Iles et insularité

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Iles et insularité
Iles et insularité
Dossier documentaire
Connaissances générales
Compilé par J.M. Dauriac – professeur de géographie CPGE – Lycée Michel Montaigne – Bordeaux
ÎLES
Article écrit par E.U., Guy LASSERRE
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Table des matières :
pages Niveau d’intérêt
Iles
Guy Lasserre
3-10
Arcs insulaires
Jean Auboin
10-13
Récifs
J.Pierre Pinot
13-21
La France d’Outre-mer
J.Christophe Gay
22-30
Guadeloupe
Chr. Girault
30-34
Saint Pierre-et-Miquelon
J.C Giacottino
34-35
Terres Australes Françaises Ed. Aubert de la Rue
35-36
Martinique
Chr. Girault
36-40
Réunion (île de la)
Y. Combeau & G. Fontaine
40-45
Nouvelle Calédonie
J.P. Doumenge
46-59
Océanie humaine et politique Chr. Huetz de Lemps
59-69
Micronésie
Francis X. Hezel
69-72
Océanie Physique
Chr. & A. Huetz de Lemps
73-77
Polynésie Française
J.P. Doumenge
78-90
Papouasie Nouvelle Guinée Chr. Huetz de Lemps
90-96
Ile de Päques
M. Orliac
96-102
Hawaï
Chr. Huetz de Lemps
102-110
Phlippines
Ph. Devillers, M. Franck
100-117
Taïwan
Ev. Cohen & J. Delvert
117-144
Japon – territoire et hommes Ph. Pelletier
114-162
Singapour
R. de Koninck
162-171
Indonésie
M. Charras & M. Franck
171-178
Salomon (îles)
Chr. Huetz de Lemps
178-180
Galapagos (archipel des )
A. Collin Delavaud
181-182
Maurice (île)
J. Benoist, J.F. Dupon & L. Favoreu 182-189
Seychelles (îles)
Ch. Cadoux
190-197
Bornéo
EU
197-198
Cuba
O . Lara, V. Zalacain, J.M. Theodat 199-213
J.Habel
Atlas des territoires ci-dessus
Titre des articles
auteurs
Dans l’atlas terminal, les cartes sont classées dans l’ordre des articles. Ces cartes sont simplement destinées à
fournir un repérage pour éclairdir la lecture. On ne saurait trop conseiller de faire cette lecture avec un bon atlas à
portée de main.
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Iles
La définition du mot île, retenue par le Dictionnaire de la géographie, paru sous la direction de Pierre
George est la suivante : « terre isolée de tous côtés par les eaux ». L'accent est donc mis sur l'isolement lié
à l'encerclement de l'espace exondé par les eaux. Les îles ont diverses origines. Deux grandes catégories
doivent être distinguées, les îles continentales et les îles océaniques.
I - Les îles continentales
Relèvent de la catégorie des îles continentales les îles dont les liens sont étroits avec le continent voisin.
La Grande-Bretagne et l'Irlande
constituent un bon exemple d'îles appartenant au continent européen,
dont elles ont été séparées récemment par des mouvements d'affaissement et par la transgression marine,
liée à la fonte des glaciers quaternaires. La plate-forme sous-marine qui porte ces îles a les caractères
d'une surface continentale récemment submergée, sillonnée de vallées d'origine fluviale.
La solidarité entre le continent et le monde insulaire apparaît très clairement sur quelques types de
littoraux. Les îles de la côte dalmate (Adriatique, Yougoslavie) résultent de la submersion d'un relief
plissé parallèle à la direction générale du rivage. S'opposent à cette côte à structure parallèle au rivage et
bordée d'îles les îles littorales liées à des structures perpendiculaires au rivage : de profondes rades (Brest,
Douarnenez) correspondent aux bandes de terrains tendres, alors que les îles prolongent en mer les
alignements de roches dures (Ouessant, île de Sein). Les côtes à skjär, c'est-à-dire à écueils, sont dues à
des roches moutonnées d'origine glaciaire ennoyées. Archipels d'îles et d'îlots correspondent à
l'occupation par la mer d'une côte de plaine d'érosion glaciaire (Finlande, Norvège, Suède).
II - Les îles océaniques
Deux grands types d'îles constituent l'essentiel de la famille des îles océaniques : les îles volcaniques et
les îles madréporiques ou coralliennes.
Les îles océaniques volcaniques
L'accumulation de matériaux, liée à l'activité volcanique, peut donner naissance à une île. C'est ainsi que
des îles volcaniques accompagnent les dorsales sous-marines, qui sont des chaînes de montagne
submergées. Au milieu de l'océan Atlantique s'étire du nord au sud une dorsale en forme d'S : elle porte
les Açores, Ascension et Sainte-Hélène. Dans le Pacifique, les îles Hawaii aussi sont situées sur une
dorsale.
Les structures en arc sont également favorables à la formation d'îles volcaniques : guirlandes insulaires
des Antilles, des Kouriles, des Aléoutiennes, des îles de la Sonde... L'arc des Petites Antilles a connu ou
connaît une activité volcanique. L'arc externe relève d'un volcanisme ancien, et des recouvrements
sédimentaires peuvent oblitérer les dépôts volcaniques ; par contre, l'arc interne est formé de volcans
récents, dont plusieurs sont toujours en activité (la Soufrière en Guadeloupe, la montagne Pelée en
Martinique).
Certaines de ces îles volcaniques sont de petite dimension et sont de simples volcans
. C'est le cas du
Stromboli, de Kao et Tofua dans l'archipel Tonga, de Santorin, de l'île Saint-Paul. Mais il est plus
fréquent de rencontrer des îles formées par la juxtaposition ou l'emboîtement de plusieurs générations de
volcans. Telles sont la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion, l'Islande, les Açores, les Hawaii, les
Canaries ou les Kerguelen.
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Les îles océaniques coralliennes
Les îles volcaniques se rencontrent sous toutes les latitudes et dans toutes les mers. Il en va autrement des
îles coralliennes, qui forment l'autre grand groupe des îles océaniques, et qui ne sont situées que dans les
régions tropicales. Les coraux, agents constructeurs de ces îles, ont en effet des exigences écologiques
précises. Ils ne vivent que dans les eaux chaudes (entre 23 et 28 0C de préférence), des eaux agitées,
pures, traversées par la lumière (donc à faible profondeur : moins de 40 m). Diverses algues, des
mollusques, des vers jouent un rôle important dans l'édification et la consolidation des récifs coralliens.
En bordure des continents et des grandes îles tropicales, on rencontre soit des récifs frangeants, soit des
récifs-barrières séparés du rivage par un lagon. Mais l'île corallienne typique est l'atoll : il s'agit d'un
anneau de coraux de diamètre très variable, coupé de passes, entourant un lagon qui peut avoir plus de
30 mètres de profondeur
E. H. Bryan a dressé une liste d'environ 400 atolls : les trois quarts se trouvent en Océanie , d'où l'intérêt
particulier offert par le Pacifique pour leur étude. Certains atolls sont complètement isolés, mais la
plupart se groupent en archipels : les Tuamotu comprennent 75 atolls (909 km2 de terres émergées).
L'origine des atolls est toujours très discutée. Darwin avait émis l'hypothèse de l'affaissement lent d'un
volcan entouré de récifs coralliens. Le récif frangeant se transforme progressivement en récif-barrière et
devient un atoll lorsque le volcan s'est enfoncé sous l'océan. Grâce à leurs constructions, les polypes se
maintiennent toujours près de la surface. Des recherches récentes ont confirmé l'hypothèse de Darwin,
mais, à côté des mouvements d'affaissement du sol, il faut faire intervenir les variations récentes et
beaucoup plus rapides du niveau de la mer, liées aux glaciations quaternaires.
Les atolls présentent une grande diversité. D'abord, par leur taille : certains n'ont que quelques kilomètres
de périmètre, tandis que d'autres sont très vastes. Autre source de diversité : leur forme. Les atolls
circulaires sont rares et généralement de petite taille. Les atolls de grande taille ont des formes variées :
allongées, triangulaires, quadrangulaires, formant un polygone complexe. Les atolls se distinguent aussi
par l'étendue des terres émergées constituant les îles coralliennes. Entre les îles et les îlots, les passes sont
balayées par les tempêtes et par les vagues de marée haute. La largeur de la couronne récifale excède très
exceptionnellement 2 kilomètres et se situe le plus souvent entre 300 et 500 mètres. Le nombre des passes
mettant en communication le lagon et l'océan définit aussi les caractères différents des atolls. On
distingue les passes peu profondes, dites « passes pour pirogues », et les « passes profondes », accessibles
aux navires de haute mer. Les passes se localisent généralement sur le côté sous le vent de l'atoll. Enfin,
on peut prendre en compte la profondeur du lagon pour définir la diversité des atolls. En général, cette
profondeur ne dépasse pas quelques dizaines de mètres.
La structure d'un atoll typique permet d'en définir les principaux éléments constitutifs. Quatre unités
peuvent être distinguées : le « tombant vers le large » correspond à la bordure externe du récif ; il est
relayé, vers l'intérieur, par la plate-forme récifale, encore atteinte par les vagues à marée haute et pendant
les tempêtes ; le troisième élément est l'île émergée formée de débris d'origines variées, de sables, de
coquilles, de fragments de récifs ; le dernier élément, enfin, est le lagon. Chaque lagon présente des
caractéristiques originales, notamment en ce qui concerne les différents éléments qui en constituent le
fond : pâtés ou « patates » de corail, vases et boues calcaires, barres de mollusques comprenant huîtres
perlières et grands bénitiers
. Si les atolls véritables constituent la très large majorité des îles
coralliennes, il faut néanmoins faire une place aux atolls et récifs
III - La diversité du monde insulaire
Entre les petites îles océaniques et les grandes îles continentales, les différences de superficie peuvent être
considérables. Ainsi en est-il entre le Groenland (2 175 000 km2), la Nouvelle-Guinée (786 000 km2),
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Bornéo (735 000 km2), Madagascar (585 000 km2), la Terre de Baffin (467 000 km2) et Sumatra
(410 000 km2). Dans la catégorie des superficies situées entre 100 000 kilomètres carrés et plus de
200 000 kilomètres carrés, citons la Nouvelle-Zélande (265 000 km2 pour les deux îles associées),
Honshu, au Japon (230 202 km2), la Grande-Bretagne (229 840 km2), Sulawesi (170 000 km2), Java
(126 000 km2), Cuba (114 000 km2), Terre-Neuve (110 680 km2), l'Islande (102 820 km2). Puis viennent
des îles comme Hispaniola (Haïti, république Dominicaine) avec 77 250 kilomètres carrés et Sri Lanka
(65 610 km2). François Doumenge a attiré l'attention sur une classe que l'on pourrait appeler celle des
« grandes terres » où l'on peut regrouper les îles de 4 000 à 20 000 kilomètres carrés, autour d'une
moyenne de 10 000 kilomètres carrés. Toutes les autres îles, c'est-à-dire la quasi-totalité du domaine
insulaire tropical, n'atteignent pas une surface unitaire de 3 000 kilomètres carrés, et parmi elles toute une
poussière d'îles ne dépassent pas quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres carrés.
Le même auteur a affiné la notion d'insularité en utilisant l'« indice côtier ». L'île se caractérise d'abord
par son rivage, lequel peut être rapporté à la surface émergée. Pour qu'il y ait véritablement « insularité »,
il faut que la superficie de l'île ne soit pas trop importante. L'île la plus maritime est celle où les terres
émergées se répartissent autour d'un lagon, ce qui est le cas des atolls. Si l'on considère un lagon de
20 kilomètres de diamètre, il y aura 133 kilomètres de rivages (63 km de rivages internes et 70 km de
rivages externes). Si la formation émergée a une largeur moyenne de 1 kilomètre, cela donne une terre de
70 kilomètres carrés, soit un rapport voisin de 2. En réalité, l'indice côtier est souvent beaucoup plus
élevé, car les parties émergées du bourrelet de l'atoll sont fragmentées en multiples îlots. Plus les
dimensions des îles augmentent, plus l'indice côtier baisse. Avec 400 kilomètres carrés (20 km × 20 km),
l'indice tombe à un cinquième (1 km de côtes pour 5 km2). La disposition du relief doit être prise en
considération : pour une même surface, une île longue et étroite a un indice côtier supérieur à celui d'une
île massive. Dès que le rapport tombe à un vingt-cinquième (1 km de côtes pour 25 km2), la continentalité
s'affirme.
L'indice côtier doit être complété par un « indice d'isolement » fondé sur le rapport existant entre la
surface émergée d'une île et la « zone économique exclusive » des 200 miles. S'il n'existe pas d'autre terre
à moins de 360 kilomètres de la ligne de rivage, une île de 1 kilomètre carré de surface émergée permet le
contrôle d'une zone maritime de 380 000 kilomètres carrés. C'est le cas de Clipperton (au large de la côte
occidentale du Mexique) ou de la Nouvelle-Amsterdam (partie méridionale de l'océan Indien).
L'isolement est total. Plus les îles se rapprochent et plus l'indice d'isolement diminue. Au-dessous de
l'indice 100, il n'existe plus d'isolement insulaire.
IV - Les climats insulaires
Il est bien difficile de dégager des traits climatiques communs aux îles, tant leur variété est grande. La
latitude et la situation géographique jouent un rôle prépondérant pour définir les types de climats : polaire,
froid, océanique, désertique, tropical, etc. Si les Kerguelen n'ont pas été colonisées de manière
permanente, alors qu'elles ont une superficie de 7 000 kilomètres carrés, c'est largement à cause de leur
climat froid (température moyenne annuelle voisine de + 3 0C, mois les plus chauds + 6,5 0C).
Les îles du Cap-Vert sont bien différentes ; elles sont situées au large de l'Afrique sahélienne (SaintLouis, Sénégal). L'archipel est tout entier compris dans la région des faibles précipitations et des pluies
irrégulières. Sur la plus grande partie des plaines et bas plateaux, la tranche d'eau reçue est d'environ
250 millimètres par an.
Indépendamment de la situation géographique des îles en latitude, l'attention doit porter sur l'importance
du relief. Les îles basses sont en général peu arrosées et ont un déficit hydrique non négligeable. Celui-ci
est renforcé par la nature des sols, graviers et sables étant les plus communs.
Dans la zone des alizés, les îles montagneuses offrent une grande diversité de climats. Le fait majeur est
l'exposition par rapport au vent d'est dominant : la côte tournée vers l'est est dite « côte au vent ». Elle
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reçoit de plein fouet l'alizé, et les terres hautes sont copieusement arrosées sous l'effet du phénomène de
détente adiabatique qui contraint les masses d'air d'alizé, chaudes et humides, à donner de fortes
précipitations. Inversement, le versant ouest, qui tourne le dos à l'alizé, appelé « versant sous le vent », est
une zone peu arrosée par suite du phénomène de fœhn qui éloigne les masses nuageuses ayant franchi les
crêtes de leur point de Ces îles montagneuses à climat d'alizé offrent donc, sur une superficie modeste,
une grande diversité de climats et de formations végétales. En règle générale, la température moyenne
s'abaisse de 0,5 0C à 0,6 0C par 100 mètres d'élévation.
Du point de vue des paysages végétaux, le contraste est grand entre les forêts hygrophiles de type
équatorial, les « savanes » d'altitude, les sphaignes sommitales des hauts massifs volcaniques, les halliers
xérophiles des stations sèches, les paysages à cactées que l'on rencontre dans les îles les plus sèches,
comme en Désirade ou à Par-delà cette grande diversité des climats insulaires, il est un fait général à
mentionner : l'influence océanique se traduit par l'atténuation des amplitudes thermiques, par la pureté de
l'atmosphère, par la permanence des vents et des brises. D'où le caractère attractif des îles comme lieux de
tourisme et de villégiature.
V - L'endémisme biologique
L'étude des peuplements végétaux et animaux des milieux insulaires révèle l'importance des phénomènes
d'endémisme. La réduction des effectifs de chaque population et la diminution du nombre des espèces
sont révélateurs de l'appauvrissement dû à l'isolement, d'autant plus que la superficie de l'île est plus
restreinte et que son éloignement par rapport au continent est plus grand. L'appauvrissement en espèces
s'accompagne d'une grande fragilité des associations.
À l'origine, les îles océaniques isolées ne portaient aucun être vivant. Leur peuplement s'est fait par
apports progressifs dus au vent, aux oiseaux, aux épaves flottantes, etc. La pauvreté générale de la flore et
de la faune, l'endémisme des espèces en sont les caractéristiques essentielles.
Quant aux archipels, entrent en compte le nombre d'îles, la configuration de chaque île et les distances qui
les séparent. Dans l'ensemble, la richesse des peuplements est beaucoup plus grande que dans une île
isolée. Néanmoins, ici comme dans le cas précédent, on note une pauvreté générale, spécialement en ce
qui concerne le nombre de taxons d'ordre supérieur.
La disparition de certaines espèces a, en contrepartie, favorisé le maintien de formes éliminées par la
compétition sur les continents voisins ; d'où la persistance de peuplements reliques que l'on qualifie de
« paléo-endémiques », par opposition aux espèces « néo-endémiques », qui ont évolué dans les îles à
partir des formes du continent.
Parmi les animaux paléo-endémiques recensés dans les îles, on peut citer : les tortues terrestres géantes
des Galápagos
, le varan géant au Komodo, les oiseaux aptères comme le dronte de l'île Maurice, les
ratites géants Plus une île comporte de formes de vie endémiques, et plus elle est fragile dès que les
hommes s'y installent. De très nombreuses îles ont perdu une grande partie des caractères originaux de
leur peuplement animal ou végétal soit par suite d'une prédation abusive concernant les oiseaux et les
reptiles, soit à la suite de l'introduction d'espèces végétales ou animales ayant bouleversé les équilibres
fragiles de l'écosystème insulaire. L'installation de populations colonisatrices (défrichements, plantations,
activités commerciales et industrielles) a eu des conséquences néfastes : les Petites Antilles, les
Mascareignes, les îles polynésiennes ont presque toutes perdu les éléments originaux de leurs
peuplements naturels. Le cas extrême est celui de l'île de Pâques.
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VI - Le peuplement humain des îles
Aubert de La Rüe fait remarquer que les îles ont toujours exercé une certaine fascination sur les hommes,
et qu'elles ont été très tôt colonisées par les habitants du continent. Très nombreuses sont les îles qui
furent occupées dès la préhistoire. Dès le Paléolithique la Sicile fut peuplée par les Sicanes. Les Grecs
fondèrent leurs premières colonies en Sicile vers le VIIIe siècle avant J.-C. Puis vint le tour des
Phéniciens, des Carthaginois, suivis par les Romains. Presque toutes les îles méditerranéennes présentent
une histoire comparable.
Bien différent est le peuplement des îles du Pacifique. Les grandes distances séparant îles et archipels, et
l'isolement des terres au milieu des vastes étendues océaniques, confèrent des caractères spécifiques au
peuplement de l'Océanie qui couvre 35 p. 100 de la surface de la Terre.
Le peuplement de l'Océanie se compose d'aborigènes australiens, de Mélanésiens et de Polynésiens.
L'Australie étant un continent et non une île, il n'est pas nécessaire de s'attarder sur son peuplement.
Rappelons seulement que le nombre des aborigènes était estimé à 300 000 individus avant l'arrivée des
Blancs, qu'ils n'étaient plus qu'une cinquantaine de milliers dans les années 1960, qui marquent le bas de
la courbe, avant que le recensement de 2001 ne mette en valeur la nouvelle et forte augmentation de leur
population avec 401 000 représentants.
Mélanésiens et Papous sont installés dans les îles constituant la Mélanésie, ou îles des Noirs. On distingue
parmi eux les Négritos, les Mélanésiens proprement dits et les Papous. Le troisième grand groupe est
celui des Polynésiens. Ces derniers ont colonisé le secteur central et oriental du Pacifique sud. Les
datations au carbone 14 placent cette occupation des îles entre — 2 500 et — 500 ans de notre ère. À
l'arrivée des Européens, pratiquement tous les archipels et les îles de quelque importance étaient peuplés.
La navigation pré-européenne dans le Pacifique avait atteint un rare degré de perfection, puisque ces
navigateurs ont pu coloniser des îles séparées par plusieurs milliers de kilomètres : 3 200 kilomètres des
Samoa à Tahiti, 4 000 kilomètres des Marquises à l'île de Pâques, minuscule point dans l'océan Pacifique.
Après cette grande phase d'expansion, les groupes connurent une longue période de consolidation dans les
îles et archipels où ils s'étaient installés. Les horizons se rétrécirent aux limites de ces terres insulaires,
chacune évoluant isolément. Mais c'est évidemment en Mélanésie, plus anciennement occupée, que
l'endémisme est le plus évident, allant jusqu'à un émiettement linguistique et sociologique étonnant. On
compte plusieurs centaines de langues en Nouvelle-Guinée et plus de quarante en Nouvelle-Calédonie !
