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FORMATION SUR LE FILM L'AVENTURE DE MME MUIR de Joseph L. Mankiewicz Le mercredi 14 octobre 2015, l’association Collège au Cinéma 37 a reçu Serge Chauvin, critique de cinéma, maître de conférences en littérature et cinéma américains, pour parler du film de Joseph L. Mankiewicz, L'aventure de Mme Muir, programmé au premier trimestre 2015/2016 dans le département de l'Indre-et-Loire I – Présentation Serge Chauvin s'intéresse au cinéma dit "classique", à la fois dans la période des années 1940 dont relève L'aventure de Mme Muir et dans l'approche supposée fondée sur la croyance au récit et l'identification du spectateur au personnage. Dans certains genres, les films remettent en cause, d'une part, le cinéma dit "de transparence" (la forme ne serait pas visible) et d'autre part, la question d'un récit clos délimité par un début, un milieu et une fin. Dans ce cinéma, Serge Chauvin s'intéresse à la façon dont la fiction est travaillée avec la suggestion de plusieurs histoires ou de la même histoire comprise différemment ce qui est le cas de L'aventure de Mme Muir. La dimension romanesque est un motif du film, pas seulement par les influences romanesques mais par le goût du paroxysme, le goût de l'excès dans les situations, le goût de la supériorité de l'idéal sur le réel. a) Le film Synopsis : Au début du siècle à Londres, Lucy Muir, jeune et belle veuve, quitte sa belle-famille pour aller vivre au bord de la mer avec sa fille et sa servante. Lucy loue un cottage qu’on dit hanté par le fantôme du capitaine Clegg. Il l’est en effet et apparaît à Lucy qui, loin d’être terrorisée, lui voue au contraire une grande tendresse malgré son caractère frustre et bougon. La belle veuve ayant des ennuis d’argent, le fantôme propose de lui dicter ses mémoires de marin grâce auxquelles elle pourrait se renflouer. Mais chez l’éditeur à qui elle va proposer le manuscrit, elle rencontre Miles Farley, un écrivain gentleman avec qui elle pense se remarier, délaissant pour cela son fantôme. Comment va réagir ce dernier ? Tout ceci n’était-il pas seulement un rêve ? (source : www.transmettrelecinema.com) Dans le dernier tiers du film, le temps s'accélère et Mme Muir vieillit dans la solitude en se persuadant que le Capitaine Gregg n'était qu'un rêve. Le film a été réalisé en 1947 mais l'histoire relatée se passe au début du 20 ème siècle. Serge Chauvin trouve très inspirant le fait que le réalisateur soulève des questions Il y a trois axes : > Film fantastique au sens de Jean-Louis Leutrat, grand spécialiste du cinéma, qui parlait du fantastique comme qualité intrinsèque du cinéma, qui a à voir avec la nature de l'image et le caractère rétrospectif de tout film: tension entre présent et absent, visible et invisible > Rapport du spectateur à la fiction de cinéma : question de la croyance au film, question de la fiction; d'une certaine manière, le spectateur construit et invente ce qu'il y a à voir, c'est à dire ici la croyance en l'existence d'un fantôme, le temps de la projection du film. > Rapport au temps : tension entre un temps linéaire irréversible (vie terrestre de Mme Muir) et un temps de l'éternité, de la répétition, du recommencement (temps du fantôme). b) Le réalisateur Ce film n'est pas le plus célèbre, ni le plus typique réalisé par Joseph L. Mankiewicz ; ses films sont souvent d'une construction narrative très complexe en multipliant les flash-back, les points de vue... La vérité est subjective : ce que l'on voit à l'écran est-elle une vérité ? Mankiewicz est un intellectuel ayant commencé comme scénariste puis producteur. Après la guerre, en 1946, il a voulu passer à la réalisation et L'aventure de Mme Muir, son quatrième film en deux ans, fait partie de cette période d'apprentissage où Mankiewicz accepte de ne pas écrire le scénario. Le film est une adaptation littéraire mais il n'interviendra pas sur les dialogues ; il se concentre sur la mise en scène, la direction d'acteurs, la dimension plastique. Ce film n'est pas typique de ceux réalisés par Mankiewicz de manière de plus en plus autonome par