Le charbonqui a fait
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Le charbonqui a fait
J. CRAN ANALYSE FAMILLES BELGES E n 1856, Auguste Lippens est administrateur de la SA des Charbonnages de Falmée à Courcelles (Charleroi). Le Gantois, député libéral puis sénateur, se diversifie ensuite dans le verre (Glaceries de Moustier-surSambre). Ses héritiers font fructifier le portefeuille grâce au sucre, en Europe où Maurice Lippens (1875-1956) participe à la création de la Raffinerie tirlemontoise et au Congo dont il sera gouverneur général. Plusieurs fois ministre (un mélange des genres aujourd’hui invraisemblable), il crée la station balnéaire du Zoute. Sa fille Suzanne épouse Léon Lippens, le fils de son cousin Raymond, bourgmestre de Knokke: ce sont les parents de Maurice (ex-Fortis entre autres) et de Léopold, l’actuel bourgmestre. Les alliances Nous voilà bien loin des charbonnages, sauf que, suite aux multiples alliances matrimoniales, la famille Lippens s’est apparentée à bien d’autres dont le charbon a créé une richesse aujourd’hui encore bien visible. Le charbon qui a permis la sidérurgie, les chemins de fer (rails et convois), le verre dévoreur d’énergie, ou le sucre qui utilise de surcroît des sous-produits de la chimie du charbon pour les engrais déversés dans la culture des betteraves. Le Congo ensuite. L’immobilier et la finance enfin pour conserver tout cela, comme le démontre l’ouvrage collectif Dictionnaire des patrons en Belgique (De Boeck Université). WAROCQUÉ, LE PLUS RICHE, ET GUINOTTE SON HÉRITIER Raoul Warocqué (1870-1917) est considéré au début du 20e siècle comme l’homme le plus riche du pays. Héritier des charbonnages de Mariemont, il est également actif dans ceux de Campine, mais aussi à Clabecq, dans les chemins de fer, le gaz et l’électricité en Hainaut, Raoul Warocqué et investit en Chine et au Portugal. (1870-1917) Sans descendance, il lègue sa fortune à son ami Léon Guinotte (1879-1950), fils de Lucien, directeur de Mariemont, administrateur de Courcelles-Nord et de Helchteren-Zolder, qui avait élargi ses centres d’intérêt aux services publics dans le monde entier: la distribution de gaz, d’eau ou d’électricité au Brésil, au Portugal, en Autriche, en Hongrie, ou en Turquie; les transports en Perse ou en Sicile. Léon préside aux destinées de nombreux charbonnages hainuyers et campinois, fait une carrière d’administrateur dans la finance (Banque de Bruxelles, Brufina, Banque nationale) et se lance en politique (sénateur libéral de 1936 à 1949). Une de ses filles, Anne, a épousé Max Boël. Ils sont les parents de Jacques Boël, l’ancien mari de Sybille de Sélys Longchamps (mère de Delphine), mais aussi de Philippe, époux de Monique Thys (fille d’Albert Thys, d’Electrobel, la Compagnie générale d’Entreprises électriques et industrielles), ainsi que de Marie-Claire, épouse de Stanislas Emsens (Eternit). Son autre fille, Paule Guinotte, s’est mariée avec Yvan Orban. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout s’additionne. L’OR IGINE DE LEUR R ICHE SSE E ST EN SOUSSOL Le charbon qui a fait Le point commun entre Elio Di Rupo et Maurice Lippens? Leur ascendance charbonnière. La différence? Le père et les frères du Premier ministre ont travaillé au fond de la mine, tandis que les financiers aïeux de l’ex-président de Fortis sont restés en surface pour administrer leurs sociétés. MICHEL DELWICHE 56 12 DÉCEMBRE 2013 | WWW.TRENDS.BE PressBanking ORBAN LA SIDÉRURGIE LIÉGEOISE Joseph-Michel Orban, propriétaire du Charbonnage de Bonne-Fin (Liège et Ans), y introduit dès le 19e siècle les techniques d’exploitation les plus modernes pour l’époque, dont les machines à vapeur. Sur cette lancée, il est sollicité pour prendre des participations dans des exploitations. Avec son fils Henri-Joseph, il est l’un des fondateurs de la sidérurgie liégeoise, depuis l’extraction du combustible jusqu’à la construction de navires à vapeur. Cinq fils d’HenriJoseph poursuivront l’expansion industrielle et