La colonisation européenne, dans une première phase, a entraîné un recul démographique des populations
indigènes. Massacres et guerres ont fait de nombreux morts parmi les insulaires. Mais les maladies
importées par les Européens ont été beaucoup plus redoutables encore (rougeole, variole, coqueluche,
choléra, grippe...). En outre, le contact avec les Européens s'est souvent accompagné d'un ébranlement
psychologique se traduisant par un mal de vivre ou un refus de procréer. Enfin, la dernière cause
importante de chute démographique des populations indigènes fut le travail forcé ou sous contrat auquel
furent astreints les hommes. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l'effondrement démographique
était spectaculaire. Les Nouvelles-Hébrides et les Salomon étaient passées de 180 000 habitants vers 1860
à moins de 100 000 habitants vers 1925. Les Marquises étaient tombées de 25 000 à 30 000 habitants vers
1840 à 2 255 au recensement de 1926. Depuis lors, la situation s'est bien redressée. Le renversement de
tendance s'est produit à partir de 1910-1920. Dans certaines îles, on peut même parler de véritable
explosion démographique. L'exemple des Samoa occidentales (dénommées « Samoa » depuis 1997) est
tout à fait éloquent : 36 343 habitants en 1921, et près de 180 000 lors du recensement de 2006 !
Autre exemple insulaire : l'archipel antillais. Ces îles étaient occupées par les Caraïbes, qui avaient
conquis les îles sur les premiers occupants, les Arawaks. Ils avaient massacré les hommes et réduit les
femmes en esclavage.
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Les Arawaks, comme d'ailleurs les Caraïbes, étaient originaires des pays de l'Orénoque, dans le
Venezuela actuel. Les innombrables îles de l'archipel antillais bénéficièrent, pour leur peuplement, de la
relative proximité du continent sud-américain. Arawaks et Caraïbes progressèrent aisément d'île en île.
Les Canaries offrent un autre exemple de peuple décimé par la colonisation. Un gentilhomme normand
travaillant pour le roi d'Espagne, Jean de Béthancourt, découvrit l'archipel des Canaries en 1402-1404. Il
y trouva une population apparentée aux Berbères d'Afrique du Nord, les Guanches, depuis très longtemps
installés dans ces îles. Les Guanches vivaient dans les grottes, et leur niveau technique n'était guère
supérieur à celui des hommes de Cro-Magnon. Ils utilisaient le javelot de bois et la hache de pierre. Ils
ignoraient l'usage des métaux et la charrue. Les premiers colons espagnols du début du XVe siècle eurent
tôt fait de les massacrer.
Enfin, il convient de rappeler qu'un certain nombre d'îles isolées dans les immensités océaniques étaient
inhabitées lorsqu'elles furent découvertes par les Européens. Les navigateurs portugais qui abordèrent à
Madère en 1419, puis aux Açores en 1427, ne trouvèrent que des îles vides. « Madeira » était, comme
l'indique son nom, un pays couvert de forêts. Dans l'océan Indien, la Réunion, l'île Maurice et les
Seychelles étaient également désertes.
VII - Les effets démographiques de la colonisation européenne dans les îles tropicales
Ces milieux insulaires ont été des lieux privilégiés de colonisation blanche, car ils étaient beaucoup plus
faciles à contrôler que les continents tropicaux.
Les colonisateurs blancs relevaient de catégories sociales différentes. Les missionnaires ont partout joué
un rôle important, plus encore dans le Pacifique qu'ailleurs, étant donné la vigueur de l'affrontement entre
catholiques et protestants. Le planteur devint un personnage essentiel dans les « isles à sucre ». En
Océanie, l'intérêt porté par les Européens à l'agriculture
a profondément affecté la vie rurale indigène,
qui a mal supporté l'élimination foncière sur de vastes espaces et le contrôle exercé par les Blancs sur les
activités commerciales. L'histoire du peuplement blanc offre une grande diversité de situations : les
« engagés » jouèrent un rôle important dans les Antilles. La colonisation pénale tint également un rôle
non négligeable, notamment en Nouvelle-Calédonie.
Après l'abolition de l'esclavage, les planteurs demandèrent l'introduction de travailleurs sous contrat.
Dans le Pacifique, la recherche de main-d'œuvre devint aussi impérative. On se tourna alors vers les
sources de main-d'œuvre asiatiques : l'Inde (Antilles, Fidji, Maurice), la Chine (Hawaii, Tahiti, Samoa), le
Tonkin, Java, le Japon... La pénétration européenne a donc eu pour effet de transformer de nombreuses
îles en véritables kaléidoscopes de races, de langues et de religions.
Pendant plusieurs décennies (1910-1950), la population insulaire s'accrut très rapidement. Le contrôle des
naissances, dans de nombreuses îles, réduisit les excédents démographiques. L'émigration a aussi été une
solution pour les îles bénéficiant de pays d'accueil soit en raison d'une proximité géographique, soit en
raison de liens constitutionnels : forte émigration des Portoricains aux États-Unis, émigration des
Antillais des anciennes colonies britanniques vers la Grande-Bretagne, accueil des Antillais français en
métropole...
VIII - L'évolution économique des îles
Primitivement vouées à l'agriculture vivrière et à la pêche, les îles ont diversifié leur économie depuis la
colonisation. L'Océanie offre encore d'excellents exemples d'agriculture traditionnelle reposant sur les
rhizomes, les racines et tubercules
, et sur le cocotier
. Mais les puissances coloniales accaparèrent
des terres – et souvent les meilleures – pour développer les cultures d'exportation et l'élevage. Cette
nouvelle économie privilégia le cocotier dans l'ensemble des atolls et des îles basses, la canne à sucre aux
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Fidji, le caféier en Nouvelle-Calédonie et à Tahiti, etc. Mais c'est évidemment dans les « isles à sucre »
des Antilles et de l'océan Indien (Réunion, Maurice) que la mutation fut la plus importante, par suite de la
mise en place de la grande propriété et de l'arrivée massive d'esclaves noirs.
Quelques îles ont connu l'exploitation minière, telle l'exploitation des phosphates dans un certain nombre
d'îles coralliennes. En Nouvelle-Calédonie, l'extraction du minerai de nickel a bouleversé les anciens
équilibres économiques et sociaux.
Beaucoup plus spécifique du monde insulaire, surtout méditerranéen et tropical, est le succès du tourisme.
Ainsi les Hawaii, en dépit de leur isolement, ont accueilli 7,5 millions de visiteurs en 2006, qui ont
dépensé plus de 12 milliards de dollars. En 1959, lorsque l'archipel des Hawaii devenait le cinquanteneuvième État américain, il n'y avait eu que 243 216 visiteurs, vingt fois moins qu'à la fin des années
1980.
Les premières îles atteintes par le grand tourisme ont été les îles méditerranéennes ou atlantiques
proches : Baléares, Corse, Sardaigne, Canaries, Madère. Pour mettre en valeur les « gisements
touristiques » insulaires tropicaux, les opérateurs multinationaux et les grandes chaînes hôtelières sont
intervenus massivement pour équiper les rivieras d'hôtels de luxe et mettre à la disposition des touristes le
maximum de confort. L'archipel antillais est un excellent exemple des changements opérés par le
tourisme international pourvoyeur de devises. En tête se place Porto Rico, qui bénéficie de son
appartenance américaine. Parmi les autres « forteresses touristiques » antillaises, citons les Bahamas, la
Jamaïque, la république Dominicaine et la Barbade ainsi que les Antilles françaises, Aruba, Curaçao,
Sainte-Lucie, Trinidad. Le tourisme international a également connu un fort développement dans l'océan
Indien (Seychelles, Maurice) et le Pacifique sud (Polynésie française et Fidji en particulier). Le tourisme
s'inscrit dans l'ensemble des activités tertiaires créatrices d'emplois et permet d'élever le niveau de vie des
populations des petits États insulaires. L'inexistence de perspectives de développement, due à
l'éloignement, la taille restreinte et l'absence de ressources (y compris touristiques), ont poussé un certain
nombre de petites îles ou d'archipels à favoriser l'installation sur leur sol de structures financières offshore
leur apportant de conséquents revenus. En 1998 par exemple, les îles Caïman (70 km2) comptaient ainsi
584 banques ! En abolissant temps, espace et distance, Internet et les nouvelles technologies ont permis la
rapide extension d'un phénomène qui, s'il ne concerne pas que les micro-États îliens, loin de là, les
implique dans une proportion sans commune mesure avec leur poids réel dans l'économie mondiale.
Certaines îles (comme les Bahamas) ont même étendu la complaisance fiscale aux pavillons du même
nom.
La difficulté de l'étude des relations hommes-milieu insulaire tient à la diversité des îles. Les nombreux
paramètres caractéristiques de l'insularité – superficie, éloignement du continent, isolement dans
d'immenses océans, appartenance politique à un ensemble économiquement développé ou indépendance
proche de l'abandon, économie de plantation bien vivante ou vie rurale traditionnelle stagnante, rôle plus
ou moins important du tourisme et des services, etc. –, ces divers paramètres sont tellement nombreux que
la seule réalité géographique se trouve dans la connaissance approfondie des caractères originaux de
chaque île ou archipel. Quoi de commun entre l'« île » de Grande-Bretagne ou l'archipel japonais et l'île
de la Dominique ou l'archipel des Comores ?
Une île a les meilleures chances d'offrir de bons caractères d'insularité si elle a moins de
20 000 kilomètres carrés. Les petites îles sont les plus caractéristiques (moins de 1 000 à 5 000 km2).
Autre remarque : ce sont les îles et archipels tropicaux qui répondent le mieux aux critères de l'insularité.
Les îles de hautes latitudes arctiques ou australes constituent un monde à part, ne serait-ce que par leur
très faible peuplement. Quant aux îles tempérées océaniques ou méditerranéennes, elles ont été depuis si
longtemps colonisées par les grandes puissances continentales voisines qu'elles ont perdu l'essentiel de
leurs caractères spécifiques.
La valorisation géopolitique des petites îles tient à l'extension des eaux territoriales à 200 miles. Elle tient
aussi à l'attitude des instances internationales qui ont assoupli leur position à l'égard des conditions
d'adhésion des petits États. La géographie des îles se laisse donc mal réduire à des lois générales. Les îles
9
sont ce qu'en ont fait le génie des hommes qui y habitent ou qui les gouvernent. Leur diversité tient
davantage au rôle de l'histoire (peuplement, colonisation, statut politique) et aux faits de civilisation qu'au
fait insulaire lui-même.
 Guy LASSERRE,
Bibliographie
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ARCS INSULAIRES
Article écrit par Jean AUBOUIN
Les arcs insulaires sont des ensembles d'îles, la plupart volcaniques, réparties en un ou plusieurs
alignements courbes dessinant des arcs à convexité généralement tournée vers le large.
Les arcs insulaires sont des éléments essentiels des zones géodynamiques vivantes du globe terrestre : une
grande partie de l'activité sismique et volcanique mondiale s'y trouve concentrée.
Leur répartition correspond à celle de deux grandes ceintures orogéniques du monde où se sont formées
récemment ou se forment encore les grandes chaînes de montagnes du globe
. Le plus grand nombre
appartient à la ceinture péripacifique ; tous se trouvent situés dans le Pacifique ouest, auquel ils confèrent
un caractère très accusé ; l'arc japonais est le plus connu d'entre eux. Les autres appartiennent à la
ceinture dite téthysienne, du nom de l'océan aujourd'hui disparu dont sont nées les montagnes qui vont de
la zone caraïbe à l'Indonésie par les chaînes de l'Eurasie méridionale : arc des Antilles à la limite de la
mer des Caraïbes et de l'océan Atlantique, arcs tyrrhénien et égéen en Méditerranée, arc d'Indonésie dans
l'océan Indien. Il faut ajouter l'arc des Sandwich du Sud, dans l'Atlantique austral.
Beaucoup d'îles, volcaniques ou non, n'appartiennent pas à des arcs insulaires : toutes les îles du plateau
continental, ou de fragments de plateau continental, qui prolongent les structures – et éventuellement le
volcanisme – du continent voisin (par exemple les Canaries au large du Maroc). C'est encore le cas des si
nombreuses îles volcaniques intra-océaniques, souvent portées par de puissantes rides volcaniques
10
asismiques – comme les îles Hawaii, la Polynésie dans le Pacifique – ou par les rides médio-océaniques
– comme les Açores, Sainte-Hélène portées par la ride médio-atlantique. Ces îles intra-océaniques ont
d'ailleurs un volcanisme basaltique qui s'oppose au volcanisme andésitique des arcs insulaires. Dans son
célèbre ouvrage paru au XIXe siècle, La Face de la Terre, Eduard Suess avait ainsi mis en évidence une
« ligne de l'andésite » qui séparait le Pacifique central, au volcanisme basaltique, du Pacifique occidental,
au volcanisme andésitique d'arc insulaire.
I - Origine
Les arcs insulaires sont liés à la subduction océanique, le plus souvent en bordure de continents dont les
arcs insulaires se trouvent séparés par des mers marginales (qui naissent par extension entre l'arc insulaire
et le continent, comme c'est le cas général dans l'ouest du Pacifique) ; mais quelquefois ils existent en
plein domaine océanique, comme c'est le cas de l'arc des Tonga-Kermadec dans le sud-ouest du
Pacifique. Cela leur confère des caractères sismiques et volcaniques précis : l'arc insulaire se situe audessus d'un plan sismique dit de Benioff, sur lequel se trouvent les foyers des séismes jusqu'à
700 kilomètres de profondeur et qui correspond à la plongée de la plaque océanique sous l'arc insulaire.
Le volcanisme y est de type calco-alcalin, autour d'un type andésitique moyen, et s'exprime le plus
souvent par des éruptions violentes : les volcans des arcs insulaires sont parmi les plus dangereux du
monde.
Par ces caractères, les arcs insulaires appartiennent à la même famille que les cordillères américaines de
l'est du Pacifique, elles aussi liées à la subduction de l'océan Pacifique sous les continents américains. La
différence est faite par la naissance des mers marginales qui séparent les arcs insulaires du continent. Elle
paraît due à des « taux de convergence » différents : lorsque la subduction est relativement lente, les
réaménagements de matière dans le manteau supérieur au-dessus du plan de Benioff conduisent à une
expansion océanique locale qui donne naissance aux mers marginales ; lorsque la subduction est
relativement rapide, la compression l'emporte et les conditions de la naissance des mers marginales ne
sont pas réunies. Telle est bien l'opposition des deux rives du Pacifique : à l'ouest, on y connaît encore la
croûte océanique d'âge secondaire, la plus ancienne faisant face au Japon (Jurassique : 160 millions
d'années) ; tandis qu'à l'est, c'est partout la croûte tertiaire (de moins de 70 Ma) qui entre en subduction
sous les Amériques, avec des secteurs de croûte particulièrement récente, comme au droit de l'Amérique
centrale (croûte d'âge miocène : 20 Ma) ou du nord-ouest des États-Unis, où la croûte est pratiquement
actuelle. Cette dissymétrie du Pacifique témoigne d'une subduction plus active à l'est, puisque la croûte
océanique équivalente en âge à celle du Pacifique occidental est déjà passée en subduction sous les
Amériques.
II - Éléments structuraux
Un arc insulaire comporte
:
1. Une fosse, au niveau de laquelle se produit la subduction océanique ; son mur externe est formé par la
plaque océanique plongeante ; son mur interne, qui constitue la pente de l'arc, est formé par
l'accumulation des terrains océaniques superficiels qui, ne passant pas dans la subduction, forment un
prisme d'accrétion.
La subduction n'est pas toujours accompagnée d'accrétion. Notamment, au niveau des cordillères de l'est
du Pacifique
: A, B, C), la subduction prend l'allure d'une chute de la plaque océanique (sous l'effet
de son poids) qui entraîne l'effondrement de la marge continentale par un jeu de failles en marches
d'escalier.
Un 2. arc frontal volcanique ; il est courant que ces volcans, à émission en général andésitique, soient
récents (ils n'ont en général pas plus de quelques millions d'années) ; ils s'appuient sur des terrains plus
11
anciens, sédimentaires, métamorphiques, magmatiques, que l'on considère souvent comme des terrains
plus anciennement « accrétés » par le processus de subduction. Il peut cependant s'agir de fragments du
continent voisin détachés par l'ouverture de la mer marginale. Ces terrains peuvent alors être très anciens :
le Japon s'appuie sur des fragments du continent asiatique d'âges primaire (plus de 200 Ma) et
précambrien (plus de 600 Ma).
Parfois, quand le processus d'accrétion semble très actif, le sommet de la pente forme une zone haute qui
limite un bassin d'arc frontal où s'accumulent de puissantes séries sédimentaires détritiques.
Le haut de pente peut émerger pour former alors un arc externe non volcanique qui détermine l'arc
volcanique comme un arc interne. Il y a ainsi, par le monde, des arcs insulaires doubles – comme l'arc
indonésien, l'arc des Antilles (l'arc externe n'émerge qu'à la Barbade) ou l'arc égéen – et des arcs
insulaires simples, comme la plupart des arcs de l'ouest du Pacifique.
3. Un bassin d'arrière-arc qui peut évoluer en une mer marginale de dimension plus importante. Née d'un
mouvement d'extension au-dessus du plan de subduction, la mer marginale a une croûte océanique,
parfois complexe, car des fragments de croûte continentale peuvent y rester dispersés, mais toujours
récente : toutes les mers marginales sont d'âge tertiaire, donc de moins de 70 Ma et souvent beaucoup
moins, tandis que les grands océans ont un âge qui peut atteindre 190 Ma.
La mer marginale borde généralement le continent voisin. Mais quelquefois, par suite d'une migration de
la subduction vers l'océan, comme au niveau des Philippines, des arcs résiduels limitant un bassin
marginal devenu inactif sont abandonnés au profit d'un nouveau dispositif arc insulaire-mer marginale,
actif celui-ci. De tels « sauts de subduction » peuvent ainsi se produire plusieurs fois (il y en eut trois dans
le cas des Mariannes, ce qui confère à la mer des Philippines une grande complexité). Dans de tels cas, la
mer marginale est bordée par l'arc frontal actif d'un côté et un arc résiduel inactif de l'autre ; c'est le bassin
marginal inactif le plus ancien qui borde le continent (4,
).
III - Place dans l'espace et dans le temps
Généralement, la subduction qui donne naissance à l'arc insulaire se fait en direction du continent : c'est le
dispositif général tout autour du Pacifique central
, selon ce qui constitue la fameuse ligne de
l'andésite de E. Suess. Mais dans le Pacifique occidental, la situation est plus variée
. Il y a des
subductions à vergence continentale : l'arc tourne sa convexité vers l'océan et il est séparé du continent
– ou d'un arc résiduel – par une mer marginale en extension. Il y a des subductions à vergence océanique :
l'arc tourne alors sa convexité vers le continent, dont il est séparé par une mer marginale d'un type
particulier puisque c'est elle qui entre en subduction sous l'arc ; tel est le cas dans le sud-ouest du
Pacifique autour de l'Australie, avec l'arc des Salomon et l'arc des Nouvelles-Hébrides. Certains
ensembles insulaires sont ainsi compris entre deux zones de subduction convergentes : telle est la
situation de l'archipel des Philippines ou encore du plateau des Fiji
.
Dans certains cas, le processus de subduction approche de sa fin par la collision entre arc insulaire et
continent : ainsi en est-il en Indonésie
, où l'on passe, d'ouest en est, de la subduction pure de
l'océan Indien à la collision avec le continent australien ; ou encore des Philippines à Taiwan
, cette
grande île étant récemment entrée en collision avec le plateau continental asiatique, dans le prolongement
septentrional de la subduction encore active dans la fosse de Manille.
Les arcs insulaires actuels ne sont qu'une étape dans une évolution qui conduit à la formation des chaînes
de montagnes. Dans le passé, beaucoup d'entre elles, notamment les chaînes alpines issues du vaste océan
nommé Téthys qui séparait les continents aujourd'hui septentrionaux et méridionaux, sont passées par un
stade arc insulaire qui s'est achevé dans la collision des continents. D'ailleurs, cette collision n'est parfois
pas complètement accomplie, comme dans l'arc égéen, dont la subduction est proche de s'achever par la
collision avec l'Afrique qui devrait intervenir dans les tout prochains millions d'années.
12
 Jean AUBOUIN
Bibliographie
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Récifs
Au sens large du terme, un récif est un relief cohérent et à surface irrégulière, voire déchiquetée, qui
parvient jusqu'au niveau de la mer. Habituellement, la majeure partie du récif est submergée et, seuls, les
sommets dépassent, de peu, le niveau de l'eau calme, ce qui les rend dangereux pour la navigation. Le
terme de récif s'emploie rarement pour désigner des écueils formés de roches du substrat et on le limite
généralement à des constructions récentes, telles que les grès de plage ou les constructions biologiques
comme celles des hermelles (dans la baie du Mont-Saint-Michel, par exemple). Mais l'usage de loin le
plus fréquent du terme concerne les constructions coralliennes, et plus spécialement celles des mers
chaudes, les seules d'ailleurs qui puissent émerger. C'est à ces seuls récifs coralliens que sera consacrée la
suite de cet article.
