Faboulous Trobadors, Ma ville est le plus beau parc, 1995)
Effectivement, le passage du local au global importe pour tous les collectifs observés, dans
un sens abstrait et utopique comme dans un sens géographique et pratique.
Les réflexions de NPP se formulent avec une préoccupation partagée par tous les collectifs et
qui est plus spécifiquement politique.
“ On peut encore espérer avoir une pensée utopiste. Si l'utopie est prise comme la mémoire de choses qui ne
sont pas finies, comme une histoire qu'on peut transformer. Cela ne sert à rien de communiquer sans un projet
de société. ” (Journal NPP, 1999, p. I9)
Nous avons vu avec J. Ion (chap. I.2.a) qu'on peut parler dans une certaine mesure
aujourd'hui d'un déclin des groupements polyvalents (centre paroissial. par exemple) et des
grands réseaux idéologico-politiques (catholique, socialiste, communiste) qui ont auparavant
guidé la pensée entre le local et le global. Celle-ci a été déclinée en fonction d'une
organisation d'un parti, par exemple. Actuellement, l'engagement politique est plutôt
configuré à travers des groupements spécialisés en fonction de publics et de thèmes, ce qui
amènent à la question : “ comment relier horizontalement tous ces petits engagements ?”
(Ivana, journal NPP, op.cit). Par le réseau, la coordination, la fédération, donner un contenu
au projet de la démocratie, diront certains (voir journal NPP). Mais ces maîtres mots sont
autant de concepts abstraits qui appellent une réalisation pratique, un travail sur les objets et
les humains. C'est d'ailleurs dans ce travail que réside l'enjeu artistique. Or, la remarque qui
suit rebondit chez tous les collectifs :
40
“ ce réseau est fait de personnes et de choses.[...] chaque nœud dans le réseau doit pouvoir utiliser ce qui lui est
transmis, chacun doit pouvoir transformer ce qui est donné par l'autre, ou le traduire par des termes qui sont
utiles pour lui — c'est la valeur d'usage qui compte. Donc je pense que l'une des manières de fonder un réseau
qui peut acquérir assez de consistance et de fluidité pour influer sur les grands rouages sociaux, c'est de se
soucier de ce qu'on transmet, et de sa traductibilité, de sa transformabilité par les autres. ” (Brian, Journal NPP,
op.cit.)
Les collectifs s'intéressent plus particulièrement à la matérialité de ces noeuds de réseaux et
aux personnes qui les façonnent, en somme, à leur localité pensée dans leur relation au
global. NPP se nomme à ce propos : “ L'internationale la plus près de chez vous. ” Chez
NPP, le passage au global se fait finalement surtout par des considérations pratiques : depuis
le haut de l'Observatoire la marée urbaine est sans fin et les personnes originaires de pays
étrangers amènent des questions ici et maintenant sur cet ailleurs, hors de la France. De plus,
NPP pense le global à travers la diffusion qui se fait “ d'une personne à une autre, d'un local à
un autre ” (journal NPP, p. 19. 1999).
Diverses productions de NPP vont dans le sens de “ sensibiliser les gens à la présence de
l'univers à partir de leur quotidien le plus proche . la rue. ” Or Gérard Paris-Clavel a créé une
image qui s'intitule “ Ma ville est un monde ”.
Selon Gérard “ aujourd'hui, la ville est un monde. Elle a sa périphérie comme les pays leurs frontières, ce n'est
qu'une question d'échelle. J'aime à penser chaque ville comme quartier du monde. Dans chaque ville, dans
chaque quartier est contenu le monde tout entier, de même que chaque être humain représente les autres. ”
(Droit de Cités n° 18, Portrait de Gérard Paris-Clavel).
De plus, NPP investit Ivry, la ville où il travaille et habite, avec un soin tout particulier.
Certains de ses membres sont d'ailleurs des Ivriens. Depuis le haut de la tour d'immeuble où
ce collectif loge, sont pensés et travaillés des sujets d’“ urgence humaine ” sous forme
d'images et de dispositifs, dont certains sont ensuite utilisés à Ivry (CRU, OV). Les
structures de la ville (régie d'HLM, etc.), aussi bien que les relations de voisinage ont
façonné les dispositifs de NPP et sont façonnées par eux. Ses images et dispositifs sont
également proposés à des associations et groupes organisés qui sen emparent et les utilisent
dans leur contexte. Cette diffusion d'image, parfois accompagnée physiquement par des
membres de NPP, dépasse le cadre local et évolue dans un contexte national et international.
Deux systèmes de pensée semblent présents dans le travail de NPP : une pensée en terme
d'échelle où le local et englobé par le global et en terme de localités discontinues et en
réseaux.
Dans leur trajectoire, RTS et les PVP sont rapidement amenés à la considération du global
puisqu'un fort souhait de transformation sociale est sous-jacent à leur projet depuis le début.
Leurs analyses et “ cahiers de doléance ” concernant des problèmes écologiques et sociaux
les amènent d'emblée à prêter attention à une portée internationale.
Les analyses de RTS en particulier se cristallisent et s'affinent en partant de l'exemple de la
lutte des zapatistes depuis 1994. Plusieurs groupes d'indiens sortent de leurs forêts et
montagnes du Chiapas pour défendre leur culture, leur terre, leur vie et au-delà s'opposent au
néolibéralisme et aux accords du libre marché, en l'occurrence à la NAFTA (North
American Free Trade Agreement). Masqués et armés, ils occupent cinq villes mexicaines
pendant plusieurs jours. Mais ils n'en restent pas à cet acte d'occupation local. Grâce à
l'utilisation d'Internet, leur lutte est bientôt connue partout dans le monde. Loin de demander
du support et de la solidarité internationale, ils répondent à la question :
41
« comment on peut vous aider ? ” par : “ aidez-vous vous-mêmes ! ”. Ils inversent ainsi les
schémas traditionnels, selon lesquels le moyen pour réduire les injustices sociales et
économiques passe par l'aide des pays “ développés ” aux pays “ sous-développés ”. Ils
demandent plutôt qu'il y a participation politique de la “ société civile” et encouragent les
gens partout dans le monde de participer à la lutte contre l'enclavement de leur vie par le
capital, là où ils se trouvent. Leur lutte devient exemplaire et une première rencontre
internationale a lieu au Chiapas avec des activistes et des intellectuels69.
Le mouvement zapatiste pose un problème en particulier, auquel tous les collectifs sont
confrontés et qui a déjà été énoncé avec NPP :
« comment connecter diverses entités de peuples, culturellement et linguistiquement différents, et leur lutte,
malgré et avec ces distinctions, comment articuler une variété de luttes dans une lutte qui ne perd jamais sa
multiplicité. ” (PGA, p. 4, trad. auteur)
Le rapport entre le particulier et l'unité passe pour RTS d'abord par l'expérience politique et
son travail avec les Liverpool Dockers ou les syndicats des transports publics, par exemple.
Leurs avis divergent en ce qui concerne la lutte politique à engager globalement et la
question d'une société à construire, mais ils convergent par rapport à l'ennemi désigné et le
moyen d'action à employer en particulier.
Ils cherchent une base de lutte commune pour être plus fort contre cet ordre social “ qui met les demandes et
besoin du marché au-dessus des besoins des humains... Mais c'est une unité à travers la diversité et il y a des
désaccords : certains pensent qu'il faut rejeter toute forme de pouvoir étatique, d'autres pensent qu'il faut utiliser
les libertés que nous avons pour défier et modifier les institutions qui trament nos vies. Ce qui nous unit c'est la
nécessité et la légitimité de l'action directe et l'idée que l'action doit être engagée ici et maintenant pour
résoudre les crises écologiques et sociales. ” (livret 1996, trad. auteur)
Comment atteindre et transformer le “ cours des choses en général ” à travers des actions en
particulier ? , est une question qui revient régulièrement. De manière humoristique, RTS
répond :
« Si tu penses que tu es trop petit pour faire la différence essaie de dormir avec un mosquito. ” (livret PGA
(Peopel's Global Action), Bulletin n° 5, 2000, p.3 I )
Dans ce sens, RTS présente sa lutte sous formes d'activités localisées et précises, mais qui se
démultiplieront à travers le globe et dépasseront les actions de RTS dans un mouvement
général auquel il participe. Cette lutte est racontée d'une manière qui suscite un sentiment
d'amplification, de prolifération.
“ En mai 1995 un petit groupe de gens s'est rencontré et a organisé une street party à Camden, Londres ; 500
personnes ont dansé autour les débris de la “ culture de voiture ” ; la street party avec ses “ collisions ” d'amour
et de haine, de carnaval et de révolution. de politique et de fête est née. Trois années plus tard — quand les 8
leaders des états les plus industrialisés se rencontrent pour avancer leur projet d'une économie de marché
mondiale — des street parties émergent de manière simultanée partout dans le monde... La global street
party70... est une part de ce mouvement mondial qui grandit contre renfermement de notre futur....” (livret,
1998, trad. auteur)
Cette narration est complétée dans d'autres récits qui montre plus précisément comment des
liens sont tissés à travers des rencontres singulières entre activistes lors de rencontres locales
et internationales : l'idée du 18 juin (voir fiche technique) par exemple a d'abord été formulée
de manière approximative fin août 98 où un tract a été amené et discuté dans la rencontre
d'été de Earth First ! (mouvement écologique) en Grande-Bretagne.
69
Ces propos sont en partie tirés du Do or Die, n°8. p. 3. 4)
La global street parte est la première action de RTS qui se fait dans le cadre d'actions (manifestations et fêtes
de rue. occupations. etc.) mises en réseaux par internet à travers tous les continents en protestation contre la
rencontre du G8 (les leaders des huit nations les plus industrialisé) qui a lieu ici en mai 1998 à Birmingham.
70
42
La proposition a été reprise lors d'une rencontre internationale du PGA en septembre en
Finlande où elle a été discutée avec des mouvements sociaux de chaque continent. A partir
de là, un travail de mise en réseaux international a été amorcé par un groupe de travail,
surtout à travers Internet mais aussi avec les média traditionnels (poste, fax). (Do or die, n°
8)
Le networking (travail des réseaux) et plus particulièrement Internet sont envisagés comme
des puissants outils pour réaliser concrètement des connexions. C'est la première fois qu'un
outil de communication, décentralisé et peu cher, apte à mettre en réseau des résistances
autour du monde serait aussi rapide que les flux du capital.
C'est certainement moins l'effet réel de ce travail en réseau international qu'il importe
d'évaluer ici que de tenir compte de la portée du sentiment de faire partie d'un processus plus
large. Celui-ci semble donner des prises pour l'action ici et maintenant.
A un premier enthousiasme porté à l'outil Internet suivent des réflexions plus critiques qui le
remette à sa place. Internet ne saurait remplacer l'importance des actions implantées
localement. Il doit juste rendre possible la circulation, l'échange des idées et participer à la
structuration des actions organisées de manière autonome, locale et décentralisée dans un
processus plus large.
Une importance tout à fait politique exige une implantation locale et même l'occupation
d'espaces publics, puisqu'elles permettent d'échapper à la récupération politique, notamment
de droite.
“ ...Un regard rapproché des conséquences locales issues de processus globaux, des analyses bien enracinées
dans la matière et surtout leur mise en relation avec une occupation critique de “ l'espace public ”, incluant des
mécanismes de régulation du racisme, sont difficiles à intégrer dans un discours orienté à droite. ” (Peoples'
Global Action, Bulletin 5, fév. 2000, UK Edition, trad. aut.)
Les PVP sont très proches des problématiques soulevées par RTS concernant le rapport
entre le local et le global. Mais leur manière de participer à un processus large qui se
mettrait en place contre le tout économique est quelque peu différente. Les activistes de RTS
participent directement à des réseaux militants internationaux, avec un calendrier et des
types d'actions qui convergent (action directe). Le sentiment de passer du local au global
s'exprime d'une manière plus diffuse pour les PVP et diffère du récit pragmatique de RTS.
Ce sentiment peut être traduit par ridée de l'effet papillon, exprimé ici par Gibus de Soultrait
dans le journal Les PVP n° 9 :
“ Du mouvement général supplantant notre espace-temps et la circonscription de notre combat, nul ne sait ce
que notre existence de demain en tirera comme dignité humaine. Mais déjà l'expérience d'un peu de vérité
vécue et partagée, en deçà d'opinions assénées. quel que soit le champ ou la niche d'action, peut avoir pour
pertinence, non pas tant de contrer ce qui se passe que d'en attirer d'autres effets... Ce que les météorologues
appellent l'effet papillon. ”
Chez les PVP, la contribution à un processus large passe moins par un travail de réseaux
(RTS) ou de diffusion (NPP) que par un travail de débat qui réunit dans un lieu différents
individus ou collectifs en résistance à la mise en place d'un marché mondial.
A titre d'exemple, regardons comment l'organisation du dernier débat en date est envisagée
par les PVP :
Les “ lers fora des villages et cités du monde ”, se sont déroulés pendant 5 jours à la Cité universitaire à Paris en
mai 99 avec le concours de France-Libertés et en partenariat avec le Monde diplomatique et l'Université de
Paris 8. La diversité des entités invitées, “ communautés territoriales, urbaines ou rurales, ou des communautés
sociales, culturelles ” convergent dans le refus “ d'une mondialisation économique et financière qui soumet le
devenir des peuples aux seules lois du marché ” et la résistance à travers “ l'invention de pratiques novatrices
au plan social, culturel, économique, éducatif”. Il s'agit de “ donner la parole aux citoyens ” et “ opposer la
démocratie à la loi des marchés ” face à l'hégémonie de la pensée unique façonnée par les média de masse ou
43
des analyses et décision sortants de sommets internationaux tels que le G8 ou l'OMC. Dans ce but, les
propositions du débat visent l'invention d'un “ nouveau regard ” et d'une “ nouvelle narration du monde ” à
travers l'échange de témoignages lors de ces 5 jours et la production d'outils pédagogiques, de documents à
diffuser par les participants dans leurs réseaux respectifs. A l'issue du débat, l'idée n'est pas de centraliser les
différents apports dans une pétition ou discours commun mais que “ chaque participant y aura puisés de quoi
nourrir, approfondir et prolonger les réflexions ” et les pratiques dont il était porteur ”. (dossier dans la Lettre
de la Fondation, n°8, 99, voir annexe).
Je dirais que les PVP tendent à concentrer leurs actions et réflexions sur la transformation
d'une situation ici et maintenant, une situation exceptionnelle où le global est atteint par les
provenances très diverses de ses participants. A la différence de RTS, les PVP ne font pas un
travail de réseaux. Leur domaine étant le travail scénique, le travail d'acteur, ils semblent
mener leurs travaux en matière d'action politique en ces termes. Or, ils travaillent les formes
des débats, son déroulement même : les prises de parole, les séquences, l'aménagement
spatial, les dispositifs d'expression, etc. (pour plus de détail, voir chap. IV)
44
II. L'EVENEMENT ET LES DIFFERENTES POSTURES DE PARTICIPATION
Le contexte artistique et politique est posé, l'analyse des collectifs étudiés peut commencer.
Comme je l'ai évoqué, elle ne s'inscrit ni dans une théorie des mouvements sociaux, ni de
mobilisation des ressources mais de l'action collective, une action collective qui fait irruption
dans l'espace public. La notion de l'événement semble alors s'imposer d'elle-même.
Précisons que dans une tradition sémantique l'événement est
d'abord quelque chose [qui] arrive, éclate, déchire un ordre déjà établi; puis une impérieuse demande de
sens se fait entendre, comme une exigence de mise en ordre; finalement l'événement n'est pas simplement
rappelé à l'ordre mais, en quelque façon qui reste à penser, il est reconnu, honoré et exalté comme crête du
sens. " (P. Ricœur, 1991; p.41)
L'événement c'est le nouveau, l'exceptionnel, par rapport à un ordre déjà établi, c'est ce qui
surprend notre attente et nous paraît important ou intéressant. De ce fait, il appelle à son
individuation, à l'élaboration d'identité de sens entre des interlocuteurs71. L'événement peut
être un incident, un accident ou un scandale. Il peut arriver entre deux personnes uniquement
ou au sein d'une communauté politique de taille variable. L'événement peut acquérir du sens
à travers des outils de diffusion comme les médias qui dépassent largement le contexte
initial. Aussi, il arrive dans l'espace public, et c'est son advenir et la réception publique sur
une scène qui lui donne sa forme objective.
Une des limites de cette recherche consiste justement en cette difficulté de dire ce qui arrive
au sein d'une communauté politique éclatée et au contour flou. Plusieurs sens sont construits
autour d'événements qui entrent parfois mais pas nécessairement dans la sphère des médias,
cette sphère de diffusion qui rend visible à une large échelle. De multiples sens émergent
autour de multiples événements qui vont peut être dans une même direction mais dont il est
encore difficile de décrire un visage précis. Les analyses d'événements dans ce travail ne
constituent finalement que des arrêts sur image ponctuels et le dessin fragile d'une direction.
Je présente d'abord les acteurs du jeu et leurs postures de participation, les scènes de
l'élaboration et d'autres mondes significatifs.
La participation peut se décliner moins en fonction de types de personnes que de cadres72
participatifs, des sortes de “ ready-made interprétatifs ” (Joseph, p. 63-69, 1998). Ils
permettent de construire des positions différentes face à l'événement artistique en fonction du
degré d'initiation et de préparation en amont ou des motivations personnelles. Ces positions
sont plus ou moins échangeables pendant le déroulement de l'événement et les individus
71
Cette “ identité du sens ” n'est pas à comprendre dans le sens que tout le monde identifie un événement dans
les mêmes termes, de la même manière, mais plutôt dans le sens qu'une réalité commune advient entre les
hommes " sachant qu'ils voient l’identité dans la parfaite diversité. " (Arendt. 1958-61: p.69).
72
Pour la définition de cadre voir Les cadres de l'expérience de E. Goffman : “ un cadre est un dispositif
cognitif et pratique d'attribution de sens, qui régit l'interprétation d'une situation et l'engagement dans cette
situation, qu'il s'agisse du rapport à autrui ou à l'action elle-même ”.
45
peuvent passer d'une position à l'autre. J'en ai établi trois : les initiateurs, les porteurs et les
passants.
Qui participe aux événements ? qui sont les membres des collectifs ? qui sont les collectifs ?
qui est le public sympathisant ou indifférent ? Ce sont des questions d'identité sans doute
indispensables mais difficiles à résoudre ici. Quoi en dire qui serait important pour ce
travail ? Identifier une unité représentative fait sens lorsqu'il y a unité. Dans mon cas, ce sont
plutôt des entités éparses et si elles ont à voir les unes avec les autres c'est d'une manière
diffuse.
Au départ, c'était mon intuition, l'impression d'un air de famille qui les a fait rencontrer dans
ce travail. Cette intuition était confirmée par des affinités exprimées par les acteurs euxmêmes et certaines collaborations effectives. L'hypothèse, qu'ils feraient partie d'un
mouvement social élaborant un nouveau projet de vie, est beaucoup trop nébuleuse et parler
d'un mouvement d'art-politique serait sans doute faux.
Or, relater quantitativement les catégories sociologiques - sexe, âge, formation, catégorie
socio-professionnelle etc. - ne fait pas tellement sens. De plus, les acteurs eux-mêmes se
plaisent parfois de brouiller ces pistes identitaires. D'autres identités deviennent troubles par
la force des changements ambiants, comme précisément l'artiste et le militant. Il vaut mieux
alors partir de l'événement, tout en cherchant à établir un rapport avec l'ordre structural.
L'élaboration de carrières au sens de Becker permet de décrire de quelle sorte d'artiste, de
militant ou d'activiste il s'agit. Ces deux catégories, l'artiste et le militant, sont les plus
caractéristiques pour le déroulement d'une intervention. Il s'y ajoute une troisième,
indispensable elle aussi : l'organisateur.73
Ces traits visibles à travers des pratiques se conjuguent avec des traits invisibles, plutôt
psychologiques, que j'ai rencontré à répétition : j'essaierai d'en rendre compte à travers la
figure du révolté. C'est aussi une manière de parler des motivations les plus intimes qui
animent ces agitateurs de l'espace public.
Enfin, les catégories habituelles comme l'âge, le sexe, la formation, etc. seront activées au
moment opportun. Or, nous verrons par exemple que la présence de personnes d'âge mûr
dans certains collectifs influence considérablement la nature de l'intervention, en raison de
leurs expériences politiques et artistiques qu'ils transmettent au plus jeunes.
La relation entre l'ordre de l'interaction qui me font faire la distinction entre initiateur,
porteur et passant et l'ordre structural qui invite à parler de l'artiste, du militant, de
l'organisateur et du révolté relève certainement de ce “ couplage flou ” dont parle Goffman74.
Or, les diverses articulations ne pourront être clarifiées que dans le prochain chapitre, où
commence la description du déroulement des interventions.
II.1. Les initiateurs
Les initiateurs ont préparé l'intervention longtemps à l'avance, en élaborant une production
artistique ou en coordonnant minutieusement tous les aspects nécessaires au bon
73
II y aurait une quatrième, l'intellectuel, mais il me manque encore des éléments pour pouvoir en parler
convenablement.
74
In I. Joseph, 1989.
46
fonctionnement de l'événement. Ils connaissent le déroulement prévu dans sa totalité ou de
manière partielle et ils ont participé à l'élaboration des dispositifs censés cadrer l'événement
prévu.
Comprendre le contexte d'élaboration donne des indices pour envisager la manière dont les
dispositifs ou pratiques artistiques participent à une direction donnée d'un événement.
II.1.a. Les artistes
Les personnes des collectifs exerçant une pratique artistique se revendiquent artiste
contemporain, artisan, chercheur, citoyen ou activiste. Il n'y a rien de moins sûr que la
revendication de ce statut d'un côté et son attribution par un public de l'autre. La recherche
de l'invisibilité de l'art, sa confusion avec la vie, et aussi la combinaison de plusieurs métiers
rend effectivement la qualification " artiste " peu évidente.
Certains facteurs apparaissent invariablement chez les personnes interrogées et ils permettent
d'établir une carrière type75 de l'artiste. Indépendamment du fait que les individus se
désignent ou non d'artistes, je me permets d'employer ce terme pour les personnes travaillant
avec des pratiques artistiques dans les collectifs observés.
Compte tenu du fait que les quatre groupes exercent tous un art différent, les critères ne sont
pas les mêmes selon les domaines artistiques, mais quelques invariants existent : le rôle des
Beaux-Arts en tant que formation ou simple référent ; le travail sur la personnalité,
l'intuition, l'émotion, l'intimité ; un travail de maîtrise et de qualité ; l'exposition publique.
Le rôle des Beaux-arts
Pour la carrière d'un artiste, le passage par une formation est une phase importante. Cette
formation peut se faire de différentes manières : autoformation, transmission d'un savoirfaire par un maître ou une école institutionnalisée. Dans ce dernier registre, les Beaux-Arts
détiennent une place notable en tant que la référence de la transmission d'un savoir-faire
pratique et de recherche dans le domaine des Arts (peinture. sculpture, art contemporain).
A ma question, sur la formation qu'elle a suivie pour aboutir à une pratique artistique,
Amalia répond d'entrée de jeu :
“ J'ai pas fait l'école des Beaux-arts, j'ai une formation d'autodidacte, j'ai fait une formation de conservationrestauration du patrimoine. ”
Un peu plus loin, elle explique l'importance d'une formation : loin d'éventuelles idées reçues
d'un artiste inspiré qui travaillerait à partir d'un terrain vierge, il est nécessaire de pouvoir se
positionner face à différents types d'idéologies et de formes de travail artistique.
75
Cette notion est emprunter à H. Becker pour indiquer cette cristallisation progressive, qui se fait en fonction
de “ faits objectifs relevant de la structure sociale ” que de la nature des “ perspectives, des motivations et des
désirs de l'individu. ” Selon lui, une carrière se développe en fonction d'une “ séquence ordonnée, une
succession de phases pendant lesquels des changements de comportements et de perspectives de l'individu
interviennent ”. Il emprunte cette notion aux études de professions, où le concept a d'abord été élaboré et qui
“ ...renvoie à la suite des passages d'une position à une autre accomplis par un travailleur dans un système
professionnel. II englobe également l'idée d'événements et de circonstances affectant la carrière. Cette notion
désigne les facteurs dont dépend la mobilité d'une position à une autre.... ” (p. 47)
47
“ Quand j'ai commencé à être dans des ateliers collectifs, il y a 5/6 ans, ça m'a permis de voir un peu les
différentes formes de travail. C'est important de connaître les écoles qui ont fait des différents types
d'idéologies. Avant, j'étais un petit peu coupée. Bien que je ne suis pas quelqu'un des Beaux-arts, je connaissais
son système de fonctionnement par cœur. Parmi mes amis, la plupart ont fait les Beaux-arts. ”
La transmission par un “ maître ”
Dans Gaz à tous les étages, il n'y a que des “ jeunes ” artistes et c'est la raison pour laquelle
le référent essentiel est les Beaux-Arts. Ceci n'est plus forcément le cas à partir du moment
où des "anciens" servent eux-mêmes de référent dans un groupe et transmettent leurs propres
pratiques et expériences. Les "anciens" peuvent devenir formateurs à part entière et souvent
ils se trouvent précisément dans une position de différenciation par rapport à ces “ hauts
lieux ” de transmission d'un savoir et d'une pratique artistique.
La transmission est au plus près de la relation initiatique et est basée sur :
"la proximité des corps, la permanence du contact prolongé sur une longue durée, la remise complète de soi,
le partage des émotions et des affects" (Thévenot et Boltanski, p.357).
Il est important de ne pas tomber dans la dérive du mandarin, mais que le maître influence le
disciple par sa conviction, son engagement, son exemple.
Les relations internes de certains groupes artistiques me semblent découler de cette relation :
un maître transmet à des personnes adoptées comme disciples son savoir profondément
ancré en lui.
Chez les PVP, Marc 'O et Cristina formaient des "jeunes" artistes au sein du Laboratoire de
Changement en 1993, où des critères de formation ont été établis à partir d'un savoir-faire et
savoir-être des deux initiateurs. Les critères de Marc'O sont avant tout politiques et ne
veulent justement pas s'inscrire dans un système d'art, soumis à des contraintes économiques
ou esthétiques. Ainsi, il propose de fabriquer des nouvelles valeurs et des nouveaux critères,
dont l'avancement sera mesuré...
"...aux pratiques qu'elles créent. C'est-à-dire par exemple la façon de porter notre vision sur le créateur : je
dirais que le créateur c'est celui qui est capable de rendre les autres, à qui il s'adresse, créateurs."
NPP met surtout des dispositifs en place où les artistes sortent du “ petit milieu ” et
rencontrent le plus possible de gens différents, parce que, selon eux, l'universalisme
esthétique n'existe pas et le “ toucher du réel ” est important.
NPP est connu pour son travail dans le milieu des Beaux-Arts et beaucoup de jeunes artistes
passent par son atelier et y travaillent ponctuellement. Gérard est notamment réputé en tant
qu'ancien graphiste de Grapus , un groupe de graphistes actif dans les années 50-70 sur les
terrains du PCF, entre autres. Cette expérience est en quelque sorte poursuivie à NPP, tout
en l'élargissant et en la croisant avec d'autres pratiques. La question de l'accompagnement
des images sur les terrains de lutte se pose avec force pour NPP au début des années 90, où
ces terrains perdent leur visibilité. Or, NPP invente une pratique artistique tout à fait
originale, concernant la contextualisation des images.
Ainsi, NPP a également réussi à établir des critères internes qu'il transmet à des plus jeunes,
parfois même à l'intérieur d'un système de transmission institutionnelle : les Beaux-arts.
48
Les Beaux-arts sont alors un lieu de référence ou, à l'inverse, un lieu d'intervention
ponctuelle pour tous ces groupes. Chacun a à un moment donné exposé son travail dans un
des cours des Beaux-Arts (au séminaire de Jean-François Chevrier). Même Tom de RTS y a
présenté ce collectif et ses actions. Dans les PVP comme à NPP, des étudiants de cet
établissement ont transité. Ce qui est le cas en France l'est également en Angleterre, où Tom
a étudié aux Beaux-arts.
Maîtrise et personnalité pour une production qualitative et critique
La carrière de l'artiste demande d'y mettre du sien, un grand travail sur sa personnalité et un
effort important afin de maîtriser un savoir-faire original.
Exposer son intimité, sa subjectivité par un travail où il a payé de sa personne, tenant compte
de son passé, ses envies, etc., est le lot de l'artiste. Ainsi, Gérard pense qu'il faut de
“ l'intensité ” pour réaliser une œuvre et qu'un artiste en est un lorsqu'il prend “ le risque de
s'exposer lui-même ”.
Les artistes travaillent avec leur intimité, leur intuition et expose leur individualité sur la
scène publique et c'est ainsi qu'ils envisagent leur apport au bien commun. Ils font passer
“ ...la singularité du je [...] sans transition à la généralité de l'homme ”. L'inspiration est “ [...] une faveur
gratuite, à la fois extérieure et éprouvée dans l'expérience d'une motion intérieure[...] " qui se manifeste par
des émotions ou des passions C'est par ce qu'ils ont de plus original et de plus singulier, c'est-à-dire par leur
génie propre, qu'ils se donnent aux autres et servent le bien commun. Leur apport peut consister en
questionnant des normes, des habitudes ou " la recherche de la libération individuelle, non dans un but
égoïste, mais pour accomplir la dignité humaine en rétablissant entre les être des relations authentiques. ”76
La carrière d'un artiste dépend donc d'un travail et d'une production toute personnelle, qui
doit être approfondie et aboutir à une “ réflexion critique ” (Gilles Paté).
Dans ce sens, Gérard se sent proche de l'énoncé de Bourdieu : “ je n'accepte que les
commandes que j'ai déjà faites ”. L'artiste comme le chercheur s'inscrit dans le temps long,
où il avance progressivement sur un terrain et une réflexion qu'il approfondit au fur et à
mesure et en respectant le rythme nécessaire.
Reconnaissance du travail par un public
Il est finalement nécessaire pour un artiste que son travail soit jugé artistique par un
environnement. Dans le domaine de l'art politique ceci est certainement un point controversé
et il ne faut surtout pas tomber dans les dérives de l’industrie culturelle ou des politiques
culturelles (voir chapitre II.1.a.2). Il n'empêche qu'un artiste est au moins reconnu comme tel
par un public averti. Plusieurs voies sont possibles : exposer dans un lieu de référence, se
produire sur une scène, réaliser des articles de presse, des interviews à la radio ou la
télévision, un livre sur les traces d'un travail réalisé dans l'espace public, etc. Les groupes
observés ont recours à tous ces moyens.
76
Laurent Thévenot et Luc Boltanski, De la justification, Paris, Gallimard. 1991.
49
Les artistes ne sont pas interchangeables77 et leur carrière dépend de la réputation découlant
de leur travail personnel. Pour nos artistes, ceci est une lourde exigence puisqu'ils ont choisi
un créneau de reconnaissance très difficile : celui de l'art engagé politiquement à une époque
où il n'existe quasiment pas de milieu correspondant à ce type d'art.
Des expériences et parcours particuliers amènent un artiste à un moment donné dans un
créneau d'art politique. Or, Amalia vient de la peinture qu'elle a abandonnée. En faisant de la
restauration de peinture comme travail alimentaire elle découvre un côté mortifère de la
peinture :
" je voyais des énormes réserves bourrées de peintures, beaucoup de tartines historiques. De belles choses
aussi, mais les belles choses étaient enterrées par la masse culturelle de la peinture..., j'en pouvais plus."
De même, Tom est passé du théâtre aux performances et finalement à des projets sociaux,
politiques et artistiques, toujours dans une quête de rejoindre art et vie.
II.1.a.1. Objets et pratiques artistiques : un petit inventaire
Dans ce chapitre, je m'astreins à faire un petit inventaire de la matière de travail et de la
manière de travailler des collectifs et des artistes au sein des collectifs. Les objets et
pratiques artistiques sont ici comparés entre eux, décrits en fonction de leur élaboration au
sein des collectifs et selon le point de vue des artistes, en m'aidant d'éléments de l'histoire de
l'art. Ils ne sont pas encore analysés ici en situation.
Lors de l'intervention, les objets mis en scène sont évidemment d'une grande importance pour
le déroulement. Parfois, ce sont les sujets, les artistes et organisateurs qui deviennent en
quelque sorte objets, lorsque leur corps théâtralisé ou barricadé devient catalyseur de
l'événement. Chaque collectif a ses productions et pratiques artistiques spécifiques dont est
donné un premier aperçu ici.
Les artistes observés mettent ou des images, des installations, des performances ou encore
des pièces scéniques en situation. Ils créent des plates-formes où conversations ordinaires,
objets, postures ou gestes dramatisés sont intimement imbriqués.
Parfois les PVP se font organisateurs principaux de débat. A la fois, ils introduisent des
éléments artistiques épars (mise en scène théâtralisée, image, film. etc.) et ils participent au
débat en tant que citoyens en formulant une opinion, par exemple. Dans ce cas, la
participation est travaillée à son tour dans sa portée poétique (cadrer le débat) et les objets et
pratiques artistiques sont envisagés comme des outils, des instruments qui encadrent et
incitent les citoyens présents à se voir, se communiquer. Quand le débat a tendance à
s'enliser, une thématique tourne en rond et devient stérile ou quelqu'un parle trop longtemps,
les PVP proposent des outils provoquant des ruptures et donc des solutions de continuité :
par exemple, changement de configuration de discussion en passant de l'assemblée à des
petits groupes autour de tables. Ils ne cherchent pas simplement à se faire régulateur ou
médiateur d'un débat, mais ils expérimentent les jonctions, les changements
77
Dans une tradition de l'artiste moderne qui requiert l’unicité et l’originalité de l’artiste. (H. Becker, Les
mondes de l'art)
50
des thèmes ou les configurations des corps avec le public convié, initié et complice de cette
démarche.
Cette imbrication entre poétique et politique se fait à un degré plus ou moins important selon
les collectifs et le type d'intervention. La préoccupation majeure d'un artiste peut tourner
autour d'une production individuelle, artistique ou alors, autour d'un événement dans sa
totalité et son débordement. Dans ce dernier cas, l'artiste dépasse le souci de l'objet d'art et
s'occupe de son inscription dans une communauté politique, de sa diffusion et en quelque
sorte double son entreprise artistique en tant que citoyen.
Les objets et pratiques travaillés en amont contribuent en final à la création d'une ambiance,
à l'instauration et à la protection " d'une arène symbolique " (Joseph, 1998, p.51). Ceci ne se
fait pas dans le but de manipuler une assemblée conviée, mais de rendre l'assemblée luimême manipulateur des ingrédients de l'espace public, comme nous allons le voir plus loin.
L’image comme opérateur-social (NPP)
L'image
Portée
Diffusée
NPP travaille avant tout avec des images graphiques et photographiques avec des contenus
et politiques (image de terrains de lutte, mots et phrases, symboles équivoques, ...) qui
prennent des formes multiples : autocollant, affiche, scotch, carte postale, livret, char, etc.
Grâce à un système de distribution gratuite et sans signature, ces images deviennent des objets
à circuler, à manipuler dans différents endroits, dans différents buts. Des dispositifs invitent
les publics à ajouter une contribution graphique, un texte, etc. L'image en soi est aussi
importante que sa mise en situation.
Une image est créée suite à des rencontres informelles, des relations, des amitiés, des
événements : des e "processus de collaboration qui s'étend nécessairement dans le temps et qui
implique nécessairement autre chose que le seul projet artistique "78.
Un "travail finit par faire œuvre, mais c'est pas une œuvre, c'est le mouvement qui est l'œuvre"
(Gérard).
NPP travaille dans ce qu'il appelle un " temps social réel " pour accomplir un travail de
qualité79.
Pour reprendre des mots de NPP : il s'agit d'intervenir d'une manière politique avec l'image,
c'est-à-dire qu'une image doit faire partie d'une procédure où il ne s'agit pas d'esthétiser une
réalité mais de la politiser. NPP oppose une conception fétichiste de l'image à celle de l'image
opérateur-social (A. Rouillet), et opte non pas pour une image en tant qu'objet inerte et à
contempler, mais pour une image en tant qu'instrument politique. Cette dernière est portée par
des corps en mouvement lors d'une manifestation par exemple. Ce n'est pas l'image comme un
aboutissement, mais l'image comme un instrument pour faire des choses, un instrument de vie
et d'activité politique80.
Image
Support
Matériel
et selon le type d'intervention le choix du support change. Sur la place du Châtelet où un
débat concernant la guerre de l'Algérie a été organisé des images collées sur des rubans
adhésifs fixés entre des arbres flottent librement dans le vent. Les gens invités auparavant
78
Brian Holmes. Vers une économie créative, le travail de Marc Pataut in Le monument mégalopole, cahier 17.
Pour une affiche pour l'Algérie par exemple, Gérard va faire une recherche pendant un an. Pendant ce temps
il est sans arrêt en discussion avec des personnes, reçoit leurs critiques pour que cette image soit mieux nourrie
et qu'à la fin elle fasse sens.
80
Après avoir fréquenté les gens de l'APEIS lors de réunions ou d'actions (par exemple, occupation des
ASSEDIC de Créteil). Gérard et Marc produisent des images qui sont utilisées dans les manifestations. Marc
fait ensuite des photos des manifestations qui sont remises dans une prochaine manifestation. Il s'agit de créer
une mémoire des manifestations et des actions pour les participants de l'APEIS. Cette mémoire s'inscrit dans un
temps réel sur un terrain de lutte réel et sensible (sur les pancartes c'est soi-même ou des copains qui ont
manifesté une année auparavant, par exemple).
79
51
grâce au réseau NPP permettent en quelque sorte de faire masse afin de protéger ce dispositif
léger, au cas où des policiers voudraient l'enlever. A la fin de la manifestation, les images
(surtout les grandes affiches) sont enroulées, ramenées chez NPP et stockées jusqu'à la
prochaine fois. Par contre, pour une manifestation déambulante dans la rue contre le chômage,
des membres de l'APEIS portent la plupart des images sur des supports en bois. Une des
banderoles est tellement lourde qu'elle doit être portée par une dizaine de personnes.
De même, des affiches sont collées sur les murs quand elles risquent d'être enlevées
rapidement, en cas de menace de répression policière, par exemple. Par contre, elles sont
fixées avec le ruban adhésif quand elles sont susceptibles d'être respectées et ramenés à la fin.
Style
commentaire
et Les images de NPP sont toujours porteuses de signes parfois équivoques mais en règles
générales immédiatement accessibles. Elles mettent en scène des signes clairs, souvent issus
d'une " culture populaire " : un globe en forme de hamburger, un rat avec des oreilles de
Mickey, des phrases avec une belle typographie '` Algérie que faire ? ",
" ExistenceRésistance ", etc. Les photos réalisées par Marc Pataud81 ont un caractère de photo
de reportage concernant les terrains de lutte et montrent souvent des scènes de la vie ordinaire,
les bonheurs et les plaisirs élémentaires de la vie : un couple qui s'embrasse pendant une
manifestation, le sourire édenté d'un vieux monsieur devant une affiche.
Le style de NPP n'est pas vraiment drôle, mais au sérieux et à la gravité du contenu est donné
comme une légèreté, en montrant le bonheur dans des situations de détresse ou en posant des
questions plutôt que d'énoncer des déclarations et des revendications.
Installations82 et performances (Gaz)
Installation
Indépendante de l'activité physique de l'artiste et entretenant un "rapport essentiel avec le
contexte spatial de sa présentation", l'installation est au plus proche des caractéristiques de la
sculpture. Elle a cette particularité de ne pouvoir renvoyer qu'à elle-même83. En tout cas, ceci est
le cas pour les installations des groupes observés.
Il y a ensuite cette même idée du mouvement circulaire généré ou accompagné par une œuvre
qui finit par faire œuvre lui-même.
"Une œuvre exposée dans un espace public génère un débat qui génère encore autre chose.
C’est l'idée que l'œuvre crée de la capacité par elle-même de générer un autre travail qui
continue ensuite sous d'autres formes." (Gilles Paté)
Même si une installation peut présenter un caractère léger et éphémère, un côté immuable lui est
inhérent. Il semble soustrait au mouvement et installé dans un espace.
billetterieisoloir
Pendant Gare aux mouvements, Gilles transforme les billetteries automatiques en billetterieisoloirs : une billetterie automatique de la gare Saint-Lazare est habillée de manière éphémère
par des bandes plastiques transparentes où sont inscrits alternativement les mots billetterie et
isoloir. II s'agit de transformer un lieu dépersonnalisé en un lieu intime.
81
Marc Pataud est co-fondateur de NPP et artiste indépendant. Actuellement, il s'est retiré de l'association.
L'installation est un phénomène artistique actuel à la mode depuis les années 80. Elle est une mise en situation
d'éléments plastiques les plus variés. Une installation peut aller de la modeste mise en scène d'œuvres
plastiques, de sculptures minimales ou d'objets usuels dans l'espace, à la transformation monumentale de
l'espace lui-même (par exemple, l'emballage du Pont-Neuf par Cristo). "A la différence de la performance (les
performers pouvant créer des installations), qui lui est parfois associée, l'installation, en tant que telle, est
indépendante de l'activité physique de l'artiste. Dans un grand nombre de réalisations, l'œuvre entretient un
rapport essentiel avec le contexte spatial de sa présentation, proposant souvent au public un mode inédit de
participation (parcours. pénétration physique dans l'œuvre par exemple)." (Dictionnaire de Corvin). A travers
l'installation, l'auteur envisage tout autant la création d'une atmosphère, la mise en situation du public, la mise
en scène d'un environnement, qu'une fonction critique, poétique, ironique et, souvent, artistique par rapport aux
institution sociales et culturelles.
83
G. Simmel, Michel-Ange et Rodin. éd Rivage poche, 1996.
82
52
Performance Quand l'œuvre est liée au corps de l'artiste, il s'agit de théâtralité ou de performance.
rassembleUne sorte de chorégraphie de regroupements est organisée par Amalia afin de questionner
ments
et l'énoncé "tous ensemble", scandé lors de manifestations de rue. Ces rassemblements
lecture
en regroupent des gens différents : des cheminots, des artistes, des intellectuels. Ceux-ci ne
ligne
scandent pas des slogans comme dans les manifestations, mais quelque chose de plus diffus se
passe : chacun lit à son rythme le texte "tout va bien"84, sans qu'une lecture commune soit dictée.
II y a également une lecture en ligne, une ligne qui rappelle les lignes de manifestation mais qui
ne fait pas bloc, qui est perméable, trouée, où les gens peuvent passer à travers.
Suite à la lecture sous forme de rassemblement, les participants se dispersent et comme à la fin
des manifestations ou des grèves, ils doivent faire face au sentiment de frustration qui s'ensuit.
"On se retrouve tous en train de dire un texte de façon un peu cacophonique, chacun le lit de son
côté, c'est un moment d'intimité assez fort et puis après stop, ça s'arrête et on se disperse. II y a
toujours un mythe de fusion totale, là il est mis en évidence. II y joue sur le ressort du sentiment
humain, par rapport à l'unité et tout ce que ça comporte, pas au danger que ça comporte mais à la
perte. C'est comme une grève, une grève, on la fait et à un moment donné ça va éclater à la fin,
parce que ça éclate toujours, ça se termine toujours et il y a une grosse grosse frustration."
(Amalia, Gaz)
microperche,
tracts,
porteurs de
voix
Claire déambule dans les gares avec un micro perche individuel. Elle suit les passants avec un
micro qui normalement soutire des voix aux gens. Ici, il leur donne, offre un "tract sonore",
c'est-à-dire des enregistrements audio, réalisés à partir d'entretiens avec des grévistes de 1995
et travaillés sous forme de montage.
Le voyageur rencontre également des individus qui sont énigmatiquement des porteurs de voix :
des individus déambulant avec un système portatif individuel de diffusion sonore (toujours à
partir de montage d'entretiens).
Il y a aussi distribution de tracts. Les images sont élaborées à partir de retouches de photos des
grèves, de photos de dispositifs dans les gares et des paroles de grévistes.
Il s'agit de diffuser l'intrigue par la mise à disposition d'informations cryptées.
Commentaire Les actions de Gaz incitent à la dissémination des corps. où chaque participant est séparé du
et style
reste, où des configurations fluctuent, se font et se défont. Il n'y a pas vraiment un mouvement
d'ensemble ou unitaire qui se déroule lors de Gare aux mouvements et les actions sont plutôt
discrètes et parfois peu perceptibles. Humour85 et légèreté caractérisent ces interventions. Les
dispositifs sont dispersés, parfois difficilement perceptibles et ne perturbent qu'à peine le train
train quotidien d'une gare.
Performance et action directe (RTS)
Action
RTS n'inscrit pas forcément ses pratiques et objets dans une tradition artistique de manière
directe :
explicite. Pour une majorité des organisateurs l’IS est une référence importante, tandis
références
qu'elle n'est probablement connue que par une minorité des participants ponctuels. Travailler
artistiques et des signes dans la ville et d'un combat militant n'est pas forcément le fruit d'une recherche
politiques
artistique, mais plutôt celui d'une collaboration de militants d'horizons divers. Cette
collaboration est axée sur l'effort de composer avec des idées et des actions à la fois drôles et
politiquement efficaces ou équivoques. Ce qui pourrait être qualifié de performance dans une
tradition d'histoire de l'art, s'appelle pour les militants action directe.
84
"Chers voyageurs, travailleurs, chômeurs de longue durée, amis SDF, Aujourd'hui, Novembre 1996 - Tout va
bien, aucun mouvement de protestation, pas de remise en cause du système social et économique, le niveau
moyen de vie de la population française reste moyen, la tendance au pessimisme et à la stagnation s'est accrue
de 16% depuis les grèves de décembre 1995. Le pays tout entier travaille, produit, consomme et dort la nuit,
Nous vivons dans un beau pays occidental tempéré, Tout va bien, Démocratie, haute technologie, santé,
éducation, sécurité sociale, armée et culture, Il fait bon vivre. Tout va bien, Rien n'est anormal - tout va bien,
Restez calme - ne vous affolez pas - tout va bien, Ne vous alarmez pas - tout va bien, tout va bien - tout va bien jusque-là - tout va bien." 84
85
Un vidéoscratch transforme la parole des hommes politiques en bégaiement et répétition, par exemple.
53
Ce sont des détournements qui sont un moyen de combat militant et écologique. Elles
permettent d'empêcher la construction d'autoroute ou la destruction d'aires d'habitation en
bloquant l'avancement de bulldozer, par exemple. Des techniques précises comme les lockons86
sont combinées avec des gestes ordinaires et symboliques87.
RTS semble se transformer petit à petit en une revendication "anti-capitaliste", un terme qui est
utilisé depuis peu par les médias pour qualifier leurs actions. Néanmoins, elle ne se fait pas en
terme de programme, mais la révolution est envisagée comme une fête et les situations sont
créées afin de travailler l'imaginaire, de rendre possible la réalisation de rêve ou d'utopie.
Street party Lors des street parties, du sable est déversé sur les routes, afin que les enfants puissent jouer
dedans. Ceci est à la fois une allusion au " sous les pavés la plage " des événements de mai 68
en France et un détournement en " la plage sur les pavés ". Aussi, c'est une transformation de la
route en bac à sable pour les enfants qui " au lieu de se faire écraser par les voitures ont le plaisir
de jouer dans la rue ". A la fois, élément de blocage à la circulation motorisée, ce bac à sable
exprime un " idéal et utopie désiré " mais sans explicitement le déclarer". De même, une vanne
d'eau est ouverte dans la City lors du défilé du 18 juin 99 à un endroit où coule une rivière
souterraine. Le jet d'eau sert à la fois à rafraîchir les manifestants, à ajouter un élément de fête, à
évoquer cette rivière et le faire couler sur l'asphalte, à détourner une installation urbaine à des
fins festives et d'appropriation de rue.
D'autres supports sont utilisés pour ces fêtes politiques : des faux journaux, des flyers (tracts
colorés), des drapeaux, des masques, etc. Ils sont élaborés par nécessité d'encadrement, pour
donner des informations, des analyses sur l'action et l'organisation, et/ou pour symboliser les
raisons d'un événement. Ce sont souvent des objets esthétiques et de qualité.
Drapeau
Lors de la marche pour la justice sociale avec notamment les Liverpool Dockers, RTS a
Polyphonique préparé sa participation en introduisant des drapeaux " polyphoniques ". Ces drapeaux sont
faits de trois couleurs : rouge pour le communisme, vert pour l'écologie et noir pour l'anarchie.
Il y a trois versions de ces drapeaux : fond rouge avec deux traits en forme d'éclair en couleur
noir et vert, fond vert avec deux traits en rouge et noir et fond noir avec deux traits en vert et
rouge. Lors de la manifestation, chaque participant prend le drapeau avec la composition de
couleur dont il se sent idéologiquement le plus proche. Les drapeaux servent également à
indiquer aux participants de RTS la bifurcation au chemin officiel, afin d'initier une de leurs
propres actions. Ces drapeaux proposent à la fois une analyse politique, une piste de réflexion et
permettent d'encadrer une action.
La théâtralité (PVP)
Théâtralité
Pour les PVP, le processus artistique s'élabore de manière immanente sur scène. "Le processus
artistique met en scène la complexité inhérente aux situations d'interaction" et pour un danseur,
par exemple, il s'agit de "se frayer un chemin à travers une complexité dont ils contribuent à
enchevêtrer les fils". Il y a "écriture collective d'un mouvement", ce qui est également le cas
pour un mouvement de sens : "des actes ne nous parlent qu'à la condition que nous soyons
capables de les entendre".
La scène chez les PVP est d'abord une scène théâtrale clairement circonscrite de par une
séparation visible avec un public. Mais ensuite, la scène est également cet espace élargi des
débats qu'ils organisent où ils interviennent à la fois comme artistes et comme citoyens. Des
présentations en bonne et due forme du théâtre alternent et interpénètrent des événements
sociaux, envisagés à leur tour comme des scènes.
86
Le militant s'attache à un bulldozer, par exemple, à l'aide d'un cadenas de vélo, par le cou, un bras ou une
jambe et jette la clé : le bulldozer ne peut plus bouger sans risque de briser un membre du militant.
87
La personne qui est locked on, mange du fish and chips sur le bulldozer, ou lors du criminal justice acte, une loi qui criminalise les activistes et les gens du voyages - elle porte une pancarte autour du cou avec
l'inscription " criminal ".
