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Faillite souveraine, négociation privée
et nouvelle architecture financière internationale
Jérôme Sgard *
p. 71-82
Le Fonds monétaire international, les ministres des Finances du G7, les milieux
financiers privés et les cercles académiques ont été agités au cours des deux dernières
années par un débat feutré mais très vigoureux : fallait-il adopter la proposition
formulée en novembre 2001 par Anne Krueger, la numéro deux du Fonds, de créer un
tribunal de faillite pour les États souverains ? Ou était-il préférable de s’en tenir à une
règle de coordination plus légère définie par les seuls acteurs privés ? Ou bien encore,
troisième option, était-il plus simple de continuer de traiter le problème de manière
pragmatique et improvisée, au cas par cas, comme on l’a fait ces dernières années ?
La proposition du FMI – baptisée Sovereign Debt Restructuring Mechanism (SDRM)
– était la plus radicale, la plus innovante et aussi la plus séduisante au plan intellectuel.
Fonctionnant sur des principes comparables à ceux des tribunaux de commerce, une
nouvelle instance devait être créée pour guider la procédure de renégociation et imposer
à l’ensemble des porteurs de titres la solution sur laquelle se serait accordée une
majorité qualifiée d’entre eux. Elle aurait donc reçu des États membres du Fonds
l’autorité exceptionnelle d’intervenir dans les contrats et de modifier certaines de leurs
clauses, y compris contre la volonté de porteurs minoritaires. Les interventions
publiques dans les contrats sont certes courantes dans toutes les économies de marché ;
elles n’en représentent pas moins un acte critique, qui demande à être bien réglé.
Surtout, dans le cas du SDRM, cette capacité à rompre l’intégrité des contrats privés
était, pour la première fois, concédée à une instance multilatérale : ni le FMI, ni l’ONU,
ni l’OMC n’ont ce pouvoir. Ceci impliquait donc une rupture majeure, non seulement
dans la gestion des marchés de capitaux et de leurs crises, mais aussi dans l’histoire des
relations internationales.
Cette proposition, qui a fait l’objet de longs travaux préparatoires, a finalement été
abandonnée à l’issue des réunions du Fonds monétaire et de la Banque mondiale d’avril
2003. C’est donc un échec pour le Fonds, qui fait suite aux critiques de ses interventions
en tant que « prêteur en dernier ressort » de la fin des années quatre-vingt-dix. Pour
autant, il serait abusif de conclure que le débat sur la nouvelle architecture financière
internationale est revenu au point où il se trouvait au lendemain de la crise mexicaine de
1995. Un accord a en effet émergé progressivement pour développer l’approche
alternative, fondée sur la coordination décentralisée des investisseurs et débiteurs, sans
*
Jérôme Sgard est économiste senior au CEPII.
© Éditions La Découverte, collection Repères, Paris, 2003.
I
intervention d’un acteur multilatéral. Ce sont les clauses d’action collective (CAC).
Elles aussi se présentent comme des règles d’action, à mettre en œuvre face à un défaut
; mais elles restent dans un cadre contractuel décentralisé, moins contraignant pour les
acteurs privés, et ancré dans les institutions juridiques nationales. La régulation des
marchés internationaux et de leur crise se trouve ainsi engagée sur une voie plus proche
des souhaits et des pratiques traditionnels du secteur privé. Reprenons d’abord la brève
histoire du SDRM et de son échec, avant de comparer cette approche à celle des CAC et
de tirer quelques conclusions plus générales sur la gestion des crises financières
internationales.
Comment en est-on arrivé à la proposition Krueger ?
Le début des années quatre-vingt-dix a vu à la fois la résolution de la crise de la dette
héritée des années quatre-vingt et la transition rapide vers un financement désintermédié
des économies émergentes. Cette double évolution a été à l’origine d’un nouveau cycle
d’exportation massive de capitaux vers ces régions, cela dans un environnement de
marché radicalement nouveau. Très vite, ceci a mis à l’épreuve les capacités de
régulation puis de gestion de crise des acteurs publics. Dès la crise mexicaine de 19941995, il est apparu clairement que les méthodes des années quatre-vingt ne
fonctionneraient plus. C’est ce qu’a résumé Michel Camdessus, alors directeur du FMI,
en parlant de « crise du xxie siècle » ; c’était aussi le constat implicite à l’appel lancé
par Bill Clinton, en septembre 1998, en faveur de la construction d’une « nouvelle
architecture financière internationale ». Sous ces termes très généraux, deux problèmes
ont fait l’objet dans les années suivantes de propositions nombreuses, ainsi que de
divers essais et erreurs.