financière de la famille à Liège, mais aussi en siégeant dans les conseils de sociétés cotées à Bruxelles (dont la Société générale) ou dans les charbonnages de Charleroi. Yvan (1885-1961), le petit-fils de l’un d’eux, épouse Paule Guinotte, reprend la direction du charbonnage de MariemontBascoup (1935) et obtient des mandats dans d’autres houillères, ainsi qu’à la Brufina (Banque de Bruxelles). COPPÉE, LES FOURS À COKE Evence-Dieudonné Coppée (Evence I, 1827-1875), premier du nom, diplômé de l’Ecole des mines de Mons, devient directeur aux charbonnages de Sars-Longchamps et Bouvy (La Louvière), poste qu’il délaisse rapidement et s’intéresse aux techniques de la carbonisation de la houille pour produire le coke qui est livré à la compagnie des Chemins de fer du Nord contrôlée par les Rothschild. Ses brevets sont rapidement exploités en Angleterre, dans la Ruhr ou en Alsace, où ils permettent l’essor de la sidérurgie. Les fours à coke Coppée seront une référence mondiale. Dans le même temps, Evence I s’intéresse à la fabrication du sucre de betterave. Son fils Evence-Narcisse (Evence II, 1857-1925), ingénieur des mines, dépose une cinquantaine de brevets concernant les cokeries. Pour être sûr de son approvisionnement, il rachète les charbonnages de Ressaix, de Leval, de Péronnes et de Saint-Aldegonde. Il se lance ensuite dans les sondages au Limbourg où il obtient cinq concessions. Très rapidement, il internationalise ses activités (charbonnières ou agro-alimentaires) en France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en Russie ou au Maroc. Il participe aussi au lancement de la Société belge d’Armement et de Navigation ou de la Société belge de construction aéronautique Avia. Quand son fils Evence-Dieudonné (Evence II, 1882-1945) rejoint son père, le groupe Coppée emploie 35.000 personnes. Evence III, avec Raoul Warocqué, s’allie à la Banque de Bruxelles, alors que jusque-là la famille était plutôt proche de la Société Générale, concurrente. Il devient administrateur du holding Brufina, de l’Union chimique belge, du Crédit général du Congo et préside Electrobel ou encore les Verreries de Binche. Evence IV, orphelin à 16 ans en 1945, a pour tuteur le mari de sa sœur Elisabeth, l’avocat Philippe le Hodey. Il prend la présidence en 1959 et poursuit l’expansion mondiale du groupe familial (dans le pétrole, l’électricité, le papier, le sucre...) qui, en 1980, fusionne avec le groupe français Lafarge. Ou plutôt est digéré par celui-ci. Evence IV se consolera grâce à la gestion des chasses royales, confiée par le roi Baudouin. Son fils Evence-Charles, né en 1953, après une longue carrière comme consultant (notamment au Boston Consulting Group) poursuit sa carrière dans le groupe français Chargeurs (textile et communication), lequel, en 1996, achète 65 % du capital du journal Libération. Evence V en devient le directeur général pendant neuf ans, de 1996 à 2005. Il dirige ensuite Infogrammes (Atari, jeux vidéo), puis préside le conseil de LTKFarma (biotechnologies) et s’associe avec son frère Grégoire dans Green Attitude, société de distribution de sapins de Noël basée à Libramont (10 millions d’euros de chiffre d’affaires !). Paul-Evence Coppée, fils d’Evence-Charles et de Florence Lippens, est cadre chez Galactic. ≤ les «grandes» familles THINKSTOCK WWW.TRENDS.BE | 12 DÉCEMBRE 2013 57 PressBanking ANALYSE FAMILLES BELGES Ni charbon, ni gaz ? On sait qu’il reste du charbon sous nos pieds. Et du gaz. L’exemple américain du gaz de schiste n’intéresse-t-il pas, chez nous, les investisseurs ? «Le gaz a, en tout cas, suscité de l’intérêt, répond Francis Groff, qui vient de consacrer son dernier ouvrage à l’industrie charbonnière. Et pas de n’importe qui puisqu’il s’agit d’Albert Frère» — à qui le journaliste a également consacré un livre. «En 2008, poursuit-il, sa Compagnie nationale à portefeuille (CNP) a annoncé la création d’une joint-venture de sa filiale Transcor avec EGL (European Gas Ltd), le grand groupe