88
Bronislaw Szerszynski, Performing politics : the dramatics of environmental protest, to be published in :
Culture and economy : after the cultural turn, ed. Larry Ray and Andew Sayer. London : Sage, forthcoming.
1998.
89
G. Yovan. "Théâtralité politique 2 : danse, philosophie debout". in les PVP n° 7. 1997.
54
Théâtre grec
A quoi ressemblent les formes théâtrales utilisées par les PVP ?
En 1994, le modèle du théâtre grec transparaît dans leurs pièces90. Texte, onomatopée, musique,
danse, jeu d'acteur sont imbriqués de manière intime et montés en des pièces de durée et forme
différentes. Des versions acoustiques - les saynètes (petites mises en scène) - permettent
d'intervenir n'importe où, sous forme d'irruption.
B. Brecht et
En comparant le théâtre des PVP avec celui de Brecht (cet auteur est cité, entre autres, dans
A. Artaud
leur journal) par exemple. je dirais que le théâtre des PVP évoque plutôt des situations sociales et
politiques actuelles sans mettre en scène une histoire et des personnages. Les acteurs ne jouent
qu'eux-mêmes et leurs possibles ou leurs projets dans la cité d'aujourd'hui. Ils s'insurgent contre
la misère, les conditions économiques et politiques qui la provoque et ils font entrevoir des
possibles d'un " faire autrement ", et notamment d'une démocratie directe.
Un rapport intime me semble également lier le théâtre des PVP et le théâtre imaginé91 d'Artaud
et en ce que ce dernier plaide pour une théâtralité, qui, comme un choc, ébranlerait tous les sens
des spectateurs. Cette théâtralité exploiterait tous les langages possibles de l'espace et du
mouvement en les poussant jusqu'à leur "poétique extrême": gestes, sons, musiques, paroles,
cris, souffles, formes plastiques. Artaud se révolte contre la réduction du théâtre occidental à sa
forme dialoguée. Il ne parle pas d'éliminer la parole, mais de la pousser à sa "poétique extrême".
Les PVP se situent dans cette recherche d'une poétique extrême autant que de l'exposition du
processus théâtral92, en ce que les mots adviennent sur scène.
Style et
commentaire
Le corps et son énergie, l'expressivité corporelle dans ce qu'elle a de plus personnelle, jouent
un rôle important dans les pièces des PVP. La cohérence des pièces ne repose pas sur une
orchestration extérieure mais sur une construction minutieuse basée sur les interactions entre
les personnes sur scène, la musique et le texte (voir chapitre IV). A tout moment il est possible
d'y introduire des changements. La fin de certaines pièces se fait à bout de souffle, en nage et
face aux spectateurs, les yeux dans les yeux.
Outre les commentaires habituels qui qualifient les interventions théâtrales des PVP d'énergique,
de violent ou " d'incorrect ", j'ajouterais le profondément tragique. Leur théâtre fait voir ce
dualisme entre corps et esprit, entre le terrestre et l'aspiration des êtres dont parle G. Simmel en
décrivant les œuvres de Michel-Ange. Une folle énergie se déploie par moment des
mouvements93, des expressions ou de la chorégraphie, au point que parfois le public s'est levé à
la fin d'une présentation. Ou c'est avec violence (cris, poings serrés, grimaces) que les acteurs
semblent se prendre désespérément à un poids immensément lourd - " la violence des rives qui
enserrent le fleuve "' - et semble se consumer de l'intérieur ou exploser vers l'extérieur, vers le
public. Enfin, les corps bougent d'une manière parfois désarticulée, mais avec maîtrise et qualité.
Aucun modèle de danse ou de musique connu peut lui être attribué clairement et définitivement,
puisque danse et musique contemporaine, rap, rock et théâtre à la fois se marient.
La scène théâtrale ne me paraît pas être la partie la plus visible des PVP, même si leur
90
Les Grecs ont apporté une réponse originale à la question de la limite entre les spectateurs et les acteurs en
utilisant un chœur, qui se trouvait au milieu, entre le demi-cercle formé par le public et la scène. II représentait
une fraction de la communauté rassemblée et se retrouvait sur scène par élection. Le choeur n'était pas constitué
d'acteurs professionnels, mais de personnes formées pour l'occasion de la représentation, directement issues de
la communauté.
Les PIP empruntent largement au modèle grec. Sa configuration de base, qui est surtout en place pour
Génération Chaos Il. est circulaire : les musiciens forment un demi-cercle sur la scène (un pianiste. un batteur,
un guitariste. deux bassistes, parfois un percussionniste). un choeur. des deux côtés du demi-cercle, fait comme
un joint entre le public et la scène et des acteur-protagonistes occupent le milieu de la scène. Mais cette
formation n'est pas du tout figée. Parfois le chœur envahit la scène, parfois un musicien est acteur-protagoniste.
Le tout est dynamique : suivant une "chorégraphie" précise alternant avec de I' "improvisation", des groupes
d'acteurs et de musiciens se forment et se défont sans arrêt. Les corps dansent, sautent, se tordent, chantent,
crient au rythme d'une musique qui est en intime accord avec les mouvements des acteurs et leurs mots. Quand
il y a du texte, ce ne sont pas des phrases parlées mais plutôt chantées, la rythmique d'une phrase est explorée
musicalement, ainsi que la sonorité des mots.
91
A. Artaud. Le théâtre et son double. éd. Gallimard. 1964.
92
Ce processus n'est ni dans le texte. ni dans le visuel pur. "Elle est dans la venue du texte au regard." Dans
l'apparaître du sens et du son par l'intermédiaire du corps de l'acteur.
93
D'ailleurs. lors des répétitions il y a des passages de danse où les artistes s'efforcent de faire des mouvements
vers le haut, qui font décoller, tels les sauts et ils évitent les mouvement qui font s'enfoncer, tels la marche
militaire.
94
Dicton de Brecht qui est introduit verbalement et plastiquement dans certaines pièces.
55
entreprise est partie d'un travail autour de la théâtralité. Celle-ci reste au coeur, comme un espace
de ressourcement pour les membres et une méthodologie de travail importante. Mais elle
constitue une scène parmi d'autres (le journal, le travail politique des débats, etc.) et évolue en
fonction de relations nouées sur les terrains de lutte et d'événements divers.
Les pratiques et objets artistiques décrits ne représentent autre chose qu'elles-mêmes. Ils se
réfèrent immédiatement à la situation ici et maintenant, tout en la faisant apparaître un peu
plus inhabituelle que d'habitude. L'agencement d'œuvres différentes entre elles et avec un
environnement immédiat lors d'une intervention et l'articulation des interventions dans le
temps, permettent de différencier les styles et les interventions des collectifs.
S'il y a originalité et invention de ces pratiques artistiques par rapport à une tradition d'avantgarde artistique et politique, elles me semblent surtout concerner la forme des interventions,
des pratiques et des objets, leur mise en contexte. Des changements interviennent également
au niveau du contenu, notamment en ce qui concerne la mondialisation de l'économie. Mais il
y a comme un éternel retour des questions de l'injustice, du changement des mentalités ou de
la participation du peuple et ceci dans un nouveau cadre qui est symbolisé par la chute du
Mur. Même si certains mots qui ont fait consensus dans les années 70, ont également changé,
les problématiques me semblent fondamentalement les mêmes. C'est la manière de les poser,
de chercher des pistes pour les résoudre où l'innovation me semble perceptible (voir chap.
II.2.a.4.).
II.1.a.2. Contexte d'élaboration : aspects économiques et lieux
Aspects économiques
En parlant des initiateurs et de leurs pratiques, les aspects économiques des collectifs et
l'implantation matérielle dans la cité nécessitent quelques remarques. Ces aspects soulèvent
forcément des tensions multiples et des contradictions avec lesquelles les collectifs se
débattent, contestataires d'une structure sociale de laquelle ils ne peuvent pas se déprendre.
Contestataires d'un système économique qualifié d'ultra-libéral, les artistes élaborent des
combinatoires financières particulières et un discours de justification95 qui les valident.
Les risques de dérive économique pour les artistes se laissent résumer en deux mots :
l'industrie culturelle - dont une des conséquences est le "show business" - et la politique
culturelle.
La première implique l'introduction des produits culturels sur le marché, en terme de produits
consommables. La production doit se faire à un rythme tellement rapide que le temps
nécessaire à la production d'une œuvre est trop court. Aucune des productions sortant des
collectifs ne se situe dans cette sphère.
Le deuxième risque de dérive, la politique culturelle, concerne le système étatique de soutien
aux expressions artistiques sous forme de subventions ou d'équipements. Le risque de
produire une expression consensuelle dans le but d'obtenir des subventions est contourné de
manière différente par les collectifs. Surtout, on multiplie les ressources : adapter le système
de distribution à la production (voir NPP, “ l'épicerie d'art frais ”, plus bas) ; travailler à côté
95
C’est la théorie des grandeurs dans "De la justification'' de Thévenot et Boltanski, qui me sert de cadre
d'analyse ici.
56
pour subvenir aux besoins vitaux et faire du bénévolat au sein du collectif ; négocier avec
différentes instances (privées ou publiques) qui accordent des subventions, des dons, tout en
rétribuant le travail artistique tel quel ; négocier des contrats de salarié (CES, emploi jeune,
emploi ville, ...) au sein de l'association.
Les PVP par exemple ont produit plusieurs numéros de journal avec l'aide du Ministère de la
Jeunesse et des Sports ou de l'Agriculture. Après les remerciements aux différentes instances
dans le journal, ils indiquent alors:
"Nous précisons que ces soutiens n'impliquent aucune contrepartie, et que notre autonomie d'expression reste
la même."
En effet, pour un projet de rencontre internationale en Seine-Saint-Denis, les “ premiers fora
des villages et cités du monde ”, les PVP ont demandé des financements à la mairie et "carte
blanche" pour l'organisation. Finalement et après de nombreuses négociations, ils ont
abandonné ce projet parce que selon eux96 la promesse de la "carte blanche" n'a pas été
respectée.
Tous les groupes observés gèrent la tension suivante : chercher à vivre de leur production
mais sans se soumettre au système économique et politique dominant. Il y a toujours aussi la
tentative de mettre en cohérence pratique et utopie, même si l'on est revenu des convictions
des années 70 de pouvoir réaliser une alternative hors du système capitaliste.
L'exemple de NPP est très intéressant à cet égard et propose une combinaison particulière et
un système de production et de diffusion assez complexe. L'exemple de "l'épicerie d'art
frais" me paraît significatif à ce propos. Gérard, par exemple, se débrouille pour récolter du
matériel dans des chutes d'imprimerie. Ou encore, pour répondre à une commande d'affiche
pour le “ Maillon ”, un théâtre municipal en région parisienne, il fait son travail de graphiste
tout en introduisant un aspect politique dans l'image : l'image “ Euro de l'Art ” montre les
signes du dollar et de l'euro imbriqués l'un dans l'autre et le nom du “ Maillon ” est ensuite
remplacé par “ United Colors of Pognon ” pour les tirages pour NPP. Pour la réalisation de
cette image il ne se fait pas payer à condition de récupérer des affiches pour NPP, les films
et le droit de l'utiliser comme il l'entend. Chaque image a son histoire et sa combinaison
particulière concernant le contexte de sa création, de production, d'impression et de tirages
pour NPP. Des autocollants, des cartes postales, des affiches, des livrets de NPP sont donc
produits dans des conditions à chaque fois singulières, toujours dans le but de pouvoir les
distribuer gratuitement à des associations ou individus en lutte. De plus, certaines images
proviennent d'artistes différents, mais elles sont toujours produites sans signature, afin de les
rendre plus facilement appropriables par les gens en lutte.
Pour les membres de NPP, une pratique professionnelle, alimentaire et le travail au sein de
NPP sont complémentaires et des interférences entre les deux univers sont recherchées
comme un enrichissement mutuel.
Notons qu'en Angleterre le rapport à l'Etat est très différent et lui demander des subventions
n'est pas envisageable de la part des activistes. Alors, le système de financement de RTS est
assez varié et plutôt orienté vers des mécénats, des initiatives privées (organisation de
concert, par exemple) ou des soutiens de syndicats. Personne n'est payé pour les actions à
RTS et tous travaillent à côté ou bénéficient du chômage ou d'autres prestations sociales.
96
Lire à ce sujet : C. Bertelli. Le Citoyen, cet obscur objet de désir des politiques. coll. Impossible et pourtant.
1999.
57
Lieux d’élaboration et aspects géographiques
Outre les diverses sources de financement, les collectifs se débrouillent également comme ils
peuvent pour les lieux de travail. Des mises à disposition gratuites, ponctuelles ou durables,
de locaux et d'espaces de travail se font en fonction de l'opportunité des rencontres. La
recherche d'un espace de travail durable est tout de même important pour les collectifs.
Un responsable de l'établissement public de santé de Ville-Évrard à Neuilly-sur-Marne
(banlieue Est de Paris) a mis à disposition des PVP un grand pavillon dans cet établissement
en 1993 pour leurs nombreux travaux. Le pavillon Tramontagne est devenu un lieu central
pour leurs activités (répétition, travaux divers). Il est accessible depuis Paris par l'autoroute
ou avec le RER A et un bus dans environ une heure. Il est entouré de grands espaces verts
dans une ambiance calme et reposante qui est celle d'un centre psychiatrique. D'ailleurs,
Antonin Artaud a été interné dans ce pavillon. Les 1000 mètres carrés ont été investis de
multiples manières. La description qui suit date de 1997 et ne correspond plus forcément à
l'aménagement et à l'usage actuel des lieux : à l'étage, une salle avec les instruments de
musique et une salle vide, servent de salles de répétition et de présentation. Au rez-dechaussée. une cuisine, un laboratoire photo, un lieu pour la sérigraphie, la reprographie, une
salle de couture, une salle d'exposition et diverses salles de stockage de matériel sont
aménagées. Dans ces salles et dans l'escalier, sont suspendus des grandes affiches peintes par
des personnes des PVP, diverses affiches avec des textes de Brecht et d'Artaud, par exemple,
des photos - montrant entre autres des pièces et événements des PVP - encadrées ou collées
sur les murs, des images de NPP, des articles de journaux concernant les PVP, etc. La durée
et la vaste taille de cet espace ont contribué à l'évolution de divers projets. A part les
répétitions, réunions et travaux divers des PVP, plusieurs stages, séminaires, présentations,
expositions ont régulièrement ponctué l'investissement de ce lieu depuis le début. De
nombreux publics ont ainsi transité par ce lieu à des moments différents : des partenaires
(FSGT, Longo Mai, corps soignant de Ville-Évrard, atelier d'expérimentation de philosophie
de Bruxelles, etc.), des mécènes potentiels ou autres personnes susceptibles de les soutenir
financièrement (personnes du ministère, de municipalités, instances de subventions, Agnès
B., etc.), un public disparate rencontré au hasard de leurs interventions dans les universités
ou les manifestations politiques et culturelles. Le lieu a été investi toutes ces années de
manière irrégulière, que ce soit en terme de rythme ou de public.
Des lieux de bureau et de réunion sont régulièrement trouvés à Paris pendant quelques mois
et souvent en fonction de collaboration ponctuelle avec des associations, fondations ou
organismes : Maison des Associations dans le 12e arr., Fondation 3 Suisses dans le 9e arr.,
Fondation France Libertés dans le 9e arr., etc. Le travail ponctuel chez les membres est une
troisième variante de lieu de travail.
NPP dispose également d'un grand lieu de travail et de réunion (360 m2) tout en haut d'une
tour HLM à Ivry-sur-Seine qui a été structurant pour son travail97. L'espace est peint en
blanc et tout le matériel de l'épicerie d'art frais est stocké dans des placards, des étagères, des
tiroirs. Des affiches, des cartes postales suspendues indiquent les lieux de
97
L’Observatoire de la Ville a pris forme avec ce lieu, par exemple.
58
rangement et rappellent plutôt une salle d'exposition qu'un local de réunion. Des dispositions
de tables aménagent des espaces de travail pour des réunions diverses (internes à
l'association ou avec des intéressés d'ordre divers : partenaires, stagiaires, etc.), des séances
ou stages de travail artistiques ou des envois de courrier. La terrasse avec “ l'Observatoire de
la Ville” se trouve au même étage. Une permanence est assurée par Isabel qui s'occupe du
secrétariat, de l'organisation générale et de “ l'Observatoire de la Ville ” (OV). Ce lieu sert
plutôt à réfléchir collectivement et à préparer des actions. Le lieu de travail professionnel
d'artisan graphiste de Gérard se trouve en dessous de son appartement où il habite, pas loin
de l'espace de NPP. NPP mène également un travail local : débats, interventions diverses
(dont 1'OV) dans la municipalité d'Ivry, avec les habitants, les voisins, les amis et des gens
venant d'ailleurs. Les réflexions et actions sur la ville sont davantage formulées par ce
collectif.
RTS a jusque-là mené des réunions hebdomadaires et ouvertes aux publics dans des lieux
différents, toujours au centre de Londres et sans s'installer durablement : squat, locaux
d'université ou d'association, chez les particuliers. De plus, il a disposé d'un petit local loué
qui servait de bureau. Ce n'est que récemment qu'il vient d'acquérir un grand lieu dans l'idée
de faire un lieu RTS plus permanent avec une occupation variée (actions culturelles,
réunions, travaux). Mais ce lieu n'est pas encore ouvert. L'élaboration de banderoles et autres
préparatifs pour les actions ne se font pas dans des lieux réguliers, mais selon les occasions
qui se présentent aux moments nécessaires (squat, entrepôts, chez des particuliers, etc.).
L'acquisition d'un grand lieu de travail signifie toujours un moment structurant dans la vie
d'un collectif, aussi bien pour son fonctionnement que pour son travail artistique. Gaz, le seul
collectif qui n'existe plus aujourd'hui, n'a jamais disposé d'un lieu propre. A l'image de ses
interventions et de son fonctionnement, les lieux de travail étaient éclatés et éphémères.
Gaz n'a pas de local ou de lieu commun et concernant l'intervention de “Gare aux
Mouvements”, il travaillait surtout chez Amalia à Montreuil. Pendant un certain temps, il a
partagé un local à la MDE avec "Accès Publics"98 où il a organisé quelques rencontres
publiques. Des images de Gaz (Gare aux mouvements etc.) ont d'ailleurs été longtemps
suspendues. Mais la gestion minimale nécessaire l'a finalement fait abandonner ce local qu'il
n'arrivait pas à investir suffisamment. La MDE, une grande maison avec de multiples salles
sur trois étages et une cour intérieure, a été très attirante pour Gaz. Amalia a essayé de
réaliser une "politique-fiction" artistique avec les occupants, afin d'interroger l'identité de la
Maison. L'idée était de recueillir des projections rétrospectives à partir de photos de la
maison : les occupants imaginent un moment où la Maison n'existerait plus et disent ce
qu'elle a été. Pour des raisons diverses, ce projet a dû être abandonné.
Quel rôle jouent ces lieux pour le travail et l'organisation des artistes et la dynamique de la
ville ? Comment investir et faire vivre des lieux par des manières de travailler et d'habiter
expérimentales (squat, ateliers artistiques collectifs, lieux autogérés, etc.), est une question
posée de façon récurrente par tous les collectifs. Mais souvent, elle n'aboutit pas à des
réalisations réussies en ces termes. Certains projets de lieux de vie, de lieux citoyens, de
lieux urbains ont été avortés, n'ont pas été réalisés, n'ont pas abouti à un “ succès ”
98
Une association qui mène des actions et réflexions sur les médias.
59
marquant. Parfois, l'acquisition d'un lieu par des moyens légaux, souffre ensuite d'une sousoccupation au quotidien, puisque l'investissement et la gestion d'un lieu ne sont pas forcément
érigés en problématique centrale par ces artistes. Néanmoins, trouver un lieu d'élaboration
pour la production artistique est toujours crucial pour la structuration interne des collectifs et
pour permettre l'inscription de leurs projets dans une durée à moyen terme. En France, le
fonctionnement de ces lieux est plutôt semi-public et il est essentiellement animé par les
collectifs. Les lieux sont mis à leur disposition gratuitement par des organismes publics ou
semi-publics (office HLM, établissement public de santé) en reconnaissance de l'intérêt
public de leurs activités.
Les lieux d'élaboration seront alors envisagés comme des lieux de travail, de production,
d'exposition, d'apprentissage et de sociabilité publique. En général, la dynamique de ces lieux
ne peut pas être comparée à celle des lieux culturels, investis par une large population
urbaine, tels les Centri Sociali à Milan99 ou des friches industrielles devenues lieux de culture
en Europe100, pour ne citer que deux exemples.
Par ailleurs et à l'opposé du fonctionnement de squats par exemple, les collectifs en France
tendent parfois à revendiquer la séparation entre la gestion de la vie au quotidien (loyer,
ménage, etc.) et le travail artistique en réaction aux tentatives déçues de nombre de
communautés des années 70.
De plus, l'élaboration de productions ou de projets contribuant aux interventions se fait
également dans des lieux publics et semi-publics tout à fait classiques -les cafés ou les pubs-,
ou même privés —chez les membres des collectifs ou d'autres particuliers. Ces lieux jouent
même souvent un rôle très important puisque ce sont les endroits où des décisions sont prises.
Nous remarquons une grande variation de lieux concernant l'élaboration de productions
artistiques et 'politiques des collectifs. Ces lieux sont difficiles à spécifier par la distinction
public/privé. Différentes combinaisons peuvent être pointées en distinguant différentes
pratiques : habiter (vie privée des membres), travail professionnel et alimentaire, élaboration
artistique, travail politique (décision, réunions…), gestion du collectif (secrétariat,
permanence).
− lieux d'habitation où l'on organise parfois des séances de travail et de réunion collectives
(artistique ou politique)
− lieux de production artistique (lieu de répétition, atelier, ...) où l'on tient des réunions,
des stages, des séminaires, des présentations, des expositions ouverts au public
− lieux de réunions collectives ou de bureaux où l'on fait du travail artistique (par exemple
écriture)
− lieux professionnels qui interfèrent parfois avec le travail artistique
− lieux de sociabilité publique (café, pub) qui devient lieu de réunion et de décision
politique
99
Vincenzo Ruggiero, Les centri sociali à Milan, lieux-ressources pour les jeunes. in Les Annales de la
Recherche Urbaine, n° 83-84, septembre 1999.
100
Fabrice Raffin, Du nomadisme urbain aux territoires culturels. La mise en culture des friches industrielles à
Poitiers, Genève et Berlin in Cultures en ville ou de l'art et du citadin, éd de l'Aube. 2000.
60
Afin de questionner la géographie des lieux de production et d'intervention artistique de
chaque collectif, j'ai demandé à un des membres de chaque collectif 101 d'en faire une carte
de Paris, de Londres et de France (voir ci-contre). Plusieurs dynamiques se sont pointées.
Relevons d'abord quelques différences concernant le caractère local, national ou européen,
voire international de ces collectifs :
− Les PVP agissent en France et à l'étranger et les acteurs ne sont pas tous français. Leurs
interventions sont très nombreuses, autant à Paris qu'en France. Nous pouvons constater
un point culminant en 1996 et 1997. Les lieux et les conditions générales de leurs
interventions sont également très variés : dans les universités et les lycées, les lieux
culturels et artistiques, les festivals, les manifestations politiques, les séminaires, les
stages, etc.
− Gaz est une association parisienne, d'une courte durée, constituée après le mouvement de
1995.
RTS est un collectif londonien qui travaille avec des réseaux internationaux. La
recherche porte uniquement sur le collectif de Londres et n'épuise nullement ce que RTS
est plus largement. RTS est également une idée —“ réinvestir les espaces publics ”- qui
circule par Internet et d'autres réseaux de communication et qui existe localement dans
d'autres lieux, avec d'autres gens, idées et actions : à New York, à Sydney ou à Brighton.
Même à Londres, certains distinguent deux pôles ou collectifs RTS : Nord et Sud. RTS
s'inscrit plus largement dans des pratiques urbaines alternatives, décrites par la notion de
DIY-Culture (chapitre 1.2.b).
− NPP est une association parisienne avec une forte implantation locale à Ivry-sur-Seine,
où des activités en particulier (CRU, OV) ont pris de l'ampleur ces dernières années. On
peut également noter une série d'action en son nom sur la place du Châtelet à Paris (voir
“Algérie que faire ?”). A cette exception prête, la participation de l'association NPP à des
manifestations situées dans d'autres lieux n'entraîne ni forcément le déplacement de
l'ensemble de ses membres, ni une implication de l'association en son nom. Plutôt que
les personnes ou les structures de NPP, ce sont surtout leurs images qui voyagent en
France et à l'étranger (Grande-Bretagne, Japon. Ex-Yougoslavie. Canada, Israël, PaysBas, etc.), en particulier à travers des réseaux de graphistes, des lieux culturels,
artistiques et pédagogiques et des groupes organisés de citoyens ayant une sensibilité
politique proche. Rappelons que NPP est avant tout une association de production et de
diffusion d'images à portée locale, nationale et internationale. A l'étranger, elle fait un
effort de traduction afin de mieux toucher la localité où les images sont diffusées. NPP
fait des propositions de sujets sous forme d'images et de dispositifs que différents
associations et groupes en lutte viennent s'emparer. Les membres de NPP accompagnent
souvent leurs images dans les différents lieux, mais ces actions ne peuvent pas être
qualifiées de NPP. Or, je n'ai pas fait de carte pour cette association. Pour rendre une
géographie juste de leurs interventions, il aurait été nécessaire d'effectuer une
investigation importante de leurs archives, ce qui dépasse le cadre de ce travail. (A titre
d'exemple : voir fiche sur l'image “ Existence Résistance ” en annexe).
Une dynamique particulière se dessine entre la périphérie et le centre de Paris. Les lieux de
production tendent finalement à se situer plutôt à la périphérie (Ivry-sur-Seine, Montreuil,
Neuilly-sur-Marne), tandis que les interventions peuvent se faire dans un mouvement qui
101
Sauf la carte des PVP que j'ai établie moi-même, à l'aide des agendas publiés dans leurs journaux,
complétée de quelques souvenirs personnels.
61
va vers le centre. C'est comme si les participants des interventions veulent momentanément
disputer le centre aux pouvoirs publics et politiques institués. Mais NPP et GAZ investissent
ensuite des localités périphériques (MDE et son quartier dans le 12e arr., Ivry) de manière plus
durable et en participant à une dynamique urbaine locale (marché et fête de quartier à la
MDE, par exemple). Les PVP investissent plus particulièrement leur lieu de répétition à
Neuilly-sur-Marne en faisant venir des gens extérieurs à des présentations, des stages ou des
séminaires, mais sans participer à une dynamique urbaine locale. Les PVP trouvent
régulièrement des lieux de travail sous forme de bureaux à Paris. Il participe alors plutôt à une
dynamique culturelle, artistique et citoyenne à Paris, mais aussi dans d'autres lieux en région
parisienne et en France et souvent en fonction de leurs partenaires : Seine-Saint-Denis, Arles,
Chambéry, etc. Ce sont en général des participations ponctuelles, qui se prolonge parfois sur
une durée à moyen terme (deux ans ou plus).
Notons également que les événements et les collectifs étudiés se trouvent surtout à Paris et à
Londres. Ces capitales à fort rayonnement international ne sont pas sans importance pour la
configuration des pratiques. A ce sujet, retenons cette remarque d'un membre d'un syndicat
national concernant l'intervention de Gaz dans les gares :
“Ce qu'on a fait là, on pouvait le faire à Paris. Dans une petite ville, ça fait peur. La différence est difficile à
porter. J'aurais pas trouvé beaucoup de cheminots pour faire un truc comme ça, les copains se sauraient retirer
très rapidement en disant c'est quoi ce truc de ouf (fou, en verlan) dans lequel on nous embarque. A Paris ou la
région parisienne, on accepte beaucoup plus la différence, c'est une région de passage.”
Même si les collectifs agissent à Arles, à Bourges, à Grenoble, à Forcalquier, à Chambéry, en
France ou à Birmingham en Grande Bretagne, Paris, la région parisienne et Londres restent
les endroits d'implantation et d'expérimentation principaux.
Décrire davantage les pratiques des collectifs en fonction de leur spécificité parisienne et
londonienne dépasse le cadre de mon travail. Dans quelle mesure la densité, le
cosmopolitisme et la taille d'une agglomération urbaine influencent les pratiques artistiques ?,
pourrait être une question posée pour une prochaine analyse.
II.1.c. Les organisateurs
L'organisateur joue un rôle charnière dans les collectifs. Robert, un des organisateurs de Gaz
m'a décrit son "boulot" en amont et pendant l'intervention de Gaz dans les gares. Je citerai un
peu plus longuement sa description puisqu'elle me semble donner tous les éléments du type
"organisateur".
"Je ne suis pas artiste moi-même, mais du fait que j'avais une entreprise (vitrerie avec 15 ouvriers), j'ai des
moyens, des mises en œuvres particulières, des moyens de transports particuliers, des infrastructures, etc., et on
s’est marié là-dessus avec les artistes. J'adore la démarche artistique donc je trouverai toujours des solutions
pour que ça fonctionne pour eux.
J'ai donc un rôle de logisticien : il faut repérer des lieux, veiller à ce que tout le matériel soit là, à ce que la
sécurité soit optimale pour les gens, créer un rapport aussi entre certains intervenants et puis un peu synthétiser,
faire en sorte à ce que le terrain d'expression soit praticable et qu'ils puissent prendre leur aise tranquille qu'il
n'y a pas de problème ici ou là.
Et puis il y avait toute l'intervention finale, la réalisation sur les sites où on a fait venir des gens, on a convié des
potes, pour faire nombre, il a fallu informer tous les gens sur le moment, les rassembler, donc ça aussi c 'était
mon boulot : les diriger, les situer, leur expliquer pourquoi il faisait ça, - ils étaient dans un processus mas ils ne
voyaient pas l'ensemble du processus, donc il y avait le côté frustrant - à la fin, remercier des personnes, créer ce
lien entre les gens, ça fait partie de la poésie "
62
Les tâches de l'organisateur : pas artiste mais artisan
L'organisateur s'occupe donc de l'aspect pratique et de l'encadrement des interventions. Il
surveille le bon déroulement et c'est avant tout lui qui a une vision de l'ensemble. Il connaît
tous les détails techniques, toutes ces petites choses auxquelles il faut penser. Surtout, il adore
faire lien entre les gens, il est très doué pour les relations publiques et c'est là où il y trouve du
poétique.
Dans chaque collectif j'ai rencontré ce personnage, qui est rarement artiste lui-même, mais il a
toujours une place dans le collectif d'un point de vu créatif (amener des idées) ou réflexif. Il
s'occupe du fonctionnement du collectif, des moyens financiers, des lieux et de la mobilisation
des gens.
L'organisateur n'est peut-être pas artiste mais il a un fort penchant pour l'artisanat. Pour monter
un projet, une intervention, le fonctionnement d'un collectif, il faut savoir faire soi-même. Il
faut savoir bricoler, s'arranger avec les contraintes sociales, parfois il faut savoir gérer les lois,
se débrouiller face à l'inattendu, etc.
Plaisirs et frustrations : le rapport aux artistes
L'organisateur n'est pas artiste lui-même, mais il est très proche de cet artiste qui regarde une
intervention dans sa totalité comme une œuvre d'art. Avec l'artiste ou encore plus que lui, il est
le maître d'œuvre de l'intervention. Mais il agit plutôt en arrière plan et il met tous les
ingrédients en place qui contribuent au bon déroulement d'un événement, il tisse les liens entre
tous les éléments. Non seulement il fait lien entre les gens, mais aussi entre leurs créations.
Isabel, organisatrice de NPP, exprime les plaisirs et les frustrations de ce rôle, qui se multiplie
dans son cas avec celui de la permanente. D'un côté, elle a la satisfaction de son omniprésence
et son "omni connaissance". D'un autre côté, elle fait face à la frustration d'être coupée de la
création.
" J'ai le beau et le mauvais rôle des permanentes, j'ai le luxe d'être là tout le temps, donc d'être au courant de
tout, de voir tout et en même temps, d'être au courant de rien. Le travail de Marc, Gérard et d'autres se fait
souvent de manière intime, chacun de leur côté. Entre le moment où il se fait et le moment où il revient à
l'association, il peut se passer un an entre les deux et moi par contre, je dois gérer cette frustration. "
L'organisateur est souvent connu par beaucoup de monde. Il figure comme un pivot important
d'une action.
Robert organise un "cortège festif" de la MDE presque tout seul. Lui aussi ne se considère pas
comme artiste mais comme "assembleur". Il se contente en quelque sorte d'agencer, de manier
et de manipuler des idées, des productions, etc. :
"C'est NPP, c'est Gaz, des trucs que j'ai piochés ici ou là, des infos que j'ai demandées à Amalia ou Sophie, une
certaine façon de m'approprier les images et les mots appris avec eux, donc c'était pas mon produit, c'était le
produit d'autres gens "
63
Ne pas être créateur, mais plutôt agir dans les coulisses, peut être frustrant pour lui. Mais
parfois, ce sentiment d'être au centre, d'être fortement sollicité, d'être un élément
indispensable dans le fonctionnement du collectif, est totalement satisfaisant. Il a l'impression
de contribuer à quelque chose qui va le dépasser, où tout peut arriver et qui va peut-être faire
boule de neige, un sentiment finalement de puissance, d'avoir une emprise ou plutôt une
contribution sur ce qui se passe, d'injecter une direction.
Aussi, faire exister les projets des autres est une manière d'exister soi-même, comme
l'exprime avec force Isabel. Pour elle, se cacher derrière l'expression des créateurs par peur de
s'exposer soi-même est une manière pour finalement arriver à dire quand même.
" Je n'invente rien, je ne suis pas une créatrice et je le revendique. J'ai jamais rien inventé et j'adapte des
bonnes idées lancées en l'air et puis je suis tenace, je suis laborieuse et persévérante. Alors après, il faut
adapter, faut avoir une certaine forme de souplesse, mais c'est pas de la créativité, c'est de la générosité. Et j'ai
du plaisir à ça, à créer et faire exister les projets des autres. J'aime ça. J'aime bien me protéger derrière la
créativité des autres, ça me plaît, ça me plaît même beaucoup, beaucoup. J'aime bien être invisible à travers les
choses, parce que de toute manière on n'est pas invisible. Et puis ces milliers de gens qui sont invisibles pour
faire exister les choses des autres, c'est très important. En plus je ne suis pas assez courageuse, j'ai pas assez
d'idées, j'ai fait une ou deux des images, c'est pas que je ne sais pas faire des images, c'est parce que j'ai peur
de la créativité. Ca demande une prise de risque et au niveau de l'expression intime, de ce que je ressens, je ne
supporte pas cette prise de risque. Je suis capable de me mettre en risque vis-à-vis de l'autre, dans la relation,
mais pas dans la création, l'intimité pure comme ça. "
Notons brièvement qu'en général, l'organisateur ne tient pas tout seul cette place privilégiée et
incontestée. Il doit la partager.
II. 2. Les porteurs102
Les porteurs sont des personnes initiées en amont et convoquées à une participation à
l'événement en fonction de ses attributs ou intérêts particuliers. Par exemple, pour mener à
bien son projet, Gaz fait appel au syndicat SUD, à ses copains squatters, des artistes et des
membres du Club Merleau-Ponty.
Choisir le nom de " porteur " pour cette catégorie de public en quelque sorte intermédiaire,
n'est pas innocent. " Porter " une expression artistique peut se faire dans un détachement total
(juste pour aider les copains) ou à des fins personnels. Cela peut se faire dans un but
d'instrumentalisation politique sans vraiment tenir compte des propos artistiques. Ou
inversement, un porteur peut être soucieux de complètement se laisser aller à l'expression
proposée.
Dans la dramaturgie du politique, cette catégorie d'acteurs est très importante. Parfois elle
permet de faire nombre, non pas grâce à des adeptes inconditionnels, des convaincus
aveugles, mais plutôt des sympathisants critiques. Ceux-ci peuvent convaincre l'auditoire
dans les moments décisifs en faveur de la représentation proposée et assurer ainsi sa
continuation. Ceci dit, le porteur peut parfois se révéler saboteur. Plus fréquemment, il
102
II est intéressant de constater avec Arendt, que deux mots distincts dans le grec et le latin figurent pour le
verbe "agir" qui lui font supposer que chaque action était divisée en deux parties : " ... le commencement fait par
une personne seule et l'achèvement auquel plusieurs peuvent participer en "portant", en "terminant" l'entreprise,
en allant jusqu'au bout. (p.247, 1983).
64
permet de mettre les chances du côté de la proposition initiale et d'impulser une direction au
sein d'un public dispersé.
C'est le défi que pose cette entreprise extrêmement fragile des artistes : la proposition d'une
intrigue, une bizarrerie, quelque chose qui n'est pas familier, pour le faire advenir par
surprise, dans un lieu inhabituel et gagner l'assistance, l'intérêt d'un public.
Dans le moment de l'événement, les initiateurs tendent à se confondre avec les porteurs. Les
dispositifs préparés pour une intervention tendent à s'objectiver et les initiateurs s'en font
simples porteurs. Ils suivent eux-mêmes un scénario préparé ou des occasions créées. Mais
les règles de jeu proposées sont volontairement soumises aux imprévus de l'espace public.
Les scénarios étudiés ici sont d'une grande souplesse et ne comportent que quelques
astreintes ponctuelles. Libre aux porteurs de composer avec ceux-là dans le moment.
Mais alors, à quoi jouent-ils ? Ils ne jouent pas vraiment à un monde inventé, une histoire
imaginée pour une représentation théâtrale. Ils sont plus proches du jeu avec des rôles
socialement existants tels le garçon de café. Ils jouent parfois au militant mais dont les poses
disponibles socialement manquent d'assurance, de certitude, puisqu'il s'agit d'une figure en
pleine transformation comme nous allons le voir. Les dispositifs artistiques contribuent
précisément à déjouer ces poses.
Je rappelle que les trois catégories - initiateurs, porteurs et passants - sont à comprendre
comme des dispositifs cognitifs de participation à l'événement. Mettre les militants dans la
catégorie des porteurs peut prêter à confusion puisque nous les rencontrons également parmi
les initiateurs et que la majorité des artistes sont également des militants. Je me contente pour
le moment de ces séparations arbitraires qui vont se clarifier par la suite, lors du déroulement
de l'événement.
II.2.a. Les militants
Avec J. Ion, nous avons vu que la transformation de l'engagement politique correspond à la
mutation de sa figure emblématique : le militant.
Selon cet auteur103, le militant d'hier (en tant que représentation construite) sacrifie sa vie
privée pour la cause à laquelle il voue un engagement total. Il est affilié à un groupement
fédéré qui compose d'un côté avec la sociabilité primaire et de l'autre avec une appartenance
à un réseau plus large, au niveau national. L'expression de l'engagement est collective (parole
de l'organisation, "langue de bois") et les individus sont interchangeables.
L'individu aujourd'hui tend plutôt vers un engagement distancié où des ressources
personnelles sont mises en valeur, l'expression singulière gagne sur la langue de bois tant
décriée. La vie privée est séparée de la vie militante et ne lui est plus soumise. Au contraire,
il se mobilise de manière plus ponctuelle, dans le temps et les objectifs, en recherchant une
efficacité certaine.
103
J. Ion, La fin des militants ? Paris, Les Editions de l'Atelier, 1997.
65
Finie la "réunionnite", finie la démonstration de force ; désormais une action, même avec un
impact modéré, est préférable et il y a obligation de résultat. On n'hésite pas à s'engager dans
plusieurs associations et son appartenance d'origine n'imprègne plus obligatoirement son
inscription associative104. Désormais, c'est l'individu qui est porteur de réseaux et ceux-là ne
lui préexistent plus forcément.
Cette distinction entre l'engagement militant et l'engagement distancié, n'existent pas dans
leur forme pure et coexistent souvent. L'idée du militant, dévoué à part entière à la "cause",
semble aujourd'hui caduque. Néanmoins, cette forme de militantisme existe toujours, tout en
s'ajustant à des nouvelles exigences.
Cette distinction est utile pour l'analyse de mon terrain, puisqu'elle permet de considérer
simultanément des groupements qui sont habituellement séparés dans les analyses
sociologiques en association, parti, syndicat, etc. Les collectifs étudiés agissent avec chacun
de ces types de groupement intervenant dans l'espace public. De plus, les collectifs agissent
en fonction de la crise de la participation politique qui touche chacun de ces groupements,
comme le fait très justement remarqué J. Ion. Traditionnellement, les participants des
collectifs viennent d'horizons politiques différents, horizons qui transparaissent dans leurs
réseaux d'actions ou leur style d'intervention. Mais tous convergent dans une position critique
envers les formes politiques conventionnelles, que ce soit hier ou aujourd'hui. Une analyse
approfondie de ces divers éléments ne serait pas entamée ici. Néanmoins, pour une
compréhension rapide de ceux-ci, je renvoie le lecteur aux fiches techniques et aux annexes
de ce travail, présentant les fondateurs, les traditions et les partenaires actuels des collectifs.
La distinction introduite par J. Ion est également utile parce qu'elle rejoint un clivage de
génération et en particulier celui entre les générations qui ont vécu les ébullitions idéologiques
des années 50-70 et ceux qui n'ont fait que l'expérience d'une certaine morosité politique lors
des années 80. Le propos de ce texte n'est pas de relater les raisons et manières de s'engager
en fonction d'un découpage générationnel systématique105, mais de soulever surtout ce
clivage entre “anciens” et “jeunes”. Il est significatif dans le cas des collectifs étudiés en
terme de transmission, de fonctionnement des groupes et essentiellement de deux façons
d'envisager les luttes politiques qui se rencontrent.
D'une part, les “anciens” militants cherchent à recycler les formes traditionnelles de
militantisme devant la réticence des jeunes à s'engager ou pour mobiliser un plus grand
nombre de participants lors d'une action. C'est la raison pour laquelle le syndicat SUD-rail a
participé à une action avec Gaz en 1996 (voir Gare aux Mouvements) ou que les Liverpool
Dockers, abandonnés par les syndicalistes dans une Angleterre déjà peu mobilisée après 18
ans de thatcherisme, ont fait appel à RTS en 1996.
Des militants expérimentés en recherche de renouveau se tournent volontiers du côté des
propositions des artistes. L'expression singulière, la mise en valeur des ressources
104
"Une disjonction croissante entre l'insertion économique et l'intégration culturelle" conduit à
l'affaiblissement des liens entre formations, postes, statuts et modèles. (J. Ion, 1997, p.94)
105
A ce propos je renvoie le lecteur au découpage fait par J. Barou, dans son exposé Grenoble : visage de
militants associatifs au fil des générations, (au séminaire Dynamique associatives et cadre de vie, 2000, PUCA,
METL, SRAE, MATE) ; il différencie ceux qui se sont engagés avant les années 50, entre les années 50 et 60,
dans les années 70 et finalement lors des années 80.
66
personnelles, l'exigence de production ou de résultat sont des ingrédients propres à la
pratique artistique qui correspond aux exigences de l'engagement distancié.
D'autre part, des “jeunes” ne veulent surtout pas être désignés de militants qui évoque pour
eux “militaire”. L'engagement est envisagé de manière périodique, distancié et non plus total.
Notons qu'en Angleterre, ce terme de “militant” existe plus couramment sous les
dénominations d'activiste ou de protestataire et s'il suppose un engagement quelque peu total,
c'est plutôt dans un sens culturel et de style de vie. Les pratiques quotidiennes sont censées
être en cohérence avec l'engagement "dans la rue" : des revendications écologiques doivent
correspondre avec une nourriture bio, la séparation des déchets, etc.106
Pour construire maintenant une carrière dans le sens de Becker, je questionne d'une part les
motivations qui amènent et les gens des collectifs, et les militants participant aux interventions
à s'engager et d'autre part, ce qui les incite à continuer cet engagement. Ces motivations seront
interrogées à partir de certains aspects de l'engagement politique qui sont particulièrement
travaillés par les artistes, c'est-à-dire ceux qui incitent à creuser les émotions, l'imaginaire, la
créativité, etc. Or, ce sont moins les déterminants sociaux de l'engagement qui sont considérés
ici (lien familial avec le peuple algérien, scoutisme et vie communautaire, etc.) que ce qui
relève de facteur comme la réalisation de soi, les émotions, etc. Ces facteurs sont plus
rarement pris en compte dans des analyses sociologiques par manque d'outils. Afin de ne pas
réduire le champ d'analyse, la reconnaissance de leur importance incite tout de même un
certain nombre de chercheurs à creuser dans cette direction107.
En tenant compte de ces facteurs, une figure en particulier s'est dessinée : le révolté. S'il
n'épuise pas l'ensemble des raisons d'agir des participants, sa description permet de donner du
relief aux interventions décrites dans ce travail. Il exprime cette première émotion qui pousse
nombre des participants si ce n'est à un premier engagement, du moins à cette impulsion
toujours renouvelée qui pousse à descendre dans la rue.
Des éléments d'apprentissage du militantisme et le clivage de perception entre anciens et
jeunes sont ensuite creusés d'une part à travers des entretiens des membres des collectifs et
d'autre part, à travers les partenaires-militants des collectifs. La désignation de militant
concerne alors toute personne -artiste, organisateur ou syndicaliste- agissant dans l'espace
public lors des interventions étudiées. Ce sont des pratiques en particulier qui définissent ces
personnes de militants ou la référence à des valeurs qui rejoignent la cité civique dans le sens
de Thevénot et Boltanski (1989)108. Pour pleinement comprendre ces participants agissant en
tant que militant sans forcément se désigner soi-même comme tel, il est surtout nécessaire
d'interroger les pratiques dans la tension entre l'artistique et le politique.
106
Voir par exemple Ch. Gramaglia, Les mouvements écologistes et la critique des modes de consommation :
sociologie de l'engagement et des pratiques quotidiennes, notamment alimentaire, DEA de sociologie, EHESS,
1998.
107
Notons par exemple : Philippe Braud, L'émotion en politique : problèmes d’analyse, Presses de Sciences
politiques, 1996, 256 p. / Victoire Patouilllard, Une colère politique, Emmanuel Soutrenon, Le corps
manifestant, in Sociétés contemporaines, n° 31, 1998.
108
La cité civique fait reposer la paix civile et le bien commun sur l'autorité de l'intérêt commun placé au-dessus
de l'intérêt particulier.
67
II.2.a.1. Eléments pour la construction d'une carrière du militant
Le révolté
La construction de ce portrait se fait de manière plutôt “ impressionniste ”, à travers des
entretiens et des observations.
" J'étais viré du lycée pour avoir organisé une grève ". Tel peut être un des incidents
marquants dans le parcours du révolté. Dans sa révolte contre les injustices et pour un monde
meilleur, l'art peut être envisagé comme un simple outil dans une lutte. Mais, je prête
attention ici à celui qui rejoint pleinement la démarche artistique dans l'envie de sortir des
normes, des automatismes, pour toucher les possibles, le débordement.
"Avec l'artistique, il s'agit d'introduire des questionnements possibles, des moments
critiques, des instants où les choses peuvent basculer, où on ne voit plus normalement. "
(Roberto)
Cette attitude rejoint tout à fait le rapport au politique de Baudelaire, décrit par W.
Benjamin109 qui cite Flaubert :
" Je ne comprends qu'une chose à la politique : la révolte ".
Baudelaire selon Benjamin ne se positionne pas dans une visée analytique, mais purement
émotive. Il se soucie peu de la compréhension des logiques sociales contre lesquelles il faut
trouver les moyens de faire advenir un ordre plus juste. Une révolte sourde, un sentiment
d'insatisfaction, de souffrance même, sont attribués à un ordre actuel des choses et un
sentiment de colère vise le changement, voire le renversement de cet ordre.
Souvent un lien semble se tisser depuis l'enfance d'une personne, qui fait apparaître la révolte
comme une manière possible de rétablir, de renverser et donc de se délivrer des situations
anciennes. Celles-ci correspondent à des aiguillons, pour introduire une notion d'Elias
Canetti. Les aiguillons restent au fond de celui qui a été amené à exécuter des ordres, ces
éléments imposés de la vie110.
Chez Roberto, organisateur de Gaz, ces sources de révolte apparaissent clairement :
" En 68 je faisais ma communion solennelle et c'est là où tout bascule parce que je m'aperçois qu'il y avait
autre chose qui se passait là, sous mon nez. Au moment où je descends les marches de l'église de Ménilmontant
au mois de mai 68, avec le cierge, la robe blanche et la famille, en bas il y a des manif sur le pavé. Issu d'un
milieu familial non politisé, plutôt rigide, catho, où l'on ne jouait pas dans la rue ou tout était bien en place,
d'un seul coup, je voyais pousser des fleurs, des mecs qui fumaient des joints, qui faisaient du théâtre. C'est à ce
moment-là que je m'aperçois que tout ce que je voulais exprimer est là devant moi. J'étais attiré par tout ce qui
n'était pas normal, normatif il fallait explorer les interdits. "
Dans l'entretien il dit à un moment donné qu'il était destiné à devenir fasciste parce qu'il
fallait être mieux que ses parents qui étaient "réac", orientés vers l'ordre et la discipline.
Finalement il a choisit le "bordel", mais ce choix est motivé par les mêmes raisons de
distinction, de volonté de sortir de son milieu parental, de ne plus subir des ordres imposés
mais de s'en faire acteur. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de s'affranchir d'un ordre
pour en choisir le sien propre, de ne pas subir un ordre étranger à soi. Cette réaction première
peut apparemment aboutir à renforcer cet ordre comme à tomber dans son contraire.
109
110
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Payot, 1997.
Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, 1966.
68
Elle correspond ici à la transition entre adolescence et la vie adulte, où il faut poursuivre
l'ordre de ses parents ou imposer un nouvel ordre.
La carrière du révolté a donc commencé. Ensuite, les raisons pour lesquelles quelqu'un
poursuit un engagement politique peuvent être liées à des causes telles que l'aventure, la
possibilité de percer des frontières ou d'interrompre l'habitude quotidienne.
Or, Roberto adore franchir des limites d'un ordre et des interdits pour " voir ce que ça fait ",
pour expérimenter, pour ouvrir des brèches et des moyens de critiquer l'ordre établi. Il a aussi
envie de percer les mystères, le fascinant, de s'immiscer là où on ne peut pas mettre les pieds
forcément et il s'en donne les moyens.
C'est pour ces raisons que Roberto a commencé à s'intéresser et à travailler avec le milieu des
squats, un travail qui chevauche d'ailleurs avec sa carrière de " citoyen actif ".