D’abord vient la question de la restructuration des dettes souveraines, en cas de
défaut. Désormais émis et échangés à large échelle sur les marchés internationaux, les
titres de dettes souveraines peuvent se révéler très difficiles à renégocier. Alors que ce
processus était pris en charge dans les années quatre-vingt par quelques dizaines de
banques, qui pouvaient imposer leurs décisions aux acteurs marginaux, il faut désormais
coordonner des milliers d’investisseurs, aux objectifs de gestion et aux horizons
temporels différents, opérant sous des contraintes contractuelles et légales très diverses.
Ceci peut créer des problèmes aigus d’action collective. Comment former la « table
ronde » autour de laquelle les investisseurs, ou leurs représentants qualifiés, pourront se
réunir et discuter avec le gouvernement du pays en faillite ? Qui prend l’initiative ? Que
faire si l’État refuse de négocier avec certains d’entre eux ? Au-delà se pose la question
de la décision collective : comment s’accorder sur un allongement de maturités ou une
réduction du capital ? Peut-on définir un principe majoritaire, comme dans le cas des
faillites privées ? Quelle autorité juridique pourra alors sanctionner cette décision et
l’imposer aux porteurs minoritaires ?
Aujourd’hui, le signataire d’un contrat qui s’estime lésé par un autre contractant, ou
par une décision collective de plusieurs d’entre eux, peut faire appel aux tribunaux de
l’État dans lequel le contrat a été signé. En particulier, il appartient aux tribunaux de
commerce de New York et de Londres, où la très grande majorité des contrats de dette
souveraine sont émis, de trancher sur la validité d’une opération de restructuration. Or
les pratiques contractuelles et la jurisprudence américaine ont toujours donné gain de
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II
cause aux porteurs de titres minoritaires. Un cas devenu célèbre est intervenu après la
restructuration de la dette péruvienne : un fonds d’investissement a fait appel à la justice
new-yorkaise et a obtenu que les titres dont il était porteur lui soient remboursés à des
conditions beaucoup plus favorables que celles accordées aux autres investisseurs.
On perçoit dans ces conditions les risques de blocage de la négociation que peut
soulever une situation de défaut. Non seulement tout accord risque d’être contourné par
une part non négligeable des investisseurs, mais ceci va aussi affecter leur incitation à
négocier : dès lors que la menace judiciaire devient crédible, l’incitation à participer à
une négociation longue et coûteuse, à y faire éventuellement des concessions
importantes, devient très faible. C’est donc toute la mécanique d’apurement des
situations de surendettement et de retour sur les marchés qui pourrait être sérieusement
grippée.
Le second problème de fond apparu depuis le milieu des années quatre-vingt-dix
renvoie à la multiplication des « crises jumelles », c’est-à-dire à la conjonction d’une
crise de paiements externes (fuite de capitaux, crise de change) avec une crise de
liquidité interne, notamment dans le système bancaire. Alors que cette interaction entre
dynamiques interne et externe était indirecte et relativement lente dans les années
quatre-vingt, elle est désormais au cœur des crises des économies émergentes ; c’est ce
qui explique leur extrême violence, la très grande difficulté à leur apporter une réponse
efficace à court terme, enfin les effets de contagion qu’elles peuvent occasionner.
Face à ces risques, la crise du Mexique (fin 1994-début 1995) a été un banc d’essai
pour les nouvelles stratégies de gestion de crise relevant de la notion de « prêteur en
dernier ressort international ». Cette approche se caractérise avant tout par son objectif :
la préservation à tout prix de la continuité des paiements extérieurs, ceci permettant
d’éviter les problèmes de renégociation évoqués à l’instant. De cet objectif découle
l’instrument : un énorme programme de renflouement des réserves de change, destiné à
assurer le libre retrait des investisseurs internationaux et donc à favoriser le retour de
cette essence subtile et volatile – la confiance des marchés. Mais, dès 1995, des voix se
sont élevées pour critiquer l’assurance ex post du risque privé qui était ainsi apportée à
des investisseurs aventureux. Ceci soulevait une question qui allait hanter les
gestionnaires de crise des années ultérieures : celle de l’« aléa moral », c’est-à-dire du
risque qu’à l’avenir les investisseurs anticipent que toute prise de risque excessive sur
les marchés émergents serait protégée par les opérateurs publics (FMI, banques
centrales des pays du G7).
