De l`oral à l`écrit

Transcription

De l`oral à l`écrit
XP – Grape 61
17/10/05 9:34
Page 19
Problématiques
De l’oral à l’écrit
Éric Bidaud
Hakima Megherbi
L’opposition entre langage écrit et langage oral a longtemps été une affaire de
lutte entre la langue du bon français, l’écrit, et la langue du mauvais français, le
parlé. Cette dichotomie renvoie également à la distinction des classes sociales : la
langue écrite réservée aux « riches » et la langue parlée « aux pauvres ». Quelle est
la légitimité d’une telle opposition ? La langue écrite est-elle radicalement distincte de la langue parlée ? Pourquoi aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui
considèrent que la langue s’identifie dans sa forme écrite ? En témoignent les évaluations nationales réalisées chaque année en CE2 et en 6e de collège par le MEN 1
qui considèrent la maîtrise de la langue uniquement dans sa modalité écrite. Pourtant, la langue existe bien avant que l’on ne l’écrive et le langage oral occupe une
place prépondérante y compris dans nos sociétés modernes.
En tant que mode d’expression, la langue orale apparaît plus naturelle que la
langue écrite 2. Plusieurs raisons sont avancées : la première est l’universalité de la
parole en ce que toutes les sociétés communiquent oralement alors que nombreuses sont celles qui n’ont pas de système de référence écrit ; la deuxième renvoie à la primauté de la parole à la fois au niveau phylogénétique et au niveau
ontogénétique. La langue orale est le mode fondateur de nos communications
alors que le système d’écriture en est un moyen d’expression dérivé. La troisième
Eric Bidaud, maître de conférences en psychopathologie, HDR. Hakima Megherbi, maître de conférences en psychologie du développement, Unité transversale de recherche psychogenèse et psychopathologie, EA 3413, Université Paris 13, Villetaneuse.
1. Ministère de l’Éducation nationale (2003). Notes d’informations de la DPD, Site Web : www.education.
gouv.fr/stateval.
2. A.M. Liberman, « The relation of speech to reading and writing », dans R. Frost et I. Katz (sous la direction de), Orthography, Phonology, Morphology and Meaning, Amsterdam, Elsevier Science, 1992, p. 167-178.
XP – Grape 61
20
17/10/05 9:34
Page 20
L’enfant, les livres, l’écrit - la lettre de l’enfance et de l’adolescence n° 61
raison concerne les aspects développementaux : le processus d’acquisition du langage oral est naturel et quasi irrépressible tandis que le langage écrit est le fruit
d’un apprentissage scolaire spécifique. Enfin, la dernière souligne la prédisposition biologique spécifique pour la parole, ce qui ne semble pas être le cas pour
l’écrit. L’écrit utilise certaines de ces ressources, mais il en engage d’autres, non
destinées à des fins langagières. Selon le linguiste Hagège 3, l’être humain semble
prédisposé biologiquement à devenir « un homme de parole » qui deviendra éventuellement mais pas nécessairement « un homme de l’écrit ».
Les différences entre l’oral
et l’écrit s’inscrivent sur un continuum
Comme le souligne Morais 4, l’interprétation de l’écrit et celle de l’oral
n’aboutissent pas à des représentations extérieures l’une à l’autre et ne sont pas
non plus des adversaires. L’écrit et la parole sont généralement des collaborateurs
très efficaces (p. 50). L’écrit n’est donc pas qu’une conduite d’exil, hors de l’échange
vivant des paroles proférées 5. La question de la dichotomie entre langue écrite et
langue orale doit être reconsidérée. La position que nous défendons ici est la
nécessité de situer les différences sur un continuum de pratiques de la langue. La
compréhension du langage écrit, c’est en quelque sorte la compréhension du langage, réalisée parfois dans des situations qui différent des conditions habituelles de
réalisation. Ainsi, les différences s’inscrivent sur un continuum allant d’activités à
dominante formelle contrainte (lettre administrative, rédaction de textes, discours
politique, etc.) à des activités à dominante informelle (lettre à un ami, conversation classique, etc.).