" Ce qui m'intriguait c'était de savoir comment des gens pouvaient vivre autrement en face de chez moi, cd. en
décalage horaire, qui n'ont pas les mêmes moyens financiers, pas les mêmes ressources, peut-être plus de
ressources que moi d'ailleurs, pas les mêmes activités, vivant dans un monde parallèle en face de chez moi. Ca
m'a fasciné, j'y suis allé et puis le meilleur moyen de communiquer avec les types, c'est d'organiser des
rencontres où eux se sentent entraînés dans quelque chose. "
Ces raisons peuvent rejoindre un désir d'héroïsme qui peut s'exprimer comme dans les récits
épiques par une disposition psychologique propre à un personnage. Dans ce cas, le révolté se
valorise en affichant le sentiment de peser sur le cours des choses, de prendre des
événements en charge, d'affronter des situations limites, de vivre la vie intensément et ainsi
de sublimer par le discours ce qu'il vit effectivement dans le stress, l'angoisse et parfois dans
la défaite111.
Sur mon terrain, ceci veut dire au niveau de toute une vie qu'un militant ou citoyen actif n'est
jamais resté dans un ordre établi. Il en est toujours sorti, pendant toute sa vie et en quelque
sorte il est resté fidèle à une conviction première, il est resté intègre. Aussi, il n'a pas
succombé aux tentations du "petit traître", celui qui répond à l'appel des buts privés, à l'envie
de tranquillité (E. Canetti). Ceci correspond à une hiérarchisation des valeurs où ce qui est lié
au monde civique (le bien commun est atteint par l'intérêt général) et inspiré (le bien
commun est atteint par la réalisation de soi) sont classées au-dessus du monde domestique (le
bien commun est atteint par le respect de la règle du groupe et des traditions).
Dans un contexte d'impuissance avouée à l'échelle mondiale face aux conséquences sociales
du néo-libéralisme, le révolté se place à côté de ceux qui se trouvent déjà exclus de ce
système à deux vitesses. En partageant les conditions précaires des pauvres tout en défiant la
résignation ambiante et en continuant la poursuite de la réalisation de soi, certains des acteurs
incarnent la révolte en personne. Un héroïsme presque guerrier se révèle, qui revendique par
exemple l'intégrité de l'art et de l'engagement politique "jusqu'au bout".
Marc'O, un des fondateurs des PVP, est resté intègre toute sa vie. Aujourd'hui il est lui-même
dans la précarité pour ne pas avoir fait de concessions, c'est-à-dire de s'installer dans le
succès, un ménage, etc.
111
Pascal Dauvin, “ Motiver” L'engagement humanitaire, papier de travail réalisé dans le cadre de l'étude
menée par le CAHIER sur l'humanitaire international.
69
" Je ne me suis jamais fixé, jamais arrêté à quelque chose qui a du succès, même là je m'arrête pas. J'ai
toujours fait ce que j'avais envie de faire. Aujourd'hui j'ai 70 ans. En 70 ans, j'ai fait tout ce que j'ai voulu faire,
je me suis battu, j'ai passé des moments difficiles, le stress, tout ce que tu veux. C'est comme la découverte
amoureuse qui est une découverte instable, on ne connaît pas l'autre, on apprend à le connaître, on apprend à
se rencontrer, c'est là où il y a la jouissance, c'est pas là où il y a le ménage installé depuis 10 ans. Je me suis
toujours arrangé pour me trouver dans ces situations-là. C'est pour ça que je suis en état de danger, je n'ai pas
de retraite..."
Aussi, est héros celui qui va jusqu'au bout d'une idée, d'une production, d'un investissement,
même si le résultat n'est pas forcément une réussite.
[Pour les gens de la MDE, le cortège festif est devenu] " ... le travail de Roberto qui était
courageux, qui ne s'est pas démonté, il a été jusqu'au bout. "
Des moments importants dans la construction de ce type de personnage sont des
performances de tout ordre : prise de risque physique, arrestation pour cause d'agitation, etc.
Après plusieurs engagements dans des groupes ou organismes politiques, un sentiment de
saturation peut s'installer. L'impression de tourner en rond s'empare du révolté : finalement,
tout engagement politique s'enlise dans ses propres contradictions. Quand il était engagé
dans des actions politiques, il avait la sensation d'être au centre des événements, de changer
le monde et de vivre des choses extraordinaires. Il était alors héros, puis il est devenu ancien
combattant à se remémorer avec ses vieux copains des coups montés. Puis " ...il est devenu
héros fatigués et puis après il y a la déprime" (Blaise, porteur de Gaz). Il voit aussi que
certains se sont servis de ces actions comme tremplin, pour entrer dans la vie politique et
devenir élu municipal.
En prenant du recul sur les actions effectuées, il trouve que rien ne bouge. Même au
contraire, les choses régressent. Il s'est battu pour des idéaux de liberté, d'égalité et de
fraternité. Il se rend alors compte que les faits dénoncés se sont produits au sein de sa propre
association, groupe ou organisation.
Par exemple, dans les squats "...c'était vraiment de l'ordre de la survie individuelle. Dès qu'on essaie
d'apporter une structure à ce genre de lieu, ça ne fonctionne plus, ça bloque. Alors, qu'est-ce qu'on
revendique exactement dans ces lieux-là ? On revendique de la liberté mais on se prive de liberté. On
revendique la fraternité qui est l'emblème de la République, mais finalement on n'est pas si frère que
ça, parce qu'il y a des dissensions. On parle d'égalité : si on parle de la simple égalité homme femme,
il n'y en n'a pas dans ce milieu très machiste. " (Blaise)
L'innocence et les convictions de la première expérience politique se sont perdues. Des
expériences successives ont amené à une compréhension de la société et de sa complexité.
Alors le révolté devient peut-être cynique, pessimiste ou réaliste. Ceci ne doit pas forcément
l'empêcher d'agir, mais plutôt d'agir en connaissance de cause. Il n'enterre pas tout à fait ses
idéaux et ses rêves, mais il s'avoue d'être content d'avoir des avantages sociaux, par exemple.
Il ne croit plus vraiment à un changement radical, puisque notre condition humaine nous
rattrape toujours. Aussi, la condition de la démocratie semble être cet éternel
recommencement qui ne parvient jamais à un équilibre définitif. Une sorte de sentiment de
fatigue s'installe.
Finalement et malgré tout, il continue à participer pleinement à des actions politiques. Des
actions qui font miroiter un monde meilleur et en même temps, le réalise effectivement dans
le moment même. Les actions peuvent constituer des moments d'échange humain riche, de
vraie solidarité et de camaraderie. La chaleur humaine qui se dégage dans l'inhabituel de la
situation rend la réalisation des rêves possible et on perçoit les choses effectivement
autrement.
70
C'est là, précisément, que l'artistique intervient, dans cet instant de débordement. Le
pessimiste devient alors optimiste pendant ces brefs instants. Il retrouve ce sentiment premier
de la révolte.
" L'artistique c'est induire des questionnements possibles, des moments critiques, des instants où les
choses peuvent basculer où l'on ne voit plus normalement, comme si un flic se mettait à faire la
circulation en dansant parce qu'il a fréquenté un danseur. Pendant 30 secondes, mais pendant ces 30
secondes là il sera aperçu par l'ensemble des gens qui le verront faire complètement autrement, ça va
leur échapper, ça va lui échapper à lui aussi et là, il va en avoir qui va exister. Donc là je suis
optimiste, dans la mesure où on peut détourner une machine, un instrument, une organisation, une
situation. " (Robert)
Eléments d'apprentissage
Dans l'ancien modèle, le militant recevait une formation interne aux groupements (stages,
week-end, université parallèle, etc.) auxquels il adhérait. Par des " procédures d'apprentissage
et d'inculcation " (Ion, ibid.) et des pratiques, il apprenait à coller des affiches, à distribuer des
tracts, à discourir avec un langage codé et à convaincre. Le militant pouvait grimper des
échelons en fonction de critères internes clairement tracés.
A l'opposé, les collectifs étudiés mettent des dispositifs en place qui permettent d'échapper à la
nécessité d'incorporer des savoirs et des pratiques, avant de parler en public. Les acquis divers
(savoir professionnel, ressources relationnelles) sont tout de suite mobilisés. Le facteur
collectif, 1' "agir ensemble", est toujours très important dans une "carrière" militante et
nécessite un apprentissage qui se fait sur le tas. S'investir dans la vie associative, qu'elle soit à
but explicitement politique, caritative ou corporatiste, n'est pas une chose innée. Il s'agit
d'apprendre à nouer des contacts, à parler en public, à établir un réseau de connaissances, à
organiser, à travailler avec d'autres gens sur une base d'égalité, .... Puis, coller des affiches,
colporter un journal, distribuer des tracts ou tenir un stand constituent toujours des actes
rituels à apprendre, même si leur contenu et leur caractère obligatoire ont changé.
Nous verrons dans les chapitres suivants que des dispositifs sont systématiquement introduits
dans les interventions. Ils nécessitent un temps d'apprentissage très réduit, parfois le temps
d'un court briefing juste avant l'intervention suffit.
La " cause ", basée sur la gratuité et la disponibilité, mais chacun fait ce qu'il peut Pour
continuer un engagement politique, l'individu se sent parfois investi d'une " cause ", mais
celle-ci est directement établie par l'individu. Elle ne lui préexiste plus forcément. Si c'est le
cas, l'individu a un intérêt tout à fait personnel d'y "adhérer". A ce sujet, Pierre me dit lors
de l'actions de NPP : “ je m'engage concernant les questions de l'Algérie parce que ma
femme vient de ce pays ”. L'individu peut ensuite contribuer à sa transformation ou à sa
construction d'entrée de jeu. Le sujet a un impact direct et très personnel sur cette "cause"
et son apport tout à fait original importe.
La "cause", cette appellation énigmatique, touchant au sacré, semble toujours être en
vigueur. Même si un ton moqueur l'accompagne parfois en souvenir des "grandes causes"
qui sont devenues plus petites, plus modestes et plus nombreuses, elle persiste. Une cause
commune désigne dorénavant un projet partagé entre plusieurs personnes. Ce projet ne
s'inscrit ni dans un cadre professionnel, rémunéré, ni dans un autre cadre qui fournirait de la
reconnaissance ou une rétribution en terme de l'économique ou du politique dominant.
Parfois on rencontre encore une connotation idéologique qui accompagnait les grandes
causes de d'antan :
71
changer la société, avoir une utopie. Mais la "cause" est plus fréquemment un projet
d'utilité (non-utilitaire) pour le bien commun, basé sur des principes éthiques (égalité,
justice, solidarité) et à une échelle modeste.
Deux notions importent : la gratuité et la disponibilité ; gratuité économique, dépouillée
d'un intérêt personnel utilitariste (reconnaissance, pouvoir, etc.), impliquant don de soi ;
disponibilité de temps et d'esprit. Mais il n'est plus question de faire abstraction de la
personne qui s'engage et de son état d'âme. Le bien-être de l'individu est important et
même vient avant l'engagement pour autrui.
Plus question pour les artistes-citoyens de NPP, par exemple, d'envisager l'acte politique
dans une dimension caritative mais comme un acte très rationnel et assumé.
"Il faut faire attention que tu ne soies pas soit écrasé d'héroïsme, soit écrasé de malheur par la
pauvreté ou par la détresse, donc il faut déjà soi-même être assez heureux et équilibré si possible.
C'est aussi pour soi, il faut pas s'abstraire, il ne faut pas être des curés militants ou des croyants
laïcs." (Gérard)
Malgré les exigences de gratuité (économique, de reconnaissance), il y a un intérêt de
militer qui est tout à fait avoué. Loin d'être basé sur l'abnégation de la personne, militer
n'est plus envisagé comme un acte purement altruiste. Tout au contraire, il peut avoir un
intérêt de travailler gratuitement : par exemple, en se mettant dans une "situation de
recherche perpétuelle pour pouvoir de temps en temps faire des boulots appliqués"
(Gérard).
Désormais, chacun fait ce qu'il peut. La vie privée et professionnelle, le temps pour
l'amitié et la recherche personnelle sont des moments aussi importants, sinon plus, que le
temps consacré à la "cause". Ces moments sont envisagés comme des contraintes légitimes
ou même comme des sources d'enrichissement.
Etre à la fois dedans et dehors ; s'investir tout personnellement pour une " cause " en
donnant du sien, en se dépouillant, mais tout en acceptant d'être également investi
ailleurs ; ce sont quelques aspects de l'engagement distancié et toute sa difficulté aussi.
II.2.a.2. Tension entre l'artistique et le civique
Jusque là, j'ai surtout interrogé les motivations pour l'engagement politique de la part des
personnes impliquées avec les collectifs et volontaires de prendre acte des propositions
avancées par les artistes. Même si les pratiques artistiques semblent apporter des éléments
précieux en ce qui concerne la recherche d'un engagement distancié, elles n'échappent pas
aux tensions que suscite la rencontre entre artistes et militants.
Le grand souci des artistes dans leur collaboration avec les militants concerne la peur de
l'instrumentalisation. Ils ne veulent pas être réduits au rôle d'illustrateur d'un mouvement
social. Ils cherchent une entière reconnaissance de l'apport spécifique de leur manière de
travailler qui implique justement de tenir compte des subjectivités humaines. Or, la
collaboration entre artiste et militant se fait dans des conditions spécifiques.
72
Quand les artistes s'efforcent avant tout de faire déjouer des postures habituelles, les
militants sont volontiers de la partie dans cette envie de se renouveler. Mais le souci
d'efficience politique met parfois un terme à cette collaboration.
Les militants sont sensibles à la démarche artistique à la fois pour sa capacité de
reformuler, de donner à voir autrement les choses (les formes de détournement, l'humour,
etc.) et de toucher à l'émotionnel. Les artistes pour leur part semblent impressionnés par
l'efficacité organisationnelle des militants. Mais il est incontestable que la matière du
militant est le "sérieux" du terrain social, tandis que l'artiste travaille sur la "légèreté" de
l'impalpable.
Réunion de préparation pour Gare aux mouvements :
"Autour de la table les uns étaient impressionnés par les autres et les gars de Sud étaient
vachement respectueux de la démarche artistique, très à l'écoute, enthousiastes, très sympas. Mais
à d'autres moments, les artistes étaient considérés comme des gens avec une certaine légèreté
alors que les types qui étaient syndicalistes conduisaient des grosses locomotives, ils revendiquent,
ils défendent des droits, ils sont dans le concret, dans le social. Ils rappelaient souvent que le
syndicalisme ferroviaire était un des plus anciens, un des plus solides, là où la CGT avait trouvé
des racines fortes, etc." (Roberto)
Les artistes travaillent la singularité, l'imaginaire ou l'affectif, qui sont en tension avec le
monde civique. Ils redoutent les valeurs caractéristiques de ce "monde" : la prééminence
des collectifs, l'asservissement total de l'intérêt singulier à l'intérêt collectif. Avec
l'avènement des formes de l'engagement distancié nous pouvons voir cette contradiction se
résoudre quelque peu, mais sans disparaître complètement.
A la MDE, Gaz se trouve face à des associations qui s'occupent de gens en manque de
tout. Blaise observe ce flagrant décalage.
" Ce sont des gens qui n'ont pas de toits, qui n'ont pas à bouffer pas de droits sociaux, pas de
papiers, qui sont dans la minorité exclue. Il y a des vrais problèmes, au niveau du CDSL (comité
des sans logis) par exemple, il se draine des gens qui sortent de tôle, de double peine, qui sont
exclus de tout et c'est vrai que par moment on ne peut qu'avoir un regard amusé par rapport à
Gaz, pas moqueur mais amusé sur ce qu'on fait. Il y a quand même un putain de décalage. Nous on
se galère pour trouver une caméra, un machin numérique, alors que lui galère pour loger des
gens. "
Parfois, les critères pour évaluer l'efficacité politique sont alors tout simplement
quantitatifs pour les militants. Une action serait efficace lorsqu'elle aurait permis de loger
plus de sans abri, de régulariser plus de sans-papiers, etc.
Les deux registres arrivent à converger dans des formes de révolte et de mobilisation, où la
question de l'individu en lutte et des émotions propres à ces moments entrent en ligne de
compte. De plus, les formes démocratiques se déployant sur l'agora publique, dans l'espace
public dans le sens politique et démocratique du terme du parler-ensemble et du libre
raisonnement, y sont propices.
Puisque la question de l'urgence est toujours déplacée, la collaboration entre ces deux
camps se fait dans certaines conditions : en fonction d'événements particuliers, en coup par
coup ou lors d'un travail rapproché mais pendant un temps limité.
D'ailleurs, la collaboration ponctuelle est également le lot pour des associations à buts
différents, certainement en raison d'un certain éclatement et multiplication de l'engagement
politique. Une association de chômeurs doit s'occuper de la survie de ses membres ; elle
doit faire face à des problèmes de personnalité déstructurée, à la violence et souvent elle
passe son temps à " faire de l'assistance sociale, à intégrer, écouter, expliquer et réexpliquer
73
les règles de base d'une association" (Henri). Un syndicat de cheminots, qui peut se
réjouir d'une certaine structure même si elle est précaire, est plutôt dans l'urgence de
l'organisation d'actions et de réflexion de société plus large. C'est le calendrier militant qui
l'impose. Enfin, un collectif d'artistes est dans l'urgence d'être à la fois dans le mouvement
des événements et de la production d'action originale et de qualité. Or, ce qui divise ces
collectifs dans le quotidien, où les conceptions de l'urgence et de l'efficacité divergent, se
retrouvent dans le moment de la révolte et du débat démocratique.
"On (Gaz et SUD-cheminots) fait plus grande chose ensemble, jusqu'à la prochaine révolte, mais
je pense qu'à la prochaine révolte on se retrouvera. Mais parce qu'on est débordé, tous, on n'a
pas le temps, c'est vrai que si on habitait le même quartier, on aurait fréquenté le même bistrot,
donc les choses auraient pu se faire naturellement, nous on est en banlieue et les artistes sont sur
Paris " (Henri)
La collaboration entre artistes et militants semble se rapprocher non pas en fonction d'un
travail en commun de manière durable, mais en fonction d'un rapprochement ou d'un
échange des univers de valeurs. S'il y a collaboration possible, c'est que les deux univers
de grandeur y sont valorisés et y trouvent leur compte.
Finalement, les militants attendent d'une intervention artistique qu'elle leur serve d'une
manière ou d'une autre. Elle peut contribuer à la promotion interne ou externe d'un groupe
de militant parce qu'elle fait événement. L'action contribue à faire parler d'eux au sein du
milieu des militants ou à l'extérieur, en entrant dans la sphère médiatique. Ou encore, elle
constitue dorénavant un outil pour le travail symbolique des militants, ils peuvent s'en
servir. C'est d'ailleurs précisément en contribuant à une visibilité médiatique de l'APEIS,
en agissant sur les images de cette association de chômeur, que NPP a été accepté par
celle-ci.
Or, l'intervention Gare aux mouvements par exemple n'a pas été jugé très efficace par un
militant cheminot de ce point de vue là :
" Je pense que les copains ont été déconcertés. Après ce qui s'est passé, il y en a qui n'ont rien
compris, ils ont dis " ah ! C'est pour ça que vous nous avez fait venir ", ça n'avait aucune
répercussion au niveau professionnel par exemple. Chez nous, il n'y a pas eu de discussion le
lendemain dans les chantiers du style : " qu'est-ce que vous faisiez hier, c'est quoi votre truc ",
c'était pas assez important. Ca n'a pas été un événement médiatique, donc personne le lendemain
nous a dits " qu'est-ce qui s'est passé ". Ca a existé dans l'instant où on l'a vécu mais il y a pas de
suite.
Le truc de 1’Aquarium "(un premier projet de théâtre qui était remplacé par Gare aux
mouvements) m'aurait bien plus parce que là on rentrait dans une possibilité d'un message plus
perceptible, plus accessible à beaucoup de cheminots et en dehors de ceux qui faisaient l'action le
soir même. Il y aurait eu quelque chose de plus permanent à l'Aquarium où on pouvait y compris
filmer le spectacle, le ressortir, s'en servir plus longtemps. Ceux qui l'on vécu je pense pas qu'ils
en étaient traumatisés ou marqués à vie, mais en plus ils n'ont pas pu s'en servir, donc bon ça
était fait, on a fait un tas de choses." (Henri)
Dans cet extrait d'entretien, est également exprimée la difficulté de comprendre cette
pratique artistique tout à fait étrange, qu'est l'art contemporain pour les cheminots. A
l'inverse du théâtre de boulevard (Molière, par exemple), du théâtre à l'italienne (Jolie
Môme), des saltimbanques (l'humoriste politique Gustave Parking, par exemple), des
caricatures (Libération) ou d'une fanfare, l'art contemporain est un univers peu connu,
comme explique ce même cheminot. Cette intervention reste donc inutilisable en raison
notamment d'un temps trop court de collaboration.
74
Ceci pose une nouvelle question : la nécessité de la collaboration dans le long terme pour
s'imprimer progressivement des milieux culturels mutuels.
Autrement dit, il s'agit de susciter des nouveaux comportements qui demandent une
poursuite répétée de ce qui était étrange initialement. Déjà Beuys a délibérément cherché à
ouvrir des accès à ses Aktionen (performances) en répétant des séquences. Il voulait
susciter des habitudes pour des sortes spécifiques de comportements et de perceptions.112
Apparemment ceci n'a pas pu se produire pour les militants de SUD ou les membres de la
MDE. Selon les entretiens, le langage des artistes de Gaz était jugé "hermétique",
incompréhensible pour les militants. Les interventions communes étaient courtes et
ponctuelles. Le manque d'une plus longue fréquentation des artistes n'a pas permis aux
militants l'instauration d'habitudes.
"En terme de l’idée qu'on s'approprierait une pratique culturelle et puis qu'on aurait envie de
produire, je pense que le langage était trop hermétique pour que ça passe et le contact était trop
fugitif. On a fait deux heures d'intervention ensemble et dans laquelle on pouvait pas rentrer.
Il y avait recherche d'une création je dirais avec des moyens et des lieux quotidiens [..], avec une
technique qui n'était pas étouffante, mais très quotidienne et très banale. Mais cette démarche qui
ne veut pas mythifier l'art par ses outils reste quand même quasiment incompréhensible. C'est
assez marrant le rapport qu'on a eu. Ce sont des gens quand on les rencontre on a une façon de
parler pareil, on se comprend très bien, mais quand ils produisent, leur message devient
complètement hermétique." (Henri)
L'existence d'une sociabilité aurait pu être une solution pour un échange plus poussé entre
les deux univers, selon Henri. Il n'est pas question de simplifier le langage pour se faire
comprendre par les militants, mais plutôt d'enrichir leurs actions par la différence de la
démarche artistique.
"A mon avis, le seul moyen de produire quelque chose qui paraisse pas étranger aux cheminots
suppose que les artistes travaillent autrement. Ca veut pas dire qu'ils fassent quelque chose
d'immédiatement perceptible, ça veut dire que dans le travail qu'on aurait en commun, les
contacts quotidiens seront plus soutenus, les cheminots auront appris à comprendre votre manière
de parler et que leur manière de parler aurait un peu changé aussi, qu'il y aurait eu
rapprochement des deux." (Henri)
La collaboration s'engage de toute façon sur d'autres critères que celle de l'efficacité :
l'attitude des artistes envers les événements politiques qui rejoint celle des cheminots. En
ce qui concerne les convictions politiques ce n'est apparemment qu'un dénominateur
commun minimal qui compte : ne pas être de l'extrême droite. Un sentiment de l'ordre du
"gentiment appartenir au même camp" a apparemment suffit dans le cas de SUD, mais
aussi de RTS et leur collaboration avec les syndicats de transport. Ce sentiment passe à
partir du moment où on se soutient mutuellement par sentiment de solidarité et de
fraternité.
"On partage la cause sans vraiment la vivre, mais on est dans le même camp dès qu'on fait
ensemble, donc c'est au départ de ne pas être utilisé, même si ce que vous essayez de faire nous
est un peu hermétique." (Henri)
112
J Beuys, die Aktionen, verlag Gerd Hatje, 1969.
75
II.2.a.3. Clivage entre "anciens" et "jeunes"
Outre la distinction entre l'engagement total et distancié, nous pouvons constater un autre axe
de rupture parmi les militants : l'ancienne et la nouvelle génération.
Cet axe concerne le degré d'expérience d'actions politique de gauche dont les citoyens se
réjouissent. On est en quelque sorte initié ou non à une culture militante de gauche ; on
partage ou non une mémoire collective par rapport à des événements significatifs (grèves,
manifestations, occupations de squats, etc.), un langage ou une manière d'agir.
Henri du syndicat SUD exprime la facilité de se comprendre entre pairs ayant partagés les
mêmes luttes. Cette mémoire de lutte transcende les différentes tendances syndicales.
"Il y a une assez forte homogénéité de nos histoires à partager : 29 ans de lutte un peu identique.
Même sans se connaître, que le gars soit de Marseille, de Toulouse, de Paris, de la banlieue, de la
CFDT, CGT ou FO, finalement, on a des itinéraires qui ne sont pas très loin, on a tous été aux manif
du Larzac. Ca c'est pour les anciens, pour tous les nouveaux qui sont venus ensuite, c'est très
différent. Pour les générations qui sortent des lycées ces dix dernières années, il n'y a pas eu
énormément de grève et de mouvement, c'est souvent une logique très individuelle, sauve qui peut
avec les diplômes, ce ne sont pas les mêmes histoires. Ce qui permet au noyau de départ (les
"anciens") de fonctionner sur un mode complètement collectif c'est cette confiance qu'il y a, cette
rapidité à se comprendre parce qu'en fait on a beaucoup d'histoires communes "
Dans d'autres entretiens, des gens non-syndicalistes mais occupants de squats, féministes,
communistes, etc., ayant la quarantaine ou plus, racontent ces mêmes actions collectives. Ces
actions et mémoires constituent comme une culture partagée, à la fois révolue mais toujours
en veille.
En particulier, l'expérience de mai 68 constitue un jalon important et reste un événement
majeur qui fait apparaître le clivage entre "anciens" et "jeunes". Ce clivage se manifeste entre
les personnes qui ont déjà été actives lors des événements de mai 68 ou dans diverses luttes et
initiatives de l'après-68 et les "jeunes". Les derniers ne connaissent ces événements que par
des récits rapportés. Ils cherchent maintenant leurs propres repères et pratiques politiques.
Cette recherche est loin d'être évidente, puisqu'il s'agit d'une part de sortir de formes de
militantisme traditionnelles et d'un cadre théorique basé sur la lutte des classes. D'autre part,
sortir d'une certaine léthargie face au cynisme et à la “ politique-spectacle ”113 des années 80
n'est pas non plus une mince affaire.
Ce rapport entre jeunes et anciens est également marqué par la transmission. Devant la
nécessité et la difficulté d'intéresser les jeunes à l'engagement politique, Henri s'astreint à
"utiliser ses connaissances pour bâtir un outil à transmettre" dont il "ne sait pas à quoi ça
servira", mais il "sait que ça servira". Sans savoir dans quel sens exactement il faut se battre,
cet outil permettra simplement de maintenir un espace avec une démarche de réflexion et
d'action collective. Dans le cas du syndicat SUD qui se revendique du syndicalisme
révolutionnaire et propose une alternative au syndicalisme fortement institutionnalisé, cet
espace permet à la fois de structurer un contre-pouvoir au sein des institutions et d'entamer
des réflexions en terme de transformation sociale. Il enseignera à la fois de "du recul sur la
société et les enjeux du pouvoir" et à constituer une structure régulant l'action collective.
113
Animation par des militants professionnels des militants pas professionnels.
76
Dans des entretiens réalisés avec des artistes en 1996 et 199714 ce clivage s'exprime
également. Les "anciens" s'accordent tous à dire que dans la période des années 60/70, il y
"avait énormément de mouvements sociaux" (Gérard) et qu'aujourd'hui règnent "inertie et
immobilisme". Ils expriment alors un fort sentiment d'isolement et l'impression que les
injonctions économiques et politiques ont définitivement gagnée. Ils supposent qu'une
situation offensive de toute une génération, incarnée par la position d'avant-garde, s'est
transformée en une situation défensive de la résistance, impliquant l'isolement de ses acteurs.
Pour les "jeunes" au contraire, la référence de Mai 68 n'existe pas vraiment comme une
catégorie active, un événement "fait". Cet événement reste une valeur transmise, un "grand
récit" appris aux Beaux-Arts, à travers l'Histoire de l'art. Même si les parents l'ont vécu et le
racontent à leur progéniture, l'attachement et la signification attribués ne sont pas pareils
pour ces derniers. Ce qui est peut-être ressenti par les "anciens" comme un échec, une grande
déception, une utopie déçue, n'est qu'un jalon important dans l'histoire pour les "jeunes".
Les "jeunes" sont tous à la recherche et dans l'apprentissage d'un art contestataire. Ils
s'intéressent surtout à ce qui est en train de se faire aujourd'hui. Loin de se sentir isolés dans
leur position qui relève de l'art engagé, Mai 68 ne fonctionne plus forcément comme un
référent fort ou normatif pour eux. De plus, ils se positionnent actuellement dans une
"situation de crise" qui change les donnes et "oblige à se remobiliser". Le sentiment que
quelque chose est en train de se mettre en place a un effet stimulant et même enthousiasmant
pour les artistes. "Tout est à faire" et à inventer : les manières d'intervenir et de contester
notamment. Aussi, accompagner un bouillonnement ambiant mais peu articulé d'actions et
de réflexions, participer à l'accouchement d'un sens commun, peuvent constituer le rôle dont
les "jeunes" se sentent investis.
L'engagement de ces "jeunes" semble plutôt se faire à partir d'un sentiment que d'une analyse
rationnelle.
"J'ai été politisée d'une façon plus émotionnelle que rationnelle. Mon père est de cette génération très politisée.
Il a milité pour le tiers-mondisme, il s'est créé son autonomie politique tout seul. Moi, je n'avais pas à me
former toute seule, j'avais déjà des bouquins et tout ce qu'il fallait ici. C'est plus un sentiment qui est passé,
plutôt qu'une formation. Donc c'est peut-être moins précis ce que je sais, mais c'est assez ancré, c'est assez
tripal. Je trouve pas ça forcément bien, en tout cas insuffisant, mais c'est quelque chose que je ressens comme
ça." (Amalia)
L'engagement politique d'Amalia est à l'origine "tripal", même s'il faut être capable de
dépasser ce sentiment pour se construire soi-même". Dire qu'un engagement vient des tripes
ou aussi du ventre, correspond à une expression courante chez les "jeunes" : "ça me fait
triper". Encore une fois, ce sont les émotions qui semblent prendre une place importante
concernant l'engagement politique.
Or, les jeunes semblent aujourd'hui se rassembler plus volontiers autour de formes ludiques.
A ce sujet, RTS est l'exemple par excellence. Il a inventé les street parties de résistance ou
un Carnival anti-capitaliste. Après 18 ans de thatcherisme qui a démantelé toutes les
structures de contre-pouvoir, thatcher's children cherchent à renouveler un
114
Les données sont issues du rapport Pratiques artistiques et formes d'engagement politique en milieu
urbain.
77
engagement politique qui combine plaisir, fête et action directe. Même s'il est difficile de
maintenir fête et politique d'une manière équilibrée115 lors d'un événement, la formule draine
visiblement du monde et semble contenir les ingrédients des "nouvelles" formes
d'engagement politique.
II.3. Les passants
Les passants sont les personnes qui ne sont pas au courant de l'intervention. Ils ne sont pas
convoqués, mais ils sont là par hasard et surpris par l'événement. Ils jugent ce qui arrive avec
du recul. Ils sont dans une position propice où une distance critique peut se creuser.
De ce point de vue là, le passant rejoint ce spectateur du monde de Kant qui est aussi
spectateur critique. Celui-ci est au courant de ce qui arrive mais il le juge de l'extérieur parce
qu'il n'est pas engagé dans le jeu, il n'est pas acteur du jeu. A priori, n'importe qui a une
compétence d'apprécier les plaisirs et les déplaisirs de la vie et peut aboutir à un sens
commun par le biais du jugement du goût116. Il n'y a pas que le spectateur éclairé qui soit
considéré dans la position du spectateur critique.
Au moment de l'intervention artistique dans l'espace public, ce sont donc, d'une part, les
passages proposés aux passants à entrer sur scène ou les invitations offertes à leur
compréhension qui intéressent. D'autre part, les artistes introduisent des éléments de
distanciation pour entrer et sortir du jeu. L'acteur peut se faire spectateur à son tour.
Par ailleurs, les interventions ont besoin d'un public. Tantôt le travail de l'artiste est toujours
un travail d'exposition qui n'existe pas sans un public, tantôt les scénarios politiques sont par
définition publics et doivent se jouer pour l'ensemble de la cité.
L'artiste dans le champ politique n'est pas acteur d'actions collectives en vue d'une fin
politique mais il agit selon "une attitude permanente de l'esprit envers toute existence"
(Simmel), indépendamment d'orientation partisane117.
Or, l'artiste ici cherche également à se faire spectateur du monde, il cherche à multiplier les
positions, à rendre les passages possibles.
115
Les gens de la fête (les travellers, les ravers, ..) ont parfois du mal à s'accorder avec les gens plus politisés
(anarchistes, écologistes) et des clivages nets sont visibles lors des interventions. Par exemple, lors de la marche
pour la justice sociale qui a terminé à Trafalgar Square, les Liverpool Dockers qui ont collaboré de près avec des
gens de RTS se sont trouvés d'un côté avec leur accordéon et un micro ouvert à la parole publique et de l'autre,
des jeunes de RTS ont participé ce qui a été décrit dans un journal Techno comme la plus grande réussite d'une
rave sauvage.
116
A ce propos, P.W. Prado (op. cit.) interroge la parenté entre jugement esthétique et jugement politique en se
référent à H. Arendt, notamment. “ Arendt entend par jugement, la puissance, réfléchissante, de discernement,
[...] puissance partageable cependant par tout esprit et qui est discriminante non seulement en matière de beauté
et de laideur, mais aussi en matière de bien et de mal, de juste et d'injuste. [...] ” C'est cette présupposition de
partageabilité, toujours présent au moment même de chaque jugement, qui propulse le jugement individuel dans
un monde commun de jugement. Juger, c'est à la fois discerner et admettre qu'un autre (et même un autrui
généralisé) puisse avoir la compétence d'émettre un jugement valide.
117
La beauté n'est plus liée à la perfection formelle mais à sa justesse. A la base du travail artistique il y a une
problématique et non un progrès formel qui compte. Il y a un processus où les signes élaborés par les œuvres
sont toujours réévalués par le contexte, jamais limité formellement ou conceptuellement. L'indéterminisme, la
mobilité et le nomadisme des signes vont à l'encontre de limites systématiques comme la stabilité totalitaire
d'une signification ultime. (dans J. Beuys)
78
Comment décrire alors davantage le passant, qui est-il ? Il sera identifié en fonction de ses
attitudes face à l'événement.
D'un côté, seront étudiées les possibilités offertes par l'événement d'y participer ou de
l'ignorer, de l'apprécier ou de passer son chemin, bref, la place offerte au passant. La situation
même, la disposition spatiale du lieu et de l'événement pourront nous indiquer les raisons de
sa manière de passer et de poursuivre son chemin, de s'arrêter et même d'entrer sur scène.
D'un autre côté, le cadrage, la perception et la compréhension de l'événement par cette
catégorie de participants intéresseront dans cette recherche.
L'identification de cette figure est donc plus particulièrement liée au moment de l'événement.
Or, sa plus ample description sera donnée dans les analyses des interventions.
79
III. MISE EN INTRIGUE DE L'ESPACE PUBLIC : CREER LE VIDE ET LE
COMMENCEMENT
Les figures du jeu sont posées, le jeu peut commencer !
Rappelons l'enjeu : créer un espace public, un possible espace de l'apparence en proposant un
cadre à déborder.
Toujours dans la vision arentdienne, les questions se posent de la manière suivante : dans les
flux interminables et imbriqués des processus d'actions toujours déjà là, l'enjeu du
commencement est de prendre place. Ce sont une génération, l'étranger ou l'exclu, qui
doivent prendre place. Je préciserais que celle-ci est toujours à renouveler, à penser avec la
place de toutes les autres, puisque finalement elles ne sont jamais fixées, jamais acquises.
Or, prendre place est d'abord une action et un mouvement, et c'est dans ce sens que les
artistes envisagent leurs interventions. Les ruptures totalement abruptes sont évitées. Elles
rendent impuissantes et la force ou la violence en sont des cas de figures. Ce sont d'ailleurs
ces deux dernières qui tuent les espaces d'apparence, comme le montre H. Arendt.
Aussi, le commencement semble concerner les deux premières phases du cycle des
engagements politiques, défini par des théories des mouvements sociaux et de la mobilisation
des ressources. Rappelons que ce cycle se décline en trois phases : la définition d'un conflit,
l'identification d'un adversaire, l'élaboration d'un projet social.
Est posée à partir de ce chapitre la question de l'engagement politique comme un passage à
l'acte d'individus et de collectifs dans l'espace public. Ce passage à l'acte est examiné dans
ses conséquences à la fois politiques, dramaturgiques et spatiales. Des formes de
mobilisation spécifiques apparaissent alors. Les artistes interrogent les contours, les lisières,
les entrées et les sorties d'une assemblée, d'un collectif, d'une manifestation de rue, et les
ingrédients qui les constituent : les perceptions des différents participants, la mise en scène
des corps, les trajets.
A partir de ce chapitre commence une description dense des événements : les différentes
interventions sont regardées de près dans leur déroulement situé, les regards à partir des
différentes positions de participations (initiateurs, porteurs, passants) sont croisés et les
différents aspects des interventions (séquences d'ouverture, de clôture, formes artistiques,
etc.) sont comparés. Les fiches techniques en annexe et les cartes géographiques dans le
chapitre II.2.b. faciliteront la lecture.
III.1. L'événement prend place dans la ville
Les artistes s'efforcent d'introduire ces espaces en puissance en se servant de toute matière,
objet, flux et espace déjà là. Plutôt qu'une rupture, est cherché un effet d'irruption qui crée
l'intrigue et déclenche un processus nouveau. Il s'agit en quelque sorte de dévier les forces
existantes, afin de les faire converger vers un sens nouveau.
80
Cette vision des choses est exprimée avec précision par les PVP, qui expérimentent sur scène
ces notions d'instabilité et de mouvement. La théorie du chaos est par ailleurs une source
d'inspiration pour leur pensée. Une citation de leur journal un peu longue me paraît donner
les éléments importants qui composent cette vision :
"Les protagonistes de Génération Chaos se sont donnés à vivre sur scène des situations de désordre. Le
désordre n'est pas l'apparence d'un ordre sous-jacent qui percerait sous la surface du phénomène, ce n'est pas
un magma qui attendrait d'être structuré comme l'on dit du sculpteur qu'il dépouille l'œuvre de la pierre qui
l'encombre. Marc'O dans ce même numéro, évoque le désordre comme un pluriel d'ordre (des-ordres) ; le
désordre assume la défection continue d'un ordre qui est agencement provisoire au sens où, en de brefs
moments, des éléments disjoints, des fragments de langage deviennent compatibles entre eux : font syntaxe,
une syntaxe qui endure le vertige au fait d'un fil ténu qui s'appelle l'équilibre. De la sorte, l'œuvre ne
préexiste à aucune intention : elle est à faire, mais aussi à défaire, et cette défection assume la transition d'un
possible à un autre possible."
(G. Yovan, Théâtralité politique 2 : danse, philosophie debout, in les PVP n° 7, 1997.)
Une syntaxe, un mouvement sont alors des ordres éphémères, en continuelle recomposition.
Ils agencent les éléments instables d'une situation de désordre. Le surfer, par exemple,
compose avec la chaîne océano-athmosphérique118 ; le danseur compose avec les gestes, les
sons, les mouvements des autres danseurs sur scène.
Dans le cas d'une intervention en ville, les dimensions se multiplient à l'infini et débordent de
tous les côtés. Mais ce principe théorique évoqué traduit la disposition de pensée dans
laquelle les artistes préparent un lieu. Cette vision conceptuelle, formulée par les PVP, est
également valable pour les autres artistes.
D'un côté, l'intention des artistes, la mise en espace de leurs pratiques et objets artistiques et,
d'un autre côté, la réceptivité, la réaction des publics, seront observés dans ce chapitre.
III.1.a. S'immiscer dans le déjà existant : les lieux de l'intervention
Introduire quelque part une rupture ou un vide et impulser une direction ne se fait pas
n'importe où. Pour que l'effet recherché puisse se produire, le choix des lieux est aussi
important que le choix des acteurs, des objets et pratiques artistiques.
Rappelons que les interventions observées se situent surtout dans deux villes-capitales : Paris
avec la région parisienne et Londres. Les deux ont la particularité d'être cosmopolites,
d'héberger une concentration importante de biens sociaux et culturels et une multiplicité de
centralités.
118
L'exemple du surf illustre ces propos dans la suite de l'article : "Gibus de Soutrait, dans une lettre adressée à la
rédaction décrit, quant à lui, le type de possible qui ballote le surfer du creux à la crête de la vague : "Dans un
système chaotique, la moindre variable peut très vite devenir prédominante dans l'évolution du système. Ce qui
m'intéresse derrière le thème du mouvement, c'est pressentir justement une résistance, non pas de façon frontale,
mais par la conduite appropriée d'une variable, si minime soit-elle. Via la métaphore du surf, j'ai essayé de
figurer cette démarche, le surf s'appuyant par essence sur un système chaotique, la chaîne océanoatmosphérique
des éléments. Et là, de ce chaos, le surf en tire une écriture, un geste qui, lui, n'a rien de chaotique. " " (ibid)
81
III.1.a.1. Critères de choix
De multiples facteurs influencent les choix des différents lieux d'intervention.
La symbolique d'un lieu importe. Elle doit correspondre aux préoccupations, notamment
politiques, des collectifs. Par exemple, Gaz fait des interventions dans les gares une année
après la grève de 95, puisque ce sont les cheminots qui étaient à l'origine de cette grève. RTS
choisit tel bâtiment étatique pour y faire une action, puisque c'est là qu'une loi a été décidée
contre laquelle il s'insurge.
Ensuite, la centralité géographique et symbolique d'un lieu, mais aussi citadine (lieu de
rendez-vous) ou citoyenne (lieu de mémoire) joue un rôle. Les exemples les plus flagrants
sont la place du Châtelet à Paris et le Trafalgar Square à Londres. Il s'agit de se faire voir et
entendre à l'échelle d'une ville, mais d'une manière éphémère et marginale et dans un
mouvement qui accomplit un trajet de la marge au centre.
Enfin, les choix sont très largement définis par des critères pratiques : en fonction du type de
public qui est sur place, d'un événement qui se passe déjà dans ces aires-là, la taille, la
disposition d'un lieu et du but poursuivi.
NPP choisit la place du Châtelet, parce qu'il est de taille moyenne, donc on ne risque pas de
s'y perdre même si l'on n'est qu'une poignée de gens (en l'occurrence environ 200). Entre les
arbres on peut tirer du ruban adhésif et y coller des images, c'est un lieu de rendez-vous
habituel et enfin un point nodal pour les transports publics.
Ces différents critères se déclinent par : le public, le nombre des participants, les événements
déjà en place, la disposition du lieu.
Le public sur place
RTS choisit Camden Town dans le Nord de Londres pour la première street party. Une
sensibilité et des associations "contre-voitures" existent déjà à cet endroit et un public jeune,
proche du public de RTS, fréquente et habite ce lieu. De même, une autre street party se
déroule dans le quartier de Brixton où une partie des organisateurs habitent eux-mêmes. C'est
un quartier avec "une tradition de sous-culture" (Tom) où il y a beaucoup de squats.
Le nombre des participants et la taille du lieu
Pour choisir le lieu pour une street party, l'évaluation du nombre des participants joue
également un rôle. A la première, ils étaient 500, trois mois après 3000. Les organisateurs ont
ensuite décidé de faire la prochaine sur une autoroute (la M41) puisqu'ils estimaient que le
nombre devrait y être. Il y avait 8000 participants.
Les événements déjà en place
RTS participe à la manifestation "the march of social justice" en 1997 avec les Liverpool
Dockers, notamment. Il suit la manifestation tout en dérivant de celle-ci par moment, afin de
faire son propre parcours et ses propres actions. De même, les PVP participent à des
82
grandes manifestations contestataires diverses119, tout en cherchant à perturber sans
interrompre la manière traditionnelle de manifester.
Le jour d'action et de protestation contre la privatisation d'un syndicat de transport en
commun à Londres en 1997, RTS participe à l'organisation d'un Critical Mass120 afin de
soutenir le syndicat. Ce Critical Mass part de quatre points différents de Londres vers le
centre, tôt le matin. Ceci permet aux gens de participer à l'action en allant au travail en vélo.
Par contre, l'embouteillage provoqué par cette action au centre de Londres n'a pas été prévu.
Le choix d'un lieu correspond en même temps au choix d'une heure et d'un jour. Dans ce
sens, les street parties ont souvent lieu les week-ends, pour permettre au plus grand nombre
de gens d'y participer.
III.1.a.2. Idéal démocratique et déroulement empirique
Ce sont également des valeurs démocratiques qui conduisent au choix d'un lieu, la manière de
l'investir et finalement d'évaluer la participation à un événement. Pour Tom de RTS, il s'agit
d'éviter une " invasion militante et de party people" dans un quartier, de ne pas créer une
"enclave mais un événement intégré". Or, faire une party dans un quartier cosmopolite
comme Brixton demande une participation à l'événement non seulement par des jeunes
d'origine britannique, mais aussi d'origine caraïbienne et africaine.
Il y a toujours un déroulement idéal, mais auquel le déroulement empirique ne correspond
jamais tout à fait.
Or, dans le cas de RTS, Tom rêve
"...que dans une commune il y a plein de fêtes de rue qui se passent dans la ville, dans les quartiers, intégrés,
engagés et non pas des invasions de militants et de party people"
Et il fait son autocritique, concernant la question de l'invasion :
Avec la M41 "...on s'était dit que ça pourrait vraiment être très grand, mais le problème c'est la taille d'un
événement comme ça : plus ça devient grand, plus ça devient enclos. Enclos en relation au contexte de la ville,
la commune, le quartier, là où ça prend place. Avec la M41, il y avait une cité juste à côté, 3, 4, immeubles avec
plein d'appartements et vraiment on aurait pu le faire en relation avec eux. Mais le problème avec la street
party c'est que personne ne sait où ça va prendre place, alors on ne peut pas faire un travail préliminaire pour
travailler avec eux. C'était un grand problème à ce moment là. Bon, il y avait des gens de la cité qui sont venus
mais c'était vraiment comme une invasion. Là où est l'autoroute, ce n'est pas vraiment leur quartier à eux, mais
il y avait des gens qui venaient pisser près de la cité, par exemple "
Ou, concernant la diversité des participants, ethniques en l'occurrence, Tom évalue la réussite
de la street party de Brixton :
Ce jour là, il y a avait deux street parties, une dans le nord et l'autre dans le sud de Londres, dans le but de
faire un événement délocalisé, décentralisé. "J'ai travaillé sur celui du sud et c'était dans une région de Brixton,
c'est exactement comme Belleville et on a vraiment essayé de travailler avec des Caraïbiens, on a mis une sono
des caraïbes et ça marchait un peu. C'est bien, mais ce qui était étonnant, la techno en GB est assez blanc et le
jour de la fête, il y avait 2 sono et autour de la sono africaine, il y avait plein de Noirs qui dansaient. Alors, il y
avait comme un ghetto. Dans RTS il y a des Indiens, des Africains, un Caraïbien mais le mouvement est assez
blanc. ... Il y avait une diversité de Blancs mais pas une diversité de races et à Londres.
119
à l'époque du CIP, Contrat professionnel d'insertion, en 1994, par exemple.
C'est un défilé de vélo qui a habituellement lieu tous les mois à la même heure (normalement le dernier
vendredi du mois), dans plusieurs villes du monde.
120
83
c'est dommage parce que vraiment c'est une ville multiculturelle super. C'est en partie lié au fait que de faire une action
directe en tant que noir est un enjeu dangereux, la répression policière risque d'être plus forte pour un Africain que pour un
Anglais."
Entre distance critique et implication territoriale
Les initiateurs se considèrent comme des participants d'une société envers laquelle ils ont des
responsabilités. Ils sont engagés sur un territoire, même s'ils travaillent avant tout dans une
distance critique par rapport à cette société. Une tension insoluble est toujours à l'œuvre.
D'un côté, ils s'efforcent de ne pas créer de rupture avec l'environnement où l'intervention fait
son irruption ou alors, ils cherchent à "réparer"121, lorsque rupture radicale a eu
momentanément lieu.
Lors des street parties, RTS propose toujours des dispositifs au tout venant : des repas
gratuits, un bac à sable pour les enfants, etc. A la fois, cela est une invitation pour tout le
monde de participer à la fête et affiche une symbolique plus large.
Dans les faits, la participation de tout le monde ne se fait pas forcément. Elle s'avère difficile,
lorsque les gens de la party dénotent avec les habitants ou les usagers divers du quartier, par
exemple. Jo raconte qu'une street party à Tottenham, dans le Nord de Londres en 1998, a
précisément souffert de son non-intégration dans le quartier. Les personnes locales se sont
plaintes dans les journaux locaux de "ne pas pouvoir passer en voiture parce que des gens
extérieurs font leur fête à eux". Alors, RTS fait un tract et le distribue la semaine d'après pour
expliquer ce qui était arrivé.
D'un autre côté, maintenir cette distance critique par rapport à l'implication territoriale est
également importante pour RTS. Or, en son sein il a une tension insoluble entre fête et
politique. Les gens qui ont surtout envie de faire des fêtes locales, risquent de les enfermer
dans une sorte de sous-culture, repliée sur elle-même. D'autres cherchent à organiser des fêtes
tout en les posant par rapport à des enjeux politiques plus large. Le risque d'introduire des
ruptures radicales par la force ou la violence se pose.
