Regards croisés sur les signes précoces de rechute des sujets
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Regards croisés sur les signes précoces de rechute des sujets
L’Encéphale (2011) 37, 207—216 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP PSYCHOPATHOLOGIE Regards croisés sur les signes précoces de rechute des sujets schizophrènes夽 Relapse in schizophrenia: An exploratory study of the joint conceptions of patients, parents and caregivers M. Koenig a,∗,c, M.-C. Castillo a, I. Urdapilleta b, P. Le Borgne c, J.-H. Bouleau c a Laboratoire de psychopathologie et de neuropsychologie (EA 027), université Paris-8, 2, rue de La Liberté, 93526 Saint-Denis cedex, France b Laboratoire de psychologie sociale (EA 351), université Paris-8, 2, rue de La Liberté, 93526 Saint-Denis cedex, France c Hôpital de jour—François-Villon, 10, rue de l’Éclipse, 95800 Cergy Saint-Christophe, France Reçu le 9 septembre 2009 ; accepté le 15 avril 2010 Disponible sur Internet le 14 août 2010 MOTS CLÉS Alliance thérapeutique ; Détection précoce ; Prévention ; Rechute ; Schizophrénie Résumé La prévention des rechutes est devenue l’un des enjeux majeurs de toute prise en charge à long terme des patients schizophrènes. Les stratégies psychosociales de détection des signes avant-coureurs de rechute s’avèrent pertinentes car elles permettent d’intervenir précocement sur le processus de rechute afin de le stopper ou d’en limiter les conséquences. L’objectif de cette recherche était d’étudier les contributions apportées par chacun des acteurs inclus dans ce type de stratégie. Nous avons ainsi réalisé une étude qualitative et exploratoire auprès de dix parents de sujets schizophrènes, dix patients schizophrènes et dix soignants dans l’objectif de mieux comprendre la manière dont ces trois groupes définissent les éléments de la rechute. L’analyse de contenu réalisée par le logiciel Alceste a dégagé différentes classes de discours mettant en exergue les conceptions variées d’une rechute, notamment la nature des signes précoces identifiés. Nos résultats étayent l’importance d’une alliance thérapeutique entre la triade patients/parents/soignants, en mettant en avant la complémentarité de leur rôle et de leur expertise dans l’identification de la « signature de rechute » des patients. L’application de notre étude concerne la mise en place d’un dispositif de prévention des rechutes respectant les spécificités de chacun. © L’Encéphale, Paris, 2010. 夽 Une partie des résultats de cette recherche a été présentée de manière résumée et sous forme de communication affichée au congrès de l’Encéphale (Paris, 22—23—24 janvier 2009). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (M. Koenig). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2010. doi:10.1016/j.encep.2010.06.002 208 KEYWORDS Early detection; Prevention; Relapse; Schizophrenia; Therapeutic alliance M. Koenig et al. Summary Introduction. — The question of the course of schizophrenia relapses, is of considerable interest in different clinical and social areas such as prognosis, quality of life, therapeutic relationship, psychoeducation, rehabilitation and so on. The more the schizophrenic relapses, the higher the level of handicap. Although there is a widespread agreement that it is essential to detect early signs of relapses in order to prevent them, there still remain theoretical and methodological difficulties in identifying these signs because they are personal, heterogeneous and not always specific to psychosis. That is why the notion of ‘‘relapse signature’’ seems relevant by taking into account differentiated and personal assessment of early signs of relapse. This implies the consideration of the different visions of relapse given by patients, parents and caregivers. Objective. — We propose a qualitative study of the joint appraisal of patients, patients’ parents and medical staff. The aim of this study is to regroup the expertises in order to further our understanding of the early signs of relapse. We assume that patients and parents are able to describe signs that are not considered as pathological symptoms, but refer to a personal manner of initiating the relapse process. This should then help in designing early intervention and provide reinforced therapeutic alliance and more positive responses to psychoeducation programs. Method. — We have interviewed 30 subjects divided in three groups: 10 schizophrenic patients, 10 caregivers (including physicians, psychologists and nurses) and 10 parents of schizophrenics. The patients met the following criteria: patients with a diagnosis of schizophrenia (DSM IV criteria), under neuroleptic treatment, and stabilized. The mean duration of illness was 15 years. The patients as well as caregivers were recruited in two external hospital structures. All the subjects gave their written consent for this study and its methods. We did not recruit parents who were not living with their schizophrenic child or who did not see or have frequent contact with him or her for this study. We conducted a semistructured interview and analysed the transcripts of the narratives provided by our three groups on the definition of relapse and early signs of relapse. Recorded interviews were processed using the Alceste Method, a computer program of textual analysis that identifies the word patterns most frequently used by the subjects. Alceste creates classes of words using a hierarchical descending classification. The description of each class is presented in the form of a word list (with the value of the word’s Chi2 association in this class). We assessed the awareness of problems using the 8-Q. Results. — The three groups described relapses as a distressed, even traumatic experience. This experience is shared by the patients’ siblings who sometimes mention violent situations and difficulties at home. The analysis showed that each group uses a compartmentalized universe of speech. This raises