Les Poètes maudits

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Les Poètes maudits
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Français automne 2013
Mathieu Roduit
Les Poètes maudits
Du jour où il sut lire il fut Poète, et dès lors il
appartint à la race toujours maudite par les puissances de la terre...
Alfred DE VIGNY, Stello, 1832.
Le terme « Poète maudit » provient d’un ouvrage de Paul Verlaine, intitulé précisément Les
Poètes maudits, qui fut publié une première fois en 1884 et une seconde fois, dans une version
augmentée, en 1888. Verlaine y rend hommage au Parnasse français1 décadent2 de la fin du XIXe
siècle, notamment à Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de L’Isle-Adam et Pauvre Lelian (anagramme de Paul Verlaine).
L’expression désigne aujourd’hui un poète sensible à l’excès qui, incompris dès sa jeunesse,
rejette les valeurs de la société, se conduit de manière provocante, dangereuse, asociale ou autodestructrice, rédige des textes d’une lecture difficile et, en général, meurt avant que son génie ne
soit reconnu. On peut donc sans difficulté élargir la liste des Poètes maudits en intégrant François Villon, que l’on peut considérer comme le premier Poète maudit ; Aloysius Bertrand, père
de la poésie en prose ; Edgar Allan Poe, inventeur du roman policier, précurseur du fantastique
et de la science-fiction ; Gérard de Nerval, traducteur du Faust de Goethe et poète de la mélancolie ; Charles Baudelaire, grand poète de la « modernité » ; Antonin Artaud, fondateur du
théâtre de la cruauté ; ou encore Serge Gainsbourg, poète et chanteur provocateur.
Une existence tragique
La vie du Poète maudit est souvent marquée par un manque affectif profond à l’origine d’un
sentiment d’incomplétude ou de révolte. Poe perd son père alors qu’il n’a encore qu’un an et sa
mère à deux ans. Nerval perd également sa mère à deux ans. Il ne guérira jamais de cette blessure. Le père de Baudelaire, idéaliste et amateur de peinture, meurt alors que ce dernier n’a que
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Mouvement poétique apparu en France dans la seconde moitié du XIX siècle qui avait pour but de valoriser
l’art poétique par la retenue, l’impersonnalité, le rejet de l’engagement social et politique de l’artiste et par la recherche d’une certaine perfection formelle. Théophile Gautier résume le Parnasse en un mouvement de l’art pour
l’art qu’il définit dans la préface à Mademoiselle de Maupin : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à
rien, tout ce qui est utile est laid. »
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Le décadentisme est un mouvement littéraire qui critique les excès du romantisme, notamment l’épanchement
du moi et sa subjectivité « fadasse », ainsi que la sacralisation du Beau, mais également le formalisme parnassien.
Au niveau philosophique, la critique porte essentiellement sur les valeurs bourgeoises, jugées vaines et matérialistes. Les artistes se rassemblent sous des noms aussi déroutants que « Zutistes » (Verlaine, Rimbaud) ou « Fumiste » (Alphonse Allais). Ils expriment leur inadaptation au monde de leur temps et leur pessimisme au travers
l’(auto)dérision ou l’humour macabre.
six ans. Baudelaire en voudra toute sa vie à sa mère pour son remariage à peine un an plus tard
avec un général de l’armée française. Rimbaud quant à lui est abandonné par un père qui préfère la liberté de l’infanterie à la compagnie d’une femme bigote et autoritaire (« la mère
Rimbe ») et à ses responsabilités familiales.
Les Poètes maudits se retrouvent souvent confrontés à de graves difficultés matérielles. Le
père adoptif de Poe refuse de le soutenir dans son projet artistique, si bien que celui-ci est contraint d’exercer le métier de pigiste dans un journal pour pouvoir survivre, ses nouvelles ne rencontrant aucun succès. Le beau-père de Baudelaire l’empêchera d’user à sa convenance de son
héritage paternel, si bien qu’il opte pour la traduction de l’œuvre de Poe et la critique artistique. Rimbaud, adolescent, fugue à trois reprises de la maison familiale et se fait entretenir par
des connaissances (« des imbéciles de collèges »), puis par ses amis poètes. Verlaine de son côté
connait une fin de vie misérable, errant comme un clochard, dans un va-et-vient continuel
entre taverne et hôpital.
Par ailleurs, les Poètes maudits entretiennent régulièrement des relations douloureuses avec
leur corps. Poe (d’après le mythe instauré par Baudelaire), Baudelaire, Rimbaud et Verlaine ont
connu des périodes de consommation abusive de drogue ou d’alcool. Baudelaire et Verlaine
contractent la syphilis, Rimbaud le cancer. Nerval, à l’instar de Maupassant, multiplie les crises
de folies, si bien qu’on publie son épitaphe de son vivant. Apollinaire lui prête même une ballade avec un homard en laisse. Tous meurent relativement jeunes : Rimbaud à 37 ans, après
s’être fait amputer de la jambe gauche ; Poe à 40 ans, dans des circonstances mystérieuses : alcoolisme ? Tuberculose ? Rage ? Faiblesse de cœur ? Passage à tabac ? ; Baudelaire à 46 ans, des
suites de sa syphilis, vraisemblablement contractée avec une prostituée et qui finit par le rendre
hémiplégique ; Nerval à 46 ans pendu aux barreaux d’une grille d’égout.