Une manière de trouver un juste milieu peut passer par l'exercice de cette distance critique à
l'endroit où l'on est soi-même impliqué localement. Or, Isabel vit et travaille au sein de NPP à
Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne. Elle anime l'Observatoire de la ville avec des
enfants122. Pour Isabel c'est :
"ma manière de me mettre en risque. Je reçois les petits copains de ma fille à l'Observatoire de la ville et j'ai
pas intérêt de raconter trop de conneries "
Etre identifié et impliqué avec sa vie à un endroit évite le parachutage, puisque la personne
est tenue responsable de faire face aux conséquences de ses actes.
Comment un collectif tient-il compte de la population locale lors de son intervention, peut-il
être un baromètre afin de mesurer le sérieux de sa distance critique et le courage de son
121
Dans le sens de Goffman qui décrit les rites de réparation suite à l'empiétement sur le territoire de quelqu'un.
L'observatoire est un dispositif sur la terrasse de immeuble HLM où est installé NPP. Il permet de voir la
ville d'en haut et différents dispositifs, notamment téléscopiques (mais qui fait voir ce qu'il y a au pied de
l'immeuble et non pas au loin, par exemple) transforment le regard porté sur le paysage urbain. Des différents
acteurs de la ville (postier, policier, institutrice, etc.) discutent avec les enfants de la ville telle qu'ils la voient et
la vivent.
122
84
intervention ? Dans ce cas, une distance critique est effectuée tout en respectant les
contraintes d'une appartenance-au-monde.
Les faiseurs de l'ordre : limites et contradictions
En parlant d'ordres éphémères et de recomposition d'ordres, l'ordre ultime et concret de la
cité est incarné par les forces de l'ordre (police, huissier, armée, CRS, etc.). Tous les
collectifs s'affrontent d'une manière ou d'une autre à celles-ci. Comment maintenir un
événement en puissance et donc comment éviter la force et la violence qui risque d'y mettre
fin ? Or, en explorant des limites en rendant visibles les contradictions entre la forceprotection et la force-interdiction, les collectifs cherchent un juste milieu.
Les interventions de RTS provoquent toujours un effet de rupture d'une certaine envergure,
ne serait-ce que par le blocage habituel à la circulation motorisée. La porosité des barricades
amenuise cette rupture, aussi bien que le caractère festif et équivoque des street parties.
Néanmoins, la rupture intervient tôt ou tard avec la présence systématique et assez massive
de la police, cette ultime instance de faiseurs d'ordre, et son intervention parfois musclée.
Un jeu sans fin s'engage entre les faiseurs de troubles et les faiseurs de l'ordre. L'exposition
des corps dans leur fragilité est une particularité des actions directes qui inverse les rapports
de force. Les forces de l'ordre sont obligées d'en prendre soin au lieu de les frapper. Ils
doivent faire attention de ne pas les faire tomber, de ne pas les écraser, les toucher et les
manipuler avec soin afin de les libérer d'un lock-on123, par exemple. Le pouvoir est mis
devant son propre dualisme historique et son paradoxe stratégique : est-il la police-service
ou la police-force ? Un jeu autour d'un système de rôle partagé s'engage ici124
Aussi, la présence d'une masse de citoyens instaure la menace d'une possible émeute. Or, la
menace de la violence et donc de l'escalade jusqu'au blocage des événements est ici utilisée
délibérément. "On n'est pas violent, on n'est pas des casseurs mais on n'est pas contre la
violence", telle est la position de certains reclaim the streeters. Les deux parties, manifestants
et police, semblent se livrer à un jeu pour gagner la faveur de l'opinion publique. Par
exemple, elles se filment mutuellement afin d'enregistrer d'un côté l'identité des participants
et de l'autre côté, les bavures, les débordements illégaux. Toute la mise en scène de RTS est
prise dans ce jeu-là. Pour éviter l'empêchement d'une street party par la police, le lieu de la
fête est tenu secret et les participants doivent parcourir un trajet à partir d'un point de rendezvous officiel. La fin de la street party n'est pas toujours prévue. Parfois les manifestants
partent d'eux-mêmes, parfois la fin est négociée dans le moment entre les participants et les
forces de l'ordre qui flanquent l'événement.
123
Les lock-on sont des dispositifs que les activistes utilisent pour s'attacher eux-mêmes à des objets
immobiles. Par exemple, ils utilisent des cadenas pour vélo ou moto et s'attache autour du cou à un bulldozer
en jetant les clés.
124
Traditionnellement une barricade sert à défendre les activistes et l'espace contesté, c'est une protection pour
ceux qui se trouvent derrière, donne le temps pour le retrait, c'est le lieu d'où l'on peut courir. Cette autre
barricade, la barricade finale du corps lui-même permet à l'activiste lui-même de résister à s'enfuir. Le pouvoir
qui normalement cherche à détruire la barricades dans un assaut initial est confronté à sa propre ambiguïté : le
corps-barricade doit rester intact et fait appel à une responsabilité de soin.
Bodies as barricades : bodies as message, Graeme, 1998, paper presents to the session : The body and power :
regulation and resistance, at the British Sociological Association Annual Conference, 6-9th.
85
"Si l'ouverture doit être marquée par les protestataires, la fermeture est habituellement imposée par les
autorités - ce n'est pas une défaillance de l'événement mais il aboutit à son moment final dramatique."125
Ce jeu s'étend également sur le terrain du juridique où les limites des lois sont également
testées.
Or, RTS cherche à redéfinir l'ordre, même avec les ultimes instances de l'ordre, les lois et la
police, en explorant leurs contradictions, en cherchant à élucider leurs positions.
Il va de même en France, où le rapport à la police, aux gardiens de l'ordre d'un lieu est
également exploré. Ils sont également mis devant leurs propres contradictions. Par exemple,
un porteur de Gaz a organisé à plusieurs reprises des manifestations diverses en demandant
l'autorisation ou même en informant les renseignements généraux de l'événement à venir. En
cas de refus, la manifestation a quand même lieu avec l'idée de "laisser les choses se faire
d'elles-mêmes". Selon cet initiateur, la police est ainsi mise devant la responsabilité d'assurer
la sécurité des citoyens lorsqu'ils sont dans la rue pour donner expression à une colère ou une
revendication. En même temps, la responsabilité des organisateurs envers les participants est
assumée.
"Quand il y a une colère qui est contenue et que les gens veulent vraiment faire une démonstration dans la rue,
les forces de l'ordre ne peuvent pas dire : " non, ne le faites pas. " Parce que nous, dans ces cas-là, on dit :
"puisque vous ne voulez pas que nous les fassions, elles vont se faire d'emblée, alors on va être là et laisser les
choses se faire " S'il y a une émeute ou des gens qui interviennent dans le cortège pour foutre la merde, qui
s'infiltrent pour provoquer, on peut rien faire contre eux, donc ça nécessite un service d'ordre pour les gens qui
manifestent, un service d'ordre extérieur, d'encadrement. Ca garantit la sécurité des gens qui participent, on
peut pas défendre les individus d'un côté et les nier de l'autre. Même si on reçoit une réponse négative pour une
manifestation ou un concert d'une préfecture, ça veut dire "faites le quand même, mais à votre risque et péril".
Cela dit, ils sont quand même informés, à partir du moment où tu leur envoie un fax ou un document écrit, ils
sont obligés de te répondre, même dans le négatif, ils sont obligés d'assurer derrière un minimum. La déviation
de la circulation en cas de blocage de rue, par exemple "
De même, NPP fait ses interventions sur la place du Châtelet de manière non autorisée. Ils
installent le dispositif léger de ruban adhésif et d'images rapidement et en présence d'une
poignée de gens. Celle-ci permet l'installation et rend difficile son déplacement par une
autorité.
Chez NPP et Gaz, des interactions de face-à-face, des négociations de personne à personne
entre manifestants et policiers ou d'autres représentants d'autorité, sont fréquentes.
III. 1.b. Porosité et fluctuation des limites - droit à la réserve et appropriation
En principe, l'espace public doit être accessible et ouvert à tout le monde. Si nous élargissons
ce principe à la participation des citoyens aux affaires de la Cité, les choses se compliquent
davantage.
Dans ce chapitre, nous allons examiner les conditions spatiales qui peuvent contribuer à la
réalisation de telles exigences. Elles nécessitent des lieux qui ne sont ni trop ouverts, ni trop
fermés, afin que le droit de réserve des individus soit respecté, les limitations
125
Bronislaw Szerszynski, Performing politics : the dramatics of environmental protest, to be published in :
Culture and economy : after the cultural turn, ed. Larry Ray and Andew Sayer, London : Sage, forthcoming.
1998.
86
privatives soient évitées et qu'invitation à la participation intervienne tout de même. C'est ce
savant mélange que les artistes s'efforcent d'atteindre.
Les interpellations directes peuvent mettre fin à cet espace public. Selon Canetti126, une
interpellation, comme un ordre, ne permet ni contradiction ni réflexion et empiète sur le
terrain d'autrui.
Pour une porteuse de Gare aux Mouvements, l'existence d'un espace public peut uniquement
se faire si l'on laisse l'espace nécessaire aux individus pour réfléchir.
"Souvent, on te demande, on t'enjoint de prendre une position, c'est une interpellation immédiate. Si tu vas
dans un espace précis pour écouter et décider, ça va encore si le vocabulaire n'est pas trop agressif, par
exemple. S'il y a assez de monde, ça joue beaucoup aussi, afin de ne pas se sentir désigner par la personne qui
parle puisqu'il parle à tout le monde. Tu peux l'écouter et réfléchir à ce qu'il dit, tu n'es pas dans la nécessité
de lui répondre immédiatement. Je pense que l'espace et le temps, c'est important pour réfléchir." (Françoise)
Dans un espace public les places ne sont pas assignées d'office. Il est donc propice au
développement d'un drame qu'une tradition microsociologique appelle " malaise dans
l'interaction ". Celle-ci parviendrait d'une double injonction : respecter les limites de la
personne humaine et communier avec autrui.127 Le droit à la tranquillité permettrait d'éviter
les embarras et se prémunir des " pires interprétations ".
A l'opposé du droit à la réserve, il n'est pas forcément d'emblée question de communion.
Nous verrons que la plupart des interactions observées dans l'espace public exigent de savoir
"qui" est quelqu'un et demande sa distinction.
Inviter, solliciter la communication et la participation, offrir des prises pour entrer et se
montrer dans l'arène publique, s'avèrent nécessaires. La non-participation, l'abstention de la
sphère politique sont des facteurs d'un climat politique ambiant, dont nous avons
précédemment montré la relativité des faits. Toutefois, puisque les actions et interventions
observées s'adressent aussi au citoyen lambda, qui est peut-être timide, inexpérimenté ou
démuni, les invitations ont une certaine importance.
[chercheuse-porteuse...] Une des raisons principales de mon attirance pour les PVP a été
notamment le fait qu'ils s'intéressaient à moi, qu'ils me sollicitaient, qu'ils cherchaient à me
séduire. Loin de l'inattention civile, l'instauration immédiate d'un rapport personnel me
plaisait fort bien. D'un côté, ce n'était pas juste un groupe de théâtre qui veut séduire son
public le temps d'une représentation. D'un autre côté, il ne me demandait pas de communier
avec eux, mais de me révéler : mes idées, mes pratiques, mes opinions.
Ce qui peut être ressenti comme de l'ingérence, de l'empiétement sur la réserve d'une
personne, peut, à l'opposé, correspondre à un manque et une absence d'invitation.
126
In Masse et puissance
"Son intrigue principale, déjà formulée pour Durkheim et Lévi-Strauss, tient à la double injonction qui
doivent respecter les humains : la personne humaine est chose sacrée dont on ne doit pas violer les limites et, en
même temps, le souverain bien commande d'abolir ces limites et de communier avec autrui." (I. Joseph, 1998,
p.40).
127
87
Or, Françoise, porteuse de Gaz, me fait part de son sentiment de déception : après
l'intervention, personne ne l'a appelée pour lui proposer une suite de participation. Pendant
l'intervention, elle aurait "...aimer parler avec beaucoup de gens, mais personne m'a demandé. "
Les interventions artistiques observées sont en général des appels à la révélation-de-soi et
non pas à la communion hors de soi. Certes, cette intention n'évite pas toujours un effet de
rassemblement effervescent et fusionnel lors de l'événement, ni de formes de contagion
communicative des conduites (rumeur) en dehors de l'intervention (ibid., p. 42). Mais
d'ailleurs, c'est peut-être précisément ceci qui permet cela.
Les artistes cherchent à créer un espace ni trop fermé, ni trop ouvert.
La barricade, par exemple, assigne des places de manière indiscutable, introduit des limites
infranchissables. De plus, elle interdit le droit de regard. Alors, RTS invente des barricades
poreuses (trépieds) ou individualisés (lock-on) comme nous avons pu le voir plus haut. Gaz
instaure des lignes de manifestants perméables dans les gares. Les passants pressés pour
prendre leur train, les yeux collés sur les panneaux d'affichage, franchissent ces lignes sans se
rendre compte que quelque chose n'est pas comme d'habitude. En tout cas, ceci semble se
produire le soir à la gare Saint-Lazare, lorsque la gare est bondée de monde à l'heure de
pointe et où la lecture de texte se confond avec le brouhaha ambiant. Tandis que d'autres
personnes, moins pressées et plus attentives, semblent quand même remarquer le dispositif
comme le suggère cette porteuse :
"Un moment donné tout le monde s'est mis de manière alignée, avec un espace entre chacun et les gens
traversaient et c'était comme si c'était un milieu à traverser. J'avais quand même l'impression qu'en traversant
c'était pas anodin, passer entre deux personnes, c'était comme passer d'un milieu à un autre, comme une
osmose, il y a une frontière matérielle mais on peut passer à travers quand même, c'était un peu ça, une
frontière totalement poreuse qui permet justement les échanges, mais qui existait réellement. Et quelque part,
certains gens, ça leur a fait quand même quelque chose en passant, ça a produit un effet biologique ou au moins
idéologique, intellectuel ou moral " (Françoise)
Un autre jour, dans l'après-midi dans un autre hall avec moins de monde, cette ligne est
beaucoup plus visible, elle n'est pas traversée mais contemplée de loin ou longée.
Des dispositifs de sortie et d'entrée sont mis en place de manière systématique par les
collectifs.
Pour les Etats du Devenir, un débat organisé par les PVP, la salle de la Roquette est
aménagée et les formes de discussion choisies, pour permettre la libre circulation des gens. Il
est possible de venir et de repartir, de s'arrêter et de circuler sans que ce soit dérangeant pour
le débat. La salle avec les assemblées plénières se trouve tout au fond. Une salle avec un bar
et des expositions peut être traversée avant. Un point d'information est prévu, où toutes les
heures, les nouveaux arrivants sont mis au courant de l'état de la discussion. Des tables de
discussion dans un même espace permettent de circuler de l'une à l'autre, de se greffer sur une
discussion en route ou de déambuler dans les salles à côté.
Aussi, les mises en scène des interventions ne sont jamais figées de manière définitive. Les
artistes créent des dispositifs ouverts à des formes d'expression imprévues et indépendantes
d'eux.
88
Par exemple, les participants peuvent amener leur propre contribution. Lors de Gare aux
Mouvements, des militants de Sud-Rail ont proposé de manière spontanée leurs propres
chansons de la grève de 95. L'ensemble des participants les a chantées au même titre qu'ils
ont porté les dispositifs artistiques.
NPP organise l'intervention sur la place du Châtelet de manière à ce que tout le monde puisse
coller ses propres images ou textes.
III.2. Figures du vide ou d'entre-deux
Revenons maintenant à l'idée du commencement, celui d'un nouveau processus d'actions qui
s'appellera plus loin "trajet". Susciter un commencement est ici préparé de la manière
suivante : faire du vide afin que des gens présents puissent y mettre leurs possibles.
Non seulement il est question de créer un vide spatial pour une assemblée - une tribune, une
scène, un cercle -, mais il s'agit également de créer un vide chez une personne et sa manière
habituelle de percevoir les choses ou d'accomplir des gestes. A cette fin, les artistes se servent
de techniques et de figures différentes. Jouer sur la polysémie des mots et des objets,
introduire des formes comme la question, le cri ou le refus, sont quelques uns des outils. Le
détournement ou la distanciation sont des techniques expérimentées dans les domaines
artistiques.
III.2.a. Le cri
[chercheuse-porteuse...] Afin de parler de ces différentes figures, je reprends le fil de mon
récit, ma propre entrée sur le terrain de l'engagement politique.
C'est en tant que spectatrice que je rencontre d'abord les PVP. La première chose qui m'attire
ou fascine chez eux, c'est l'utilisation du corps qui se fait d'une manière très personnelle et
énergique : une sorte de mise à nu, pousser une scène théâtrale à son "poétique extrême", au
souffle, au cris, aux mouvements désarticulés, aux grimaces (II.1.a.1). J'ai le plaisir de voir
l'effort de la "venue du texte au regard"128. Les mots se formulent, s'articulent à partir des
gestes et mouvements du corps transpirant, à travers des muscles qui se tendent, des veines
qui se gonflent et la peau qui rougit. De plus, les acteurs s'adressent au public, le regarde, le
dévisage, ce qui est d'ailleurs dédramatisé à la fin de la pièce en souriant. Voir le processus
d'une formulation, d'une articulation qui se fait dans un effort physique tout à fait visible est
certainement la raison de ma fascination. Ils me sont alors proches et je pourrais faire autant.
Ce langage du corps m'est immédiatement
128
Chez les PVP, il s'agit moins de mettre en scène un texte que d'exposer ce que Guénoun appelle le "passage
au jeu" : C'est ce qui montre que l'acteur sur scène est membre de la communauté des spectateurs. Il est naturel,
il est comme nous. Il n'est pas joueur par essence, mais parce qu'à un moment donné il commence à jouer, il
entre dans le jeu. Le passage au jeu, c'est la trace, sur scène, du geste d'invite par lequel on a convié l'acteur à
monter sur le plateau. C'est le commencement du théâtre, son principe, sa production à partir de la cité. C'est son
fondement communautaire, politique." (1992, p. 44/45) Brecht parle du passage au jeu comme de l'acte
artistique par excellence, celui où le processus théâtral réel et profane n'est pas dissimulé. L'acteur ne disparaît
plus derrière le personnage, mais tout en le faisant sien, il fait participer le public. (B. Brecht, Petit organon
pour le théâtre, l'Arche, 1978, chap. 49/50.)
89
accessible. Vers la fin de la saynète, le public est même invité sur scène pour participer à une
danse (Danse/musique, overflow : IV.4.c.), qui termine l'intervention.
Gaz fait un travail artistique explicite sur le cri ou aussi ce qu'il appelle la "voix blanche" qui
cherche à dire et qui peut correspondre à une banderole sans inscription. Un autre travail fait
figurer une bouche ouverte, un larynx sur des pancartes portées dans une manifestation. Ce
travail sur le cri exprime un tâtonnement, une incertitude concernant l'articulation d'une lutte,
d'un mouvement, d'un débat politique et exprime avant tout ce besoin de dire :
"il y a beaucoup de choses à dire, on veut les dire, mais on ne peut pas les dire, parce que c'est trop complexe,
trop compliqué, alors on tente de créer les conditions afin de pouvoir chercher à les dire avec d'autres." (Amalia
de Gaz)
En des termes plus explicites, cette même artiste exprime une vision largement intuitive d'une
émergence politique qui balbutie. Celle-ci qui tiendrait compte des voix singulières :
"S'il y a une émergence politique forte, à mon avis, plutôt que dans ce "tous ensemble" globalisateur, elle sera
plutôt dans les émergences de voix singulières et en même temps qui font lien. C'est ça qui est compliqué,
individu et société marcheraient ensemble... le subjectif sera plus pris en compte, le subjectif dans un sens
complexe, de l'ordre du... être dedans et dehors. Mais de dire ce que ça sera... ? Je ne sais pas."
Le travail sur le cri est également un travail avec les émotions, les sensibilités. Sophie
Wahnich, historienne au CNRS et spécialisée pour la période de la Révolution française, est
une des personnes les plus impliquées pour le travail de Gare aux Mouvements. Elle décrit le
rôle du cri pendant la Révolution française comme suit : le cri du peuple, le cri de la liberté à
la veille de la Révolution est cette "...expression inarticulée de la voix qui le plus souvent
donne à entendre la douleur." ... Aussi, il est cette "...voix nue de l'intuition normative, une
voix populaire qui, en faisant usage de son coeur, distingue entre le juste et l'injuste."129 Or, il
n'est pas soumis à la passion sans raison mais au contraire il a "une fonction rhétorique
d'exposition et de proclamation de la vérité"130
Porteurs et passants
Le cri, le souffle, le geste peuvent créer un vide, une rupture, mais aussi un commencement.
Ces figures sont largement multiformes et peuvent aboutir dans tous les sens ou nulle part.
Autant il y a le cri de la révolte que le cri de l'impuissance et de la haine, autant il y a souffle
d'un geste naissant que celui de l'épuisement.
Concernant le cri de la révolte, tel qu'il peut se faire entendre dans des luttes sociales, un
syndicaliste en exprime l'ambiguïté :
"Une révolte n'est que transformatrice si tu as préparé le terrain, sinon elle s'exprime sur n'importe quoi, y
compris le racisme. "
Lors de l'intervention, les porteurs des dispositifs de Gaz expérimentent les limites de ces
procédés polysémiques du cri, de la voix blanche ou de perdre la voix.
129
S. Wahnich, Voix, parole, discours ; dire et entendre les émotions du peuple en révolution autour de la
"patrie en danger", version de travail, p.10.
130
Vincent Millot cité in op. cit.
90
"L'idée de perdre la voix, il a fallu qu'on l'explique. Tu vois une banderole blanche et il y a rien dessus. Ca c'est
le procédé artistique qui provoque, mais il faut tout expliquer derrière. Mais quand on peut pas expliquer, c'est
un peu gratuit, en tout cas du point de vue de la provocation, c'est difficile à assumer. Tu vois, ça tu le colle,
alors les gens demandent pourquoi vous mettez ça (banderole blanche), le risque c'est que... ce qui est dessus,
ça peut être "Mort aux Arabes", ça peut aussi être une connerie comme ça, tu n'es pas à l'abri de ce que les gens
ils écrivent et après tu arraches toi ton autocollant. Parce que 1'expression spontanée dans une gare, enfin
l'expression moyenne des usagers dans une gare elle correspond plutôt à l'électorat moyen en France : t'as 25%
de racistes, t'as 40% de mec qui sont de droite. Donc nous, quand on colle une banderole, on la met rarement
blanche, parce que le risque c'est ce qu'il en sorte ne sera pas forcément ce qu'on aurait souhaité. " (Henri)
Ce porteur de Sud explique donc que les procédés des militants sont toujours indicateurs
d'une direction et qu'il est préférable que le cri ou la voix nue s'expriment à partir d'un terrain
déjà préparé. Dans ce cas, le cri s'inscrit dans un discours, une organisation, une pratique qui
en injecte une direction. Avec Gaz, ils distribuent un cri sous forme d'autocollant, qui montre
une ligne de manifestants de cheminots lors des grèves de 95 brandissant une banderole sans
inscription. Faire appel à une voix populaire qui s'y exprimerait de manière spontanée et
trancherait entre le juste et l'injuste s'avère être en même temps une exposition au danger de
faire surgir la "bête immonde".
Pouvons-nous parler d'un effet de catharsis131 ? Artaud, par exemple, compare le théâtre à la
peste qui fait surgir et rend visible le côté caché, obscur et irrationnel de la vie. Le but n'est
pas de faire disparaître ce côté là, mais de pouvoir l'intégrer au traitement rationnel des
affaires publiques. Dans ce cas, la théâtralité est un dispositif collectif qui soumet la
communauté rassemblée à elle-même et lui fait découvrir ses bassesses. Tandis que les
dispositifs plastiques suivent des voies plus diffuses. Il n'y a que des discussions individuelles
qui peuvent accompagner la distribution des autocollants (voir plus loin) ou les passants
peuvent être conviés à un débat qui est organisé suite à l'intervention.
III.2.b. Refuser : négation et prélude132
Ce cri n'est pas forcément tout de suite celui du balbutiement, du bégaiement, annonciateurs
de quelque chose de nouveau et en voie d'émergence. Il est aussi et certainement d'abord,
celui du refus, du non catégorique à l'existant.
Le refus correspond certainement aux premiers moments de la révolte : refuser des injustices
et aussi tous ces aiguillons infligés par un ordre extérieur afin de rétablir ces situations subies
(Canetti). Avec le même auteur, supposons également qu'il s'agit d'un désir de se débarrasser
du " fardeau de la distance " et de réaliser une égalité absolue avec ces prochains.
Il est explicitement question de refus dans les objets et pratiques artistiques. Dans la pièce
des PVP "sensibilité aux conditions initiales", créée en 1993/4, tout un jeu était mis en
131
"La katharsis rend la socialité politiquement opératoire : non en expulsant son fond ténébreux au profit de
l'installation définitive du raisonnable ...mais sous les espèces d'un traitement indéfiniment renouvelé des
passions intraitables." (M. Revault d'Allonnes, 1995; p.73)
132
En allusion à un intertitre de l'IS n° 3, " Le détournement comme négation et comme prélude "
91
scène autour du conflit : faut-il chercher ou refuser "n'importe quel travail" ?133. Aussi, leur
engagement politique était d'abord basé sur le refus d'un ordre mondial de l'ultralibéralisme,
de la précarisation, etc. Ce refus fonctionnait et fonctionne encore comme base fédératrice
pour un engagement commun à des associations et des collectifs citoyens divers.
De même, pour RTS la trilogie "refuse, resist, reclaim" est comme un dicton qui revient sur
des flyers (petit tract coloré) ou des banderoles, lors de la manifestation du 18 juin 1999,
notamment.
Compréhension par les passants
Parfois, certaines pièces des PVP peuvent être comprises comme un refus d'une époque telle
qu'elle est en train de se faire, le refus de places assignées, le refus d'un ordre imposé. Tout est
une question de contexte : où les pièces sont-elles jouées, dans quel lieu, devant quel public, à
quelle occasion ? Le public n'est pas forcément en disposition d'écouter de quoi il est question
exactement dans une pièce, puisqu'en général on entend ce qu'on est disposé d'entendre.134
Les observations sont ici surtout menées entre 1994 et 1997 et n'ont pas une valeur d'actualité
concernant les travaux récents des PVP.
Refus auto-centré : indifférence
Or, en printemps 1995, PVP joue la saynète "Un enfant sur trois" dans le cadre d'une
exposition de peinture, au salon de printemps qui a lieu sous des chapiteaux au bord de la
Seine. Pour une passante, un sentiment de refus passe de manière diffuse et pas
immédiatement compréhensible, notamment en raison du décalage de contexte. Intriguée par
ces jeunes en colère dont elle ne comprend pas tout de suite la raison, elle s'arrête et écoute.
133
Un passage de la pièce se fait autour des commentaires chuchotés et criés du choeur "chercher chercher
chercher", "refuser, refuser", "du travail, du travail". A la fin de la pièce, il y a une chanson autour de la phrase
"N'importe quoi pour ne pas faire n'importe quel travail" à laquelle le choeur répond "on n'en a rien à branler".
134
Tout est question de cadrage et pour mon analyse je m'appuie sur la notion de cadre de l'expérience de
Goffman. Un cadre est un dispositif cognitif et sert à appréhender une "réalité"; à définir, à comprendre et à
juger une situation. Le résultat peut changer en fonction de la perspective choisie, selon l'approche fait en gros
plan ou à distance. Une situation n'est pas définie d'une certaine manière parce qu'une réalité propre et
immuable lui est inhérente, mais parce que quelqu'un la cadre d'une certaine manière. Ce cadrage comporte
plusieurs facteurs: attention sélective, engagement personnel, non-contradiction avec ce que l'on sait par
ailleurs. L'attention sélective fonctionne comme un dispositif pratique et permet l'engagement subjectif. Face à
une situation il n'est pas possible de tenir compte de tous les facteurs qui interviennent. Ainsi nous ne
considérons que ceux qui sont intéressants pour notre engagement personnel. Cette "pertinence motivationnelle"
nous permet de détecter le hors jeu, ce qui peut rester au second plan.
Les cadres se construisent en fonction d'expériences faites par ailleurs. Dans une situation nous ramenons ce qui
se passe à ce que nous connaissons déjà. Les cadres sont vulnérables et des contradictions peuvent les mettre en
question à tout moment, surtout qu'un cadre dépend d'une compréhension mutuelle. Le cadrage fait par
quelqu'un doit être confirmé par les autres acteurs et spectateurs qui contribuent à sa définition. Les interactants
négocient une perspective commune.
Dans la conversation les répliques faites à une question, une remarque, une requête s'appuient sur les faits tels
qu'ils sont perçus et compris, tels qu'ils sont rangés et cachés dans la tête du répondant. Il peut retenir
volontairement des informations ou mentir. La manière dont il réplique est porteuse de quelques sous-entendus,
dont l'expression peut être volontaire ou involontaire et qui fournit des informations additionnelles. Le locuteur
peut jouer consciemment du sens multiple des mots et des phrases pour "dissimuler la parole derrière la parole"
(Goffman, 1991).
92
"Je n'ai pas tout compris, j'ai vu qu'ils (les acteurs de PVP) ne sont pas contents de quelque chose, alors je me
suis demandée s'ils contestent l'exposition. En les écoutant mieux j'ai ensuite compris qu'ils parlaient d'autre
chose."
Quand elle a compris qu'il est question de crise, de pauvreté, elle s'en désintéresse et part.
Elle-même est peintre et pense qu'elle fait sa part de travail en suscitant le rêve à travers ses
peintures afin de rendre plus supportable l'état actuel des choses.
Dans d'autres circonstances et notamment dans des espaces publics ouverts, les publics
croisent parfois les PVP avec de l'indifférence. Lors d'une présentation surprise d'une saynète
au centre commercial de Cergy-Pontoise en 1994 par exemple, aucun attroupement ne se fait,
les quelques passants qui croisent ce “ théâtre ” ne réagissent à peine. A 14h de l'après-midi
d'une journée de la semaine, peu de gens circulent dans cet espace non-couvert du centre
commercial : une place délimitée par des cafés, des vitrines et des immeubles d'habitations.
La plupart des passants continuent leur cheminement, à peine ils tournent la tête. Certains ont
repéré l'événement de loin. Ils évitent de s'arrêter dans une situation qui risquerait d'être
gênante, puisqu'ils seront aussi exposés que les acteurs et donc enjoints de prendre une pose,
d'autant plus que les acteurs s'adressent directement au public. D'autres sont pressés,
probablement en retard pour un rendez-vous et semblent surtout éviter tous incidents qui
pourraient provoquer des retardements. Quelques spectateurs regardent la saynète qui se
déroule devant leurs yeux, souvent appuyés à un mur ou une vitrine.
Refus-accusation
Un jour, à Ville-Evrard en 1995, une femme, critique de théâtre ayant "fait" mai 68, juge les
pièces des PVP de "très violentes". Elle se sent agressée et visée. Ville-Evrard est le lieu de
répétition des PVP où ils invitent parfois du public. Les présentations se déroulent dans les
salles de répétitions de taille moyenne où les acteurs se trouvent nez à nez avec les
spectateurs, qui ne peuvent pas y échapper. Un rapport de grande proximité et d'intimité
influence la réception des pièces.
Je retrouve cette femme après les présentations. Elle me confie qu'elle a trouvé ça très violent
et elle réagit surtout à la pièce "les noeuds de la vie", dans laquelle
"des jeunes, aujourd'hui, s'adressent aux adultes (ceux de 68) leur demandant "ce qu'ils ont fait de leurs
rêves de jeunesse". " (Marc'O, 1995, p.43)
A la phrase "Répondez à l'impatience de la jeunesse", elle me dit qu'elle a envie de dire aux
PVP d'y répondre eux-mêmes.
Refus partagé
Certains jugent les pièces des PVP avec enthousiasme et trouvent leur expression et message
original et/ou juste. Souvent, ce sont des gens déjà convaincus, qui sont eux-mêmes en lutte.
Pour eux, l'expression des PVP confirme ou renforce leur propre analyse et ils peuvent
pleinement recevoir le message et la manière de le dire.
Un porteur a d'abord travaillé avec les PVP sur des projets politiques. Finalement, il voit la
production de "un enfant sur trois" à Ville-Evrard, en 1997 :
"On était quasiment sur scène, c'était très proche, donc il y a cette capacité de te renvoyer pleinement ce que
la vie a banalisé ou la société a banalisé. La manière dont c'est fait, la situation dont le spectacle est monté, c'est
une mise en scène, la place de la musique, la place des mots, la façon de dire, tout ça, quelque part ça ne peut
pas passer à côté. " (René)
93
Un autre porteur les a connus d'abord à travers leur journal et leurs analyses politiques. Il se
considère comme un "déjà convaincu" et apprécie la forme de la mise en scène. Il a
l'occasion de voir leurs productions artistiques dans des contextes différents et s'interroge
précisément sur l'effet "poing dans la gueule" :
"Ce que j'appréciais c'était cette façon de bouger, cette façon de dire le texte, le rapport des garçons et des
filles, ... je trouvais bien qu'il y ait cette diversité homme femme, ça avait la pèche, la danse, le texte, la
musique, la façon dont ça bougeait ensemble, le côté à la fois entrer en matière et puis le côté un peu agressif,
ça commençait plutôt doux ça terminait fort. Ca me plaisait bien cette forme un peu agressive, je me suis dit
par contre qu'il y avait des gens que ça choquait peut-être. Est-ce que la technique un peu "poing dans la
gueule" sur les gens ça marche ? Moi, à la limite, je suis déjà convaincu, mais celui qui est peut-être en phase
d'interrogation est-ce que ça risque pas de lui déclencher des attitudes défensives. J'ai vu que ça marche pas
chez tout le monde, 1 'adhésion à cette forme de manifestation, il y en a qui sont bousculés, qui peuvent le
prendre mal. " (Georges)
III.2.c. La question
Une autre figure qui permet de créer un espace-à-remplir, un intervalle entre des personnes,
c'est la question. De nouveau, il s'agit d'une figure multiforme et le sens d'une question
dépend de sa mise en situation.
[chercheuse-porteuse...] Une des raisons de mon engagement avec les PVP relève de la
possibilité de questionner leur intervention. Ceci me permet d'entrer dans leur propos, leur
questionnement à eux. Pouvoir poser mes questions me permet de me frayer un
cheminement dans la matière qu'ils proposent et de composer un sens.
La question permet d'entrer dans une relation d'échange, à partir de ses propres expériences,
son histoire, ses propos, en creusant les questions nécessaires pour sa compréhension.
Certainement, la question pose un enjeu vital, afin de comprendre le monde et d'y faire son
entrée, comme le note E. Canetti pour le cas de l'enfant notamment.
Selon ce même auteur, la question peut consister, au contraire, en une entrée par la force. Les
questionnements qui s'accumulent, qui s'enchaînent, qui décomposent l'identité de quelqu'un,
qui requièrent absolument une réponse, culminent dans l'interrogatoire et au pire dans la
torture.
Les questions du public s'adressant aux acteurs d'une mise en scène artistique et politique
comme celle des PVP cherchent certainement à décomposer, à analyser, à situer, mais ceci
d'une matière donnée à l'analyse publique de manière volontaire. Pouvoir questionner ce qui
concerne les affaires publiques est aussi de l'ordre du droit de regard. Les questions
concernant une présentation artistique empiètent sur un territoire du commun. A la fois, ces
questions soutirent à l'autre des opinions, des positions, mais peuvent aussi dévoiler les siens.
Elles peuvent devenir des questions entre égaux, des questions de réciprocité qui attendent
un retour : "et toi alors... ? Au bout d'un moment, le "qui" de l'autre se dévoile en face-à-face
avec le mien. La confiance s'installe et il devient même possible de questionner l'autre
concernant : "tu es qui, tu viens d'où, tu vis comment, etc. ?". Situer, identifier celui qui
s'expose, même si ce n'est qu'une identification éphémère, savoir d'où quelqu'un parle, paraît
vital, comme nous le verrons plus loin.
94
Sur mon terrain, il y a traitement artistique des questions.
"Algérie que faire ?", "qui a peur d'une femme ?"135 sont des images exposées de NPP lors de
l'intervention sur la place du Châtelet. Toujours selon Canetti, la question la plus innocente est
celle qui reste isolée et n'entraîne pas d'autres. Ces questions sur la place du Châtelet sont de
cet ordre là. Ces questions semblent révéler une histoire sous-jacente, un problème commun,
celui d'une impuissance collective face aux événements en Algérie. Elles se trouvent écrites
sur un support, elles sont exposées dans un certain contexte et personne n'est désigné en
particulier. Peut y répondre qui le veut ou plutôt y rajouter ses propres questions.
Pour NPP il ne s'agit pas de réaliser des œuvres pour que les gens comprennent ce qui se
passe en Algérie. Plutôt, leur propos est de créer des dispositifs et d'émettre des émotions qui
donnent envie de réfléchir et de chercher à comprendre. Ici, exposer ses propres questions est
censé favoriser le questionnement des autres. Pour NPP la question contient même un
caractère pédagogique.
"On ne peut pas être injonctif. C'est la question qui permet à la personne de poser sa question et avoir ses
éléments de réponse, partager des questions c'est ce qui peut, peut-être, le plus donner le plaisir d'apprendre. Le
désir d'apprendre c'est partager des questions. Nous, on est près de ce terrain : éveiller le désir d'apprendre, ça
suppose que tu puisses écouter les personnes, travailler ce que tu as écouté et puis ensuite restituer ce que tu
écoute sous forme de questions améliorées de ton expression ou même de ta propre question. " (Gérard)
Ceci rejoint un travail de François Deck, artiste contemporain, pour qui la question est la
matière de travail même. Son dispositif, la banque des questions, est un protocole, un outil
d'accompagnement qu'il propose à des collectifs cherchant à réunir leur patrimoine de savoirs
afin de mener des projets. Des chèques de question sont distribués aux participants d'un
débat136, par exemple, afin de poser des questions individuelles qui sont ensuite listées sur
support informatique. L'outil informatique permet ensuite d'opérer des sélections à partir de
mots-clefs et d'aller chercher dans la banque de questions celles qui intéressent le collectif Ici,
la question est envisagée comme :
" vecteur d'hypothèses. Elle insiste sur le moment de l'émergence du sens en suspendant la résolution du vrai
et du faux. Sa condensation propre permet, lorsqu'on est en présence d'une pluralité d'énoncés, une vitesse de
circulation. Une lecture simultanée entre des propositions jusque-là étrangères devient possible. "137
La question comme médiatrice, comme créatrice d'un entre-deux qui transforme les énoncés
en propositions, est une autre manière de créer un vide.
135
En allusion à la question posée par Taslima Nasreen et retravaillé dans une image qui suggère une femme
voilée avec les couleur du drapeau algérien : c'est un hommage aux femmes algériennes.
136
Les Etats du Devenir des PVP, notamment.
137 Le CREDAC (Centre de recherche, d'échange et de diffusion pour l'art contemporain) & Banques de
questions présentent La fabrique de question, N. Travers, F. Deck, M. Hennequin, D. Veron, P. Neveux, J.
Gailhoustet, Ch. Sindou, J. Barbier, 1996.
95
Les porteurs
Pouvoir poser des questions peut permettre de faire une place pour le novice en matière
d'action politique. Celui-ci peut tout simplement commencer par poser des questions dans un
espace qui n'est pas déjà rempli par des réponses toutes faites ou des interpellations. C'est
l'expérience d'une personne qui est venue sur la place du Châtelet concernant "l'Algérie que
faire ?".
"J'ai voulu comprendre ce qu'était l'Algérie, la guerre d'Algérie je ne savais pas quand elle a commencé, ni
quand elle allait finir, ni quels étaient les acteurs, je ne savais absolument rien, ni même quel était le territoire, si
c'était entre le Maroc et la Tunisie, je savais absolument rien et en connaissant j 'ai appris que ça n'allait pas du
tout, qu'il y a eu les attentats, ça allait de découverte en découverte. Plus je cherchais des informations moins
j'en avais, parce qu'elles étaient plurielles et en opposition contradictoire et c'était difficile de cerner quels
étaient les acteurs, les problèmes et les réussites aussi, les carences. " (Michel)
Pouvoir poser des questions toutes simples, des questions de bases et les poser avec des gens
qui n'ont pas déjà des réponses constituent ici le préalable de rencontres et d'actions. Les
questions semblent ouvrir un champ, une direction commune et plutôt que de chercher à
répondre aux questions, un processus est engagé.
"J'ai fait des rencontres sur la place du Châtelet avec des gens qui se posaient non pas le même genre de
questions que moi, mais surtout des gens qui se posaient des questions, qui n'avaient pas déjà des réponses. C'est
pas, voilà ce qui se passe et pourquoi ça se passe ainsi, mais c'était surtout pourquoi ça se passe et qu'est-ce qui
se passe ? C'est à partir de questions toutes simples qu'il pouvait y avoir des rencontres, des débats et des
actions." (Michel)
Les passants
Deux personnes, probablement des maghrébines, traversent la place du châtelet et s'arrêtent
pour prendre un autocollant, "qui a peur d'une femme ?". Une discussion s'engage presque de
suite. "Porter le voile peut aussi être une revendication des femmes. Que voulez-vous dire parlà ?" Isabel distribue les autocollants, elle est française et du collectif de NPP :
"Il s'agit pour moi, citoyenne française de chercher à faire quelque chose concernant l'Algérie, ici et maintenant
et avec d'autres, afin de ne pas rester dans une position d'impuissance face à des Algériens qui sont mes voisins,
mes amis. Ceci est un hommage aux femmes algériennes et à la résistance dont elles font preuve au quotidien en
refusant de porter le voile. "
Dans la discussion, les deux parties ne tombent pas forcément d'accord concernant le sujet du
voile et de la laïcité notamment. Mais un échange fortuit a pu s'engager, des opinions
divergentes ont pu surgir et se nouer non pas de manière dépassionnée, mais sans blocage
définitif.
III.3. Techniques d'art : enlever le sceau du familier
Si le refus est proche d'un sentiment impulsif, il peut ensuite être travaillé de manière plus
réfléchie, plus pesée. Désapprendre des automatismes, des normes, des hiérarchies, des
96
rôles sociaux, des règles convenues, déjà là, indiscutables, peut également correspondre à ne
pas prendre les injustices pour inéluctables.
Or, les artistes ont toute une palette d'outils à disposition dans ce but de désapprendre le
convenu, de faire le vide et c'est même ce qui peut les caractériser comme artiste : la
connaissance minutieuse des conventions sociales et en faire leur matière de travail et les
décadrer.
III. 3.a. Désapprendre : entre distanciation et fusion
[chercheuse-porteuse...] Une de mes premières expériences importantes pour désapprendre
porte sur un exercice très précis des PVP en 1994 : chercher un "degré zéro" supposé du sens
de chaque mot d'un texte.
Un extrait de mon livret de terrain en donne une description :
Lors d'une première séance en janvier 1994 avec des personnes ayant envie de participer au chœur, Jeremy
(acteur-protagoniste) nous a demandé de lire, l'un après l'autre, un bout de texte, choisi au hasard dans un livre
quelconque. Il fallait essayer d'approcher le "degré zéro" de chaque mot. Cet exercice se fait en simulant la
situation théâtrale ; celui qui lit se met debout sur la "scène", face aux spectateurs. Il s'arrête à chaque mot et
essaie d'en saisir le sens "zéro", en l'extrayant du contexte du texte, ainsi que du contexte social et du sens
commun dans lesquels il s'inscrit. Ensuite il essaie de transmettre au public le sens trouvé pour chaque mot à
l'aide de gestes, de mouvements et de nuances dans la voix. Il est évidemment impossible de trouver le "degré
zéro" d'un mot, mais il s'agit de jouer le jeu et de supposer qu'il existe. Cet exercice aide à ne pas se soumettre au
texte et à l'idée que l'on s'en fait. La personne qui pratique cet exercice est renvoyée à sa perception des choses et
à ses expériences. L'exercice aide à repenser les réalités liées à ces mots. L'expression des mots est ensuite
discutée par le groupe pour approfondir le sens trouvé ou pour aider la personne à améliorer son expression.
Cet outil pédagogique permet à quiconque de faire son entrée sur une scène de théâtre. Il s'agit
d'expérimenter la transformation de mots et de phrases familiers par la prononciation
inhabituelle de mots, de phrases, de sonorités et de gestuels.
On peut trouver un procédé semblable avec le “ Théâtre de l'Opprimé ”. Celui-ci est pourtant
déjà plus orienté de par son inscription dans une lutte sociale bien formulée : le mouvement
ouvrier et la lutte des classes.138 Au-delà du refus personnel des apprentis-acteurs, la
différence entre ces deux théâtres concerne surtout cette dimension collective du cadre social
plus large. De nos jours, le “ Théâtre de l'Opprimé ” existe encore. Mais en dehors du contexte
de la lutte traditionnelle, il n'y a que refus individuel139
138
Dans les années 60 en Amérique du Sud, Augusto Boal a créé le Théâtre de l'opprimé, qui recrute les acteurs
principaux parmi les spectateurs. Boal envisage l'outil théâtral comme une arme politique efficace et une sorte de
psychodrame, permettant à l'ouvrier opprimé de prendre en charge les problèmes de son vécu social et de prendre
conscience qu'il a les moyens de refuser son aliénation, l'action dramatique aide l'ouvrier à s'entraîner pour
l'action réelle. A travers des exercices pratiques, les "opprimés" apprennent à mieux connaître leur corps et à le
libérer des déformations, consécutives au genre de travail qu'ils pratiquent, à défaire l'aliénation musculaire.
Ensuite d'autres exercices servent à rendre leur corps expressif. Il s'agit d'exercices où les gens jouent des
expériences de leur vie, tout en les transformant. Par exemple un ouvrier joue une scène où il a été opprimé par
son patron et ensuite il rejoue cette même scène en refusant l'oppression. (A. Boal, Théâtre de l'opprimé,
Maspéro, 1977)
139
Lors d'une présentation d'un théâtre de l'opprimé dans le cadre des cultures urbaines à la Villette en 1997
avec des "jeunes des banlieues difficiles", le metteur en scène, comme une figure paternelle, s'adresse au public
pour expliquer ce qu'ils sont en train de faire. La pièce consiste en l'exposition d'exercices de refus de situations
subies.
97
Par contre, les exercices des PVP sont des outils de construction collective de pièces de
théâtre et sont utilisés pour l'entraînement ou la répétition. Dans un contexte d'engagement
politique timide et en recherche, leur analyse et mouvement se sont progressivement
constitués dans le doute. Le degré zéro supposé, le vide n'est rempli qu'avec les expériences
des participants et l'expérience collective immédiate qui démarre sur scène ici et maintenant.
Ces exercices des PVP ne visent pas la détection d'oppressions mais plutôt de noeuds140. Ils
s'interrogent comment assumer le changement et le chaos du monde.
Désapprendre et distanciation sont des méthodes tout à fait proches. La distanciation désigne
plus spécifiquement le processus mental et la perception. Une caractéristique de l'action
théâtrale réside dans le fait qu'elle "explore le possible et donne à voir ce qui pourrait être
autre qu'il n'est", pour reprendre la définition aristotélicienne de la mimésis141.
Pour B. Brecht, cette disposition se réalise par l'effet de distanciation. Selon cet auteur
dramatique, une reproduction qui distancie, fait reconnaître l'objet, mais en même temps, elle
le fait paraître étranger. La distanciation devrait permettre d'ôter le sceau du familier qui
protège les processus sociaux pour ainsi rendre l'intervention du public possible. Brecht veut
amener le public à s'étonner et rendre le spectateur actif en faisant appel à sa raison plus qu'à
l'émotion aveugle. Il dénonce un théâtre qui envoûte le spectateur, le rend passif et où il peut
échanger un monde plein de contradictions contre un monde harmonieux. Il veut proposer un
théâtre qui fait appel à la connaissance et à la conscience critique du spectateur ce qui le
pousserait à l'action.142 Du côté de l'acteur, il ne doit pas se métamorphoser en son
personnage, mais seulement le montrer. Il peut faire sien le personnage mais tout en faisant
participer le public à ce processus. Ni l'acteur, ni les conditions de production d'une pièce
(décor, scène, etc.), ni le montage d'un récit disparaissent derrière le montré.143
140
Les "nœuds" des PVP s'appuient "sur un modèle imaginé par Laing, énoncent sous une forme brève des
problèmes, des alternatives qui se referment sur elles-mêmes. " (p. 56, Marc'O, 1995)
141
in M.R. d'Allonnes, 1995; p.63.
142
En "historisant" l'action dramatique il met en lumière son caractère transitoire et les conditions historiques
apparaissent comme créées, maintenues et donc changeables par les hommes. Il emprunte la technique de la
"dialectique matérialiste" à l'approche marxiste pour analyser les situations et les entités sociales à travers leurs
contradictions et leurs transformations. Dans ses pièces, Brecht circonscrit toujours des personnages dans un
contexte historique avec les aspects contradictoires. Des contradictions qui façonnent la vie à tous les niveaux.
Brecht veut empêcher autant le public que les acteurs de s'identifier aux personnages.
143
Brecht évite tout décor et tout costume trop ostentatoire pour ne pas faire oublier au public les circonstances
du moment dans lesquels se déroule une pièce, voire la scène et les acteurs qui ont une réalité propre. Le
comédien n'est pas le personnage et ce qui se déroule sur scène a été répété et ne se produit pas pour la première
et unique fois. D'ailleurs Brecht propose aux comédiens de travailler en terme d'expérimentation. Expérimenter
la gestuelle, l'intonation d'une phrase aide à l'acteur de se distancier par rapport au personnage. Pour Brecht il
est important que l'acteur fasse le lien avec sa propre vie. Il dit que le comédien devrait partager la lutte des
classes pour pouvoir bien jouer son rôle d'un personnage impliqué précisément dans la lutte des classes. En
public, l'acteur nie ensuite l'existence de sa vie intérieure pour que le personnage ne prenne pas cette étiquette
de "psychologique", où la vie intérieure devient le facteur explicatif pour l'action du personnage. Brecht
construit ses pièces de sorte que les événements ne se suivent pas imperceptiblement mais qu'il "soient noués de
telle manière que les nœuds attirent l'attention." (1978, p.89) Ceci permet au public d'interposer son jugement et
de ne pas se laisser entraîner par le flux des événements. Ces nœuds se constituent souvent autour de
personnages pris dans des situations précises et contradictoires, dans lesquelles ils agissent d'une certaine
manière. Ceci laisse la liberté au spectateur de se demander: "comment aurais-je réagi dans une telle situation?"