rapport aux studios (Chaînes conjugales, Eve, La Comtesse aux pieds nus, Soudain l'été dernier). Ces films sont marqués d'un ton ironique lié à la satire sociale, éloigné du romantisme exacerbé de L'aventure de Mme Muir. Mankiewicz a un rapport obsédant au passé et à la manière dont le présent n'est compréhensible qu'en exhumant le passé qui s'y dissimule. La construction narrative de L'aventure de Mme Muir est beaucoup plus linéaire, et en même temps, se pose la double question, celle de la réalité de ce que l'on voit à l'écran et celle du passé qui hante (le défunt qui continue de hanter la maison, le présent). Joseph L. Mankiewicz ne revendiquait pas ce film mais il est devenu un classique au fil des décennies. Ce film est une adaptation du livre de R.A. Dick paru en 1946 au carrefour de plusieurs genres : tout en étant un film fantastique, L'aventure de Mme Muir est une comédie romantique et un mélodrame. Le mélodrame, à l'époque, se traduisait par les "women pictures" c'est-à-dire des films pour un public féminin mettant en scène des héroïnes féminines, Ces films adaptés des romans victoriens, écrits par des femmes pour des femmes, étaient appelés "gothiques féminins" par la critique anglo-saxonne Nous sommes ici à mi-chemin entre le gothique traditionnel et le mélodrame, dans une lignée qui a débuté avec Jane Eyre de Charlotte Brontë. Il y a une veine récurrente des années 1940 où l'intrigue tourne autour d'une jeune femme inexpérimentée attirée trop vite par un homme plus âgé dont elle ne sait rien. c) Affiche du film Serge Chauvin trouve l'affiche de l'époque presque aberrante : d'une part, Gene Tierney porte une tenue manifestement des années 1940, anachronisme manifeste et d'autre part, ce slogan en forme de clin d’œil "The spirit... so willing ! The Flesh... so weak ! The romance... so wonderful !" qui signifie "L'esprit est si prompt ! la chair est si faible ! Cette romance si merveilleuse". Ce slogan insiste sur la séduction des acteurs et sur la légèreté du ton, sur le caractère sensuel et sophistiqué de leur interaction supposée. Cette promotion du film est très réductrice. À partir de la scène d'adieu du Capitaine Gregg, il n'y a plus une seule scène de comédie dans le film et le spectateur bascule dans un mélodrame. d) Laura d'Otto Preminger Le premier film de Joseph L. Mankiewicz comme réalisateur était Le Château du dragon adapté d'un roman. Avant de choisir Gene Tierney, plusieurs actrices plus âgées étaient pressenties qui avaient plus l'habitude de la comédie. Gene Tierney est imposée par la Fox mais elle apporte quelque chose de plus. Gene Tierney est associée à un certain nombre de films où son personnage est frappé d'irréalité. Elle joue Laura dans le film du même nom d'Otto Preminger et il y a un jeu de miroir évident avec L'aventure de Mme Muir. Laura est une intrigue policière centrée sur une jeune femme, mannequin vedette, morte avant le début du film. Le policier enquête sur sa mort et interroge les témoins de la vie de Laura ; le spectateur voit Laura en flash-back dans les récits de témoins mais le policier ne la voit pas puisqu'elle est morte quand il mène l'enquête. Par contre, il est absolument fasciné par un portrait de Laura (Gene Tierney) et il tombe amoureux de cette femme qu'il ne connaît que par les témoignages et par le portrait. Au milieu du film, alors qu'il passe la nuit chez Laura, obsédé par elle, il s'endort au pied du portrait et dans le même plan, il s'assoit, la caméra s'approche de lui, il s'endort, la caméra recule, on entend un bruit de porte et dans le plan suivant arrive Laura, trempée dans un imperméable et théoriquement, elle est vivante. L'intrigue policière se voulant crédible, c'est en fait une autre femme qui a été tuée à sa place mais comme elle est défigurée, ils l'ont prise pour Laura, qui elle est bien vivante. Ce qui est magique dans le film, c'est la résurrection d'entre les morts, comme si l'amour du policier pour Laura était suffisamment fort pour la faire revenir; ce "coup de théâtre " passe par l'utilisation d'un tableau (le portrait de Laura) ,un procédé qui vient du romantique