Abus sexuels : pas de calme après la tempête
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Abus sexuels : pas de calme après la tempête
Méfaits de la psychothérapie ? Controverse Abus sexuels : pas de calme après la tempête par Jean-Pierre Bartholomé «Et si on allait parfois trop loin en matière de droits de l”enfant ?», titrait Lien social (10 février 2000) à propos du colloque organisé par le Comité de soutien du Coteau au cours duquel fut dénoncée «l'utopie des nouveaux défenseurs des droits de l’enfant», lesquels prôneraient une «éducation sans contrainte» et confondraient la maltraitance avec «quelques claques», alors que la judiciarisation de la prévention constituerait «une violence fondamentale» pour le jeune et sa famille et que le réflexe «délateur» tendrait à effacer la notion de secret professionnel et à déresponsabiliser les intervenants. Un autre courant est représenté notamment par l’AFPE (Association pour la formation à la protection de l’enfance), association engagée qui, dès 1997, s’inquiétait de la «dédramatisation» des maltraitances à enfant opérée au nom de (rares) «fausses allégations» d’abus sexuels ou de «faux souvenirs» qui entraîneraient le «retour au déni» et la théorisation de la «loi du silence». Hors la sanction judiciaire, point de salut pour les victimes sommées de recevoir le «soin adapté» ? L’AFPE s’insurge contre la «déjudiciarisation» du traitement des maltraitances préconisée dans ce Journal, notamment par Jean-Yves Hayez (JDJ n°192 et ce numéro) qui suggère de limiter l’intervention répressive aux cas «les plus inacceptables» (la loi relative au secret professionnel permet aux professionnels de ne pas nécessairement signaler les faits à la Justice, pour peu qu’ils prêtent assistance, ce qui est leur raison d'être). La publication, dans le Journal du droit des jeunes (JDJ n° 191), de bonnes feuilles intitulées «Faits et méfaits 22 de la psychothérapie», extraites de l’ouvrage de Hubert Van Gijseghem (Us et abus de mots en matière d’abus sexuel, éditions Méridien) a suscité les réactions enflammées de Pierre Lassus et Pierre Sabourin, tous deux sympathisants de l’AFPE et tenants peu ou prou des mêmes thèses, qui reprochent sans ambage au Journal du droit des jeunes cette publication complice et la promotion des conférences d’Hubert Van Gijseghem. Comme s’il était interdit - ou à tout le moins politiquement incorrect - de réfléchir aux politiques et aux pratiques professionnelles initiées depuis quelques années en France et dans les pays voisins. Au-delà de leur ton polémique, injurieux même dans le chef de quelque plumitif peu confraternel, les courriers reçus montrent la violence des controverses. En publiant aujourd’hui les contributions de divers spécialistes, le Journal du droit des jeunes espère calmer le jeu et élever le débat, sans anathèmes, en reposant la question de savoir si l’expression de la parole de l’enfant et l’action pénale sont à tous coups bénéfiques à l’enfant ou si, au contraire, elles sont aussi susceptibles d’entraîner des dommages secondaires ? À lire les avis ci-dessous, il semble qu’il faille surtout éviter la systématisation d’attitudes censées être bonnes pour tous les enfants. Reste à trouver les thérapeutes capables du discernement clinique nécessaire. La violence de certaines prises de position ne laisse pas d’inquiéter à cet égard. Un débat bienvenu J’ai lu les textes qui mettent en cause Hubert Van Gijseghem. Il est difficile de se situer, les arguments des uns et des autres se défendent. Le texte de Van Gijseghem est vraiment très intéressant. La réaction de Sabourin et Lassus me fait penser à une colère contenue qui se déclare après avoir longtemps couvé. On peut supposer que Van Gijseghem les agace depuis longtemps. Le militantisme de l’un rencontre celui des autres ! Qui détient la vérité ? Tous les enfants ayant subi des sévices sexuels et l’inceste ne se ressemblent pas, ils ne perdent pas toute identité pour ne devenir que des enfants victimes d’inceste; gardons leur cette dignité. Il faudrait une rubrique, voire un numéro spécial du JDJ genre «les avis sont partagés» car Lassus et Sabourin semblent savoir de quoi ils parlent, de même que Van Ghijseghem. D’autres praticiens peuvent exprimer leur point de vue. Je reste sensible à ce que dit Hubert Van Gijseghem car il expose avec clarté des idées qui rencontrent beaucoup mes propres tendances ou convictions, plus ou moins étayées ou spontanées, sur le besoin de secret, sur les risques d’acharnement thérapeutique ou éducatif, sur les vertus suspectes de l’aveu, sur la dictature du dire et du re-dire. Mais je ne suis pas qualifiée pour prendre parti losrqu’il s'agit de la prise en charge des enfants ayant subi l'inceste. Je crois que les questions qu’il pose sont à poser. Un débat sur ces questions serait bienvenu. Maryse Vaillant JDJ n°194 - avril 2000 Un Faurisson de la maltraitance ? par Pierre Sabourin * Mais oui il y a de l’abus quand les mots eux-mêmes sont attaqués et donc invalidés par un psychologue expert (Hubert Van Gijseghem), quand il se trompe de cible en faisant un bien mauvais procès au langage et à la façon de s’en servir, un procès à la parole quand c’est un enfant qui s’exprime. La rédaction du JDJ titre son numéro «faits et méfaits de la psychothérapie», quel scoop ! C’est encore une fois du négationnisme en acte dont le procédé habituel, la méthode Faurisson, tente de prouver la réalité d’un postulat (aussi fou soit-il) par tous les amalgames et toutes les confusions possibles, où peuvent se rejoindre allègrement des intellos aux sensibilités inverses, extrême-droite et ultra-gauche, mais avec des pratiques comparables de propagandisme acharné. Voilà où nous en sommes. Par ailleurs, Hubert Van Gijseghem, dans ses élucubrations écrites en qualité d’expert, ne se prive pas d’attaquer nommément tel psychiatre français en le taxant d’une étiquette dont il est le promoteur («syndrome de Rosenthal» dont serait atteint celui qui ne trouve que ce qu’il cherche !),et ainsi profite-t-il de cette écoute d’un juge pour se permettre à propos d’une mère de famille qu’il n’a jamais rencontrée, un diagnostic psychiatrique «d’aliénation parentale» ! Je ne cite que cet exemple mais ce n'est pas le seul. La coupe déborde, quand ce donneur de leçons aux références nordaméricaines, invoquant des «incitations à parler» et des références comme celles de Bigras qui datent de 87 (inceste : souvenir impossible) ou d’Aulagnier (qui ne théorisait qu’à partir des psychoses de l’adulte), et avant même la Fondation des faux souvenirs, se trouve à l’affiche du n° 190 du JDJ par un article de 92 (revisité 99), qui intégrerait des données récentes, mais c’est toujours le même discours universitaire qui persiste ! Ce Journal du droit des jeunes est ici utilisé contre la parole de l’enfant ellemême, par cette propagande promotionnelle. Tous les cliniciens observent (voir au Canada le Centre Philippe Pinel) qu’une mise en mots chez cet enfant écrasé de honte, comme une représentation graphique spontanée et mise en scène de ses traumatismes sont les seuls recours, les secours inespérés, pour que ses mécanismes de défense (fragmentation, dépression, dissociation de l’identité) puissent un jour dénouer les fixations posttraumatiques et ensuite permettre au refoulement de fonctionner. Tous les cliniciens observent ça, sauf ceux qui n’ont jamais pris en charge une famille avec trois générations d’abus en série, quand les viols et les coups de pieds et les menaces de mort remplacent et interdisent les paroles, justement. L’Association pour la formation à la protection de l’enfance dont je fais partie ne peut plus hausser les épaules face à ces dérives éditoriales. Car ces balivernes sont en contradiction flagrantes avec tout ce que nous écrivons depuis des années et la notion absurde en l’occurrence de la «dictature de l’aveu» que Hubert Van Gijseghem reprend de Foucault hors contexte, est une trace chez cet auteur d’une méconnaissance clinique de première grandeur. Il n’a visiblement pas la moindre expérience de ce que veut dire en France pour nous, soigner des familles maltraitantes et incestueuses. Ce JDJ serait-il devenu sans le savoir «la vieille taupe» (1) de la maltraitance, des abus sexuels et de l’inceste passé à l’acte. Ce serait un comble que cette couverture du Droit des jeunes et la publicité associée viennent soutenir cet auteurconférencier sans se rendre compte vraiment à quel point des discours de ce type sont pernicieux. * (1) (2) Dans cet article publié, on peut lire en clair cet imaginaire de l’auteur, à la fois conventionnel et désadapté; exemple simple, page 40 du JDJ : «Idéalement le thérapeute ne devrait pas avoir d’information sur la vie de l’enfant autre que ce que lui dit l’enfant durant la cure. S’il ressent le besoin d’avouer il le fera». Commentaire rapide sur trois mots utilisés de façon incohérente : 1. L’idéal pour cet enfant c’est son parent abuseur qu’il protège par loyauté; imaginer un thérapeute idéal est un non-sens bien inutile. 2. L’absence d’information sur la vie de l’enfant est une complicité active avec l’abuseur présumé. 3. L’aveu est un acte de parole du coupable, pas de la victime, etc. Ils sont nombreux les suiveurs d’Hubert Van Gijseghem, chez les intellectuels en mal d’Infini ou de chimères (2). Il y aura toujours heureusement des avocats pour défendre tel abuseur présumé, et c’est une excellente chose pour sauvegarder la présomption d’innocence face à la présomption d’abus sexuel (nous sommes en démocratie). Mais l’un ne va pas sans l’autre. Il convient aussi que l’avocat de l’enfant apprenne à croire ce qu’il entend et quelquefois il préférerait être sourd. Mais le psy, lui, n’a pas le droit d’être sourd et devrait se rendre compte du pouvoir hypnotique que la parole de l’abuseur et de ses alliés objectifs a pu avoir sur tel enfant maltraité. Externe des Hôpitaux de Paris, ancien interne des Hôpitaux psychiatriques de la Seine, psychanalyste, attaché de consultation en pédiatrie à l’hôpital Louise Michel d’Evry, co-fondateur du Centre des Buttes Chaumont à Paris, co-traducteur des oeuvres complètes de Ferenczi et de sa correspondance avec Freud. La vielle taupe, librairie fondée en 1965 par Pierre Guillaume, lequel a soutenu tour à tour deux négationnistes français, Faurisson puis Garaudy. Deux revues parisiennes : L’Infini, dans son numéro 59 consacré à «La question pédophile», où se retrouve un pot-pourri d’opinions de non-professionnels de Sollers à Matzneff, sans oublier Henri Leclerc (Ligue des droits de l’homme) qui reconnaît «ne pas avoir la compétence pour aborder la question du désir des enfants». Parmi ces 45 textes seuls la réponse polie d’Elisabeth Badinter (moins de deux lignes ) et le propos de Roger Dadoun (système de complicité et système de rejets) restent lisibles. Chimères dans son numéro 36 qui peut gloser dans un édito sur «Une figure risible et dangereuse d’un enfant qui ne dirait que la vérité, rien que la vérité» (encore Foucault)... puisqu’une «nouvelle forme de folie surgit : la suspicion de «pédophilie»». Qu’on se le dise, la parole de l’enfant pourrait être dangereuse, quant à la vérité... la folie... la pédophilie, il faut mettre des guillemets pour que fonctionnent les amalgames, comme dans ce numéro, René Scherer ne peut pas se dégager de l’analogie : L’abus d’alcool est dangereux, l’abus de mots... JDJ n°194 - avril 2000 23 Méfaits de la psychothérapie ? Controverse Nous constatons les fulgurants progrès que cet enfant va réaliser pour sortir de sa fragmentation traumatique, grâce au pouvoir de la parole quand ses mots à lui sont crus, reconnus, accompagnés, soutenus jusqu’aux Assises s’il le faut. Les témoins que nous sommes alors se révèlent être des adultes qui sont de parole, quand ils entendent, écoutent mais aussi savent prendre en compte cette révélation en miettes et si dangereuse, dans ces histoires d’incestes et de réseaux pédophiles homos ou hétérosexuels. Les menaces existent aussi à notre égard. Deux livres à lire pour ne pas perdre votre temps avec Hubert Van Gijseghem : 1. Silence on tue des enfants !, de Régina Louf, aux Presses de Belgique, préfacé par Léon Schwarzenberg. Cette jeune femme est le témoin X1 de l’affaire Dutroux. Le titre hollandais pourrait se traduire par : «Le silence profite aux crapules» (3). 