Les personnages principaux dans les pièces de Brecht agissent toujours de manière contradictoire parce qu'ils
sont pris dans des circonstances historiques contradictoires. Les circonstances dans lesquelles agissent ces
personnages apparaissent particulières et invitent donc à la critique. Le public peut dire: " Si j'avais vécu dans
de telles circonstances... "au lieu de " moi aussi j'agirais ainsi." le spectateur est toujours de nouveau mis devant
des scènes où le personnage est pris dans une situation contraignante et où il apparaît dans toutes ses facettes
98
Plus généralement les effets de distanciation peuvent être présents dans tout acte artistique.
Comme technique de dépaysement, l'acte artistique rompt par ses artifices, avec les
automatismes de la vision ordinaire.
L'effet de distanciation ne vise pas seulement à provoquer un processus d'intellectualisation et
à empêcher la naissance de toute émotion. L'émotion devrait naître à partir de la
compréhension d'une situation dont nous nous sommes distanciés.
Un rapport entre le théâtre des PVP et celui de Brecht me semble perceptible. Les acteurs des
PVP utilisent la notion de distanciation, ce qui ressort pleinement dans la manière de travailler
des acteurs, des musiciens, du metteur en scène.
Néanmoins, les pièces elles-mêmes ne semblent pas provoquer un effet de distanciation chez
les spectateurs. S'ils ne passent pas leur chemin dans l'indifférence, les réactions immédiates
des spectateurs semblent souvent et dans un premier temps affectées et émotionnelles :
enthousiaste, indigné, méprisant. Une distanciation est souvent instaurée par d'autres biais. En
soignant le contexte d'une présentation (les débats, par exemple), l'effet de distanciation est
atteint chez les spectateurs.
La présence de la musique et un jeu d'acteur basé sur la danse et le rythme sont importants
dans leur pièce. Souvent, les spectateurs réagissent également à "l'énergie" et la cohérence
entre acteurs, musique et texte formant une chorégraphie. Rappelons que la théâtralité des
PVP n'a rien à voir avec un théâtre à texte. La référence d'Artaud, "l'extrême poétique" des
mots et des gestes me paraît aussi important dans la manière de travailler des PVP. Elle
semble alors pleinement ressortir, lorsque les conditions permettent de se plonger dans une
pièce : l'intimité du lieu, être dans les premiers rangs des spectateurs, etc.
Pour l'acteur, c'est l'entrée de l'individu dans le collectif qui déplace l'effet de la distanciation.
Avant une présentation publique, chaque acteur se concentre individuellement par rapport à ce
qu'il va dire sur scène, il se plonge dans son monde, ses ressources, son corps, sa tête pour se
mettre en disposition de dire. Sur scène, il a tous les sens en éveil pour réagir aux impulsions
(gestes, musique, parole), il est à fleur de peau envers tout ce qui l'entoure. Nous verrons plus
loin (chap. IV) exactement ce qui s'y joue.
Retenons pour le moment, que les PVP ne travaillent pas les énergies du collectif dans le sens
d'une communion. Ils se différencient sur ce point du Living Theater par exemple, qui
souhaitait réaliser une révolution à partir de gestes du sacré et du rituel144 Ils explorent
contradictoires. Il n'y a pas de bon ou de mauvais. Brecht montre que les actes ne correspondent pas forcément
à un caractère ni l'inverse, mais qu'il n'y a que des caractères contradictoires, pris dans le "mouvement de la
société". Brecht crée quelque chose comme des conditions d'expérimentation, "c'est-à-dire qu'à chaque fois une
contre expérience soit pensable." (1978, chap. 52)
144
Le Living Theater se veut théâtre révolutionnaire. Julien Beck et Judith Malina ont commencé à travailler
dans les années 50 et déjà, l'expérimentation a été mise en avant, afin de chercher de nouveaux moyens pour
regarder le monde. Ils aspiraient également à une société libertaire, autogérée, où les décisions seraient prises
d'en bas et où les humains auraient le temps pour faire des choses qui soient plutôt de l'ordre du plaisir et du
désir que de "travailler comme des forçats". La liberté d'exprimer des impulsions, de faire parler son corps et
de favoriser chez les spectateurs la possibilité de participer, d'improviser et de trouver en soi-même la faculté
de créer ont été des préoccupations majeures. Le Living a tenté d'explorer toutes les facettes de la vie : la vie, la
mort, le rituel, la religion, la sexualité, etc., en rêvant d'une société libre et d'un théâtre utile. Il proposait un
nouveau mode de vie et il engageait un combat révolutionnaire contre l'ancien système en défendant des
nouvelles valeurs comme la libération psychologique, sexuelle et sociale. Son idée était de changer les
structures de la société à sa base et de réveiller les responsabilités. Son itinéraire était "...fondé sur la
dénonciation d'une société-prison identifiée à la mort" et la volonté de lui opposer, à travers le théâtre, une
renaissance dans "un champ d'expérience neuf' où l'on se retrouvait "vivant et non mourant". "Communauté
exemplaire, le groupe explorait des relations humaines plus authentiques avant de proposer au spectateur de
99
plutôt des comportements mécaniques mais dont l'agencement ne libère pas moins une folle
énergie et une charge émotionnelle.
III.3.b. Détournement
Le détournement, le montage ou le recyclage sont des outils dans le domaine de l'art
plastique. Ils ont également cette capacité de nier un ancien ordre qui contient déjà le
balbutiement d'un nouveau.
Le détournement est une technique utilisée notamment par les Situationnistes qui la décrivent
comme suite :
"Le détournement, c'est-à-dire le réemploi dans une nouvelle unité d'éléments artistiques préexistants, est une
tendance permanente de l'actuelle avant-garde, antérieurement à la constitution de l'IS comme depuis. Les
deux lois fondamentales du détournement sont la perte d'importance - allant jusqu'à la déperdition de son
sens premier - de chaque élément autonome détourné ; et en même temps, l'organisation d'un autre ensemble
signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée. II y a une force spécifique dans le détournement,
qui tient évidemment à l'enrichissement de la plus grande part des termes par la coexistence en eux de leurs
sens ancien et immédiat - leur double fond." (p.10, nr.3, décembre 59)
Avec le détournement, il s'agit de donner à voir autrement des choses de la vie quotidienne
qu'on a l'habitude de voir. Est recherche un effet de distanciation.
Cette technique peut être employée dans tous les domaines de la vie. C'est ce qui faisait
d'ailleurs partie du projet de l'IS qui voulait "révolutionner la vie quotidienne". Il me semble
que la hantise de la récupération a considérablement limité les champs praticables.
Les dispositifs mis en scène dans Gare aux mouvements détournent, mixent ou retravaillent
soit un objet dans la gare, soit un objet ou une configuration de grève.
Claire déambule dans les gares en suivant les passants avec un micro parlant, un micro
perche individuel qui, normalement, soutire des voix aux gens. Ici il leur donne, offre un
"tract sonore".
Un porteur de Sud observe la réaction des passants et donne sa propre appréciation :
"Ça a énormément interrogé et déconcerté des gens qui étaient confrontés à ce micro, les voyageurs qui
passaient, parce qu'à la fois, ils savent ce que c'est, c'est un micro, ils comprennent ce qu'il dit, sauf que la
situation était totalement... bizarre, parce que c'est le micro qui parle, tout est normal, tout est accessible et
quand même anormal. " (Henri)
nouvelles formes, plus directes, de participation." Le Living Theatre agissait à plusieurs niveaux, il participait à
des grèves, des sit-in, des forums, etc. et son théâtre était conçu comme la révolution: par tous et pour tous.
Il instaurait un entraînement "...centré sur la reprise de possession des forces créatrices, s'appuyant sur une
nouvelle idéologie du corps et une théorie des centres d'énergies nourrie de références à la Kabbale et à l'Orient
(surtout le bouddhisme tantrique). C'est en effet un véritable syncrétisme culturel qui fonde aussi l'élaboration de
tout un matériel symbolique mis en œuvre dans les images des spectacles. Toujours construite par les corps des
acteurs (sans décor ni costumes), ces images archétypales (le centre, le cercle, l'arbre, le pilier) servent à
construire des schémas de rites de fondation et d'initiation où l'acteur est le guide. Véritable chamane, il connaît
la force magique du geste et de la parole (parole chorale et incantatoire), cette force qui devait dans Paradise
Now, donner réalité à un monde régénéré. "(Corvin, 1991)
100
"Je me souviens de Claire se promener avec son truc et les gens qui ne savaient plus ou regarder quand elle
venait avec sa girafe, ils regardaient ce qui se passait tout autour, c'était assez surprenant, une girafe tout le
monde sait ce que c'est une girafe, mais en plus elle parle. " (Françoise)
Ce dispositif était visiblement déconcertant. Diverses réactions de passants en témoignent sur
du matériel vidéo, photo ou selon des observations de plusieurs participants. Mais il n'est pas
sûr que les passants saisissent la situation telle que la supposent ces porteurs, qui, eux, sont au
courant de ce qui se passe.
Sur une série de photos, on peut observer deux personnes qui sont en train de discuter et que
Claire approche avec son micro perche. Les deux personnes se trouvent dans un endroit
confiné où le son porte bien et n'est pas recouvert par les bruitages de la gare. Ils semblent
arrêter leur discussion, regarder et écouter ce que c'est, ils font des mi-sourires en direction de
Claire. Mais il n'est pas bien clair s'ils réagissent au micro-perche ou aux caméras qui sont en
train de les filmer.
Sur la vidéo, une autre personne porte des valises et Claire la poursuit, s'adapte à son rythme.
La personne change de direction, fait demi-tour, comme pour s'échapper à cette voix dont elle
ne vérifie pas la provenance. Claire la suit, finalement elle s'arrête, pose ses valises, regarde,
hésitante, reprend ses valises et repart. Enfin, Claire la laisse partir. Claire accélère sa
démarche pour suivre une jeune femme qui traverse la gare d'un pas sûr et précipité, elle
continue sans regarder ce qui la suit. Seulement lorsqu'elle a atteint les escaliers roulants qui
la transporte en bas, elle se retourne et regarde avec un sourire interrogateur ou gêné en
direction de Claire avec son micro qui est restée en haut. Une autre personne encore lui
demande si c'est une secte, alors Claire explique le sens de cette commémoration qui n'en est
pas une. Visiblement l'intervention de Claire perturbe et laisse interrogatrice.
Le montage
Le montage est aussi un outil de détournement. Toujours lors de Gare aux mouvements, des
tracts sont distribués en paquets par les porteurs. Ces tracts se constituent d'un montage de
photos de la gare avec des paroles de grévistes.
La polysémie des messages caractérise ces montages. Il n'y a pas de revendications qui
ressortent mais des questionnements concernant le rapport individu - collectif dans des
situations de grève, les préjugés ou les exclamations (Tous ensemble, etc.).
Les porteurs
Ceci semble assez perturbant ou du moins inhabituel comme support pour les porteurs du
syndicat Sud. Ceux-ci n'ont pas l'habitude de colporter des messages ambigus de manière
individualisée.
"On devait diffuser les tracts qui étaient élaborés par votre collectif. Il y en a trois qui n'ont pas été diffusé.
Comme on avait tous les tracts, on avait toutes les versions à diffuser. Pratiquement tous les copains n'ont pas
diffusé ces trois-là, parce que quand tu donne les tracts, les gens ils posent des questions et comme ils étaient
absolument incapables d'expliquer ce que ça voulait dire, ils ne les ont pas diffusés, parce qu'une fois distribués,
ils se retrouvent comme des cons après.... Tu es un peu seul avec ton tract à expliquer, alors que nous... même
quand on distribue un tract tout seul il est suffisamment explicite pour que l'individu qui diffuse n'est pas exposé
à une interpellation directe personnelle. " (Henri)
101
La situation semble inversée par rapport à une situation habituelle de militantisme : c'est le
militant qui peut être interpellé par le passant et ce n'est pas lui qui l'interpelle. L'implication
des syndicalistes dans cet événement est très variable. Elle peut varier entre une collaboration
rapprochée avec les artistes et un "juste donner un coup de main". Certains n'ont pas vraiment
l'air d'être convaincus par cette action. Il y en a même un qui vient m'interroger sur le
pourquoi de cette intervention. Il ajoute qu'il ne trouve pas ça assez accrocheur, qu'il se place
plutôt du côté des actions " efficaces " et même " dures ". Il semble être un peu gêné de porter
un caisson avec des tracts. Est-ce que cela l'identifie comme une personne qui soutient cette
action de laquelle il a finalement envie de se distancier ?
Même si SUD est un syndicat qui va à l'encontre d'un syndicalisme traditionnel (hiérarchies
formelles, par exemple), il envisage quand même son investissement politique sous forme
d'actions d'un certain style. Aux yeux de certains militants, l'action de Gare aux Mouvements
n'est pas "sérieuse", ni "efficace".
Pas franchement contre, quelqu'un exprime un avis plutôt favorable avec prudence :
"Je pense que ça va faire réfléchir les gens."
Le principal collaborateur de Gaz s'exprime de manière plus nuancée lors du débat qui a suivi
l'intervention et fait la jonction avec les réactions précédentes :
"On s'est surtout amusé. On a retrouvé la même atmosphère sympathique comme lors des grèves de 95, le plaisir
de reprendre la rue, la gare, mais c'est une expression qui ne va pas devenir celle des syndicats." (Henri)
Et pendant l'entretien il dit encore :
"Beaucoup de copains ne comprenaient pas trop, c'était rigolo, en plus on est dans un milieu où il y a beaucoup
de mec, là il y avait pas mal de nanas plutôt sympas, donc content de faire un truc avec des nanas, donc plutôt
content de leur soirée, après tout c'est des gens normaux, on voit les artistes en vrai. "
La multiplicité des raisons de collaboration apparaît.
Dans un autre registre, pour les "porteurs" qui ont peu d'expérience en matière de
militantisme, les interventions peuvent amener un apprentissage de certains gestes du militant.
Intervenir avec les PVP en 1994, par exemple, apprend à tracter, colporter des journaux, tenir
un stand, faire des réunions, coller des affiches, parler en public, etc. Cet apprentissage se fait
également chez NPP et Gaz.
Pour une porteuse de voix (système de haut-parleurs portatifs) de Gare aux Mouvements,
donner des tracts a un effet de médiation pour nouer des discussions :
"J'ai été portée par la voix ce qui m'a donné plus de courage pour donner les tracts, j'ai pu nouer des discussions
grâce à cette médiation. En général, je suis mal à l'aise par rapport aux pétitions qui s'adressent toujours aux
mêmes, faites par les mêmes. Ici, c'est la voix d'autres gens et on prend la parole sans être mandaté à la
prendre." (Elisabeth)
Une autre porteuse, habituée aux pratiques syndicales, raconte une expérience quelque peu
inverse. Pour elle, être porteuse pose la question du porte-parole : de quelle manière elle se
sent impliquée dans les propos des artistes qu'elle contribue à colporter ? Une initiation limitée
et surtout le fait qu'elle ne connaisse ni les producteurs de ces tracts, ni les conditions de
production, lui rendent cette tâche pas évidente. Elle a l'impression de parler pour quelqu'un
d'autre, d'être exécutante et elle cherche à s'approprier cette expression, mais n'arrive pas à se
situer.
102
"Je me suis pas trop avancée pour ne pas dire des conneries, parler de quelque chose que je n'aie pas inventé
moi, j 'ai l'impression de parler pour quelqu'un d'autre, donc j'ai pas eu beaucoup de discussion. Je ne suis pas
porte-parole, ça c'est absolument certain. J'ai essayé de m'approprier le tract, mais du moment où je ne faisais
pas partie du groupe ni rien... En même temps, bien sûr, des trucs comme " la misère dehors "..., mais j 'arrivais
même pas à saisir exactement ce qui est marqué, ni ce que ça montre, je ne savais rien sur les gens à qui ça a été
distribué, ni sur la personne qui l'a préparé. De cette position trop intermédiaire, je veux faire passer quoi ? Je
me suis sentie exécutante à ce niveau-là, je l'ai en partie choisi. Mais, ça rejoint ce que je t 'ai dis jusqu'à
présent, j'ai du mal à me situer comme dans toutes les actions, tout le temps, ici en particulier, je suis
effectivement entre deux, entre ceux qui sont à l'origine et ceux qui devaient réceptionner. Même si je ne savais
pas où me situer ni rien je pouvais rester quand même, au moins le temps qu'on m'a demandé d'y venir, ça me
donnait pas envie de fuir, au contraire, même à la limite j'ai pas rappelé par la suite, j'aurais peut-être aimé
qu'on me rappelle. " (Françoise)
Les passants
Certains passants essaient de collectionner tous les tracts, d'autres prennent un tract et
continuent leur chemin. Parfois ils se retournent comme pour avoir une explication ou même
reviennent pour demander ce que c'est et surtout qui c'est. Ils sont souvent rassurés quand je
leur dis que ce sont des artistes ("je veux bien"). D'autres encore se laissent aller à des
considérations politiques spontanées : "Il faut un tyran à la tête du pays", ou encore "nous
sommes avec vous !"
La distribution de tracts est souvent commerciale ou politique, là apparemment, ce n'est ni
l'un ni l'autre. Les passants essayent de cadrer ce qui se passe. Les grèves sont encore dans les
mémoires et c'est une possibilité d'explication. Des discussions entre porteurs et passants
peuvent alors chercher à définir un sens commun :
"C'est quoi ? ", "C'est une action pour rappeler les grèves de l'année dernière. " "Ah, il ne faut pas qu'il y en ait
encore cette année ! J'ai voté socialo en 88, mais maintenant ils sont tous les mêmes, ils sortent de l'ENA. Il faut
du protectionnisme, les étrangers doivent rester chez eux. La mondialisation c'est dangereux... ",
Un vendeur du Lampadaire (journal des sans-abri) : "Je m'en fous des grèves, je gagne bien ma vie avec la
vente, je vais en Suisse où je les vends 10 francs suisses, avec ça je veux me financer un projet, un bar en
Espagne. ".
Prendre un tract, ne pas le prendre, regarder le micro-perche, l'ignorer, discuter avec les
porteurs de voix, les éviter... Chaque passant a ses préoccupations personnelles, il suit son
chemin imperturbablement ou il est disponible pour s'en laisser dériver. Le choix lui est tout à
fait ouvert.
La performance
Lorsque les initiateurs provoquent des actions collectives qui théâtralisent ou miment une
action comme les rassemblements et manifestations politiques, il importe d'en faire un
"moment existentiel" à part entière.
Nous pouvons comparer un tel moment avec des rites chez des peuples "primitifs". Selon V.
Turner, les symboles et relations engagées dans un rite ne constituent pas seulement un
ensemble de classifications cognitives faites pour ordonner l'univers ndembu (un peuple dans
le nord-ouest de la Zambie). Mais un ensemble de formules évocatoires sont en jeu pour
susciter, canaliser et domestiquer de puissantes émotions telles que la haine, la crainte,
l'affection, la douleur. C'est la personne tout entière et non pas seulement "la pensée" ndembu
qui est impliquée existentiellement dans les questions de vie ou de mort qui sont en cause
dans "Isoma" (rite d'initiation).
103
“ Gaz à tous les étages ”
Comparons un instant les interventions de Gaz et de NPP. Ce dernier pourrait être qualifié de
plus "sérieux", puisqu'il est plus directement lié aux événements politiques. Ses images sont
utilisées lors de manifestations ou elles encadrent des actions militantes "réelles". Tandis que
Gaz met des dispositifs en place pour "mimer" un rassemblement. Ce rassemblement est
artificiel dans la mesure où il emprunte à la configuration d'un vrai rassemblement tout en le
détournant et en le modifiant. Il s'agit toujours d'un rassemblement, mais l'enjeu n'est pas de
discuter de la reconduite de la grève ou d'un problème politique actuel, mais de lire ensemble
dans le désordre un texte. Il y a théâtralisation d'un rassemblement, mais qui n'est pas pour
autant "faux", comme l'explique Amalia :
"Il s'agissait d'essayer de mettre en scène le "tous ensemble" de décembre 95 avec des types de protocoles
formels et différents. Mais les gens qui jouaient les rassemblements n'étaient pas formels, donc les choses se
sont faites aussi au moment de l'action. C'est ça qui était difficile, on a beaucoup préparé le travail pour mettre
des cadres, mais la chose s'est réalisée quand elle s'est faite, plus encore que réalisée, elle a pris son sens à ce
moment-là. L'idée était surtout de faire un flash de rencontre - je ne sais pas si le terme est galvaudé ou pastrès sincère à ce moment-là, très vrai à ce moment-là, quitte à ce qu'avant les choses aient du mal à s'installer
et qu'après les choses n'existent plus."
Cette configuration peut être rapprochée de la définition que les PVP donnent de la scène. Ils
envisagent le "réel de la scène" comme un moment de vie sur une scène circonscrite, lors
duquel les acteurs n'ont qu'à être pleinement eux-mêmes dans une circonstance, une
"situation de devenir" et non comme une "représentation d'une réalité vraie ou imaginaire"'145
A la différence de Gaz, les PVP mènent un travail poussé sur la scène, afin de rendre acteur
chaque participant sur cette scène. Ceci implique que chaque acteur expérimente les
possibilités de son être-là et en interaction avec les autres, à travers la danse, la musique, le
jeu d'acteur. Il s'ensuit un travail intense sur ses potentiels expressifs, ses possibilités, sa
personnalité à travers des répétitions et des présentations devant un public.
Par contre, le travail de Gaz s'inscrit dans une situation provoquée dans le moment, sans
répétition préalable et sans que les gens se soient forcément déjà vus auparavant. Ni tout à
fait scène de vie quotidienne, ni scène théâtrale (représentation d'une réalité), chacun lit le
texte "tout va bien". Mu par une préoccupation différente, chacun fait sa propre mise en
scène, en fonction des passants, des autres participants, des deux à la fois.
Un porteur cheminot compare cette performance de Gare aux Mouvements aux
manifestations de rue de 95 :
" Nous on sortait des grèves 95/96, c'était encore très présent, dans les manifestations il y avait quand même
des choses qui ressemblait à ce genre de truc. C'est du cinéma, les manif c'est du cinéma, on se la joue pour
faire du bruit dans la rue, mais on sait bien qu'on fait travailler la colère, c'est du cinéma tout ça. On fait des
drapeaux, on se déguise, je trouve que ça ressemble un peu à ça, là c'était un peu ça, mais non collectif plus
individuel donc ça était ressenti plus individuellement que les manif habituelle, plus ludique aussi parce qu'il
n'y avait pas d'enjeux. " (Henri)
145
Marc’ O, Théâtralité et musique, By Génération Chaos, 1994.
104
IV. TRAJET ET TRANSFORMATION
Jusqu'ici nous avons regardé les acteurs des interventions, comment les événements prennent
place dans la ville (centralité géographique ou symbolique, public visé, habitants des
alentours, rapport aux forces de l'ordre) et dans des espaces en particuliers (gares, places
publiques, routes). Ensuite, c'est le rapport entre certains aspects de l'intervention (objets,
configurations artistiques) et les individus porteurs ou passants qui était questionné. Nous
avons avant tout rencontré des dispositifs déconcertants créant des effets surprise. L'approche
des dispositifs donne l'impression de quelque chose de statique et de fractionné.
Ces formes évoluent également dans un rapport collectif et en fonction de trajets. Les formes
travaillées de manière plutôt individuelle introduisent des ruptures dans le flux de perceptions
et d'actions ordinaires. Elles sont toujours aussi articulées avec une forme d'action collective
en mouvement.
Or, RTS prévoit des performances particulières, tout en les agençant avec un trajet et une fête
de plusieurs centaines de personne. Dans la mise en scène des PVP, il y a prise de parole
individuelle, artistique et il y a le chœur, les gens qui soutiennent la prise de la scène. Chez
NPP, il y a les images graphiques et photographiques qui sont portées et exposées lors d'une
manifestation.
Nous venons d'interroger d'une part la conception d'"œuvres" sous forme d'objet, de
configuration et, d'autre part, la réception de différents publics. Dans ce chapitre est
questionné "l'œuvre" en tant que conception d'un principe d'action. La réalisation de cette
"œuvre" dépend d'une action collective dans un espace donné, visible pour un public
rassemblé ici et maintenant.
Mise en scène, chorégraphie ou danse sont des notions de ces œuvres artistiques, mais qui
rejoignent des formes plus ordinaires comme le trajet, la marche, la manifestation, le défilé
ou le carnaval. En somme, sont considérés ici le mouvement et l'homme comme être de
locomotion, afin de saisir une sorte d'agir en concert qui est donné à voir et qui présente
toujours aussi des invitations et des prises pour y entrer.
Aussi, l'action collective implique des formes de communication et de socialisation qui
empruntent à des idéaux démocratiques du vivre et parler ensemble. Les collectifs créent des
espaces éphémères d'un monde où certaines règles ambiantes sont renversées. Proche de
formes sociales liminaires tels le rituel ou le carnaval, les interrelations humaines sont basées
sur un lien humain essentiel et générique lors de ces actions : le relationnel direct où la
présomption d'égalité, de publicité et de fraternité importe.
Le tout ressemble à l'invention d'un jeu dont les règles sont inventées collectivement et
transformables par les acteurs. Ce jeu questionne et met à distance ces autres règles d'un jeu
dans lequel les acteurs sont simplement dedans, qui sont toujours déjà là et parfois subie.
L'enjeu de la puissance est là, dans "l'appropriation" et l'emprise sur les règles d'un jeu qui
nous permettent d'expérimenter une autre communauté politique dans l'ici et maintenant.
105
Est questionné comment il est possible aux passants d'entrer dans ce jeu, d'y participer et
aussi d'en sortir. Ce jeu consiste en la création de conditions d'exposition, de révélation de soi
aux autres, étrangers et pluriels. Cette révélation culmine dans une prise de parole publique
qui circule.
IV.1. Le jeu : élaboration et perception
IV.1.a. La notion de jeu
La notion de jeu me paraît heureuse pour embrasser tous les types d'événements observés ou
plus largement l'activité ludique.146 Le détournement, l'apprentissage et l'entraînement sont
des exemples d'activités de transposition, de transformation d'une "réalité" antérieure (ici :
débat, action politique, formes artistiques traditionnelles) qui sont proche de l'activité
ludique.
Avec Schechner147, nous pouvons introduire la différence entre jeu individuel (play), jeu
collectif (game) comme le sport ou le théâtre et rituel. Ceci permet de préciser la question de
l'élaboration des règles de jeu.
La notion de jeu peut être différemment traduit en anglais et selon la spécificité plutôt
individuelle ou collective d'un dispositif, il s'agit de play ou de game. Dans le jeu mené par
un individu (play), les règles sont pourvues de manière subjective par le joueur lui-même,
tandis que dans le jeu collectif (game) les règles sont attribuées de manière intersubjective
par les participants. Dans les rituels, les règles ne sont pas choisies par les individus ou le
groupe, mais ils sont fondés dans une réalité ultime.
Je dirais que certains aspects d'un jeu individuel ont été décrits dans le chapitre précédent,
mais auquel nous reviendrons avec l'entrée de l'individu dans un jeu collectif à travers
l'apprentissage. Le jeu individuel peut s'exercer au sein d'un événement collectif tel le
carnaval148, par exemple. Des individus participent à un défilé commun, dont ils suivent
146
Goffman la décrit sous forme de modélisation ou de fabrication, c'est-à-dire d'un processus de transcription.
De transposition, de transformation de ''cadres primaires
de cadres sociaux (normes, etc.) et naturels
(occurrence physique)" originaires La modélisation concerne la perception de la réalité, sa construction de sens
et se réfère à une réalité préalable : scénarios, rencontres sportives, cérémonies, réitérage technique,
détournement. La fabrication concerne un effort délibéré individuel ou collectif destinés à désorienter l'activité
d'un individu ou d'un collectif qui vont jusqu'à fausser leurs convictions sur le cours des choses : fabrication
bénignes (tours, farces, canulars expérimentaux ou formateurs, bluff), fabrication abusive (camouflage.
intimidation, coup monté, erreurs compréhensibles (illusion, rêve, construction psychotique), (Goffman, 1991)
147
R. Schechner, Performance Theory, NY, Routledge, 1988. in Bronislaw Szerszynski, 1998.
148
Le carnaval est revendiqué pour sa forme subversive, comme une activité qui casse les règles et suspende
les conventions de la vie quotidienne pour permettre le jeu libre et la créativité individuelle. Turner constate à
travers différentes lectures que si le carnaval peut être effectivement un moyen pour l'exploration joueuse
d'alternatif social, d'envies interdits en temps normal, il a également tendance à fonctionner comme une
soupape et peut être conservateur dans ses effets. Or le carnaval peut inclure des aspects du jeu, mais tout en
étant un travail symbolique sérieux. Selon Turner il s'agit du liminoid – conscient, mimétique et parfois
subversif - ou du liminal - irréfléchi et récapitulatif. Je rejoins l'analyse sur le constat qu'un carnaval comme
celui de RTS peut exprimer plusieurs aspects : renforcer des codes et comportement parmi les membres d'une
communauté, d'exposer et critiquer les normes d'un gouvernement acceptés parmi une élite et d'exprimer les
utopies fantaisistes de paix et d'épanouissement. D'ailleurs, une affiche annonce l'événement du 18 juin comme
carnaval, ce qui est repris dans les journaux sous la désignation de carnaval anticapitaliste. La définition que
RTS donne du carnaval sur cette affiche est la suivante : carn'ival n. 1.
106
d'ailleurs des règles collectives et même ritualisées, mais tout en y introduisant un jeu
personnel en se déguisant. Les deux ne sont pas forcément séparables et dans le sport, par
exemple, il y a toujours aussi le jeu individuel qui s'articule au jeu collectif.
Si le jeu permet également de créer un contexte à portée de main, où il y a transposition d'un
monde incompréhensible, inaccessible, à une échelle appropriable, nous pouvons comprendre
l'utilité de la notion.
Elle renvoie également à celle de la puissance, au jeu entre le chat et la souris149, où la menace
de mort fait facilement comprendre que " l'artificialité " du jeu est intimement lié à la réalité.
Dans ce sens, Simmel considère le jeu comme un "terrain d'expérimentation de l'urgence de
la vie".
Il y a alors transposition et création d'un monde politique où la lourdeur des responsabilités se
trouve allégée ; où les mécanismes sont rendus palpables, maniables et à la portée du citoyen
lambda ; où autant d'importance est accordée aux émotions, par exemple, qu'aux aspects
rationnels ; où les valeurs et normes habituelles se trouvent inversées. En somme, il s'agit de
mimer150 l'activité politique afin de toucher les possibles.
Les événements décrits se construisent dans un passage incessant entre le ludique,
l'expérimentation et des séquences régies par les conventions existantes.
Avec les PVP par exemple, nous sommes à la fois effectivement dans un débat politique et
dans un cadre d'expérimentation des conventions de débats.
Cette alternance constante rend particulièrement propice à la présence de forces contraires :
l'émeute et la fête, la prise d'une scène théâtrale et la prise de parole politique, jouer un tour
de force aux lois de l'univers (la pesanteur, etc.) en escaladant un trépied de cinq mètres et
créer une barricade de route aux voitures. Les participants cadrent l'événement selon l'une ou
l'autre ou les deux à la fois, avec lucidité et distanciation ou en se prenant au sérieux du jeu,
en faisant de l'expérimentation une institution, de l'utopie ou de l'idéal une structure à
généraliser.
De toute façon, les limites aux débordements ne sont jamais fixées d'avance et la
prépondérance pour l'une ou l'autre, le jeu ou le sérieux, se joue dans la situation même. Cette
alternance émerge régulièrement comme un point litigieux, notamment mais pas
obligatoirement entre artistes et militants. L'instigateur d'un jeu peut se désigner lui-même
Une explosion de liberté qui engage le rire, la farce, la danse, la mascarade et divertissement. 2. Occupation des
rues où les symboles et idéaux de l'autorité sont renversés. 3. Quand les marginaux prennent le centre et créent
un monde retourné. 4. Tu ne peux regarder un carnaval, tu dois y participer. 5. Un carnaval inattendu est
révolutionnaire.
149
Canetti prend l'exemple du chat qui joue avec la souris pour illustrer le fonctionnement de la puissance. Le
chat tient la souris dans son paramètre sans la tuer. La tuer se traduit par l'achèvement de la puissance par le
pouvoir. La puissance laisse toujours une marge d'initiative à la victime dans un espace contrôlé, contrairement
au pouvoir. Le chat est incontestablement supérieur à la souris, mais le jeu n'est pas joué d'avance pour autant.
La souris peut toujours échapper au chat et aussi longtemps qu'il y a cette possibilité, la puissance existe. Or.
les " faibles " peuvent toujours faire jouer leur jeu aux "forts" en y opposant une "résistance passive" par
exemple (voir H. Arendt, p. 261. ibid)
bO Selon Aristote, l'homme n'est pas seulement zôon politikon mais également, et même précédemment, zôon
mimétikon : la disposition mimétique contient, travaille et rend possible la disposition politique. Elle
"enseigne" le logos, elle donne à comprendre des modèles et, en même temps, elle est cette "aptitude quasi
illimitée à produire des représentations", cette "puissance imageante ou imaginante". L'activité mimétique
donne à voir ce qui pourrait être autre qu'il n'est. actualise les potentialité. Elle est cette base foncièrement
instable qui fait voir l'emploi possible d'une "arme" (ici affect, passion, discours) pour le meilleur ou pour le
pire et la politique ressort de sa démarche, de cette matrice dualiste.
(Revault d'Alonnes M. Aristote: entre Poétique et Politique in Prendre Place, Ed. Recherche Plan Urbain, 1995,
pp. 61-78)
107
ou être désignés par les autres, tour à tour comme chaman, manipulateur, démiurge, terroriste,
etc.
Cette proximité entre jeu et réalité présente un enjeu crucial pour l'art qui est lui-même une
forme de transposition de la réalité.
Un initiateur de Gaz insiste sur le fait que l'aspect ludique et la légèreté des règles que permet
l'artistique, laisse de la place à l'individu. Cet aspect lui concède une prise sur la réalité et
l'entrée dans l'action collective :
"Ce que j'aime bien dans ce côté artistique c'est que c'est beaucoup plus léger que lourd, c'est-à-dire que la
revendication est plus aléatoire, ça laisse un champ libre, ça te laisse la place en tant qu'individu d'abord de
comprendre ce qu'on dit, de l'interpréter, de t'approprier tout ou une partie ou simplement sur certains
morceaux et surtout ça laisse la place à toi d'avoir tes idées propres et d'y croire. C'est comme ça que ça fait
longtemps que je fais des trucs, que j'ai toujours cru même si ce n'est qu 'à un pour-cent que j 'avais une vraie
existence, que je pouvais vraiment faire exister mes rêves dans la réalité et il n'y a que les artistes qui m'ont
proposé ça. Les militants me l'auront jamais proposé et les associatifs non plus, il faut que tu rentres dans un
cadre, tu respect un règlement intérieur, un but, un objet d'une association et puis les individus qui la dirigent.
Les artistes n'ont pas ces mêmes contraintes. " (Roberto)
De même, Tom exprime cette même proximité entre art et réalité avec la possibilité de
réaliser des "idées folles". Mais il ajoute que c'est surtout l'action directe qui a permis
l'imbrication de l'aspect ludique avec la réalité des enjeux politiques. Un sentiment de
puissance énorme découle de cet aspect des choses.
Tom : "RTS m'a aussi donné la puissance énorme de voir ce que des personnes peuvent faire vraiment, qu'on
peut avoir des idées complètement folles et les réaliser. Avec l'art on fait ça, mais on le fait dans un contexte
artificiel. L'art donne la permission de réaliser des idées folles, mais ce qui est intéressant avec RTS c'est que
l'action directe donne également la permission à ça. La puissance qu “an a avec ça c'est énorme. "
Concernant la perception d'un événement, une intervention noyée dans son environnement
peut devenir imperceptible pour le passant. Le degré de perturbation du déroulement de la vie
quotidienne d'un lieu influence alors sa perception.
Aussi, le degré d'initiation ou de participation aux règles du jeu contribue à la perception de
l'événement. Un élément important concerne alors l'intention qui donne unité et identité à
l'action : le plan d'action. Celui-ci est ici élaboré de manière collective. Les règles de jeu151
prennent différentes formes et s'appellent protocoles, astreintes ou même ordre du jour.
Retenons qu'il y a surtout deux moments à distinguer, même s'ils sont toujours aussi
enchevêtrés. D'une part, l'intention indépendante de l'expression publique concerne des règles
de jeu élaborées au préalable. Celles-ci sont communiquées aux porteurs sous forme de
consignes, d'indices sommaires avant le démarrage d'une intervention.
151
Le jeu propose un cadre à la "structure intentionnelle de l'action" : un "contenu propositionnel" qui est le
même pour tous les participants (faire une non-commémoration de la grève de 1995, par exemple) et qui sera
envisager dans des attitudes, des "modes psychologiques" différents (concernant les motifs, motivations, buts de
chacun. L. Quéré, p.87) et des règles de jeu qui permettent la projection. "l’orientation vers la polarisation de
l'agent vers ce qu'il n'est pas'' (ibid., p. 88).
Concernant l'intention, voir l'article de L. Quéré, "Agir dans l'espace public", in Raisons pratiques, 1, 1990, Les
formes de l'action. pp. 85-112.
108
D'autre part, cette intention du départ est soumise à de multiples variantes, de nouvelles
composantes ou d'imprévus pendant le déroulement d'un événement. Pour comprendre ce
qui se passe pendant une intervention il est nécessaire de considérer "l'intention en acte,
incarné dans l'espace public...[et]... accessible en tant que configuration sensible, `sens
incarné `. " (L. Quéré, p. 97)
Les règles de jeu instaurées au départ sont assez souples, minimales et complètement
ouvertes aux modifications pendant le déroulement. Ces deux moments sont d'ailleurs
imbriqués lors de la phase d'élaboration qui se fait en général de manière semi-publique,
pendant de réunions "semi-ouvertes".
I V I.b. Maître des règles du jeu et autonomie du jeu
" Devenu le maître du jeu, Gates n'avait oublié qu'une chose : le jeu lui-même entend bien rester le maître."
(Libération, 8.1 1.99)152
Cette citation témoigne d'une épisode parmi tant d'autres qui soulève la question de
l'élaboration de règles de jeu concernant un nouvel ordre mondial : comment les élaborer,
imposer, sanctionner ?
Du point de vue de mon terrain, je dirais que ces règles de jeu sont inventées quelque part et
s'appelle lois, conventions, contrats, accords, etc. Elles sont ensuite appliquées dans
différents contextes. Au nom de ces règles de jeu existantes et connues, les participants, qui
s'appellent citoyens, peuvent contester et prouver les bavures commises. Au contraire, si des
citoyens jouent à ce jeu sans connaître les règles, ils sont comme immergés, sans aucune
emprise sur le cours du jeu. Tel est un des aspects de l'impuissance, décrite auparavant.
Simplement être dedans, exécuter des règles imposées de l'extérieur, c'est précisément ce
contre quoi les collectifs cherchent à se révolter. Alors, ils inventent leurs propres jeux. Ils
les élaborent à partir de pratiques ordinaires, au plus proche des échanges humains
existentiels et dans un écart aux règles conventionnelles153.
Au sens unique et interdit, on propose le contresens, la voie multiple et circulaire et on
cherche à s'approcher le plus possible à une supposée autorégulation.
Dans un extrait d'entretien, une porteuse de Gare aux Mouvements compare son lieu de
travail, un centre de distribution de la poste, à la chorégraphie créée dans les gares par Gaz.
Dans le centre de distribution les employés n'arrêtent pas de se croiser, ils doivent s'effacer
pour laisser passer l'autre, s'éviter pour ne pas se rentrer dedans et ça se fait de manière
automatique et instantanée. Ca va dans tous les sens, mais ça fonctionne. La tentative
d'introduire des sens uniques, afin de mieux canaliser ces gens qui portent des paquets lourds
ou poussent des chariots, n'a pas marché. Françoise compare ces mouvements des uns par
rapport aux autres à une sorte de ballet. Elle exprime un plaisir à l'effectuer et la nécessité
que le réglage vient de l'intérieur.
152
Extrait d'article concernant la condamnation du monopole de Microsoft par la justice américaine.
L'idée d'un échange humain existentiel est proche de cette impression d'humanité dont parle Goffman :
"L'impression d'humanité qui se dégage d'un individu provient d'une distance au rôle." (chap. 8.VI, 1991)
153
109
" Là où je suis, dans l'espace on arrête pas de se croiser les uns les autres avec parfois des tas de choses dans
les bras, il faut pas se cogner, il faut pas se rentrer dedans et c'est pas toujours évident. Un jour, ça. fait pas
longtemps, ils ont inventé le mode des sens interdits. Ca n'a pas marché. Effectivement ça paraît écologique,
avec des chariots et des trucs dans les bras dans des espaces étroits. Il faut se faufiler et on va dans tous les
sens, alors on devrait aller tous dans le même sens au moins, eh ben non, ça marche pas comme ça. C'est
vachement important pour nous de choisir chaque jour le sens où on allait et de se croiser au risque de se
cogner, mais bon ça veut dire qu'à chaque fois il y en a un qui s'efface pour laisser passer l'autre et on a besoin
de ça.
... Et c'est rarement les deux, c'est pas des trucs " mais je vous en prie ", non non c'est automatique, ça se fait
tout seul, c'est une forme de ballet, il y a des moment c'est vraiment une œuvre d'art. Au besoin on se voit même
pas et pourtant, on en arrive à se croiser et au moment où on se croise à décider immédiatement qui va s'effacer
pour laisser passer l'autre, c'est vital comme truc
Apparemment, les règles s'établissent ici de l'intérieur et à partir de lois physiologiques. Au
contraire, l'appropriation volontaire des règles de jeu par quelques-uns est rapidement hantée
par les abus de maîtres de jeu qui ne savent plus s'effacer.
Retenons ici que ce qui importe aux collectifs est de rendre l'élaboration des règles visible,
d'ouvrir la possibilité de contribution au quidam et de multiplier les positions de
participation : à la fois les élaborer et d'y jouer. Aussi, pour les artistes, un jeu n'est jamais
abouti, ses règles sont toujours propices à la transformation
Elaboration et débordement des règles chez RTS et Gaz
Chez RTS, l'élaboration des règles se fait collectivement. Lors de réunions hebdomadaires et
ouvertes au public, des idées sont cherchées, discutées, affinées, organisée. On ne sait même
plus exactement qui a énoncé l'idée de la street party, par exemple. Cette idée a été reprise et
mise en pratique avec ou indépendamment des initiateurs, Chaque réalisation dépend des gens
qui l'organisent et qui introduisent des variantes à souhait. Les organisateurs ne sont pas
toujours les mêmes.
Les règles du jeu de la street party concernent notamment : un lieu de rendez-vous public
pour la "masse" ; un trajet secret afin de dissuader les forces de l'ordre ; le point d'arrivé pour
le déroulement de la fête, où une rue est bloquée par des trépieds par exemple et qui est
"prise" simultanément par la masse. Les objets stratégiques sont : la sono, sans laquelle il n'y
a pas de fête les trépieds ou d'autres dispositifs pour bloquer la rue ; la masse qui garantie la
mise en route de la fête. D'autres interventions dépendent moins d'un chronométrage et
ajoutent du symbolique à la fête : le bac de sable, des stands de repas, des groupes et
performances musicaux et théâtraux, des banderoles et d'autres créations réalisées par divers
individus ou groupes.
Le chronométrage du tout se fait à partir de calculs minutieux, élaborés au préalable et
concernant le "timing", le nombre de gens attendus, la répartition des tâches, etc. Au
moment du déroulement de l'événement la coordination se fait avec des téléphones portables
afin d'assurer la correspondance horaire entre les " guides " de la masse, les transporteurs
des trépieds et de la sono.
La description du plan pour occuper la M41 par un des organisateurs, montre que ce sont
surtout les petits détails de coordination, adaptés à chaque fois aux situations en particulier
qui permettent le fonctionnement du plan :
110
This is the basic plan. The crowd meet up at Liverpool Street station, the meeting place we've advertised in
advance. Then when there's say, around two thousand people, at probably by about one o'clock, they're directed
onto the tube network by people in the crowd. Then (and this is the trick), they're taken right across London on
the central line to Shepherd's Bush where they're directed out of the station in groups of eight hundred, (a full
tube) turn left out of the station and left again straight onto the motorway. The basic plan is quite simple but it's
the smaller details that really hold it together. The crowd blocks the north bound traffic by filling the roundabout
at the bottom when the traffic lights are at red. They can't stop the south bound traffic because that's feeding
onto the motorway from the Westway, about three quarters of a mile from Shepherds Bush. That's our job. At
exactly the same time as the crowd arrive at Shepherds bush we have to drive onto the south lane, block it, (by
crashing two cars together and putting up tripods made of scaffolding), and drive trucks carrying the sound
systems bouncy castles etc. onto the road to meet the crowd. It might not be so hard but the states auto immune
system will be sending out black corpuscles en mass to spoil our fun. What our group has to do is drive the
trucks from their secret location to two points. One about two miles away, and then on signal, to another one
about quarter of a mile from the motorway. A short wait, one more phone call, and we drive onto the road, block
it and unload all the gear. That's the plan anyway. (Ben)
Les porteurs
Pour les gens qui constituent la masse, la règle du jeu est tout simplement de suivre la foule.
Si, par exemple, le trajet se fait dans le métro, quelques personnes avec des bandes roses
autour du bras indiquent la direction.
[chercheuse-porteuse] Pour le "carnaval du 18 juin154 le rendez-vous est à Liverpool Street
Station à 12h. Le rassemblement compte environ 15.000 personnes et il y a tout simplement
un mouvement dans une certaine direction qui se cristallise peu à peu. 8.000 masques de
carnaval en rouge, vert, noir et or sont distribués et au revers du masque il est marqué
notamment : "au signal suivez votre couleur". Le signal est des drapeaux des couleurs
respectives.
Je n'ai pas vu les drapeaux et ne fais que suivre tous ces gens et tous ces masques qui bougent
dans un sens. Une sorte de défilé à la fois désorganisé et cohérent s'amorce à travers les rues
de la City (centre financier de Londres), avec des personnes déguisées, des instruments de
musique ou des outils de jonglage.
Le défilé a été annoncé par les organisateurs comme une "journée d'action, de protestation et
de carnaval dans les centres financiers à travers le monde". Quelques jours avant l'événement
des affiches et autocollants étaient posés un peu partout dans la ville. L'annonce a également
été largement diffusée par les médias. Les employés étaient autorisés par les entreprises ce
vendredi de se rendre au travail en habit ordinaire à la place de l'habituel costume-cravate
obligatoire, afin de se protéger d'éventuelles agressions par des militants.
Je ne sais pas trop comment on est arrivé à l'endroit de la fête. Parfois, des gens indiquent une
direction à la foule aux croisements de route où ils ont instauré des barrages de vélos ou de
corps. En étant dedans, sans connaître l'organisation de la fête, le déroulement est assez
mystérieux.
Ce n'est pas une manifestation République, Bastille, où on connaît le point de départ et
d'arrivée et où il n'y a pas trop de surprise dans le déroulement, à part : combien on va être,
qu'est-ce qu'il y a comme banderoles et déguisements, la dispersion va-t-elle réussir, y aura154
Le 18 juin est la date du sommet du G8. Cette date était choisie par RTS pour organiser une journée
internationale de protestation contre la mondialisation du capital. Le défilé décrit ici n'est qu'une action parmi
d'autres (défilé de vélos, par exemple) à Londres et dans les alentours, mais c'est certainement la plus
importante en taille. Conjointement, d'autres actions ont également lieu dans 72 lieux sur chaque continent.
111
t-il des casses, y aura-t-il des nouveaux participants ? Dans la street party, rien n'est assuré,
tout est une réussite ou un échec surprenant et il y a une attente constante : " qu'est-ce qui va
arriver ? ".
Dans le même genre, les initiateurs de Gare aux Mouvements ont établi une sorte de plan de
déroulement avec quelques indices-clés. L'idée de la performance, le sens donné a été
élaboré par les artistes et en particulier par Amalia. La mise en pratique, les astuces
techniques ont été discutées avec les cheminots, qui connaissent bien tous les dispositifs de
la gare et savent comment y intervenir ou détourner les équipements.
A l'heure du rendez-vous à la gare Saint-Lazare ou gare de Lyon à la fin de l'après-midi,
chacun arrive avec son dispositif artistique (micro perche, haut-parleurs portatifs, vidéo,
caméra de surveillance, ...) ou autres tracts et affiches. Un dernier détour se fait par les
locaux de SUD pour attraper les tracts stockés, installer les systèmes de haut-parleurs
portatifs et recevoir les dernières consignes techniques concernant par exemple les
rassemblements :
"après un message passé par les haut-parleurs, il faut se réunir sous le panneau d'affichage des départs,
Amalia donne un signe en envoyant trois flashs avec son appareil photo et tout le monde lit le texte "Tout va
bien", après on passe par les souterrains et on relit le texte sur l'autre quai, après on va dans le hall des pas
perdus et on le lit une troisième fois".
Autre consigne : "Lors de la distribution de tract, la déambulation avec les systèmes portatifs, il ne faut pas
rester regroupé mais se disperser, se disséminer, bouger".
Les indications données aux porteurs sont plus précises que celles données par RTS.
Mais le contexte est très différent. RTS agit avec un grand nombre de personnes, leur jeu
n'est pas autorisé et sème notamment le trouble au niveau de la circulation motorisée. Le
rapport aux autorités et une probable répression sont en jeu. Or. le lieu de la fête n'est connu
que d'une petite partie des organisateurs pour éviter les infiltrations. Ceci influe d'ailleurs sur
l'organisation même de RTS en instaurant une hiérarchie du savoir. Ensuite, RTS agit depuis
plusieurs années à Londres et les street parties sont devenues une formule connue. D'une
part, les événements ont parfois fait la Une des informations médiatiques et d'autre part, le
bouche-à-oreille dans divers réseaux de protestataires et de party people a vite contribué à
accroître le nombre des participants. Or, les consignes à donner aux participants non
impliqués dans l'organisation sont minimes. En effet, elles se résument tout simplement à
l'attente d'aller sur le lieu de la fête et à être attentif aux signes indicateurs du chemin.
Parfois, des formes plus verbales interviennent : on se passe le mot.
Pour Tom, organisateur de RTS, les choses ne se passent pas toujours comme prévues.