et du gothique. Le portrait constitue par excellence le point de passage entre les vivants et les morts. Le portrait peut vampiriser et faire mourir les vivants (Le Portrait Ovale d'Edgar Poe), il peut y avoir un jeu de vases communicants (Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde) et très souvent, la figuration d'une fascination, d'une présence qui perdure par-delà la mort et avec des possibilités de pouvoi r magique. Cette image peut s'incarner et se réincarner.. la manière très troublante de filmer le retour de Laura (le fait que le policier s'endorme et qu'elle arrive) peut laisser supposer qu'il s'agit d'un rêve et un rêve dont le film ne se réveillerait pas ce qui serait très atypique et fascinant. Cette veine très en vogue au milieu des années 1940 qui ressort dans L'aventure de Mme Muir s'appelle "Traumt Film" ("film rêvé" c'est-à-dire un récit piégé auquel le spectateur adhère tout au long du film et c'est seulement à la dernière séquence que l'on découvre que l'histoire est soit un rêve (au sens littéral du terme, d'un personnage endormi) , soit une hallucination d'un personnage fou , drogué ou psychotique. C'est quelque chose de très prégnant dans le cinéma des années 1940 qui réapparaît dans le cinéma plus récent de Mulholland Drive de David Lynch jusqu'à Shutter Island de Scorsese. Cette question du degré de réalité montrée à l'écran est très proche des enjeux de L'aventure de Mme Muir en sachant également qu'un Traumt Film fonctionne s'il a l'air réaliste : nous avons dans le cinéma des années 1940 énormément de scènes oniriques où manifestement la réalité est déformée par les éclairages, les angles de prise de vue ; au contraire, les films de rêves doivent sembler réalistes. La question du réalisme est essentielle dans L'aventure de Mme Muir. Ce qui a beaucoup marqué les esprits, c'est justement le fait que la figuration du fantôme ne passe pas par des trucages ; ce refus essentiel du cliché a des réelles conséquences. La tradition de la représentation des spectres depuis le cinéma muet est que le fantôme n'a pas la même épaisseur que les vivants et le plus souvent, l'effet employé est la surimpression, le spectateur voit à travers le personnage. La force du film est de présenter le fantôme comme un corps parmi d'autres. Il a l'air tellement réel que le spectateur le considère comme un être vivant. Ce film oscille en permanence entre plusieurs explications ou perceptions possibles : interprétation rationnelle (étrange) ou surnaturelle (merveilleux). Les moments clés sont justement la découverte de la maison et la vision du tableau puis la rencontre, en plusieurs étapes, avec le réputé fantôme. Cela met en jeu la plupart des questions sur ce film. e) Extraits : Mme Muir est fascinée par cette maison dès son évocation chez l'agent immobilier. - Arrivée de la voiture avec les moutons au premier plan (à partir de 4 minutes 24 secondes) Le spectateur a une première vision de la mer, il est intéressant de voir la vue surplombant la mer. La musique de Bernard Herrmann (qui a commencé avec Orson Welles) est déterminante dans ce film. Le romanesque, l'onirisme, le lyrisme et le sublime sont engendrés par la musique d'une façon préexistante a ux images et c'est une manière de créer du romanesque et d'instaurer une dimension supplémentaire qui a à voir avec l'intériorité du personnage . L'une des singularités de cette musique se trouve dans le fait que souvent Hermann ne conclut pas ses accords. Dans cette séquence, il est intéressant de voir qu'à chaque étape de la visite de la maison, la caméra précède presque à chaque fois les personnages, en particulier Mme Muir. La caméra semble attendre Mme Muir et rétrospectivement, le spectateur ne peut pas décider si ces plans sont objectifs ou subjectifs, créant ainsi une confusion entre les deux. Cela fonctionne dans les deux sens car quand Mme Muir voit le capitaine Gregg, le spectateur le voit aussi mais peut se demander si c'est un plan obje ctif à la troisième personne ou simplement la représentation de la vision hallucinée ou onirique de Mme Muir Quand elle avance vers