Une triple malédiction
Les poètes maudits entretiennent une relation paradoxale avec la société, en particulier
bourgeoise, qu’ils désapprouvent et condamnent en raison de son intérêt pour les nécessités
immédiates et vulgaires. Ils éprouvent le besoin désespéré d’être écouté et simultanément d’être
mis à part. C’est le fameux « J’ai la vérole, enfin, la vraie, pas la misérable chaude-pisse, pas
l’ecclésiastique cristalline, pas les bourgeoises crêtes-de-coq, les légumineux choux-fleurs, non,
non, la grande vérole, celle dont est mort François Ier. Et j’en suis fier, malheur, et je méprise
par-dessus tout les bourgeois. Alléluia, j’ai la vérole, par conséquent je n’ai plus peur de
l’attraper. » de Maupassant, mais ce sont aussi et surtout les allégories baudelairiennes du Poète
— comme dans L’Albatros ou dans Le Chien et le flacon — qui, alors même qu’elles revendiquent la marginalité majestueuse du Poète maudit, manifestent en même temps sa souffrance,
sa solitude et son incompréhension. On retrouve cette même allégorie dans Le Tueur de cygnes
de Villiers, avec cette ironie cinglante qui lui est propre.
Leur rapport à Dieu est également paradoxal. Les Poètes maudits se sentent animés d’une
force mystique, d’une vocation — « Je me suis reconnu poète. » disait Rimbaud —, mais la
flamme qui les anime est prométhéenne et les conduit au parjure. Leur foi est branlante et ne
tient souvent que dans la mesure où ils ressentent très fortement le mal qui les entoure. Ils sont
inquiets, conscients de la tare originelle qu’ils portent en eux — et que Poe nomme Démon de la
perversité — et se sentent infiniment coupables. Rimbaud ne qualifie-t-il pas l’itinéraire de sa
Voyance de Saison en enfer ? Malgré tout, l’espoir demeure de voir émerger quelques Fleurs du
mal.
Toutefois, au-delà de cette double malédiction, on peut se demander s’il n’y aurait pas une
certaine forme de complaisance dans leur propension à se marginaliser, et par conséquent s’ils
ne se maudissent pas eux-mêmes par une espèce de quête de la monstruosité, fût-elle sublime.
Leur soif d’absolu, qui fait leur pureté et leur grandeur, est en même la cause inéluctable de
leur chagrin.
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Une écriture de la provocation
Leur poésie est marquée par une inspiration qui renverse les thèmes traditionnels. Dans Une
Charogne, Baudelaire compare le corps en putréfaction à la femme courtisée « Les jambes en
l’air, comme une femme lubrique, / Brulante et suant les poisons, / Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique / Son ventre plein d’exhalaisons. » De même, dans sa Vénus anadyomène,
Rimbaud n’hésite pas à descendre de son piédestal la Beauté, l’Idole : « Les reins portent deux
mots gravés : CLARA VÉNUS ; / — Et tout ce corps remue et tend sa large croupe / Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. » On peut encore trouver d’autres exemples de crudité dans la poésie
érotique de Verlaine.
Dans Les Pauvres à l’église, Rimbaud n’hésite pas à porter un regard sévère et blasphématoire
sur la religion et particulièrement critique envers la messe dominicale bourgeoise « Et tous, bavant la foi mendiante et stupide, / Récitent la complainte infinie à Jésus / Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide, / Loin des maigres mauvais et des méchants pansus ». Le projet esthétique
de Villiers est quant à lui sans équivoque : « Je ferai du bourgeois, si Dieu me prête vie, ce que
Voltaire a fait des cléricaux, Rousseau des gentilshommes et Molière des médecins. »
Cette provocation thématique se redouble d’un rejet de la poésie traditionnelle — particulièrement explicite dans la seconde lettre du Voyant. La poésie maudite est marquée par un renouvèlement formel. De nombreuses libertés sont prises en ce qui concerne la syntaxe et la versification. Bertrand, Baudelaire et Rimbaud s’essaient à la poésie en prose. Il s’agit en somme,
comme le déclare Baudelaire dans Voyage, de « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel,
qu’importe ? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! ». Rimbaud envisage cette quête
de l’Inconnu à travers l’idéal ascétique de la Voyance qui impose au Poète un « long, immense
et raisonné dérèglement de tous les sens ». Mais une fois parvenu à l’Inconnu, il faudra « trouver
une langue », « inventer un verbe poétique » capable de le restituer. C’est cette « alchimie du
verbe » qui permettra peut-être de rapporter une fleur du mal.
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