La méthode esquissée en 1995 a été toutefois suivie à nouveau en Asie, en Russie et
en Amérique latine à partir de l’été 1997 et pendant les dix-huit mois de haute tension
financière qui ont suivi. Dans chaque cas, on a additionné une mobilisation de fonds
massive, un programme de stabilisation monétaire rigoureux et des réformes
institutionnelles plus ou moins larges. La plupart des problèmes perçus en 1995 sont
toutefois réapparus avec force : non seulement le risque d’aléa moral s’est révélé
sérieux, mais le FMI et le G7 ont été mis en échec à plusieurs reprises face à
l’effondrement des systèmes bancaires nationaux et aux difficultés extrêmes à limiter
les coûts internes des crises ; enfin, la masse des ressources à mobiliser était telle que
celles-ci risquaient d’être réservées aux pays « systémiquement importants », ceci
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III
conduisant, en fin de compte, à rendre plus difficile l’accès aux marchés des petits pays
moins stratégiques.
Ces difficultés expliquent pourquoi cette approche des crises a été fortement
critiquée et assez rapidement écartée sur le plan de la doctrine. Mais si l’on posait que,
désormais, l’apport de fonds publics pour soutenir un pays en crise devait être plafonné,
il fallait admettre que, dans certains cas, la continuité des paiements extérieurs allait être
interrompue. Dès lors, on se trouvait confronté à un problème de renégociation des
dettes souveraines en défaut.
Ici est apparue la proposition Krueger, à la croisée des deux problèmes : l’échec des
opérations de prêteur en dernier ressort international et les enjeux spécifiques d’action
collective que soulève désormais le défaut d’un emprunteur souverain.
Comment aurait fonctionné le SDRM ?
Le mécanisme de SDRM a été présenté en référence aux procédures de faillites
privées et plus particulièrement à celle du Chapter 11 du code de faillite américain.
Celui-ci, appliqué aux entreprises privées, inclut d’abord les mécanismes classiques de
toute loi de faillite : représentation des créanciers, règle de majorité qualifiée, protection
de la règle d’action collective contre les risques de blocage tactique. Ensuite, il a pour
caractéristique de ne pas nécessairement conduire à la liquidation de la firme et de
permettre à ses dirigeants et actionnaires de restructurer leur passif financier, sans
perdre le contrôle et la propriété de l’entreprise. C’est évidemment un point intéressant
dans le cas d’un défaut souverain puisqu’il ne peut s’agir de transférer aux créanciers le
contrôle de la politique économique. Enfin le Chapter 11 autorise l’apport d’argent frais
à l’entreprise, « sous la protection de la loi de faillite », facilitant ainsi son
rétablissement.
Ces divers éléments se retrouvaient mutatis mutandis dans le cadre du SDRM :
représentation des différentes classes de créanciers, vote à la majorité qualifiée, contrôle
de la politique économique via la conditionnalité, apport de crédits intermédiaires
pendant la renégociation. La procédure imaginée par le FMI aurait été engagée à
l’initiative du seul pays endetté et elle aurait pu l’être sans défaut de paiement, c’est-àdire de manière préventive. Enfin, en cas de conflit, un « forum de résolution des
différends » aurait reçu l’autorité légale d’interpréter les contrats et d’imposer son
arbitrage aux porteurs privés. Logée au FMI, mais indépendante statutairement, cette
instance aurait été l’équivalent, toutes choses égales par ailleurs, du Tribunal pénal
international. Concrètement, les porteurs minoritaires n’auraient plus eu la possibilité de
faire appel aux tribunaux nationaux, dès lors que le Forum aurait validé le vote
majoritaire sur une restructuration.
Fatalement, les principales oppositions au SDRM se sont concentrées sur ce point :
un principe majoritaire était opposé à l’intégrité des contrats, cela par un pouvoir
supranational. Le FMI et ses défenseurs ont tenté bien sûr de limiter cette portée
radicale du SDRM. Ils ont précisé à de nombreuses reprises que le Forum n’avait
d’autorité que sur la procédure de négociation et de décision collective, tandis que ses
résultats concrets dépendraient des créanciers et du débiteur. Progressivement, ils ont
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aussi défendu que le bon usage du SDRM serait purement dissuasif : il aurait été un
instrument de dernier recours dont les lourdeurs auraient incité les acteurs à trouver les
voies d’un accord de restructuration. Cette dissuasion aurait encouragé le bon
fonctionnement de procédures informelles et décentralisées, tout comme cela s’observe
dans le cas de négociations privés qui se développent « à l’ombre de la loi » et ne
recourent aux institutions judiciaires qu’en cas de blocage.