la maison, là encore le spectateur peut se demander si c'est un plan objectif ou si c'est le regard de quelqu'un, du fantôme, qui est donc subjectif. Le pouvoir fantastique du film repose sur cette ambiguïté, il n'y a ainsi plus de plans "neutres". Avec son habit de deuil, Mme Muir ressemble à un fantôme victorien. Elle va au devant d'un fantôme mais c'est elle qui est associée à la Mort et à la perte. La première apparition du visage du capitaine a lieu quand Mme Muir ouvre la porte du bureau et voit le portrait qui n'est pas le même que sur le plan suivant où la caméra se pose sur le portrait ; la pose n'est pas la même. La situation est rationnelle: ce n'est qu'un tableau, mais l'image elle-même est irréelle du fait du halo de lumière et du fait que ce n'est pas le même portrait. Serge Chauvin pense d' ailleurs que le tableau que Mme Muir mettra dans sa chambre n'est pas non plus le même que celui que le spectateur voit dans cette séquence. La deuxième apparition s'effectue à travers la bande-son, lorsque Mme Muir annonce qu'elle fera abattre l'arbre. Il faut savoir que dans le roman, Mme Muir ne voit pas le fantôme, c'est une voix intérieure qu'elle entend. Le basculement dans l'inquiétante étrangeté n'est pas dû à un élément visuel mais à un effet musical accompagné d'une réaction étonnée de Mme Muir croyant avoir entendu quelque chose Cela est produit par un effet musical alors que la musique, jusqu'à présent, était essentiellement "extra-diégétique" (seul le spectateur l'entend, elle n'appartient pas au film). Or, ce que l'on entend à ce moment de la séquence est une altération de la musique (que Mme Muir, normalement ne devrait pas entendre). La musique est utilisée ici comme l'expression de ses fluctuations intérieures. Le film n'est pas de toute façon d'une absolue cohérence sur ce qui est entendu ou pas. L'hypothèse du rêve est la seule hypothèse permettant de rendre compte de tout. La troisième apparition se traduit par le rire du capitaine qui paraît venir de loin lorsque Mme Muir visite la chambre. Il ne semble pas émaner d'un endroit proche des personnages et ensuite, il monte crescendo. Quand elle demande à Coombe Jr s'il a ri, elle le voit apeuré dévalant l'escalier. Pour Serge Chauvin, à ce stade, les spectateurs ne sont pas absolument sûrs que Coombe ait également entendu. Est-ce qu'il s'enfuit car il a vraiment entendu quelque chose ou simplement du fait que Mme Muir lui pose la question ? Le spectateur ne sait pas si cette perception est partagée ce qui veut dire que les spectateurs entendent ce rire mais ne savent pas si les personnages l'ont entendu. Ainsi le spectateur ne sait pas quel statut donner à ce rire. Est-ce que ce rire résonne objectivement dans la maison ou est-ce simplement quelque chose que Lucy croit entendre ? Tout au long du film, il y a un discours des femmes ambivalent avec une position paradoxale de Mme Muir, socialement, sexuellement... Tout d'abord, dans la première scène avec sa belle-famille, Mme Muir déclare qu'elle veut faire sa vie. Il lui faudrait un nom car tout en se présentant comme Mme Edwin Muir, elle a une volonté d'émancipation, et en même temps, se pose la question des revenus, des dividendes de son défunt mari. Lorsqu'elle perd ses titres, elle ne se pose pas la question de travailler. Elle a fui un triangle féminin avec la belle-mère et la belle-sœur réunies uniquement par le souvenir d'un mort pour se reconstituer dans un autre triangle féminin (avec sa fille et sa domestique) groupé autour d'un homme, non moins mort. L'échange avec Martha est intéressant quand Mme Muir dit qu'elle est à la moitié de sa vie et qu'elle n'en a rien fait. Martha lui fait remarquer qu'elle a fait une fille, Anna et Mme Muir la corrige "Elle est arrivée" ; Martha lui fait une remarque aigrie sur le fait que cela ne se fait pas tout seul. Autrement dit, ce qui distingue Mme Muir des héroïnes gothiques, c'est le fait que Mme Muir n'est pas vierge. Quand elle raconte son histoire avec le capitaine, le spectateur voit qu'elle n'était pas satisfaite dans son mariage et alors qu'elle raconte l'homme parfait, elle