2. Politique de la psychanalyse face à la dictature et à la torture, n’en parlez à personne, par Héléna Besserman Vianna, éclairé d’une préface de René Major à propos de l’incroyable attitude des associations psychanalytiques de Rio et l’Internationale de l’époque. Mais après tout le négationnisme n’est pas nouveau : c’est chez certains psychanalystes dans les us et coutumes comme dans les abus de pouvoir; c’est connu de tous les professionnels de l’enfance en danger. (3) Zwijgen is voor daders. Silence les agneaux ! par Pierre Lassus Depuis quelques années, M. le professeur Van Gijseghem jouit d’une regrettable notoriété dans les milieux de la protection de l’enfance. Nous n’avons rien contre la jouissance, même lorsqu’elle paraît, en l’occurrence, largement dominée par l’auto-érotisme, le professeur précité n’aimant rien tant, à longueur d’articles et de conférences, que de se décerner des brevets de satisfaction. C’est dire que, si les pesantes élucubrations de M. Van Gijseghem n’avaient d’autres effets que d’alimenter son narcissisme, nous n’en éprouverions, tout au plus, qu’un agacement de bon ton. Hélas, il apparaît que ses considérations amphigouriques, complaisamment relayées par des thuriféraires complices ou subjugués, mettent gravement en cause les acquis récents, fragiles et précaires, en matière de prévention des abus sexuels et du soin des enfants victimes. Lorsqu’une revue comme le JDJ offre au personnage ses colonnes, jusqu’à sa page de couverture, et sa quatrième de couverture ! sans émettre la moindre réserve, sans accueillir d’autres points de vue qui permettraient aux lecteurs de disposer d’éléments utiles pour former leur opinion, la cote d’alerte est large24 ment dépassée. Ceci est d’autant plus inquiétant qu’à l’heure actuelle, en France, ce n’est à l’évidence pas l’abus de thérapies qui pose problème, mais bien le manque cruel de thérapeutes pouvant justifier une compétence spécifique. Cette remarque renforce notre interrogation sur les motivations réelles de la rédaction du JDJ, qui diffuse abondamment des inquiétudes lesquelles non seulement relèvent d’une escroquerie intellectuelle, mais font référence à des réalités de terrain qui ne sont absolument pas les nôtres. La tribune généreusement offerte par le JDJ, présente néanmoins l’intérêt de pouvoir se pencher d’un peu plus près sur l’argumentation développée par Hubert Van Gijseghem. Il est instructif de s’arrêter sur la forme. Alors qu’Hubert Van Gijseghem se réclame d’une démarche scientifique, et il n’est pas avare du pathos supposé attester de la rigueur sémantique exigée, il est surprenant d’enregistrer combien, à côté des termes à prétention savante et des formulations absconses, coexistent les à-peu-près et les imprécisions. Outre ces imprécisions qui ne devraient pas avoir leur place dans un texte se voulant scientifique (Chiantifique...), les as- JDJ n°194 - avril 2000 sertions gratuites pullulent (par exemple : «l’enfant est forcé d’accepter et d’intérioriser des projections confuses de l’intervenant»). Pour tenter de justifier sa condamnation des thérapies scientifiques, Hubert Van Gijseghem, en renfort de ses pétitions de principe, fait appel à des recherches qui vaudraient preuve du bien-fondé de son argumentation. Or, la présentation même qu’il fait de ces recherches ne plaide guère en faveur de leur crédibilité. En premier lieu, il ne nous est fourni aucune recension exhaustive des travaux sur ce sujet, et dès lors nous sommes dans l’ignorance de la représentativité des auteurs qu’il cite, après les avoir sélectionnés sur des bases non précisées. Ajoutons que nous restons également dans l’ignorance la plus complète des méthodes utilisées, seuls nous sont communiqués les résultats, évidemment favorables aux thèses de Hubert Van Gijseghem, et que nous sommes priés de prendre pour argent comptant. Pour être honnêtes, relevons qu’Hubert Van Gijseghem lui-même, ne se montre guère assertif quand à la valeur probante des travaux qu’il cite : Méfaits de la psychothérapie ? Controverse «La recherche (...) tend à confirmer nos inquiétudes». Quant aux travaux eux-mêmes, il faut être singulièrement indulgent (ou prébien-disposé) pour se laisser convaincre à partir des éléments rapportés : O’Donohue et Elliot tirent leurs conclusions : «à partir d’un survol de 11 études évaluatives» (sic)... Survol ! ... 11 études ! ... Finkelhor et Berliner (dont on ne précise pas le résultat des travaux et bien entendu dont on ignore tout des protocoles utilisés) ont fait une recension de 27 études. Tourigny s’est penché d’une façon très approfondie (voici un critère incontestablement des plus scientifiques) sur 42 études. Il en ressort (c’est le seul auteur sur lequel on nous donne quelques précisions, si l’on peut dire...) : «un nombre (?) d’évaluations semblent indiquer une amélioration chez certains enfants, on observe aussi des effets carrément négatifs chez bon nombre d’entre eux...». Ici, pas d’hésitation, nous pouvons scientifiquement avancer qu’Hubert Van Gijseghem, lui, se fout carrément de la gueule du monde ! Quand on parle d’amélioration c’est chez nombre, quand on parle d’effets négatifs (lesquels ? on sait pas, sinon qu’ils le sont carrément !) c’est chez «bon» nombre. Mais il est vrai que les améliorations semblaient être indiquées, alors que, n’est-ce pas, les effets carrément négatifs étaient, eux, observés, ça change tout ! On observe pour notre part le sérieux de ces travaux, si bien renseignés et portant (c’est la seule précision !) sur 11+27+42 = 80 évaluations... ! C’est comme ça qu’on écrit l’histoire. Quant à l’idée forte de Hubert Van Gijseghem, une fois démêlée l’embrouille de son discours, elle se résume à ceci : Il faut se taire sur les abus, il faut confiner le souvenir en zone interdite, la réparation passe par la couverture. Silence les agneaux, on viole ! Réactions de Hubert Van Gijseghem et de Louisiane Gauthier Au premier abord, on dirait que toute cette controverse est basée sur un immense malentendu. Nos détracteurs parlent comme si nous prônions le silence (c’est-à-dire le non-dévoilement), là où, en réalité, la seule chose que nous faisons c’est d’analyser les indications quant à la psychothérapie qui, elle, est ultérieure au dévoilement. Évidemment, nos critiques savent lire. Un tel malentendu est donc exclu. Il est fort à parier que le Dr Sabourin et Mr Lassus ont délaissé volontairement ou involontairement la lecture de notre texte pour le prendre comme prétexte et s’attaquer aux spectres de certains intellectuels français donnant dans l’apologie de la pédophilie. Nous les dénonçons d’ailleurs nous-mêmes depuis longtemps. Ceci dit, nous avons quand même fort envie de réagir aux propos de ces deux professionnels qui, plutôt que de discuter entre personnes civilisées, préfèrent nettement l’injure. Qu’on nous pardonne donc d’y mettre aussi un brin de caustique. Le Dr Sabourin, d’abord, résume très bien son objection fondamentale à nos propos dans cette affirmation assez inouïe : «... ces balivernes sont en contradiction flagrante avec tout ce que nous écrivons depuis des années...». Et voilà la chose dite ! Comme pensée égocentrique, on peut difficilement faire mieux. Celui qui s’écarte du Livre des Buttes Chaumont ne peut qu’être frappé d’anathème ! Par contre, le Dr Sabourin, «pour ne pas perdre votre temps avec HVG», recommande une lecture «sérieuse» : le livre de Régina Louf, championne belge des «souvenirs retrouvés» dont l’histoire sensationnelle a été totalement contredite par les enquêtes policières pourtant les plus obsessionnelles de l’aprèsDutroux. Le livre de Louf ne dépasse JDJ n°194 - avril 2000 point le statut de lecture de gare. Voilà les sources privilégiées de notre critique. Nous avons la nette impression que le Dr Sabourin n’a point lu notre chapitre qu’il critique tant (pas plus qu’il n’a dû lire l’incroyable pamphlet de Louf), peut-être en-a-t-il seulement entendu parler. En effet, jamais au grand jamais prêchons-nous (Louisiane Gauthier et moi-même) en faveur du silence ! Au contraire, nous affirmons qu’il est primordial de créer les conditions dans lesquelles l’enfant peut sortir du silence. Nous dénonçons toutefois la façon dont certains «centres» s’emparent de cette parole de l’enfant, c’est-à-dire sans le moindre respect pour cet enfant puisque sans évaluation de ses réels besoins comme individu. Les remarques du Dr Sabourin concernant les contre-expertises que l’un de nous fait en France laissent croire que nous aurions pu l’égratigner dans une cause ou une autre en critiquant une de ses propres opinions d’expert. La chose est possible et normale. C’est peut-être la raison pour laquelle son texte sent tant le règlement de comptes. En ce qui a trait au texte de Pierre Lassus (que nous ne connaissons pas) nous remarquons que son auteur procède à une analyse de la forme de notre chapitre. Il semble vouloir y débusquer des motivations malveillantes («chiantifiques» dit-il). Tout cela est bon signe, c’est qu’il ne trouve pas beaucoup à redire sur le contenu comme tel. Il est d’ailleurs assez amusant de constater que Mr Lassus s’en prend particulièrement à notre usage du terme «aveu» (qui traduirait, selon lui, notre perception de l’enfant comme coupable plutôt que comme victime). Tout bon dictionnaire définit pourtant le terme «aveu» comme nous l’entendons : «l’action de reconnaître certains faits plus ou moins pénibles à révéler». Le Petit Robert y ajoute 25 Méfaits de la psychothérapie ? Controverse même l’exemple : «faire l’aveu d’un secret». Alors, à quoi joue Mr Lassus ? Il résume quand même le contenu de notre texte comme suit et en le citant hors contexte : «Il faut se taire sur les abus, il faut confiner le souvenir en zone interdite, la réparation passe par la couverture». Et il y ajoute un cri de son cru : «Silence les agneaux, on viole !». Or, notre texte dit bien : «Seul le dévoilement peut amener l’arrêt d’agir nécessaire à la réparation ultérieure. A défaut de relayer ce dévoilement, l’inaction et le silence de l’adulte deviendraient complicité (...). Après le dévoilement, l’intervenant a (toutefois) intérêt, d’abord et avant tout, à écouter le besoin de l’enfant». On est loin ici du «Silence les agneaux, on viole !». Tout lecteur le moindrement attentif aura compris que nous sommes de ceux qui croient que la parole - le dévoilement est primordiale. Toutefois, une fois la chose dite, l’agresseur puni et l’enfant protégé, celui-ci devrait avoir le droit de se taire et de passer à autre chose si cela correspond à son besoin. Ce n’est pas dans l’intérêt de cet enfant d’être maintenu, souvent de force, dans une thérapeutique mise en place par des idéologues de la parole imposée. Notre préoccupation, chers détracteurs, c’est de soigner l’enfant et non d’en faire l’enjeu d’une croisade. Je voudrais simplement témoigner... par Boris Cyrulnik En 1966, j’étais interne en neurochirurgie à paris, quand nous avons reçu un nourrisson en coma ... barbiturique ! A cette époque, la maltraitance existait dans le réel, mais pas dans la parole. Impensable. Donc, malgré l’étrangeté du diagnostic, nous l’avons rendu à sa famille. Très peu de temps plus tard, le bébé revenait dans le même service, mais cette fois-ci, il a fallu l’opérer d’un hématome sous-dural bilatéral. Au réveil, une infirmière découvrait des croûtes (comme des brûlures de cigarettes» sur ses fesses. Les parents ont avoué. Quand nous avons voulu en témoigner dans la presse professionnelle, tous les rédacteurs sollicités ont refusé notre article. Il a fallu Pierre Straus et Michel Manciaux pour lancer un mouvement nécessaire pour dévoiler la maltraitance, la soigner et tenter de la prévenir. Quelques années plus tard, un journal parisien titrait en première page : «400.000 enfants maltraités en France». Même témoignage pour l’inceste. Un jour, à la radio de Caen, un journaliste m’a fait taire en disant : «Je ne vous crois pas. L’inceste n’existe pas. Les enfants refuseraient». Quelques années plus tard, les jeunes filles se barricadaient 26 dans leur chambre, tant elles avaient peur de la sexualité de leur père ! Nous en sommes là, en plein balancier, avec le problème des effets psychologiques du secret et du dévoilement. La maltraitance existe et l’inceste en est une des formes les plus délabrantes. Alors que faut-il faire ? Si l’on raisonne comme un balancier, nous allons constater que le silence nous fait complice des agresseurs, alors nous allons vertueusement nous précipiter vers la révélation, à tout prix ! Autre témoignage : Véronique a subi pendant des années un inceste terrifiant par un père sadique. Quand elle en a parlé dans sa famille, on l’a fait taire. Quand elle en a parlé dans son collège, on l’a fait taire, car le père, très sympathique, organisait tous les dimanches des matchs de football pour les «poussins» du village. Classique, tout ça. Ce sont des voisins qui l’ont soutenue et accompagnée au commissariat. Véronique a dit : «Je suis fière d’avoir envoyé mon père en prison». Quand sa famille a rendu Véronique responsable de la tragédie, elle a décidé d’écrire un livre qui a eu beaucoup de succès. Quelques années plus tard, elle a rencontré un gentil menuisier avec qui elle a eu un enfant. JDJ n°194 - avril 2000 Aujourd’hui les gens l’arrêtent dans la rue et lui demandent : «Cet enfant, vous l’avez eu avec votre père ?». Le petit garçon est âgé de six ans. Il va forcément comprendre que certains adultes pensent qu’à l’origine de lui, il y a un crime généalogique, une honte, une exception dégoûtante. J’ai eu par ailleurs à entendre des «parents» qui voulaient dire à leur enfant qu’il était né de leurs relations incestueuses. Peut-on dire sans dommage à un enfant qu’il est né d’un inceste ? Peuton l’écrire sur son livret de famille ? Obliger Véronique à se taire, c’était l’aliéner, la chasser de notre société, la cliver en deux morceaux incommunicables. Un morceau qui se tait pour pactiser avec l’acceptation sociale, ce qui provoque un autre morceau d’ellemême, silencieux et torturé sans cesse. Mais la parole publique a répandu la souffrance autour de Véronique. Même sur ses enfants qui auront à se développer dans la tragédie de leur mère. Peutêtre y avait-il un autre moyen de suturer les deux parties de ce Moi déchiré ? Le balancier nous oriente aussi vers le regard social, vers le psychisme des normaux qui entourent le blessé. Je me souviens qu’il y a trois ou quatre ans, j’ai Méfaits de la psychothérapie ? Controverse refusé de participer à une «thérapie de groupe». Les éducateurs avaient trouvé un enfant à sauver. En effet, ce garçon de huit ans avait été incroyablement maltraité par toute sa famille. Par bonheur, un éducateur l’avait arraché à ce milieu. La thérapie de groupe consistait à faire monter sur une estrade trois enfants maltraités pour qu’ils racontent devant un parterre de gens intéressés comment ils avaient été violés, battus, humiliés, comment l’un d’eux dormait dehors dans la niche du chien tandis que ses parents partaient en vacances et comment une autre était obligée à avoir des relations sexuelles avec la maîtresse de son père, en sa présence, dans le lit de sa mère. Un de mes amis, mal prévenu, a assisté à cette «thérapie