Pourquoi le SDRM a-t-il été finalement abandonné ?
Est-ce qu’une structure de ce type pouvait contribuer efficacement à la régulation des
marchés internationaux et à l’atténuation des coûts économiques et sociaux des défauts
? Pouvait-elle à la fois faciliter la résolution des crises, éviter l’aléa moral et aboutir à
des résultats raisonnablement équitables, entre les États emprunteurs et les créanciers ?
À ces questions un non très ferme a été opposé par le secteur privé financier, plusieurs
pays émergents de premier plan (notamment le Brésil) et finalement par l’administration
américaine. Pour ces acteurs décisifs, le SDRM était au mieux un exercice intellectuel
dénué de toute efficacité, au pire un dangereux bricolage de fonctionnaires
internationaux ignorants des réalités. Deux arguments, en particulier, ont conduit à
l’abandon de cette proposition.
D’abord, on a objecté que les dernières expériences de défaut (Pakistan, Ukraine,
Équateur) ont été gérées finalement sans heurt majeur, cela en l’absence de tout cadre
institutionnel lourd. Ajouter une procédure complexe ne pouvait que ralentir la
formation d’une expérience commune robuste, à partir de laquelle affronter les crises
futures. A fortiori, pour ses opposants, le SDRM devenait franchement inquiétant s’il
devait être géré ou supervisé étroitement par le FMI, exposé lui-même à des conflits
d’intérêts manifestes.
Deuxième argument, le SDRM aurait peut-être rendu plus facile la restructuration,
mais le défaut souverain lui-même serait devenu plus probable. C’est à nouveau le
problème de l’aléa moral : sachant à l’avance qu’ils ne seraient pas sanctionnés par de
longues années de négociations difficiles et de quarantaine, les emprunteurs souverains
auraient été incités à suivre des politiques économiques plus laxistes. Le marché de la
dette souveraine serait donc devenu plus risqué pour les investisseurs, et donc plus
coûteux pour les pays endettés ; dans le pire des cas, ces derniers auraient même pu
perdre l’accès à tout financement privé extérieur, du fait de l’affaiblissement de la
discipline de marché. Certes, l’argument dissimule en partie l’intérêt bien compris des
grandes banques et investisseurs internationaux qui, toujours, s’opposeront à toute règle
institutionnelle qui limite a priori leur liberté d’action. Cela étant, il est vrai que prêter à
un État souverain est une activité financière risquée, pour laquelle les investisseurs ne
disposent pas d’autant de garanties légales et contractuelles que dans le cas d’un
emprunteur privé domestique : tout ce qui peut contribuer à accroître ce risque est
susceptible de conduire à une contraction du marché.
Un troisième élément, à caractère plus tactique, s’est ajouté pour expliquer l’échec
du FMI : alors qu’initialement les représentants du secteur privé avaient défendu le statu
quo et le principe de solutions au cas par cas, ils ont fait un pas en septembre 2002 vers
une règle contingente de traitement des défauts souverains. Mais, au lieu que celle-ci ait
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V
un caractère « statutaire », comme avec le SDRM, elle serait contractuelle, décentralisée
et volontaire. Il s’agirait d’inscrire dans chaque contrat de dette des clauses d’action
collective, règles de coordination auxquelles les investisseurs adhèrent en achetant ces
titres. Les CAC comportent notamment les règles de majorité sous lesquelles les
conditions financières du contrat peuvent, le cas échéant, être modifiées (allongement
de maturité, réduction du service). En cas de différends sur cette procédure, c’est la
juridiction commerciale du pays d’origine du contrat qui tranche – le tribunal de
commerce de New York ou de Londres par exemple.