the question of the communication and the sharing of information between the different groups. Parents who didn’t live the relapse of their children and the caregivers gave prepsychotic or psychotic symptoms of relapse. Conversely, parents who had lived relapse(s) of their children gave nonspecific and very personalized signs of relapse (e.g., ‘‘When she relapses, our daughter eats much more cheese than usually’’). The patients with a low level of awareness of his/her problem were able to describe early signs of relapse. They described mood and sleep disturbances. This is an unexpected result and calls for a debate on the need or not to have good insight in order to follow a psychoeducation program. Conclusion. — This study insists on the complementarity of different conceptions of all persons involved in schizophrenic relapse in order to identify as accurately as possible the ‘‘relapse signature’’ of patients. According to us, and in order to promote suitable subjective data to increase insight, compliance and therapeutic alliance, psychoeducation programs should rely on these personal criteria rather than propose systematic programs. Then the relapse signature could be the first step to the appropriation of the course of illness and control of psychotic symptoms by schizophrenic patients. © L’Encéphale, Paris, 2010. Introduction Il existe un consensus autour de l’importance clinique des épisodes de rechutes dans la schizophrénie. Leur fréquence, leur nature et leur intensité ont une valeur pronostique car constituent des éléments péjorant l’évolution du trouble. Il s’avère ainsi primordial de cerner leurs caractéristiques et de faire de leur prévention l’un des objectifs majeurs de la prise en charge des patients schizophrènes. Durant ces 30 dernières années, le regard sur les patients et leur entourage s’est profondément modifié. Les patients sont aujourd’hui considérés comme des Regards croisés sur les signes précoces de rechute des sujets schizophrènes sujets acteurs de leur prise en charge thérapeutique [20] et la notion d’alliance thérapeutique a été reconnue comme fondamentale dans l’amélioration de l’observance thérapeutique [11] et de la qualité de vie du patient schizophrène [13]. De même, la famille est désormais considérée comme « alliée plutôt qu’interférente ou coupable » [5] et certains ont avancé l’idée de la considérer comme co-thérapeute [31]. De ces nouvelles conceptions découlent des stratégies thérapeutiques d’information du patient et de sa famille telle que la psychoéducation. Notre étude se situe au cœur de ce contexte théorico-clinique et vise à développer des éléments de compréhension des rechutes schizophréniques en prenant en compte les contributions apportées par la triade patients/parents de patients/soignants. Revue de la littérature La rechute : un processus variable et multidimensionnel On considère que 35 % des patients schizophrènes présentent un nombre important de rechutes et connaissent ainsi une détérioration progressive et marquée du cours de leur pathologie [15]. Cependant, la définition et le repérage des rechutes soulèvent un certain nombre de difficultés. La rechute est couramment décrite comme la « réémergence ou l’aggravation des symptômes psychotiques » (i.e., idées délirantes et hallucinations) [3,19]. Les études sur les rechutes utilisent des échelles d’évaluation psychiatrique classiques (Brief Psychiatric Rating Scale [BPRS] ; Positive and Negative Syndrome Scale [PANSS]) pour mesurer l’intensité et la nature des symptômes et s’appuient également sur les évaluations cliniques des praticiens. Si ces pratiques ont une place essentielle dans les décisions de réajustement de traitement ou d’hospitalisation, utiliser des critères standardisés et opérationnels faciliterait la communication professionnelle et scientifique [21]. Aujourd’hui, la multiplication des recherches sur l’évolution de la schizophrénie a permis de se dégager d’une vision dichotomique et réductrice de la rechute en termes d’absence ou de présence. La rechute se conçoit désormais comme un continuum, un phénomène évolutif, multidimensionnel et présentant une grande variabilité interindividuelle [16] du point de vue de sa durée, de son intensité, du nombre et de la nature des symptômes qui y sont associés. L’intervention précoce vise à ralentir ou éviter ce phénomène [30]. Le modèle récent de Birchwood et Spencer [3] en décrit trois phases : la première se caractériserait par des modifications cognitives, la deuxième par des éléments de dysthymie et la troisième par l’avènement de symptômes prépsychotiques ou psychotiques. Le développement ou la réversibilité de ce processus dépendraient de facteurs internes spécifiques à chaque patient (i.e. la vulnérabilité, les capacités d’adaptation et de résilience) et externes (i.e. l’entourage du patient, le(s) stress et les événements de vie) selon le modèle vulnérabilité — stress [32]. 209 Les stratégies de détection et d’intervention précoce Les tenants des stratégies de détection et d’intervention précoce postulent que la rechute est un processus qu’il est possible de prédire et ainsi rendre réversible sur la base de signes précurseurs et prônent une intervention pharmacologique et/ou thérapeutique la plus précoce possible. La « décompensation psychotique » est en effet précédée par un ensemble de manifestations dont l’intensité s’accentue au fur et à mesure que le processus avance. Il s’agit d’aider le patient avant que les symptômes grandissants ne deviennent source de stress excessifs et donc que la rechute « sérieuse » n’ait lieu [14,30]. Les signes précoces de rechute peuvent être définis comme des expériences subjectives, pensées et comportements inhabituels du patient survenant dans la phase précédant la rechute psychotique. Dans la littérature, la question est de définir un seuil entre signes précurseurs et symptômes signant déjà l’entrée dans la rechute. Or cette distinction n’est pas si