de groupe». Il m’a raconté le désespoir des enfants, et l’horrible gourmandise des questions des adultes. Après la séance, les professionnels sont rentrés chez eux, dans leur cadre, familial et social. Et les enfants sont restés seuls, humiliés, mis à nus, maltraités encore une fois. Dernier témoignage. Je n’arrivais pas à faire parler une petite fille hébétée de malheur depuis que l’ami de sa mère l’avait violée. Après quatre ou cinq «entretiens» silencieux, je l’ai vue arriver un jour toute rose et souriante : «J’ai trouvé la solution. Je vais dire que j’ai menti. Je n’en peux plus d’avoir à expliquer à tous ces gens ce qui m’est arrivé». Je suis totalement convaincu que Pierre Sabourin ne fait pas partie de ces genslà. J’ai trop d’estime pour lui et pour ce qu’il a apporté à la cause des enfants. Mais je pense que, dans sa grande honnêteté, il n’a pas connaissance de ces perversions du dévoilement : sa réaction est une réaction d’indignation parce qu’il ne soupçonne pas que certains professionnels puissent agir autrement que lui. Lui qui soutient les blessés par la parole, par l’affection et le bras armés de la Justice, ne sait pas que d’autres peuvent se servir de l’horreur qu’ont subie ces enfants. Après la guerre de 40, on a connu le même type d’utilisation de l’horreur à des fins politiques. Quand le déni social a fait taire les déportés («Vous n’avez pas à vous plaindre ... Nous aussi, on n’avait pas de beurre ... Votre témoignage nous empêche de reconstruire la France.... Et puis, si vous avez survécu, c’est que vous avez pactisé avec les nazis»). Quelques politiciens se sont servis de leur immense épreuve pour transformer les victimes en emblèmes. Alors, on a vu des déportés montrer leurs tatouages au pied de tribunes politiques. Leur présence signifiait : «Voilà ce qui vous attend si vous ne votez pas pour nous». Certains déportés ont accepté «pour que ça ne se renouvelle plus». Mais ce discours d’image, comme une publicité, ne tenait pas compte de la personne, de ses souffrances et des moyens de les rendre moins insupportables. C’est pourquoi je n’ai pas aimé qu’on traite Van Gijseghem de «Faurisson de la maltraitance». Ça aussi c’est une récupération idéologique d’autant que, par ailleurs, cet auteur écrit clairement qu’«une thérapeutique respectueuse veut dire que le thérapeute écoute l’enfant ...» et qu’il cite les bons résultats des thérapies individuelles. Je me sens capable de défendre toutes les phrases de son article, mais j’explique les réactions viscérales qu’il a provoquées par deux critiques : 1- Son titre invite au contresens. 2- Les méthodes populationnelles en clinique peuvent facilement se transformer en leurres scientistes. Van Gijseghem a eu tort d’intituler son article «Faits et méfaits de la psychothérapie...» puisqu’il ne parle pas de psychothérapie. Il y parle d’abus psychologiques sur des enfants fragilisés par des agressions sexuelles. J’ai trouvé très convaincante son idée de refoulement qui rend efficace l’interdit de l’inceste. J’ai souvent vu des enfants blessés, victimes une seconde fois de ceux qui les contraignaient à faire une carrière de victime. La blessure est douloureuse, ce qui n’empêche pas de parfois l’utiliser pour en tirer des bénéfices secondaires. Annie Duperey dans «Le voile noir» raconte comment elle se servait de sa condition d’orpheline pour améliorer ses résultats scolaires en attendrissant les professeurs. Certains thérapeutes perdent aussi leurs bénéfices secondaires quand ils pensent que les JDJ n°194 - avril 2000 victimes qui s’en sortent relativisent le crime de l’agresseur. D’autres considèrent que la parole est un fétiche et qu’il suffit d’articuler les mots de la souffrance pour guérir. Alors que la parole et le récit adressés à quelqu’un agissent plutôt comme un remaniement émotionnel, en amenant à voir autrement le souvenir du traumatisme. Enfin, certains «soignants» manifestent tant de pitié ou même de dégoût pour le blessé que l’estime de soi de l’enfant s’en trouve très altérée. Tout ceci existe. Ce n’est pas ce qui caractérise l’activité des psychothérapeutes. Je pense, comme Van Gijseghem, que le secret et le déni qui entraînent les troubles du clivage sont des mécanismes de défense. Pour ces enfants agressés, il s’agit même de légitime défense. Ils ne peuvent pas faire autrement, et, dans un premier temps, ça les protège. Ce n’est que plus tard qu’ils découvriront que le coût de cette défense est une amputation de leur personnalité. Bien sûr que le secret trouble et bien sûr qu’il protège. Mais, dans les situations de légitime défense, comment faire autrement ? L’enfant violé qui a peur de tuer sa mère en révélant le secret protège son petit monde en s’amputant d’une partie de sa personnalité et de ses relations. Pendant la guerre, l’enfant caché qui faisait secret de son nom et de ses origines, se protégeait et protégeait ceux qui s’occupaient de lui. Le prix psychoaffectif est très élevé, l’identification en est très altérée, mais comment faire autrement ? Quand la société est folle, le secret devient une mécanisme d’adaptation. C’est coûteux mais nécessaire. Pour lever le secret qui redonnerait cohérence à la personnalité de l’enfant, supprimerait le clivage et rendrait ses relations plus harmonieuses, c’est sur le milieu qu’il faut agir autant que sur le blessé. Or, le déni lui aussi, est un mécanisme d’adaptation. Il permet d’éviter la souffrance et de sauver les apparences. Le bénéfice en est une amélioration superficielle de l’estime de soi. Le maléfice en est un empêchement d’affronter le problème et de le surmonter. 27 Méfaits de la psychothérapie ? Controverse Or, l’histoire des mécanismes de défense a toujours été douloureuse dans les milieux de la psychothérapie. Quand Freud en a parlé pour la première fois en 1894, cette idée a fondé la notion de refoulement, donc d’inconscient. Puis Freud l’a délaissée au profit des notions de régression, sublimation, projection, transformation en son contraire, identification et isolation, ce qui a constitué la charpente de la psychanalyse. En fait c’est Anna Freud qui a le mieux élaboré cette idée dans «Le Moi et les mécanismes de défense» (1936). Joseph Sandler raconte dans ses «Entretiens avec Anna Freud» (1989), à quel point ces notions, aujourd’hui fondamentales, ont été mal acceptées par le milieu psychanalytique. René Spitz, après la deuxième guerre mondiale, a subi les mêmes critiques quand Margaret Mead a soutenu que l’affectivité ne jouait aucun rôle dans le développement des enfants et qu’il s’agissait simplement d’un concept idéologique pour empêcher la socialisation des femmes. En fait, c’est John Bowlby qui a payé le plus cher : il a perdu son enseignement et son poste de président de l’Association Britannique de Psychanalyse. Cette notion de défense met en cause aussi les défenses des psychothérapeutes. Pourquoi est-il si difficile d’en parler ? La viscéralité des réponses indignées de certains psychothérapeutes prouve que le concept met en cause leurs propres défenses. Qu’ils soient sincères, c’est indéniable. Mais pourquoi ont-ils besoin de tant de certitudes ? Pourquoi sont-ils tellement angoissés par un changement de point de vue ? Tout langage manichéen a une fonction protectrice : le diable, c’est l’autre, donc l’ange c’est moi. La pensée manichéenne transforme les acteurs en pantins. Comme dans le théâtre grec, ils deviennent faciles à repérer : celui qui grimace, c’est le violeur, il est donc monstrueux. Celui qui pleure c’est la victime. Tout est clair. Trop clair même, car la lumière peut aveugler. Or la fonction de la démarche scientifique consiste à rendre visible l’invisible. C’est pourquoi Pierre Lassus a totalement raison quand il critique les citations 28 de Van Gijseghem. Mais quand on tente l’aventure d’une carrière universitaire, il faut bien paraître un peu scientifique, non ? Les molécules et les chiffres aident à cette promotion. Les cas cliniques, l’éprouvé de l’autre, et la lenteur du travail affectif de la parole ne sont pas mathématisables. J’ai eu l’impression que Pierre Lassus critiquait les méthodes populationnelles citées par Van Gijseghem, plus que l’auteur lui-même. Il est un fait que ces méthodes populationnelles sont nécessaires et abusives. Elles mettent en lumière des chiffres qui sont parfois des surprises qui donnent à penser. Mais rien n’est plus facile à bidouiller qu’une étude populationnelle. Quant à l’interprétation des chiffres ainsi extorqués, elle est souvent pittoresque. Imaginons que des parents abandonnent leurs quatre enfants : deux vont se sentir responsables et s’améliorer, tandis que les deux autres, désespérés, s’aggraveront. Le statisticien en concluera que l’abandon des enfants n’a aucun effet sur leur développement ! De plus, dans un article comme «Faits et méfaits de la psychothérapie ...» on ne peut citer que les résultats des articles choisis et non pas leurs méthodes. La critique me paraît donc indéniable et abusive. Finalement, dans cette polémique, je suis d’accord avec tout le monde. Ce qui est la position la plus vulnérable. Van Gijseghem a raison de signaler certains méfaits de psychothérapeutes malformés. Pierre Sabourin a bien évidemment raison de voler au secours des enfants blessés. Et Pierre Lassus a raison de critiquer les fautes de méthodes. Le problème n’est donc pas là. Mais pour aller chercher le problème là où il est, il faudrait que le plaisir de la réflexion soit supérieur au plaisir de l’indignation que partagent ces trois auteurs. Réaction de Jean-Yves Hayez1 Le texte de H. Van Gijseghem et L. Gauthier, Faits et méfaits de la psychothérapie chez l’enfant victime d’abus sexuel, est riche d’observations de terrain et de mises en garde qui témoignent de la longue expérience clinique au moins du premier des deux auteurs 2. Néanmoins, leur thèse la plus centrale n’est pas acceptable. Elle dit à peu près : «Pour rétablir le vécu intrapsychique du tabou de l’inceste, il faut que l’entourage de l’enfant et lui-même refoulent leurs désirs incestueux. Or, parler en thérapie va contre ce refoulement et oblige l’enfant, JDJ n°194 - avril 2000 non seulement à continuer à se représenter le traumatisme de l’inceste, mais implicitement à penser que sa perpétuation est toujours possible». Certes, l’affirmation des deux auteurs n’est pas tout à fait aussi radicale. De-ci de-là, ils admettent bien que «... il est sans doute vrai que, dans certains cas, une thérapie individuelle respectueuse de l’enfant est indiquée» (v. p. 40 A) 3. Mais, la constatation est des plus discrètes, et s’assortit d’ailleurs tout de suite d’une restriction, exagérée à nos yeux, sur ce qu’est une thérapie respectueuse : “Respectueuse... c’est-à-dire qu’en aucun temps le thérapeute ne doit donner des indications ouvertes et indirectes ni s’attendre à ce que l’enfant parle de la chose” (v. p. 40 A). Méfaits de la psychothérapie ? Controverse Certes, si l’on fait l’exégèse très soignée du texte, il y a, de-ci de-là, quelques bémols qui nuancent l’outrance et la généralisation des propos. Il n’empêche que la grande majorité des thérapeutes qui travaillent avec des enfants abusés ne peuvent que se sentir agressés et blessés par les auteurs, taxés qu’ils sont d’être coupables à peu près perpétuellement de projections toxiques et d’acharnement coupable. Au-delà de ces maladresses émotionnelles, il n’empêche plus radicalement encore que les arguments scientifiques sont erronés. Dans un premier temps, nous voudrions donc montrer en quoi nous ne partageons pas les idées des auteurs. Puis, dans un second temps, et pour que l’on ne jette pas le bébé avec l’eau du bain, nous relèverons de nombreuses citations et propositions de l’article qui nous paraissent, elles, excellentes. I - Le silence serait donc nécessaire au refoulement ultérieur ? Nous ne pensons pas que cela soit vrai avec l’intransigeance du texte, et ceci pour deux raisons : A - Après abus, le psychisme de l’enfant est porteur de bien des représentations traumatiques. Elles portent sur les faits d’abus, le contexte relationnel où il a pris place mais aussi, hélas, sur la «victimisation secondaire» que les auteurs dénoncent justement et qui demeure courante (p. 26 B); tant mieux alors si cet enfant blessé reçoit l’occasion de parler de ses images et pensées traumatiques, s’il a l’occasion d’en déployer quelques détails et d’être encouragé et aidé à réfléchir à leur «pourquoi», à leur sens dans son histoire, et à comment mieux se prévenir à l’avenir d’autres agressions envers lui. Tant mieux si un thérapeute est à l’écoute de ses productions spontanées, mais même si celui-ci peut l’encourager un peu plus à se dire, sans lui faire violence ni s’obséder sur la nécessité du «dire à tout prix». On se trouve ici dans le cadre général de la prise en charge d’un traumatisme psychique : la possibilité de réévocation de celui-ci, désirée ou vrai- ment consentie par la personne qui en est la victime, et assortie d’une réflexion sur le pourquoi et sur le comment (mieux s’en prévenir), reste une dimension thérapeutique essentielle. Devant n’importe quel abcès chaud, pour en faciliter la cicatrisation, tout médecin essaiera de le faire se résorber activement, plutôt que de miser sur une hypothétique épreuve du temps susceptible de le transformer en abcès froid bien chronifié... ou de déclencher une septicémie ! B - Après transgression du tabou de l’inceste, les auteurs affirment que le silence serait une condition importante au rétablissement du sentiment de l’interdit (v. p. 26 C). Oui et non ! En tout cas, pas avec la radicalité ni la précocité avec lesquelles les auteurs souhaitent le retour d’une dynamique du silence. En effet : 1) Pour que le sentiment du tabou se réinstalle, il faut d’abord que toute la communauté des humains autour de l’enfant croie que ce tabou est essentiel et en tienne compte dans ses actes. Pour ce faire, il est entre autres important que l’abuseur soit confronté à son méfait, sanctionné et mis dans l’impossibilité de persister ou de récidiver. Or, pour le confondre, une parole de dévoilement par l’enfant, qui se maintient courageusement au fil du temps, est souvent très utile si pas indispensable : aux adultes équipes spécialisées, policiers et magistrats - qui ont besoin de cette parole de la recueillir avec respect et sans traumatisation secondaire ! Le fait que ce soit loin d’être toujours le cas constitue une invitation pressante à améliorer les conditions des entretiens, et non à faire taire l’enfant une fois de plus, à titre préventif... 