Il est vrai cependant que certaines caractéristiques sont propres à chaque
forme de langage, et ce sont les différences extra-linguistiques qui pourraient les
opposer radicalement. L’activité langagière s’inscrit dans une situation donnée.
Celle-ci paraît à première vue, plus importante à l’oral qu’à l’écrit, mais il faut
considérer qu’à l’écrit, le texte est aussi un texte en situation (interaction complexe
entre les caractéristiques du texte, les connaissances du lecteur et d’autres éléments pertinents de la situation comme les objectifs du lecteur, le contexte de lecture, etc.). La situation écrite est souvent monologique, même si parfois, on peut
chercher à introduire une certaine interactivité. De plus, à l’écrit, le lecteur s’engage dans un rythme qui lui est propre, en effectuant des pauses, des retours en
arrière pour lever une ambiguïté ou pour mémoriser des informations. Une autre
différence fondamentale est que l’écrit a l’avantage ou le désavantage de la permanence d’une trace. Au niveau du texte, l’insertion d’un mot entre deux blancs, les
marques de ponctuation, les retraits de paragraphe, sont des indices non linguistiques qui en entourent le contenu.
Le langage oral met en jeu un nombre plus important de caractéristiques non
linguistiques. Dans ses formes classiques (les conversations), le langage oral est
généralement inscrit dans un espace d’interaction avant tout social : le lieu, le
3. C. Hagège, L’homme de paroles, Paris, Fayard, 1985.
4. J. Morais, L’art de lire, Paris, Odile Jacob, 1994.
5. C. Hagège, op. cit., 1985.
XP – Grape 61
17/10/05 9:34
Page 21
Problématiques : De l’oral à l’écrit
21
temps, l’intention de communiquer, la place et les intentions des interlocuteurs.
Des facteurs non linguistiques comme les mimiques, le regard, les postures sont
des éléments qui jouent un rôle central sur l’espace des interlocuteurs. Une autre
propriété du discours oral est la présence des indices prosodiques. La prosodie
peut être considérée comme une sorte de canal de communication parallèle au
message verbal 6. Elle remplit plusieurs fonctions. Par exemple, au niveau sémantique, elle permet de différencier les formes assertive, interrogative, ou encore l’expression des émotions, la tristesse etc. Ces indices, spécifiques de l’oral, sont
précieux parce qu’ils guident l’interprétation d’un discours et leur rôle est mis en
évidence dès le plus jeune âge, en particulier dans l’acquisition du langage.
Qu’en est-il des différences linguistiques entre l’écrit et l’oral ? Schématiquement trois niveaux peuvent être envisagés : celui du mot, de la phrase et celui du
discours. Dans le domaine de la reconnaissance des mots, les psycholinguistes
admettent de manière consensuelle qu’il s’agit d’une activité complexe qui dépend
des caractéristiques du signal mais également de la modalité sensorielle sollicitée.
Néanmoins, les représentations mobilisées dans l’analyse d’un mot (phonologique, orthographique, sémantique) se font de manière interactive entre l’écrit et
l’oral. Il n’existe qu’un seul lexique, mais avec plusieurs accès (notamment en
fonction de la modalité sensorielle 7). L’étendue du vocabulaire à l’écrit et à l’oral
paraît, a priori, être la même pour un individu donné. Cependant, la fréquence
d’usage des mots à l’écrit est inférieure à celle des mots à l’oral, ce qui révèle que
nous utilisons davantage de mots rares à l’écrit qu’à l’oral certainement parce que
l’écrit revêt un caractère plus prestigieux, mais aussi parce que l’écrit n’est pas soumis aux mêmes contraintes temporelles que l’oral. Cette contrainte de temps plus
forte à l’oral nous pousse à utiliser des mots plus facilement récupérables. Il existe
dans le langage parlé conversationnel une sorte de vocabulaire parallèle, des mots
n’appartenant pas au français conventionnel (fric pour argent, flotte pour eau). Ce
vocabulaire est-il spécifique au langage parlé ? Ne peut-on pas écrire ces mots dans
un courriel ou un SMS sans que personne n’en soit choqué ?