aisée à établir car ces signes sont hétérogènes, de nature très générale (e.g., inquiétude, agitation, méfiance), ou encore se manifestent sous forme de comportements particuliers (e.g., port de vêtements spécifiques, coiffures flamboyantes). Ils peuvent être non spécifiques à la psychose (e.g., dépression, troubles obsessionnels) comme relevant de symptômes psychotiques (e.g., hallucinations, automatisme mental) [30]. Dès lors, se pose la question de la prédictibilité de ces signes précoces en termes de rechute. Plus globalement, la détection précoce, qu’elle concerne la première décompensation ou la rechute, soulève des questions éthiques [7]. En effet, la prédictibilité des signes précoces pose la question du seuil à partir duquel il est pertinent de considérer les signes comme des marqueurs possibles de psychopathologie ultérieure. Les signes précoces sont prédictifs d’une rechute schizophrénique dans seulement 50 à 60 % des cas [3], ce qui rend nécessaire une prudence quant à la nature de l’intervention précoce (et tout particulièrement du point de vue de la prescription d’un psychotrope). La valeur prédictive d’un signe précurseur de rechute dépend de trois dimensions : sa sensibilité (i.e. le pourcentage d’épisodes psychotiques qui ont été précédés par ce signe), sa spécificité (i.e. le pourcentage de patients qui n’ont pas rechuté et qui ont pourtant présenté ce signe) et l’incidence des taux de rechutes dans la population de patients [12]. Nous l’avons vu, il existe d’importantes différences interindividuelles dans la nature des signes précoces de rechutes et de façon plus générale, dans la manière dont se déroule un épisode de rechute. Ainsi, puisque chaque patient a sa propre manière de rechuter, identifier sa « signature de rechute » [27,12], c’est-à-dire ses signes individuels de rechutes, pourrait alors constituer la clé de l’intervention précoce [3,27]. Cela implique un suivi personnalisé et appelle la contribution de différents acteurs. En effet, impliquer les soignants, les patients et leurs proches dans le recueil de ces signes tout en maintenant un suivi clinique classique permettrait d’obtenir une validité prédictive supérieure à celle obtenue par des études centrées sur des critères diagnostiques plus stricts (e.g., signes psychotiques ou non) [12,30]. 210 Les acteurs de la détection Les patients Pour diagnostiquer une rechute, il est nécessaire de s’appuyer sur une autoévaluation par les patients schizophrènes de l’intensité de leurs symptômes et de la gêne qu’ils provoquent. Comme le spécifient Spencer et al. [26], une rechute est aussi déterminée par le souci, la détresse et les risques qu’elle entraîne chez le patient. Toutefois, là encore, certaines difficultés sont à noter : tout d’abord, la non-compliance au traitement constitue l’un des principaux facteurs de déclenchement d’une rechute [18]. Ensuite, l’absence d’insight étant une caractéristique décrite par de nombreux auteurs [1,8], les sujets schizophrènes sont-ils à-même de repérer des changements dans les temps précédant leurs rechutes ? Plus le niveau d’insight d’un patient est bas, plus celui-ci éprouverait des difficultés à identifier des signes précoces de rechute et, par conséquent, plus il aurait besoin de se fonder sur une aide extérieure [29]. Enfin, la méconnaissance de la maladie est commune à de nombreux patients. Bien qu’aujourd’hui la grande majorité d’entre eux soit informée de leur diagnostic depuis la loi du 4 mars 2002, rien n’indique que la connaissance du diagnostic s’accompagne obligatoirement d’une intériorisation et appropriation de la connaissance des différents symptômes du trouble. Les parents La diminution des temps d’hospitalisation [21] mais aussi la difficulté à disposer de structures adaptées pour les patients atteints de schizophrénie placent la famille au premier plan de la prise en charge de leur enfant au sortir de l’hôpital [28]. La participation des familles à des stratégies psychosociales de prévention des rechutes permet de diminuer le taux de rechute du patient [15,17,19,21,23]. À ce titre, des programmes psychoéducatifs [4,25,27] sont spécifiquement dédiés à l’identification des « signes d’alarme » de rechute. Les soignants Enfin, les équipes soignantes jouent un rôle crucial dans l’élaboration et la mise en œuvre de l’intervention précoce [27,28]. Objectifs La littérature fait état de l’efficacité des programmes de détection précoce des rechutes lorsqu’ils font intervenir les soignants, les patients et leur famille. Toutefois, peu d’études se sont consacrées à la perception propre que possèdent ces différents acteurs d’une rechute. Dans cette optique, nous proposons une étude exploratoire dont l’objectif est de spécifier la manière dont les patients schizophrènes, les parents de patients et les soignants conçoivent la rechute et décrivent les signes avantcoureurs. Il nous semble que mieux connaître le sens donné par chacun à la rechute permettrait d’objectiver et d’éclairer les modalités d’une alliance thérapeutique entre ces trois acteurs dans le cadre de la prévention des rechutes. Compte-tenu de la carence des données de la littérature relatives à notre objet d’étude et conformément au caractère exploratoire de notre recherche, M. Koenig et al. nous ne formulerons pas d’hypothèses spécifiques concernant nos résultats. Nous souhaitons spécifier l’existence d’éventuelles différences intergroupes et intragroupes en tenant compte de certaines caractéristiques propres aux patients et parents. En ce qui concerne les patients, nous explorons leur perception de la rechute en fonction de leur degré d’insight. Au sein de la littérature, cette variable est présentée comme étant inversement proportionnelle aux habiletés à détecter des signes avant-coureurs de rechute. Par cette recherche, nous souhaitons étudier ce lien qui nous a semblé procéder davantage d’une impression clinique que de travaux validés scientifiquement. En ce qui concerne