Les récifs coralliens
sont des constructions biologiques, formées principalement de squelettes
calcaires sécrétés par des organismes coloniaux parmi lesquels dominent les coraux. Ils sont
caractéristiques des mers chaudes et propres. L'originalité de certaines de leurs formes, les atolls, et du
milieu qu'elles constituent, la complexité de leur évolution géomorphologique et biogéographique,
l'intérêt économique de leurs formes fossiles font que leur étude a été l'objet, depuis longtemps déjà, de
l'attention de chercheurs éminents qui ont pu expliquer les mécanismes de leur formation.
I - Nature et disposition des récifs
Les coraux sont l'élément majeur de communautés dans lesquelles sont enchevêtrés des madréporaires
(dont les polypiers constituent l'armature du récif), des algues calcaires, des alcyonaires, des polychètes et
des bryozoaires, et où circulent des mollusques, des crustacés, des échinodermes (étoiles de mer, oursins)
et des poissons brouteurs. Si le squelette du récif est d'origine animale, la majeure partie de la matière
vivante est végétale (peut-être les trois quarts) et l'ensemble est étroitement imbriqué, ce qui assure sa
cohésion.
Les coraux « hermatypiques », responsables de la construction des récifs, sont des animaux qui ne
prospèrent que dans des eaux chaudes (plus de 18 0C), à faible amplitude thermique saisonnière (pas plus
de 3 0C), comportant peu ou pas du tout de matières minérales en suspension et suffisamment agitées pour
que le renouvellement des aliments et de l'oxygène soit assuré. Ne vivant qu'en symbiose avec des algues
unicellulaires photophiles (zooxanthelles), les coraux exigent en outre un éclairement suffisant, ce qui
interdit leur développement en eau profonde (ce sont des espèces très différentes qui peuplent les fonds
rocheux de certains précontinents tempérés, entre 50 et 300 m de profondeur).
La vitesse de croissance des récifs est très variable selon l'exposition et les conditions climatiques ; mais
elle est de l'ordre de grandeur du centimètre par an. Des vitesses de croissance suffisantes pour compenser
13
l'action des prédateurs ne sont atteintes que là où la température des eaux dépasse 23 0C, ce qui explique
que des récifs coralliens de belle taille ne se rencontrent (sauf dans le cas d'un courant chaud, comme aux
Bermudes) qu'entre 300 de latitude nord et 280 de latitude sud. Les courants froids, notamment ceux des
façades occidentales des continents, réduisent sensiblement les possibilités de développement des récifs
coralliens.
Disposition zonée d'un ensemble récifal
Développé à partir d'un substrat situé à faible profondeur, l'ensemble récifal croît vers le haut jusqu'au
voisinage immédiat du niveau de la mer, qu'il dépasse parfois. Ce niveau étant atteint, il ne peut plus se
développer que latéralement, sauf s'il est soumis à une érosion qui abaisse son sommet. Toutes les parties
du récif ne sont plus soumises aux mêmes conditions de milieu : les unes sont encore battues par les
houles, d'autres ne sont baignées que par une eau calme plus ou moins surchauffée, d'autres encore
cessent de recevoir des apports suffisants d'eau et dépérissent. Il en résulte une diversification et, par
rapport à la face la plus battue, une zonation qui, dans les récifs les plus complets, comporte les éléments
suivants
: un front, un platier, un revers.
Le front
Lorsque le récif corallien est construit en eau profonde, l'escarpement qui le limite vers le large est formé
à la base de ses propres débris, blocs de corail mort détachés du récif et éboulés sur le versant ; celui-ci a
une pente de l'ordre de 450. Les blocs du sommet de l'éboulis se trouvent dans la zone éclairée et portent
des organismes vivants qui les cimentent et les réincorporent à l'ensemble cohérent. Divers genres de
coraux, puis d'algues, s'étagent en fonction de l'éclairement et de l'agitation de l'eau. Le sommet de
l'escarpement, qui est le point le plus battu du récif, porte une crête algale, à lithothamniées parmi
lesquelles domine le genre Porolithon. Cette crête, qui peut dépasser nettement le niveau de l'eau calme
lorsqu'elle est battue par des houles longues et que les algues sont régulièrement aspergées ou submergées
par les vagues, enferme un « platier récifal », situé en contrebas, sur lequel l'eau du large pénètre à chaque
déferlement. L'évacuation de cette eau se fait généralement par des brèches dans la crête bordière,
profondes rainures le long desquelles la violence du courant interdit la prolifération des organismes
vivants. Entre ces sillons, les algues prolifèrent et forment des éperons qui culminent parfois vers un
mètre au-dessus du niveau de l'eau calme et, en se développant latéralement, parviennent quelquefois à se
rejoindre par-dessus les sillons et à transformer ceux-ci en tunnels.
Le platier
Le platier récifal n'est qu'indirectement alimenté en eau, et celle-ci, qui n'est qu'épisodiquement agitée,
s'échauffe sensiblement. Le platier peut avoir plusieurs centaines de mètres de large et son fond est
irrégulier ; il abrite divers types de communautés, réparties selon la hauteur de l'eau et la distance à la
crête (cette distance règle l'agitation et, dans une certaine mesure, la température de l'eau). Les algues
calcaires se mêlent largement aux coraux dans la zone encore assez agitée, puis les coraux dominent, sous
forme de touffes, édifices cylindriques dont la périphérie est seule vivante ; loin de la crête, l'eau chaude,
calme et peu profonde, permet la vie d'alcyonaires qui forment des dalles au niveau des basses mers.
Lors des tempêtes, le platier récifal peut être balayé par les houles, qui brisent certaines constructions, les
transportent et forment des accumulations, soit sur le platier lui-même, ainsi hérissé de levées détritiques,
soit au-delà du platier, sous forme d'îles. L'érosion du platier, effectuée de la sorte périodiquement,
permet la régénération de corail vivant en restituant une hauteur d'eau suffisante. Des proliférations
anormales de prédateurs (des étoiles de mer par exemple) peuvent aussi abaisser sensiblement le niveau
du récif.
Les îles formées, de façon discontinue, sous le vent du platier comportent des blocs de corail, mais surtout
des sables coralliens (entièrement carbonatés) que le vent remanie en dunes pouvant atteindre quelques
mètres au-dessus des plus hautes mers ; ces îles sont colonisées par la végétation, notamment par les
cocotiers ; parfois, elles protègent des régions submersibles où ne s'accumulent que des matériaux fins et
où s'installe la mangrove. Lorsque l'agitation de la mer provient toujours du même côté, les îles migrent
progressivement, de plus en plus loin de la crête algale. Il arrive même qu'elles disparaissent
complètement si leurs matériaux sont engloutis sur l'éboulis du revers.
14
Le revers
Le revers du récif fait face à des eaux plus calmes, du côté sous le vent. Comme la migration des îles se
fait à ses dépens, il est souvent étroit, avec un platier de largeur modeste, et parfois inexistant. Sur ce
platier peu agité, les coraux dominent sur les algues et la crête algale est peu ou point développée, faute
de houles assez fortes. L'éboulis qui fait suite comporte beaucoup plus de sable que le blocs, ce qui fait
que sa pente est plus modérée.
Plans des récifs
La description précédente correspond à une plature corallienne simple, située dans une mer dans laquelle
l'agitation provient toujours du même côté et installée sur un substrat peu profond de forme quelconque.
Mais, en réalité, la plupart des constructions coralliennes sont beaucoup plus complexes, notamment
parce que dans bien des cas leur substrat est composé de récifs morts dont le plan reflète déjà une très
longue évolution. Les plans de récifs coralliens répondent donc aux types suivants : plature corallienne,
récif frangeant, récif-barrière, atoll, faro.
Les platures coralliennes
Les platures coralliennes sont les sommets, plats, de bancs de coraux installés sur des hauts-fonds de
largeur médiocre, généralement allongés perpendiculairement ou parallèlement aux houles dominantes.
Les îles qui s'y maintiennent (difficilement, parce que leurs matériaux basculent souvent, et de façon
définitive, sur l'éboulis du revers) sont très variables quant à leur plan ; ce sont des îles de sable, ou cayes,
mal fixées par la végétation. L'élargissement progressif de telles platures se fait tant vers le front (par
construction biologique) que vers le revers (par accumulation de débris).
Les récifs frangeants
Les récifs frangeants sont beaucoup plus stables, parce qu'ils s'adossent à des terres émergées, souvent
volcaniques (mais parfois il s'agit de récifs anciens, soulevés tectoniquement). Ils ourlent le littoral des
îles, mais de façon discontinue, parce qu'au droit des embouchures des fleuves il y a trop de matières en
suspension pour que les coraux puissent vivre. Leur progression se fait vers le large, par migration de la
crête algale vers les eaux les plus agitées. Les débris balayés sur le platier récifal lors des tempêtes
s'accumulent le long du littoral, en plages de sable calcaire.
Les récifs-barrières
Les récifs-barrières ne sont pas adossés aux rivages des îles, mais disposés nettement en avant de ces
rivages, à plusieurs kilomètres, parfois plusieurs dizaines de kilomètres. Leur disposition face au large est
analogue à celle déjà décrite plus haut, mais leur revers domine, au lieu de la mer ouverte, un lagon qui
occupe l'espace entre le récif et la terre ferme. Les eaux y sont calmes, chaudes, parfois un peu boueuses.
Les éboulis du revers du récif-barrière tendent à combler progressivement le lagon, au colmatage duquel
concourent déjà les sables d'origine corallienne, transportés par le vent et les courants, ainsi que les sables
et boues détritiques terrigènes. Selon l'importance relative des deux apports, les coraux peuvent ou non se
développer dans le lagon.
Les atolls
Les atolls sont des récifs de plan annulaire, qui entourent un lagon que n'occupe aucune île non
corallienne
. En l'absence de toute boue terrigène, le lagon est généralement occupé par de nombreux
récifs internes, qui comportent peu d'algues calcaires parce que l'agitation est insuffisante pour elles. Ces
récifs internes sont particulièrement bien développés dans la partie du lagon située sous le vent, parce que
les vagues émues par le vent pendant la traversée du lagon y sont mieux développées et entretiennent une
petite agitation de l'eau qui assure le renouvellement de la nourriture. Le fond du lagon est irrégulier,
certaines parties pouvant être trop profondes pour que s'y construisent des édifices coralliens : la
sédimentation est alors uniquement formée de débris sableux. Les récifs internes se dressent sur cette
plaine sédimentaire irrégulière et parviennent jusqu'à la surface, où ils constituent des platures récifales
analogues à celles de la mer ouverte, mais dépourvues de toute crête algale. Après une longue évolution,
ces récifs internes peuvent à leur tour avoir des plans très complexes dus aux inégalités de
renouvellement de l'eau.
15
Le chapelet d'îles qui couronne le platier récifal externe est généralement assez clairsemé pour qu'en
beaucoup de points les plus fortes vagues de tempête puissent franchir toute la largeur du platier et faire
pénétrer des eaux du large dans le lagon. De ce fait, le courant de sortie des eaux excédentaires entretient
dans l'anneau récifal des brèches plus ou moins larges, des passes, généralement profondes.
Les îles sont inégalement réparties sur le platier : le plan des atolls est dicté par les conditions
topographiques (présence de grands fonds océaniques à proximité, dans lesquels peuvent se perdre une
grande partie des blocs ou autres débris), mais surtout par les conditions climatiques. Les îles migrent en
effet épisodiquement sous l'influence des houles de tempête, et cette migration se fait soit toujours dans le
même sens quand les vents sont constants (dans la zone des vents alizés par exemple), soit
alternativement dans un sens et dans l'autre lorsque existent des alternances régulières de vents : en pays
de mousson ou dans l'aire balayée par les déplacements saisonniers de la convergence intertropicale. C'est
par l'intermédiaire des houles dominantes qu'ils soulèvent que les vents permanents ou saisonniers
modèlent les atolls. Dans les zones de vents alizés, la croissance corallienne est beaucoup plus active du
côté au vent, et c'est de ce côté seulement que se développent les îles, d'où la fréquence des plans d'atolls
en fer à cheval. Lorsque deux vents de direction rigoureusement opposée alternent, comme en Asie des
moussons, des atolls formés de deux fers à cheval opposés peuvent se constituer. Ces formes allongées
sont assez fréquentes sur les plateaux continentaux, où les bancs qui ont servi du substrat étaient déjà
façonnés par les courants et les houles selon des plans étirés. Les atolls du plein océan, construits au
voisinage de profondeurs considérables, ont souvent des plans plus circulaires ; mais la répartition des îles
y est aussi fonction des vents dominants.
Les faros
Les faros sont des récifs coralliens à deux fronts, qui sont battus alternativement par des houles
énergiques. Ils peuvent être constitués soit par le développement de platures récifales isolées, progressant
par construction sur leurs deux fronts à la fois, soit par l'élargissement de la couronne récifale d'un atoll,
quand la largeur du lagon est si importante que des houles internes énergiques peuvent y naître. La
progression des deux fronts, qui s'écartent ainsi progressivement l'un de l'autre, permet la constitution,
dans la partie médiane, d'îles ou de lagons secondaires. Les faros apparaissent ainsi comme de petits atolls
organisés en chapelets autour d'un vaste lagon commun : ils sont fréquents dans le nord des îles Maldives.
II - Formation des récifs coralliens
Les récifs coralliens exigent, pour se former, des conditions écologiques qui ont été indiquées
précédemment, c'est-à-dire des eaux claires, chaudes et ensoleillées. Mais il leur faut aussi un substrat
solide qui soit immédiatement couvert par de telles eaux. Aussi ne rencontre-t-on de récifs que dans
certains milieux, où un tel substrat existe ou a existé à de faibles profondeurs.
Milieux de formation
Les récifs coralliens se rencontrent sur les plateaux continentaux, soit en bordure immédiate du littoral,
soit sous forme de récifs-barrières, ou encore construits en pleine mer à la faveur d'une irrégularité du
fond (banc de sable ou de galets, ou relief structural façonné dans les roches sous-jacentes). C'est le cas
de la Grande Barrière australienne
, des récifs qui entourent la presqu'île du Yucatán (les uns près de
la côte, les autres à l'accore de l'escarpement continental), des platures récifales ou des atolls de
l'Insulinde (qui n'existent que là où les courants empêchent tout dépôt de vase). Il en existe aussi sur les
micro-continents, notamment dans l'océan Indien où de tels fragments de continent se trouvent en
nombre : souvent presque entièrement submergés, les micro-continents culminent fréquemment assez
près de la surface pour que sur chaque sommet se soit développée une formation récifale. Les archipels
récifaux les plus caractéristiques de ce type sont ceux des Maldives et des Laquedives, au sud-ouest du
Dekkan.
Les arcs insulaires, plus ou moins complexes, qui accidentent certaines régions de l'océan Indien ou du
Pacifique sont également propices aux développement des récifs. Ces arcs, dus au soulèvement de la
croûte au voisinage des fosses, portent celle-ci tantôt à l'émersion, et les îles ainsi formées sont alors
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entourées de récifs frangeants ou de récifs-barrières, tantôt à des profondeurs très faibles, sur lesquelles
peuvent se développer des constructions isolées, platures coralliennes ou atolls.
Toutefois, les atolls les plus spectaculaires forment des archipels disposés en traînées au milieu des
grandes profondeurs océaniques : les flancs des atolls, avec leurs pentes d'éboulement de l'ordre de 45 0,
plongent alors jusqu'aux collines abyssales. En surface, tout est fait de corail, vivant ou mort, et on a
l'impression d'un édifice entièrement corallien, haut de 4 000 ou 5 000 m, ce qui est évidemment contraire
à ce que l'on sait de la croissance des coraux.
Mécanisme de mise en place des récifs coralliens pélagiques
Vers le milieu du xixe siècle, Darwin proposa d'expliquer le développement des atolls pélagiques par le
mécanisme de la subsidence de reliefs volcaniques et de la croissance corrélative des récifs périphériques.
Selon cet auteur, lorsqu'un volcan surgit dans les profondeurs océaniques et que son sommet parvient à
émerger, une phase d'érosion régularise d'abord sa pente et son contour, puis l'érosion se calme et les
apports détritiques deviennent négligeables. Il se forme alors, si les conditions hydrologiques sont
favorables, un récif frangeant adossé au relief volcanique. Si la position relative du niveau de la mer
restait stable, le récif ne se développerait que par progression latérale, vers le large. Mais un tel relief
postiche, surchargeant la croûte océanique, tend à s'enfoncer peu à peu (subsidence) et la couronne de
corail vivant, grâce à l'élévation relative du niveau de la mer, peut se développer également vers le haut.
L'ancienne plature de corail mort est au contraire submergée et donne naissance à un lagon qui entoure le
relief volcanique initial ; c'est le stade du récif-barrière, nettement détaché de l'île centrale. La poursuite
de cette subsidence entraîne une croissance continue du récif, dont les débris s'accumulent tant sur le front
(éboulis) que sur le revers (sables coralliens), tandis que progressivement le relief volcanique disparaît
sous le niveau de la mer ; il ne reste alors qu'un lagon sans île centrale : c'est le stade de l'atoll.
Tombée en discrédit au début du xxe siècle, la théorie de Darwin a été reprise en 1927 par W. M. Davis et
confirmée depuis grâce à de nombreux forages profonds, qui ont permis de préciser la chronologie du
processus pour un assez grand nombre d'atolls. Dans divers cas, le substrat volcanique ne culmine qu'à
plus de 1 000 m de profondeur, et les coraux les plus anciens datent parfois du Crétacé. Parallèlement, les
études géophysiques entreprises au voisinage ont confirmé la tendance à la subsidence des aires
océaniques qui encadrent ces reliefs postiches porteurs d'atolls.
Les variations eustatiques du niveau de la mer, et notamment celles du Quaternaire, compliquent le
problème : en effet, alors que les transgressions quaternaires ont pu accélérer le rythme de la montée
relative du niveau de la mer le long des édifices subsidents jusqu'à exiger des coraux des vitesses de
croissance insoutenables (du moins pour ceux qui vivent dans les régions écologiquement marginales), les
régressions au contraire ont entraîné à maintes reprises l'émersion des récifs et le développement de récifs
frangeants au flanc des anciens atolls largement émergés. Sur les plateaux continentaux ou les microcontinents, certains récifs émergés jusqu'à leur base moururent totalement. Parfois, ils n'ont pas été
recolonisés par les coraux lors de la dernière transgression, de sorte qu'on ne les retrouve que comme
formes submergées et inactives (tel le Grand Banc des Chagos, où un grand nombre de basses culminant
toutes à 29 m de profondeur semblent représenter l'ancien récif aujourd'hui mort).
L'existence de récifs émergés, quelquefois portés à des altitudes élevées (jusque vers 1 000 m en
Nouvelle-Guinée), a été jadis invoquée à l'encontre de la théorie de Darwin ; mais de tels récifs n'existent
pas dans les archipels du plein océan, installés sur des reliefs postiches : on les rencontre seulement dans
des zones tectoniquement actives, ceintures montagneuses ou arcs insulaires bordant des fosses
océaniques, dans lesquelles les plissements actuels dénivellent les formes anciennes. L'archipel des
Tukang Besi
, au sud-est de Célèbes, est ainsi composé de quatre rangées d'îles, alternativement
situées sur des anticlinaux (elles sont alors constituées de récifs soulevés jusqu'au-delà de 200 m
d'altitude, avec des récifs frangeants étagés) et sur des synclinaux (ce sont alors des atolls).
III - Répartition et importance des récifs
Malgré les strictes limitations à leur développement qui sont imposées par leurs exigences écologiques,
les récifs tiennent une place considérable dans les océans actuels. Ils en ont tenu une plus importante
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encore dans les océans du passé, mais risquent de perdre du terrain dans l'avenir si on ne les protège pas
contre certaines menaces.
Répartition mondiale actuelle
Les conditions écologiques actuelles déterminent pour l'essentiel la répartition des récifs. Les
températures de l'eau de surface, la répartition des eaux turbides apportées par les grands fleuves,
l'existence à des profondeurs modestes de fonds durs pouvant servir de substrat expliquent l'inégale
densité des constructions récifales dans le domaine tropical, leur principale aire de développement étant le
monde indo-pacifique. Il subsiste pourtant quelques anomalies que seule l'histoire quaternaire semble
susceptible d'expliquer.
Océan Pacifique
Dans l'océan Pacifique, les récifs abondent jusque vers 26 ou 270 de latitude, tant au nord qu'au sud, dans
tout le centre et l'ouest de l'océan. Mais, à l'est, la présence d'eaux plus froides fait que les récifs ne se
rencontrent que depuis le sud de la Basse-Californie jusqu'à l'équateur ; encore ne s'agit-il là que de
formes mal développées, limitées aux régions (des promontoires le plus souvent) où ne se manifestent pas
de remontées d'eaux profondes. Sur les côtes occidentales de l'océan, les récifs de la Grande Barrière
australienne sont considérablement développés au nord de 250 sud. Dans l'hémisphère Nord, les récifs
sont rares en bordure du continent, mais abondants autour des îles, surtout celles qui sont baignées par des
courants chauds : on trouve de beaux récifs dans les îles Ryūkyū jusque vers 280 nord, et des récifs
« souffreteux » jusqu'au sud du Japon.