Depuis 1996, le G7 et la BRI ont soutenu l’adoption et la généralisation des CAC
incluses depuis longtemps dans les contrats de droit anglais. Il est désormais possible
que, avec l’appui public des principaux représentants du secteur privé, cette pratique se
généralise dans les prochaines années : le Mexique (février 2003), puis le Brésil et
l’Uruguay (avril 2003) ont lancé chacun une émission obligataire de droit américain
incluant une CAC. Cette innovation laisse envisager l’extension de ces clauses à
l’ensemble des émissions new-yorkaises. Ceci pourrait être le signe d’une coordination
des acteurs privés – débiteurs et investisseurs – sur le principe des CAC, cela en
l’absence de toute contrainte de type légal. Si tel était le cas, un des principaux résultats
de l’épisode Krueger aura été l’acceptation et la généralisation des CAC, jusque-là
rejetées au bénéfice d’une approche purement ad hoc.
La question centrale qui sera posée par les prochaines crises de paiement souveraines
est alors la suivante : est-ce que les CAC seront suffisantes pour gérer les accidents les
plus importants et les plus complexes ? Ou bien est-ce qu’à l’avenir l’absence d’une
règle de coordination plus rigide se révélera très coûteuse, bloquant le processus de
sortie de crise ? En fait, le régime de « CAC seules » – sans SDRM à l’arrière-plan –
devra d’abord montrer sa capacité à gérer la coexistence, pendant de nombreuses
années, d’émissions porteuses de CAC et d’émissions anciennes dépourvues de telles
clauses. Ensuite se posera plus durablement un problème de coordination « inter-CAC
». En effet, si ces clauses permettent, en principe, de coordonner les porteurs d’une
même émission en leur donnant une règle de décision majoritaire, elles ne permettent
aucunement de coordonner les investisseurs porteurs d’émissions différentes. Diverses
propositions ont été envisagées – associations de porteurs, échange initial des multiples
émissions contre un titre commun provisoire, etc. Sur de telles bases, les multiples
opérateurs des marchés, soutenus éventuellement par les autorités publiques, pourront
peut-être trouver une solution efficace et équitable. Reste qu’une partie non négligeable
du problème d’action collective devra être résolue de manière ad hoc.
Au-delà de la renégociation des dettes souveraines
La dispute CAC versus SDRM peut-elle se résumer à l’enjeu limité de coordination
des porteurs de titres et à la confiance variable qu’on peut avoir dans leur capacité
d’auto-organisation, face à un défaut ? À s’en tenir au débat international qui a
accompagné la discussion au Fonds monétaire, on pourrait le penser. Dans ce cas, une
conclusion tranchée ne serait pas facile à tirer : à la cohérence logique du SDRM
s’opposent les ruptures que celui-ci implique en termes de régulation des marchés de
capitaux. Et rien n’empêcherait, en cas d’échecs répétés du dispositif des CAC, de
recourir à un cadre de type SDRM pour lever l’obstacle.
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VI
Un point est toutefois passé largement inaperçu dans ce débat : au-delà de l’enjeu de
la dette souveraine, les deux approches ont des implications très différentes quant au
traitement plus général des problèmes soulevés par une crise des paiements. Un défaut
de l’État peut en effet amplifier brutalement la crise de liquidité et la chute du change. Il
peut, par exemple, déstabiliser le système bancaire national, si celui-ci a acquis une part
importante de la dette publique. La décote du souverain par les agences de notation
internationales va se répercuter automatiquement sur tous les émetteurs privés et parapublics, ce qui pourra accentuer gravement leurs difficultés.
Dans ce cas, peu après le défaut public, il pourra être rapidement nécessaire de passer
à un moratoire plus général sur la dette extérieure ou, plus probablement, à un contrôle
sur les sorties de capitaux. En un mot, dans un monde globalisé, où les acteurs privés
jouent un rôle croissant, l’intervention sur la seule dette publique ne peut répondre qu’à
une partie des problèmes soulevés lors de crises jumelles. La question est, alors, celle de
l’élargissement de la logique de gestion de la dette souveraine aux autres catégories de
dettes et à la question du contrôle sur les sorties de capitaux. Sous cet angle, la
proposition de SDRM avait l’avantage de pouvoir s’étendre assez aisément à ces enjeux
collatéraux et de faciliter un traitement cohérent, là où les CAC, purement
contractuelles, se révèlent incapables d’appliquer leur propre logique d’action
collective. Prenons deux exemples symptomatiques : la dette interne des États et la
question du contrôle sur les mouvements de capitaux.