Les différences entre l’écrit et l’oral sont surtout évoquées au niveau de la
phrase, donc lorsque les liens entre mots sont réalisés au moyen de règles grammaticales 8. Existe-t-il une grammaire de l’écrit et une grammaire de l’oral ? Cette
dernière, si elle est différenciée, est-elle incohérente, déficiente ? Là encore, il faut
considérer les distinctions en les situant par rapport aux conditions d’énonciation
(discours politique, discours télévisé, conversation, lettre à un ami, lettre administrative). Il faut donc décrire les différences entre la syntaxe de l’écrit et celle de
l’oral, supposées être produites dans des conditions classiques de production, et
c’est à chacun de les nuancer en les envisageant dans le cadre d’un continuum de
pratiques.
6. La prosodie est définie selon trois dimensions. Au niveau physique, elle est caractérisée par l’évolution
temporelle de trois paramètres acoustiques (durée des sons et des silences, intensité et fréquence fondamentale). Au niveau perceptif, elle donne un certain rythme à la parole, confère au message verbal une certaine force sonore et transmet les variations mélodiques (de hauteur). Au niveau formel, les formes
prosodiques caractérisent le phénomène d’accentuation et d’intonation.
7. Voir entre autres, la synthèse de L. Ferrand, op. cit., 2001.
8. C. Blanche-Benveniste, Approches de la langue parlée en français, Ophrys, 1997.
XP – Grape 61
22
17/10/05 9:34
Page 22
L’enfant, les livres, l’écrit - la lettre de l’enfance et de l’adolescence n° 61
L’une des différences se situe dans le respect ou non de l’ordre des mots (sujet
+ verbe + objet). Pour nuancer, il faut préciser que cette règle syntaxique n’est cruciale que dans le produit final écrit, et encore, seulement dans les formes classiques
de l’écrit. À l’oral, l’ordre des mots est plus libre même s’il obéit à une logique qui
transmet l’importance subjective que le locuteur donne à l’acte d’énonciation de
ses idées. Certaines formes, notamment les dislocations du type « mon chien, il est
blanc et noir », l’absence de la négation « ne », sont réservées à l’oral. Longtemps,
les dislocations ont été considérées comme étant des fautes d’usage attribuées à
l’enfant, ou à des régionalismes chez l’adulte. Là encore, il faut nuancer ces utilisations : l’absence du « ne » est notable dans 95 % des conversations libres ; un tel
pourcentage n’est pas atteint dans les discours préparés, par exemple de type politique. D’autres différences sont évoquées, très importantes d’ailleurs, puisqu’il
s’agit de la morphologie qui est marquée différemment à l’écrit et à l’oral. La morphologie qui donne le marquage grammatical, entre autres de genre et de nombre,
est cruciale pour l’orthographe des mots. Le langage oral n’est pas dépourvu d’indices morphologiques, même s’ils sont moins identifiables. Les liaisons par
exemple, peuvent marquer le pluriel des noms. Ainsi, les différences entre l’écrit et
l’oral se situent sur un continuum pour ce qui est des structures syntaxiques, mais
pour la morphologie, elle est parfois guidée par des principes radicalement différents 9.
L’enfant qui débute l’apprentissage de la lecture aborde le monde de l’écrit en
disposant d’une certaine maîtrise du langage oral. Avec la lecture, il apprend à faire
correspondre un ensemble de lettres à des sons. Jusque-là par exemple, le mot
« bonnet » n’était qu’un objet visuel avec une certaine forme, une matière et une
fonction. Avec l’écrit, l’enfant doit lui associer une entité perceptible composée
d’un assemblage ordonné de sept lettres distinctives. Il s’opère alors une distanciation entre le mot et la chose que désigne ce mot. Apprendre à décoder, c’est
donc apprendre à appliquer les règles de correspondance grapho-phonémique. Le
décodage est donc une affaire de l’écrit. Cependant, si la finalité de l’acte de lire,
c’est bien de comprendre l’énoncé, le langage oral prend une place au niveau de
l’écrit et c’est, chez certains enfants, un retard de langage oral (et non de décodage)
qui les empêche d’accéder à la lecture de textes (Megherbi et Ehrlich, sous
presse 10).