Au large, des archipels partiellement récifaux sont installés sur les rides volcaniques qui s'élèvent au
milieu des aires océaniques suffisamment chaudes, avec une succession caractéristique de divers types
d'îles : à l'extrémité nord-ouest de chaque archipel, des îles purement coralliennes, des atolls, puis des îles
volcaniques très affaissées entourées de récifs-barrières ; on rencontre ensuite des îles volcaniques à
reliefs frangeants, enfin des volcans, récemment éteints ou encore actifs, en proie à l'érosion et non bordés
de récifs.
Océan Indien
Dans l'océan Indien, les plus beaux archipels récifaux sont installés sur les micro-continents (îles
Laquedives, Maldives, Chagos), sur les arcs insulaires (îles Andaman et Nicobar) ou autour de volcans
(archipel des Comores). Les plates-formes continentales de l'Insulinde ne comportent de récifs que dans
les régions où la sédimentation boueuse est négligeable. Parmi les mers bordières, la mer Rouge est
particulièrement riche en belles constructions récifales, alors que celles-ci sont moins bien développées
dans le golfe Persique.
Océan Atlantique
Dans l'océan Atlantique, les récifs sont rares sur les côtes africaines, trop riches en sédiments détritiques,
mais aussi trop affectées par les remontées d'eaux froides. Du côté américain, on en trouve en abondance
dans la mer des Caraïbes et le golfe du Mexique (hormis de part et d'autre du delta du Mississippi, bien
que, malgré la latitude, les conditions écologiques soient par ailleurs satisfaisantes). Les Antilles et les
Bahamas comportent beaucoup de récifs, mais les côtes de Guyane et la région voisine des bouches de
l'Amazone en sont dépourvues, les courants littoraux portant vers le nord les boues amazoniennes. Plus au
sud, on en rencontre de part et d'autre du cap Saint-Roch, jusque vers 23 0 de latitude sud. Au large, les
Bermudes sont bordées de récifs malgré leur latitude élevée (32 0 nord), grâce aux eaux chaudes du Gulf
Stream, mais les îles de la dorsale sont à peu près dépourvues de coraux, ce qui tient peut-être à la
destruction totale de ces organismes par les variations quaternaires de la température de l'eau, car il n'est
pas certain que les conditions actuelles soient complètement hostiles aux constructions coralliennes.
Importance géologique
Il semble que des formations récifales aient existé au Précambrien, sous forme de stromatolites,
précipitations concentriques analogues à celles qui se forment actuellement autour des algues bleues des
îles Bahamas. Dès le début du Paléozoïque, des récifs zoogènes sont apparus dans les mers chaudes,
lesquelles ont pu s'étendre jusqu'à des latitudes bien plus élevées qu'aujourd'hui. Ils ont constitué, à
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l'Ordovicien et surtout au Dévonien, des biotopes importants. Parmi les groupes auxquels appartenaient
les organismes constructeurs de récifs, certains, comme les Bryozoaires (ou Polyzoaires), ont subsisté
jusqu'à aujourd'hui, mais la plupart se sont éteints, tels les Archaeocyathes, les Tétracoralliaires (ou
Rugueux), les Tabulés, les Stromatopores, tous paléozoïques ; ils ont été relayés, au Mésozoïque, par des
groupes dont les uns sont parvenus jusqu'à nous (Hexacoralliaires, Dasycladacées, par exemple) et dont
les autres ont disparu, à leur tour, plus ou moins rapidement (Bivalves récifaux du type « rudiste », entre
autres).
On connaît surtout, dans les sédiments anciens aujourd'hui émergés, les récifs construits sur des plateaux
continentaux ou dans des mers épicontinentales. Ils constituent des masses calcaires ou dolomitiques
particulièrement résistantes, génératrices de reliefs dus à l'érosion différentielle. Les stratigraphes
distinguent deux types de faciès construits : les biostromes, en bancs continus, lités suivant les lois de la
stratification ; les biohermes, masses non stratifiées, faisant saillie dans les terrains encaissants et
correspondants précisément aux récifs coralliens. Ceux-ci constituent des pièges stratigraphiques
intéressants pour la recherche pétrolière, en raison de leur disposition générale en dômes ou en longues
voussures.
La répartition mondiale des récifs fossiles est un élément important des reconstitutions
paléogéographiques. Les coraux sont, en effet, d'excellents indicateurs des températures anciennes de
l'eau de mer, et leur aire de répartition se situe, pour chaque époque géologique, de part et d'autre de
l'équateur thermique.
Les récifs dans l'économie et l'environnement
Les parties émergées des récifs coralliens sont fréquemment couvertes de cocotiers et les atolls du
Pacifique sont parmi les premiers producteurs de coprah. Ils servent aussi de bases à des pêcheries, jadis
artisanales, aujourd'hui industrielles ; les usines de premier traitement des produits de la pêche opérée
dans les eaux tropicales par les flottes armées par les grandes puissances sont souvent installés sur ces
atolls. Mais c'est dans le domaine des communications que les récifs jouent actuellement le plus grand
rôle : soit que des barrières coralliennes forment autour d'îles volcaniques de vastes rades (comme c'est
aussi le cas de certains atolls à passes profondes), soit que des aérodromes d'escales y aient été installés.
Ce rôle dans les communications explique l'intérêt stratégique des îles coralliennes, illustré notamment
par la campagne du Pacifique, au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Les récifs sont aujourd'hui menacés dans leur existence par des prédateurs traditionnels (étoiles de mer)
que l'homme propage involontairement vers des récifs qui n'avaient jamais été contaminés, et surtout par
la pollution croissante de l'eau de mer : pollution locale par les boues résultant de pratiques agricoles trop
intensives, mais surtout pollution mondiale par le déversement dans la mer de produits toxiques qui
affectent d'abord certains constituants de la faune et de la flore du récif et en modifient l'équilibre.
Jean-Pierre PINOT
Bibliographie
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La France du lointain
Bien qu'elle constitue une partie non négligeable de l'ensemble national, avec 2,6 millions d'habitants en
2009 pour 120 000 kilomètres carrés, la France d'outre-mer (F.O.M.) est mal connue des Français. Les
images habituelles de cartes postales avec plages de sable blanc et cocotiers qui lui sont associées
semblent faire écran à leur compréhension. Or son évolution est rapide, et il n'est pas facile de suivre les
changements statutaires, économiques, démographiques et sociaux de cet ensemble composé de treize
fragments de territoire éparpillés à travers les trois grands océans. La République française est
constitutionnellement décentralisée depuis 2003 et, à une catégorisation binaire imposée après la Seconde
Guerre mondiale opposant les départements d'outre-mer (D.O.M.) aux territoires d'outre-mer (T.O.M.), se
sont substitués des statuts différenciés bien que l'appellation de D.O.M.-T.O.M. continue d'être
couramment utilisée au détriment des nouvelles dénominations de Département-Région d'outremer - Collectivité d'outre-mer (D.R.O.M.-C.O.M.). Les mutations socio-économiques depuis la seconde
moitié du XXe siècle n'ont pas été moins spectaculaires : boom démographique, immigration vers la
métropole, alignement des aides sociales sur cette dernière dans les anciens D.O.M., approfondissement
de la dépendance économique, crises agricoles et touristiques, grèves générales et mouvements sociaux
plus ou moins violents qui ont obligé souvent les gouvernements de la Ve République à intervenir pour
rétablir le calme. Ainsi, la relation qu'entretiennent ces territoires avec la métropole est fondamentale pour
comprendre les transformations de la France d'outre-mer.
I - Les miettes dispersées d'un empire colonial
Des territoires éparpillés et inégalement peuplés
Sur les 12 millions de kilomètres carrés de l'empire colonial français de l'entre-deux-guerres, il n'en reste
plus que le centième, dispersé dans les trois grands océans et dans les deux hémisphères (cf. carte
).
Les trois départements français d'Amérique, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, ainsi que les
petites collectivités de Saint-Martin, Saint-Barthélemy et Saint-Pierre-et-Miquelon regroupent, à la fin des
années 2000, un peu plus d'un million d'habitants sur 86 609 kilomètres carrés. Dans l'océan Indien,
Mayotte et La Réunion ont un poids démographique équivalent, mais sur une surface de seulement
2 886 kilomètres carrés. Les Terres australes et antarctiques françaises (T.A.A.F.), composées des îles
Éparses, de la Terre Adélie et d'îles situées entre le 37 e et le 49e parallèle sud (Kerguelen, Crozet...), n'ont
pas de population permanente, elles sont seulement occupées par quelques dizaines de scientifiques et de
militaires. Quant aux collectivités françaises du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et
Wallis-et-Futuna), elles sont peuplées aujourd'hui par un peu plus d'un demi-million de personnes. Ainsi,
l'on peut parler d'une « loi des cinquièmes » concernant la répartition de la population ultramarine : un
cinquième dans le Pacifique, deux cinquièmes dans l'océan Indien et deux cinquièmes dans l'océan
Atlantique (tabl. 1 )
Un isolement marqué et des échanges asymétriques avec la métropole
L'outre-mer évoque généralement l'éloignement à la métropole. Or celui-ci n'est que très relatif comparé à
la dissémination des territoires les uns par rapport aux autres. Certes, il faut compter au minimum huit
heures d'avion pour atteindre les Antilles françaises au départ de Paris et plus de trente heures pour
Wallis-et-Futuna, mais cette distance n'est pas un obstacle aux échanges, car un véritable pont aérien relie
la métropole à l'outre-mer, et les résidents ultramarins bénéficient d'aides à la mobilité, dans le cadre de la
dotation à la continuité territoriale en application de la loi de programme pour l'outre-mer (2003). Les
échanges commerciaux se font également majoritairement avec la métropole mais, compte tenu de leur
dissymétrie – des importations très supérieures aux exportations –, il s'agit d'un véritable cordon
ombilical. Ainsi, la circulation des hommes, des marchandises, des images et des idées n'existe que vers
ou depuis la métropole, car les liaisons entre les différents territoires de la F.O.M. sont quasi inexistantes.
Cette situation ne favorise pas les synergies entre les collectivités ultramarines qui, vouées à une relation
presque exclusive avec la métropole, ne développent que des liens ténus avec leur environnement
régional.
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Insularité et tropicalité
De l'Amérique du Nord française, qui s'étendait de Terre-Neuve à la Louisiane, en passant par les rives du
Saint-Laurent et les Grands Lacs, il ne reste plus que Saint-Pierre-et-Miquelon, située à la même latitude
que Nantes. Presque tout le reste de la F.O.M. habitée se trouve dans la zone intertropicale, entre 18 0 8' de
latitude nord (Saint-Barthélemy) et 280 de latitude sud (île de Rapa en Polynésie française). Hormis la
Guyane, il s'agit d'îles appartenant aux archipels de la Caraïbe (Martinique, Guadeloupe, Saint-Martin et
Saint-Barthélemy), des Mascareignes (La Réunion) et des Comores (Mayotte), ou composés de plusieurs
archipels (Nouvelle-Calédonie ou Polynésie française). Quatre-vingts îles sont peuplées et, pour la
plupart, elles sont de petite taille puisque la plus grande est la Grande-Terre, en Nouvelle-Calédonie, avec
16 373 kilomètres carrés – soit environ deux fois la superficie de la Corse –, suivie par La Réunion avec
2 512 kilomètres carrés. Tropicalité et insularité jouent donc un rôle majeur sur les écosystèmes de la
F.O.M. Ainsi, les précipitations sont à la fois inégalement réparties dans l'espace, avec une opposition
entre la côte au vent et la côte sous le vent, et dans le temps, avec une saison sèche et une saison des
pluies, cette dernière étant marquée par un fort risque cyclonique. Par ailleurs, les maladies tropicales y
sont encore présentes. Si le paludisme a disparu dans les Antilles françaises et à La Réunion, il est encore
virulent en Guyane et à Mayotte, tandis que la dengue se répand depuis la fin des années 1990 et que
l'épidémie de chikungunya à La Réunion, en 2006, a été de très grande ampleur, avec près de 40 p. 100 de
la population touchée.
II - La conquête et l'exploitation de l'outre-mer
Quand la France s'empare de ces territoires à partir du XVIe siècle, elle se retrouve face à des civilisations
considérées comme singulières, en Océanie ou aux Comores particulièrement, ou à des contrées
inhabitées, comme à La Réunion. Les Indiens de la Caraïbe n'ont pas résisté au choc microbien ni aux
raids esclavagistes des premiers colons espagnols, et les Mélanésiens et Polynésiens ont été près de
disparaître au début du XXe siècle, à cause des nombreuses maladies introduites par les Européens dans
les îles du Pacifique. Ainsi, les conséquences de la colonisation ont été généralement funestes, sans
compter l'évangélisation et les regroupements forcés de population, les spoliations de terres, ou les
expositions dans les zoos humains. La Nouvelle-Calédonie est certainement l'exemple le plus édifiant, car
il s'agissait d'une colonie de peuplement avec accaparement des terres par les colons et cantonnement des
autochtones. Le mode de vie kanak fut totalement perturbé par la perte de terres agricoles, de lieux de
chasse ou de pêche ; des clans furent déplacés et déracinés.
Une conquête en deux temps
On peut distinguer deux périodes dans le mouvement d'appropriation des territoires ultramarins : de 1536
à 1664, la France s'empare de ce qui correspond aujourd'hui aux D.R.O.M. et à Saint-Martin, SaintBarthélemy et Saint-Pierre-et-Miquelon ; des années 1840 jusqu'au début du XXe siècle, le reste de la
France ultramarine actuelle est annexé (tabl. 2 )
La valorisation des conquêtes d’Ancien Régime dans les océans Atlantique et Indien a reposé
principalement sur la canne à sucre, une culture qui marquera profondément la société, les paysages et
l'économie. Nécessitant une main-d'œuvre importante, les colons se sont tournés vers l'Afrique et la traite
négrière. En 1685, le Code noir pour les possessions françaises d'outre-Atlantique est promulgué. Il donne
un « statut juridique » à l'esclave, légalisant les châtiments corporels ou édictant que l'enfant d'une esclave
est forcément esclave. Lors de l'abolition de l'esclavage, en 1848, les deux tiers de la population de la
Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de La Réunion ont le statut d'esclaves. De cette histoire
sont nées à la fois les langues créoles, fruit de la diversité dialectale des colons français et des esclaves
23
africains, et des sociétés originales, composées de populations allochtones, qui se sont très largement
métissées. En devenant des D.O.M. en 1946, ces quatre « vieilles colonies » outre-Atlantique ont vu
arriver de nombreux métropolitains, du fait notamment du gonflement des effectifs de l'administration
publique.
La seconde phase de conquête, qui a lieu au XIXe siècle, concerne des civilisations très éloignées de
l'Occident ; celles-ci ont été colonisées, non sans résistances, comme le rappelle, dans le Pacifique, la
guerre entre la France et Tahiti de 1844 à 1847, celle entre la France et les Îles-Sous-le-Vent de 1886 à
1897 ou encore, en Nouvelle-Calédonie, la grande révolte kanak de 1878-1879. La France s'installe dans
ces contrées lointaines, afin de se doter de points d'escale dans l'océan Pacifique et, en NouvelleCalédonie, pour fonder une colonie pénitentiaire à partir de 1863, à la suite du bagne guyanais.
Une exploitation coloniale tournée vers la métropole
L'exploitation de ces nouveaux territoires n'avait pas pour objectif leur développement mais devait assurer
la prospérité de la métropole, qui avait mis en place le principe du commerce exclusif, interdisant aux
colonies toute relation commerciale avec l'étranger. La métropole avait donc le monopole du commerce et
les colonies n'avaient pas le droit de développer des activités pouvant concurrencer celles de la métropole.
L'outre-mer était la chasse gardée du capitalisme commercial national, voué à l'exportation de produits
agricoles, et secondairement de matières premières, et à l'importation de produits manufacturés.
Les cultures commerciales d'exportation se sont succédé au gré des contextes national et international. La
canne à sucre est devenue la spéculation agricole la plus importante dans les colonies outre-Atlantique dès
le début du XVIIIe siècle, alors que dans les autres territoires, elle n'a été qu'un cycle parmi d'autres. Le
coton a connu son heure de gloire dans les années 1865-1890, en raison des cours élevés liés à la guerre
de Sécession. À l'instar du tabac, le café a été cultivé très tôt dans les premières colonies. Ainsi, à La
Réunion, il fut la culture commerciale initiale et le pilier de l'économie de plantation durant tout le
XVIIIe siècle. Toutefois, c'est en Nouvelle-Calédonie qu'il joua le rôle le plus important, en devenant le
fondement même de l'économie rurale de la première moitié du XXe siècle, avec l'élevage extensif. À
partir de la seconde moitié du XIXe siècle, de nombreux archipels de l'océan Pacifique se sont lancés dans
la production de coprah, à partir des noix de coco. La vanille et les plantes à parfums furent également
cultivées dans l'ensemble de l'outre-mer. La banane est, chronologiquement, la dernière grande culture
d'exportation de la France d'outre-mer, avec une explosion de la production en Guadeloupe et en
Martinique dans les années 1930. Elle domine aujourd'hui l'agriculture martiniquaise.
En découvrant la côte orientale de la Grande Terre néo-calédonienne, en 1774, James Cook nota dans son
journal de bord : « C'est la moins fertile des terres que j'ai eu l'occasion d'aborder, mais je ne serais pas
surpris qu'elle recèle des richesses minières. » Cette intuition s'est confirmée avec la découverte de nickel
en 1864, qui fait encore la richesse de la Nouvelle-Calédonie. Beaucoup moins bien dotée en richesses
agricoles et minières, la Polynésie française servit la politique de dissuasion nucléaire de la France, avec
la mise au point de l'arme atomique. En 1962 est créé le Centre d'expérimentation du Pacifique (C.E.P.) et
les atolls de Mururoa et de Fangataufa, à plus de 1 000 kilomètres de Tahiti furent le théâtre, de 1966 à
1996, de cent quatre-vingt une explosions nucléaires, dont quarante et une aériennes. Les retombées du
C.E.P. sur la Polynésie française ont été considérables ; depuis sa fermeture, à la fin des années 1990,
l'État est obligé de maintenir un flux financier annuel de 152 millions d'euros, et il doit gérer les
conséquences sanitaires des essais nucléaires sur de nombreux Polynésiens, dont les pathologies radioinduites (cancers de la thyroïde, leucémies...) ont été reconnues par le Parlement en 2009. De même, la
construction, en 1964, du Centre spatial guyanais (C.S.G.) à Kourou a été dictée par son éloignement des
grands foyers de peuplement, ainsi que par sa situation quasi idéale à 5 0 de latitude nord. En effet, la
vitesse tangentielle fournie par la rotation de la Terre augmente plus on s'approche de l'équateur. Ainsi, à
puissance équivalente, les fusées décollant de Kourou ont une charge utile supérieure à celles qui sont
lancées de Cap Canaveral ou de Baïkonour. À l'échelle de la Guyane, le C.S.G. constituait, en 2003, 16 p.
100 du P.I.B. du département.
24
Ce sont donc principalement des considérations extérieures aux collectivités ultramarines qui ont présidé
à leur mise en valeur ; et leur système économique actuel témoigne encore de cette extraversion.
III - Des économies sous perfusion
Le poids de l'import-distribution
La situation économique actuelle est le résultat d'une exploitation coloniale qui a empêché le
développement de processus locaux d'entraînement financier, commercial et social. Les élites, d'origine
européenne, n'ont fait qu'accentuer la sujétion des colonies à la métropole, car elles n'avaient aucun intérêt
à susciter un développement autonome, étant donné que leur prospérité reposait sur la propriété foncière
et sur le contrôle, par leurs sociétés commerciales, des produits d'exportation et d'importation. Ainsi, les
détenteurs de capitaux ont été peu attirés par les investissements industriels ou touristiques, préférant
l'immobilier, le foncier ou le commerce. Alors que l'indépendance de l'île Maurice, acquise en 1968,
poussa le nouvel État souverain à sortir de la monoculture sucrière et à diversifier son économie en se
tournant vers le tourisme, à La Réunion, le transfert des bénéfices de la terre, spécialement ceux de la
canne à sucre, vers le tourisme fut tardif – il intervint dans les années 1980-1990 –, et limité, les secteurs
de l'importation et de la distribution étant jugés beaucoup moins risqués et plus rentables. En outre-mer,
les hôtels sont donc aujourd'hui moins lucratifs que les grandes surfaces. Nous avons affaire à des
sociétés de consommation peu productives et non compétitives. L'agriculture va mal, avec une surface
agricole utilisée se contractant sous l'effet de la pression immobilière, un nombre d'exploitations qui
continue de diminuer et une population de chefs d'exploitation vieillissante. La canne à sucre est portée à
bout de bras par Paris et Bruxelles, par le truchement d'aides étatiques à la production, de quotas et de
prix d'achat garantis dans le cadre de l'Organisation communautaire du marché européen du sucre. Le
tourisme est presque partout en crise depuis quelques années. Ainsi, la prospérité qui apparaît dans les
hypermarchés est largement factice, elle ne repose que sur les transferts colossaux d'argent de l'État et de
l'Union européenne sous forme d'aides diverses, de prestations sociales ou de salaires artificiellement
élevés.