2) Dans le même ordre d’idées, il est souvent important que l’enfant puisse constater que la faute de l’abuseur est dénoncée par la communauté et condamnée. Condamnée sans qu’il subisse des pressions en retour ou une nouvelle culpabilisation parce que, par sa parole de dévoilement, il aurait, lui, l’enfant, atteint à l’ordre respectable des adultes ou/et provoqué une catastrophe familiale : que l’on s’attaque de réduire celle-ci, plutôt que d’affirmer que les institutions (d’aide et de justice répressive) ont des logiques différentes et qu’on ne sait rien y faire. 3) Mais ensuite, faut-il que le silence s’installe pour que l’enfant - et sa famille - répriment progressivement leurs désirs incestueux et leurs représentations mentales et questions autour de l’inceste, et ensuite pour qu’ils les refoulent ? Oui, et ce refoulement constitue en effet un mécanisme protecteur du développement mental futur, pour peu qu’il s’agisse de refouler des «pensées et images quasi cicatricielles». Par contre, refouler des questions et pensées irrésolues, contradictoires, conflictuelles, chargées d’affects pénibles, c’est loin de pouvoir réussir à tout coup et même quand cela a l’air de fonctionner à court terme, le résultat définitif est des plus précaires; c’est dans ces cas que l’enfant, et petit à petit l’adulte qu’il devient, est sujet à des «retours épisodiques du refoulé», sous forme travestie ou directe : c’est ici, par exemple, que l’on assiste à des passages à l’acte sexuels brutaux qui sont des sortes de traumatic plays, mais commis par l’ex-victime cette fois. Et même quand les idées centrales restent re- 1 J.-Y. Hayez, pédopsychiatre, docteur en psychologie, coordinateur de l’équipe SOS Enfants-familles, responsable de l’Unité de pédopsychiatrie, Cliniques Universitaires St Luc, 10 avenue Hippocrate à 1200 Bruxelles, Belgique. 2 Nous ne connaissons pas Madame Gauthier et nous ne pouvons donc pas nous situer à son propos. 3 Quand nous nous référerons au texte paru dans le JDJ n°190, nous indiquons la page et la colonne A (à gauche), B (au centre) ou C (à droite). JDJ n°194 - avril 2000 29 Méfaits de la psychothérapie ? Controverse pas nécessairement réductible à un bloc de temps unique, qui serait l’apanage d’un adulte précis en fonction de son statut : des petits moments partiels peuvent se succéder ou se superposer, étant bien entendu qu’ils gagnent à ne pas avoir une durée interminable. Inversement, si l’enfant n’ose pas y venir tout seul, on gagne à l’y inviter explicitement, d’une manière ou d’une autre. Dans l’échange, il peut donc exister des petits moments qui se cumulent ci et là : l’essentiel est que l’on cherche à ce qu’ils existent, et qu’ils ne soient pas interminables. - A ce moment de communication, on peut inviter l’enfant, et ceci même quand on est thérapeute : un peu d’insistance et d’encouragement, loin de constituer une faute, nous semblent le signe de la sollicitude ressentie pour cet enfant, souvent honteux et effrayé. Par contre, faire violence sur lui pour qu’il reste en thérapie ou pour qu’il parle à tout prix nous semble un nouveau viol : respecter l’enfant c’est, s’il le veut profondément, se résigner parfois à accepter qu’il s’emmure dans le silence ou qu’il déclare ne pas avoir besoin d’un traitement. - Communiquer autour de l’essentiel, c’est d’abord et avant tout, quand c’est possible, communiquer autour d’idées et de questions qui sont celles de l’enfant, telles que lui les vit, et pas tout de suite en référence aux informations standard de l’adulte. foulées, la souffrance qu’elles génèrent se traduit souvent en symptômes pathologiques : dépression, anorexie mentale, maladies psychosomatiques, etc. . Et donc, avant que les spécialistes n’invitent l’enfant et ses proches à «tourner la page en soi» et à réinstaller le silence «sur tout ça», mieux vaut qu’ait pu exister UN MOMENT DE COMMUNICATION LIBÉRATOIRE AUTOUR DE L’ESSENTIEL. Grâce à lui, les pensées autour de l’inceste redeviennent plus sereines, porteuses de moins de confusion et d’énigmes, et peuvent être refoulées sans risque de constituer comme des abcès chauds internalisés. 4) Qu’appelons-nous un moment de communication libératoire autour de l’essentiel ? - C’est un moment limité dans la durée, où l’enfant rencontre l’autre dans le dialogue et où il peut lui faire part de ce qui lui est arrivé, poser ses questions et en parler un peu s’il le désire, en comprendre éventuellement une petite partie du sens, mais surtout s’entendre dire qu’il a été victime d’une transgression grave et injuste et pourquoi, et que toute la communauté - lui inclus - doit prendre désormais des dispositions pour que ça ne se reproduise plus ! - «L’autre» qui réagit de la sorte face à l’enfant c’est celui qui a le statut de «frère humain dans la communauté» et ce pourrait donc être n’importe qui estimé sain. Parfois l’enfant vivra déjà (largement) ce moment de communication libératoire quand il remettra sa parole de dévoilement (cfr. B 1.). Ailleurs, c’est la partie saine de sa famille qui y procédera, voire l’ami ou l’amoureux bien longtemps après. Mais parfois aussi, ce sera le thérapeute chez qui l’on a conduit l’enfant et avec qui il aura pu faire alliance : ce thérapeute a habituellement des compétences techniques qui facilitent grandement l’occurrence et la qualité de cette communication libératoire. On voit donc que, dans notre esprit, ce moment de communication n’est 30 Il n’empêche que l’on ne peut pas accepter d’entendre passivement n’importe quoi et donc que, parfois, respectueusement, on sera amené à dire à l’enfant qu’on ne pense pas comme lui dans un domaine précis, et pourquoi. - Cette communication sur l’essentiel n’a que très très peu à voir avec «l’exigence de tout raconter, tous les détails» qui figure dans certains manuels de pseudo-psychothérapie 4 made in U.S.A. On peut vraiment se passer de cette frénésie voyeuriste du détail, à deux conditions : . S’il ne faut pas presser l’enfant vers cet extrême 4, à l’inverse on ne peut pas imaginer qu’il soit libéré d’une souffrance intérieure sans en avoir au moins nommé la source ! Donc, sans faire violence sur lui, la libération ultérieure ne viendra que s’il a pu reconnaître au moins une fois “C’est vrai, un tel a fait des cochonneries (ou un terme équivalent) avec moi”. Et parfois même un peu plus (“J’ai du prendre sa quéquette dans ma bouche”). Les réalités externes au moins une fois nommées, on peut alors parler de leur sens et de celui du tabou. . Réciproquement, l’enfant qui, pour se sentir soulagé, aurait largement et spontanément besoin de raconter beaucoup de détails, avec indignation et colère, doit pouvoir être entendu par un thérapeute capable de porter cela avec lui, sans voyeurisme, sans en remettre, mais aussi sans phobie ! - Une fois faite cette communication autour de l’essentiel, et pour peu que l’enfant n’en demande pas plus, il est bien exact, comme le recommandent les auteurs, qu’il faut tourner la page et parler avec lui d’autres thèmes et projets qu’il trouve, lui, importants, et ceci en thérapie ou hors de celleci. - Il est exact enfin que cette communication gagne à se dérouler dans une grande discrétion : souvent, on n’y veille pas assez. Cet enfant qui a été violé pour du vrai dans sa vie, on le met à nouveau à nu, à travers tant et tant de rapports et réunions de synthèse où tant et tant de détails superflus demeurent bradés à tous les vents. Une partie importante de la réflexion menée avec lui et tel ou tel adulte devrait pouvoir pourtant rester dans l’intimité de la relation vécue. De là à employer le mot «secret» comme le font les auteurs, nous A propos, et à titre d’exercice, seriez-vous prêt à écrire au rédacteur en chef du Journal du droit des jeunes tous les détails de votre dernière relation sexuelle (préliminaires et fantasmes inclus) ou de votre dernière masturbation ? JDJ n°194 - avril 2000 Méfaits de la psychothérapie ? Controverse avons bien trop peur que le terme excessif - réveille ce qui s’est vécu autour du secret imposé par l’abuseur (p. 39 B). II - Deux critiques accessoires à la thèse centrale des auteurs A - Après avoir évoqué en début de ce texte la problématique des enfants abusés par un adulte externe et des enfants incestués (p. 25 A), les auteurs en arrivent très vite à s’en tenir à une discussion autour de l’inceste. Qu’en est-il alors de la prohibition des relations pédophiliques externes à la famille ? Le tabou est-il tout à fait aussi fort ? La question, difficile, aurait mérité d’être discutée de façon plus différenciée : si le tabou de l’inceste est radical à tous les âges de la vie, comment réagir face aux relations entre des adultes et des enfants prépubères, jeunes adolescents, ou adolescents plus âgés, tous externes à leur famille ? B - Nous n’avons pas apprécié du tout la référence saupoudrée que les auteurs font à l’une ou l’autre gloire de l’histoire de la psychanalyse (p. 39 C et 41 A), et surtout à quelques recherches «piquées de-ci de-là», sans discussion sérieuse quant à la validité de leurs méthodes, mais surtout, quant à leur objet ! Il était couru d’avance que des recherches nord-américaines sérieuses menées sur les programmes «en six séances de déballage» qui sont légion là-bas, allaient conclure que ces pseudo-thérapies étaient non pertinentes, voire toxiques (p. 26 A et B). Se servir de leurs conclusions, adaptées à un objet précis, pour torpiller l’idée de la psychothérapie, ce n’est pas admissible ! III - Pertinence de bien des observations faites dans l’article Après avoir situé très clairement notre différence fondamentale d’opinion par rapport à la thèse centrale de Van Gijseghem et Gauthier, nous nous sentirions stupides et injustes de ne pas relever les nombreuses observations per- tinentes «de terrain» présentes dans l’article. Nous les citerons par ordre chronologique : A - p.25 A et B, les auteurs dénoncent le fait qu’être victime d’abus soit souvent assimilé à un diagnostic psychopathologique. Nous le pensons aussi. enfants qui ont été abusés dans leur histoire (et sont «autre chose» aujourd’hui), nous ne la condamnons pas par principe. Si l’on y évite l’étiquetage et la centration indéfinie sur les détails externes, on peut y former des thérapeutes compétents et y vivre des interactions tout à fait positives 6. Avoir été victime d’abus, c’est un fait relationnel et social, et la désorganisation de la personnalité qui s’en suit est très variable : de nulle à extrême, transitoire ou chronique, et avec une grande variété de qualifications possibles. D - p. 25 C, Van Gijseghem et Gauthier rappellent que, en thérapie, la réalité extérieure ne doit pas venir occulter celle à la réalité intrapsychique de l’enfant, qui doit être écoutée en priorité et avec respect : tout à fait d’accord, évidemment ! E - Dans le même ordre d’idées, p. 25 C, ils contestent les thérapies où l’on crée parfois des colères artificielles de l’enfant contre l’abuseur, qui sont le fruit des projections de thérapeutes, en même temps que ceux-ci veulent se battre artificiellement contre la culpabilité vécue par l’enfant. Tout à fait d’accord ici aussi, et tout ce qui est écrit dans le paragraphe «le sentiment de culpabilité» p. 25 C, nous semble un texte magnifique... jusque la fin de la p. 25. Le reste (début de la p. 26, à partir de la citation de Lamb) est douteuse et fait probablement partie de l’effet Rosenthal, mais vécu par les auteurs cette fois, et sans qu’ils en soient bien conscients. F - p. 26 B, nous partageons à 100 % la réflexion des auteurs sur l’intérêt de la parole de dévoilement, qu’ils recommandent de coupler systématiquement à une réflexion à chaque fois recommencée pour déterminer l’autorité à qui l’adresser : les Belges sont tout à fait partisans de cette circonspection, et ont déjà dénoncé dans d’autres articles et interventions la toxicité du dévoilement systématique et précipité aux autorités judiciaires, dicté davantage par le terrorisme que font régner certains procureurs que par le bon sens. B - p. 25 B, ils font remarquer que l’on donne trop souvent à l’enfant le sceau d’enfant abusé (ou victime). Nous partageons leur point de vue : ces enfants ont été abusés à une époque donnée de leur vie ; face à cette sollicitation, beaucoup se sont trouvés totalement ou largement victimes, et quelques-uns vite consentants si pas provoquants 5; au même moment, il leur arrivait bien d’autres choses positives et négatives, et il était donc déjà réducteur et injuste de les étiqueter comme enfants (seulement) abusés : la vie continuait déjà son cours à côté de l’abus. Et par la suite, quand les faits d’abus sont stoppés, c’est encore davantage réduire et figer les choses que de continuer à les dénommer enfants abusés : p. 29 B, les auteurs donnent quelques illustrations de manière dont les enfants peuvent être abîmés... par l’étiquette elle-même. C - p. 25 C, les auteurs critiquent sévèrement les «thérapies» où l’on regroupe les enfants sous le sceau de l’abus, et où on les oblige à parler indéfiniment de celui-ci. Cette pratique d’obligation de parler est en effet des plus toxiques, mais se rencontre plus souvent en Amérique du Nord qu’en Europe. Quant à l’idée de regrouper dans un même lieu ou dans un même groupe des 5 Mais même quand ils consentent ou provoquent, ils n’en restent pas moins victimes... de ne pas être éduqués et remis à leur place ! 