ne pourra pas non plus être satisfaite car c'est un idéal. Lorsque Martha lit le manuscrit, elle lui dit que dans la vraie vie, il ne pourra jamais être à la hauteur de ce que Mme Muir décrit. Certes, le capitaine Gregg lui dicte le livre mais il y a l'idée que Mme Muir vit dans l'idéal. Finalement, Mme Muir est un personnage assez "bovaryste". Cette recherche de l'idéal dans le réel est extrêmement romanesque mais elle étaye l'hypothèse que le capitaine n'est pas tant un fantôme qu'un fantasme pour Mme Muir. Elle est dans le fantasme mais il ne se passera rien. Soit le fantôme existe et Mme Muir a retranscrit les aventures du capitaine, soit le fantôme n'existe pas et Mme Muir a écrit par rapport à ses lectures. Le capitaine parle crûment, une femme ne parlerait pas comme cela au début des années 1900. Une scène est assez révélatrice quand Gregg lui dicte son histoire et que Mme Muir ne veut pas écrire un mot. Le personnage de Mme Muir n'est pas prude et on peut donc imaginer que ce livre soit réellement son œuvre. Ce film décrit les rapports homme/femme à une autre époque. - Extrait 13 minutes 51 secondes Cette séquence est une nouvelle étape dans la suggestion d'une présence spectrale avec une représentation plus nette Pratiquement, d'un plan à l'autre, Lucy s'endort et cette séquence peut être mise en parallèle avec la séquence de Laura d'Otto Preminger où le détective s'endort. Il faut noter le passage du plan appartenant au réel de la fiction où Martha peut évoluer à un plan n'appartenant qu'à Lucy. Au moment où Lucy est déjà inconsciente, la fenêtre sur laquelle Lucy s'est éraflée en la fermant s'ouvre de nouveau. Il y a la coexistence d'un phénomène inexplicable avec le personnage endormi que le spectateur voit concrètement à l'écran. Il y a un mouvement de caméra continu et ininterrompu vers l'horloge, indiquant ainsi que le déroulement du temps est crucial. Ensuite la caméra continue et descend vers le chien, sensible aux présences invisibles que ne perçoivent pas les humains. Ce mouvement de caméra est ostentatoire : qu'il aille jusqu'à l'horloge est attendu, ce qu'il l'est moins, c'est le mouvement de caméra qui continue. La caméra est subjective même si le chien ne la regarde pas. Avec ce mouvement de caméra et le point de vue surplombant une Lucy endormie et vulnérable, la caméra devrait être subjective mais tout à coup, la caméra dévoile, au terme de son mouvement presque circulaire, une présence, une ombre qui n'est pas censée être un contre-jour puisque la lumière vient de derrière. Paradoxalement, ce que le spectateur prend initialement comme signe d'une présence par la caméra supposée subjective se révèle finalement être un plan objectif, mais révélant tout de même une présence impossible à expliquer rationnellement. La continuité du plan signifie ordinairement que l'action veut s'inscrire dans le temps réel mais dans le cas présent, cela permet une irruption de l'impossible ou de l'impensable. Il y a un traitement du temps "élastique" : pas d' ellipse tout au début de la séquence jusqu'à l'apparition de l'ombre et ensuite il y a un saut dans le temps quand la caméra retourne à l'horloge. Quand elle se réveille, elle voit la fenêtre ouverte et peut se demander si le rêve est réellement terminé. Est-ce que le fondu enchaîné de la pendule marque le passage du temps pour faire croire aux spectateurs à un réveil mais qu'au final, ce réveil n'ait jamais eu lieu ? Cette idée de réveil a déjà été traitée dans de nombreux "twist movies" dans le cinéma fantastique. À diverses étapes dans le film, les deux interprétations (rationnelle ou surnaturelle) coexistent . - Extrait du film à 18 minutes 37 secondes - Rencontre avec le fantôme Dans cet extrait, il y a un retour de l'imagerie gothique traditionnelle :l'héroïne dans la maison nocturne s'aventurant dans les ténèbres avec sa fragile chandelle. Avant de se rendre dans la cuisine, elle retourne voir le tableau dans le bureau (qui est probablement une photo retouchée). A t'elle vu cet homme dans son rêve (même si le spectateur ignore qui elle a vu)? C'est sans doute le seul