Des sociétés fortement inégalitaires
Ces derniers sont symptomatiques de la persistance du système colonial. Les agents de la fonction d'État
et des collectivités territoriales, plus nombreux par rapport à la population active dans les D.R.O.M. qu'en
France métropolitaine, bénéficient, depuis 1950, d'une majoration de salaires par rapport à la métropole,
pour les inciter à vivre dans des contrées lointaines et insalubres. Toutefois, bien que l'incommodité ou
l'isolement de l'outre-mer aient considérablement diminué et que ces territoires se soient transformés dans
l'esprit de nombre de Métropolitains en paradis tropicaux et en destinations touristiques de rêve, ces « surrémunérations » ont eu tendance à se répandre dans de multiples entreprises publiques, dans les banques
et l'hôtellerie parfois. Elles sont justifiées par le coût plus élevé de la vie par rapport à la métropole, sans
que celui-ci ne soit précisément connu, et encore moins reconnu pour tout le monde, puisque les bas
salaires sont généralement inférieurs à ceux de la métropole. Au début des années 1990, le S.M.I.C. dans
les D.O.M. était inférieur de près d'un quart au S.M.I.C. métropolitain, et il a fallu attendre 1996 pour
qu'il soit aligné sur celui-ci. À Mayotte ou dans les collectivités françaises du Pacifique, il n'y a ni R.M.I.,
ni même parfois d'allocation chômage.
Les sociétés ultramarines sont plus inégalitaires que la métropole. Les effets socioéconomiques sont
néfastes : les prix sont tirés vers le haut et la question de la vie chère devient explosive, comme l'ont
montré les grèves générales, les blocus ou les manifestations de masse en Nouvelle-Calédonie, en
Polynésie française ou à La Réunion en 2008 et les forts mouvements de protestation au début de 2009
dans les Antilles. Par ailleurs, la France d'outre-mer est faiblement compétitive par rapport à son
25
entourage régional. Le secteur privé, s'il ne s'aligne pas sur les salaires du public, peine à attirer les jeunes
diplômés. Si tout le secteur productif est handicapé, le tourisme l'est plus particulièrement. Entourées
d'îles qui ont connu des réussites incontestables dans ce domaine (République dominicaine, Maurice,
Fidji...), les destinations ultramarines, trop chères et pas toujours accueillantes, accumulent les contreperformances et voient leurs parts de marché s'éroder. Depuis la fin des années 1990 ou le début des
années 2000, les flux de touristes et de croisiéristes stagnent, voire baissent, et les étrangers se détournent
des îles françaises, de même que les grands groupes hôteliers. Les salaires et les prix élevés en font les
destinations tropicales ayant le plus mauvais rapport qualité-prix du monde.
Ce sont les seuls territoires tropicaux dans le monde qui, bien qu'en retrait par rapport à la métropole en
termes de P.I.B. par habitant, ont un niveau de vie aussi élevé ne reposant ni sur le tourisme ni sur les
services financiers, les services non marchands (administration publique, éducation, santé et action
sociale) étant hypertrophiés. Les investissements massifs en matière d'équipements publics permettent
aux populations ultramarines de bénéficier de conditions de vie proches de celles de la métropole.
L'assujettissement économique de la France d'outre-mer ainsi que la volonté d'une majorité d'Ultramarins
de maintenir les avantages matériels de cette dépendance rendent équivoque son évolution
institutionnelle, marquée par un approfondissement de la décentralisation et une progression de
l'autonomie. Dans un tel contexte, les partis indépendantistes sont très minoritaires, sauf en NouvelleCalédonie où ils représentent environ 40 p. 100 du corps électoral qui doit se prononcer sur l'avenir
politique de ce territoire.
IV - La diversification des régimes juridiques
Le statut des D.O.M.-T.O.M. et leur hétérogénéité
Prenant en considération la différence de situations entre les « vieilles colonies » et celles issues de la
seconde phase de conquête, la IVe République crée, par la loi du 4 mars 1946, les D.O.M. et les T.O.M.
qui sont intégrés à la République française. Les premiers, devenus également des régions
monodépartementales en 1982, reposent sur le principe d'assimilation et d'identité législative – le droit
applicable en métropole l'est également dans les D.O.M., sauf mention contraire –, tandis que les seconds
reposent sur le principe de spécialité législative et d'autonomie – les lois édictées en métropole ne sont
applicables que s'il existe une mention spéciale pour les T.O.M. La départementalisation va surtout avoir
des conséquences sur le plan social, bien que ce ne soit qu'en 1996 que les différentes assurances sociales
atteignent le niveau de celles de la métropole, le droit civil ou pénal et la citoyenneté étant assez
semblables à la métropole depuis l'abolition de l'esclavage en 1848.
De 1946 à la réforme constitutionnelle de 2003, une stabilité statutaire de façade cache en fait une
hétérogénéité croissante des T.O.M. (tabl. 3
). Par exemple, la Polynésie française est dotée d'une
autonomie de plus en plus forte à partir de 1977 à la différence de Wallis-et-Futuna. Saint-Pierre-etMiquelon passe du statut de T.O.M. à celui de D.O.M. en 1976, avant de devenir une collectivité
territoriale à statut spécifique en 1985. Mayotte également change de régime juridique : de T.O.M., elle
devient collectivité territoriale à statut spécifique dès 1976, puis collectivité départementale en 2001. La
Nouvelle-Calédonie est devenue, en 1999, à la suite de l'accord de Nouméa signé en 1998, une
collectivité sui generis.
La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 ne fait qu'entériner cette logique de « statuts à la carte »,
car si elle reconnaît seulement deux régimes législatifs, celui des D.R.O.M. (anciens D.O.M., devenus des
D.O.M.-R.O.M. puis des D.R.O.M.), relevant de l'article 73 de la Constitution, et celui des Collectivités
d'outre-mer (C.O.M.), relevant de l'article 74, elle rend possible diverses adaptations et un large éventail
26
de régimes, en fonction des volontés des élus et de la prise en compte des « spécificités locales », y
compris pour les D.R.O.M.
Vers des statuts sur mesure
Depuis la réforme de 2003, les statuts de la France d'outre-mer, évolutifs et inévitablement différenciés,
sont les suivants :
les départements et régions d'outre-mer (D.R.O.M.) bénéficient du régime de l'identité législative.
Mais, – au sein de cette catégorie, les trois départements français d'Amérique diffèrent de La Réunion car
ils peuvent devenir une collectivité unique, issue de la fusion du département et de la région, dans laquelle
coexisteraient deux assemblées locales pouvant adapter, voire élaborer des règlements, à l'exception des
domaines régaliens. Toutefois, les électeurs guadeloupéens et martiniquais ont rejeté ce projet de
collectivité territoriale unique lors d'une consultation en décembre 2003. En janvier, résultats du
référendum en Guyane et Martinique ;
la Polynésie française est une C.O.M. jouissant d'une autonomie renforcée depuis 2004. Elle possède ses
propres signes identitaires (drapeau, hymne, ordres de décoration spécifiques...). Son assemblée, élue tous
les cinq ans, nomme un gouvernement territorial qui dispose de compétences dans les domaines du droit
civil, du droit du travail ou de la fiscalité ; –
la Nouvelle-Calédonie est une collectivité spécifique, unique, au sein de la République française, relevant
du titre XIII de la Constitution et largement dérogatoire. Ses institutions sont transitoires, avec des
transferts de compétences en cours, qui doivent la mener à l'autodétermination, entre 2014 et 2018. Un ou
plusieurs scrutins décideront de son accession au rang d'État souverain. Ce statut a été défini sur la base
de l'accord de Nouméa, qui a introduit des innovations particulièrement audacieuses, comme la création
d'une « citoyenneté néo-calédonienne » offrant aux résidents le droit de vote et une priorité à l'emploi, ou
l'instauration de « lois de pays » – pour la première fois dans l'histoire de France, des normes législatives
émanent d'une Assemblée infranationale ; –
Wallis-et-Futuna, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin, Saint-Barthélemy et Mayotte sont également
des C.O.M. Mais, à la suite du référendum de mars 2009, cette dernière deviendra le cinquième D.R.O.M.
en 2011. Inversement, et conformément à la volonté des électeurs lors du référendum du 7 décembre
2003, Saint-Martin et Saint-Barthélemy se sont détachés de la Guadeloupe et ont abandonné leur statut de
D.R.O.M. ; –
enfin, les Terres australes et antarctiques françaises (T.A.A.F.) ont été agrandies, en 2007, avec le
rattachement des îles Éparses (Tromelin, Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India). Il s'agit
d'un territoire – dont le siège administratif est à Saint-Pierre (La Réunion) – doté de la personnalité
morale, dont l'appellation de T.O.M. ne correspond plus à un statut constitutionnel. –
La France d'outre-mer dans l'Union européenne
Au regard du droit communautaire, la France d'outre-mer est divisée en deux catégories : d'un côté, les
régions ultra-périphériques (R.U.P.) sont sous le régime d'intégration ; de l'autre, les pays et territoires
d'outre-mer (P.T.O.M.) sont sous le régime d'association. Jusqu'à la création des deux C.O.M. de SaintMartin et Saint-Barthélemy, en juillet 2007, il y avait une stricte relation entre les statuts communautaire
et national, puisque les quatre D.R.O.M. faisaient partie des sept R.U.P., avec Madère, les Açores et les
Canaries, alors que le reste de l'outre-mer était intégré aux vingt et un P.T.O.M., avec les possessions
ultramarines des Pays-Bas, du Royaume-Uni et du Danemark. Or les deux C.O.M. de Saint-Martin et
Saint-Barthélemy sont restées des R.U.P., tandis que Mayotte, qui deviendra un D.R.O.M. en 2011, ne se
transformera pas pour autant en R.U.P. En effet, il n'y a pas forcément de correspondance entre les statuts
27
de droit national et ceux de droit communautaire ; de plus, tout changement de statut impose une révision
du traité instituant l'Union européenne (U.E.).
L'octroi du statut de R.U.P. ou de P.T.O.M. a des conséquences non négligeables sur la France d'outremer. Ainsi, les premières sont intégrées au marché intérieur européen, ce qui leur donne certains
privilèges, tels que l'accès aux fonds structurels, mais ce qui les oblige à respecter les règles de libre
circulation. L'octroi de mer, une taxe à l'importation très lucrative pour les collectivités locales
ultramarines, a dû être réformé en 2004 afin d'être conforme au droit communautaire et la France
bénéficie jusqu'en 2014 d'un dispositif dérogatoire très complexe. Quant aux P.T.O.M., ils ne sont
qu'associés à l'U.E. et ne font pas partie de l'espace communautaire, ce qui leur confère une autonomie
plus grande dont celle de déterminer eux-mêmes leurs droits de douane et de restreindre l'accès de
certains produits. En contrepartie, ils doivent se contenter des budgets modestes du Fonds européen de
développement, soit 286 millions d'euros pour 2008-2013, contre 3 178 millions d'euros pour 2007-2012
accordés aux R.U.P. En rapportant ces aides à la population, les D.R.O.M. ont reçu de Bruxelles, entre
2000 et 2006, 288 euros par habitant par an contre 18 euros par habitants par an pour les C.O.M.
V - Croissance démographique rapide et urbanisation spectaculaire
La population de la F.O.M. a connu une croissance spectaculaire, passant de moins de 600 000 habitants
en 1900 à 2,6 millions en 2009 (cf. graphique
), alors que la population métropolitaine n'a progressé
que de moitié.
Une croissance démographique emmenée par une forte immigration
La forte croissance résulte tout d'abord d'une transition démographique inachevée car, si le taux de
fécondité a nettement baissé, celui de natalité reste plus élevé qu'en métropole, notamment en raison d'une
population plus jeune, même si ce phénomène n'est pas identique dans tous les territoires.
Ensuite et surtout, l'ampleur de l'afflux financier en provenance de la métropole ou de Bruxelles fait de
chaque entité ultramarine un véritable îlot de richesse au sein d'un environnement régional pauvre. Ainsi,
Mayotte, la Guyane et Saint-Martin doivent faire face à un afflux de population des pays voisins
difficilement contrôlable, provoquant une explosion démographique et d'importants problèmes sociaux.
La Guyane et Mayotte ont une population très jeune, une fécondité élevée et une espérance de vie faible
par rapport aux autres territoires français. Leur population a considérablement progressé : dans les années
1950, la Guyane ne comptait que 27 000 habitants et Mayotte 23 000. Le solde naturel explique ce boom
démographique, mais l'immigration étant importante et les femmes récemment arrivées ayant une forte
fécondité, elle a des effets sur le solde naturel. Ainsi, à Mayotte, l'indice synthétique de fécondité des
mères nées à l'étranger est de 6,4 enfants par femme contre 3,4 pour les mères nées sur le territoire
français. Dans ce futur D.R.O.M., la part de la population étrangère atteignait 41 p. 100 en 2007 et il y
aurait 15 000 employés étrangers en situation irrégulière. De nombreux hommes politiques locaux,
relayés en 2005 par le ministre de l'Outre-Mer, souhaitent un aménagement du droit du sol. Il semble
toutefois que la lutte contre l'immigration clandestine commence à porter ses fruits. Combiné à un départ
des Mahorais vers La Réunion essentiellement, à la recherche d'emplois ou comme étudiants, le solde
migratoire est devenu négatif au cours de la dernière période intercensitaire (2002-2007), pour la première
fois depuis cinquante ans. L'Océanie française est également concernée par ces migrations internes à
l'outre-mer : selon le recensement de 2007, la population de Wallis-et-Futuna a baissé de 10 p. 100 en
cinq ans, du fait de sa migration en Nouvelle-Calédonie où, depuis 1989, les Wallisiens et Futuniens sont
plus nombreux que sur leurs îles d'origine.
Quant aux comportements démographiques de la Martinique, de la Guadeloupe, de La Réunion, de la
Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française, ils tendent à s'aligner sur ceux de la métropole. Leurs
indices synthétiques de fécondité sont aujourd'hui voisins du seuil de remplacement des générations, ce
qui n'empêche pas une natalité encore importante, due à une population plus jeune qu'en métropole,
28
quoique vieillissante. Cette évolution témoigne de l'achèvement de la transition démographique. Le
recensement de 2007 en Polynésie française a révélé un solde migratoire négatif, spécialement pour les
18-24 ans qui vont poursuivre leurs études en métropole ou s'y rendent à la recherche d'un emploi. On
retrouve une situation identique en Martinique et en Guadeloupe, les retours au pays à l'âge de la retraite
ne compensant pas le départ des jeunes adultes.
Une explosion urbaine et périurbaine
Ces différences de croissance démographique au sein des territoires de l'outre-mer aboutissent à une
nouvelle répartition de la population à la fois entre les divers territoires et au sein même de chacun d'entre
eux. Selon la projection centrale de l'I.N.S.E.E., la Guyane devrait, en 2030, être plus peuplée que la
Martinique et Mayotte en être très proche, tandis que la Réunion atteindra le million d'habitants. Cette
redistribution de la population s'accompagne de modifications du peuplement, avec notamment la
croissance et l'étalement des villes. Les sociétés ultramarines sont devenues des sociétés urbaines, le
processus d'exode rural et de croissance des villes ayant été fort et l'étant parfois encore. Par exemple, la
population de l'agglomération de Nouméa a sextuplé durant la seconde moitié du XXe siècle, et celle de
Papeete a quintuplé.
L'importance de la relation à la métropole et celle des administrations a engendré, dans chaque
collectivité d'outre-mer, une polarisation très vigoureuse du chef-lieu sur le territoire, à l'exception de la
Guadeloupe où Fort-de-France, la principale ville, n'est pas la préfecture du D.R.O.M. La population et
les emplois sont de plus en plus concentrés dans ces « capitales ». Les agglomérations de Cayenne,
Pointe-à-Pitre, Fort-de-France, Saint-Denis, Nouméa et Papeete rassemblent aujourd'hui le tiers de la
population de la F.O.M. contre seulement le sixième dans les années 1930. Cette suprématie est encore
plus éclatante avec le Grand Nouméa qui regroupe près des deux tiers des Néo-Calédoniens, Cayenne et
Papeete près de la moitié des habitants de Guyane et de Polynésie française, tout comme Fort-de-France
ou Pointe-à-Pitre qui rassemble près d'un Martiniquais ou Guadeloupéen sur deux. À l'opposé, les zones
rurales ont vu leur population décroître en valeur relative comme en valeur absolue. Ainsi, une partie des
habitants des archipels éloignés de Polynésie française ou des îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie ont
quitté leurs îles pour Papeete ou Nouméa.
Aujourd'hui, la croissance urbaine glisse du centre vers la périphérie. La périurbanisation a lieu
spécialement le long des littoraux et des grands axes de circulation. En Martinique, les migrations
pendulaires augmentent entre l'agglomération de Fort-de-France et le sud de l'île. À Tahiti, elles
concernent toute la côte sous le vent. Concomitamment, la population des communes au cœur des
agglomérations dans les Antilles françaises commence à chuter. Depuis les années 1990, la commune de
Fort-de-France perd des habitants au rythme de 0,6 p. 100 par an. En Guadeloupe, ce sont les communes
de Pointe-à-Pitre et des Abymes qui connaissent un phénomène identique, au profit de Baie-Mahault, du
Lamentin, de Saint-François ou de Sainte-Anne.
Cependant, les emplois n'ont généralement pas suivi cet étalement urbain et restent très concentrés dans
les chefs-lieux, provoquant une dissociation spatiale croissante entre le domicile et le lieu de travail, ainsi
que l'essor des migrations pendulaires. En l'absence d'une offre suffisante en transports en commun et
d'infrastructures adéquates, le trafic routier progresse trop vite, générant d'importants embouteillages
quotidiens. Les transports en commun en site propre sont très rares, puisque seul Saint-Denis est doté
d'une ligne de bus de ce type, tandis que la mise en service du tramway entre Fort-de-France et le
Lamentin est prévue pour 2012.
Loin des clichés sur l'outre-mer, les villes ultramarines sont le reflet de sociétés plus inégalitaires qu'en
métropole avec, d'un côté, des quartiers résidentiels aisés, souvent situés sur les hauteurs et, de l'autre, des
quartiers très défavorisés concentrant une population sans emploi. Et si, aux Antilles et à La Réunion, les
logements de fortune sont un phénomène résiduel, ailleurs l'habitat spontané gagne du terrain. Par
exemple, à Cayenne, l'installation d'Haïtiens se traduit par l'essor des quartiers de la Chaumière ou de
29
Cogneau-Lamirande ; à Mamoudzou (Mayotte), le quartier sous-intégré de Kaouéni voit arriver les
immigrants comoriens ; et des Mélanésiens, venant de la brousse, peuplent les squats installés au cœur de
Nouméa. L'obésité, la misère, la délinquance, la drogue, l'alcoolisme, les sévices à l'encontre des femmes
et des enfants touchent particulièrement ces zones défavorisées. La gravité de la situation a d'ailleurs été
soulignée lors de la signature du pacte de relance pour la ville (loi du 14 novembre 1996) qui, afin de
réduire la « fracture sociale », a défini sept cent cinquante et une zones urbaines sensibles (Z.U.S.), parmi
lesquelles trente-quatre se trouvent dans les D.R.O.M. Concentrant un vingtième des Z.U.S. pour moins
d'un trentième de la population française, les D.R.O.M. sont en sur-représentation. En 2006, un habitant
sur huit était domicilié dans une Z.U.S. dans les D.R.O.M. contre un sur treize en métropole.
Associée aux préoccupantes inégalités de richesse, la question urbaine permet de mieux comprendre les
mouvements sociaux qui agitent régulièrement la F.O.M. et qui rappellent que la relation de ces territoires
à la métropole et à la République française est ambiguë, faite d'une volonté de reconnaissance et
d'émancipation, mais également de recours et d'assistance.
Jean-Christophe GAY
BIBLIOGRAPHIE
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France. Tourismes en outre-mer, ibid., 2009
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I.E.O.M. (Institut d'émission d'outre-mer), www.ieom.fr
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T. MICHALON, L'Outre-mer français. Évolution institutionnelle et affirmations identitaires,
L'Harmattan, Paris, 2009.
Guadeloupe
La Guadeloupe est un archipel des Petites Antilles, situé à 610 de latitude ouest et 160 de latitude nord.
Elle couvre une superficie de 1 703 kilomètres carrés et compte une population de 447 000 habitants
(2006). Autrefois colonie française, la Guadeloupe est devenue, en 1946, un département de plein
exercice et, en 1982, une région administrative (région « mono-départementale »). L'archipel offre une
grande diversité de paysages et possède quelques-uns des milieux naturels les plus attrayants des Antilles.