Traditionnellement, l’enjeu de la dette extérieure souveraine et celui de la dette
publique interne ont toujours été pensés et traités séparément, notamment du fait des
moyens propres dont dispose l’État pour restructurer ou réduire sa dette interne
(échange forcé des titres, inflation, etc.). Or, a priori, ce traitement cloisonné n’est pas
justifié : la stabilisation financière d’un État insolvable renvoie nécessairement à
l’ensemble de ses créances. L’enjeu d’efficacité économique se double en outre d’un
enjeu d’équité : l’investisseur international qui accepte une réduction de créance, dans
l’espoir que l’État en défaut puisse reprendre de manière durable le service de sa dette
résiduelle, ne peut pas être indifférent au traitement réservé aux créanciers internes. On
rejoint ici la logique de faillite : son objet est expressément d’assurer un partage
équitable des pertes entre toutes les classes de créanciers.
C’est donc de manière assez logique que les travaux préparatoires au SDRM ont
débouché sur ce problème et ont tenté de lui apporter une réponse. Il a été notamment
proposé de créer des classes de créanciers spécifiques, comme dans le cas d’une faillite
privée : chaque classe aurait fonctionné selon un principe de majorité qualifiée, mais
l’accord de chacune aurait été nécessaire pour valider l’accord final. Le Fonds a
envisagé aussi une procédure d’articulation entre les deux négociations, externe et
interne, autorisant une « comparabilité de traitement ». L’intérêt de ces propositions
était qu’elles incitaient à la prise en compte de l’ensemble des parties prenantes du
défaut et à les inclure dans l’action collective. C’est en effet la condition pour que d’une
problématique limitée de restructuration de dettes on passe à une logique plus puissante
de gestion de crise, ouvrant sur la stabilisation du pays.
L’autre exemple est celui du contrôle sur les sorties de capitaux, dont le principe était
inclus dans le SDRM – bien que soumis à l’approbation des investisseurs privés.
© Éditions La Découverte, collection Repères, Paris, 2003.
VII
La logique de faillite, qui repose sur un principe coopératif et sur l’identification
d’un bien commun, autorisait des initiatives permettant de stopper la dynamique de ruée
sur les actifs et de décoordination des marchés. Le principe même de la faillite est en
effet de suspendre les flux de paiements pour négocier, à l’abri de la pression des
marchés, un accord de sortie de crise et de partage équitable des coûts. Par une décision
collective, l’État et ses créanciers auraient pu décider d’étendre la suspension des
paiements à d’autres classes d’agents, dès lors que ceci aurait permis de mieux rétablir
le bien commun. Plus précisément, la règle d’action collective esquissée par le SDRM
conduisait à organiser de manière cohérente, autour de la dette souveraine, une stratégie
de gestion de crise, incluant à la fois les enjeux de court terme (la crise de liquidité
externe) et de long terme (la restructuration de l’ensemble des dettes).
Tel n’est pas le cas avec les CAC : construites expressément pour résoudre un
problème privé et décentralisé, elles sont évidemment un cadre peu adéquat pour
articuler formellement l’action des diverses classes d’opérateurs, a fortiori pour valider
des initiatives extrêmes telles que le contrôle sur les sorties de capitaux. Les CAC
restent ainsi une réponse ponctuelle (et délibérément partielle) à un problème qui est
loin d’épuiser tous les enjeux des crises actuelles dans les économies émergentes. Et si
elles n’interdisent pas une coordination ultérieure des parties prenantes, elles ne la
facilitent pas non plus. En d’autres termes, beaucoup est laissé à l’improvisation à chaud
et à l’initiative politique. En ce sens, si le débat sur la gestion des crises financières a
progressé depuis 1996, tout reste à faire sur nombre de points décisifs. C’est pourquoi
aussi, dénué d’instrument cohérent pour traiter des crises devenues très complexes, le
FMI reste dans une position très précaire. D’un côté on lui demande, face à des crises
très violentes, d’intervenir comme régulateur suprême des marchés, de l’autre, de le
faire avec des outils dont on connaît la fragilité, cela au nom de la liberté des marchés et
de l’intégrité des contrats.
Bibliographie
FMI, (2003) « Proposed Features of a Sovereign Debt Restructuring Mechanism »,
Legal and Policy Development Review Departments, 12 février,
http://www.imf.org/external/np/pdr/sdrm/ 2003/021203.pdf.
MILLER M., (2002) « Sovereign Debt Restructuring : New Articles, New Contracts – or
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Institute of Economics, avril, http://www.iie.com/publications/papers/roubinisetser0303.pdf.
SGARD J., (2002) L’Économie de la panique, faire face aux crises financières, Paris, La
Découverte.
© Éditions La Découverte, collection Repères, Paris, 2003.
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