Remarques psychopathologiques
L’apprentissage de l’écrit et d’un nouveau savoir qui y serait lié (comme une
promesse) participe du refoulement essentiel d’un premier désir de savoir appartenant à la période d’investigation sexuelle infantile, orienté par des questions
sexuelles (portant en particulier sur la question des origines) et qui n’est peut-être
éveillé que par elles seules, insiste Freud 11. Dans le meilleur des cas, le refoulement
9. C. Blanche-Benveniste, ibid.
10. H. Megherbi et M.F. Ehrlich, « Language impairment in less skilled comprehenders : The on-line processing of anaphoric pronouns in a listening situation », dans Reading and Writing, parution fin 2005.
11. S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
XP – Grape 61
17/10/05 9:34
Page 23
Problématiques : De l’oral à l’écrit
23
fait reculer ce premier désir de savoir tout en permettant un déplacement de ses
premiers accents sexuels et autorise le libre développement de l’intelligence vers
les voies nouvelles d’une curiosité désormais soumise aux règles et contraintes de
l’Autre. Mais ce désir de savoir peut être noué et entravé par le mécanisme de
refoulement et conduire le sujet à inhiber toute forme de curiosité et de savoir
autre dans le deuil inachevé d’un temps qui ne se referme pas. C’est dire que l’accès à l’écriture témoigne d’un refoulement « réussi » du sexuel infantile.
Les enfants en difficulté par rapport à l’écrit ne sont pas, loin s’en faut, privés
du rapport au savoir et au plaisir d’apprendre mais ce rapport ne peut s’exercer
que sur le mode de la parole dite ou reçue dans une certaine immédiateté. Que le
savoir puisse se recevoir dans un temps autre que celui de l’instant participe de la
mise en jeu d’un écart, d’un écartèlement de la parole où le sujet court le risque
d’éprouver le monde comme absurde. Qu’en est-il du savoir dès l’instant où il ne
se soutient que de traces ? Il devient incertain, il peut être trafiqué, faux et, pire
encore, il peut disparaître.
L’écriture institue ainsi un nouveau rapport au temps en reliant d’une
manière qui peut paraître inconcevable à l’enfant, le présent à la catégorie du passé
et du présent. Le fait qu’un énoncé puisse dire quelque chose d’un événement déjà
passé ou non encore advenu (et plus encore qui pourrait ne pas advenir si l’on
rentre dans les subtilités du temps conditionnel) suppose un franchissement psychique qui ne va pas tout seul. C’est à un temps difficile que le petit écrivant est
soudain confronté, un temps qu’il ne contient pas, qu’il ne maîtrise pas, mais un
temps qui lui échappe, un temps dont il est à la fois sujet et objet, ni plus ni moins
que les autres. Par l’écriture, l’enfant passe de l’immédiat au « médiat ».
Est-il possible que le sujet se perde dans le rapport au signifiant de l’écriture,
qu’il craigne de s’y voir dissoudre ? Sans doute est-ce le dépassement de cette question que l’enfant a à accomplir dans son apprentissage de l’écrit.
Il s’agit d’accéder à l’opérativité symbolique de la lettre, c’est-à-dire sortir la
lettre de son ancrage imaginaire et la faire fonctionner comme élément d’un ordre
qui excède le sujet, admettre qu’une lettre peut être utilisée dans différents mots,
qu’elle est une marque en soi dépourvue de sens. C’est lorsque la lettre s’assume
comme ne signifiant plus rien qu’elle laisse derrière elle sa valeur de chose ou
d’image, qu’elle peut fonctionner comme déclencheur d’écriture. « La lettre serait
un système pour amadouer la lettre dans son réel, c’est devant ce réel de la lettre
que le non-lecteur recule, devant la preuve de la castration de la mère. La lettre,
ainsi, ne peut accéder à ce qui devrait la rendre lisible : la castration en ce qu’elle
est symbolique 12. »
À l’instar de toutes représentations, les lettres sont d’abord subjectivées
comme des dessins, des formes du corps, des extensions d’un corps pris originellement dans le désir maternel. C’est de l’oubli de ce désir maternel que les lettres
en viendront à se penser en lien avec d’autres signes. Elles se suivront autour d’un
corps perdu pour être lieu de lecture. « C’est dans la dimension de son rapport au
statut de la lettre chez la mère, supposée contenir toutes les lettres sans exception,
et dans la mesure où la mère non seulement est au lieu de l’Autre mais l’occupe en
12. M. Bergès-Bounes, « Je sais pas… c’est ma mère qui sait… », dans J. Bergès, M. Bergès-Bounes et S. Calmettes-Jean, Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent pas ? Toulouse, érès, 2003, p. 70.