Au niveau de la population guadeloupéenne, la force des particularismes exprime la variété et les nuances
des composantes culturelles antillaises.
I - Un archipel au cœur des Petites Antilles
Les deux îles principales qui composent le territoire de la Guadeloupe sont séparées par un étroit bras de
mer appelé Rivière Salée et par une zone de mangroves au niveau du Grand Cul-de-Sac Marin. À l'ouest
se situe l'île de la Guadeloupe proprement dite, également appelée Basse Terre, en référence à sa position
par rapport à la navigation d'autrefois. C'est une île montagneuse dont la partie sud est constituée de
plusieurs édifices volcaniques s'élevant au-dessus de 900 mètres d'altitude. Le plus important d'entre eux
est le massif de la Soufrière dont le dôme, signalé par un cratère et des fumerolles, atteint 1 467 mètres.
30
Ce volcan actif est équipé d'un observatoire scientifique permanent, en raison de risques sérieux. Ces
massifs forment une barrière aux vents alizés, de sorte que la pluviométrie y est élevée (plus de 4 mètres
de précipitations et une nébulosité constante). Sur le versant ouest s'étend une plaine littorale étroite. Le
parc national de la Guadeloupe, créé en 1989, qui couvre une superficie de 173 kilomètres carrés est
constitué essentiellement des forêts domaniales de l'intérieur de l'île (forêt tropicale dense).
À l'inverse, la Grande Terre, située à l'est, est une plate-forme calcaire peu élevée (137 mètres au
maximum), disséquée par l'érosion karstique dans la région des Grands Fonds. Au nord de cette île, la
table calcaire se brise en de hautes falaises dans la région d'Anse-Bertrand. Sur les côtes est et sud se
lovent de belles plages de sable, en forme d'anses, ainsi que quelques mangroves. La plate-forme se
prolonge dans le domaine océanique par d'autres îles, aux abords de la Grande Terre : la Désirade et
Marie Galante principalement. Plusieurs récifs coralliens bordent ces îles et forment un admirable champ
d'observation sous-marin et un abri important pour les poissons et les crustacés.
La petite île de la Désirade est la plus avancée à l'est dans l'océan Atlantique ; elle est peu arrosée par les
vents alizés qui la survolent ; l'hydrographie de surface y est si peu abondante que l'eau doit être
acheminée par une canalisation à partir de la Grande Terre. La végétation comporte beaucoup de plantes
xérophiles.
L'île de Marie Galante, de forme pratiquement circulaire, couvre 158 kilomètres carrés. La table calcaire
possède un relief faiblement accidenté et est ourlée de très belles plages. Les sols conviennent à la culture
de la canne à sucre et à celle des légumes tropicaux ; la pluviométrie est satisfaisante (1 370 mm à GrandBourg).
Les îles des Saintes
se situent dans l'axe de l'arc volcanique interne des Petites Antilles et sont
alignées sur les massifs de la Basse Terre et de l'île proche de la Dominique (Dominica). Deux îles
principales ont un modelé bosselé de volcans éteints : la Terre de Haut et la Terre de Bas. Une
canalisation sous-marine, qui descend jusqu'à 320 mètres de profondeur, leur apporte l'eau, indispensable,
depuis la Basse Terre.
Les deux dernières îles, Saint-Barthélemy et la partie française de Saint-Martin – l'autre partie relève du
royaume des Pays-Bas –, rattachées administrativement au département de la Guadeloupe jusqu'en 2007,
se situent dans un cadre géographique sensiblement différent. Alignées vers 180 de latitude nord, dans le
quart nord-ouest de l'île de la Guadeloupe (Basse Terre), elles en sont séparées par plusieurs autres petites
îles « Sous-le-Vent », Montserrat, Antigua-et-Barbuda, Saint-Kitts-et-Nevis, Saint-Eustache... qui ne
relèvent pas de la souveraineté française.
Saint-Barthélemy (appelée souvent Saint-Barth par un raccourci familier) est une petite île sèche, peu
élevée (sommet à 286 mètres au Morne de Vitet), qui possède un grand nombre de belles plages. L'île a
été une colonie de la Suède de 1785 à 1878. La partie française de l'île de Saint-Martin fait face à l'île
d'Anguilla (un territoire d'outre-mer britannique), très proche. Elle culmine à 424 mètres au Pic du
Paradis et est également assez sèche (elle abritait des salines). L'ensoleillement exceptionnel de ces deux
îles leur procure un grand avantage pour le tourisme balnéaire et la pratique de nombreux sports. Leur
économie a connu une transformation rapide depuis les années 1970, avec un boom de la construction
d'hôtels, de résidences à temps partagé et de villas cossues. Une très forte immigration antillaise (Haïti et
république Dominicaine) a suivi. La tradition propre à ces îles Sous-le-Vent, liée aux exemptions
douanières et à la contrebande – ce sont des ports francs depuis plusieurs siècles –, le dynamisme du
tourisme et de la construction ont amené les collectivités locales à revendiquer davantage d'autonomie
vis-à-vis du cadre préfectoral et départemental les rattachant à la Guadeloupe.
Les paysages de l'archipel dévoilent la diversité, la beauté, la violence parfois, des milieux insulaires et
marins, qui ont inspiré des poètes comme Saint-John Perse et Daniel Maximin. Mais les formations
naturelles, écosystèmes forestiers et savanes, milieux littoraux fragiles sont en danger face aux nouveaux
usages plus intensifs, plus polluants et à la négligence des acteurs (décharges sauvages). Bon nombre des
mangroves ont été détruites pour permettre le creusement de chenaux et pour faire place à des ports de
31
plaisance (marinas). Quant aux récifs coralliens frangeants, qui se déploient sur une étendue de
200 kilomètres, ils sont également menacés de surexploitation par les pêcheurs et les touristes. Le Grand
Cul-de-Sac Marin a été déclaré « réserve de la biosphère » par l'U.N.E.S.C.O. en 1992, mais beaucoup
d'efforts doivent encore être réalisés pour sensibiliser la population et les acteurs économiques à la
protection de cet environnement magnifique.
II - Un climat tropical à deux saisons
Le climat est caractérisé par une période sèche durant les premiers mois de l'année, appelée temps de
carême, suivie de la saison des alizés (vents océaniques de l'est) qui apportent les pluies, dite aussi saison
de l'hivernage – les mois de juillet à novembre recevant le plus de précipitations. Celles-ci atteignent un
total de 1 780 mm/an au Raizet (aéroport international de Pointe-à-Pitre) et 2 460 mm/an à Gourbeyre, au
nord-ouest des Trois-Rivières, sur la Basse Terre, ce qui est idéal pour les cultures tropicales. À l'inverse,
dans les îles voisines, plus petites et dans les îles du nord, la pluviométrie est souvent insuffisante pour la
culture des fruits, des légumes et de la canne à sucre (sauf à Marie Galante). Il en va de même pour
l'élevage, marginal ou de caractère extensif, car le fourrage fait défaut.
Les données climatiques favorisent le tourisme balnéaire et les activités de plein air (nautisme, sports,
randonnées) une bonne partie de l'année, d'autant que la sensation de chaleur est atténuée par l'action des
vents alizés. Cependant, l'archipel se trouve sur le parcours des ouragans ou cyclones qui peuvent causer
des dommages très importants et perturber les activités économiques (les cyclones David et Frédéric en
1979, et le cyclone Hugo en 1989 qui provoqua la mort d'une vingtaine de personnes).
III - De la conquête coloniale à la départementalisation
Le peuplement amérindien des îles est attesté depuis au moins 2 500 ans avant J.-C. Les premiers
habitants, les Arawaks, sont arrivés du continent sud-américain (bassin du fleuve Orénoque) en naviguant
le long de la chaîne des îles. La plupart des migrations ultérieures ont suivi cette même voie. Des sites de
roches gravées particulièrement importants signalent des lieux cérémoniels anciens (Baillif et TroisRivières sur la Basse Terre). Christophe Colomb, qui débarque en 1493 dans l'île et la baptise
« Guadalupe » en l'honneur d'un sanctuaire espagnol consacré à la Vierge, rencontre une population
essentiellement composée de Karibs, dispersés en de nombreux villages, et métissés aux populations
arawaks originelles. Les Espagnols ne colonisent pas ces îles face à la résistance farouche que leur
opposent les Karibs.
Prenant prétexte des pratiques anthropophagiques des Indiens, l'administration
espagnole autorise des razzias pour les capturer et les réduire en esclavage. Ce sont des expéditions
britanniques et françaises qui, à partir de 1625, marquent le début de la colonisation européenne à SaintChristophe tout d'abord (aujourd'hui Saint Kitts), puis à la Guadeloupe et à la Martinique et enfin dans les
îles voisines.
La colonisation française se fit sous le patronage du cardinal de Richelieu et de la Compagnie des îles
d'Amérique. En 1635, des Français, sous le commandement de Liénart de l'Olive et de Jean Du Plessis,
prennent pied à la Guadeloupe. Les premières années de la colonie sont très agitées en raison des guerres
avec les Indiens et aussi des rivalités entre chefs et gouverneurs recevant des lettres de commandement
tantôt de la Compagnie (qui périclite après la mort de Richelieu en 1642), tantôt directement du roi. En
1643, le Normand Charles Houël réussit à s'imposer comme gouverneur et obtient l'appui des
propriétaires fonciers de la région de Basse-Terre et de Capesterre. Le sort politique de la colonie reste
fragile pendant plusieurs décennies, alors que l'économie du tabac devient très prospère. Les Indiens vont
se réfugier sur l'île voisine de la Dominique et sont remplacés par les premiers contingents de maind'œuvre africaine, réduite en esclavage (souvent achetée aux Hollandais à Saint-Eustache et à Curaçao),
pour travailler sur les plantations de canne à sucre qui se développent rapidement. En 1674, par décision
32
de Colbert, ministre de Louis XIV, l'administration des îles d'Amérique revient directement au pouvoir
royal.
Les attaques britanniques, à la fin du XVIIe et durant le XVIIIe siècle, occasionnent de grandes pertes
économiques et humaines. Les Britanniques occupent les îles de 1759 à 1763 et renforcent le site
commercial de Pointe-à-Pitre. À la bataille navale des Saintes (1782), la flotte française est défaite. La
marine britannique possède désormais un avantage stratégique sur les Français dans les Petites Antilles.
Pendant la Révolution, les Britanniques s'emparent à nouveau de la Guadeloupe mais le commissaire de
la Convention, Victor Hugues, proclame l'abolition de l'esclavage dans l'île et réussit à les chasser (1794).
Il fait procéder à des exécutions massives de royalistes qui avaient pris le parti des Britanniques. Puis
Napoléon Bonaparte, influencé par les milieux des planteurs, envoie des forces importantes pour rétablir
l'esclavage (arrêté du 22 mai 1802). Plusieurs centaines de Noirs et de Mulâtres révoltés sont férocement
réprimés à Baimbridge près de Pointe-à-Pitre et à Matouba près de Basse-Terre (mai 1802).
C'est finalement sous la IIe République que l'esclavage est définitivement aboli à la Guadeloupe (décret
du 27 avril 1848, qui avait été précédé dans l'île de manifestations ayant conduit à la libération de fait des
esclaves). Dès 1848, la Guadeloupe élit des députés à l'Assemblée nationale et, au cours de la
IIIe République, la vie politique locale est très animée. La colonie se rallie au Comité français de
libération nationale en juillet 1943. Après la Seconde Guerre mondiale, sur proposition des députés
d'outre-mer, la Guadeloupe et les autres « vieilles colonies » deviennent, en mars 1946, des départements
français d'outre-mer (D.O.M.). Mais sous la IV e et la Ve République, l'avenir des D.O.M. suscite de
nombreuses interrogations, tandis que s'installe un certain malaise politique, notamment en Guadeloupe
où des revendications autonomistes et indépendantistes se font jour (manifestation violente à Pointe-àPitre en 1967, attentats dans les années 1970 et 1980). Les consultations politiques, caractérisées par des
taux d'abstention élevés (surtout à l'occasion de certaines consultations nationales ou européennes),
l'implantation de fortes personnalités politiques, comme Henri Bangou, Lucette Michaux-Chevry,
Victorin Lurel, témoignent des spécificités insulaires et, selon le politologue Justin Daniel, de
« l'autonomisation croissante de ces espaces politiques ». Lors du référendum de 2003 sur la question de
la fusion de la collectivité départementale et de la collectivité régionale, la Guadeloupe a massivement
rejeté ce projet (73 p. 100 des suffrages). Pourtant, une évolution institutionnelle amorcée lors de cette
consultation se concrétise, en 2007, lorsque Saint-Barthélemy et Saint-Martin deviennent des collectivités
d'outre-mer (C.O.M.) et élisent, pour la première fois, leur propre Assemblée territoriale.
IV - Des déséquilibres économiques et sociaux persistants
Les problèmes de la Guadeloupe sont perceptibles à travers les données de population et les indicateurs
socio-économiques qui montrent un net décalage par rapport à la France métropolitaine. La Guadeloupe a
une population jeune et en croissance rapide : 31,6 p. 100 de la population a moins de vingt ans (France
métropolitaine : 24,9 p. 100). Le solde naturel reste élevé parce que le comportement démographique n'a
pas atteint la phase dite « de transition ». Par ailleurs, le solde migratoire est positif du fait de
l'immigration importante venue de la Caraïbe et de l'installation de métropolitains ou d'Antillais qui
prennent leur retraite dans les îles.
Le chômage, traditionnellement élevé, est considéré comme une donnée structurelle à la Guadeloupe
(26 p. 100 de la population active en 2006), car le déclin des activités agricoles (sucre, bananes) n'est pas
compensé par la création de nouveaux emplois dans les services (en particulier dans le tourisme). La
fonction publique à elle seule représente pratiquement la moitié de l'ensemble des emplois. L'analyse
économique montre que le département vit des transferts de la métropole, des subventions européennes et
aussi des remises des Guadeloupéens qui vivent en France métropolitaine (115 000 personnes nées à la
Guadeloupe y résident en 2005). Le P.I.B. par tête n'est que de 14 200 euros (2006), contre 26 000 euros
en métropole. Le nombre de foyers bénéficiaires du R.M.I. (revenu minimum d'insertion) est également
beaucoup plus important qu'en métropole et les inégalités de revenus sont patentes. Certaines formes de
marginalité sociale liées à la consommation et au trafic de stupéfiants constituent des motifs d'inquiétude.
33
L'État a tenté, à maintes reprises, de relancer l'activité économique par des aides et une politique de
défiscalisation systématique (zones franches). Grâce aux fonds d'investissement français et européens, les
îles sont dotées d'infrastructures de bonne qualité (routes, ports, aéroports, télécommunications...) et
d'équipements sanitaires et éducatifs corrects ; elles bénéficient de la « continuité territoriale » grâce à des
transports maritimes et aériens nombreux vers la métropole (en partie subventionnés). En revanche,
l'insertion économique dans le cadre régional caraïbe, et plus largement nord-américain, est notoirement
faible.
Sur le plan du développement des territoires, la concentration croissante de la population et des activités
dans l'agglomération de Pointe-à-Pitre qui compte 172 000 habitants (2005) et concentre près de 41 p.
100 de la population totale, et dans les îles du Nord (Saint-Barthélemy et Saint-Martin), aux dépens des
zones rurales et des bourgs de la Basse Terre et des îles voisines demeure le principal facteur de
déséquilibre.
 Christian GIRAULT
Cette situation de déséquilibres et d’inégalités explose en janvier 2009, quand une grève générale est
déclenchée à l’appel d’un collectif de syndicats, associations et partis de Guadeloupe. Celui-ci réclame
notamment la baisse des taxes sur les produits de première nécessité et les carburants, ainsi que le
relèvement des bas salaires et des minima sociaux. Les négociations entre le collectif, les représentants de
l’État et le patronat aboutissent à un accord le 4 mars 2009, après quarante-quatre jours de grève.
 E.U.
Bibliographie
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J. DANIEL « Vie politique outre-mer et influence métropolitaine », in Regards sur l'actualité,
no 323, 2006
J.-C. GAY, L'Outre-mer français. Un espace singulier, Belin, Paris, 2003
La Guadeloupe, collection des Atlas des départements français d'outre-mer, université de
Bordeaux-III, C.E.G.E.T.-C.N.R.S., Talence, 1982
T. NICOLAS, « „L'hypo-insularité“, une nouvelle condition insulaire : l'exemple des Antilles
françaises », in L'Espace géographique, vol. 34, no 4, 2005.
Saint-Pierre et Miquelon
Composé de huit petites îles, l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon couvre une superficie totale de
242 kilomètres carrés, à 20 kilomètres au large de Terre-Neuve (c'est le seul territoire français en
Amérique du Nord). On y distingue deux groupes : Saint-Pierre et les petites îles proches (26 km2) ;
Miquelon-Langlade, constitué par la Grande-Miquelon et la Petite-Miquelon (ou Langlade) (216 km2).
Formées de roches paléozoïques recouvertes de dépôts glaciaires pauvres, elles sont soumises à un rude
climat maritime frais : température moyenne annuelle de 6 0C, neige abondante, mer gelée en hiver,
brume et vent violent presque permanent. De ce fait, elles offrent peu de possibilités à l'agriculture ; les
habitants ne peuvent tirer parti que de l'exploitation de la faune marine, très abondante et très riche dans
cette partie de l'Atlantique grâce au contact entre le courant froid du Labrador et le Gulf Stream.
Occupé par les Français depuis 1604, Saint-Pierre-et-Miquelon n'a pas cessé d'être français depuis lors,
mis à part quelques brèves périodes d'occupation britannique. Il devient territoire d'outre-mer en 1946,
département d'outre-mer en 1976, collectivité territoriale à statut spécial en 1985 et collectivité d'outremer depuis la loi constitutionnelle de 2003. La population est presque entièrement d'origine bretonne,
normande et basque : elle s'élevait à 6 316habitants lors du recensement de 1999, dont 698 à MiquelonLanglade et 5 618 à Saint-Pierre. Avec un port en eau profonde, le chef-lieu, Saint-Pierre, était le centre
de la vie économique, consacrée à la pêche de la morue et au conditionnement du poisson jusqu'en 1992,
date à laquelle cette activité a disparu après la décision du tribunal arbitral de New York de restreindre la
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zone économique exclusive et d'interdire la pêche à Terre-Neuve. Le Canada, s'en tenant à cette décision,
refuse toute extension des eaux territoriales de l'archipel, qui a entrepris une reconversion dans l'élevage
des moutons. Le tourisme canadien et américain constitue une ressource non négligeable, mais l'économie
de l'archipel est quasi paralysée.
Jean-Claude GIACOTTINO
Terres Australes Françaises
Les terres australes comprennent quelque vingt îles ou groupes d'îles épars dans l'océan Austral, entre 37 0
et 600 de latitude sud. Elles appartiennent en majorité au domaine subantarctique, sauf les plus nordiques,
au climat tempéré, et les plus australes que leurs caractères rattachent à Antarctique.
Ces terres océaniques se répartissent en trois secteurs, un secteur atlantique : îles Tristan da Cunha,
Gough, Falkland ou Malouines, Géorgie du Sud, Sandwich du Sud, Orcades du Sud (Grande-Bretagne) et
île Bouvet (Norvège) ; un secteur indien : îles Amsterdam, Saint-Paul, Crozet, Kerguelen (France), île
Marion (Afrique du Sud) et île Heard (Australie) ; un secteur pacifique : îles Bounty, Antipodes,
Auckland, Campbell (Nouvelle-Zélande) et île Macquarie (Australie).
Ces terres sont minuscules à l'échelle de l'océan Austral ; des plus petites (Saint-Paul, 7 km2) aux plus
vastes (Falkland ou Malouines, 12 173 km2, Kerguelen, 7 215 km2), l'écart est considérable. La plupart
sont montagneuses ; le Big-Ben, sur l'île Heard, culmine à 2 750 m. De nombreuses îles sont d'origine
volcanique, certaines conservant une activité intermittente (Heard, Tristan da Cunha, Sandwich du Sud),
les autres, de formation plus ancienne, sont d'origine continentale (Falkland, Géorgie du Sud, Auckland,
etc.). La caractéristique de toutes ces îles est l'extrême uniformité du climat, avec des étés sans chaleur,
sauf dans les îles les plus septentrionales, et des hivers peu rigoureux. Les températures moyennes
annuelles sont basses pour la latitude. Ainsi, au voisinage du 50 e parallèle, Bouvet, − 1,5 0C ; Kerguelen,
+ 4,6 0C ; Heard, + 1,5 0C ; Macquarie, + 4,8 0C, et Campbell, + 6,6 0C. Dans l'ensemble, le secteur
atlantique est le plus froid, la banquise dérivant jusque vers le 50e degré de latitude sud. La nébulosité est
partout élevée, les précipitations abondantes et l'instabilité barométrique trahit la fréquence des
perturbations. Ce vaste domaine insulaire est soumis au régime des grands vents d'ouest, d'une
permanence et d'une violence rares, entretenant sous ces latitudes une mer perpétuellement houleuse. En
régression marquée, la glaciation actuelle demeure importante, sauf dans le secteur pacifique. Aux
Kerguelen, les glaciers s'abaissent au niveau de la mer, et des îles comme Bouvet et Heard ont un aspect
presque polaire.