les parents, nous interrogeons leur capacité à repérer des signes précoces de rechute en lien avec leur expertise d’un vécu (ou non) des phases de rechutes de leur enfant. Méthodologie Population La population de notre étude se compose de 30 sujets, répartis en trois groupes : un groupe de dix sujets schizophrènes, un groupe de dix soignants et un groupe de dix parents de sujets schizophrènes. Les patients et les soignants ont été recrutés dans deux hôpitaux de jour de la région parisienne (l’hôpital de jour « Crescendo » à Sarcelles, 95200 ; l’hôpital de jour « François Villon » à Cergy Saint-Christophe, 95800). Le groupe des patients est composé de huit hommes et de deux femmes dont l’âge moyen est de 35 ans. Quatre patients ont un niveau bac ou un diplôme d’études supérieures, quatre ont un niveau d’études secondaires et deux n’ont pas accédé au lycée. L’ancienneté de la maladie des patients est en moyenne de 13,7 ans ; ces derniers ont en moyenne rechuté 4,8 fois1 . Les patients répondaient aux critères d’inclusion suivants : • le diagnostic de schizophrénie porté par des praticiens psychiatres selon les critères du DSM-IV-R, quelle que soit la forme clinique du trouble ; • les patients stabilisés, sous traitement neuroleptique. Il nous a en effet semblé que les sujets non stabilisés pouvaient se trouver dans une phase floride du trouble rendant compliqué ou impossible le recueil des données de recherche. Les critères d’exclusion étaient les suivants : • les patients présentant une forme dysthymique du trouble ou une instabilité de l’humeur au moment de l’entretien (évaluation réalisée par des praticiens psychiatres) ; • les patients ayant bénéficié de programmes psychoéducatifs ou de thérapies cognitivo-comportementales. En écartant un éventuel biais d’apprentissage des signes de 1 Ces informations sont issues du dossier médical des patients. La rechute était attestée selon le critère d’une réhospitalisation en psychiatrie. Regards croisés sur les signes précoces de rechute des sujets schizophrènes rechute, ce critère d’exclusion permet de nous situer au plus près de la perception subjective des patients ; • les patients ayant rechuté dans les six derniers mois ; • les patients de langue maternelle non française. Afin de refléter au mieux la composition d’une équipe soignante en psychiatrie, notre échantillon de soignants se constitue de cinq infirmiers, de deux cadres infirmiers, d’un ergothérapeute, d’un psychologue et d’un psychiatre. Ont été exclus les soignants ayant une expérience professionnelle dans le secteur psychiatrique inférieure à cinq ans. Nous avons rencontré les parents de notre étude par l’intermédiaire de l’antenne du Val d’Oise de l’Union nationale des amis et familles de malades psychiques (UNAFAM) et avons retenu les parents dont l’enfant a été diagnostiqué schizophrène. Ont été exclus les parents ne vivant pas avec leur enfant ou n’ayant pas de contact régulier avec celui-ci (au minimum, une fois par semaine). Les parents de notre échantillon n’étaient pas ceux des patients recrutés car notre objet d’étude ne consistait pas en une comparaison des perceptions de chacun des acteurs des signes de rechutes chez un même patient. Cela aurait engagé par ailleurs la question du secret professionnel dans la mesure où l’annonce du diagnostic de schizophrénie aux parents nécessiterait l’accord préalable des patients de notre échantillon (car tous sont majeurs). Déontologie Après avoir été informés des modalités de la recherche, les sujets de l’étude ont lu et signé un formulaire de consentement éclairé. Outils d’évaluation L’entretien semi-directif Nous avons réalisé des entretiens individuels semi-directifs auprès de ces sujets. Les entretiens d’une durée comprise entre 20 minutes et une heure ont été enregistrés et retranscrits dans leur intégralité. L’entretien semi-directif comportait 14 questions et était organisé selon deux principaux thèmes : les conceptions du processus de rechute et la prévention des rechutes. Nous développerons uniquement les résultats relatifs au premier thème (voir guide d’entretien de ce thème en annexe 1). Le processus de rechute : nous avons exploré la conception et le vécu de la rechute en recueillant le discours de nos trois groupes sur les causes, les signes avant-coureurs (par exemple : « Vous souvenez-vous avoir perçu des signes annonçant la (les) rechute(s) de votre enfant ? »), les moyens adoptés face à l’avènement d’une rechute ainsi que les conséquences perçues. Le questionnaire de conscience des troubles Nous avons mesuré le niveau de conscience des troubles des patients avec l’échelle d’insight Q8 [6]. Cette échelle de passation se présente sous forme de questions semiouvertes, ce qui assure une cohérence avec notre approche qualitative. Le score total de cette échelle permet de situer les sujets selon trois différents niveaux de conscience des troubles : la non-conscience (score compris entre 0 et 2), 211 la conscience médiocre (score compris entre 3 et 5) et la bonne conscience du trouble (score compris entre 6 et 8). Ce questionnaire a précédé les items de notre entretien semidirectif pour tous les patients. Les réponses des patients ont été cotées par deux juges psychologues. Traitement des données Le logiciel d’analyse lexicale Alceste [24] effectue de manière automatique et systématisée une analyse textuelle et repose sur l’hypothèse psycholinguistique selon laquelle les structures sémantiques liées à la distribution des mots dans le texte n’est pas due au hasard. Ainsi, le logiciel identifie dans un texte les mots les plus fréquemment utilisés et constitue des classes de discours. Le texte est segmenté en unités de contexte, en fonction des variables choisies par les chercheurs. Pour cette étude, les variables déterminées sont le groupe d’appartenance du sujet (patients, parents, soignants), les thèmes (2 : les conceptions et la prévention des rechutes) et les questions (14). Lors de