6 Cf. , p. ex., dans la région de Lille, les groupes menés par Marie-Christine Gryson autour du conte thérapeutique, dans son centre le CAP. JDJ n°194 - avril 2000 31 Réactions de Catherine Marneffe * On ne peut que se réjouir des réactions de Messieurs Lassus et Sabourin, dénonçant «les pesantes élucubrations», «tous les amalgames et toutes les confusions possibles» qui sont monnaie courante chez le professeur Van Gijseghem. On ne peut aussi que partager avec force leur inquiétude quant à l’accent mis sur les méfaits de la psychothérapie chez l’enfant abusé sexuellement, alors que l’immense majorité d’entre eux ne seront point pris en charge, ni aidés, ni soignés, ni compris, mais uniquement interrogés, analysés, testés, questionnés à des fins judiciaires et puis abandonnés à leur triste sort, sans que la question de la prise en charge thérapeutique ne soit posée. Par ailleurs, on ne peut que regretter avec eux qu'un Journal d’une qualité telle que celui-ci «offre au personnage ses colonnes jusqu'à sa page de couverture» (P. Lassus) pour y défendre des points de vue aussi peu étayés et plutôt confus sur un sujet difficile et controversé. Néanmoins, on ne peut que remercier la rédaction de permettre le débat, mais surtout l’apport de rectifications concernant trois aspects du discours du Professeur H. Van Gijseghem. S’il n’y avait pas autant de confusion et d’amalgames, l’article de H. Van Gijseghem pourrait dénoncer un phénomène réel qui concerne en effet l’abus de l’abus sexuel. L’abus sexuel est utilisé à tort et à travers par les autorités nationales et européennes à des fins répressives, impliquant le contrôle et la stigmatisation des familles et la mise à mal de la fonction thérapeutique. Les mesures légales prises en Belgique depuis l’affaire Dutroux, au nom de la maltraitance des enfants, renforcent le signalement des enfants à risque ou abusés au détriment du développement de réseaux d’aide spécifiques. Les équipes thérapeutiques sont donc submergées de demandes et ont des listes d’attente très longues, qui ne leur permettent pas de répondre à l’urgence des soins nécessaires en matière d’abus sexuel d’enfants. Il y a donc impossibilité technique de travailler, mais aussi éthique. En effet, ces nouvelles politiques de protection de l’enfance menacent - par l’obligation déguisée ou non de signaler la maltraitance ou d’autres «déviances» 32 parentales - le secret professionnel à l’intérieur de l’espace thérapeutique mais aussi la spécificité de ce dernier, ce qui représente un danger pour la vie privée en général. De ce premier aspect découle le second. Dans ce climat de scandalisation et de panique, basé essentiellement sur la découverte des «cas» d’abus sexuel, l’aide sociale devient l’émanation déguisée de la justice. Le témoignage de l’enfant ou le «dévoilement» comme le dit Hubert Van Gijseghem sert essentiellement de matériel d’accusation contre ses propres parents bien plus qu’il ne permet à l’intervenant d’aider l’enfant à mieux se comprendre et comprendre comment ses parents en sont arrivé là. Pourtant chaque situation nécessite une approche individualisée et singularisée, adaptée aux circonstances des situations abusives (extra ou intrafamiliales), aux symptômes associés aux sentiments des enfants et à leurs besoins. En effet, pas de prise en charge des enfants sans «rencontres de paroles» avec les parents abuseurs et non abuseurs. Plusieurs modèles anglo-saxons (Giaretto, 1982, Bentovim, 1992, Sheinberg, 1994) ont influencé le modèle à multiples possibilités dyadiques proposé par Hayez (1992) en Belgique, et par les ButtesChaumont en France. On peut comparer une famille incestueuse à une situation où un enfant de la famille est atteint d’un cancer, ici psychologique (Haesevoets, 1997). Il est donc hors de question de ne pas encourager la famille à rechercher le meilleur traitement possible pour chacun de ses JDJ n°194 - avril 2000 membres. Il est évident qu’il faut donner les moyens à tous les membres de la famille de mettre la violence en mots, afin que puisse évoluer la manière dont les parents «réfléchissent» leur enfant. La thérapie doit comprendre trois volets. Le volet parental a pour but de comprendre les mécanismes dont l’enfant à été l’enjeu. Le volet pour l’enfant, lui, est motivé par deux axes, la volonté de minimiser les séquelles des violences antérieures (déficit d’apprentissage, troubles somatiques, manque de confiance en lui) et l’espoir d’arrêter la transmission générationnelle d’une histoire destructrice. Elle est également motivée par une des caractéristiques remarquables de l’enfance : une grande sensibilité à l’entourage. Paradoxalement, c’est cette même sensibilité, responsable des marques profondes de la maltraitance, qui rend les enfants très réceptifs à tout effort thérapeutique. Le troisième volet concerne la confrontation de tous les acteurs. Indépendamment de la technique utilisée, la cure thérapeutique vise à «panser - penser» les blessures de la victime à travers l’offre d’un espace-temps nécessaire à la réflexion et à la confidence. L’enfant pourra y trouver à partir de son propre langage avec l’aide de son thérapeute et de sa famille - idéalement, elle aussi en thérapie - la solution la plus acceptable possible à ses conflits intrapsychiques et à ses problèmes existentiels (Haesevoets, 1997). Cependant la thérapie étant surtout un processus relationnel entre un adulte et un enfant, il faut laisser à l’enfant le temps de prendre lui-même une décision en tant que sujet de sa demande. Comme le dit Haesevoets «le traitement doit trouver en l’enfant un demandeur et non «un preneur»». Ce n’est pas l’abus sexuel in se, qui détermine l’intervention, mais aussi la maturité de l’enfant, ses ressources réparatrices et les capacités de soutien de son entourage immédiat. * Pédopsychiatre Méfaits de la psychothérapie ? Controverse La thérapie sert à partager la souffrance, à la recevoir, à l’écouter, à l’éponger de façon à ce que la valeur affective de l’enfant-individu puisse être réhabilitée et rendue pleinement humaine, même après avoir été déshumanisée par les actes de ses parents. Comme F. Dolto (1985) le formulait si justement «Ce n’est ni bien, ni mal, ce n’est pas facile à vivre. En fait tu aides ta maman, ton père et ta famille et toi aussi et tes enfants plus tard en montrant ta douleur, la douleur de ta famille». On le comprendra aisément, ces thérapies sont difficiles, exigeantes, en temps, en doigté et en connaissance, déprimantes et longues comme celles des enfants cancéreux. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas nécessaires ni indispensables, mais que le personnel soignant possédant ces caractéristiques est rare. Le Professeur Van Gijseghem a donc raison lorsqu'il dénonce - sans l'expliciter - le fait que l'abus sexuel des uns fait fantasmer les autres et leur sert d'exutoire. La révélation fascine, elle rend celui qui la reçoit digne d'intérêt. A l'enfant de se débrouiller avec les interrogatoires répétés, les examens psychologiques et l'idée qu'il suffit de tout dire pour guérir. Mais fallait-il pour cela qu'en intitulant son livre «Us et abus de la mise en mots en matière d’abus sexuel», il se rallie à l’idée encore trop répandue que la souffrance psychologique des enfants n’est pas comparable à la souffrance physique et qu’elle n’est pas traitable comme telle. Ce qui est plus inquiétant, c’est que pour ce faire H. Van Gijseghem s’appuie sur les écrits de défenseurs de pédophiles notoires (Wakefield & Undervager, 1988, 361), poursuivis à maintes reprises en Australie et aux USA. Comment peut-il - à moins qu’il n’ait jamais pris en charge lui-même, comme l’insinue le Dr P. Sabourin «une famille avec trois générations d’abus en série, où viols et coups de pieds .... remplacent et interdisent les paroles ...» - prétendre «que l’enfant abusé, en traitement individuel ou de groupe devient de plus en plus perturbé ... cette aggravation est iatrogène, provoquée par le traitement». Bien sûr qu’elle est provoquée par le traitement. Tous les thérapeutes d’enfant avertis préviennent d’ailleurs les parents qu’au début les enfants «iront moins bien», parce que tous les sentiments ambivalents et refoulés pourront s’exprimer et s’extérioriser grâce à la thérapie. Ce processus est d’ailleurs tout à fait identifiable par les adultes en thérapie. N’est-ce d’ailleurs pas le bon sens populaire qui devrait guider H. Van Gijseghem dans ses élucubrations, lorsqu’il nous prévient «que celui qui entre chez le psychiatre en sort plus fou qu’il n’y était entré...». Il en est de même pour l’enfant cancéreux, qui déjà très malade, se détériore encore plus après la chimiothérapie ou la radiothérapie. Faut-il en déduire pour autant que ces traitements sont nocifs ? Le Professeur H. Van Gijseghem est en permanence dans la confusion entre l’aveu et le dévoilement de l’abus, l’aveu étant un terme qu’on attribue habituellement aux coupables, donc plutôt aux abuseurs. En disant «qu’il est capital de permettre à la victime, après le dévoilement de se taire» il mélange le silence sur l’acte sexuel en tant que tel à respecter et le silence, provoqué par l’impossibilité de mettre en mots tant de sentiments contradictoires, suscités par l’abus et son contexte et qu'il faut essayer de briser. Cela nécessite d’ailleurs d’utiliser des moyens intermédiaires artistiques, le jeu, le dessin, la plasticine, la peinture pour aider les enfants à s’exprimer, à s’humaniser à travers le langage. La confusion s’installe aussi entre les mots pour amener les preuves de l’inceste lors des enquêtes et les mots pour guérir, qui concerne l’ensemble de la personnalité de l’enfant. Quant aux fameuses «recherches» citées par H. Van Gijseghem, elles le sont à tort et à travers, sans être explicitées, comme le dit P. Lassus. J’en veux pour preuve «les chercheurs qui affirment que les enfants qui maintiennent le secret présentent moins de séquelles que les enfants qui le dévoilent» ou encore «rien ne distingue les enfants qui ont révélé le secret de ceux qui se sont tus». Mais comment sait-on JDJ n°194 - avril 2000 que les enfants qui se sont tus avaient un secret ? Croire ou prétendre que la thérapie et son espace de parole seraient inutiles voire néfastes, c’est oublier que plus que l’acte traumatique, c’est l’incapacité de verbaliser son vécu et les sentiments qui l’accompagne, qui marquent l'être humain à jamais. C’est d’ailleurs ce que disent bien des adultes qui restent figés dans leur statut de victime de par le silence qui leur a été imposé. Plutôt que de dire «Silence, les agneaux» comme P. Lassus, on a envie de dire «Silence M. Van Gijseghem, plus d'abus de la mise en mots, écoutez les enfants et leurs parents, ce serait un méfait de moins.» Références - Giaretto, H., Integrated treatment of child sexual abuse. A. Treatment and training manual, California, Sciences and Behavior books, mc Palo Alto, 1982 - Bentovim, A. Okell Jones, C., Abus sexuel des enfants : traumatisme passager ou désastre durable ? In Anthony & C. Chilard (éd. ), L’enfant dans sa famille, Paris, PUF, 1992, vol. 8, pp. 599-613 - Sheinberg, M. True, F. et Fraenkel, P., F. L. Furenkel, P. Treating the sexually abused child : a recursive, multimodal program, Family process, 1994, 33, pp. 263-276 - Hayez, J.Y., Les abus sexuels sur des mineurs d’âge : inceste et abus sexuel extrafamilial, Psychiatrie de l’Enfant, 1992, XXXV, 1, pp. 197-271 - Haesevoets, Y.H., L’intervention thérapeutique, De Boeck (éd.), L’enfant victime d’inceste, Paris, Bruxelles, 1997, pp. 212215. - Dolto F., La cause des enfants, Paris, Laffont, 1985 33 Rendre justice à l’enfant victime de mauvais traitements par Frédéric Jésu * Les travaux d’Hubert Van Gijseghem en matière de psychothérapie des enfants victimes d’abus sexuels, la vivacité — pour ne pas dire la violence — de certaines des controverses qu’ils suscitent çà et là et mes propres expériences professionnelles, tant de pédopsychiatre que de médecin de santé publique, m’amènent aujourd’hui à poser deux questions : - Lorsqu’un enfant a subi des mauvais traitements - violences physiques, sexuelles, psychologiques, carences, négligences graves - au sein de sa famille ou au sein d’une institution, la reconnaissance et la clarification de son statut de victime viennent-elles renforcer la valeur et la portée de sa parole (et si oui, il restera à préciser à quelles conditions et dans quelle mesure) ? -Ce statut de victime facilite-t-il en outre l’engagement d’un processus thérapeutique (rien n’indiquant par ailleurs que ce processus doive être préconisé dans tous les cas et dans tous les cas accompagné en première ligne par des professionnels de la santé mentale) ? Si, sur le fond, ma réponse à ces deux questions est positive, je constate aussi que beaucoup dépend de la forme sous laquelle la justice est présentée, mise en œuvre et au total rendue à l’enfant. Or, en ce domaine comme en beaucoup d’autres et comme le remarquait Victor Hugo, «la forme, c’est le fond qui remonte à la surface». Sur le fond comme sur la forme, en effet, rendre justice ne consiste pas seulement à sanctionner l’auteur d’un mauvais traitement, mais aussi à rendre la victime apte à prendre la parole, c’està-dire à être entendue dans ses demandes et ses besoins propres, et pas seulement auditionnée pour les besoins de la procédure. Et à être entendue dans la mesure du nécessaire et du suffisant, c’est-à-dire