gazier australien qui exploite le grisou dans le Nord-Pasde-Calais, le bassin minier limitrophe au nôtre. Le grisou, ou gaz de mine, y remonte naturellement, tout comme dans la région de Charleroi. Ils ont demandé un permis d’exploiter en 2009, mais il y a eu une forte réaction des autorités wallonnes, qui ont estimé qu’Albert Frère visait avant tout à obtenir un paquet de certificats verts...» Etait-ce néanmoins une mauvaise idée ? Il est clair que les techniques ont «favorablement» évolué. Auparavant, on pouvait injecter directement le grisou (méthane) sorti du soussol dans les conduites d’alimentation des centrales ou du réseau public. Puis le gaz est devenu de moins en moins riche et il a fallu commencer à le pomper. Bref, on a laissé tomber. Actuellement, les techniques mises en place pour l’exploitation du gaz de schiste pourraient être appliquées pour aller chercher plus bas de grosses réserves, par injection d’eau ou de sable, de manière à faire remonter le grisou. En 2009, un géologue m’avait confirmé qu’il existe des zones très riches au sud de Charleroi. N’avait-on pas parlé, à une époque, de gazéification souterraine en Wallonie? Des expériences ont en effet été menées, notamment à Thulin, en Hainaut, pour récupérer l’énergie de la houille dans des veines trop minces pour être exploitées. Le principe était d’injecter de l’oxygène et de l’eau pour gazéifier le charbon. Peut-être les progrès réalisés en matière de forage horizontal permettraientils de donner une deuxième chance à ce procédé qui, chez nous, a été délaissé suite à l’abondance de pétrole ou de gaz importés. D’autant qu’on parle aujourd’hui de projets qui consistent à séquestrer sous terre du CO2, pour neutraliser son effet de serre, en lui faisant prendre la place du grisou récupéré. Mais une exploitation classique du charbon, chez nous, c’est bel et bien fini ? Sans doute. Il faut pourtant se rappeler que, à l’époque de la «bataille du charbon» lancée pour reconstruire le pays après la Seconde Guerre mondiale, la production belge, énorme, était de 100.000 tonnes par jour. De 1830 à leur fermeture, selon mes calculs, les bassins wallons ont produit 2,12 milliards de tonnes, et la Campine 441 millions. C’est bien là l’origine de la richesse de la Belgique... MONTAGE THINKSTOCK Les «gueules noires» ont disparu de Wallonie il y a près de 30 ans, et de Campine il y a un peu plus de 20. Mais les familles qui ont fait fortune sur ce sous-sol minier sont, elles, toujours bien là. Il y a bien plus longtemps qu’elles ont fait fructifier autrement leur richesse. PG Au cœur du charbon Qu’est-ce que le charbon, cette «pierre noire qui brûle» et qui, du Borinage à Liège, a façonné le vieux sillon industriel wallon, a créé des paysages, a forgé les mentalités, a mélangé les populations, a causé tant de drames et a produit tant de richesses qui, depuis, ont hélas déserté la région? C’est l’histoire que raconte le journaliste carolo Francis Groff dans son dernier livre Au cœur du charbon. Historique, technique, économique, social, et parfois heureusement anecdotique, l’ouvrage, qui contient de nombreuses illustrations, souvent originales, permet également de mieux comprendre pourquoi l’Unesco a reconnu, au titre de patrimoine mondial de l’humanité, l’héritage complet et exceptionnel que constituent le GrandHornu, Bois-du-Luc, le Bois du Cazier et Blegny-Mine. Francis Groff, Au cœur du charbon, Histoire des mines et des mineurs en Belgique, Editions Acacia, 23 euros. ≤ 58 12 DÉCEMBRE 2013 | WWW.TRENDS.BE PressBanking IMAGE GLOBE ANALYSE FAMILLES BELGES Le charbonnage de Winterslag, à Genk. DE LAUNOIT, ALLUMETTES, CHARBON, ACIER, MÉDIAS... LE HODEY, SUCCESSION COPPÉE ET MÉDIAS Philippe le Hodey (1914-1966), avocat, a donc épousé en 1943 Elisabeth Coppée, la fille aînée d’Evence III. Au décès de ce dernier en 1945, Philippe le Hodey prend la tête du groupe. Il devient administrateur délégué des charbonnages de Ressaix, Leval, Péronnes, SainteAldegonde, Genk et