l’étape suivante, le logiciel découpe l’ensemble du corpus en n segments (séquences de dix à 20 mots), les « unités de contexte élémentaire (UCE) » dont la taille est d’environ de dix à 20 mots. Alceste regroupe ensuite l’ensemble des formes susceptibles d’appartenir à une même famille2 (cette opération dénommée lemmatisation donne lieu à des formes réduites, par exemple famille et familial(e), sont regroupés dans l’analyse et donc pris en compte comme un même terme pour établir le Chi2 ). Lors de l’étape suivante, Alceste croise dans un tableau de contingence les UCE et la présence/absence des formes réduites. Il réalise ainsi une classification descendante hiérarchique. Enfin, chacune des classes constituées se présente sous forme d’une liste de mots avec, pour chaque mot, sa fréquence et la valeur du 2 d’association du mot à cette classe. Plus un mot a un Chi2 important plus il est représentatif de sa classe. Par exemple, on peut voir dans le tableau 3 (relatif à la question 11) qui présente la classe 2 (soit 21,74 % des UCE) et caractérise le discours des soignants (*S, 2 = 53,71 %) que les mots qui représentent le plus la classe, c’est-à-dire ceux dont le 2 est le plus important sont décompens+, (2 = 36,76), traitement (27,30), stabiliser (24,31), etc. Ainsi, les mots de la classe sont ceux qui la discriminent des autres classes. Notons que la constitution des classes ne donne en aucun cas une interprétation des données. Le logiciel fournit une « photographie » lexicale d’un texte. Dès lors, l’interprétation des classes de discours implique de fréquents retours aux énoncés ou séquences discursives du corpus général pour comprendre le contexte d’apparition des mots les plus fréquents. Résultats L’analyse fait apparaître quatre classes de discours mettant en exergue des différences intergroupes et intragroupes dans la conception du processus de rechute chez les sujets de notre échantillon. Le corpus comporte 805 UCE, dont 2 Par exemple, les formes agressif, agressive, agressives, agressivité sont regroupées sous la forme réduite agressi+f. 212 M. Koenig et al. Tableau 1 Termes représentatifs de la classe 1 (160 unités de contexte élémentaire [UCE] [33,13 % UCE]). Formes Chi2 Fois 50,14 *P (patients) Dormir 44,45 31,25 *U (parents) Sentir Sortir Étais 24,67 22,21 21,65 20,52 *Q13 Prendre Cachet+ Forme+ An+ Semaine+ Aller Avais 21,5 20,52 18,51 18,38 16,83 15,99 15,93 14,94 Description par les patients (*P) et les parents (*U) des signes avant-coureurs de rechute (*Q. 13 : « Vous souvenez-vous avoir perçu des signes annonçant la ou les rechutes ? »). + : Signifie que le mot est présent sous sa forme réduite et est ainsi représentatif de l’ensemble des termes appartenant à sa même famille. 483 ont été prises en compte dans l’analyse (60 % des UCE totales). Conception des patients et des parents L’analyse de nos résultats a permis d’isoler deux classes de discours (classes 1 et 3) qui regroupent les verbalisations des patients et des parents de notre échantillon. La première classe de discours isolée par le logiciel Alceste représente le discours des patients (2 = 44,45) et des parents (2 = 24,67) ayant vécu au moins une rechute (n = 6) (ou celle de leur enfant, n = 6) autour de la question 13 : « Avez-vous perçu des signes avant-coureurs de rechute » ? (2 = 21,5). Cette classe comprend 33,13 % des UCE classées : les mots la caractérisant et les Chi2 associés sont présentés dans le Tableau 1. Ces patients et parents ont une conception similaire de la rechute : ils établissent une distinction entre les signes précoces et les manifestations de la rechute avérée. Le terme « sentir » (2 = 24,67) renvoie à une anticipation plutôt intuitive de ces épisodes aussi bien chez les patients (« ben, je me sens pas bien, je me sens angoissé, stressé, ça fait bizarre, comme effet »), que chez les parents (« on sent que ça remouline, son cerveau se met à nouveau à fonctionner en circuit fermé »). Certains parents évoquent des signes précoces extrêmement précis : « on le voit venir quand elle fait des excès de fromage » ; « il a le regard fixe » ; « il semble saoul alors qu’il n’a pas bu ». De façon plus inattendue, après avoir consulté le corpus général des entretiens, il apparaît que les patients qui sont le plus à même de rapporter des signes avant-coureurs de la rechute sont ceux n’ayant pas conscience de leur trouble (score au Q8 < 3 ; n = 4). Ils relèvent des signes de nature dysthymique, soit sur un versant dépressif (« j’étais triste, dépressif »), soit sur un versant hypomane (« je rigolais tout le temps et j’étais bien »). Notons à ce titre la diversité interindividuelle et l’homogénéité intraindividuelle de la nature des signes évoqués par les patients. De même, les patients associent fréquemment une rechute à des troubles du sommeil (« dormir » [2 = 31,25]) : « c’est quand je n’arrive pas à me rendormir, je ressasse » ; « avant ça, j’avais du mal à dormir »). Ainsi, ces patients et parents évoquent des signes de rechute non spécifiques à la psychose : l’expérience leur confère une certains expertise, se traduisant par le repérage de manifestations précoces « individuelles ». En revanche, la majorité des patients (quatre sur six) ayant une conscience de leur trouble bonne ou modérée (score au Q8 > 3 ; n = 6) expriment des difficultés à comprendre la notion de rechute (« une rechute, je peux pas vous dire, j’ai jamais été bien ») et ne parviennent donc pas à identifier de signes avantcoureurs. L’occurrence élevée des verbes d’action au sein de cette classe (« sortir » ; « prendre » ; « aller ») témoigne d’une démarche active adoptée par les patients pour faire face à l’avènement d’une rechute. Les moyens envisagés semblent initialement dirigés vers la prise de médicaments (« je prends un cachet [2 = 18,51] et je m’endors »), mais pas toujours de façon adaptée, comme l’exprime ce parent : « ben,des fois il en prend 12 en un soir quand il se sent trop malade ». La