L'isolement et le vent incessant expliquent l'absence totale d'arbres. Seules Amsterdam, Auckland et
Campbell produisent quelques arbrisseaux chétifs. Ailleurs, la végétation est uniquement herbacée,
formant des tourbières détrempées dans les parties basses des îles. La végétation marine est par contre
exubérante, et des prairies d'algues immenses les entourent et gênent leur approche. La faune terrestre est
limitée à des formes inférieures, mais des espèces très diverses d'oiseaux de mer y vivent en colonies
innombrables. Trop pourchassés, les phoques à fourrure ont à peu près disparu, mais ces phoques
monstrueux que sont les éléphants de mer séjournent toujours nombreux sur les plages.
L'homme primitif n'a pas occupé ces terres australes, trouvées désertes par les premiers navigateurs
européens. Deux de ces îles ont une population sédentaire : les Falkland et Tristan da Cunha. La plupart
servirent jadis d'escales aux phoquiers et aux baleiniers ; seule, la Georgie du Sud a continué de remplir
ce rôle. Certaines, telles les Falkland, se prêtent à l'élevage du mouton. Les eaux de ce vaste domaine
océanique ne sont guère poissonneuses et les rares fonds propices à la pêche, notamment à la capture des
langoustes, se situent à sa lisière nord, vers la convergence subtropicale (Amsterdam, Tristan da Cunha).
Si les possibilités économiques des terres australes paraissent des plus restreintes, leur intérêt demeure
grand. Des observatoires météorologiques et des stations scientifiques ont été installés sur la plupart
d'entre elles, où des équipes de chercheurs, relevés périodiquement, procèdent aux études les plus
diverses.
Edgar AUBERT DE LA RÜE
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Bibliographie
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E. AUBERT DE LA RÜE, Deux Ans aux îles de la Désolation, Paris, 1954 ; L'Homme et les îles,
Paris, 1956 ; Les Terres australes, Paris, 1967
E. AUBERT DE LA RÜE, J. DELÉPINE & R. NOUGIER, « Bibliographie des terres françaises
australes », in C.N.F.R.A., vol. XVI, no 1, 1966
A. BAUER, Travaux glaciologiques à Kerguelen et dans l'Antarctique, E.P.H.E., 1970
R. JEANNEL, Au seuil de l'Antarctique, Paris, 1941
L. LAUBIER dir., Actes du colloque sur la recherche française dans les terres australes,
C.N.F.R.A., 1989
C. VALLAUX, « La Vie dans les petites îles australes », in Bull. Inst. océanogr., 1928.
MARTINIQUE
Article écrit par Christian GIRAULT
La Martinique, département français d'outre-mer (D.O.M.) depuis 1946, est située au centre de l'archipel
des Petites Antilles. Sur un territoire restreint (1 128 km2), l'île présente des paysages variés, très
attrayants, qui en font tout le charme. L'histoire de la Martinique est étroitement liée à la France depuis la
colonisation au XVIIe siècle. Son peuplement a deux origines principales : d'une part, les Français et,
d'autre part, la population d'origine africaine apportée par l'esclavage. Au cours du XXe siècle, de sérieux
problèmes démographiques et socio-économiques sont apparus dans ce département (399 000 hab. selon
les estimations de 2006, et une densité élevée de 354 hab./km2) et semblent remettre en cause le modèle
de développement adopté.
I - Une île des Antilles
D'une extrémité à l'autre de l'île, orientée sud-est - nord-ouest, la distance n'est que de 64 kilomètres et
aucun point n'est situé à plus de 12 kilomètres du rivage. Le relief est particulièrement marqué. Au nord
se profilent plusieurs édifices volcaniques jeunes (cônes bien dessinés) qui correspondent à un volcanisme
récent. Le plus élevé est la montagne Pelée qui culmine à 1 397 mètres, volcan actif de terrible réputation,
puisque l'éruption de mai 1902 détruisit en totalité la ville de Saint-Pierre et ses environs
(28 000 victimes). Les pitons du Carbet – avec plusieurs sommets, dont le plus élevé s'élève à
1 196 mètres – se situent plus au sud, à l'approche de l'agglomération de Fort-de-France. Dans cette partie
nord de l'île, les plaines sont extrêmement exiguës. Les forêts humides forment un espace relique
intéressant avec de grands arbres (gommier blanc, acajou), des fougères arborescentes et des plantes
épiphytes (orchidées et broméliacées) ; un parc naturel régional a été crée en 1976 pour protéger les
espèces.
Au centre de l'île, la plaine du Lamentin, drainée par la rivière Lézarde, permet une communication facile
entre la façade atlantique, en direction du bourg de La Trinité et de la presqu'île de la Caravelle, et le
littoral caraïbe vers la vaste baie de Fort-de-France. La Lézarde apporte une importante charge
sédimentaire qui contribue au comblement de la baie.
Le sud de l'île est constitué de mornes (monts) érodés correspondant à un volcanisme plus ancien. La
montagne du Vauclin atteint seulement 504 mètres et le Morne Larcher 477 mètres, mais leurs pentes sont
fortes. Les côtes présentent une succession d'anses, de plages et de caps rocheux. La baie la plus profonde
est le Cul-de-Sac du Marin. Des bancs de récifs coralliens forment un ourlet le long des côtes
méridionales.
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Le climat tropical à deux saisons, caractéristique des Antilles, est bien marqué : une saison sèche, appelée
carême, s'étend de janvier à mars-avril, et une saison des pluies, appelée hivernage. Les cyclones peuvent
frapper de juin à novembre. Le cyclone Dean a fait, en août 2007,
sept victimes et provoqué la
destruction totale des plantations de bananes. En raison de l'alignement des reliefs, le contraste de
pluviométrie entre les régions au vent et les régions sous-le-vent est particulièrement net. Les sommets
sont très arrosés (jusqu'à 8 m de précipitations annuelles). La station météorologique de l'aéroport du
Lamentin reçoit, en moyenne, 2 085 millimètres par an de précipitations, mais avec de fortes variations
selon les années. Le sud est plus sec, ce qui représente un avantage certain pour le tourisme balnéaire.
II - Une colonisation intensive
Les fouilles archéologiques témoignent d'une présence continue de l'homme à partir du Ier siècle de notre
ère – tout d'abord les Arawaks, puis les Karibs, rencontrés par les premiers Européens – ; cependant la
densité d'occupation était modeste au regard des Grandes Antilles. Les Espagnols ne colonisent pas l'île
lorsqu'ils la découvrent au début du XVIe siècle. Pendant un siècle et demi, les Karibs de l'île de Madinina
(« île aux fleurs »), nom précocement francisé en Martinique, font face à des incursions de pirates et de
flibustiers et opposent une résistance farouche à toute tentative d'invasion. L'entreprise de colonisation
française ne commence réellement qu'en septembre 1635 avec l'arrivée, en provenance de l'île de SaintChristophe, de Pierre Belain d'Esnambuc, alors gouverneur de cette dernière, accompagné d'une centaine
d'hommes. L'économie coloniale repose au début sur le commerce du petun (tabac), très apprécié des
marins. À la mort de d'Esnambuc, en 1637, son neveu Jacques Dyel du Parquet devient lieutenant général
de la Martinique. Les Karibs sont systématiquement attaqués et leur dernier réduit de Capesterre tombe en
1658. Lors du recensement de 1660, les autochtones, regroupés dans la catégorie « sauvages », sont
dénombrés aux côtés des Africains et des métis. En effet, le développement rapide de l'économie de
plantation a conduit à importer massivement de la main-d'œuvre africaine esclave.
Après une période de confusion marquée par des rivalités entre différents chefs locaux, le pouvoir
monarchique, sous l'action du ministre Colbert, prend en main l'administration directe de la colonie,
impose le monopole du commerce des îles avec la France (politique dite de « l'exclusif ») à travers la
Compagnie des indes occidentales (dissoute en 1674) et commence à lever l'impôt. La construction du
Fort-Royal, à partir de 1679, est le symbole de ce contrôle politique et militaire, qui répond également à
la nécessité de se défendre contre les ennemis hollandais et anglais. Dès lors, la Martinique devient, sur le
plan économique et stratégique, l'île la plus importante des Antilles françaises, avant d'être supplantée par
Saint-Domingue. Les habitations (plantations de canne à sucre)
et les sucreries se multiplient. La
population de couleur, esclave en grande majorité, passe de 9 500 individus en 1680 à 67 000 en 1750 et
dépasse largement la population blanche (12 000 pers. en 1750).
La prospérité que connaît l'île au XVIIIe siècle et l'accroissement des rendements amènent les colons à
chercher de nouvelles terres plus au sud, dans l'archipel, à Sainte-Lucie, à Grenade, à Tobago et à La
Trinité. Cependant, la lutte est incessante entre les Français et les Anglais pour la possession de ces îles.
La Martinique est occupée par les Anglais en 1762 et rendue à la France au traité de Paris (1763). Mais
la position de cette dernière est désormais affaiblie. Les Anglais occupent l'île de nouveau de 1794 à
1802, et de 1809 à 1815, c'est-à-dire pendant la plus grande partie de la Révolution, du Consulat et de
l'Empire. À la différence de la Guadeloupe et de Saint-Domingue/Haïti, le système de domination
coloniale de la population servile par une élite d'origine européenne a donc perduré longtemps à la
Martinique.
III - Les tensions sociales et ethniques
Les oppositions sociales, ethniques et politiques demeurent un trait marquant de l'histoire de la colonie
durant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. La classe des « grands blancs » d'origine créole,
installée dans l'île depuis les débuts de la colonisation, appelée les Békés, a jalousement conservé ses
grandes propriétés rurales et maintenu son contrôle sur le commerce. Des révoltes menées par des
esclaves ou des hommes de couleur libres secouent la colonie en 1823 et en 1838. Elles sont durement
réprimées. Après l'abolition de l'esclavage en mai 1848, de nombreux anciens esclaves quittent les
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plantations et défrichent de petits lopins de terre pour y développer une agriculture vivrière. Ce
mouvement entraîne la constitution d'un paysannat fragile. Par ailleurs, un syndicalisme ouvrier très actif
se développe dans les usines sucrières et les distilleries. Les luttes se cristallisent souvent autour des
élections des députés de l'Assemblée nationale, tenues dès 1848 avec l'adoption du suffrage universel et
organisées régulièrement sous la IIIe République. Les trois groupes des Blancs, des mulâtres et des Noirs
doivent chercher des compromis sur le plan politique car ils partagent, paradoxalement, une même
culture, marquée par la langue créole et des traditions telles que les festivités du carnaval.
IV - L'expérience de la départementalisation
Pendant la Seconde Guerre mondiale, sous le gouvernorat de l'amiral Robert, nommé en 1939 hautcommissaire de la France, la situation de l'île devient critique. En effet, la Martinique représente un enjeu
stratégique depuis qu'une partie des forces navales françaises s'est réfugiée à Fort-de-France, et que les
réserves d'or de la Banque de France ont été mises à l'abri dans cette même ville. Une grande partie des
autorités s'est ralliée au régime de Vichy. Les forces américaines imposent un blocus de l'île. La vie
économique est pratiquement paralysée jusqu'en 1945 et la population en souffre. En juillet 1943,
l'ambassadeur Hoppenot vient réaffirmer, au nom du Comité français de libération nationale basé à Alger,
l'appartenance des Antilles à la République française. En mars 1946, la loi de départementalisation des
anciennes colonies d'Amérique est votée à l'unanimité, à l'initiative des députés d'outre-mer, dont Aimé
Césaire, originaire de la commune de Basse-Pointe, écrivain et poète. Malgré les difficultés économiques
et sociales, la Martinique marque clairement sa volonté de rester française.
La vie politique est dominée, pendant la IVe et le début de la Ve République, par la personnalité de
Césaire, député de la Martinique jusqu'en 1993 et maire de Fort-de-France jusqu'en 2001. En 1956, il se
sépare du Parti communiste français et, deux ans plus tard, fonde le Parti progressiste martiniquais
(P.P.M.) qui, s'appuyant sur la gestion municipale de la ville de Fort-de-France, obtient des succès
électoraux. Césaire rejette l'idée « d'assimilation », qui nie la spécificité antillaise, mais se tient aussi à
l'écart des groupes minoritaires qui réclament, dès les années 1960, l'indépendance de l'île. À la fin du
XXe siècle, le débat politique se transpose sur le plan culturel avec la revendication d'une « identité créole
martiniquaise », dont la définition prête à discussion. Un nouveau parti, qui reprend cette rhétorique
identitaire, émerge en 1978. Il s'agit du Mouvement indépendantiste martiniquais (M.I.M.), fondé par
Alfred Marie-Jeanne, maire de la commune de Rivière-Pilote. En 1992, il obtient neuf sièges au Conseil
régional et Marie-Jeanne en est élu président en 1998. La ligne de ce parti marque une inflexion par
rapport au P.P.M. : il insiste sur la coopération régionale avec les pays des Caraïbes, mais il n'est pas
question, malgré son intitulé, de rompre le lien ni avec la France ni avec l'Union européenne. Cependant,
les taux d'abstention élevés lors de la plupart des consultations politiques et la défiance vis-à-vis des
hommes politiques locaux et nationaux conduisent à des phénomènes de « découplage » par rapport à la
vie politique nationale (selon le politologue Justin Daniel). Par ailleurs, la culture martiniquaise s'affirme
au tournant du XXIe siècle, avec des œuvres brillantes, dans le domaine de la littérature (Édouard
Glissant, Patrick Chamoiseau), de la musique, et du cinéma (Euzhan Palcy).
V - Un modèle de développement remis en cause
Le bilan de la départementalisation de la Martinique est conforme à celui des autres départements d'outremer. Malgré des progrès considérables par rapport à la misère sociale du milieu du XXe siècle, le modèle
de développement soulève des questions. La croissance démographique se poursuit, mais à un rythme
plus ralenti depuis les années 1990. Une émigration de travail très importante s'est dirigée vers la France
métropolitaine des années 1950 aux années 1990, si bien qu'une communauté d'origine martiniquaise s'est
installée durablement en métropole, essentiellement en région parisienne. Au début du XXIe siècle, les
flux se composent surtout d'étudiants inscrits dans les universités de métropole. Par ailleurs, l'immigration
concerne principalement quelques milliers de travailleurs originaires de Sainte-Lucie et d'Haïti. Le niveau
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de vie sur l'île a beaucoup évolué avec l'accès généralisé à l'enseignement, à la couverture sociale et aux
allocations de revenu minimum. Le P.I.B. par habitant (environ 16 700 euros) est supérieur à celui des
pays voisins dans la Caraïbe (15 000 euros pour la Barbade, 10 000 euros pour Sainte-Lucie et seulement
7 500 euros pour Saint-Vincent-et-les-Grenadines) ; toutefois, il reste bien inférieur à celui de la
métropole (25 600 euros).
Les bases de l'économie sont étroites. Dans le secteur traditionnel de l'économie agroalimentaire
demeurent une seule usine de sucre (production de 4 000 t/an), une dizaine de distilleries qui produisent
des rhums agricoles de grande qualité (80 000 hl/an) et des bananeraies qui, sur 8 000 hectares, produisent
en année normale environ 250 000 tonnes, mais dont le débouché est menacé par la concurrence des
« bananes dollars » en provenance d'Amérique latine. Le creusement du déficit de la balance commerciale
reflète ces difficultés ; le taux de couverture du commerce extérieur est passé à seulement 16 p. 100
(2004). L'évolution du secteur du tourisme, considéré comme la planche de salut pour l'île dans les années
1980 et 1990, a déçu. Environ 500 000 visiteurs arrivent chaque année, répartis assez également entre
« haute saison » traditionnelle (de déc. à mars) et « basse saison » (été). La grande majorité des touristes
vient de France métropolitaine ou des autres départements d'Amérique (93 p. 100). Le tourisme nordaméricain (États-Unis et Canada) a beaucoup reculé. De nombreuses destinations proches (Barbade,
république Dominicaine, Bahamas...) représentent une concurrence sévère pour la Martinique, qui dispose
pourtant d'atouts dans les nouveaux créneaux du tourisme vert et de l'écotourisme La tertiarisation de
l'économie (hypertrophie de l'administration, du commerce, de l'emploi informel ou irrégulier...) alimente
davantage la consommation que l'investissement.
La dépendance et la fragilité du modèle s'expliquent en grande partie par les importants transferts de la
métropole et de l'Union européenne vers la Martinique et par une organisation du commerce qui profite à
quelques groupes ou oligopoles. Dans ces conditions, le taux de chômage élevé (au-delà de 20 p. 100)
reste un problème structurel, que les efforts de l'État central et des collectivités locales (région,
département, communes) n'ont pas réussi à réduire. Les déséquilibres se manifestent par une grande
inégalité sociale et, dans le domaine de l'habitat, par des retards de mise à niveau et de résorption de la
précarité. Des phénomènes nouveaux de marginalité (criminalité et consommation de stupéfiants en
hausse, appauvrissement dû au surendettement) inquiètent également les autorités. Cette situation
préoccupante s'exacerbe en février 2009, quinze jours après le début d'un mouvement social à la
Guadeloupe, quand un collectif contre la vie chère appelle à la grève générale en Martinique. Les
principales revendications concernent la baisse des prix des produits de grande consommation et une
revalorisation des bas salaires. Un accord de sortie de crise est signé le 14 mars, après trente-huit jours de
grève.
Les propositions pour un modèle de développement durable en Martinique doivent donc tenir compte,
dans le cadre d'une plus grande autonomie administrative et d'une meilleure insertion dans
l'environnement régional caraïbe, des besoins en emplois productifs et du désir d'innovation sociale et
culturelle.
Christian GIRAULT
Bibliographie
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L. ALLAIRE, Vers une préhistoire des Petites Antilles, Centre de recherches caraïbes, Université
de Montréal, 1973
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Caraïbe), no 15, ibid., 2006
F. RODRIGUEZ-LOUBET, « Pour une approche spécifique de l'archéologie des Antilles, dans le
cadre de la zone caribéenne », in Caribena, Cahier d'études américanistes de la Caraïbe,
Documents pour les sciences de l'homme et de la nature, no 2, 1992
U. ZANDLER, « Le Drapeau rouge-vert-noir en Martinique : un emblème national ? », in
Autrapart, Institut de recherche pour le développement, no 42, 2007.
RÉUNION (ÎLE DE LA)
Article écrit par Yvan COMBEAU, Guy FONTAINE
L'île de La Réunion, située dans le sud-ouest de l'océan Indien, à 800 kilomètres de Madagascar, fait
partie, avec l'île Maurice et l'île Rodrigues, de l'archipel des Mascareignes. La Réunion est une île
volcanique, en forme d'ellipse de 207 kilomètres de circonférence, d'une superficie de 2 512 kilomètres
carrés, avec deux sommets, le piton des Neiges (3 069 mètres) et le piton de la Fournaise (2 613 mètres).
Ancienne colonie française, l'île de La Réunion, autrefois nommée île Bourbon est, depuis 2003, un
département-région d'outre-mer (D.R.O.M.).
Entre les continuités d'une colonie qui a aboli l'esclavage en 1848 et les évolutions nées avec la loi de
départementalisation du 19 mars 1946, on peut se demander si l'histoire du xxe siècle ne commence pas, à
La Réunion, avec cette dernière date et la nouvelle phase qui s'engage dès lors. Certes, la
départementalisation, forme originale de décolonisation, n'est alors qu'une déclaration de principe,
quelques articles législatifs approuvés à l'unanimité par l'Assemblée constituante, et il faut attendre
plusieurs années pour que cet engagement s'affirme et que La Réunion devienne réellement un
département français. Mais durant les quatre dernières décennies du xxe siècle, elle passe du statut de
colonie à celui de département puis de région. Ces mutations à la fois institutionnelles, politiques,
économiques et sociales ont modelé le développement de l'île. Au début du xxie siècle, ce département
français de l'océan Indien s'inscrit également dans le cadre européen en tant que région ultrapériphérique
de l'Union, tout en développant une dynamique de coopération avec son environnement régional (sudouest de l'océan Indien, Afrique du Sud, Afrique de l'Est, Inde...).
Yvan COMBEAU
I – Géographie
Île tropicale exiguë, avec une saison des pluies, cyclonique, de novembre à mai, et une saison sèche, La
Réunion est marquée par le volcanisme et la montagne. Ces particularités physiques ainsi que l'histoire de
l'île ont construit l'espace réunionnais dans une dialectique Hauts (mi-pentes et montagne) et Bas (espace
littoral), en faveur de ces derniers. Découverte au xvie siècle, l'île, appelée Mascarin puis Bourbon,
devient une colonie française de peuplement puis de production de café et surtout de canne à sucre.