moment du film pouvant faire peur. Dans la cuisine, l'absence suggère qu'il y a forcément une présence car d'une certaine manière, la réaction de tout spectateur de fiction veut que les personnages se mettent en scène, et voir un espace vide est aberrant car chaque plan narratif appelle une présence. Après le son et le rire, la voix articulée fait apparaître la vision complète du capitaine fantôme et une conversation s'engage avec lui. Les lumières ne sont pas réalistes, comme dans beaucoup de films de cette époque. Cette séquence est assez comique par la joute verbale entre les deux personnages ; elle qui lui tient tête, lui faisant la morale avec un décalage comique quand elle lui reproche son vocabulaire et lui qui lui reproche son mauvais goût quand elle lui parle de suicide. Elle peut lui parler comme à un vivant pour la bonne raison que le capitaine ressemble à un vivant et de manière très frappante, le capitaine a une ombre même si elle paraît démesurée, contre-nature. Or, traditionnellement, le fantôme n'a pas d'ombre, ce qui le rend ici le capitaine encore plus incarné. Un critique de L'avant-Scène (n°237) se sentait floué car il attendait que le fantôme finisse par se matérialiser, pour avoir un happy-end. Le happy-end existe dans le film mais il y a deux façons de voir les choses : le spectateur peut trouver la fin sublime alors que le seul accomplissement pour le capitaine Gregg est que Mme Muir meure à son tour pour qu'ils se trouvent enfin sur un pied d'égalité. Certains spectateurs auraient souhaité plutôt que le personnage trouve le moyen de revenir en chair et en os. Le capitaine Gregg est trop incarné pour que ce fantôme ne soit pas vivant. Le capitaine force Lucy à mettre son portrait dans la chambre et lorsqu'elle est face à son miroir pour se changer, elle s'aperçoit qu'elle a un reflet et recouvre le tableau avec une couverture. Mais le spectateur se rend compte de l'inefficacité de la chose au moment où Mme Muir se couche et qu'elle entend le capitaine Gregg lui parler en voix-off de son corps, de sa silhouette. Il y a eu une vraie crise dans le cinéma américain des années 1940 : d'abord la guerre a permis, paradoxalement, un affaiblissement de la censure et ensuite, elle a permis aux femmes américaines d'avoir des responsabilités qu'elles n'avaient jamais eues auparavant. Ce qui paraît exemplaire pour Serge Chauvin dans cette séquence est la question du degré de réalité de ce qui est vu à l'écran ; le fantôme apparaît comme aussi réel que la vivante mais la proposition peut être retournée c'est-à-dire que la vivante n'a pas un degré supérieur de présence à l'écran que le fantôme. D'une certaine manière, elle n'est pas plus vivante que lui en tant que personnage endeuillé, hanté par la mort. Elle projette son fantasme dans cette maison sous cette forme, et lui la réinvente quand il la rebaptise Lucia : c'est un geste amoureux. Quand elle rencontre Fairley et que ce dernier l'appelle Lucy, elle est émue car c'est la première fois depuis que sa belle-famille lui a rendu visite qu'elle entend son pré nom. Mme Muir est aussi réinventée par Gregg, c'est en quelque sorte sa création. Blandine Stévenard pense que ces personnages sont deux fantômes : Gregg est le fantôme de quelqu'un qui a déjà vécu et Mme Muir est le fantôme de quelqu'un qui n'a pas encore vécu. Serge Chauvin pense qu'on peut se poser la question de savoir si Mme Muir a été heureuse à la fin de sa vie. A la fin quand elle parle avec sa fille, elle pense que le capitaine Gregg est un souvenir et sa fille lui dit que si c'est un souvenir, elle aura au moins un souvenir d'avoir vécu quelque chose d'heureux. Le propre du cinéma est de donner une illusion de présent et une illusion de présences. On assiste à la représentation de gens absents avec l'illusion de voir une action au présent, alors qu'elle a été enregistrée dans le passé et que tout spectateur le sait confusément. L’association Collège au Cinéma 37 remercie Serge Chauvin de sa venue pour son intervention à Tours sur ce film devant les professeurs de collège investis dans le dispositif Collège au cinéma.