sans avoir par la suite à se répéter, à s’exhiber, à s’aliéner dans cette prise de parole, voire à être «survictimisée» par elle, au point de finir par en perdre le sens et la valeur initiaux. C’est ainsi que la loi du 17 juin 1998 «relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs» a eu le dou34 ble souci d’améliorer les conditions du recueil de la parole de l’enfant et de déclencher une série d’actions constitutives d’un statut de la victime présumée : - réalisation d’une expertise médicopsychologique dès le stade de l’enquête pour apprécier, outre la «crédibilité» du propos de l’enfant, la nature et l’importance du préjudice subi et pour établir la nécessité éventuelle de soins; - information du juge des enfants notamment s’il existe déjà une mesure d’assistance éducative; - désignation d’un administrateur ad hoc si les représentants légaux du mineur ne peuvent ou ne savent pas défendre complètement les intérêts de l’enfant; - désignation d’un avocat d’office en cas de constitution de partie civile. Le nécessaire accompagnement de l’enfant au long de la procédure judiciaire Ces initiatives relèvent du procureur de la République ou du juge d’instruction, et on peut interroger les raisons historiques, idéologiques et politiques (1) pour lesquelles elles ne s’imposent qu’en cas de saisine de l’autorité judiciaire pour des infractions sexuelles (commises en famille, en institution ou par un tiers inconnu de l’enfant), et pas tout aussi systématiquement pour des mauvais traitements physiques ou psychologiques. C’est dans l’ensemble de ces situations en effet que la procédure judiciaire devrait pouvoir mobiliser les moyens de prendre en considération les besoins spécifiques et souvent immédiats de l’enfant en matière de protection et de soins, puis en matière de représentation et de JDJ n°194 - avril 2000 réparation du préjudice si l’infraction et le préjudice sont avérés, et ceci tout en permettant à l’instruction de suivre son cours. Ces besoins doivent d’ailleurs être satisfaits même et peut-être surtout si, faute de preuves, le procureur est amené à procéder à un «classement sans suite» ou si le juge d’instruction est amené à prononcer un non lieu. Il faudra en effet, dans ces cas, pouvoir et savoir prendre le temps d’expliquer à l’enfant qu’il n’est pas pour autant considéré comme un menteur et un persécuteur d’adulte — ce qui déclencherait chez lui un cruel sentiment d’injustice et de culpabilité redoublées dont personne et particulièrement un enfant ne sort tout à fait indemne —; de lui expliquer que la justice a ses règles et que, si son agresseur n’est pas sanctionné — le prononcé d’une sanction sévère n’étant d’ailleurs pas toujours le souhait primordial de l’enfant —, c’est du fait de l’insuffisance des éléments pouvant avérer qu’il a transgressé un interdit et non pas parce que cet interdit est aboli; et lui dire que, bien au contraire, la question de cet interdit a systématiquement été la norme de référence de la procédure. Une petite fille de douze ans abusée sexuellement à plusieurs reprises par son beau-père, et longtemps non crue par sa mère, me disait récemment : «Je préfère pas qu’il aille en prison, parce que * Pédopsychiatre, médecin de santé publique, médecin-chef du secteur de psychiatrie infanto-juvénile de Beaumont-sur-Oise/Domont, coordinateur du Réseau d’informations sur le développement social à l’ODAS (Observatoire national de l’action sociale décentralisée) (1) La loi du 17 juin 1998 a été préparée par le cabinet Toubon, dans les décours immédiats de l’affaire Dutroux, avant d’être partiellement remaniée quant à son contenu, mais pas quant à son champ d’application, par le cabinet Guigou. Méfaits de la psychothérapie ? Controverse ma mère m’en voudrait encore plus. Mais il faut qu’on lui dise que ce qu’il a fait n’est pas bien, que ça m’a fait mal (2), et que maintenant on me laisse vivre avec mon père et ma belle-mère, comme je l’ai souvent demandé». Elle veut tout simplement qu’on énonce clairement l’interdit à son beau-père et que, quant à elle, on accepte enfin d’entendre ce qu’elle dit quand elle le dit. L’audition de l’enfant en justice — ou, plus exactement, son écoute — doit donc être un processus continu réalisé dans le souci de l’intérêt de l’enfant et pas seulement un moment inaugural conçu et perçu comme réalisé dans l’intérêt prévalent d’une bonne justice. C’est pourquoi la systématisation (théorique) de l’enregistrement audiovisuel de la déposition de l’enfant prévue elle aussi par la loi du 17 juin 1998 et pour les seules infractions sexuelles est loin d’être une fin en soi. Elle vise certes des objectifs légitimes et pertinents : éviter la réitération de récits pénibles, qui induit le double risque supplémentaire du sentiment de ne pas être cru d’emblée et de l’exposition à des pressions internes ou externes visant la modification du récit initial ou la rétractation; éviter aussi et autant que possible la confrontation avec l’agresseur présumé. Mais, en tant que modalité d’écoute, de recueil et de conservation du témoignage de l’enfant, son formalisme institutionnel peut devenir prédominant voire envahissant s’il n’est pas accompagné de la recherche de la qualité de l’accueil des enfants victimes ou présumés tels dans les commissariats et les gendarmeries. Certes, d’indiscutables efforts de formation des policiers et des gendarmes ont été engagés en ce sens, et ils doivent être poursuivis. Mais que penser de ce déficit d’explication qui a amené une jeune fille de seize ans abusée sexuellement depuis plusieurs années à me confier qu’elle n’avait pas tout dit «devant la caméra» parce qu’on ne lui avait pas expliqué le sens de l’enregistrement et qu’elle avait cru que ce qu’elle révélait ainsi, au prix de sa pudeur, pourrait être diffusé à la télévision et vu par ses camarades de classe et par ses voisins ? Il faut donc fortement souligner l’importance de l’accompagnement du mineur - tout au long des auditions, de l’enquête et de la suite de l’éventuelle procédure judiciaire - par un tiers : un tiers qui ne peut pas toujours être le père ou la mère si, bien sûr, ceux-ci sont impliqués, ou tout simplement s’ils sont trop meurtris et trop déroutés par les événements au centre desquels se trouve leur enfant; un tiers qui peut être alors un autre proche de l’enfant, un administrateur ad hoc ou un professionnel de l’enfance. La recherche et la mobilisation de ce tiers doivent être effectuées de façon particulièrement soigneuse lorsque les mauvais traitements ont été commis au sein d’une institution, dans la mesure où les conditions d’émergence et d’accompagnement de la parole de l’enfant sont souvent marquées, dans de tels contextes, par l’expérience de la vulnérabilité partagée. La parole de l’enfant et des personnes vulnérables en institution Pour et avant que le juge puisse dire le droit, et que celui-ci soit audible et signifiant pour les membres d’une communauté institutionnelle, il faut que la parole des enfants et celle des autres personnes vulnérables de cette communauté aient pu auparavant se frayer un chemin jusqu’à lui, ou jusqu’à ceux — représentant l’autorité administrative — qui sont légitimés à intervenir avant lui et, chaque fois que possible, sans lui. Aussi la vulnérabilité ne se définit-elle pas seulement en référence à la blessure d’un mauvais traitement ou aux conséquences immédiates d’une carence ou d’une négligence graves, mais aussi par rapport à la difficulté ou à l’impossibilité de se faire entendre, par le langage parlé ou non parlé. De ce point de vue, l’enfant est ou se sent triplement vulnérable en institution : - en tant qu’enfant, dépourvu de la capacité juridique à faire valoir seul, et même en groupe, ses droits généraux ou spécifiques à l’égard des adultes et des autres enfants; - en tant qu’enfant physiquement et conjoncturellement séparé de ses parents, et confié à cette occasion à des adultes qui exercent à leur place et au JDJ n°194 - avril 2000 quotidien toute une partie des rôles et des fonctions afférentes à l’exercice de l’autorité parentale et à ses aspects pratiques; - le cas échéant en tant qu’enfant entravé dans son expression par le handicap avec lequel il vit. Mais sont également vulnérables : - les parents eux-mêmes, surtout lorsque la nature ou le fonctionnement de l’institution leur adressent un message implicite de disqualification qui fragilise et dévalorise l’expression de leurs points de vue et attentes; - les professionnels de l’institution, lorsqu’ils se sentent ou qu’ils sont relégués à des taches d’exécution et mis à l’écart, comme parfois les parents eux-mêmes, des processus de décision; en outre, pour ceux des professionnels qui ne bénéficient pas de garanties statutaires ou contractuelles suffisantes, la prise de parole peut être vécue non seulement comme difficile, mais aussi comme dangereuse. À quoi il faut ajouter que, dans le cadre des institutions dirigées de façon violente, répressive ou carentielle, le sentiment de vulnérabilité attaché à la prise de parole est de nature contagieuse entre enfants, parents et professionnels, du fait de l’intensité des processus d’identifications et de contraintes mutuelles qui s’y déroulent plus ou moins à huis-clos. Dans de tels contextes, il est tout aussi dangereux de parler que de se taire. Et si, pour une raison ou une autre, l’enfant qui a réussi à prendre la parole doit continuer à séjourner dans l’institution, il conviendra le plus souvent que l’accompagnement des suites de sa prise de parole s’effectue de l’extérieur de cette institution. Rendre justice sans la Justice Lorsque des enfants révèlent d’eux-mêmes ou confirment aux observateurs attentifs — par le langage des mots, des comportements ou du corps — les vio(2) Les enfants font souvent le lien entre ce qui est mal et ce qui fait mal, et c’est sur un tel lien que se construisent les premières considérations éthiques. 35 A propos d’un ton très «tendance» par Patrice Dunaigre On ne pourra que s’interroger sur l’erreur de Messieurs Lassus et Sabourin de solliciter le Journal du droit des jeunes pour accueillir leurs textes. Car leurs propos, suffisamment «juteux», auraient pu trouver meilleure audience à paraître dans Gala ou Ho la !, «organes» de presse plus à mêmes de prendre la mesure des frémissements de dégoût qui agitent ces auteurs face aux stratégies développées par d’immondes pédophiles ainsi que leurs complices pour attirer leurs proies. (1) L’adjonction de quelques photos choisies au cours de dîners de la Jet Society n’aurait pas manqué de donner à leurs propos une caution incontestable. L’on pourrait, dans ce même souci, leur conseiller utilement de prendre contact avec les opposants décidés de l’I.V.G. (H.V.G.?) dont l’on connaît la détermination sans faille, voire de s’associer au plus vite à ceux et celles qui, avec la conviction que l’on sait, s’élèvent contre le massacre des bébés phoques et autres bestioles innocentes. Enfin, l’assimilation du pédophile et de ses complices à un serial killer ( en l’espèce Hannibal Lecter, (2) psychiatre, le hasard faisant quand même bien les choses) assurerait aux propos de nos deux auteurs une audience du meilleur aloi et des royalties (encore elles) qui ne sont certes pas à négliger pour promouvoir leur juste combat. Mais, hélas, que d’ingratitude en ce monde qu’ils ne puissent trouver que le Journal du droit des jeunes pour en témoigner. Il nous appartient, bien sûr de relever avec eux ce défi. Car comme eux, nous savons que ce monde est traversé par les effets pervers d’une désinformation systématisée, que certains notables, d’autant plus suspects qu’ils se targueraient d’une «expérience» (laquelle ?) attestée par une communauté de professionnels depuis bientôt vingt ans (quel aveuglement !) sont en fait les agents souterrains d’un projet visant à épaissir encore plus le silence qui entoure les abus sexuels à enfants. Ce travail de taupe (mais pourquoi vieille ?), vigoureusement dénoncé par nos deux auteurs, suscitera une légitime inquiétude non exempte d’un délicieux frisson : ne serait il pas là ques- 36 tion de l’ennemi intérieur ? Ah, l’ennemi intérieur, les agents de l’étranger, les conspirations, les réseaux occultes ! Et ce n’est pas sans nostalgie que quelques souvenirs remontent tout à coup. En ces temps-là, cette chimère faisait florès. Il fallait la traquer, la débusquer, elle était partout. Ce personnage cosmopolite, usant de toutes sortes de masques surtout ceux de la respectabilité, se dérobait à toute saisie langagière. Seule la délation, les amalgames de toutes sortes permettaient d’en cerner les contours. D’où le recours systématique à la rumeur, au bouche à oreille, aux sous-entendus croustillants ou sordides : (Vous savez, Untel, il paraît que....... - Oh non, vous croyez ? ...... Mais oui, puisque je vous le dis, d’ailleurs...). L’efficacité du procédé résidant dans l’emploi judicieux des points de suspension, l’on ne saurait négliger l’usage discret qu’en font nos deux auteurs pour débusquer entre les lignes la duplicité de l’article proposé par Mr Van Gijseghem. Le modus operandi est simple. Il s’agit de se saisir d’un mot pris dans le texte, de le faire suivre de points de suspension, de le coller à un élément choisi par «hasard» quelques lignes plus loin, puis, de donner à ce racolage valeur d’une démonstration vérifiant l’hypothèse. Nul doute que ce tronçonnage n’est pas sans évoquer l’ambiance «serial killer» chère à l’un des auteurs et pour l’autre vient donner sens à ce qu’il entend par révisionnisme. L’on pourrait bien sûr voir en ce procédé l’indice d’une attention flottante assurant alors au propos la garantie d’une neutralité toujours requise lorsque s’impose la nécessité « de mettre des mots». Neutralité qu’il serait, en l’espèce, excessif de