XP – Grape 61
24
17/10/05 9:34
Page 24
L’enfant, les livres, l’écrit - la lettre de l’enfance et de l’adolescence n° 61
fait tout entier, sans aucun manque, que l’enfant non lecteur se campe comme
pourvoyeur insatiable de la complétude de la mère 13. »
Nous admettrons, comme le suggère E. Lenoble, que la structure au cœur du
fonctionnement de la langue écrite n’est pas sans faire jouer de manière essentielle
deux registres hétérogènes par nature :
– « le “grapho” du côté de la marque, du trait distinctif dans sa matérialité corporelle d’inscription. »
– « le “phonétique” du côté de l’oralisation sonore, du fonctionnement de la
langue comme ensemble de signifiants à entendre, et à entendre pour leur valeur
d’écart de chacun par rapport aux autres 14. »
Ce qui fait obstacle chez nombre d’enfants qui butent sur l’apprentissage de
la langue écrite, est ce rapport nécessaire à la symbolique de la lettre, c’est-à-dire
à la mise en place du système d’agencement et de combinaison des lettres qui doivent fonctionner comme un « jeu » d’accord et de règles aux fins d’une production de sens. Ces lettres mises ensemble, ça peut dire quelque chose et précisément
ça doit rentrer en correspondance avec ce que je sais dire. Lire et écrire, c’est reconnaître que ce que je dis, ça peut rester sous formes de traces : sans moi. Je ne suis
pas, en quelque sorte, le propriétaire de mes mots quant au savoir qu’ils contiennent, je peux m’angoisser de le croire filer ailleurs, chez d’autres. Mais c’est par
cette opération de dépossession que le sujet devient « un » parmi d’autres, un
« un » autonome.
Posons enfin ce qui ne serait pas à proprement parler une hypothèse mais un
point de rencontre pour un ensemble de questions : le sujet « contemporain »
manifeste une crise dans son rapport à l’écriture, non pas crise de l’écriture, mais
crise de ce par quoi un sujet peut se construire dans l’écriture (nous usons du
terme de crise dans son sens le plus étendu, à savoir : crise comme déséquilibre et
rupture mais aussi comme tournant, commencement d’autre chose). Peut-on
alors tracer les contours d’un rapport singulier du sujet contemporain à l’écrit et
même entrevoir une mutation, un passage critique en ce seuil de l’oral à l’écrit (du
corps à la trace du corps) comme malaise dans la culture ? Nous pouvons même
envisager la notion de « refoulement de l’écriture » (formule que nous empruntons à J. Derrida 15) comme ce qui viendrait menacer le sujet dans la présence et
la maîtrise de l’absence, de son manque fondamental.
Ne peut-on pas penser que les technologies nouvelles de l’écriture modifient
l’acte même de l’écriture, modifient, si l’on peut dire, l’écriture en acte, c’est-à-dire
la gestuelle et le maniement de la trace ? Passer de la plume ou du stylo à un clavier d’ordinateur n’est pas simplement substituer un outil à un autre, c’est modifier son rapport à la trace qui répond d’un nouveau statut. La trace numérique
n’est pas la même que la trace graphique. Celle-ci est instable, presque magique,
elle passe et repasse du visible à l’invisible, de la présence à l’absence, du plein au
rien. Elle fonctionne dans un autre rapport au temps et à l’espace, c’est-à-dire
qu’elle porte sur la question de la limite : elle questionne la délimitation du sujet.
13. M. Bergès-Bounes, ibid., p. 69.
14. E. Lenoble (2003), « Dys… Qu’est-ce que c’est que cette famille qui n’est pas fichue de compter jusqu’à
dix ? », dans J. Bergès, M. Bergès-Bounes et S. Calmettes-Jean (op. cit.).
15. J. Derrida, « Freud et la scène de l’écriture » dans L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.