Parfois elles se font d'une manière qui lui paraît mystérieuse. A part le 18 juin, il n'y a jamais
eu d'incidents importants155, malgré des situations à chaque fois périlleuses où le meilleur (la
fête) et le pire (une émeute) peuvent arriver. Or, il parle de l'intelligence de la foule qui
permet de prendre la rue sans trop de violence et d'y faire la fête paisiblement.
A ce propos, il décrit la prise de la M41 (l'autoroute) par la foule :
"C'est une action qui n'aurait presque pas pris place, parce que la police commence à comprendre les
stratégies. Alois il y avait 8.000 personnes d'abord puis 10.000 sur l'autoroute. La police a fermé le métro,
155
Pour la première fois, la fête s'est terminée par des casses de vitrines et d'autres dommages d'équipement.
112
toute la ligne de métro. Les trépieds étaient là, la sono aussi, il n'y avait pas de voiture sur l'autoroute mais pas
de gens non plus, mais des lignes de policiers à chaque bout de l'autoroute. Mais pour nous ce qui est
important c'est l'intelligence de la foule (crowd), et cette fois ci elle a vraiment marché, parce que la foule a
décidé, c 'était pas notre plan du tout, elle a décidé de bouger, elle a fait des petites routes comme ça et elle est
revenue sur l'autoroute derrière la police, ils se sont retournés, ils ont essayé d'arrêter ça mais c'était le
pouvoir du peuple et ça a duré jusqu'à 10h du soir. "
IV.I.c. Le jeu de la démocratie
Devoir de visibilité des initiateurs
Chez tous les collectifs, l'élaboration des règles du jeu se fait toujours de manière semipublique. Mais pour accomplir le jeu, la participation des porteurs et des passants est
nécessaire un moment ou un autre. Alors, les règles du jeu sont modifiées en fonction de
cette participation.
Rappelons que cela doit se jouer dans la limite de présupposées règles démocratiques, qui
n'empruntent pas au représentatif mais à des formes directes d'expression et même à la
valorisation libertaire de l'autonomie individuelle.
Certaines valeurs et principes moraux sont alors sous-jacentes : les règles devraient assurer
l'égalité de tous et en même temps, ils devraient favoriser l'espace de l'apparence de l'action
et de la parole. La pluralité des participants, la révélation des agents et la recherche d'un sens
commun (direction, signification, goût) devraient être assurer conjointement.
Par exemple, le droit de prendre la parole et de s'exposer deviennent ensuite un devoir de le
faire au nom d'un bien commun. De plus, la prise de parole devrait être susciter chez ceux
que l'on n'entend jamais.
La difficulté de trouver un juste équilibre entre ces exigences est exprimée par ce porteur de
Gaz. Il a longtemps observé ce jeu délicat de la démocratie à la MDE.
" En même temps il. Faut que tu te fondes dans la masse, en même temps, il faut que tu t'identifies, que tu sois
un individu, qu'on sache bien ce que tu fais. Si tu fais trop de vagues, t'es suspect pour certains, c'est ambigu,
c'est bizarre. Et les vrais acteurs que j'ai connus par d'autres actions qui sont là-dedans, ceux-là font rien
d'apparent, ne disent rien, se tiennent dans une espèce de minimum-maximum, clans une espèce de moyenne
confortable et ils font plus trop de vagues. " (Blaise)
La complexité de ces exigences apparaît aussi au grand jour lors de débats publics où
intervient la parole. Les PVP travaillent la question des règles de jeu, non pas en terme de
trajets dans la ville, mais en matière de débats publics.
e
Les Etats du devenir sont un débat organisé dans la salle de la Roquette dans le 20
arrondissement à Paris en novembre 1996. Pendant trois journées, environ 300 à 400
personnes (pour la plupart affiliées à des organismes, associations, collectifs en lutte ou des
professeurs, étudiants, etc.), se rencontrent autour de tables thématiques ou en assemblées
plénières. La problématique du débat est : comment "chercher ensemble" (cum-petere) un
moyen collectif de résistance contre la mise en place mondiale du néolibéralisme et la
compétitivité effrénée de l'économie de marché.
113
Avec beaucoup des participants, les PVP ont pris contact à l'avance156 pour discuter,
échanger des idées et s'assurer qu'une majorité des participants est à priori favorable à leur
démarche : accepter qu'il n'y ait pas un ordre du jour ou un programme bien défini à
l'avance ; que la question "comment procéder pour débattre et échanger", les modalités de
discussion et les thèmes soient posés avec tous les participants au début des trois journées de
débat.
Le journal Les PVP n° 6 distribué avant l'événement, a annoncé l'organisation un peu
inhabituelle tout en proposant : une thématique pour chaque jour157, treize thèmes qui
pourront correspondre à des tables de discussion'', des dispositifs d'exposition scénique,
artistique, militant (présentoir), les horaires (de 10h30 à 23h) et les interventions scéniques
du soir (20h30).
La question organisationnelle (comment parler ensemble ?) est érigée en problématique
majeure par les participants158. Un porteur exprime la nécessité d'envisager l'organisation du
débat en fonction du contexte pour permettre la réalisation des principes cités plus haut.
"II faut à la fois apporter du contenu et trouver assez rapidement la forme de procédure qui est adaptée au
contexte. Dans le contexte je mets plusieurs choses : qui est là, le nombre qu'on est, les attentes, les expériences
des uns et des autres de ce genre de situation, les contraintes dans lesquelles on est, le temps qui est disponible.
A partir de là il y a quand même des solutions qui sont moins foireuses que d'autres, pour réellement créer les
conditions de l'activité de chacun et la contribution de chacun à l'objectif qu'on a, comment chacun va pouvoir
entrer, exister dans une discussion, exister avec les autres et pas simplement suivre. " (Samuel)
Le même porteur juge du bon ou juste déroulement du débat en fonction de l'avancée de
l'assemblée et de l'encadrement du débat. L'exigence d'un savant mélange nous révèle
l'infinie difficulté :
" Dans les états du devenir j'ai vu les choses évoluer dans leur devenir, leur dynamique et j 'ai trouvé que le
projet n'était pas seulement porté par quelques-uns. Tout le monde allait un peu dans le même sens. La façon
d'intervenir des PVP était bien, ils étaient disséminés dans la salle, très actifs mais sans monopoliser, ils étaient
" au service " de l'organisation sans disparaître. Il y avait surtout 3 ou 4 et il y avait aussi ceux qui étaient
impliqué par rapport à la logistique, c'était un travail d'équipe, je savais pas au départ qui était des PVP et qui
ne l'était pas. Il y avait des gens qui avaient un rôle actif et j'ai trouvé que ça allait dans le sens de l'implication
des gens, de la prise de parole et surtout d'en faire quelque chose du point de vue des perspectives. Il y cl eu de
la déperdition, mais il y a eu des choses derrière : le projet des Fora. Pour moi c'était en gros : les états du
devenir produisent les fora, des rencontres entre des organisations. C'est déjà pas mal. "
Les initiateurs de ce débat devraient donc être au service de l'organisation du débat qui se fait
avec la participation des porteurs et des passants. Mais les initiateurs ne devraient pas
disparaître totalement afin de garder un rôle de régulateur à plusieurs niveaux : susciter des
156
Les organismes en parrainage avec l'événement sont : le Forum civique européen, le groupe de Lisbonne,
ICARE (initiative de citoyenneté active en réseaux), la Maison Grenelle (dont Transversale Science/Culture), le
MAUSS, le Monde Diplomatique, le SNESup FSU, l'Université de Paris 8-Sant-Denis
157
"Citoyens : acteurs ou interprètes ?". "La philosophie (penser au pluriel), une réponse à l'économisme
(pensée unique) ?", " débats, convergences et perspectives autour du projet des Etats du Devenir ".
158
Par exemple : "l'urbanisme, les stratégies urbaines et la précarisation", "l'agriculture quelle qualité pour
demain ?", "l'UniverCité, recherche fondamentale et cohésion sociale ". " les cités/banlieues, citoyens en
France ", " les logiques de coopération etc.
159
Elle donne d'ailleurs suite à des séminaires et rencontres internationales : la fondation des fora des villages
du monde, Première rencontre des fora des villages et cités du monde.
114
relances, intervenir quand le débat part dans tous les sens ou l'enthousiasmer quand il
s'enlise. En somme, ils devraient aider l'assemblée à accoucher un nouveau sens commun,
dont l'origine doit se trouver incontestablement dans l'ici est maintenant, dans le moment du
déroulement même. Ceci revient à impliquer tous les participants et nouveaux venus dans
l'organisation et la prise de parole, à faire parler ceux qui se taisent et faire taire ceux qui
parlent trop.
Finalement, ils devraient aussi faire aboutir l'assemblée à une suite, faire vivre les
productions qui ont émergé mais sans les récupérer.
"Ce qui manque peut-être, le point faible qu'on a retrouvé après avec les .fora, c'est de ne pas avoir travaillé en
profondeur la question de la coordination, du comment on continue ?" Est-ce qu'on peut créer une sorte de
coordination pour ceux qui veulent et s'appuyer là-dessus sans figer les choses ? Expliciter aussi qui continue,
afin d'éviter que le pouvoir soit chez celui qui a le pouvoir de continuer ou de convoquer. "
Le postulat de l'auto organisation, l'autorégulation ou la co-construction n'empêche pas de
prêter une attention particulière aux modes de régulation et une certaine attribution de
responsabilités aux initiateurs. Ceci aboutit d'ailleurs aux points litigieux évoqués dans les
citations des entretiens.
Aussi, il y a toujours comme une nécessité de pouvoir identifier l'auteur, celui qui s'expose,
de savoir d'où quelqu'un parle ou agit.
Lors des Etats du devenir, l'échange verbal en assemblée plénière se passe avec des micros
sans fil qui circulent de main en main. Parfois la circulation du micro se passe par des voies
invisibles et l'assemblée se fait surprendre par une voix qui sort des haut-parleurs. Les gens
dans la salle n'arrivent pas à situer celui qui parle et cherchent alors à interrompre cette
parole surplombante. Des voix se lèvent : "c'est qui, il est où ?"
De même, celui qui prend le micro pour la première fois est toujours astreint à se présenter
par son nom et sa qualité d'engagement politique ou professionnel.
Se situer et donner son identification paraît nécessaire afin d'éviter la dérive panoptique160
l'omniprésence surplombante d'une voix qui vient de nulle part.
Une attente porte, sous-jacent, que les inconnus et leur pluralisme se conjuguent, que des
subjectivités s'expriment pour connaître les "qui" des participants mais pour à la fin
converger dans un sens commun, une direction commune, un projet commun. Le génie,
l'exception, l'héroïsme de quelqu'un doit trouver une confirmation en face. Celle-ci s'affiche
lorsque celui qui s'expose sert et enrichit le bien commun. Le droit de prendre la parole
devient ensuite le devoir de la prendre pour le bien commun et puis même de la perdre. Ce
sont les dures exigences d'une société démocratique.
De larges questions se posent comme celles de la rétribution, la juste attribution des auteurs
et leurs actes, la possibilité de la perte et du don et aussi de l'inégalité de la position initiale
des différents participants face au débat ou au projet. Certains de ces aspects seront traités
ultérieurement.
160
C'est le principe de la télésurveillance, par exemple. Un oeil invisible est omniprésent et surveille. Face à
une caméra. je sais que je suis observable, mais sans que je puisse savoir si effectivement quelqu'un regarde
précisément à ce moment-là. Voir Surveiller et punir de M. Foucault.
115
Ouverture et fermeture
Les collectifs proposent donc d'établir des règles à une assemblée, en ayant au préalable
introduit des ruptures, des vides. Au début c'est souvent l'euphorie parce que tout est à faire et
tout est possible ; les places ne sont pas encore assignées, un ordre pas encore établi.
A ce propos, un porteur de Gaz raconte l'entrée de l'association dans la MDE. Le collectif a
participé à l'occupation de la maison et à partir de là, il contribue et observe l'organisation
progressive depuis le début :
" On a eu de la pub à GAZ, concernant l'action Gare aux mouvements. Ca a eu un bon écho dans le milieu
associatif syndical, etc. Tu sais, les gens se rencontrent, discutent, parlent, nos tracts ont un peu circulé, etc.,
tout de suite on avait du matériel, des autocollants. On a commencé tout de suite à toucher à tout, à voir ce que
faisait les uns et les autres, c'était fabuleux, un vrai supermarché des associations. On nous avait collé avec les
gens de la télé de proximité, accès libre, et souriez vous êtes filmé (une association contre la vidéosurveillance).
C'était très intéressant parce qu'il y avait tout de suite tout a faire. " (Blaise)
Mais lorsqu'un travail dans le long terme s'amorce, à un moment donné il faut pouvoir
travailler à partir de bases qui ne sont plus à revoir à chaque fois, à expliquer à chaque nouvel
arrivant.
De nouveau, l'exemple de la MDE est très parlant :
...je suis plutôt rebelle ou réfractaire à toutes formes de hiérarchie établie, d'ordre ou de règle, mais c'est
inévitable qu'il y ait des feux rouges, il y et un minimum de lois, de règles de cadre à mettre en place et il y a
aussi un gros effort de communication. ... Il n'y a pas de langage commun, chacun vient avec sa problématique,
son problème de lampe, sa revendication, sa manif qui va arriver, ces inquiétudes sur le futur, le présent, ces
envies de pouvoir aussi. D'autres arrivent avec des soucis qu'ils ont déjà et qui sont vraiment importants à
regarder : "j'ai 80.000 pers à régulariser". Donc, il y a tout un tas de poids et de mesures qui ne sont pas les
mêmes. C'est dommage qu'il n’y ait pas un cadre simple, c'est ce qu'on a essayé de faire et c'est tout de suite
compliqué.... C'est effarant cette remise en cause systématique de choses acquises. J'ai eu la patience d'assister
à, je pense, une trentaine de conseils de maison, franchement des fois ça valait le coup de s'endormir, c'était
lamentable. Le jour où on a voté les articles du texte des associations pour la gestion de la MDE, rappelle- toi,
il y avait deux mecs qui n'ont jamais été là et qui ont passé tout le temps à discuter, article par article et on leur
et répondu et on a mis trois heures, alors que ça faisait déjà au moins trois semaines qu'on savait tout ça par
cœur, tout le monde et c'était le texte apuré, on avait déjà vu tout, c'est lamentable.
C'est un puits sans fond dans lequel on apporte du matériel, des idées, des choses des actions, des volontés et
qui ne se remplira jamais, c'est un vase sans fin."
Cet extrait semble révéler des contradictions face aux principes de la démocratie.
Apparemment, son bon fonctionnement requiert à un moment donné des fermetures.
Dans ce sens, des questions reviennent constamment de la part des artistes et des militants :
comment construire sur des acquis, des choses convenues entre les gens présents à
l'assemblée, sans tuer une certaine spontanéité, la fraîcheur des propositions et questions
nouvelles, etc. ? Comment accueillir toujours les gens nouveaux, comment être un "puits sans
fond" sans s'épuiser ?
Dans les termes de H. Arendt ceci veut dire, face à l'imprévisibilité de l'action et de la parole,
comment créer des remèdes, des protections stabilisantes sans détruire la substance des
rapports humains ? Comment toujours réactualiser une possible puissance sans jamais la
matérialiser pleinement ? L'instabilité et l'imprévisibilité des affaires humaines ont quelque
chose de terrifiant et l'introduction d'îlots dans cet océan d'actions instables prend des figures
multiples : le vote, les règles d'un collectif, une charte, un manifeste, etc.
116
Ces questions se posent aussi bien pour le déroulement de débats et d'interventions, que pour
le fonctionnement et l'organisation d'un collectif. Où se situe le bon équilibre entre ouverture
et fermeture d'un lieu, d'un collectif ?
Ici, je me limite à l'observation des interventions. Un savant mélange doit être trouvé entre
plusieurs ingrédients.
En général, un projet s'élabore en petit comité, souvent il est décidé en aparté, dans le pub, au
café, en comité restreint. Le projet est souvent mené ou accompagné de bout en bout d'abord
par un noyau dur d'environ 2 à 7 personnes. Il est ensuite affiné, amélioré, élargi au sein de
réunions ou rencontres semi-publiques. Au moment de l'événement, la proportion des
porteurs peut encore sensiblement augmenter, comme c'est le cas avec RTS, et la présence
des passants est sollicitée ou permise en fonction du lieu choisi.
Puisque ce sont des événements dont la cohésion se fait en quelque sorte de l'intérieur, elle
est tributaire de différents aspects :
− la cohésion du collectif-initiateurs : structure forte, durable, voire familiale, peu
changeante au niveau de la circulation des membres, ou structure relâchée, de courte durée,
très changeante.
− le degré d'ouverture et de fermeture du lieu de l'intervention et aussi la présence ou
l'absence de passants, leur invitation ou dissuasion.
- La cohésion entre les gens invités qui naît à travers des collaborations sur plusieurs années
ou lors des débats qui se passe dans le long terme et dans l'informel.
− la plus ou moins forte présence, régulation visible des initiateurs lors de l'intervention, la
présence fortement structurante de dispositif.
− la complexité d'une intervention : un débat est beaucoup plus complexe qu'une
performance, une installation, une exposition, etc. Construire autour de la parole est plus
difficile que de construire seulement autour de l'action.
− le stade dans le cycle de l'engagement : définir un conflit et un adversaire est plus simple
que l'élaboration d'un nouveau projet de vie.
− le degré d'expérimentation de l'intervention, un type d'intervention est déjà rodé ou pas, a
déjà été expérimenté à plusieurs reprises.
Ces indices sont quelques facteurs de stabilité/ instabilité ou d'ouverture/fermeture. Le propos
n'est pas d'élaborer une équation mathématique, mais de pointer le fait que des fermetures
soient nécessaires afin qu'ouverture et expérimentation soient possible. Nous remarquerons
aussi que ces facteurs sont d'ordres très différents.
L'exemple des débats organisés par les PVP sur plusieurs années, montre comment ces
différents facteurs peuvent se combiner.
1er débat, 1994 :
117
Les PVP organise un premier débat concernant l'université avec le thème "étudiants/
professeurs : acteurs ou interprètes ?" à l'université de Saint-Denis dans un amphi et le MJC
de Saint-Denis en décembre 1994. L'amphithéâtre est certes un lieu clos, mais sont
emplacement à l'université permet quand même du passage, notamment hasardeux. Les PVP
effectuent plusieurs jours à l'avance un travail important d'invitation des passants de
l'université et d'ailleurs, à travers des saynètes et interventions diverses. C'est le premier débat
organisé des PVP et ils le ponctuent avec plusieurs interventions théâtrales et artistiques.
2e débat, 1996 :
Les Etats du Devenir dans la salle de la Roquette voient beaucoup de passages aussi. Mais les
passants se rendent exprès dans ce lieu, suite à de nombreux appels à travers des médias
divers (Internet, annonces journal, rencontres, etc.). Le contexte immédiat de la salle est le
quartier, un quartier quelconque avec lequel il n'y a pas vraiment eu un travail spécifique au
préalable. Le débat est clairement séparé des interventions scéniques le soir et leur présence
est plutôt une présence de cadrage à certains moments cruciaux (introduction, clôture, pause,
logistique, etc.) et la prise de parole à titre individuel est assez fréquente.
3e débat,
1997 :
La fondation des fora se passe début août 1997 près de Forcalquier en Haute Provence, dans
la coopérative la plus importante de Longo Maï161 (Grange-Neuve) sur la colline de Zinzine.
Elle est co-organisée par les PVP et Longo Maï. 50 "villages" (entités de résistance) environ à
travers le monde (Rwanda, Madagascar, Kenya, Colombie, Canada, divers pays d'Europe), se
sont rencontrés afin de fonder les fora. Ceci requiert d'ailleurs des traductions
professionnelles. Pendant trois jours les participants se sont trouvés 24h sur 24 ensemble sur
un assez large territoire d'environ 500m2 d'une colline, loin de la vie urbaine, sous des tentes,
autour de tables en plein air. Le cadrage est cogéré par les deux parties d'organisateurs.
4e débat, 1999 :
La 1ère rencontre des fora se passe à la Cité universitaire à Paris du 7.5.- 11.5.99 en
collaboration avec la Fondation de Danielle Mitterrand. Cette fois la rencontre s'établit sur
cinq jours en présence de personnes invitées à travers le monde et notamment des participants
de la Fondation des fora. Les débats se déroulent la plupart du temps à porte fermée. La
présence des PVP est très peu ressentie et le cadrage visible minimal. Contrairement au débat
précédent, il n'y a pas de clôture commune du débat, où l'assemblée présente se projetterait
ensemble dans une suite.
Nous pouvons observer que différents aspects de ces débats depuis 1994 jusqu'à 1999 ont
évolué de la manière suivante :
- La cohésion du collectif semble perdurer, ce qui permet l'installation d'une confiance dans
les capacités des uns et des autres au fil des interventions. On sait de quelle manière
161
Mouvement, issu des agitations des années 70, ayant un fort engagement politique. Ce sont des coopératives
agricoles en France, Autriche, ex RDA, Ukraine.
162
Il s'agit à nouveau de "chercher ensemble" une organisation de la citoyenneté entre personnes s'inscrivant
dans différents contextes de résistance, dans une visée d'envergure internationale. L'enjeu est d'échanger les
visions, expériences, pratiques et rhétoriques diverses pour déboucher sur des modalités d'actions et de
réflexions communes.
118
l'un ou l'autre "assure". Le noyau dur (4 à 7 personnes) est d'ailleurs toujours composé des
mêmes personnes et c'est dans le noyau élargi que ça tourne, que des gens entrent et sortent.
A l'inverse, la durée des liens peut également amener à l'enlisement des relations.
− Les lieux choisis pour le débat vont vers une fermeture progressive en se retirant hors d'un
contexte urbain ou en introduisant des clôtures privatives.
- Des collaborations durables avec des porteurs se sont effectuées à travers toutes ces années.
La durée des rencontres s'est allongée. Ce facteur de stabilité peut d'ailleurs se retourner et
amener à l'érosion des relations : "l'usure amicale".
− Le cadrage du débat devient de plus en plus imperceptible et ouvert, la présence des
organisateurs s'efface. Le débat lors de la 1ère rencontre des fora se passe presque
essentiellement autour de rencontres informelles. Autour de discussions de petites tables et
un temps de pauses long.
− Le degré d'expérimentation du débat reste toujours important, mais la formule "chercher
ensemble" est devenue une démarche qui a fait ses preuves de validité pour les initiateurs et
certains porteurs.
− Le cycle de l'engagement concerne ici plutôt l'élaboration de projet alternatif et est de ce
point de vue extrêmement fragile.
Fermeture d'un côté, ouverture de l'autre. Un grand degré d'expérimentation nécessite une
grande cohésion des initiateurs et la présence majoritaire de porteurs sympathisants, jouant le
jeu. Un équilibre entre ouverture et fermeture est nécessaire, si l'on ne veut pas que le jeu soit
court-circuité.
IV.1.d La transformation : question de perception
Non seulement, les pièces ou saynètes des PVP peuvent attirer l'attention concernant
l'expression individuelle, mais aussi concernant l'énergie et la cohérence des mouvements
d'individus bougeant de concert.
Cette cohérence ou chorégraphie tient au fait que ses pièces peuvent être embrassées d'un
coup d'œil. Une pièce peut être jugée de beau ou de touchant, comme elle peut être jugée de
cacophonique. Selon le degré de connaissance des PVP ou la position d'un spectateur, les
avis divergent.
Pour Gaz, c'est différent et il n'y a pas l'unité de la scène qui guide la perception. Le passant
ne voit pas forcément une chorégraphie d'ensemble, mais il peut avoir des rencontres
fortuites avec des porteurs de voix, des individus ou un groupe lisant un texte.
Françoise, porteuse de Gare aux mouvements, se montre pourtant sensible à la cohérence des
mouvements de ce groupe. Elle est au courant des liens du groupe et met ses déplacements en
parallèle avec les mouvements habituels de la gare.
119
"Les déplacements dans la gare des gens ne sont pas beaux en soi, mais justement, de mettre un groupe de gens
qui avaient un même but, qui était en lien avec ceux qui se déplaçaient comme ça, ça c'était beau en soi."
Ce cadrage esthétique de Françoise, est finalement une question de point de vue et de
connaissance des règles de jeu.
Ces règles pourront également être imaginées concernant les flux ordinaires de la gare. On
pourrait filmer cet espace dans son déroulement quotidien, l'enregistrer sur un fond de
musique et le tout deviendrait une danse lors de la projection. Mais dans ce cas là, il n'y a
qu'un joueur dont la perception peut être partagée inter subjectivement en montrant le film.
Dans le cas de Françoise, le fait d'être porteuse et donc d'être au courant de ce qui se passe est
formateur du regard porté sur l'événement. Qu'on soit acteur ou spectateur au moment de
l'intervention, c'est un certain degré de connaissance des règles de jeu qui influence le
jugement esthétique des déplacements.
Jouer à un jeu, c'est-à-dire se situer dans le jeu qui permet de se lancer en avant, de se projeter,
transforme également la perception.
Accomplir un acte, un geste dans un jeu, change la manière de faire et de percevoir habituelle.
Conduire un camion qui transporte du matériel pour une street party diffère profondément d'en
conduire un pour livrer des marchandises et la vision de la ville change totalement. Elle est
doublée ici par un récit poétique :
We drive across north London, our rental trucks merging anonymously into the background of Saturday
shopping and the hustle and bustle of a busy summer weekend. Every now and then we spot a group of people
obviously heading for the meeting place at Liverpool St. station. l'm too vain not to ,feel a sense of pride, and to
scared for it to make me feel anything but even more nervous. We pass a police carrier in Islington, a
conspicuous reminder of an ever present danger. Theirs, a power relying on the visible, the fear and insecurity
that their presence installs, ours a power relying on the invisible, coming from nowhere suddenly. 1 stare at them
from behind my mask but still they scare me. Both Dean and myself have driven vans in the past to make a living.
It seems strange to be in that functional plastic interior, map in hand, feet on the dash board, the same physical
space but an entirely different purpose. Yet 1 don't feel that different. For a moment 1'm scared that we’ll forget
and go and deliver all this gear to same factory in East London. We drive through the Marylebone traffic jams,
past Madame Tussaud's and the Planetarium. Maybe those sweating queues of glazed eyed tourists haven't come
to eyeball the plasticity of fame, they've come to wonder at the fumes and crush of Europe's most persistent
traffic jam. Front Marylebone we join the Westway, which rises majestically out of the chaos like a giant silverbacked reptile winding over the city. I feel young, like a child on a great adventure, the blue skies echoing our
new found mood. London seems to be waiting, almost conspiring with us, as if somehow it's a living participant
in the days events. (Ben)
Si la transformation consiste essentiellement dans un changement de cadrage comme le
suppose D. Bensaïd163, nous en avons ici un bel exemple.
"Rassembleur des pratiques en miettes, le politique non politicien articule l'attente et le possible, le réveil et
l'événement, l'interprétation et la bifurcation. Car transformer le monde, ce n'est plus seulement, mais c'est
encore l'interpréter, comme un texte dont les quarante-neuf degrés de signification ne se livrent jamais d'un
seul coup. "
163
Daniel Bensaïd, La discordance des temps. Essai sur les crises, les classes, l'histoire, Paris, les éd. de la
Passion, 1995, 301p.
120
La perception des choses change lorsque nous engageons un trajet à partir de quelque part.
Libérer la créativité, l'imagination, la construction collective se font en engageant un
mouvement.
Dans les prochains chapitres j'essaie de décrire ce processus et il me semble utile d'insister
sur la distinction suivante : la nécessité de se situer et de se projeter en avant. Ces deux
moments interfèrent sans arrêt.
Proposer un jeu, établi ici et maintenant avec des règles simples, ouvre aussi la possibilité
pour ceux qui n'ont pas une place bien définis dans la société (exclus, statuts intermédiaires
quelconques) d'en élaborer une. Ceci rejoint le souci de cette porteuse de NPP :
"J'ai d'abord besoin d'élaborer ce que j'ai à dire moi-même, avant de le confronter au collectif ".
IV.2. Trajet et mouvement : formes de " masse " en marche
IV.2.a. Marcher en collectif
Introduire la notion de la marche, permet de comprendre davantage le mouvement qui est à la
base de différentes formes de déambulation, de trajet, de parcours, de déplacement lors
d'interventions artistiques.
Pour I. Joseph,
"marcher, c'est forcément naviguer, observer et agir en même temps. ... C'est produire des indices de son
activité au moment même de son effectuation, cadrer et marquer son déplacement avec et pour ceux qui
l'observent." Or, il y a "...combinaison de la réceptivité et de la spontanéité dans l'habitude de la marche." (p.
18, 1998)
Examinons cette expérience à la fois cognitive et pratique à travers deux exemples de
parcours dans la ville, réalisés par NPP et l'IS.
NPP organise des Chemins des Randonneurs Urbains (CRU). L'idée de ce dispositif est de
parcourir la ville à l'aide d'outils, de concepts, de protocoles, de thèmes afin de la découvrir
différemment.
La description porte ici sur le CRU du chômage du 22 mai 1999, associant une déambulation
ludique avec le thème du chômage164. La courbe officielle des chiffres du chômage plaquée
sur le plan d'Ivry-sur-Seine a tracé ce parcours à travers des rues et ruelles de cette ville, en
passant par des cités HLM, des lotissements, des places de jeux, la mairie, l'ANPE, etc. (voir
carte graphique en annexe). Le CRU a été réalisé suite à la proposition d'un artiste, Yves
Bureau, par des membres de NPP et avec la participation des membres de l'APEIS
(association de chômeurs), dont certains habitent les cités qu'on traverse. Le parcours est
ponctué par divers arrêts pour parler avec les habitants, distribuer ou coller des images, faire
des photos, rencontrer le maire ou découvrir un lieu en particulier à l'aide d'outils
télescopiques.
Ce procédé emprunte entre autres à la "dérive" : "une technique du passage hâtif à travers des
ambiances variées", une méthode de parcours urbain inventée par l'IS. Il s'agit de "se
164
" D'autres CRU ont précédé : le " CRU de 1910 ", guidé par un géographe, reliait les points où la Seine était
montée le plus haut : un autre avec un peintre s'articulait autour du regard posé sur la ville ; un autre encore,
réalisé avec une école, consistait à relier tous les parcours quotidiens des enfants... " (Isabelle Duriez,
L’Humanité)
121
laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent " (p. 19, n° 2).
Afin de concentrer toute attention à l'environnement et d'explorer les effets de nature "psycho
géographique", Debord suggère de faire la dérive seul ou "...en plusieurs petits groupes de
deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience" et que "la composition
de ces groupes change d'une dérive à l'autre." (p.20). Il est question de saisir des "unités
d'ambiance", leurs composantes principales et leurs localisations spatiales afin de pouvoir
envisager des nouveaux critères pour l'architecture et l'urbanisme.
Le CRU est proche de cette idée de la dérive, qui rejoint celle de l'orientation dans la ville de
NPP dans le sens : "apprendre à s'y perdre et s'y retrouver" (Isabel). Mais chez l'IS, cette idée
est toujours liée à la déambulation solitaire et parfois introspective où les choses se passent
entre l'individu et son environnement bâti.
Alors que contrairement à l'IS, lors du CRU, nous sommes un petit groupe d'environ trente
personnes et ce parcours se comprend comme une randonnée entre amis, ce qui ne veut pas
dire que les participants se connaissent forcément tous. Or, d'après des remarques d'un
initiateur qui confirme ma propre expérience : déambuler collectivement dans la ville change
complètement le regard porté sur l'environnement ; l'attention prêtée aux participants, à
l'ambiance du groupe, aux gens croisés dans la rue rend parfois inattentif à des ambiances
plus générales. Par moment, on prête plus attention à son voisin et à la discussion qu'on est
en train de mener avec lui qu'au chemin parcouru ou aux ambiances rencontrées. On ne
cherche plus forcément son chemin, mais plongé dans une discussion avec quelqu'un, on se
contente de suivre le groupe et de mettre en arrière plan de sa perception tout ce qui nous
entoure. Les buts de la participation sont fort divers : voir des amis, explorer des dispositifs
artistiques, soutenir l'action parce que le chômage nous concerne, qu'on habite à Ivry, parce
qu'on est artiste ou chômeur, journaliste ou étudiant. Selon ses préoccupations on attribue
plus d'importance à telle ou telle chose rencontrée en chemin.
La ville et son urbanisme ne sont pas explorés de manière analytique par le CRU et selon un
découpage rationalisé en fonction de plans, de découpages urbains ou administratifs. Cette
démarche est avant tout inspirée d'un point de vue relationnel et pédagogique. Le parcours est
dessiné en fonction de la courbe du chômage, mais ensuite il est fignolé en fonction de points
urbains importants concernant le thème du chômage : l'ANPE, la Mairie, l'hôpital, des cités
HLM, un monument élevé en hommage au travail. De plus, des dispositifs sont distribués et
ponctuent la balade, notamment un petit guide de définitions et de “vrais” chiffres du
chômage réalisé avec l'association de chômeurs l'APEIS. Le CRU est organisé par des
“ amoureux de la ville” (Isabel), parfois des Ivriens, qui aiment travailler et découvrir les
potentiels attendus et inattendus de la ville : ses bâtiments publics - ANPE, Mairie ; ses
signes multiples - plaquette de rue, fenêtre murée, monument ; ses perspectives de vue tunnel, panorama : ses agencements urbains entre types d'espaces différents : jardin, cité
HLM, lotissements ; ses chemins différents - petit passage, square ; ses matières, ses
ambiances et finalement, chose très importante, ses habitants. Dans ce sens, des événements
ponctuent le parcours et captent l'attention du collectif dans son ensemble : deux femmes de
la CNL, habitantes de la cité Pierre et Marie Curie que nous traversons, s'en font le guide
pour nous présenter leur lieu de vie, elles nous montrent leur attachement en même temps
que leur inquiétude liée au chômage :
“j'ai l'impression que depuis quelques années les gens se parlent moins dans la cité. Est-ce le fait de la
précarité ? Quand on n'a plus de travail, on se recroqueville sur soi. Je sais de quoi je parle, j'ai été licenciée
économique trois fois ” (Monique, article d'I. Duriez, L 'Humanité, 21.05.99)
122
Une autre fois, le trajet s'arrête dans la Cité Auguste Pioline, dans un petit passage bordé
d’anciens pavillons dont l'ancien nom de la rue est : la “ Cité du Progrès ”. Une conversation
s'engage spontanément à travers une fenêtre où une habitante du quartier est apparue.
Stimulée par l'écoute et l'intérêt de cet auditoire inattendu, elle commence à nous raconter
l'histoire du lieu
et “ ...des premiers logements sociaux d'Ivry pour familles nombreuses, vers 1910. Maintenant, ils vont être
expulsés. “ Je ne resterai pas là, j'irai à Vitry ”. Elle vient d'une famille de cinq enfants, et elle est née là, dans
la cuisine... L'endroit va devenir une cité universitaire. ” (Anne Attali, description du CRU pour NPP)
Autres événements qui ponctuent le parcours : la distribution et l'affichage devant l'ANPE
d'images et de textes de NPP et une courte intervention de Gérard concernant la production
d'images de luttes politiques et l'importance d'échapper au misérabilisme ; le goûter sur la
pelouse prêt de la Mairie ; un bref discours du maire pour parler de la “ difficulté de
maintenir l'emploi dans une ville où 4000 habitants sur 53000 sont au chômage ”
(L'Humanité, op. cit.).
Certains participants, en tant que citoyens, cherchent à lier une pratique urbaine à leur
préoccupation de transformation politique. Dans ce sens, un des responsables de l'APEIS
estime
“ qu'on devrait développer ce type d'action informelle. Sortir du formalisme pour remettre les choses en place
et parler directement avec les gens. Pourquoi pas en déambulant dans la ville, où si l'on ne fait pas l'effort de
regarder, on ne voit pas le chômage ? ” (L 'Humanité, op. cit.)
Le CRU est un trajet expérimental qui mélange plaisir et pédagogie. Pour ses auteurs, ce
sont une expérience et une idée qui ne demandent qu'à être reproduites dans d'autres villes
sur d'autres thèmes.
Les deux formes de parcours dans la ville, de l'IS et de NPP, sont significatifs d'une
recherche sur le comportement de l'homme dans un environnement bâti. A la différence de
l'IS, le CRU prête davantage attention au collectif dans un sens où l'interrelation humaine est
basée sur la communitas, pour utiliser une notion de Turner165'. Comme dans les rites
165
Dans Le phénomène rituel : structure et contre-structure, PUF, 1990. Victor W. Turner part d'une analyse de rites
d'initiation chez les Ndembu (Nord-Ouest de la Zambie), de la liminarité et de la communitas qui façonnent ces rites et
alternent avec la structure sociale.
Plus précisément. il distingue trois stades lors de ces rites : séparation (a), marge ou 'limen' (b), réagrégation (c ).
a) comportement symbolique qui signifie détachement de l'individu ou d'un groupe par rapport soit à un point fixe antérieur
dans la structure sociale, soit à un ensemble de condition culturelle (un "état"), soit aux deux à la fois. h) Les
caractéristiques du sujet rituel ("le passager") sont ambiguës, il passe à travers un domaine culturel qui a peu ou aucun des
attributs de l'état passé ou à venir.
c) Réagrégation ou réintégration : le passage et consommé. Le sujet et de nouveau dans un état relativement stable et, en
vertu de cela a des droits, des obligations vis-à-vis des autres de type clairement défini et structural avec des normes
coutumières et des références éthiques.
Ensuite il analyse ces trois stades de manière élargie dans les sociétés occidentales.
La communitas concerne un lien humain essentiel et générique sans lequel il ne pourrait y avoir aucune société. Elle est
rendue évidente ou accessible que par juxtaposition ou hybridation avec certains aspects de la structure sociale, les deux se
déterminent mutuellement. La communitas. avec son caractère non-structure. représente le "vif" de l'interdépendance
humaine et est indispensable au fonctionnement de la structure. La communitas a une dimension existentielle et engage
l'homme tout entier dans sa relation aux autres hommes tout entiers. Un aspect de potentialité et du mode subjonctif va avec
et les relations entre les êtres pris dans leur entier engendrent des symboles, des métaphores, des comparaisons. Les
prophètes et les artistes tendent à être des gens liminaires et marginaux, des "hommes-limites", qui s'efforcent avec une
sincérité passionnée de se débarrasser des clichés associés au fait de posséder un statut et d'avoir un rôle à jouer et essaient
d'entrer avec les autres hommes, en fait ou en imagination, dans des relations essentielles. Dans leur production ils tentent
d'entrevoir ce potentiel d'évolution inutilisé de l'humanité, qui n'a pas encore été extériorisé et fixé dans une structure.
Aussi, la liminarité donne à penser que celui qui est grand ne pourrait pas être grand sans l'existence des petits et il faut que
celui qui est grand fasse l'expérience de ce que c'est que d'être petit. La vie sociale est un espèce de processus dialectique
qui entraîne l'expérience successive du haut et du bas, de la communitas et de la structure, de l'homogénéité et de la
différenciation, de l'égalité et de l'inégalité.
123
d'initiation décrits par celui-ci, les événements artistiques constituent comme des parenthèses
ou séparations de la structure sociale. Ces événements rejoignent également l'émergence
d'une "liminarité", d'une marge et de la "communitas" qui s'immisce dans un entre-deux.166
Le trajet à travers Ivry de NPP est un tissage de liens sans relâche entre les participants euxmêmes et les participants avec les habitants et des acteurs spécifiques de la ville (en
l'occurrence, le maire). Certains liens existent au préalable, d'autres sont déclenchés par ce
parcours, d'autres encore sont transformés et se poursuivent au-delà de l'événement. Le CRU
est un espace-temps exceptionnel où le relationnel, l'urbain et l'action se nouent d'une manière
particulière.
La manière de parcourir la ville lors du CRU rejoint sur certains points les grandes
manifestations revendicatrices de rue : le mouvement de base est également la marche et les
relations entre manifestants sont configurées par le relationnel direct. Pourtant des différences
apparaissent. Lors d'une manifestation, il s'y ajoute : une exposition du corps, de soi, d'un
groupe à travers des banderoles, d'autres ustensiles, déguisements ou supports d'images et une
expression corporelle (cris, chants, danses, jeux, etc.). Cette exposition s'adresse aux gens qui
bordent la rue, les médias (photographes, enregistreurs audio et vidéo) qui sont présents et les
autres collectifs de la manifestation. Aujourd'hui, le ludique des manifestations politiques est
assez répandu en France. De même, l'exemple anglais de la street party trouve un large écho
dans plusieurs pays167. Par contre, une manifestation peut aussi rendre visible de styles très
différents. Les rangs serrés, le chant à poing levé de "l'Internationale" par Lutte Ouvrière peut
dénoter considérablement dans une même manifestation avec les sans-papiers qui défilent de
manière assez désordonnée et en dansant au rythme d'instruments africains pour certains.
Aussi, à côté des rangs ordonnés et des expositions visibles de revendications, des gens se
rencontrent, font connaissance, discutent "politique", profitent de l'occasion pour revoir des
amis, etc.
Les rencontres informelles prennent toute leur importance pendant une manifestation comme
le CRU, où le but est d'explorer l'environnement, de se rencontrer et non pas d'afficher une
quelconque revendication ou d'exposer un collectif, un nombre, une masse.
Les actions des artistes amènent parfois des rencontres entre des personnes de statut social différent comme par exemple les
professeurs et les étudiants et ils mettent des dispositifs en place afin que tout hiérarchies s'effacent.
166
Turner distingue deux "modèles" principaux, juxtaposés et alternés de l'interrelation humaine : a) celui d'un système
structuré, différencié et souvent hiérarchique de position politique, juridique, économique avec un grand nombre de type
d'évaluation qui séparent les hommes en fonction d'un plus et d'un moins (caste, classe, rang....). b) émerge dans les
périodes liminaires, celui d'une société qui est un "comitatus", une communauté non structurée ou structurés de façon
rudimentaire et relativement indifférenciée ou mime une communion d'individus égaux qui se soumettent ensemble à
l'autorité générale des aînés rituels.
Pour le moment nous nous intéressons donc surtout à l'émergence d'une communitas. Précisons qu'elle s'introduit par les
interstices de la structure dans la liminarité, sur les bords de la structure, dans la marginalité et par dessous la structure, dans
l'infériorité. On la tient souvent pour sacrée ou sainte car elle transgresse ou dissout les normes et accompagne un
phénomène où on fait l'expérience d'une puissance sans précédent. Aussi, les énergies instinctuelles sont sûrement libérées
mais la communitas n'est pas seulement le produit de pulsions biologiques héritées et dégagées de contraintes culturelles.
C'est plutôt le produit de facultés humaines particulières qui comprennent la rationalité, la volition et la mémoire et se
développent avec l'expérience de la vie en société.
167
RTS travaille beaucoup avec le net-working et la global street party du 16. 05. 1998 et du 18.06.99 (dates des rencontres
du G7/8) sont des exemples qui se veulent transnationaux. Selon différentes sources de RTS (Internet, média, affiches
produites), des street parties ou d'autres actions ont eu lieu ces jours-ci dans plusieurs pays (Australie, République tchèque,
Hongrie, etc.).
124
Avec les procédés artistiques en déplacement il est également question de parcourir l'espace
dans une temporalité qui permet d'y établir un trajet. L'effort porte non simplement sur la
possibilité de se rendre d'un point A à un point B, mais d'amener toute l'attention sur l'entredeux. Parfois, des moyens de transport comme les caravanes ou les péniches sont utilisés afin
d'échapper à l'injonction "de plus en plus vite" qui élimine ce qu'il y a entre le point de départ
et le point d'arrivée (autoroute, train de grande vitesse, avion).
Dans ce sens, des militants et des artistes de RTS, avec quelques habitants du quartier créent
une zone autonome dans une rue de quartier, condamnée à la destruction (voir I.2.). Pendant
six mois, ils investissent la Claremond Road dans le Nord de Londres et ils occupent la rue
en mettant l'intérieur à l'extérieur (des sofas, des jeux, des matelas, des feux, des fils de
linges), en transformant des voitures ou même des maisons168 en de symboles de protestation
et de barricades esthétiques169, en y réalisant des utopies de vie collective et des actions de
revendication politique.
Même si cette zone d'habitation est créée à partir de l'idée d'un trajet, la configuration change
et rejoint plutôt celle de la masse à l'arrêt, qui sera décrite dans le prochain chapitre.
IV.2.b. Les porteurs : marcher et se rencontrer/immerger et se distancier
Selon I. Joseph, la marche se rapproche de
"l'activité pour laquelle Rousseau se sent né, c'est celle où il pourrait dépenser son énergie en une succession
de premiers mouvements, sans songer aux enchaînements, ni aux conséquences. La marche et la promenade
instaurent la primauté de l'instant isolé, l'activité irréfléchie et intransitive où le corps s'oublie. En
herborisant, Rousseau se contente d'accueillir les objets dans sa conscience passive, il se confine dans un
circuit d'actes qui engendrent indéfiniment leur propre recommencement, loin de toute initiative." (1998, p.
19)
Marcher et se rencontrer
L'accomplissement de la marche dans l'habitude, mais en compagnie d'autres personnes
comme lors du CRU, facilite les rencontres. En accomplissant un mouvement habituel, au
même rythme en allant de l'avant, où l'on cherche son chemin ensemble, on se rapproche plus
facilement les uns des autres.
La parole se libère et notamment la parole qui révèle et qui questionne l'autre. Au rythme de
la marche, la parole est comme déversée, partagée entre deux personnes de préférence,
maximum trois ou quatre. Au-delà de ce nombre, il devient difficile de marcher l'un à côté de
l'autre ou en proximité nécessaire pour s'entendre.
Cette parole peut être celle qui libère la tête, qui laisse cours aux libres associations, une
parole partagée aussi qui est toujours renvoyée, rendue à son interlocuteur après un certain
168
Une maison se trouvant au bout de la rue à été d'abord transformée en un espace où des artistes ont exposé
des "œuvres" d'art avec un contenu de protestation écologique et ensuite, elle a été transformée en une barricade
en le remplissant de pneus de voiture afin de susciter un effet de ressort pour les machines de démolition.
169
Par exemple, une voiture est remplie de pierres et de bétons, des plantes poussent dans la voiture et une
inscription dit "Rust in peace" (rouille en paix en allusion à "rest in peace", repose en paix).
125
temps. C'est une parole de révélation-de-soi mais qui se fait dans les formes de la politesse
supposant la présomption d'égalité, où chaque partie trouve son compte en terme d'expression
et d'intérêt du thème de la discussion.
On peut aussi se poser les questions élémentaires afin de cerner un bout d'identité de
quelqu'un : qu'est-ce que tu fais dans la vie, qu'est-ce qui t'amène ici, d'où viens-tu ? Non pas
un interrogatoire, ni une ingérence mais plutôt un intérêt curieux porté à l'autre et toujours
possible d'être renvoyé. C'est ainsi que ces questions sont comprises.
C'est certainement aussi une présomption de confiance qui prime les échanges entre ce groupe
de porteurs. Les personnes conviées au CRU ne sont pas sélectionnées précisément. Ce sont
souvent des amis d'amis, des gens d'une même " famille " ou sensibilité politique, même si
l'on ne peut pas la nommer précisément. Cette confiance se rapproche sans doute de l'idée de
fraternité comme affect, sentiment et émotion, telle que l'étudie S. Wahnich lors de la
Révolution française :
"C'est un affect politique qui institue une communauté politique où l'identité repose sur le partage des
mêmes principes, ici la paix et la liberté. La fraternité serait ainsi la reconnaissance sensible de son
semblable politique. ... La fraternité politique ne supporte que des rapports entre égaux". (S. Wahnich)
Dans les groupes de porteurs étudiés ici, des principes aussi généraux que la paix et la liberté
sont certainement sous-jacents mais pas suffisants pour comprendre le fondement d'une
famille politique. Plutôt, mais d'une manière aussi générale, c'est une façon d'envisager la
lutte politique, la recherche d'utopie et de lien social qui sont semblables. Parfois, cette
confiance et ce sentiment de fraternité ne sont même plus liés à des idées en particulier, mais
elle peut jaillir simplement d'une situation de fête sur un arrière-fond d'engagement collectif.
Pour décrire davantage les espaces publics créés par les collectifs. la microsociologie nous
indique des aspects importants. Avec Quéré, nous pouvons observer que nous sommes dans
un milieu où la communication et la socialisation sont des dimensions à prendre en
considération en plus de la simple observabilité réciproque. 10
S'immiscer dans un groupe de discutant est a priori également permis. Il est possible de se
mettre à côté de quelques personnes qui discutent, d'écouter ce qui se dit et de parler au
moment propice. Non seulement il est question de présomption d'égalité, mais aussi de
publicité. Il est possible d'accoster tout le monde sans que ça soit ressenti comme une
ingérence. Nous retrouvons ici, comme dans d'autres situations décrites plus loin, une règle
cardinale qui est déjà celle de la parole-signe dans le coffee-house au XVIIIe siècle, décrite
par Sennett171.
170
Je rejoins par là. la position de L. Quéré : "L'espace public n'est pas simplement un milieu de signes ou
d'indices à la disposition de ses occupants pour déchiffrer leurs états internes et faire des attributions
réciproques. ...Mais la publicisation des actions et des expressions comporte d'autres dimensions, qui relèvent
davantage de la constitution d'une intersubjectivité pratique, c'est-à-dire de la reconnaissance réciproque
comme sujets, de la liaison des personnes et de l'enchaînement de leurs actions dans la coopération sociale.
C'est pourquoi elle n'est pas seulement "indiciation d'entités inobservables, inaccessibles sans la médiation de
signes, mais aussi communication et socialisation. Plus fondamentalement encore, elle est le processus par
lequel les actions et les paroles accèdent à leur véritable, se dotent du propos, du sens, de l'intention qui les
individuent - du moins s'il est vrai que l'expression publique n'est pas la simple représentation d'une réalité déjà
entièrement déterminée. mais quelle est le processus par lequel cette réalité s'actualise et acquiert ses traits
identifiants. " (p. 102)
171
La parole était conçue comme un signe et non pas comme un symbole, comme ce fut le cas plus tard. Le
symbole renvoie à un "référent", il indique autre chose que lui-même, il cache une signification autre que
126
e
Les maisons de café (ou les coffee-house) du début du XVIII siècle revêtaient alors un rôle de centres
d'information.