rechute « avérée » est décrite par l’intermédiaire d’un discours notoirement plus factuel. Les sujets restent essentiellement centrés sur un axe temporel (an : 2 = 18,38 ; semaine : 2 = 15,99), dans lequel les rechutes apparaissent comme une scansion de la maladie, une répétition (« chaque fois, je suis allé à l’hôpital »). Le mot « fois » (2 = 50,14) est le mot le plus représenté dans cette première classe. Il renvoie pour les patients à la rechute, bien située dans le temps (auxiliaires « être » et « avoir » à l’imparfait) et décrite avec précision : « la dernière fois, ma dernière rechute c’était au printemps ». Les patients semblent donc assez bien identifier les rechutes (voire leurs mécanismes) : « chaque fois que je pète un câble, ça entraîne une rechute au niveau psychique ». Ils dénotent en cela une faculté d’observation et un certain recul par rapport à l’épisode, rapportant parfois d’ailleurs, mais avec distance, des éléments cliniques assez douloureux : « jusqu’ici, j’ai chuté tous les dix ans, une fois [. . .] je me suis pendu ». Pour les parents, le mot « fois » renvoie également à des épisodes de rechute, bien distincts. Ils décrivent des comportements propres à l’état de crise, donc des symptômes bruyants : « la deuxième fois il a pris un couteau, il a fait peur au chat [. . .], il délirait déjà » ; « [la tentative de suicide] la première fois, il avait pris un produit pour nettoyer le frigo ». Le discours des patients et parents se caractérise ici par un engagement émotionnel pauvre voire inexistant. Ces modalités discursives, caractéristiques de l’alexithymie, pourraient ainsi refléter un vécu traumatique des épisodes de rechute, l’association entre discours alexithymique et stress post-traumatique étant une donnée connue dans la littérature [10]. La troisième classe comprend 22,36 % des UCE classées et regroupe principalement le discours des parents (2 = 30,01), autour de la question 16 « En avez-vous parlé » ? (2 = 44,52). Les mots caractérisant cette classe et les Chi2 associés sont présentés dans le Tableau 2. Cette classe est centrée autour de la cellule familiale restreinte (parents et fratrie) et montre l’impact des rechutes Regards croisés sur les signes précoces de rechute des sujets schizophrènes Tableau 2 Termes représentatifs de la classe 3 (108 unités de contexte élémentaire [UCE], [22,36 % des UCE]). 213 Tableau 3 Termes représentatifs de la classe 2 (105 unités de contexte élémentaire [UCE] [21,74 % des UCE]). Formes Chi2 Formes Chi2 *Q16 Frère+ Sœur+ Enf+ant 44,52 39,08 36,88 34,05 *U (parents) Ma Papier+ Entendre Fils Père+ Boulot+ Argent Maison+ Fille+ 30,01 22,82 21,1 20 19,54 17,54 17,54 17,54 16,91 16,91 *S (soignants) Décompens+ Traitement+ Stabilis+er Socia+l Manifestation+ Pati+ent Arret+ Déli+rer 53,71 36,76 27,3 24,31 23,88 21,87 20,65 20,37 19,12 *Q11 Facteur+ Famille+ Arrêt+er Relation+ 18,19 18,19 17,7 17,2 16,93 Q22 15,99 Classe centrée sur la cellule familiale restreinte (parents, enfants et fratrie) lorsqu’il s’agit de parler de la maladie (*Q. 16 : « Avez-vous parlé de votre [variante : cette] rechute ? Si oui, à qui ? »). dans l’environnement immédiat. Pour les parents, la famille représente le lieu d’expression privilégié d’éléments faisant craindre une rechute : « oui, j’en parle avec son frère et sa sœur » ; « j’en parle pas spécialement aux soignants, [. . .] je rappelle mes filles ». Les parents associent la rechute aux soucis et contraintes du quotidien (« papiers », « argent », « boulot ») ainsi qu’au lieu de vie (« maison »). La « maison » (2 = 16,91) est décrite comme refuge, abri (« quelqu’un qui est en crise, si on sait ce que c’est, s’il prend ses médicaments, s’il est bien entouré, il peut peut-être rester à la maison »), mais aussi comme terrain d’élaboration de la rechute (« il se fout au lit, il abandonne tout quoi, [. . .] donc là il se met direct à la maison ») et enfin comme lieu d’expression de la crise (« il y a eu des périodes à l’hôpital qui ont été aussi problématiques que celles qu’on a à la maison [. . .], c’est des crises, c’est l’agressivité, bris d’objets, des insultes »). Le pronom possessif « ma » (2 = 22,82) est majoritairement utilisé par les patients et associé à des personnages familiaux féminins. Ces derniers sont à la fois décrits comme des personnes de confiance à qui les patients communiquent en priorité leur mal-être (« je parle qu’à ma mère »), mais également des personnes placées au cœur des conflits familiaux (« ma sœur et ma nièce, elles cherchaient à me taper »). Pour les patients, l’évocation des épisodes de rechutes est souvent associée à l’expression d’un sentiment d’échec dans la construction d’une vie familiale : « quand j’ai voulu me fiancer [. . .] quand j’ai eu mon fils, à chaque moment de ma vie, j’ai pas réussi à être heureux [. . .] ». Conception des soignants Le discours des soignants est représenté dans l’analyse de notre corpus général par deux classes (classes 2 et 4) isolées par Alceste. La seconde classe regroupe le discours des soignants autour de la question 11 (2 = 18,19 : « comment Discours des soignants (*S) autour de la définition de la rechute (*Q. 11 : « Comment définiriez-vous une rechute ? »). définiriez-vous une rechute concernant la schizophrénie ? ») (Tableau 3). Le discours de cette classe est centré sur la qualification médicale voire « académique » d’une rechute, comme en témoigne la prévalence du terme « décompensation » (2 = 36,76). Ce terme est donc employé comme équivalent de celui de « rechute » mais marque davantage un enchaînement de faits et de situations conduisant à la recrudescence des symptômes. En effet, la décompensation est déclinée en deux univers de discours : l’un concernant la principale cause de la décompensation : l’ « arrêt » (2 = 20,37) du « traitement » (2 = 27,30). Le second univers de discours évoque les « facteurs » (2 = 18,19) plus psychologiques caractérisant à la fois les causes et conséquences