qualifier de bienveillante. Quoi qu’il en soit de ces digressions, il nous faut remercier les deux auteurs de nous préserver de l’aveuglement et de la surdité que les thèses de Mr Van Ghijseghem n’auraient pas manqué, à notre insu, de susciter. On peut s’étonner sans doute de la méthode utilisée pour ce procès. Elle n’est pas sans rappeler les procédés qui, il y a peu, avaient cours dans certains ré- JDJ n°194 - avril 2000 gimes politiques pas vraiment démocratiques. Mais, comme le note Mr Sabourin, est-ce vraiment une question qui ait la moindre importance car la démocratie, les avocats c’est bien, mais c’est pas trop porteur du côté frisson. Néanmoins on peut toujours, pour ce faire, se rabattre sur une question dont on ne manquera pas de bien faire entendre la portée signifiante. Qu’en est il, quelque part, des motivations qui les «poussent», ces avocats, à défendre d’aussi abjects individus ? Question qui en amène d’ailleurs une autre : qu’en est-il, quelque part, des motivations qui poussent MM. Lassus et Sabourin à user d’un tel discours ? Serait-il abusif d’avancer une hypothèse absolument pas scientifique, rassurons-les. N’auraient-ils pas rencontré dans leurs pratiques et tapies à l’ombre de leur bel inconscient les figures inquiétantes, inavouables, indicibles d’Hannibal Lecter, ou de Faurisson ? L’on concevra bien que ce compagnonnage soit déplaisant à bien des égards. Mais que nos auteurs ne s’alarment pas de cette spéculation insensée, elle n’est applicable qu’aux autres. Reconnaissons cependant que la lecture des textes de messieurs Lassus et Sabourin donne quelque légitimité aux interrogations de Van Gijseghem. Qu’est-ce que cela veut dire en effet «mettre des mots» si écoute de l’enfant et audimat sont à ce point confondus? Bibliographie Dynastie - Série télévisuelle américaine qui eut son heure de gloire mais qui peut utilement être remplacée par Dallas - TF1 11h 30 tous les jours. * (1) (2) Pédopsychiatre Paris Match, n° 495, Match de la vie Parisienne Le silence des Agneaux, Thomas Harris Press Pocket Policier. Après s’être dûment imprégné des «réflexions» de Messieurs Lassus et Sabourin, le lecteur pourra éventuellement se risquer à consulter l’ouvrage de Mr Van Gijseghem, Us et abus de la mise en mots en matière d’abus sexuel, Méridien Psychologie Méfaits de la psychothérapie ? Controverse lences, carences ou négligences graves dont ils sont les victimes dans leur famille ou dans leur institution, leur rendre justice ne passe pas nécessairement ou exclusivement par une procédure judiciaire d’emblée. Des enquêtes, des interventions, des décisions, des soutiens et des sanctions bref des responsabilités de nature administrative peuvent et doivent être aussi activés d’emblée, et contribuer d’ailleurs à fonder l’intervention judiciaire éventuelle. • S’agissant des mauvais traitements intra-familiaux avérés, présumés ou potentiels, on commence en effet à mieux repérer les problèmes posés par les tendances actuelles à la «surjudiciarisation» des réponses sollicitées par les professionnels en direction de familles socialement, économiquement ou culturellement fragilisées et isolées. S’il apporte aux enfants, aux parents et aux professionnels les garanties d’une procédure contradictoire, le signalement judiciaire peut en revanche présenter à plus ou moins long terme une série d’inconvénients pour tous quand il s’avère intempestif ou excessif et inapproprié : - il peut entraver l’efficacité des interventions des procureurs et des juges des enfants, notamment en cas de recours abusif à la transmission directe de signalements qui viennent par leur nombre emboliser leurs cabinets; - il apporte souvent un sentiment de fausse sécurité aux auteurs des signalements quand, par manque d’éléments suffisants pour engager et mener l’action judiciaire, le Parquet est amené à prononcer un classement sans suite, puis le juge d’instruction ou le juge des enfants à prononcer un non-lieu, dont on a dit qu’ils peuvent être cruellement perçus par les enfants; - il peut en revanche dramatiser les relations établies entre les parents et les professionnels de l’action sociale ou de la santé, en faisant parfois obstacle à la continuité de ces relations et à la nécessaire confiance mutuelle sans laquelle elles ne peuvent devenir et rester opérantes dans l’intérêt de l’enfant. Le recours non pertinent au signalement judiciaire, loin de contribuer à la protection de l’enfance, peut donc au contraire constituer un équivalent de violence institutionnelle. Il peut en effet être perçu par la famille concernée comme une intrusion injustifiée dans l’intimité de sa vie privée; ou comme un renoncement brutal et unilatéral, par les professionnels, à la dimension contractuelle de l’action préventive préalablement engagée. En outre, l’accent doit être porté sur l’évaluation globale du coût et de l’efficacité des suites données aux signalements judiciaires. On sait en effet que les mesures d’assistance éducative ou de placement ordonnées par le juge des enfants s’imposent financièrement au Conseil général, ce qui contribue à réduire d’autant les moyens susceptibles d’être consacrés aux actions préventives relevant de son initiative et de sa responsabilité directes. Quant à l’efficacité à moyen terme de ces mesures, on sait qu’elle est très relative puisque, au plan national en 1997, 30 % des enfants identifiés en danger dans leur famille avaient déjà fait l’objet d’un signalement judiciaire dans les cinq années précédentes (3). Cette dernière remarque vise toutefois presque autant les recours aux signalements administratifs, ce qui permet d’ouvrir l’analyse critique des tendances observées au-delà du seul domaine de la «judiciarisation» : ce sont en l’espèce moins les outils et les procédures «classiques» du dispositif de protection de l’enfance en danger que les façons de les activer sans retenue, sans souplesse, ou sans accompagnement approprié qui peuvent s’avérer aujourd’hui problématiques. • S’agissant des mauvais traitements commis dans les institutions sociales et médico-sociales régies par la loi du 30 juin 1975, les autorités administratives de l’État sont particulièrement fondées à intervenir pour contribuer à «rendre justice» aux enfants et aux personnes vulnérables qui en sont victimes, comme le rappelle la circulaire du 5 mai 1998 de Martine Aubry aux préfets et aux directeurs départementaux des affaires sanitaires et sociales (4). Un guide méthodologique à l’attention des méde- JDJ n°194 - avril 2000 cins inspecteurs de la santé publique et des inspecteurs des affaires sanitaires et sociales, publié par la Direction de l’action sociale en juin 1999 et intitulé «Prévenir, repérer et traiter les violences à l’encontre des enfants et des jeunes dans les institutions sociales et médico-sociales», explicite les modalités d’application de cette circulaire ministérielle. Après avoir précisé en quoi doit consister une démarche d’accompagnement et de contrôle de ces institutions dans une perspective de prévention et de repérage des risques de violence, ce guide décrit les modalités de réalisation d’une mission d’intervention des autorités administratives dans le cadre d’une situation de crise identifiée. Il est clairement indiqué que si, à l’occasion de cette mission, l’inspecteur ou le médecin inspecteur a connaissance d’un crime ou d’un délit commis à l’encontre d’un mineur, il doit en vertu de l’article 40 du Code de procédure pénale en aviser sans délai le procureur de la République (5). Mais il doit aussi veiller à l’accompagnement et au traitement de la crise ayant motivé la mission d’inspection, que celle-ci ait abouti à une saisine judiciaire ou seulement, si l’on peut dire, à une information au Préfet par un rapport d’inspection également communiqué à l’organisme gestionnaire de l’institution en question. «L’inspection met au grand jour la crise, elle fait naître ainsi de nouveaux dangers qui nécessiteront non seulement une vigilance accrue, mais aussi la mise en œuvre de nouvelles mesures. Il faudra donc déterminer tout au long de la procédure d’inspection les moyens mis en œuvre pour assurer la sécurité des enfants et des jeunes, en mesurant ces nouveaux dangers, pour assurer la qualité de la prise en charge, la poursuite des soins. (...) Face à ces bouleversements, il conviendra d’apaiser les inquiétudes et de traiter le traumatisme : (3) Source : «Protection de l’enfance en danger : mieux comprendre les circuits, mieux connaître les dangers», Odas, février 1999. (4) (5) Circulaire DAS n° 98/275 du 5 mai 1998. La même conduite doit d’ailleurs être préconisée pour tous les types d’institutions, qu’elles accueillent des mineurs, des adultes handicapés ou des personnes âgées. 37 Méfaits de la psychothérapie ? Controverse - informer la communauté des enfants et des jeunes de la situation et des mesures prises; - donner régulièrement aux parents des informations sur l’évolution de la situation, les actions entreprises, les suites données; - proposer à l’organisme gestionnaire la mise en place d’un suivi psychologique des victimes de violence et des autres enfants ou jeunes témoins de ces violences, afin de prendre en compte le stress post-traumatique; - envisager un suivi de la communauté professionnelle culpabilisée ou traumatisée par des révélations concernant des collègues proches; tenter d’éviter les clivages entre partisans et adversaires, et une réaction de repli, face à des demandes vécues comme persécutrices; - remobiliser rapidement l’équipe de l’établissement dans une réflexion sur la poursuite de la prise en charge, les modifications nécessaires, les remises en cause des pratiques; etc.» Suivent une série de recommandations portant sur les motifs et les modalités de l’éloignement de l’agresseur présumé — et non pas du ou des enfant(s) victime(s) — voire de la fermeture de l’établissement. Le point important sur lequel insistent ces différentes recommandations est que l’objectif prioritaire à viser, une fois que la parole de l’enfant a été recueillie et reconnue comme crédible ou que ses appels à l’aide et ses comportements de détresse ont été perçus et décodés, est un objectif de sécurisation à la fois physique, affective et psychique. Toute institution doit veiller en temps normal à garantir cette sécurité aux enfants — et plus généralement aux personnes vulnérables du fait de leur âge, de leur handicap ou de leur dépendance — qu’elle a pour mission d’accueillir et/ou de soigner (6). Mais en situation de crise, cette dimension essentielle de l’accueil et du soin devient plus indispensable que jamais. Mieux encore, l’expérience clinique enseigne que l’engagement d’un soutien psychologique ou d’un soin psychothérapique ne peut s’effectuer et se pour38 suivre valablement que si les conditions concrètes de cette sécurité sont préalablement réunies et vérifiées par l’enfant dans la réalité de sa vie quotidienne au sein de son environnement, institutionnel comme familial. Rendre justice à l’enfant victime de mauvais traitements intra-familiaux ou institutionnels consiste donc tout d’abord à lui confirmer officiellement que l’agression qu’il a subie est injuste et condamnable en même temps qu’à faire cesser dans les meilleurs délais possibles les circonstances qui ont permis à cette agression de se produire, voire de se reproduire. C’est à ces conditions aussi que l’enfant pourra devenir un véritable acteur de la procédure administrative et/ou judiciaire le concernant, ou tout du moins un sujet — et pas seulement un objet — de la protection et de la réparation qu’elle doit lui garantir. La procédure judiciaire et/ou administrative instituée pourra alors lui apparaître comme le prolongement rassurant du risque qu’il aura pris, à l’égard de sa famille ou de l’institution où il vit, en réussissant à faire entendre ou reconnaître, de sa position de sujet fut-il vulnérable, les violences, carences ou négligences graves qu’il y a subies. En résumé, l’enfant qui prend la parole en tant que victime ne pourra continuer à la garder en tant que sujet que s’il a tout d’abord obtenu la sécurité qu’il recherchait en première intention. Rendre justice pourrait alors consister à restituer à l’enfant victime son statut d’enfant sujet, le statut de victime apparaissant de ce fait comme initialement nécessaire, mais aussi comme nécessairement transitoire. Alors peuvent s’instaurer le temps et l’espace de l’éventuel traitement de l’enfant, mais aussi et parfois surtout du traitement de la situation à laquelle il a été exposé, ces traitements étant le cas échéant assortis, selon les rythmes et les logiques de la justice pénale, de la sanction de l’agresseur et du prononcé des (6) Cf. Gabel M., Jésu F., Manciaux M. (dir.) : «Maltraitances institutionnelles - Accueillir et soigner les enfants sans les maltraiter», Éditions Fleurus, 1998, 306 p. JDJ n°194 - avril 2000 mesures de réparation des préjudices dont il est la cause. Pas de réponse standard et univoque aux besoins de soins et de réparation de l’enfant maltraité L’inconvénient de certaines procédures médico-légales et psychothérapeutiques est qu’elles sont souvent considérées par ceux qui les appliquent comme devant être orientées de prime abord par les seuls faits pénalement qualifiables, par les seuls signes cliniques imputables à ces faits ou par les seuls symptômes d’allure post-traumatique; et déterminées ensuite par les protocoles standards prescrits pour ces catégories de faits, de signes et de symptômes. L’écoute attentive de l’enfant et des membres de son entourage, familial et institutionnel, et l’attention apportée à leurs besoins et à leurs attentes montrent cependant que le contexte de survenue des faits, la personnalité, les difficultés et les ressources des uns et des autres nécessitent pour