"Le parler y était régi par une règle cardinale: pour que l'information fut aussi complète que possible, les
distinctions de rang étaient temporairement mises entre parenthèses; toute personne assise dans la coffeehouse avait le droit de parler à une autre, de se mêler à n'importe quelle conversation, qu'elle connût ou non
les gens, qu'elle fut invitée ou non à parler."
(Sennett, 1979; p.73)
La marche permet la libération de la parole d'autant plus facilement qu'on peut s'approcher
d'une personne en marchant. Approcher une personne à l'arrêt qui peut nous dévisager, rend
parfois une entrée en conversation particulièrement difficile. Ou il faut avoir quelque chose
de précis à lui dire qui permet d'ouvrir un échange de parole sans hésitation ou il faut une
disposition de l'espace, des dispositifs et une ambiance particuliers qui permettent de
l'accoster. Sortir un café d'une machine, s'asseoir avec un tract, s'appuyer au bar, écouter et
regarder un groupe de musique sont autant de gestes familiers et d'attitudes orientées dans de
situations fort différentes. Ils permettent plus facilement de percer la " bulle " de réserve de
quelqu'un et d'ouvrir un dialogue.
Ces attitudes familières172 comme la marche facilitent l'engagement d'une conversation tout
en dédramatisant l'apparition de "blancs de silences", qui, au contraire permettent de réfléchir.
C'est ainsi que NPP organisent parfois des mises sous enveloppe et d'envoi collectif avec des
gens concernés par l'envoi, mais venant d'horizons différents. Accomplir ensemble un geste
ou un mouvement dans l'habitude instaure une proximité entre deux ou quelques personnes et
la temporalité nécessaire à la réflexion, qui décharge du "stress de l'interaction". C'est ce
stress où l'on écoute une personne en train de parler tout en préparant déjà la prochaine
question ou intervention, afin de ne pas laisser apparaître des blancs trop longs. Ceux-ci
pourront mettre un terme à l'échange verbal ou laisser apparaître un malaise.
Revenons au CRU. Malgré la présomption de publicité, l'échange de nouvelles entre amis, la
circulation de rumeurs ou de discussions à caractère plutôt privatif ont également lieu. Aussi,
en marchant, il est facile de circuler entre les différents noyaux de discutants et donc d'y
entrer et d'en sortir et de changer d'interlocuteurs.
exprimée à première vue. La parole, utilisée comme symbole, nécessite un constant décodage pour savoir ce
qui est vraiment dit derrière les mots. Tandis que dans le langage-signe, parler c'était "...faire une déclaration.
forte et effective et surtout, émotive et contrôlée" (Sennett, 1979, p.71), le dit était crédible en soi et permettait
donc la spontanéité immédiate des interlocuteurs.
172
Je me réfère ici au texte de L. Thévenot. "Le régime de familiarité " (in Genèse, 17, sept. 1994, pp. 72-10I)
qui montre comment le clivage théorique entre sujet et objet peut être concilié dans le maniement, l'usage
d'objet. "Les choses personnalisées ne sont pas détachées de la personne qui se les est appropriées mais
étendent sa surface et garantissent son maintien....Les choses personnalisées, et les repères intimes de leur
engagement, défont la généralité des objets et permettent d'établir une dynamique de la personnalité.... La
figure du sujet s'estompe à mesure que s'ancre l'habitude, et les choses entraînent plus qu'elles ne s'offrent
comme moyens." (p. 96) Or, les gestes ou attitudes familiers décrites sur mon terrain servent de moyen non pas
pour établir une dynamique de la personnalité concernant ces gestes, objets et attitudes en soi, mais ils
permettent d'aller vers l'inconnu à partir d'une base de confiance, de repères locaux. Pour Thévenot le public
concerne les repères communs, les responsabilités, la constitution de représentations collectives qu'il met en
parallèle avec les objets fonctionnels, les formes de savoir commun, la sécurité et la discipline. Celui-ci serait
en tension avec les espaces du privé du maniement, l'usage et l'usure à partir de repères locaux, impliquant
l'habileté du geste et la virtuosité. Notons pour le moment que sur mon terrain l'espace familier et l'espace
public ne sont pas en tension mais intimement imbriqués et le premier donne le courage de se projeter dans le
deuxième.
127
Un parcours a aussi un début et une fin. En arrivant à terme du trajet, on aurait vécu quelque
chose ensemble et traversé un peu comme une aventure. Etre en exploration ensemble, en
recherche, en expérimentation, renforce, confirme et noue des liens et des sympathies. Aussi,
le parcours s'inscrit dans le corps et une certaine fatigue musculaire témoigne du trajet
accompli. Le goûter sur la pelouse permet finalement d'allonger ses jambes et se réjouir d'une
satisfaction liée à l'ensemble des assouvissements physiques et sociaux de ce parcours, avant
de se séparer.
Marcher collectivement dans la ville, s'exposer en dansant ou rencontrer l'autre à partir de
gestes familiers, ce sont différents mouvements et manière d'exploration physique d'un
espace, de l'inconnu, de soi-même en tant qu'agent. Pouvoir agir dans le monde et l'explorer
demande de se situer. Les procédés d'interventions observées proposent à cette fin la création
immédiate de bases familières pour la constitution d'un collectif et la direction commune de
ce collectif.173
Immerger et se distancier
Lorsque nous connaissons le chemin d'une manifestation à parcourir (République, Nation,
par exemple) et que nous avons déjà participé plusieurs fois à ce genre de manifestation, nous
savons à quoi nous attendre. De plus, si nous sommes avec un organisme politique où il faut
faire groupe, porter des banderoles, etc., notre place est plus ou moins figée du début à la fin
de la manifestation. Nous avons une idée assez précise de ce qui est en train de se passer.
Nous prenons notre place dans une sorte de rituel déjà exercé à plusieurs reprises.
Si nous participons à une manifestation en tant qu'indépendant, photographe, sympathisant,
curieux, nous connaissons le parcours, mais nous ne sommes pas immergés d'entrée de jeu
dans le défilé. Nous avons inévitablement envie de voir ce qui se passe : qui est à la
manifestation, combien de personnes, comment les uns et les autres se mettent en scène ?
Alors, nous engageons un trajet personnel dans la manifestation. Nous entamons un va et
vient constant entre d'une part, l'immersion dans un groupe, défiler sous telles banderoles
avec laquelle nous sympathisons, suivre vaguement au bord de tel autre groupe qui chante ou
joue de la musique et marcher avec quelqu'un que nous connaissons. D'autre part, nous
sommes à la recherche de distanciation et d'une position qui nous permet de porter un point
de vue. Monter sur le mobilier urbain, marcher plus vite, plus lentement ou s'arrêter au bord
pour saisir l'ensemble de la manifestation en sont des possibilités. S'élever au-dessus de la
masse en montant sur une cabine téléphonique, un arrêt de bus, l'escalier de l'Opéra Bastille,
la statue de Trafalgar Square ou autres sont des postures habituelles que nous pouvons
observer lors d'un défilé, d'une manifestation, d'un cortège.
173
D'abord le rapport au monde qui sous-tend l'action est un rapport de connivence dans lequel le monde,
appréhendé comme familier, est le "champ de l'expérience", ce sur quoi le sujet a une certaine prise du fait qu'il
s'engage en lui comme corporéité, c'est-à-dire comme capacité de percevoir, de sentir et d'agir. Mais cela veut
dire aussi que l'agent ne cesse de se diriger vers ce monde, que ce monde n'est accessible qu'à celui qui y est
situé " et qui en épouse la direction ". et qu'à proprement parler l'intention suppose une structure de perspective
: c'est-à-dire l'appréhension de ce qui est et de ce qui arrive d'un certain point de vue, d'une certaine distance et
dans un certain sens (au sens où quand on regarde, on regarde d'un lieu vers un autre), et l'existence d'un point
de départ et d'un point d'arrivée, d'une attente et d'une visée d'accomplissement l'environnement [de l'agent] est
identifié et qualifié en fonction des visées, capacités, pouvoirs et dispositions qui sont les siens en tant que sujet
corporel socialisé - c'est un "behavioral environment" comme dit Mead - de sorte que l'intention contribue ellemême à déterminer l'environnement de l'action qui l'incarne en même temps qu'elle est déterminée par lui. " (L.
Quéré, p. 103)
128
C'est comme une envie de pouvoir embrasser visuellement et cognitivement l'ensemble de
cette masse et de l'événement afin de pouvoir se l'approprier et se positionner face à ce qui se
passe. En même temps, c'est l'envie de toujours être dans la possibilité d'entamer un trajet
depuis cette position de surplomb et d'extérieur vers une position d'immersion et
d'intérieur.174
Le mobilier urbain, les niches et les appuis offerts par les dispositifs urbains, permettent de
multiplier les perspectives. Ils deviennent également des dispositions dans l'action et
organisent le regard et l'écoute.175
Il est impossible de pouvoir se situer lorsqu'on est immergé dans la masse et son corps à
corps. La proximité et le grand nombre de corps qui nous cernent rendent impossible de voir
les limites de cette marée de gens. Seulement en traversant un bout de rue en pente, par
exemple, la ville nous offre spontanément un point de vue sur la masse en léger surplomb.
Sinon, il est nécessaire d'en sortir et de chercher un mur, une poubelle, une barrière afin de
pouvoir embrasser le défilé depuis un point de vue en hauteur.
La taille et la configuration de la masse (densité, orientation) défilant joue certainement un
rôle dans les postures adoptées face à l'environnement. Une configuration comme le CRU,
n'est pas vraiment une masse et n'est d'ailleurs pas non plus un défilé démonstratif. Immergé
dans le CRU, on n'a pas ce besoin de prendre ses distances pour savoir ce qui est en train de
se dérouler. Mais tous les points de vue portés à partir de l'intérieur sur l'ensemble nous
donne tout de suite accès à une idée de cet ensemble. Le " défilé " est assez espacé et relâché
et un coup d'œil jeté en avant et en arrière à partir de notre position du dedans nous situe
immédiatement.
Le CRU permet de prendre une attitude d'exploration de l'environnement et de chercher ce
qu'il y a derrière ce mur, cette fenêtre, ce nom de rue, cette maison détruite, etc. Or, à un
moment donné, nous nous arrêtons devant un mur et regardons avec des instruments
télescopiques bricolés par Gilles ce qu'il y a derrière. Face à l'inscription “ Cité du Progrès ”
sur un mur, une partie du groupe s'arrête et se questionne. Une fenêtre s'ouvre et une
habitante qui a dû nous observer, nous explique le sens de cette inscription ou l'histoire qui l'a
fait apparaître là.
Plus le groupe de gens qui défile est petit, plus le parcours choisi peut se faire à travers des
petites ruelles, des espaces plutôt intimes ou même semi privés. Quand le groupe est petit il
est plus réactif à l'environnement. Il n'a pas besoin d'avancer groupé pour ne pas perdre sa
cohésion. En attendant par moment, en restant dans un champ de vision qui peut porter loin,
la cohésion est toujours assurée.
Par exemple, une partie du groupe s'arrête pour discuter avec une habitante, une partie qui est
déjà plus loin revient pour voir ce qui se passe et les retardataires s'ajoutent à l'attroupement.
Dans le cas du CRU, le groupe est suffisamment petit pour pouvoir dériver dans
l'environnement urbain, au fil de ses surprises et ambiances.
174
Ceci rejoint certainement l'exigence de la double visibilité qu'énonce I. Joseph concernant l'espace de la
gare : "une visibilité d'ensemble comme condition de possibilité d'un scénario qui lui convient, et une visibilité
réciproque comme condition de la coopération avec d'autres unités véhiculaires." (p. 145. 1998)
175
I. Joseph, "Paysages urbains, choses publiques", in La ville sans qualités, éd de l'Aube, 1998.
129
Un autre exemple porte sur un cortège festif et revendicatif, organisé par Gaz avec et pour la
Maison des ensembles (MDE). Plus précisément, la manifestation est surtout coordonnée par
un des organisateurs de Gaz et réalisée avec quelques "associatifs" ou "militants" de la MDE.
Divers dispositifs artistiques posent la question : que veut dire ensemble ? Quelle est l'identité
de la MDE ?176. Outre l'interrogation de l'identité de la maison, il s'agit d'expérimenter des
manières non protocolaires de défiler.
Environ 200 personnes participent à la manifestation et un cortège assez désordonné mais
joyeux se met en marche le 21 juin 1998. Le cortège s'engage à travers des rues plutôt étroites
du 12e arrondissement de Paris. Plusieurs changements de rythme ou de figures (marcher en
reculant, imiter des bruits d'insectes177), et un tas d'interventions ponctuent la manifestation :
"pour l'association Onze de Pique on s'arrêtait à 2, 3 endroits stratégiques où il y avait des permis de construire
qui étaient en cours pour dénoncer ce qui allait se construire de manière commerciale mais pas humaine. Pour
Souriez vous êtes, filmés, on passait devant les caméras et on faisait une démonstration devant les caméras. Pour
des associations comme Il 'Art et Art Maniak c'était de faire un temps devant l'implantation d'un Mur Mc
Donald, parce qu'ils sont hostiles à Mc Do. "
Or, à environ 200 personnes, la réactivité de l'ensemble du collectif est toujours assurée.
D'ailleurs, des occupations commandos de lieux stratégiques (Assedic, Crédit lyonnais,
bourses, chambres de commerces, etc.) par des associations comme AC ! DAL ! APEIS, et
tant d'autres, se font souvent dans cet ordre de grandeur.
Un dernier exemple concerne le mouvement des chômeurs qui a débuté en hivers 1997 et dont
de nombreux collectifs ont inventé des actions originales. Un recueil de textes et de tracts, "Le
lundi au soleil"178, retrace des actions, des plus informelles aux plus formelles. Ici, il n'y a pas
d'artistes à l'origine des actions, mais les idées naissent dans des assemblées générales
(notamment celles de Jussieu) et parmi les "militants de base". Ceux-ci critiquent d'ailleurs
ouvertement des associations et organisations plus structurées, telles AC ! ou LO
Il me semble particulièrement intéressant de citer cet exemple qui rejoint tout à fait les
précédents, même si le contexte d'élaboration et de réalisation n'est pas le même. Cet exemple
montre que la manière d'entamer un trajet dans la ville est liée à la façon d'envisager une
action protestataire et la réalisation d'un moment d'utopie social.
L'exemple retenu en particulier concerne la création d'un comité de Balade, qu'un participant
décrit merveilleusement comme suite :
" Les balades sont des journées de rencontres actives et de jeux à l'échelle de la ville et de la vie. II est
souhaitable qu'aucune routine ne s'y installe - que l'imagination de chacun s'exprime et serve de tremplin.
176
Une image dit : "je, tu, nous, ensemble ", une autre : " 1+1+1+1 ", concernant la notion de tous ensemble de
la grève de 95.
177
L'idée est d'utiliser des techniques de tribus peu nombreuses qui font du tapage pour faire nombre.
178
Recueil de textes et de récits du Mouvement des chômeurs, cahier n° 1. novembre 1997-avril 1998, La
bande à 35h par jour et L'insomniaque. Appel à la Guinche des chômeurs précaires et de leurs camarades, des
participants de l'assemblée de Jussieu, Paris, mai 1998.
179
A ce propos, dans une Déclaration du collectif des chômeurs, précaires et solidaires d'Alès est marqué :
"Ces désirs que nous avons impliquent qu'on ne se soumette pas à ce qui est considéré comme "politiquement
correct" ou à une stratégie de militants qui voudraient garder pour eux les questions de société et nous laisser
les revendications comme occupation, quitte à recruter les éléments "les plus conscients". Nous voulons
discuter de tout et agir après avoir commencé à comprendre ce que nous voulons vraiment !
130
Certains trouvent notre enthousiasme excessif - Il ne s'agit pas de dire que "nous sommes les meilleurs" mais
notre "assemblage" contient une "graine de magie" - Des liens se tissent peu à peu ; nous nous réapproprions
des morceaux de liberté ; nos rêves, nos délires mêmes, conjugués, nous mènent à une réalité qui nous semble
plus vibrante que celle d'hier - L'hiver a été long, laissons fleurir le printemps ! Ne l'étouffons pas sous le voile
opaque de la raison !" (Le comité de balade du 20 février 1998) (p. 79)
La description d'une de ces balades par un participant ressemble sensiblement à l'idée du
CRU, au jeu avec la police de RTS ou au cortège festif de la MDE.
"Que d'émotions... ! Dans le plus grand stade de France. Un sans faute, que du beau jeu.
Une fois n'est pas coutume, les acolytes du comité de Balade se sont donnés rendez-vous un samedi. Ce 31
janvier, la place du colonel Fabien se remplit peu à peu ; ce sont bientôt 80 personnes qui trépignent en
attendant le départ de quoi ? La police perplexe se ronge les ongles se demandant quelle surprise nous leur
avons réservé. Un ballon apparaît, puis 2, puis 3, c'est le signal. Dans un bordel indescriptible, les 80 se mettent
en mouvement les plus excités dévalent déjà l'avenue Claude-Vellefaux. Les trois ballons volent d'avant en
arrière ricochant sur les vitrines. Le plus grand match de foot dans le plus grand stade de France a commencé.
Les règles n'existent pas et nul arbitre n'est là pour en faire respecter. La trajectoire des ballons nous guide,
nous empruntons la rue St. Marthe où des bandes de gamins se mêlent à nous, satisfaits de voir cette bande de
gugusses mettre un peu de bordel dans cette ville où la limite du trottoir semble électrifiée. Les plus âgés
sourient quand ils nous entendent hurler : " ils sont pas heureux les chômeurs ? "Les accidents de terrain
marquent les arrêts de jeu. Nous voilà bloqués en bas de la rue du Faubourg-du-Temple, un ballon est coincé
sur un balcon, l'un de nous escalade tandis que les autres réclament : "du football pas de travail." La rue prend
pour un moment des couleurs étonnantes, la voiture n'y règne pas en maître, le mobilier urbain n'est plus un
objet à respecter mais un obstacle à éviter. Le ballon récupéré, nous continuons notre route vers République où
une compagnie de CRS nous attend de pied ferme visiblement décidée à jouer l'équipe adverse. Désappointés
de se retrouver en face d'une équipe aussi sérieuse, venue en uniforme - respectant nullement les règles de la
diversité et du bordel, ils sont tous habillés pareils, anti-sportif ils ont fait les du trajet dans des cars aménagés nous obliquons vers Bastille pour tenter de leur échapper. La dernière heure tourne dès lors au football cachecache entre les bleus et nous. Usant de notre connaissance du terrain et des quelques agréables passages qui
existent encore dans le 20e arrondissement, nous avons réussi à les tourner en bourrique. A plusieurs reprises,
leurs cars s'arrêtent, les joueurs lourdement harnachés descendent mais à peine ont-ils mis un pied à terre que
nous accélérons pour être hors de leur portée et eux obligés de remonter dans leur véhicule. La partie se termine
à Ménilmontant lorsque les Bleus envahissent le terrain furieux de voir à quel point nous ne voulons pas jouer
tous ensemble mais avec ceux qui nous plaisent. Nous nous séparons alors jusqu'à la prochaine fois."
(anonyme, p. 55)
IV.2.c. Les passants : la proportion de leur présence et la perception de l'événement
Les porteurs qui défilent en nombre élevé dans la rue, lors d'un grand cortège festif ou d'une
manifestation importante, constituent des configurations de groupements particulières. Ils
forment une masse, qui avance collectivement en marchant ou en dansant, canalisée et
délimitée par les rues. Cette masse déborde de tous les côtés dès qu'elle peut, elle s'élargit
lors qu'elle atteint une place. A l'arrêt, elle tend à se décliner en petits groupements qui
s'interpénètrent. Aussi, quand elle défile dans les rues, elle est bordée par des spectateurs
qu'elle tend à amener, à entraîner. Comme la masse ouverte de Canetti, cette masse naturelle
qui " veut englober quiconque est à sa portée ", un défilé de carnaval, un cortège festif
semblent s'étendre vers les spectateurs ou même toute une ville.
131
[chercheuse-porteuse...] Lors de la techno parade, je regarde le cortège au plus près, depuis le
bord du trottoir et bouge au rythme de la musique. Alors une participante qui défile en dansant
et suivant un char me lance : " Viens dans le mouv ".
Lors d'un carnaval, c'est souvent à la fin du défilé que les spectateurs suivent le cortège, euxmêmes déguisés comme d'autres gens ailleurs dans la ville.
Dans le cas d'un carnaval, ce ne sont pas vraiment des passants tels que je les ai définis, qui
flanquent l'événement. Ce sont plutôt des porteurs qui ne sont pas surpris par l'événement
mais ils l'attendent et le soutiennent.
La proportion de la présence des passants
Pendant un carnaval traditionnel d'une petite ville comme Dunkerque par exemple, il y a
probablement peu de passants qui ne sont pas au courant et surpris par l'événement. Presque
tous les habitants connaissent les étapes de ce rituel, même s'il y a toujours des ignorants à
initier (les enfants, les étrangers).
Mais certainement, plus une ville est grande et cosmopolite, plus le nombre des passants
augmente. La techno parade à Paris a été annoncée par tous les moyens médiatiques, mais il
est déjà plus probable que des passants tombent dessus par hasard. De plus, les gens qui
connaissent mal la culture techno, vont certainement se laisser surprendre par les rituels
(déguisement, musique, danse).
Un événement comme le carnaval anti-capitaliste de RTS du 18 juin a été annoncé dans les
médias, mais présente un événement unique et largement polysémique : à la fois fête et
revendication. Il présente des revendications politique, mais à part la prise de la rue, il est sans
"but identique pour tous et que tous auraient à atteindre ensemble." (Canetti).
La participation aux fêtes de rue de RTS est multiforme. Autant, certains viennent pour faire
la fête180 tout court ou pour défendre un style de vie, autant d'autres font passer des
revendications politiques diverses et individuelles181 ou encore, l'attrait d'une contribution à
travers l'exploit physique, la prise de risque182, l'expression artistique et culturelle183 peut
motiver la participation.
Ce jour, les employés des centres financiers de la City sont autorisés de s'habiller autrement
qu'en costume-cravate. Dans les journaux un événement important a été annoncé, critique de
ce monde des finances. Mais ce n'est pas plus clair pour autant ce qui va s'y jouer.
Or, des employés en T-shirt, une pinte de bière à la main, bordent la rue où passe le défilé et
quelqu'un demande : "mais qu'est-ce que cous revendiquez au juste ?". Ceci est loin d'être
clair : "reprendre la rue...'' ?
Or, comment le passant peut-il se situer et donc s'approprier et prendre position envers un
événement ?
180
La participation de RTS à la marche of social justice qui s’est terminée au Trafalgar Square a été décrite
comme une des plus grande réussite d'une fête rave par un magazine techno.
181
Lors du 18 juin, quelques banderoles communes sont suspendues telles que "the globe is not a casino", "the
world is a commun tresorie for all". "Refuse, resist, reclaim, revolution is the only option", etc. mais certains
ont bricolé des pancartes individuelles telles que " Flash not cash ", "naked protest" etc.
182
Pour grimper sur les trépieds, etc., ce sont parfois des alpinistes qui s'en chargent.
183
I1 y a toujours des contributions sous formes de réalisation de masques, de costumes, etc., des interventions
des groupes de musique, de bateleurs, de saltimbanques, etc.
132
Perception physique et cognitive
La figure et la rythmique d'un événement facilitent au passant la perception de l'événement.
Un défilé par exemple peut proposer des ruptures, des " seuils perceptifs " qui permettent de
rester sur le trottoir et de simplement regarder passer les chars ou des groupes déguisés. La
structure du défilé nous offre suffisamment de " discriminants sensibles et perceptibles "184
afin de pouvoir nous situer. L'exemple de la fête de rue de RTS propose également différents
dispositifs dans un même espace qui structurent la perception : sable pour faire jouer les
enfants, une vanne d'eau faisant gicler un jet d'environ vingt mètres de haut, une sono sur un
camion, des groupes de théâtre ou de musique, des stands avec de la nourriture, etc.
Ces discriminants sont aussi bien perceptifs et sensibles, que cognitifs. Un carnaval crée un
espace où l'habituellement interdit est permis et les hiérarchies inversées.
De même, les street parties créent un espace urbain inversé. La route devient zone piétonne,
des éléments organiques (sable, eau, terre) sont introduits et des comportements et exposition
de soi inhabituels sont permis (déguisement, nudité, etc.). Un espace de vie utopique, de
liberté individuelle et de communitas, est réalisé de manière éphémère dans la ville, sur une
autoroute, dans un centre financier.
D'une manière générale, cet événement peut être compris comme un défi symbolique mais
aussi pragmatique aux codes dominants du capitalisme, de la consommation et de la
croissance économique (B. Szerszynski).
D'une manière plus immédiate, un passant peut percevoir cet événement comme un moment
de gêne puisqu'il enfreint la circulation habituelle du cheminement d'un citadin ou puisqu'il
heurte sa sensibilité (la nudité, le " désordre ", la musique, les habits, etc.). L'inhabituel de la
situation qui est tout de même paisible et festif peut faire apparaître un sourire
incompréhensif d'un passant. Deux hommes en costume-cravate, avec une mallette,
certainement en sortant du travail, traversent l'événement en cours à “ lower thames street ”
au bord de la Tamise. Ils regardent deux nudistes avec leur pancarte “ Naked protest ” et en
poursuivant leur chemin, ils rigolent et hochent la tête.
La protestation politique, publique, en tant que faiseuse de trouble ne peut pas être envisagée
comme un phénomène répandu, du moins en Angleterre de nos jours. L'indifférence, l'ironie
ou même la sympathie d'un passant sont alors plus fréquents qu'une réaction agressive. De
plus, le caractère explicitement politique de la street party semble plutôt confus au premier
coup d'oeil, puisque le caractère festif en importe autant.
D 'autres acteurs : la police, les médias
Il y a un acteur particulier de l'événement - la police - qui n'est ni initiateur, ni passant. Il
s'approche peut-être et malgré lui du porteur, puisque son intervention met un terme à
l'événement et contribue en même temps à son attribution de sens.
Lors des street parties, comme d'ailleurs à la fin d'autres manifestations de rue, il y a
régulièrement des interventions assez violentes des forces de l'ordre. La fête du 18 juin s'est
terminée par la casse de vitrines (Mac Donald's ou Mercedes), par des détériorations
184
i. Joseph. p. 20, ibid.
133
de l'équipement urbain et des affrontements physiques. La perception d'un événement change
de registre à ce moment là. Le jeu tourne en rapport de force autour de la prise d'un espace et
le sérieux (menace de blessure physique, voire de mort) prend le dessus. Les passants ne
peuvent plus passer ou alors à leur risque et péril. L’événement atteint une tournure qui en fait
autre chose ; les porteurs et initiateurs deviennent casseurs ou passants, les passants se cassent
et ce nouvel acteur, la police, ouvre la chasse. Mais, à la puissance du jeu n'est pas
nécessairement opposé un coup de pouvoir qui en mettra un terme de manière abrupte. Le jeu
peut se poursuivre sous une autre forme. D'ailleurs, pour RTS c'est en quelque sorte la règle
du jeu de terminer l'événement par un affrontement avec la police.
[chercheuse-porteuse...] Lors du 18 juin, les forces de l'ordre sont assez discrètes et pas
tellement présentes, ce qui n'est pas habituel. La fête est dispersée dans plusieurs rues de taille
moyenne ou étroite. Quand la fête tourne aux violences, une intervention en force ou frontale
est plutôt rendue difficile. Des lignes de la police montée et à pied tentent à plusieurs reprises
de séparer la foule afin de la disperser. A un moment donné, une ligne de police est à son tour
entourée par la foule. Celle-ci commence à jouer au volley-ball, avec les ballons gonflables
représentant le globe et distribués à l'occasion de la fête et elle prend la ligne de police comme
filet. Une partie de la foule avance vers Trafalgar Square, qu'elle envahit et continue la fête au
rythme de la techno.
Tout une analyse des médias serait à faire : l'image qu'il renvoie de l'événement et la
perception des passants qui évolue en fonction. Mais ce n'est pas le propos ici. Notons juste
que l'événement du 18 juin ait fait la une de tous les journaux et il y avait avant tout et
presque seulement (sauf dans un journal sur environ huit) des images et textes concernant les
débordements et les casses. De plus, des articles ultérieurs parlent "d'anarchistes qui stockent
des armes", concernant de supposés événements en préparation de RIS186 Les militants
supposent que ces informations largement imprécises,
185
C'est d'ailleurs la première fois que de tels débordements ont lieu et certains observateurs parlent d'une
tournure concernant les interventions de RTS. C'est à partir de ce moment là d'ailleurs. que les médias
commencent à parler de RTS en terme d'intervention anti-capitaliste. Auparavant, ils les qualifiaient
d'écologiste, de mouvement anti-voiture.
186
En guise d'exemple, cet extrait d'article du Sunday Times du 17.10.99: “ City anarchists stockpile arms / Edin
Hamzic. ANARCHISTS are stockpiling illegal weapons worth thousands of pounds, including tear gas and stun
guns, for a planned riot in the City of London on November 30. In two separate transactions in the past six
weeks. at least 34 containers of CS gas and four stun guns capable of delivering a 50.000-volt electric shock
were purchased by Reclaim the Streets - one of the groups that wrecked property Worth £2m in the June 18
"carnival against global capitalism" in the City. Both transactions took place in north London. The weapons
which are illegal to buy and possess under the firearms act and carrying a maximum sentence of 10 years
imprisonment, were imported from France and sold by a gang of nightclub doormen working in the Euston and
Camden Town areas. On the black market, CS gas canisters cost £35 each and stun guns sell for £200-£300.
The revelation is certain to outrage man of the anarchists' sympathisers. Who support the cause but do not
approve of the increasingly violent tactics used by groups such as Reclaim the Streets and Earth First. In
previous protests wooden bars and bricks have been used in spontaneous clashes with police. This is the first
evidence of dangerous weapons being stockpiled for campaigns. Detective Chief Inspector Kieron Sharp of City
police. Who is heading the investigation into the June 18 riot, said he vas concerned but not surprised by the
purchases. "This is a new and dangerous trend and we are taking it very seriously. I will be notifying the
relevant forces of this," he added. Sharp said the police would do everything in their power to protect officers
from attack. "They are obviously getting ready for a big one. They wouldn't waste the surprise on an ordinary
Street protest. It tits in with the way these groups are becoming increasingly militant. We still work hard to
reduce risk to our officers." Last month The Sunday Times revealed that the November protect, dubbed N30, is
planned to mirror the riot that occurred on June 18 (J18), targeting Banks and other financial institutions in the
City. Anarchist groups, including Reclaim the Streets and Earth First which co-ordinated the J18 action, have
been in contact with their American counterparts to launch a simultaneous campaign on November 30 making it
one of the biggest militant protests ever organised. The date has been chosen to coincide with the meeting of
the World Trade Organisation (WTO) in Seattle, Washington, to be attended by representatives of 150
countries. The J18 day of action, billed as an international "carnival against capitalism", turned into a violent
demonstration that left more than 40 people injured and caused widespread damage to property. The worst
134
voire fausses, visent à les criminaliser avant acte afin de gagner l'opinion publique en cas de
débordement. Mais, un autre champ de recherche devrait être entamé ici afin d'éclaircir les
processus à l'œuvre.
IV.3. Etre en "sync " ou figures de " masse" à l'arrêt: de la fête au débat
Nous venons de voir une palette de trajets collectifs autour de la marche et la masse sous
forme de défilé ou de manifestation. Parfois nous avons débordé ces exemples et introduit
des formes "en place". Ce sont ces dernières que nous examinons maintenant de plus près.
Les collectifs explorent également d'autres formes ou trajets individuels, qui ne se
conjuguent pas avec la marche et une direction, une progression commune, mais avec des
rassemblements. Ce sont des formes de masses en arrêt et des espaces où les personnes
circulent dans tous les sens. Les personnes ne forment plus des lignes, des rangées de
personnes défilant les uns derrières les autres, mais elles forment des cercles, des grappes,
des face-à-face, des amoncellements relâchés ou denses. Ces derniers s'appellent : platesformes de débat et de rencontre, "sync", fête ou street party. Des gens se rassemblent autour
d'un événement, une présentation théâtrale, une prise de parole. Ils se mettent à distance ou
immergent dans un attroupement. De nouveau, ce sont des espaces où le relationnel direct et
la communitas règnent.
Le " sync "
Les PVP explore sur scène cette circulation dans tous les sens, mais orchestrée
mystérieusement, à travers la notion du sync de E. T. Hall.
"Etre en sync... c'est lorsqu'il y a interaction des individus, soit ils bougent ensemble (totalement ou en
partie), soit ils n'ont pas le même rythme et interrompent alors celui des autres participants. Généralement
les individus en interaction remuent ensemble dans une sorte de danse, mais ne se rendent pas compte de la
synchronie de leurs mouvements et les exécutent sans musique et sans orchestration consciente." (E.T. Hall,
cité in Théâtralité et musique, p. 26)
A partir de cette posture théorique que Hall observe dans des situations courantes comme
une cour de récréation, par exemple, les PVP explorent ce phénomène dans des situations
scéniques.
J'ai assisté à plusieurs sync dans des contextes variés : à Ville-Evrard lors d'un séminaire
avec le corps soignant, dans un gymnase avec des associations sportives, etc. Le sync est
souvent un des premiers dispositifs proposé par les PVP, lorsqu'ils engagent un travail avec
d'autres collectifs.
Le sync commence ainsi : autour d'une scène vide tous les participants sont assis ou debout.
La consigne est donnée à partir de l'explication de la définition de Hall et du défi
violence occurred at the Liffe futures exchange building and nearby Rabobank, where windows were smashed and offices
wrecked. A McDonald's outlet and a Mercedes-Benz dealership were also vandalised. Additional reporting: Mark Macaskill
135
d'explorer le phénomène suivant : entrer sur la scène les uns en fonction des autres et bouger
en faisant attention aux mouvements et gestes de l'autre et de l'ensemble.
Par exemple, une personne entre dans le cercle, le traverse lentement, en regardant autour de
lui, puis, dans son dos, une deuxième se lève et s'approche d'un pas précipité de la première
qui à son tour recule, avance à droite ou lève un bras. Un après l'autre fait son entrée dans le
cercle toujours en bougeant en fonction de quelqu'un d'autre en particulier ou d'un
mouvement d'ensemble, aussi en cherchant à proposer son propre rythme, sa manière de
bouger, etc. Un claquement de main qui surgit en rythme entre deux personnes est repris par
les personnes autour et puis le reste du groupe. Ensuite, des propositions faites au préalable
peuvent façonner le sync : bouger au ralenti et se passer un ballon (avec les associations
sportives, notamment) ou proposer des rythmes de pieds, des claquements des mains, etc.
Le sync est toujours précédé et suivi de discussion pour : établir de nouvelles règles pour le
prochain sync, relever des impressions du sync précédent, dériver sur des thèmes de
discussion tout autres et ouverts sur des problématiques sociales, politiques ou culturelles
dans lesquels les différents participants sont impliqués. Le sync, c'est d'abord la rencontre de
l'autre.
Dans le sync, il s'agit de faire acte de parole avec son corps, faire signe ou réagir à quelqu'un
en particulier ou à un ensemble de personnes, de gestes, de regard, de mouvement. Il est
question de "communiquer" et non pas de faire "circuler un message" comme le précisent les
acteurs des PVP. En même temps, une compréhension particulière du théâtre est en jeu :
"Danser c'est être hanté par la possibilité ou l'impossibilité d'un langage, c'est toujours communiquer", mais
au sens où la communication ne serait pas naturellement donnée, mais fait événement dès lors que nous
cessons de la comprendre comme le fait qu'un message circule entre des individus. Communiquer, ce peut
être, entre autres, inventer pour des protagonistes sur la scène des relations opératoires susceptibles de faire
naître un dialogue à voix multiple.
Communiquer, sous cet angle, implique de perdre la foi dans le message. Cette remarque vaut à mon sens
pour déniaiser une théâtralité politique qui accrédite l'idée d'une "foi dans le message", croyance en une
forme d'engagement assumé par des mots qui nourrissent la superstition des idées, de la manière même que
Artaud dénonçait au théâtre la superstition des textes via le règne d'un théâtre littéraire, qui n'aurait pas
oublié le corps, mais bien pire, aurait fait de l'homme "l'oublié de son corps". Bien sûr, le message est
politique au sens où les mots sont en premier lieu mis à contribution dès lors qu'il s'agit d'épouvanter les
braves gens, niais ce qui est politique dans la théâtralité tient moins aux mots porteurs d'un dessein militant
qu'à l'histoire singulière de leurs usages, usage mis en jeu par les pratiques artistiques qui font vivre ces
mots et leur donnent sens. De même, en retour, le fait artistique doit-il en répondre. Ce n'est pas seulement
que l'acteur doit être cohérent avec ses idées, à travers une manière de se comporter qui les authentifie, bien
plus il a à charge de leur donner un devenir sensible."
(Yovan Gilles, PVP n°7, 1997, p. 32)
IV.3.a. A fleur de peau : les porteurs entre distraction et concentration
L'arrivée de la première personne sur scène lors du sync se fait en général par un "habitué"
de la scène. Mais le sens du "joué" sur scène ne s'accomplit que par l'arrivée d'autres acteurs.
Ce sont les mouvements des uns par rapport aux autres qui font sens.
136
La communication sur scène
Etre mouvement à fleur de peau est l'enjeu dans le sync que je renverrais à cette citation de
Goffman : "la nature la plus profonde de l'individu est à fleur de peau : la peau des autres."
(Joseph, p.63, 1998) Seulement, pour Goffman cette phrase est valable en ce qui concerne les
conventions, les rituels de l'évitement ou de la réparation, qui régissent les interactions d'un
espace public.
Ici, le contexte est une scène théâtrale circonscrite. Dans le contexte de la scène, les rituels de
l'indifférence civile tels qu'ils existent dans l'espace public ne font pas de sens et un simple
amas d'expressions subjectives non plus. C'est leur mise en lien qui est recherchée. Les corps
sur scène font actes de parole et pour éviter une communication cacophonique, les
cadrages187 des uns et des autres doivent converger un minimum. Cette convergence s'établit
à partir de discussions préalables, des raisons de ces rencontres, l'entente entre les gens, etc.
6/7.2.98, Châtenay-Malabry : le séminaire Sport, musique, overflow est organisé par les PVP
et la FSGT et a lieu dans une salle de gymnase.
[chercheuse-porteuse] J'observe une jeune personne d'une association sportive qui entre dans
le sync. Elle a l'air mal à l'aise. A plusieurs reprises, elle jette un coup d'oeil vers ses pairs qui
observent au bord de la scène. Elle manifeste des sourires embarrassés, tout en suivant les
mouvements sur scène de manière distraite qui semblent vouloir dire "j'y participe mais n'y
adhère pas". Petit à petit, ce jeune se laisse prendre au jeu et son comportement n'est plus
gêné et devient plus assuré. Plus tard il me confie que ça lui à plu parce qu'il s'est impliqué, il
s'est donné, même s'il n'en a pas compris le sens.
Didier : franchement ça m'a plu, parce que j'étais dans le bain, j 'ai bien aimé parce que je me suis investi dans
la façon de faire, mais franchement je n 'ai pas compris pourquoi vous faites ça.
Les mouvements sur scène lors du sync semblent toujours être de l'ordre de cette "succession
de premiers mouvements, sans songer aux enchaînements, ni aux conséquences". Mais le
corps et la conscience du soi sont en état de veille, non pas par l'accomplissement d'un
"mouvement dans l'habitude", mais en faisant signe pour l'autre, en se projetant vers l'autre.
Le corps ne s'oublie pas vraiment, mais il n'est pas non plus conscient comme quelque chose
de séparé et sujet aux "pires interprétations" : on s'en sert pour faire acte de parole. Cet effet
est atteint lorsqu'il y a concentration totale sur la "peau de l'autre", implication dans ce qui
advient autour de soi, une mise en état excessivement réactif.
Il n'y pas accomplissement irréfléchi de mouvements familiers, mais de mouvements
entièrement conscients des autres. Le corps n'est pas pris dans le jeu de langage de l'espace
public et l'accomplissement de parades, mais l'interaction sur scène est plus proche de
interrelation humaine de la communitas. De plus, des mouvements accélérés de plusieurs
personnes dans un espace congestionné de corps nécessitent une chorégraphie pour ne pas se
rentrer dedans et rendent des réactions immédiates nécessaires. Le regard seul ne suffit plus
pour recevoir les stimuli émis pour cadrer ce qui se passe et y réagir. Alors, on se parle avec
le corps, par des signaux physiques, tels le nouveau-né qui hurle pour dire qu'il
187
La communication selon Goffman exige le face-à-face et l'ajustement réciproque avec l'environnement. Il y a
l'exigence d'une maîtrise des règles d'un langage des participants. Si Goffman analyse les conversations
ordinaires avec les malentendus, les erreurs de cadrage, les normes de la bonne conduite, les séquences rejouées
ou rapportées, etc., le langage corporel sur scène peut être analyser en ces termes. (Les Cadres de l'expérience,
éd. de Minuit, 1991)
137
a faim, avec des signaux avant l'appel verbal. C'est un échange qui passe très directement à
travers le regard, plus indirectement à travers les autres sens. Les gestes font signe non pas
d'un message en particulier mais ils disent tout simplement : "je m'adresse à toi, je te parle, je
te réponds ou je soutiens ce qui se passe".
Ce sont les rythmes, les claquements des mains ou les cadences des pieds qui sont
objectivement descriptibles et qui donne dans un travail ultérieur suite à une chorégraphie :
dans le langage des PVP il s'agit de trajets et d'astreintes.
Un porteur qui a participé à ce sync raconte ses impressions. Il exprime comment les
interrelations lors du sync sont basées sur la communitas et sur une réciprocité de tous les
sens. Aussi, il montre que la création de liens va au-delà de la scène et est tributaire de
relations antérieures.
Amar " Ça m'a permis de rencontrer d'une certaine manière et sans parler des gens qui a priori j'avais aucune
envie d'accoster, j'avais pas du tout envie de parler avec eux ou elles. Le fait de faire quelque chose ensemble
de se croiser dans ce genre de travail, a fait que je les ai rencontrés d'une autre manière, laissé tomber les
barrières ou les a priori qu'on peut avoir sur les gens. Il s'est passé quand même une rencontre, alors que
j'avais des a priori sur certaines personnes... C’était ça, sentir les autres, tenir compte des autres, quand tu
passes la balle à quelqu'un, tu sens qu'il y avait quelque chose qui passe entre toi et l'autre, de l'autre côté et
pas forcément avec celui qui... et t'as l'impression que l'autre aussi sent que c'est à lui que tu vas donner la
balle même sans se regarder.
(réaction à une photo) Tu vois, je regarde même pas, l'autre est là, il regarde mais il est ailleurs et en même
temps, tout ça on aurait dit on a développé un autre sens. Il y a les sens du toucher, le regard, mais c'était un
autre... physique, de pouvoir faire un truc pas forcément avec le regard."
Sans pour autant se perdre dans les autres au moment du sync, les initiateurs, notamment,
sont très attentifs aux mouvements déclencheurs. Ces mouvements changent une rythmique
ou gestuelle en cours pour en induire une nouvelle, plus cohérente, selon l'observation de
Fédérica (PVP).
"Alors que le "sync" existe souvent dans des situations courantes, dans une cour de récréation par exemple,
nous essayons ici à 15 de le recréer. Au cours du travail, je remarque qu'être en "sync" n'implique aucunement
de se sacrifier pour un ensemble ou de se conformer aux autres. Au contraire, les initiatives rythmiques et
gestuelles, les événements singuliers sont la condition même pour qu'il y ait création d'un mouvement cohérent ;
ils sont au sync "ce que le hors champ est à l'image, ce qui permet à l'image d'évoluer en créant de tout autres
cadres. S'il n'y a pas d'écoute, aucun hors champ ne peut surgir. Aussitôt produit il est détruit, aucun sync ne
s'établit entre nous, notre repliement sur nous-mêmes, notre indifférence nous amène à une répétition monotone
et à une entente mécanique. " (PVP, n° 4, p.36)
L'exigence d'une écoute totalement concentrée sur ce qui se passe immédiatement sur scène
est requise ici par les initiateurs. C'est également le cas pour d'autres procédés plus
proprement artistiques tel que Danse/Musique Overflow (DMO) ou les pièces. Pour les PVP,
entendre des pratiques ou actes artistiques, veut dire
"les juger en fonction des critères qu'ils proposent et par lesquels, un certain régime de vérité propre aux
corps et à la musique apparaît" (PVP, n° 7, p. 31).
Au-delà ou en deçà d'une intention188, l'interaction sur scène dépendrait alors d'abord de
l'écoute. Néanmoins, pour le fonctionnement des pièces, cette écoute est, d'un côté et avant
tout, concentrée, focalisée sur des interactions précises dont certaines sont attendues : les
188
Louis Quéré montre comment l'action et l'intention s'appartiennent mutuellement et sont reliées par une
connexion interne ou grammaticale (voir chap. V.I).
consignes du départ ou les astreintes (IV.4.b). D'un autre côté, cette écoute est distribuée sur
l'espace de la scène de manière non focalisée, en second plan, pour capter l'inattendu.
D'une manière générale, écouter c'est réagir à des indices, à condition que nous soyons prêts
de les entendre. Entendre implique toujours un jugement à partir de quelque part. les
expériences précédentes de quelqu'un, le hors-cadre du hic et nunc. L'écoute dans ce sens,
peut également fonctionner de manière distraite.
Des procédés de Gaz, de NPP ou de RTS ou certaines formes d'intervention des PVP comme
les débats sont obligés de composer avec cette attention plus distraite.
Trajets entre scènes
Avant d'approfondir davantage ce qui se passe sur la scène théâtrale, regardons ce qu'il y a
autour et comment différentes scènes s'agencent. Ceci concerne l'individu qui accomplit un
trajet singulier entre les amas de personnes. De nouveau, l'envie se fait sentir de toujours être
dans la possibilité d'entamer un trajet d'une position de surplomb et extérieur vers une
position d'immersion et intérieur.
C'est dans cet ordre d'idée que les PVP organisent le débat les Etats du devenir en novembre
1996. Dans une grande salle municipale, la salle de la Roquette, environ 500 personnes se
réunissent autour de tables thématiques, de séances plénières et de repas et interventions
artistiques sur scène. La souplesse de l'organisation (voir V.3.) permet l'agencement fluide
entre ces différents moments, tantôt suggéré par les organisateurs, tantôt décidé par
l'assemblée ou imposé par des incidents ou contraintes extérieurs (heure de service des repas,
etc.).
La disposition de la salle permet d'être à la fois ensemble et de fonctionner par petits groupes,
comme le décrit ce porteur de la FSGT :
"La disposition de la salle et l'organisation du débat ont permis d'être ensemble dans une
structure et en même temps par petits groupes. On pouvait être rapidement dans de multiples
interactions, on était pas trop fractionné dans des sous-salles comme c'est souvent le cas dans
des colloques. Dans une disposition classique il y en a un qui est au centre et les 400
reçoivent un message, tandis que là on pouvait se retrouver à la fois rapidement dans la
forme classique (séances plénières) et dans des petits groupes." (Samuel)
Cette disposition permet de passer d'une table à l'autre, d'écouter ce qui est en train de se dire,
de s'immiscer et d'amener son grain de sel et aussitôt d'en sortir et d'aller à la prochaine table
ou faire une pause café. Seulement si une discussion doit se nouer, la nécessité d'y rester, de
bien écouter, d'y participer et donc de s'impliquer, de se concentrer sur ce qui est dit est
périodiquement nécessaire. Or, circulation distraite entre les tables doit alterner avec
focalisation de l'attention.
S'élever au-dessus, s'éloigner, se mettre à l'extérieur de l'événement alternent avec
l'immersion dans l'événement. Ce comportement est très visible quand il s'agit de
manifestation de rue. Pendant des moments d'attente ou d'hésitation, avant le démarrage ou
avant la dispersion, un " désordre " s'installe davantage, où les gens montent sur les feux de
circulation et d'autres dispositifs.
139
De même, dans un espace de fête dans la ville ces attitudes sont habituelles (voir street party,
techno parade). Lorsque les places ne sont pas assignées d'avance ou policées, ces
comportements semblent se multiplier et sont à la base de la participation.
De plus, pendant l'expérience d'un événement liminaire (carnaval et autres rituels) une règle
tacite permet de mettre les choses dessus dessous et grimper sur un arrêt de bus n'a aucune
conséquence de rappel à l'ordre. Ce sont des comportements permis par les faiseurs de l'ordre
mais aussi n'importe quels citoyens.
A l'inverse, s'immerger dans la foule correspond à ce moment privilégié et très vivifiant où
nous devenons égaux avec tous ceux qui nous entourent. L'ambiance est décrite par
E. Canetti concernant la masse de fête où " la densité des choses et des gens accroît la vie ".
" Rien ni personne n'exerce de menace, ne pousse à la fuite, la vie et la jouissance sont garanties pendant la
fête. Beaucoup d'interdits et de démarcation sont abolis, des rapprochements très inhabituels permis et
favorisés. Pour l'individu, l'atmosphère est au relâchement, n'est pas celle de la décharge. II n'y a pas de but
identique pour tous et que tous auraient à atteindre ensemble. Le but, c'est la fête, et il est atteint. La densité
est très grande, l'égalité, en revanche, ressortit pour une bonne part à l'arbitraire, à la jouissance. On
s'entremêle sans mouvement commun. Les choses sont amoncelées et dont on reçoit sa part sont un élément
essentiel de la densité, son cœur. '' (p. 63, 1960)
IV.3.6. Passant : disponibilité, invitation et regard de l'extérieur
Disponibilité du passant et perception d’une figure
Le passant a souvent un but à atteindre et il est en train d'accomplir son propre trajet lorsqu'il
croise un défilé, un rassemblement ou une fête. Il doit être plutôt rare qu'il se laisse dévier de
son trajet. Par contre, s'il est en attente ou en déambulation sans but précis dans un lieu où
advient un événement, il peut se laisser tenter par la dérivation.
Lors de Gare aux Mouvements notamment, il y a une majorité de passants dont certains
attendent leur train et d'autres investissent l'espace pour des raisons de rendez-vous,
d'habitation permanente (SDF), etc.