d’une rechute. Sont ainsi évoqués des événements de vie, soit négatifs (« une agression »), soit positifs (« un patient qui va se marier ou un patient qui va avoir un enfant »). De même, le terme « social » (2 = 23,88) renvoie à l’exposé des conséquences de la rechute : « quand [le patient] est gêné dans sa vie quotidienne, sociale » ; « ils sont trop délirants et ça envahit tout l’espace psychique et social ». La dégradation des « relations » (2 = 16,93) avec la famille est également évoquée. Les soignants semblent ainsi témoigner d’une conception cyclique de la maladie, entre « décompensations » et phases de stabilisation (« stabiliser » : 2 = 24,31) « ce sont des gens qui ont été stabilisés et qui se remettent à flamber au niveau du délire (2 = 19,12 »). Enfin, après avoir consulté le corpus général des entretiens, nous avons remarqué que le discours des parents dont l’enfant n’a pas rechuté (n = 4) comportait des caractéristiques comparables à celui représenté au sein de cette classe. Leur conception d’une rechute est ainsi sensiblement la même que celle des soignants : évocation des symptômes positifs du trouble : « une rechute c’est l’arrêt du traitement et la réapparition des symptômes, des délires, des voix qu’il entend [. . .] ». Ces parents envisagent ainsi la rechute à la lumière 214 M. Koenig et al. Tableau 4 Termes représentatifs de la classe 4 (110 unités de contexte élémentaire [UCE], [22,77 % des UCE]). Formes Chi2 *S (soignants) Pati+ent Médecin Entretien+ Écout+er 73,78 68,76 55,21 48,89 34,63 *Q. 15 Essay+er Attitude+ Ressentir Collègue+ Action Revoir Diagnostic+ On Intervenir 33,29 25,48 22,79 20,6 20,6 17,29 17,13 17,13 16,09 16 Discours des soignants (*S) autour de la question *Q. 15 : « Comment avez-vous réagi ? [à la rechute] »). du premier épisode du trouble de leur enfant. La quatrième classe regroupe le discours des soignants autour de la question 15 (2 = 33,29 : « Comment avez-vous réagi ? ») (Tableau 4). Les mots de cette classe font référence, parfois de manière stéréotypée, à la stratégie d’équipe déployée et partagée par les différents professionnels de santé lors de la perception d’une rechute. Les soignants relatent ainsi une sorte de « code de conduite » à tenir face à une rechute, notamment le partage de l’information au sein de l’équipe, et mettent en avant des termes renvoyant à des actes médicaux (entretien, traitement). Ils placent le médecin (2 = 55,21) en première ligne, comme responsable de la décision à prendre « le médecin voit le patient en entretien et il décide s’il faut l’hospitalier ou pas ». « Patient » (2 = 68,76) et « médecin » sont les mots les plus représentés dans cette classe de discours : « en général, on voit avec le médecin, déjà avec des entretiens, et s’il y a nécessité de réajuster avec lui pour aider le patient à prendre le traitement [. . .] » ; « on en parle avec le médecin qui s’en occupe ». Les soignants se positionnent comme relais de l’information « c’est un travail d’équipe aussi, donc il faut leur transmettre les informations à l’équipe [. . .], on en parle avec les collègues, oui ». Ils adoptent une position d’observation (voire de passivité) : « en premier lieu, on observe et ensuite on retranscrit principalement au médecin ». Le terme « essayer » (2 = 25,48) renvoie à la prudence dans le contact avec le patient tout en poursuivant l’objectif de recueillir des données sur les circonstances de la rechute (« ben,on essaie de s’entretenir avec le patient, savoir pour quelles raisons il a cette attitude là », « on va essayer de savoir s’il y eu des difficultés familiales le week-end »). Les termes les plus représentés après ceux de « patient » et « médecin » expriment une certaine retenue et se situent du côté de la relation (« entretien », 2 = 48,89 ; « écouter », 2 = 34,63 ; « revoir », 2 = 17,13). Ainsi, nous remarquons que la plupart des soignants reste dans des généralités et expriment peu d’anecdotes ou d’illustrations. Nous notons également l’absence de termes renvoyant aux familles : la triade évoquée est constituée des patients-médecinssoignants. Discussion Au terme de notre analyse discursive portant sur les conceptions du processus de rechute dans nos trois groupes (patients, parents et soignants de sujets atteints de schizophrénie), trois points nous semblent importants. La description d’une rechute est pour nos trois groupes empreinte d’un vécu extrêmement négatif, voire traumatique pour les patients et parents. Les sujets rapportent des scènes de violence et des conflits familiaux et relatent les échecs de la vie liés à la pathologie en général. La rechute semble alors représenter une sorte de « condensateur » des aspects négatifs du trouble. Ces éléments viennent étayer l’importance fondamentale de la prévention des rechutes dans toute prise en charge du trouble schizophrénique. Notre analyse a mis en évidence certaines différences intergroupes dans l’évocation des moyens utilisés face à l’avènement d’une rechute. Les classes de discours réalisées par Alceste reflètent en effet des univers relativement cloisonnés : les patients et parents expriment un recours exclusivement familial lors de la perception des signes de rechute, les sujets ne font pas appel aux professionnels de santé. De la même manière, face à la recrudescence de symptômes, les soignants se mobilisent et montrent une cohérence de la démarche de soin sans mentionner un quelconque recours à l’environnement familial du patient. Ce constat soulève les difficultés rencontrées par chacun des acteurs à nouer une alliance thérapeutique à des moments critiques de l’évolution du trouble. Enfin, le traitement Alceste des corpus a mis en évidence certaines différences intergroupes et intragroupes dans la conception d’une rechute et plus spécifiquement, des signes avant-coureurs. Les soignants (n = 10) ainsi que les parents dont l’enfant n’a pas rechuté (n = 4) semblent concevoir la rechute en termes de décompensation