chaque cas l’évaluation soigneuse, préalable et continue, de la pertinence des réponses envisageables. Les différentes composantes de la réponse sociale que constituent alors l’enquête et la procédure pénales, la mise en place d’éventuels traitements chirurgicaux et médicaux, d’une assistance éducative, d’un soutien psychologique doivent être perçues par l’enfant comme les premiers moyens de sa protection durable et de la réparation qui lui est due, plutôt que comme des objectifs en soi. Protection et réparation ne sont pas les finalités ultimes de protocoles techniques mais le double socle, pour l’enfant, d’une reprise de confiance durable en lui-même et en la société. Il y a à cet égard deux niveaux de culpabilité de l’enfant à prendre en considération dans le processus tant administratif et/ou judiciaire que thérapeutique : - la culpabilité d’avoir été ou de s’être senti partie prenante des mauvais traitements ou des abus, le cas échéant d’y avoir éprouvé un plaisir masochiste ou d’avoir mesuré de façon ambivalente la relation d’emprise partagée — à travers l’injonction de silence Méfaits de la psychothérapie ? Controverse — établie entre la victime et son agresseur : il s’agit ici d’une culpabilité intime, le plus souvent de source inconsciente; - la culpabilité d’avoir, en ayant révélé les faits, acquis un statut de victime reconnue et parfois valorisée à l’excès, et surtout d’avoir déclenché une chaîne de réactions au cours desquelles l’adulte ou les adultes impliqués se défendent puis sont punis comme des enfants : il s’agit ici d’une culpabilité sociale, mais pas toujours facile à analyser pour autant dans la mesure où elle peut interagir avec des fantasmes inconscients. Plutôt que d’être systématiquement éradiqués, ces deux niveaux de culpabilité doivent être reconnus et travaillés dans l’optique non seulement d’une mise à jour mais aussi d’une explicitation simultanée de leur sens intime et de leur portée sociale. La réponse administrative et/ou judiciaire, dans ses délais, ses formes et ses contenus, devrait donc prendre en considération, outre la nécessité de la protection de l’enfant et celle de la sanction de son agresseur, la possibilité que s’instaure un travail de dépassement des culpabilités en jeu. Mais si le rôle de l’autorité administrative et/ ou judiciaire est d’énoncer et de restaurer l’interdit, il n’est pas de traiter ces culpabilités, aussi étroitement liées soient-elles à la fréquentation subie des zones de transgression de cet interdit. En revanche, ce traitement est par essence au cœur du projet thérapeutique, voire psychothérapique, dont les objectifs et les modalités doivent être discutés avec l’enfant lui-même. En d’autres termes, il faut que l’ensemble de la réponse puisse aider à la réparation symbolique de la transgression et au dépassement du traumatisme affectif attribué à celle-ci, car c’est sur cette transgression et sur ce traumatisme éprouvé que se cristallise fondamentalement le vécu du mauvais traitement ou de l’abus. À défaut de quoi, c’est le statut de sujet désirant qui risque de rester difficilement accessible à l’enfant - et difficilement reconnu par son entourage - s’il ne peut sortir de sa position d’objet du désir (sexuel, de destruction, d’emprise) accompli à son encontre par son ou ses agresseurs. L’autorité administrative et/ou judiciaire, en énonçant l’interdit de la transgression - c’est-àdire de l’effraction ou de l’aliénation du corps et du psychisme, de l’abolition des frontières sexuelles intergénérationnelles, intra-familiales, intra-institutionnelles -, doit pouvoir rétablir des barrières extérieures, sociales et symboliques, là où elles avaient pu momentanément s’effondrer dans la conscience de l’enfant. Le rappel d’une obligatoire nécessité de garantir les distances entre les êtres est alors le point de départ d’une mise à distance du traumatisme, des émois qu’il a suscités, de la perte d’estime de soi mais aussi parfois des «bénéfices secondaires» compensateurs qu’il a pu occasionner. Le point de départ, par conséquent, du réinvestissement par l’enfant de ses relations amicales, fraternelles, de voisinage, de ses activités scolaires, culturelles, de loisirs après que l’événement traumatique aura pu retourner au secret de la vie psychique où il restera désormais confiné, et non pas refoulé, en laissant à l’ébullition pulsionnelle qui s’était attachée à lui la possibilité de se consacrer à d’autres figures de sa vie désirante et sociale. Conclusion : une apparente digression sur la fonction préventive du droit civil. Les considérations développées ci-dessus sont nourries pour ce qui me concerne tant par l’expérience clinique et médico-légale et par des approches de santé publique que par une réflexion de longue date sur les articulations entre les réponses sociales, administratives, judiciaires et thérapeutiques apportées aux situations de maltraitances de mineurs. Elles rejoignent au total les préoccupations formulées par Hubert Van Gijseghem quant aux risques liés aux processus de «survictimisation» de ces mineurs et proposent même de les étendre bien au-delà des seules situations de violences sexuelles. La question de l’intérêt et donc aussi des limites du statut de victime de l’enfant maltraité a permis d’interroger en arrière fond permanent la «fonction curative» JDJ n°194 - avril 2000 du droit pénal, ou plus exactement les conditions auxquelles le droit peut permettre aux actions curatives de se déployer au mieux et de produire le meilleur de leurs effets. Il serait tout aussi intéressant de s’arrêter un instant, et pour conclure, sur les effets préventifs du droit, non plus pénal, mais du droit administratif et du droit civil. Dans le domaine des institutions éducatives, sociales, médico-sociales, le droit a un rôle préventif dès lors qu’il les enjoint de garantir et d’évaluer en permanence la qualité des prestations d’accueil, d’éducation et de soins produites par ces institutions et la sécurité des personnes accueillies. Concrètement, les normes juridiques doivent veiller et contribuer à ce que les conditions de fonctionnement, les exigences de formation initiale et continue des personnels, les projets de service et les projets individualisés, les objectifs de transparence et d’ouverture soient conçus et mis en œuvre en mobilisant des principes déontologiques mais aussi éthiques dont les clefs de voûte sont la responsabilité des professionnels et le respect envers les enfants et les familles. S’agissant de ces dernières, le droit doit leur reconnaître leur place de partenaires nécessaires et effectifs du projet éducatif de l’institution pour que celle-ci soit préservée des risques de dérive totalitaire que leur fait toujours plus ou moins courir le fait d’assumer des fonctions de suppléance familiale. Dans le domaine, précisément, de la vie des familles et de l’exercice de l’autorité parentale, et au-delà du seul champ de l’assistance éducative, le droit peut aussi jouer un rôle puissamment préventif chaque fois qu’il permet de préciser et de normer les statuts mutuels de l’enfant et de chacun des adultes en contact avec lui au quotidien de la vie familiale, notamment dans le contexte des familles désunies et/ou recomposées. La force préventive du droit, dans le domaine du droit de la famille, se manifeste entre autres exemples à propos du droit de la filiation et à propos du statut du tiers familial. L’importance du droit de l’enfant à voir sa filiation maternelle et paternelle éta- 39 Et si tout le monde avait raison ? blies, au moins formellement, peut se lire à travers les deux courtes observations suivantes. - Au fils d’une femme ex-prostituée qui ne peut et ne veut pas lui révéler l’identité de son père, notamment parce que cela consisterait à lui révéler la nature de son ancien métier, tous les soins psychologiques nécessaires, mais pas suffisants, sont prodigués à la demande de l’Aide sociale à l’enfance. L’enfant grandit tout en maintenant, à travers des troubles du comportement de plus en plus préoccupants, sa revendication brouillonne. À peine a-t-il atteint l’âge de la majorité civile qu’il assassine une prostituée. - Un garçon naît le lendemain du décès de son père. Il porte son nom, que sa mère conserve également même quand elle fonde une nouvelle famille avec un autre homme. Elle se refuse cependant à lui parler de son père, par crainte de devoir lui dire quel piètre personnage il était devenu avant sa mort. Un album photo reste accessible, mais à peine consulté. Malgré une période identitaire difficile à l’adolescence, liée à la peur anxieuse et donc agressive de ne pas comprendre ce qu’on lui propose d’apprendre au collège, le jeune homme réussit à former une projet professionnel. Il est encouragé en cela par son beau-père, à qui il ressemble étrangement, tant sur le plan psychologique que physique. La reconnaissance d’un statut du tiers dans le cadre des recompositions familiales apparaît aujourd’hui comme indispensable, au regard notamment de l’observation «épidémiologique» des contextes familiaux de survenue des mauvais traitements, en particulier sexuels, dans ce cadre. Rendre possible les délégations de rôles, voire de fonctions, attachés aux attributs de l’autorité parentale serait non seulement utile et pratique dans la vie quotidienne des familles recomposées, mais aussi structurant et protecteur pour les adultes (beaux-parents, beaux grands-parents) et par contrecoup pour les enfants (demi-frères, demisœurs, autres enfants) amenés à cohabiter de fait Ce sont là autant d’exemples, parmi beaucoup d’autres, qui m’amènent à témoigner : en tant que pédopsychiatre, médecin de santé publique et militant des droits de l’enfant, j’ai depuis longtemps relativisé toute fascination excessive pour le droit pénal pour concentrer désormais mon attention et mes attentes sur le droit civil, administratif et de la famille, sur ses applications réelles et sur ses évolutions nécessaires en lesquelles je situe l’essentiel du projet consistant à «rendre justice» à l’enfant pour le rendre moins vulnérable. 40 par Marceline Gabel «Il est bien à craindre que notre besoin de trouver une «cause ultime» tangible et unique reste toujours insatisfait» (Freud, 1925). Pourra-t-on un jour examiner deux éléments de connaissance des abus sexuels de façon complémentaire, calmement, professionnellement, hors des conflits de personnes, d’école ou d’intérêt ? Pourra-t-on enfin débattre de problèmes aussi graves en faisant taire les passions, les idéologies dans le seul intérêt des enfants ? Car enfin, tout le monde a raison ! Oui, les abus sexuels faits aux enfants existent, ils sont nombreux et graves. Les connaissances sur leur incidence, leurs effets, les facteurs de risque, la nature du traumatisme, les interventions auprès des victimes et de leur environnement se multiplient. Aujourd’hui, cette réalité est prise en compte socialement et politiquement, la législation s’est renforcée et le retour au silence est maintenant exclu. Oui, et en même temps les recherches et l’observation clinique nous montrent aussi que les fausses allégations existent et que l’acharnement thérapeutique, social ou judiciaire peut constituer une surviolence faite à l’enfant, voire une victimisation secondaire. Pour associer ces deux éléments de connaissance et non pas pour les opposer, observons plutôt en quelques questions élémentaires la réalité des moyens d’intervention auprès des enfants victimes aujourd’hui. - Combien de signalements annuels, d’abus sexuels avérés ou «présumés» ? à l’ASE ? à la Justice ? - Combien de «non lieux» ou de «sans suite» ? - Combien de mois d’instruction avant un jugement ? Combien de psychothérapeutes compétents disponibles et gratuits ? - Combien de centres d’accueil, d’expertise et de traitement des victimes ? - Combien d’évaluations qualitatives des parcours d’enfants rentrés et restés plusieurs années dans un système de «protection» ? - Combien d’équipements à Paris et combien en province ? Nombreux sont les magistrats, les thérapeutes, les travailleurs sociaux qui prennent la mesure du décalage entre l’idéal thérapeutique à atteindre, et la réalité des compétences professionnelles. Ils ne nient pas les abus sexuels, mais ils sont réalistes et savent que le nombre de thérapeutes capables et gratuits est très largement insuffisant, que la désignation d’un statut de victime est plus incantatoire que thérapeutique... Après dix ans de pratiques, d’observation et de réflexion, ils savent surtout que la bonne pratique doit se fonder sur le caractère unique de l’enfant et sur les circonstances particulières de la survenue de l’abus. Ils savent aussi que face à l’abus, les positions contre transférentielles sont inévitables car l’enfant violenté inflige à tous les intervenants une attaque de leurs valeurs individuelles, familiales, sociales, tout autant que de leur déterminisme professionnel. Alors oui, cultivons le doute, cessons ces joutes intellectuelles déconnectées de la réalité, oeuvrons ensemble pour améliorer précisément cette réalité, entreprenons également des études au long cours sur les conséquences des dispositions prises, cessons de croire que des orientations législatives dégagent ipso facto des moyens supplémentaires et des pratiques de meilleure qualité. Chacun a raison : d’une part de nombreux enfants sont gravement abusés sexuellement mais d’autre part nos moyens et nos pratiques ne sont pas à la hauteur des besoins. Reste que l’abus étant objectivement reconnu et pénalement sanctionné, nous n’avons pas aujourd’hui le recul nécessaire pour prédire le destin d’un enfant qui a vécu ce traumatisme, qu’il soit l’objet d’une psychothérapie, d’un placement ou pas. Plutôt que des anathèmes, engageons ensemble d’authentiques recherches. JDJ n°194 - avril 2000