Winterslag. Il développe également la SA Métallurgique d’Espérance-Longdoz (sidérurgie liégeoise). Après son décès, en 1966, son épouse, «Betty», sera la première femme à siéger dans les conseils d’administration de la BBL, du groupe Coppée et ensuite du cimentier Lafarge. La famille le Hodey est propriétaire des journaux La Libre et La Dernière Heure. REPORTERS Ce sont les allumettes qui constituent le départ de la fortune de la famille de Launoit. Après la Première Guerre mondiale, l’entreprise familiale de Grammont est vendue aux Suédois de Kreuger pour former l’Union allumettière dont Paul de Launoit, né en 1891, sera administrateur jusqu’en 1967. Grâce à son mariage avec la Liégeoise Marie-Louise Naveau, il entre dans les conseils d’administration de diverses sociétés wallonnes (engrais, métallurgie, immobilier et finance). En 1931, il rejoint la très importante société métallurgique Ougrée-Marihaye, dont il prend la tête en 1935. Il épouse en secondes noces Madeleine Lamarche, descendante d’un des fondateurs, et réorganise le groupe en plusieurs sociétés Cofinindus (pour les participations), la SA d’Ougrée-Marihaye (dont les charbonnages d’Ougrée, de Marihaye et de Bray), la Société minière et métallurgique de Rodange (Luxembourg), et les Aciéries et Minières de la Sambre (AMS). Cofinindus (Compagnie financière et industrielle) entre dans le capital de la Brufina (Bruxelles-Lambert). Paul de Launoit en évince Evence III Coppée et Léon Guinotte et préside les deux holdings, actifs dans les principaux secteurs de l’industrie belge. Au début des années 1950, le groupe de Launoit est, après la Société Générale, le deuxième holding du pays. En 1955, Paul de Launoit est appelé à la présidence d’Electrobel (dont le principal actionnaire est la Brufina issue de la Banque de Bruxelles), ce qui ne l’empêche pas, 10 ans plus tard, de fusionner la SA Ougrée-Marihaye avec la SA John Cockerill, de la Société Générale. Cockerill-Ougrée deviendra, après l’absorption des sociétés de la Providence (Charleroi) et d’Espérance-Longdoz, le groupe Cockerill-Sambre. En 1972, Brufina et Cofinindus fusionnent avec des sociétés du groupe Lambert pour former le Groupe Bruxelles-Lambert. Cette même année, la Minière et Métallurgique de Rodange est reprise par la Compagnie luxembourgeoise pour l’audio-visuel et la finance (Audiofina, mère de RTL)). Son fils Jean-Pierre, issu du second mariage, exerce diverses fonctions dans les sociétés paternelles, dont RTL-TVI, la Compagnie internationale des Wagons-lits, ou de la Compagnie Bruxelles-Lambert. Il hérite également de l’intérêt de son père pour la musique. Celui-ci avait participé à la fondation de la Chapelle musicale Reine Elisabeth, et lui préside le concours du même nom. MOSSELMAN : UNE REINE ET L’ÉPOUSE DE GISCARD Les Mosselman sont une vieille famille bruxelloise, bouchers et engraisseurs de génération en génération pendant six siècles, qui a fourni plusieurs bourgmestres. En 1797, la famille a acheté le domaine du Chenoy à Court-Saint-Etienne, qui faisait partie des biens de l’abbaye de Villers-la-Ville mis en vente après la révolution française (des milliers d’hectares plus tard revendus aux Boël). François-Dominique Mosselman «du Chenoy», banquier et maître de forges, crée en 1837 à Angleur la Société des Mines et Fonderies de Zinc de la Vieille-Montagne (aujourd’hui partie d’Umicore). La société est propriétaire de plusieurs charbonnages, qui seront rachetés par les charbonnages de la Concorde, qui fusionneront eux-mêmes avec les charbonnages de Kessales. Il est l’arrière-arrière-arrière-grand-père d’Anne-Aymone, l’épouse de l’ex-président français Valery Giscard d’Estaing. La petite-nièce de François-Dominique, Laure Mosselman du Chenoy (1851-1925), a épousé en 1877 le prince Ruffo di Calabria. Leur fils Fulco est le père de la reine Paola. La princesse Paola visite le charbonnage d’Espérance et de Bonne Fortune à Montegnée en 1961. 60 12 DÉCEMBRE 2013 | WWW.TRENDS.BE PressBanking