La perception de l'événement du passant dépend de sa disponibilité d'interrompre son trajet
ou son activité. Concernant Gare aux Mouvements, il ne doit même pas être particulièrement
disponible et peut prendre un tract en passant, s'apercevoir d'un son et de voix curieuses à
côté de lui, émanant d'un porteur de voix, mais qu'il peut ignorer. Dans son trajet, le passant
croise d'autres trajets individuels qui s'agencent, eux, par un protocole artistique. Mais ces
derniers correspondent aux déplacements ambiants d'une gare et de ce fait, ils n'appellent pas
obligatoirement l'attention du passant. Ces trajets "artistiques" ne s'imposent pas à lui sous
une forme concentrée mais diffuse, excepté quelques dispositifs en particulier (performance,
voir plus haut).
Par contre, dès qu'il y a attroupement, événement bruyant ou autre configuration qui dénote
sensiblement avec le passage habituel d'un lieu, l'attention du passant189 est sollicitée.
189
A ce propos, un extrait d'I. Joseph dans La ville sans qualité nous en donne une ample description.
"L'expérience de l'attention non focalisée, qui est l'expérience ordinaire du passant et celle de la contiguïté dans
un espace public (un quai de métro, une rue, un ascenseur), a le plus souvent pour témoins des " non-personnes ",
spectateurs obligés plus que
140
Le détachement d'une figure sur un fond dépend de plusieurs paramètres et nous avons vu
plus haut qu'une même ligne de lecteurs du texte "tout va bien" peut complètement passer
inaperçu dans un hall de gare à l'heure de pointe ou au contraire, être facilement perceptible
dans un autre hall où il y a peu de passages.
Un attroupement est toujours attirant. Il propose comme une membrane sécurisante, dans
laquelle on peut s'immiscer incognito, s'attarder, observer des personnalités et peut-être
même dévoiler la sienne en franchissant cette membrane.
Invitations discrètes ou incitatives
La plupart des collectifs proposent des invitations tantôt discrètes en offrant des repères
familiers (exposition d'image, distribution de tracts) tantôt incitatives (ouvrir un dialogue)190.
La distribution de tract ou d'autocollant par exemple présente une transgression minimale du
droit à la réserve et une sollicitation discrète de la disponibilité du passant. Celui-ci est
d'ailleurs toujours dans la possibilité de le prendre ou de le laisser. Idéalement, les collectifs
laissent le passant passer s'il a envie, mais s'occupent de lui dès que ce désir se fait sentir.
Quelqu'un est sollicité parce qu'il a l'air perdu dans un coin, par exemple. Pourtant, dans un
espace public comme la place du Châtelet, un passant en attente est supposé poireauter pour
un rendez-vous et ne donne nullement l'impression d'être perdu. C'est plutôt face à des gens
conviés quelque part dans un espace semi-public, donc des porteurs, que l'on offre des
invitations incitatives.
Les collectifs évitent en général des attitudes de racolage ou de prosélytisme, attitudes très
incommodes pour les deux parties d'ailleurs. La première, les collectifs et ses porteurs, serait
mise dans une position de demande ou même d'offense qui risque le refus. La deuxième
partie, les passants, serait dans une obligation de réponse et de gestion d'une ingérence.
Des gestes et mouvements d'invitation facilitent l'entrée sur " scène " et aident à s'exposer.
Dans ce sens, les interventions de NPP concernant l'Algérie sur la place du Châtelet offrent
des expositions de textes et d'images. Elles permettent à un nouvel arrivant de s'intégrer
progressivement dans ce tas de gens qui discutent, de ne pas se sentir dévisagé et enjoint de
prendre la parole. Il peut commencer par lire les textes pour chercher à comprendre de quoi
les gens discutent, par admirer les images suspendues et les manipuler. Il peut prendre un
autocollant et engager une discussion avec la personne qui les distribue. Il peut s'arrêter à
côté d'un groupe pour saisir la discussion en route et s'il connaît quelqu'un, faire son entrée
dans le cercle en le saluant. Il y a de multiples manières de s'immiscer parmi les discutants.
Les formations physiques de ceux-ci facilitent également cette entrée : debout et en petit
groupe.
Trajet des porteurs aux passants : expérience de l'intérieur, regard de l'extérieur
L'individu qui accomplit un trajet entre les amas de discutants, amas qui font partie de la
même fête ou débat, présente un exemple intermédiaire entre porteurs et passants. Ce trajet
Témoins, qu'un " arrangement " plus ou moins concerté, un art de la dissociation, autorise à considérer comme
absents de ce qui se passe sous leurs yeux... (1998, p. 61)
190
Concernant la disponibilité, voir I. Joseph, Activités situées et régime de disponibilité in Raisons Pratiques
n° 10, 1999.
141
conduit l'individu à passer de situations d'intérieur à des situations d'extérieur et aussi à faire
le lien avec des cadrages plus larges et des pratiques ultérieures.
Or, un porteur peut adopter le point de vue du passant, de "l'extérieur". L'expérience du sync
notamment se décline très clairement en extérieur et en intérieur. Ceci se traduit par la
distinction entre ceux qui participent à cette danse mystérieuse, qui font partie du jeu et le
comprennent en y jouant, et ceux qui le regardent.
Sophie : "La première fois, on a simplement travaillé sur le ralenti en deux groupes, c'était même pas forcément
se passer un ballon ou en rythme. Pour ceux qui regardaient c'était vraiment intéressant, ceux qui faisaient ne
se rendaient pas trop compte. Pour le 1er groupe j'étais dans les spectateurs, on voyait un peu comme une
danse ou une chorégraphie entre les gens, mais c'est vrai aussi que pour les jeunes qui étaient avec nous, pour
les plus jeunes du coup, en tout cas les 17 ans, c'était "ah c'est des ouf, qu'est-ce qu'ils font là, c'est quoi ce
truc ? ", ça les choquait presque, mais ça les attirait aussi, ils avaient presque envie d'y aller. "
Amar : "De toute façon quand on est à l'intérieur on ne se rend pas compte. Mais quelqu'un qui arrive, des fois
si t'es arrivé en retard, tu te rends compte que c'est complètement taré. Tu vois les gens qui dansent pour passer
un ballon alors qu'on peut le passer simplement. Dès que tu n'es pas dans le cercle tu sens que c'est des gens
bizarres, quand t'es à l'intérieur tu sens une énergie, il y a des trucs qui passent parce que c'était… c'est vrai
qu'il y avait des moments où on arrivait à faire des trucs beaux."
Ni théâtre, ni spectacle musical ou de danse, ni sport, mais expérimentation physiologique et
socio-politique, travail en laboratoire du vivant (porteur : "je me suis vraiment senti en
laboratoire"), ces jeunes ont apparemment du mal à classer cet exercice dans un répertoire
habituel. Ils s'interrogent sur son utilité et semblent rester un peu sur leur faim.
D'autres y reconnaissent un enrichissement de leur pratique et sont surtout sensibles à la
démarche : " faire rencontrer musique et danse, sport et danse, mais aussi politique et sport et ne
pas juste les superposer "(Pierre).
Décadrer, détourner des pratiques habituelles, élargir des réflexions menées et les réseaux de
connaissance. Ce sont quelques-uns des conséquences bénéfiques reconnues par certains.
L'efficacité d'une méthode et sa rapidité d'application sont d'autres critères retenus.
"Décomposer les mouvements et au lieu de juste shooter dans un ballon le passer au ralenti à quelqu'un change
complètement le rapport entre joueurs et les règles du jeu qu'ils pourront inventer et aussi la manière habituelle
de manier un ballon. ...Arriver à quelque chose en deux jours montre que c'est une méthode efficace et si je
pouvais le refaire, je tenterais de finaliser une production pour la montrer. D'une manière plus personnelle, des
rencontres ont eu lieu, la mise en réseaux de savoirs différents et de problèmes communs." (Pierre)
La proportion des porteurs et des passants quel degré d'ouverture et de fermeture d'un lieu ?
L'expérience du sync ou des exercices théâtraux se passe en général dans un espace semipublic. Les gens qui participent sont initiés à ce qui se passe, sans être forcément au courant
des détails du déroulement. Je dirais qu'il n'y a pas de passants mais seulement des porteurs et
des initiateurs, puisque certains dispositifs ne fonctionnent qu'en présence de porteurs et de
plus, de porteurs majoritairement favorables et volontaires de se soumettre au jeu proposé.
Ce sont des espaces clos comme une salle de gymnase ou Ville-Evrard et non pas des espaces
de passage comme les gares ou les rues.
142
Ceci semble entrer en contradiction avec les règles de la démocratie, puisque des fermetures
sont requises et les passants y ont seulement accès au moment voulu. Ces expériences
correspondent en fait aux étapes de construction, d'élaboration d'une œuvre, d'un projet qui
ont besoin de se faire dans une certaine réclusion.
DMO des PVP par contre peut marcher devant un public de passants. Dans ce dispositif, des
performances peuvent être accomplies immédiatement et à partir d'une explication simple et
rapide des règles de jeu ou même à partir de la simple observation : entrer un à un sur la
scène et transformer la musique avec les mouvements du corps. DMO est facilement
accessible par le sens commun. La musique est immédiatement compréhensible en raison de
la présence d'instruments de musique (basse, percussion, guitare, clavier), un style assez près
du rock191 et de performances de danse. Ce dispositif entre plus facilement dans des registres
préexistants que celui du sync, par exemple. De plus, la musique a un effet englobant,
entraînant, qui aide peut-être à accélérer le passage de l'extérieur à l'intérieur.
Pourtant, DMO ne marche pas toujours et dépend de la participation des passants.
(chercheuse-porteuse...) Je l'ai vu plusieurs fois et dans différents contextes et notamment à
l'université de Saint-Denis. Parfois ce dispositif marche à merveille et parfois pas du tout.
Notamment, il "échoue" lorsque les passants ne respectent pas les règles données au départ et
entrent à plusieurs sur scène pour "gigoter" vaguement au rythme de la musique. Alors que
DMO demande au public de contribuer à un processus de construction qui considère la
musique et la danse de manière imbriquée.
191
Même si l'élaboration de la musique s'est fait dans le registre de la musique contemporaine par la présence
d'un compositeur professionnel (Jean-Charles François), des rythmiques soutenues ressortent et les musiques
qui émergent sont près du corps et de la danse.
143
Conclusion
La dernière commémoration des dix ans de la chute du mur de Berlin, me semble dessiner le
fond sur lequel se détachent quelques caractéristiques des événements ou des jeux décrits ici.
Notamment, ils se constituent en rupture avec une théorie marxiste qui était à la foi "une
formule politique, une interprétation du cours de l'histoire, un mythe mobilisateur pour des
Etats ou des citoyens"192.
Les collectifs suscitent des situations où les formes essentielles de l'activité politique et du
fonctionnement de la démocratie sont explorées. C'est comme si des couches d'interprétation
étaient enlevées et l'activité politique allégée.
Goffman nous présente des structures de cadres où une profondeur transformationnelle
extrême intervient193. La surveillance secrète, l'infiltration ou l'espionnage peuvent amener au
point où plus personne ne se fait confiance. Contrairement à une ambiance où règnent langue
de bois, méfiance ou peur de manipulation, les collectifs cherchent à rétablir des situations de
confiance en enlevant notamment des strates d'interprétation. On cherche à échapper aux
actions politiques où l'appartenance partisane importe, ainsi que la recherche de "l'intention de
l'auteur en arrière du texte". Désormais, c'est plutôt quelque chose comme une appartenance
au monde avec tous les citoyens qui est recherchée. Celle-ci devrait se réaliser dans un
déploiement d'action qui permet aux individus "d'y projeter [...leurs] pouvoirs les plus
propres"194.
Il y a tentative d'alléger les structures interprétatives concernant l'activité politique qui semble
se faire de manière conjointe pour l’activité artistique. Les deux se présentent de manière
dépouillée : les acteurs artistiques cherchent à parler et agir sur une scène circonscrite au plus
près de ce qu'ils sont ici et maintenant dans la cité et dans un projet d'avenir ; les agents
politique en viennent à s'interroger sur les principes les plus fondamentaux de la démocratie,
qui ne s'atteignent plus par la marche vers l'achèvement d'une histoire.
Les collectifs rapprochent aussi l'activité politique de l'activité ludique, ce qui allège son
rapport au monde et augmente la possibilité d'empathie, d'emprise et donc de participation et
d'entrée sur scène.
C'est ainsi que dans les événements, les formes de parole publique sont aussi proches de la
conversation que de la déclaration et qu'elles sont considérées dans leurs aspects autant
rationnels que physiques, émotionnels et sociables. Ces aspects sont surtout traités par les
PVP.
De plus, la considération de la rue, du tissu urbain et de la sociabilité urbaine dans la
constitution de l'activité politique prend tout son importance, en tout cas pour trois des quatre
collectifs : NPP, RTS et Gaz. Pratiquer la ville pour inciter à un apprentissage citoyen est
l'effort déployé par NPP ; détourner les espaces urbains et en particulier la rue pour interroger
les pratiques militantes conventionnelles et pour chercher à développer une utopie de vie et de
ville sont les directions choisies par RTS et Gaz.
192
P. H Hassner, Le Monde, 7/8.11.99. p. I3.
Goffman. 1991, chap. 13.
194
L. Quéré, Agir dans l'espace public, in Raisons pratiques, 1, 1990, Les formes de l’action, pp. 85-112.
193
144
Les propos de cette recherche sont multiples. Ce qui la traverse concerne la question de
l'existence de formes démocratiques et les différents moments et positions qui assurent leur
survie : les lieux, la durée, la perméabilité des frontières d'une assemblée, la présence des
passants, etc. Nous avons vu que lors des événements un savant mélange des rapports entre
initiateurs, porteurs et passants est nécessaire. La nécessité de laisser une action perméable à
des participants imprévus apparaît. En même temps, un débat ou une intervention ne doivent
pas être trop poreuse afin de pouvoir les protéger dans leur fragilité exploratoire.
L 'effet des dispositifs artistiques pour les passants et les porteurs : apprentissage citoyen,
représentation du politique et diffusion
Concernant la réalisation de la démocratie directe et de la mobilisation politique, que
proposent au juste les artistes ?
Les artistes élaborent des dispositifs et des outils qui s'inscrivent à des moments charnières
tout au long d'un apprentissage et d'une socialisation citoyenne. Ces dispositifs créent comme
des membranes, espaces liminaires permettant au citoyen lambda d'entrer dans un espace de
l'action collective. Il est à noter que si ces dispositifs ont le potentiel d'ouvrir un espace
collectif au tout venant et donc aux passants, il n'y en a que quelques-uns qui vont vraiment y
entrer. La plupart a peut-être rencontré une configuration inhabituelle, qui l'a interrogé et a
provoqué un déclic dans sa représentation des choses, mais ce n'est que pour une minorité
qu'une rencontre plus privée va s'amorcer. La répétition d'une intervention, la pérennité d'un
tel espace peuvent permettre de créer des habitudes et favoriser de telles rencontres.
Pour les porteurs, les effets des dispositifs peuvent être multiples. Notons que cette catégorie
de participants est surtout constituée d'une part, d'un public plutôt jeune, européen et souvent
en manque d'expérience d'action collective et de mémoire de lutte. L'attrait de la performance
et de l'expression artistique, politique, culturelle peut expliquer en partie leur mobilisation.
D'autre part, ce sont des militants ou autres citoyens expérimentés qui travaillent avec ces
collectifs d'artistes. Les militants s'inscrivent pour la plupart dans une tradition politique de
gauche ou d'extrême gauche et ils sont en quête de renouvellement de l'expression politique
et des cadres de réflexion.
Les dispositifs artistiques peuvent contribuer à décadrer les manières habituelles de
l'engagement politique, à enrichir et à diversifier l'expression politique, à inciter aux
rencontres entre des catégories sociales et leurs pratiques qui ne se croisent pas
habituellement (artistes, militants, sportifs. chômeurs, etc.). Ils peuvent aider à la formulation
de revendications et augmenter la visibilité d'un collectif et enrichir la communication via les
médias ou l'opinion publique (NPP). Certains dispositifs plastiques (tracts, affiches,...)
peuvent s'autonomiser de ses producteurs et entrer dans différentes sphères (culturelle,
artistique, politique, urbaine).
Pour les jeunes, dans le sens d'une jeunesse politique (faible expérience politique), ce sont
surtout les éléments de l'apprentissage citoyen qui importent. Cet apprentissage peut se faire
en terme de lois, de codes civils (RTS, par exemple), d'argumentaires, de réflexions ou de
pratiques militantes, mais il concerne surtout aussi le corps et les émotions en politique :
l'exposition de soi, la prise de parole en tant qu'acte physique, la gestion de l'affectivité.
Concernant l'hypothèse initiale, nous pouvons constater que le rôle des pratiques artistiques
dans la mobilisation politique et la formation d'espaces publics porte
145
principalement sur les représentations du politique, l'exposition de soi et l'apprentissage
citoyen. Les artistes élaborent des dispositifs incitant à parcourir la ville ou un espace public
en particulier d'une manière non conventionnelle, à l'explorer et à s'y exposer. En associant
pratiques urbaines, artistiques et politiques, l'importance de la diffusion, du travail des
relations ou des réseaux est également pleinement reconnue et travaillée.
La vulnérabilité des corps dans l'expression politique
Le texte cherche finalement à saisir une forme de culture urbaine et en particulier des
"techniques de corps" (M. Mauss) qui accompagnent l'expression politique actuelle : les
comportements de foule, la constitution de barricade, de manifestation, de débat politique. La
vulnérabilité du corps, la polysémie du langage, la perméabilité de manifestations collectives
sont quelques caractéristiques. Une place particulière est accordée à l'individu et à la
résistance personnelle.
Autant l'exposition de la vulnérabilité des corps ou du langage, que celui du plaisir, de la
convivialité ou du bonheur, sont envisagés comme des outils efficaces dans une lutte
politique. Ils s'avèrent être des semeurs de trouble et de débordement. Une conception
hautement respectueuse du corps de l'individu est confirmée de part et d'autre. L'importance
du rôle des médias pour la construction de l'opinion publique et la présence de ceux-ci lors
d'événements empêchent-ils la mutilation d'un individu s'opposant à une évacuation policière,
par exemple ?
Une temporalité cyclique
La description insiste sur le caractère cyclique de l'engagement politique : la mise en question
d'un ordre établi, la constitution d'un nouvel ordre, sa fin et le recommencement par une
nouvelle rupture. Même si une temporalité linéaire est parfois encore envisagée, conforme au
slogan de l'avant garde "cours, cours, camarade, le vieux monde est derrière toi", la
conception d'un temps cyclique se manifeste dans l'expression politique des artistes. Ceux-ci
peuvent autant mettre en forme des ruptures et des vides avec l'aide du détournement et de la
distanciation, qu'un nouvel ordre avec une pièce de théâtre. Ou encore, ils interrogent la fin
d'une manifestation politique en organisant la dispersion des corps sous forme de
performance (Gaz).
Limite fluctuante entre privé et public : du familier à l'exposition de soi
L'élaboration des pratiques artistiques et politiques des collectifs se fait à travers des lieux qui
ne peuvent être distingués par leur caractère privé ou public. Les pratiques de l'habiter (vie
privée des membres), d'un travail professionnel et alimentaire, de l'élaboration artistique, d'un
travail politique (décision, réunions, ...) et de gestion du collectif (secrétariat, permanence)
interfèrent dans de multiples lieux. Plus un collectif est structuré et durable dans le temps,
plus grande est la probabilité qu'il dispose d'un lieu de travail fixe (NPP, PVP).
De même, le privé et le public se trouvent intimement imbriqués dans les interventions
étudiées. La sociabilité lors des événements est plus particulièrement marquée par les
caractéristiques suivantes : la présomption de publicité, de confiance et d'égalité. De plus,
plutôt que l'introspection sont expérimentées l'exposition à partir de gestes familiers ou
l'exploration d'un milieu urbain en la traversant en collectif amical. Cette possibilité de
l'exposition de soi, de la prise de parole, de l'expérimentation dépend de l'inscription de
l'individu au sein d'un "collectif-supporter". Celui-ci peut se former en fonction d'un petit
cercle ou d'une petite masse à cohérence interne, au sein d'un espace semi privé ou en
146
présence d'une majorité de porteurs sympathisants. Aussi, il se forme au prix de relations qui
s'inscrivent finalement dans le long terme et n'échappent pas aux rumeurs, à la suspicion, à la
paranoïa ou même, à la formation de noyau familial.
L'irrésistible attirance du centre
Les dispositifs invitent également à un autre regard et une autre pratique de l'espace urbain et
se font révélateur des potentialités des espaces publics existants.
Quels sont ces espaces ? La liste est infinie : la place du Châtelet, Trafalgar Square, les halls
universitaires de Saint-Denis, de Nanterre, de Aix-en-Provence,... dans les amphis et salles
de cours, dans des salles municipales (MJC, etc.), dans les halls de gares (Saint-Lazare, gare
de Lyon), dans des rues et ruelles à Paris, Londres et autres villes et régions anglaises et
françaises et même sur une autoroute. L'extrême diversité des lieux, qu'ils soient publics,
semi-publics et même ces soi-disant non-lieux (M. Augé) que sont les autoroutes se prêtent
finalement à ces interventions. Or, il convient de rappeler la citation d'Arendt concernant la
cité dans le sens de la polis :
"l'organisation du peuple qui vient de ce que l'on agit et parle ensemble et l'action et la parole créent entre
les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n'importe quand et n'importe où."
(H. Arendt, p.258, 1983)
Le détournement de ces lieux peut autant s'avérer être révélateur de nouveaux potentiels et
les transformer en espaces de débat public, d'exposition artistique et culturelle, en espaces
d'interconnaissance et de convivialité. Le détournement peut finalement basculer dans une
atteinte à l'ordre public, voire clore une intervention par des casses, chose qui est
généralement évitée par les collectifs.
Les raisons qui animent les choix des lieux sont multiples et se font en fonction des
représentations “ centralité-périphérie ” ou “ local-global ”. Les discours des collectifs
prônent la création de centres là où l'on se trouve, afin de passer du local au global et
d'arriver à faire face au processus de la mondialisation. "Ma ville est un monde", "Vous êtes
ici" sont des exemples de phrases mis en scène par NPP. L'appellation "les périphériques
vous parlent" est une revendication du centre vide et du pouvoir à la périphérie.
L'organisation par Internet ajoute à l'imagerie d'une organisation décentrée et en réseaux.
Il n'empêche que les collectifs vont occuper les centres-villes géographiques des capitales
Paris et Londres ou les centres symboliques de leur contestation (centres financiers, lieu du
sommet du G8, par exemple) se trouvant parfois au feu de l'actualité politique. Mais cette
occupation se fait toujours en léger décalage avec l'actualité, en la précédant, en
l'interrogeant a posteriori ou dans le long terme ou encore, en engageant un trajet depuis la
marge au centre.
Se trouver au centre culmine finalement dans le désir de se faire entendre ou dans
l'exposition de soi devant une assemblée.
L'expérimentation semble également plus permise au centre de la grande ville, en
l'occurrence à Paris et Londres, puisque la répercussion des conséquences met peut-être plus
longtemps à rattraper son auteur, les résultats se faufilent plus facilement dans l'abondance
des stimuli étranges.
La pratique de la ville par les artistes est également à comprendre dans un contexte politique
où la tendance est à
147
"l'éloignement physique et symbolique des figures de pouvoir de l'expérience quotidienne", où "les
phénomènes d'internationalisation (GATT, Union européenne) multiplient les partenaires, éloignent
spatialement le site et les acteurs de la décision, suscitent un sentiment d'illisibilité, d'opacité des choix"
(Neveu, p.17, ibid.).
Le trajet au centre est certainement à comprendre aussi comme un appel au pouvoir central,
un pouvoir que l'on ne situe pas exactement mais qui est symbolisé par le centre-ville, le
centre financier, les lieux centraux de la mobilisation politique traditionnelle, etc.
L'urbain, l'éphémère et les instants d'une rupture subversive
Il est important d'insister sur le caractère éphémère de l'occupation du centre. Parfois même,
on retrouve cette particularité dans la structure interne du collectif lui-même, en particulier
s'il a vocation à interroger le centre politique. C'est le cas notamment de Gaz. Quant à RTS,
bien que le collectif révèle un phénomène assez durable en tant qu'idée et principe d'action,
son organisation repose sur une structuration fluctuante et un effectif en perpétuel
renouvellement. NPP et les PVP sont des collectifs qui semblent plus durables dans le temps
en terme de structures et d'interventions. Il n'empêche que NPP considère une grande partie
de ses interventions comme des échecs, lorsqu'il les évalue en fonction de son but ultime et
politique : contribuer à l'émergence de différences et de rapports de force. Si les PVP ont
parfois été amenés à travailler avec les mouvements sociaux et ainsi à occuper
ponctuellement le centre urbain et politique, leur travail principal ne se situe pas vraiment là.
Il porte sur l'élaboration de “ formes de culture qui soient aussi des chemins possibles pour
les citoyens vers une prise de responsabilité, d'autonomie de décision, de volonté de
s'organiser autrement 195' et donc sur autant de lieux périphériques.
La dynamique urbaine à laquelle contribuent les collectifs étudiés ne peut être saisie
uniquement à partir de leur ancrage spatial. Plutôt, les collectifs s'immiscent dans les milieux
existants auxquels les différents participants appartiennent déjà. Ils participent ensuite au
déplacement des frontières de ces milieux en débordant des habitudes pendant des
interventions. Ils font alors se rencontrer des pratiques sportives avec des pratiques
artistiques (PVP : Sport Musique/Overflow), des pratiques militantes avec des pratiques
urbaines et artistiques (NPP : CRU, Gaz : Gare aux Mouvements) ou des pratiques policières
avec l'intimité et le soin du corps singulier (RTS).
De plus, les interventions instaurent des ordres concurrençant l'ordre habituel, propre à
l'espace public dans son sens urbain ou politique (ordre des corps et des interactions,
signalétiques, équipements). Dans ce sens, ils cherchent à susciter ces instants festifs et
chargés d'une résonance émotionnelle propres aux ruptures subversives. Celles-ci
correspondent aux “ fêtes populaires ” ou autres moments de transgression tels qu'ils existent
dans I'Histoire196. Historiquement, ces moments précèdent la célébration d'un nouvel ordre
révolutionnaire et s'inscrivent ainsi dans cette tension toujours présente entre subversion et
récupération. Dans le cas des collectifs étudiés, je dirais qu'ils se trouvent dans un moment
historique où un nouvel ordre n'est pas articulé. Le caractère éphémère et très expérimental
de leurs interventions et pratiques tient-il alors à ces moments subversifs et à l'impossibilité
de s'installer dans un nouvel ordre ?
195
In L'ange vin, les PVP, Paris, éd. Jean-Paul Rocher, 1999.
Philippe Chaudoir. Sylvia Ostrowetsky, L'espace festif et son public. Villes nouvelles – Villes moyennes, in
Annales de la recherche urbaine, n° 70, 1996.
196
148
ANNEXE : fiches techniques
Gaz à tous les étages (Gaz)
Acteurs
principaux et
éléments
historiques
Amalia
Rama
(professeur d'art Une demi-douzaine de personnes (entre 25 et 35 ans,
plastique, restauratrice, artiste), Gilles plombier, professeur d'art, chômeurs, étudiants) qui
Paté (artiste), Robert (vitrier et
ont changé depuis l'émergence de RTS. RTS est né
coordinateur), Sophie Wahnich
au cours d'une occupation de rue en 1994.
Lieux de
travail
(historienne) - participation ponctuelle ;
Heinrich, Claire, etc. (entre 25 et 40
ans). Création en 1996. N'existe plus
aujourd'hui.
Images, sons, performance. Inspiration
artistique : art contemporain.
Installations, performances, vidéos,
tracts, affiches, pancartes, etc. - deux
événements majeurs ; “ Gare aux
mouvements ”, cortège festif de la
Maison des Ensembles (MDE).
Chez les uns et les autres, local ponctuel
à la MDE
Lieux
d'intervention
Gare de Lyon, Gare Saint-Lazare, MDE,
manifestation de rue dans le 12e arr.
Partenaires
d'intervention
MDE, club Merleau-Ponty, syndicat
SUD-cheminots
Moyens
financiers
Les membres : moyens personnels
indépendants de l'association. Les
productions de Gaz : politique du coup
par coup, échange de services
Association Gaz
Moyens
d'expression
Productions
Structures
Utopies
Reclaim the streets (RTS)
Réenchanter la participation politique et
la sociabilité urbaine dans l'espace
publique. Gaz sonde le désordre des
corps et des voix dans l'espace public,
la dispersion, la concentration, la
dissémination, la perte et l'ambiguïté
des situations. Plus particulièrement,
différents registres de l'action militante
sont expérimentés : les gestes, les
objets, les émotions.
Performance, artisanat, pratiques culturelles.
Inspiration artistique : Joseph Beuys, punk, techno
Action directe (trépied, lock-on,...),
banderole,
flyers, affiches, livrets.
Evénement : street party, journée de protestation et
de carnaval, guerillia gardening, ...
Réunions hebdomadaires et publiques dans des
locaux ponctuels (squat, université,...), travail chez
les uns et les autres, acquisition récente d'un lieu
dans un quartier central de Londres, travail par
Internet, coordination internationale.
Rue, place, quelques exemple : l'autoroute M41, les
Docks de Liverpool, Parliament Square, rue à
Camden Town, à la City de Londres, dans des
quartiers, ...
Liverpool Dockers, syndicats de transports urbains,
collectifs anarchistes et écologistes (Earth First !,
Peopel's Global Action, ...).
Les membres : moyens personnels indépendants.
Les productions et fonctionnement : mécénat,
organisation de concert, échanges de services avec
partenaires.
RTS est plutôt une idée et non pas une structure,
RTS existe dans d'autres pays à travers le monde
(New York, Sydney,...)
et ce sont des gens sur
place qui organisent des interventions.
Utopie
révolutionnaire : des revendications
écologiques se sont progressivement élargies vers
une critique du système capitaliste en général. RTS
intervient sur des terrains de lutte divers et fait de la
globalisation de l'économie le centre de son
interrogation et de sa critique. L'inscription de ses
dernières actions au sein de réseaux internationaux
met en pratique l'idée de " agir localement, penser
globalement ".
149
Ne pas plier (NPP)
Les Périphériques vous parles (PVP)
Acteurs
principaux et
éléments
historiques
Gérard Paris-Clavel, (graphiste, déjà engagé
dans les années 70 avec Grapus réalisant des
Images politiques), Isabel
Debary
(organisatrice), Bruno Lavaux (expert
comptable),Gilles Paté, (plasticien), Gérald
Goarnisson (responsable OPHLM) et d'autres
personnes (de 30 à 70 ans, environ). NPP est
fondé en 1991 par Gérard Paris-Clavel, Marc
Pataut et Vincent Perrotet.
Marc'O (metteur-en-scène, chercheur) et Cristina
Bertelli
(organisatrice)
figures de l'avant-garde
artistique des années 50-70 en France et en Italie, sont
les fondateurs
en 1992
du Laboratoire de
Changement, Jean-Charles François (compositeur de
musique contemporaine), une douzaine de personnes
(de 20 à 30 ans environ, informaticien, danseur,
acteur, musicien, ...).
Moyens
d'expression
Image : photographie, graphisme (l'artisanat et
l'affichage
jouent un rôle important) ;
plastique (installation, dispositif divers)
Productions
Tracts, affiches, banderoles, scotchs, livrets,
cartes,
autocollants,
journaux,
chars, etc.
Dispositifs de parcours et d'observation de la
ville (CRU, OV). Festival pour NPP.
Saynètes,
pièces, dispositifs scéniques
(musique,
théâtralité et danse) permettant
une participation
immédiate
du public (Sync,
Danse/
Musique
Overflow),
débats, stages, journal
Les
PVP ,
vêtements, affiches,...
Lieux de
travail
Espace en haut d'une tour HLM à lvry-sur-Seine
depuis 1994
Pavillon à Ville-Evrard, Neuilly-sur-Marne
depuis
1993, locaux et bureaux changeants à Paris dans des
maisons d'association, des fondations ou autres.
Théâtralité ; mélange des genres artistiques (musique,
art danse, écriture, image) inspiré de manière indirecte
des situationnistes, théâtre de la cruauté ou d'agitprop, surréalisme, cinéma d'avant-garde,
musique
rock, rap et contemporaine, ....
OV et CRU à Ivry. Diffusion d'images lors de
Lieux
occasions
à Paris, en région
d'intervention multiples
parisienne, en France et à
l'étranger lors de
manifestations
politiques
avec des gens
organisés,
débats,
expositions
artistiques,
festivals culturels, interventions pédagogiques
dans des rues, places, salles, lycée, etc.
A Paris, en région parisienne et de manière récurrente
à l'université de Saint-Denis ; de manière ponctuelle,
place, rue, salle. En France : Chambéry, Forcalquier,
Arles, Avignon, Tours, etc. à l'occasion de festival,
débats, séminaire, etc.
A l'étranger : Belgique, Allemagne, ...
Associations, collectifs en lutte. Notamment,
Partenaires
d'intervention collaboration avec : l'APEIS, depuis 10 années,
avec carrefour de solidarité pour l'Algérie
pendant 2 années.
Associations, collectifs, organismes en lutte : FSGTFédération Sportive et Gymnique du Travail, Groupe
de Lisbonne depuis 95, Forum civique européen,
Longo Maï, Université de Paris 8 Staint-Denis depuis
93,... ; individus (l. Stengers, R. Petrella,...).
Moyens
financiers
La
pratique professionnelle
extérieure des
membres et le travail au sein de NPP sont
complémentaires,
des interférences existent.
Pour les diverses productions il y a quelques
subventions, des dons.
Structures
Association
NPP, observatoire
épicerie d'art frais
Utopies
Travailler sur des sujets d'urgence humaine
pour exprimer des questions singulières de
gens en particulier et les partager avec d'autres.
La
distribution gratuite des produits sans
signature permet leur appropriation et leur libre
circulation par des luttes et résistances diverses
(chômage,
Algérie, sans papiers, etc.). Les
membres de NPP prolongent cette activité par
un engagement politique en dehors mais en lien
avec NPP dans cet effort de “ changer le
monde ”
les membres vivaient surtout de moyens extérieurs au
début (petits boulots, parents, etc.), aujourd'hui
certains sont salariés de leur propre structure (CES,
emploi jeune, ...). Pour les productions : subventions,
mécénats, ventes de productions ; politique du coup par
coup.
de la Ville, Association STAR, Laboratoire d'étude pratique sur le
Changement. Génération Chaos
Une dynamique décentralisée de résistance
Internationale contre une logique néolibérale,
économiste et l'hégémonie de la pensée unique. Les
PVP essaient par différentes pratiques de “ concevoir
des formes de culture qui soient aussi des chemins
possibles
pour les citoyens vers une prise
responsabilité, d'autonomie, de décision, de volonté
de s'organiser autrement ”.
150
de
21
ANNEXE 2
LE PARCOURS DES ANIMATEURS
DU LABORATOIRE
Quelques notes sur les concepteurs du laboratoire, Marc'O et Cristina Bertelli et
les compétences acquises dans divers secteurs de la communication.
LE TH EATRE
Après avoir réalisé le film CLOSED VISION, présenté à Cannes en 1953 par
Cocteau et Bunuel, Marc'O se tourne vers le théâtre.
Phénomène particulier des années 60, "Le théâtre de Marc'O" commence par une
réflexion sur le rôle de l'acteur. Sauf rares exceptions, le théâtre occidental repose
encore à la fin des années 50, sur la littérature, c'est à dire sur des textes que les
comédiens, à partir des indications d'un metteur en scène, transforment en
représentation théâtrale. Même très brillant, le comédien est simplement l'exécutant
(on dit à l'époque : le serviteur), il n'est jamais considéré comme un créateur (15
années plus tard Marc'O verra une similitude entre ce "comédien-interprète" et le
travailleur taylorisé enserré dans une chaîne de production qui réclame l'exécution
précise de tâches sans aucune autre sorte de participation. Le "comédien- interprète"
représentera, tout le long de la chaîne de production, cet "employé" de l'époque).
Marc'O ne cesse de développer son travail dans cette direction : transformer le
comédien en acteur/créateur, non seulement à travers une vision théorique et critique
de ce problème, mais aussi à travers une pratique qui fait appel à des méthodes, des
techniques, des moyens très concrets. Plusieurs pièces qu'il écrit et met en scène
témoigneront de ces idées. Son travail se fonde, en première instance, sur les
possibilités créatives propres aux acteurs et à leur capacité interactive dans une équipe
ouverte. La création, c'est en somme la mise en place d'un espace, de dynamiques, de
techniques de créativité. Il fonde et il dirige pendant 7 ans l'école de théâtre de
l'Américain Center du boulevard Raspail à Paris, la transformant progressivement en
un creuset d'acteurs aujourd'hui reconnus : Marpessa Dawn (prix de la meilleure
actrice à Cannes) Bulle Ogier, Jean Pierre Kalfon, Pierre Clémenti, Valérie Lagrange,
Michèle Moretti, Jacques Higelin, etc. Il écrit et met en scène 15 pièces de théâtre qui
vont marquer fortement le théâtre français des années 60 à 70. Introduisant la musique
comme composante fondamentale de l'expression théâtrale, il donnera naissance à ce
qu'on appelle aujourd'hui le Théâtre Musical.
En 1966, il monte une pièce musicale "LES IDOLES", dont il tire un film un an
plus tard. La pièce est un grand succès salué par la critique et le public, mais pour
Marc'O cette date marque un arrêt temporaire de son activité théâtrale. II se rend en
Italie où, appuyé par des intellectuels italiens, il produit un événement dramatique
"GUERRA E CONSUMI" avec la participation de la population de la ville de Reggio
Emilia. Il séjourne ensuite à Rome où il réalise plusieurs films.
LA NOUVELLE IMAGE
Après la réalisation de trois autres pièces théâtrales à Paris (Chaillot, théâtre
Renault/Barrault et Avignon) il écrit et monte l'opéra-Rock Flash-Rouge avec Catherine
Ringer qui plus tard formera le groupe des Rita Mitsouko. Le directeur de la recherche de
l'I.N.A, Philippe Queau, lui propose de filmer et de traiter l'opéra avec les instruments
électroniques dont dispose l'I.N.A à l'époque.
Avec ce travail commence une pratique et une profonde réflexion sur l'usage des
moyens électroniques dans le domaine de l'image, travail qui débouche sur différentes
oeuvres de recherche vidéo présentées au Festival de Cannes, de Lille, à la FNAC et un
peu partout en Europe. L'une d'elles obtient le prix Antenne à la suite de sa diffusion sur
Antenne 2, en 1981, dans le cadre de l'émission Chorus.
Suit une étude théorique et pratique pour l'INA sur "LES CONDITIONS DU
VISIBLE" .
C'est à cette époque que débute sa collaboration avec Cristina Bertelli qui dirige la
Galerie d'Art UNDART en Italie. A partir de là, elle développe, à travers les médias
italiens, une longue réflexion sur les usages artistiques, dans le domaine de l'image, des
nouvelles technologies.
C. Bertelli crée, à Rome, la section COMMUNICATION au centre de recherche
CISI (Centre Italien d'Etudes et d'Enquêtes, président : Elio Aiuti). Le CISI a pour objectif
de promouvoir des recherches et des projets favorisant une culture qui s'harmonise avec
les nouveaux modes de production, l'organisation du travail issus des Nouvelles
Technologies. Plus précisément à travers cette problématique : "le travail avec les
nouvelles technologies générant une nouvelle culture, quelle réponse donner ?" Le CISI
COMMUNICATION travaillera en collaboration avec l'Ecole Polytechnique de Florence
(Franco Masotti, directeur).
En France, le Président de La République, François Mitterrand, reçoit Marc'O qui
lui fait part de ses idées sur l'usage artistique des nouvelles technologies. Un mois plus
tard il réunit, autour de Marc'O, les ministres de la Culture et de la Communication, Lang
et Fillioud, le président de l'INA, Pomonti, de la SFP, Labrousse, ainsi que le directeur de
FR3, Moati, pour débattre de ce sujet. Le Projet PIXIGRAF sur les nouvelles technologies
de l'image voit le jour à la suite de cette initiative.
Entre temps C. Bertelli organise en Italie une série d'expositions des œuvres de
Marc'O en Nouvelle Image : à Bologne, Milan, Rome, Florence, Arezzo, Pise, Turin,
Gênes, Grosseto, Brescia, expositions toujours accompagnées de débats et de conférences
sur les problématiques de l'étroite relation entre l'évolution technologique et les nouveaux
savoir-faire, interventions qui débouchent souvent sur les problèmes de culture et des
modes de vie.
C'est en Italie que Marc'O développe jusqu'en 1990 ses nouvelles réflexions et
activités.
L'INDUSTRIE
Le Centre Pompidou expose pendant tout le mois de février 1985 les œuvres de
Marc'O en Nouvelle Image, sur le thème : "L'image 3D, problèmes artistiques et
technologiques à partir de la Vocation de S. Mathieu du Caravage".
La même année, le CISI COMMUNICATION organise la conférence tenue par
Marc'O à la Chambre italienne des députés sur le thème "La Nouvelle Image, problèmes
industriels et culturels, l'utilisation des nouvelles technologies dans le domaine de
l'image". Cette conférence est présidée par le directeur de RAI 2, en présence des
ministres du Travail, de la Culture, de la Recherche Scientifique, du Tourisme et des
Spectacles.
Intervention de Marc'O au Congrès International de Bologne sur l'Image
Electronique sur le thème "Concept scientifique et concept artistique".
Participation, à la demande de Gianni Degli Antoni, directeur de l'Université
d'informatique de Milan, au congrès international "Worked Revisited" dans le cadre de
la Grande Foire d'Avril, avec Carlo De Benedetti, Anatol Hot, Umberto Eco, Georges
Lucas, John Mac Carty et le Ministre italien du Travail. Marc'O intervient sur le thème
"La création d'images".
La région Toscane, par le biais du CISI COMMUNICAZIONE, commande à
Marc'O une étude théorique et pratique sur la communication avancée. Une vaste
recherche s 'ensuit sur les conditions d'une télévision de deuxième génération, intitulée :
"Mutation industrielle. Une nouvelle culture ? Problèmes de l'audiovisuel". Dans ce
travail Marc 'O développe les sujets suivants : l'organisation du travail et ses retombées
sur le plan social; la réunion dans un même espace de la production, de la recherche,
de la formation; l'autofinancement et la rentabilité à terme dans un processus basé sur
ce type de synergie; les nouveaux savoir-faire et les nouveaux métiers ; la
transformation de l'organisation du travail dans l'audiovisuel qui s'appuie sur les
Nouvelles Technologies; l'image spectacle et l'image symbole ; projet pour la création
d'un pôle de production audiovisuelle basé sur les technologies avancées : quels
nouveaux usages pour un autre type œuvres?
Dans le cadre du festival du Cinéma de Massenzio à Rome, le CISI
COMMUNICATION organise une manifestation sur le thème Machination. Des
chercheurs, des philosophes, des scientifiques, des artistes (italiens et français, parmi
lesquels Félix Guattari et Paul Virilio) réunis par Marc'O et Bertelli interviendront sur
ce thème dans une édition spéciale du quotidien "Il Manifesto".
A la suite de l'Etude sur la Mutation Industrielle, le groupe d'Etat italien E.N.I.
pressenti par Confindustria (le Patronat italien, contact Luigi Lucchini et Ugo Caizoni,
président et conseiller) demande en 1988 à Marc'O et Bertelli de réaménager le
département audiovisuel de la deuxième agence de presse italienne : AGI (Agenzia
Giornalistica Italia) en appliquant les méthodes et moyens proposés dans l'Etude,
notamment, développement des nouvelles dynamiques de production, de recherche, de
formation, méthodes nouvelles de financement à travers la publicité (le sponsoring, le
mécénat d'entreprise), propositions de production, réalisation et commercialisation d'un
nouveau type etc.
Pendant cette période Marc'O et Bertelli conçoivent différents projets. Le plus
important, qui associe l'AGI à l'UNESCO, concerne la production et la réalisation d'un
magazine audiovisuel "Orient/Occident", entrant dans le cadre du programme Majeur
de l'UNESCO pour la décennie 80 : LES ROUTES DE LA SOIE. Il s'agit de rendre
compte d'une manière originale de l'état culturel, social, économique des 27 pays
concernés par l'opération : de la France à la Chine en passant par les trois voies de la
soie : la voie de la steppe, du désert, de la mer. Marc'O et C. Bertelli montent trois
rédactions à Athènes, Rome, et Paris. Par ailleurs, ils conçoivent et structurent les
dynamiques d'organisation créative du travail entre les équipes de production, de
réalisation et de diffusion selon les méthodes de travail interactif interequipe mise au
point par Marc'O. de la revue à Rome et les sièges des rédactions situées dans les pays
coproducteurs concernés (Egypte, Tunisie, Grèce, Bulgarie) jusqu'au août 1990.
En 1991 Marc'O écrit et monte à Paris la pièce musicale "GENERATION CHAOS 1",
première partie d'une trilogie.
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Jean-Charles FRANÇOIS
Le compositeur, percussionniste et chef d’orchestre Jean-Charles FRANÇOIS a fait ses études au
Conservatoire de Paris et avec le compositeur australien Keith HUMBLE.
Entre 1962 et 1969, il a travaillé à Paris et à travers l’Europe comme percussionniste spécialisé dans la
musique contemporaine, notamment avec le Domaine musical, l’Ensemble musique vivante, le Centre de musique, les
festivals de Palerme, Zagreb, Venise, Royan, Avignon et les principales radios européennes…
Il a été co-directeur avec Giuseppe ENGLERT et Keith HUMBLE du Centre de musique de Paris (196669). Après un séjour de trois ans en Australie, il est devenu professeur à l’Université de Californie à San Diego en 1972.
En 1975, il a fondé avec John SILBER, le groupe expérimental KIVA et c’est avec ce groupe qu’il a fait de
nombreuses tournées aux Etats-Unis, au Mexique, en Europe et en Australie.
Il a été directeur du Center for Music Experiment (1979-82) et du département de musique (1983-85) à
l’Université de Californie à San Diego. Il a été directeur du centre d’études de l’Université de Californie à Lyon et
Grenoble (1988-90).
En tant que compositeur, il s’est surtout intéressé au théâtre musical, à la musique de chambre et à
l’informatique musicale. Ses écrits théoriques ont été publiés dans Musique en Jeu, Traverse, Perspective of New
Music, Percussive Notes Research Edition et la Revue d’esthétique.
Son livre Percussion et musique contemporaine sera publié à la fin de l’année 1990 par les éditions
Klincksieck, Paris. Il vient d’être nommé directeur du Centre de formation à l’enseignement de la danse et de la
musique à Lyon.
NOM
Résitancexistence
LÉGENDE
1994 - Slogan, provenant d'une manifestation
de Saint-Maur.
29 mars 97 - Mobilisation à Strasbourg contre le
congres du FN se tenant dans cette ville.
Sept. 97 - Fête de l'humanité : “Espace
international”.
Sept. 97 - Manifestation à Paris en soutien au
peuple algérien, place de la République.
Oct. 97 - “Art pour la vie - je ne sais pas quoi
faire, mais je vais le faire”. Rassemblement tout
les samedis place du Châtelet, en solidarité avec
le peuple algérien.
pour les transports gratuits pour les chômeurs,
organisée par l'APEIS avec la participation des
“Périphériques” et NE PAS PLIER.
AUTEURS
Typographie de Gérard Paris-Clavel
PRODUCTEUR
Génération Chaos, APEIS, NE PAS PLIER
FORMAT
TECHNIQUE
Sérigraphie 1 couleur
PHOTOGRAPHE Marc Pataut
PARUTIONS
PHOTOGRAPHIE coul. et N&B
L'Humanité, 5 déc. 1995
Libération, 3 déc.1995
DeBijsluite, 9 déc. 95
L'Humanité, 8 janv. 1995
Regard, n°10 fév. 1996
Inter, art actuel, n°64 1996
Le parisien, 25 mars 1996
Dal, n°5, 1996
Le Parisien, 30 août 1996
Les Périphériques vous parlent, n°7, mars 97
L'Humanité, 13 mars 97
Libération, 22 avril 97
DISPONIBILITÉ Y- en a
FILM GRAVURE oui (format 7)
DIFFUSION
Janv. 1995 - État du devenir, Génération Chaos
Fév. 1995 - Manifestation nationale pour demander
le transport gratuit pour les chômeurs.
1er mai 1995 - Manifestation à Paris avec
l'APEIS, un comité de chômeurs à la
manifestation de la fête du travail.
3 mai 1995 - Manifestation contre l'assassinat
d'un jeune marocain noyé lors d'une
manifestation du Front national.
Juin 95 - Stand de “Génération Chaos”,
au Zénith, parc de la Villette à Paris, pour un
concert de 2 jours en solidarité avec le DAL (Droit
au logement) et la rue du Dragon.
Sept 1995 - Université de Montréal, (ruban
adhésif).
Déc. 1995 - Différentes manifestation à Paris.
Janv. 1996 - Installation au théâtre
des Carmes à Avignon pour une pièce
d'André Benedetto : “Fleur de béton”.
Janv. 1996 - Montage de la tente de la “Coordination santé” qui résiste depuis plus de 1000 jours
devant le ministère de la santé.
Mars 1996 - Action sur la dégressivité des
allocations chômage dans un supermarché de Saint
Denis, 300 chômeurs remplissent leurs caddies et
demandent à la caisse une dégressivité de leur achat
correspondant à la dégressivité de leur allocation !
Mars 1996 - “Du fric pour vivre”, manifestation à
Paris avec l'APEIS.
1er mai 1996 - “La galère du chômage”, char
sur le thème de la mondialisation du capital, le
chômage et la précarité de l'emploi.
Manifestation du 1er mai avec l'APEIS.
18 juin 1996 - levée du sit-in de la coordination
santé, et réalisation d'une croix rouge, trace
symbolique.
Août 1996 - Différentes manifestations des
sans-papiers à Paris.
Sept. 1996 - Fête de l'Humanité, stand du PC
Rouge, n°1628, 9 mars 1995
EXPOSITION
- “Il y a tout qui va pas”, exposition NE PAS
PLIER au Stedelijk Museum, Amsterdam, 1995.
(catalogue +photos)
- Galerie “le Lieu” à Québec, sept 1995. “Intolérance, causes et conséquences”,
Bibliothèque de Sarayevo, exposition organisée
par Luci Lom, avril 1996.

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