ou de « crise » et rapportent des signes de rechute de nature psychotique (ou prépsychotique pour les soignants). Contrairement à cela, les parents dont l’enfant a rechuté (n = 6) ont développé une expertise accrue du trouble les conduisant à repérer chez leur enfant des signes précoces extrêmement précis et non spécifiques à la psychose. Ils rapportent des manifestations individuelles qui ne sont pas encore des symptômes cliniques. De façon inattendue, les patients qui n’ont pas conscience de leur trouble (n = 4) repèrent des signes précoces de rechute, par exemple, des signes de nature dysthymique, qui rappelons-le, précèdent l’avènement des symptômes prépsychotiques dans le processus de rechute selon Birchwood et Spencer [3]. Ce constat vient témoigner de la multidimensionnalité du concept d’insight, telle que le spécifie Amador et al. [1] qui ont introduit la distinction entre la conscience, c’est-à-dire la reconnaissance de signes et symptômes et l’attribution de ces signes ou symptômes à un trouble mental. Au vu de nos résultats, l’insight n’est pas une condition nécessaire à la participation des patients aux stratégies d’identification précoce, contrairement à ce qu’avancent certains auteurs (voir à ce sujet Regards croisés sur les signes précoces de rechute des sujets schizophrènes l’article de Van-Meijel et al. [29]). Enfin, il apparaît que les patients de notre échantillon ayant une conscience bonne ou médiocre de leur trouble, bien qu’ayant déjà rechuté, ne parviennent pas à identifier des signes précoces de rechute. Ils expriment une conception continue de l’évolution de leur pathologie et éprouvent des difficultés à repérer des phases d’amélioration ou d’aggravation. Ce constat vient alors étayer la pertinence des stratégies psychoéducatives proposées par certains auteurs [22] qui consisteraient en une reconstruction détaillée des différentes phases de la maladie, de la décompensation à la stabilisation, voire à la rémission. Plus globalement, l’outil psychoéducatif s’avère pertinent au regard de l’alliance thérapeutique et de la prévention des rechutes. D’une part, la transmission d’information personnalisée aux patients et à leur entourage place ces derniers comme de véritables partenaires de soins ; l’alliance thérapeutique s’en trouve par conséquent renforcée [22]. Une de nos précédentes études explorant le vécu des patients de l’annonce diagnostique va également dans ce sens [9]. D’autre part, la psychoéducation, en ce qu’elle a pour objectif de stimuler chez les patients des capacités de reconnaissance et de contrôle des symptômes de leur maladie, permet de diminuer le taux de rechutes [2,4,17,19]. Toutefois, notre étude vient interroger la pertinence d’une partie des techniques s’attachant à transmettre aux patients et aux familles la nature des signes de rechutes schizophréniques en termes sémiologiques. Cet aspect standardisé nous semblerait pouvoir être modulable afin d’éviter un biais dans l’identification subjective et personnalisée des signes de rechute. Limites de notre étude La taille restreinte de l’échantillon ne nous permet pas d’énoncer des généralités mais en tant qu’étude exploratoire elle ouvre des pistes de réflexion. Le fait de pouvoir interroger conjointement les parents et soignants d’un même patient ainsi que celui-ci n’a pas été possible dans cette étude mais pourrait constituer une piste pour une recherche ultérieure. Conclusion Les patients schizophrènes, les parents de sujets schizophrènes et les soignants, possèdent une appréhension différente mais complémentaire du processus de rechute. La contribution de chacun de ces protagonistes s’avère ainsi fondamentale dans l’établissement de la « signature de rechute » du patient, constituée de signes spécifiques et non spécifiques à la psychose [15,27]. Au vu de notre analyse discursive, il nous paraît important que chaque sujet impliqué dans l’alliance thérapeutique conserve son expertise spécifique, c’est-à-dire son langage propre. En plus de favoriser une identification personnalisée, cela permettrait d’éviter toute « mise en concurrence » entre les acteurs. Ainsi, il nous semble pertinent de repenser un dispositif de prévention des rechutes intégrant les signes donnés par les parents et patients. En effet, s’ils peuvent ne pas apparaître comme des symptômes de rechutes aux yeux des soignants, ils sont pourtant pourvus d’une valeur prédictive pour les acteurs qui les identifient. 215 Remerciements Nous tenons à remercier les hôpitaux de jour « Crescendo » et « François Villon » ainsi que « L’UNAFAM 95 », pour leur précieuse collaboration. Nos remerciements vont également à l’ensemble des sujets ayant participé à cette étude pour leur disponibilité et leur générosité dans le partage de leur expérience. Annexe 1. Guide d’entretien semi-directif La formulation des questions a été adaptée aux différents groupes des sujets de notre étude. Exemple : • « Comment définiriez-vous une rechute concernant votre trouble ? » [patients] • « Comment définiriez-vous une rechute concernant le trouble de votre enfant ? » [parents] • « Comment définiriez-vous une rechute concernant la schizophrénie ? » [soignants] Q. 11 Comment définiriez-vous une rechute concernant votre trouble ? Q. 12 Avez-vous déjà rechuté, si oui, combien de fois ? Q. 13 Vous souvenez-vous avoir perçu des signes précédant la (les) rechute(s) ? Q. 14 Si oui, lesquels ? Q. 15 Comment avez-vous réagi ? Q. 16 En avez-vous parlé ? À qui ? Q. 17 Pourquoi ? Q. 18 Quelles sont les causes des rechutes ? Q. 19 Quelles en sont les conséquences ? Références [1] Amador XF, Strauss DH, Yale S, et al. The assessment of insight in psychosis. Am J Psychiatry 1993;150:873—9. [2] Beaufils B, Guérin C, Lagathu C. Nouvelles stratégies thérapeutiques en matière de schizophrénies. Ann Med Psychol 2001;159:208—11. [3] Birchwood M, Spencer E. Early intervention in psychotic relapse. 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