Obtenant le statut de département en 1946, La Réunion va connaître de profonds changements qui vont
bouleverser ses paysages, sa société, son économie et sa culture. Malgré d'importantes améliorations,
notamment dans le niveau de vie et les équipements, elle doit faire face à des problèmes tels que
l'accroissement démographique, le chômage et une saturation des espaces. L'agriculture, longtemps seule
activité productive, est aujourd'hui relayée par le tourisme, et ce sont les services marchands qui
stimulent, depuis le début des années 1990, l'activité économique réunionnaise.
De la colonie au département
Il n'existe pas de systèmes traditionnels précoloniaux à La Réunion ; c'est une colonie sui generis qui s'est
mise en place pour l'usage de la métropole. Escale pour les bateaux de la Compagnie française des Indes
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orientales, l'île devient, après 1715, avec la culture du café, une colonie de production et d'exportation,
entrant ainsi dans le cycle de l'économie de plantation. La décision de Bertrand François Mahé de La
Bourdonnais, gouverneur des Mascareignes de 1735 à 1746, de faire de la future île Maurice la base
commerciale et stratégique de l'établissement français, va ramener La Réunion au rang de réservoir de
main-d'œuvre et de produits agricoles. Aucune culture ne s'imposant, le territoire de l'île s'est adapté pour
répondre à la fois à la demande d'exportation et de ravitaillement local, égrenant un chapelet
d'exploitations le long du littoral au vent, à l'est, et de la côte sous le vent, à l'ouest, et limitant les cultures
sur les terres d'altitude. Il est vrai que 40 p. 100 du territoire ne possède pas de conditions très favorables
à l'agriculture du fait des basses températures de la saison sèche, d'une pluviométrie forte et d'une faible
accessibilité, notamment pour les cirques et leurs îlets (plateaux de faible superficie, morcelés par le
réseau dense de profondes ravines aux versants raides). L'île a ainsi oscillé entre une monoculture
spéculative et une culture diversifiée. La « mise en sucre », entre 1815 et 1860, de l'île Bourbon a été
spectaculaire, en inscrivant territorialement la canne dans les zones basses − « l'anneau sucrier » de l'est
au sud − et en faisant de cette culture une composante essentielle de l'économie, de la société et des
évolutions techniques. Si la production caféière a été imposée par la métropole, le sucre a été un choix
agro-industriel qui a transformé à la fois les territoires et les relations sociales. De véritables stratégies de
réseaux familiaux ont abouti à la création de sociétés dont les riches demeures d'habitation devenaient le
centre d'un univers mis en valeur par soixante-dix mille esclaves (estimations de 1830) amenés du
Mozambique et de Madagascar. L'abolition de l'esclavage en 1848 a entraîné un nombre important de
désertions dans les plantations, qui ont été comblées par l'arrivée d'engagés venus d'Inde et de Chine. Ces
derniers ont permis une augmentation rapide de la population – 179 189 habitants en 1860 − et le
développement d'une société pluriethnique. En marge des plantations, les petits propriétaires blancs
migrèrent vers l'intérieur des terres pour y pratiquer une économie de subsistance. À partir de 1860, la
baisse des cours, le borer (pou blanc), les cyclones dévastateurs et les épidémies (peste, choléra, grippe)
conduisirent au déclin du sucre. La Réunion se lança alors dans une politique de restructuration de la
filière en laissant une couronne sucrière lâche et en développant de nouvelles cultures d'exportation telles
que la vanille et, sur les pentes du sud et de l'ouest, le géranium, fondant ainsi matériellement,
économiquement et socialement le dualisme Hauts-Bas. En 1946, l'économie réunionnaise avait les
structures et présentait tous les aspects du sous-développement, la transition démographique, notamment,
était à peine entamée. Face aux grands propriétaires terriens, les colons et les petits propriétaires étaient
démunis (ils représentaient 61 p. 100 du secteur agricole et n'exploitaient que 4,7 p. 100 du sol). La classe
moyenne émergeait à peine, les Chinois et les Musulmans organisaient la sphère commerciale. L'essentiel
de la population vivait dans des cases, sans hygiène et dans un sous-équipement total (sans eau courante
ni électricité).
Départementalisation, régionalisation et intégration européenne
En mars 1946, La Réunion devient un département français et bénéficie, surtout après 1960, de l'Étatprovidence. Dès lors, les conditions sanitaires de la population s'améliorent, notamment grâce à la lutte
contre le paludisme et, sur le plan économique, à la redynamisation de la culture sucrière. La crise des
productions agricoles traditionnelles et la montée du chômage débouchent sur une véritable politique de
« départementalisation économique ». De 1970 à 1995, les dépenses de l'État consacrées à La Réunion
passent de 645 millions à 14 427 millions de francs, dont 80 p. 100 sont attribués aux seuls frais de
personnel (salaires des fonctionnaires). Cela représente au total 35 p. 100 du P.I.B. Depuis 1968, le sucre
est intégré dans la politique européenne et les prix sont garantis, grâce à l'extension du Fonds européen
d'orientation et de garantie agricole. L'île émarge aux différents fonds, notamment le Fonds européen de
développement régional dès sa création en 1975, le Fonds social européen, et son appartenance à l'Union
européenne en tant que région ultrapériphérique depuis 1989 lui permet de bénéficier d'interventions
destinées à promouvoir le développement et l'ajustement des régions en retard (elle a obtenu 3,4 milliards
d'euros de 2000 à 2006). Les municipalités des vingt-quatre communes de La Réunion, étendues et
peuplées, sont les plus importants employeurs (11 p. 100 de la population active) et leurs investissements
représentent près de 6 p. 100 des 12 milliards d'euros du P.I.B. (2005). Le département et, depuis 1983, la
région mobilisent près de 600 millions d'euros pour les dépenses d'aide sociale (le revenu minimum
d'insertion et le revenu minimum d'activité concernent toujours 25 p. 100 de la population), les transports,
la construction des lycées et la formation.
41
L'économie se porte bien, tant au niveau de la croissance, près de 5 p. 100 par an, que des créations
d'emplois (3 500 emplois/an depuis les années 1990). Mais le chômage qui touche 30 p. 100 de la
population, l'illettrisme qui concerne plus de 100 000 personnes témoignent des carences du système. La
Réunion, avec 793 000 habitants (janv. 2007), continue à connaître une forte croissance démographique
liée à l'accroissement naturel et à un mouvement d'immigration vers cette terre devenue attractive depuis
le début des années 1990. Si les besoins en équipements et en logements stimulent la construction, le
chantier de la route des Tamarins reliant Saint-Denis à Saint-Pierre par l'ouest et les Hauts (ouverture en
2009) donne un coup de fouet au secteur des travaux publics, qui devrait poursuivre son développement
avec les travaux du tram-train (en 2012) et de la nouvelle route du littoral (en 2020). La consommation
étant le principal moteur de la croissance, le commerce est une des clés de l'emploi, et représente, en
2007, un tiers des salariés du secteur marchand. L'agriculture a opéré une grande mutation, mais la filière
canne-sucre-rhum reste dominante autant en termes d'utilisation du sol (50 p. 100 de la surface agricole
utile), d'exportations (132 millions d'euros en 2005), d'emplois (15 000 emplois directs) que
d'identification du territoire. De nouvelles activités se sont développées, liées notamment à l'industrie
d'import-substitution, dominée par l'agroalimentaire (47 p. 100 des 1 576 millions d'euros de chiffre
d'affaires de l'industrie en 2003), et aux entreprises artisanales qui représentent 37 p. 100 des entreprises
réunionnaises. Si les orientations économiques et sociales ont permis une augmentation de 68 p. 100 des
effectifs des services marchands depuis les années 1990, le tourisme est devenu l'un des piliers de la
réussite économique depuis les années 1980. En 2005, 410 000 touristes, dont 80 p. 100 de
métropolitains, ont dépensé 308 millions d'euros. Mais la crise sanitaire liée au chikungunya (maladie
développée par la piqûre de moustique
) a, en 2006, fait retomber l'euphorie (278 000 arrivées,
224 millions d'euros) et a porté un brutal coup d'arrêt à cette activité.
La départementalisation puis la régionalisation, associées au développement économique et social, à la
rareté des terres, aux besoins d'équipements, ont conduit à forger un espace de plus en plus déséquilibré.
Les Hauts restent la zone périphérique avec seulement 20 p. 100 de la population et 10 p. 100 des
entreprises. La conurbation Sainte-Marie - Saint-Denis - le Port - Saint-Paul, dans le nord-ouest, regroupe
40 p. 100 de la population et 50 p. 100 des emplois de services : elle est le centre décisionnel. Pendant
que l'est reste sous l'emprise de la canne à sucre, vingt-cinq kilomètres de sable blanc et un lagon
consacrent l'ouest comme région balnéaire et résidentielle. Le sud, riche région agricole, accueille 35 p.
100 de la population. S'il est bien doté en centres urbains (Saint-Pierre, Saint-Louis, Le Tampon) et en
zones d'activités, les autorités politiques soulignent son retard en équipements. Pour protéger les espaces
naturels et agricoles, avoir un aménagement équilibré, densifier les agglomérations et structurer les
bourgs ruraux, un schéma d'aménagement régional a été mis en place en 1995, auquel il a été ajouté une
exigence de développement durable pour le parc national − créé en mars 2007 −, zone protégée qui
couvre 40 p. 100 du territoire.
Sur un petit territoire îlien, dont seulement la moitié est disponible pour les activités humaines, il s'agit de
résoudre des problèmes de gestion des déchets, de déplacements internes, de risques naturels, en
adéquation avec un développement économique et une valorisation du Réunionnais.
Guy FONTAINE
II - L'héritage colonial
Dès le début du xvie siècle, l'île figure sur la carte marine de Cantino sous le nom de Dina Margabin (« île
de l'ouest »). Elle apparaît ensuite sur une carte datée de 1518 sous le nom de Santa Apollonia (référence
probable à un débarquement le jour de Sainte-Apolline). Mais ce n'est qu'en 1638 que l'équipage du
vaisseau dieppois le Saint-Alexis pose pied sur l'île. L'année 1642 marque ainsi la prise de possession, par
la France, de l'île qui devient l'île Bourbon. Pendant plus d'un siècle, d'autres débarquements ont lieu
(portugais, hollandais, britanniques) et plusieurs noms sont donnés à l'île, dont celui de Mascareignes, qui
comprend également Maurice et Rodrigues. Les premiers habitants sont des mutins déportés de
Madagascar. Ils arrivent à Bourbon entre 1646 et 1669.
La véritable colonisation commence dans la seconde moitié du xviie siècle, avec la Compagnie française
des Indes orientales et les projets de Colbert. L'archipel des Mascareignes devient une escale précieuse
sur la route des Indes. Il s'agit alors d'intensifier le commerce et donc de s'implanter. En 1663, Louis
42
Payen et dix esclaves malgaches s'installent sur l'île ; ils sont les premiers habitants à y rester. En 1665,
sous la conduite d'Étienne Regnault, envoyé de Colbert qui devient le premier gouverneur de l'île (16651671), vingt colons débarquent, suivis de deux cents autres. Le gouverneur devient le personnage central
de la colonie, et notamment Bertrand François Mahé, comte de La Bourdonnais, gouverneur de 1735 à
1746. En 1738, ce dernier prend une décision aux conséquences durables − qui soulève, actuellement, le
débat sur l'existence ou non de deux départements : il transfère la capitale de Saint-Paul à Saint-Denis. Au
regard des richesses potentielles, des espaces et des côtes, l'île Bourbon devient le grenier de la
métropole, tandis que l'île de France (actuelle île Maurice) en est le port de guerre et de commerce. À
Bourbon, le café connaît alors son âge d'or, même si la monarchie espère beaucoup des épices (girofle,
muscade) introduites par l'intendant Pierre Poivre (1719-1786). Les terres à cultiver sont distribuées par
des arrêtés royaux aux colons blancs d'origine française. Ces concessions s'étendent, selon l'expression,
« du battant des lames au sommet des montagnes ». Cette expansion économique s'accompagne d'un
développement du commerce des esclaves. L'édit de décembre 1723, qui s'inspire du Code noir (1685),
fait de l'esclave l'équivalent d'un meuble, en ce qu'il ne peut rien posséder en propre, n'a aucune
responsabilité civile, le maître répondant de ses actes. La population esclave croît considérablement au
cours du xviiie siècle, passant de 268 adultes en 1708, à 4 500 en 1736 et à 23 000 en 1779.
Parallèlement à l'aggravation des conditions de vie des esclaves, la seconde moitié du xviiie et le début du
xixe siècle voient l'augmentation de la population, le manque de terres qui en découle et les partages de
celles-ci liés aux successions. On assiste ainsi à l'appauvrissement progressif d'une part croissante de la
population blanche et aux migrations des « Petits Blancs » (petits propriétaires blancs appauvris) vers les
terres des Hauts de l'île.
Pendant la Révolution française, dès juillet 1790, le pouvoir est aux mains de l'Assemblée coloniale
dirigée par les planteurs bourbonnais. La Convention décide de rebaptiser, le 19 mars 1793, l'île Bourbon
du nom de La Réunion. L'abolition de l'esclavage, décrétée le 16 pluviôse an II (le 4 février 1794), est
toutefois refusée par les représentants de l'Assemblée coloniale réunionnaise, en accord avec ceux de l'île
de France. En juillet 1796, les deux commissaires du Directoire, chargés de mettre en application le
décret, sont renvoyés vers la France. Avec l'ère napoléonienne, La Réunion change une nouvelle fois,
mais seulement pour quelques années, de nom et devient l'île Bonaparte. S'ensuit une décennie de guerres
avec la Grande-Bretagne entre Rodrigues, l'île de France et l'île Bonaparte. En 1810, quatre mille Anglais
débarquent à Saint-Denis, faisant capituler les forces françaises. L'île reprend le nom de Bourbon et
devient une possession britannique jusqu'à l'avènement de Louis XVIII et de la Restauration en 1814.
L'île est alors rétrocédée à la France.
Au cours du xixe siècle, la colonie connaît de remarquables évolutions. Sous la II e République, l'île
retrouve (définitivement) le nom de La Réunion, et surtout, le décret d'abolition de l'esclavage est voté le
27 avril 1848. Le commissaire de la République Sarda-Garriga est alors envoyé à La Réunion et, le
20 décembre 1848, est proclamée l'abolition. La Réunion comptait alors 103 000 habitants dont
62 000 esclaves. Par ailleurs, le xixe siècle marque aussi le développement de la monoculture de la canne
à sucre. La prospérité de l'île, liée à l'exportation du sucre, s'observe particulièrement dans les années
1850-1860. Les paysages gardent toujours l'empreinte de ces usines sucrières. Deux constructions
notamment témoignent de ce boom économique : l'inauguration, en 1882, du chemin de fer, plus connu
sous le nom de « petit train » qui relie l'est (Saint-Benoît) au sud (Saint-Pierre) sur 125 kilomètres ; et la
fin, en 1884, de la construction du port des Galets (dans le nord-ouest). Elles répondent à la
préoccupation, toujours d'actualité, concernant l'organisation de la circulation des hommes et des
marchandises dans l'île.
Avec l'avènement de la IIIe République, l'élite de La Réunion participe au renouveau de la vie politique
nationale en exprimant sa volonté d'une politique assimilatrice. Le député républicain François de Mahy,
ministre de l'Agriculture puis de la Marine et des Colonies dans les années 1880, revendique l'idée d'une
île permettant d'aller coloniser vers Madagascar avec, comme objectif, l'implantation française à
Madagascar − effective en 1896 − et le concept de La Réunion comme une petite France dans l'océan
Indien. Au début du xxe siècle, l'institution scolaire et tout particulièrement le lycée colonial de SaintDenis connaissent les mêmes accents nationalistes que ceux qui résonnent en métropole. Lors de la
Première Guerre mondiale, plusieurs milliers de jeunes Réunionnais sont mobilisés et envoyés sur les
fronts du nord de la France. Trois mille d'entre eux meurent sur les champs de bataille. L'entre-deuxguerres se caractérise par une croissance continue de la population (230 000 habitants en 1941, contre
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190 000 en 1931), un sensible redressement de l'économie (après la crise sucrière du début du xxe siècle)
et une grande activité politique, déjà marquée par des campagnes électorales très violentes et des
pratiques frauduleuses. Le débat sur l'évolution du statut de la colonie à celui de département mobilise, à
la fin des années 1930, une partie de l'opinion publique, de nombreuses organisations, comme la Ligue
des droits de l'homme, et des syndicats, notamment celui des instituteurs.
Cependant, la question de la départementalisation est mise entre parenthèses avec la déclaration de guerre
en septembre 1939 et l'installation du gouvernement de Vichy en 1940. Ce sont deux années de guerre, de
blocus, de privations, durant lesquelles la révolution nationale tente de s'imposer. Mais la question
resurgit dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que La Réunion est exsangue économiquement,
moralement et démographiquement (la mortalité infantile atteint 145 p. 1000).
III - Les mutations de la départementalisation
En 1946, alors que l'empire colonial français se fissure, La Réunion devient, le 19 mars, dans la continuité
de ses revendications d'avant-guerre, le 87e département français. Cette victoire électorale est étroitement
liée à l'action des députés réunionnais Léon de Lepervanche et Raymond Vergès, tous deux membres du
Parti communiste français. Pourtant, avec l'instauration de la IV e République, les évolutions vont être
lentes, les retards dans l'application de la loi vont s'accumuler. Les réformes et les changements se font
attendre, et La Réunion demeure un département oublié qui, par ailleurs, subit de plein fouet un violent
cyclone en janvier 1948 (165 morts). Le département n'est pas une priorité pour le gouvernement français
qui, entre 1946 et 1958, repousse la concrétisation de la départementalisation, sous le prétexte du coût
trop élevé des mesures sociales et de la mise à égalité entre la métropole et les « vieilles colonies ».
Le contexte du début des années 1960, marqué par l'instauration de la V e République – avec l'élection de
Michel Debré comme député de La Réunion – et par les décolonisations, est un tournant car il oblige
l'État à prendre conscience de l'existence de l'île. La départementalisation est ainsi une forme originale de
décolonisation intra-française. Plusieurs événements, tels que la Constitution de la V e République en
1958, le voyage du général de Gaulle dans l'île en 1959 avec un message volontariste pour l'outre-mer,
l'indépendance de Madagascar en 1960, participent à cette reconnaissance. Ainsi, les années 1960 voient
le début d'un léger décollage économique et de transformations profondes dans la société. La Réunion
connaît une succession de grands chantiers qui modèlent ses paysages, comme la construction, entre 1956
et 1963, de la route sur le littoral qui relie Saint-Denis à La Possession et, plus généralement,
l'amélioration du réseau routier (bitumage, routes départementales et communales, route des plaines entre
Saint-Pierre et Saint-Benoît) avec, pour conséquence, la suppression du « Petit train » et l'augmentation
du parc automobile (en 1959, 3 540 automobiles et, en 1965, 14 110). Un autre chantier gigantesque est
l'électrification du sud et de l'ouest de l'île avec l'inauguration, en 1968, du barrage de Takamaka. Ces
travaux doivent assurer le développement de la production annuelle d'électricité, qui passe de 12 millions
de KWh en 1959 à plus de 100 millions en 1971. Par ailleurs, plusieurs autres réalisations ont lieu au
cours des années 1960 et 1970, comme l'ouverture de la centrale hydroélectrique de Langevin, la
modernisation du port des Galets, l'agrandissement de la piste de l'aéroport de Gillot, etc. Le fret aérien
est en forte augmentation (277 tonnes en 1957 et 2 900 tonnes en 1969), tout comme le nombre de
passagers.
Les années 1960-1970 sont également riches en débats et en confrontations politiques sur la question du
statut de l'île (départementalisation ou autonomie) alimentés par deux figures emblématiques : Michel
Debré et Paul Vergès. Le premier, ancien Premier ministre, député en 1963, est un défenseur de la
départementalisation ; le second, fondateur du Parti communiste réunionnais (P.C.R.) en 1959, est
favorable à l'autonomie de l'île. Toutefois, l'élection présidentielle de 1981 modifie les formes de la vie
politique, en rompant avec cette bipolarisation. Elle ouvre une nouvelle phase politique qui s'inscrit
désormais dans le cadre de la décentralisation et de la régionalisation.
IV - D.R.O.M. et région ultrapériphérique
En 1982, la loi de décentralisation crée, à côté du Conseil général, le Conseil régional. Cette réforme
augmente la marge de manœuvre des exécutifs locaux. Elle reçoit l'appui des socialistes, du P.C.R., mais
aussi d'une partie de la droite favorable à la régionalisation. La Réunion prend également sa place, en
1992, dans l'ensemble des régions ultrapériphériques de l'Europe et bénéficie dès lors d'importants crédits
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de la part de l'Union européenne (U.E.). Le traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997 donne à ces régions des
crédits spécifiques pour leur développement économique. L'U.E. reconnaît ainsi leurs particularités et la
nécessité de compenser des handicaps structurels liés à leur éloignement géographique. La Réunion
conjugue, enfin, une troisième dimension. Dans l'environnement du sud-ouest de l'océan Indien, elle
mène une politique de coopération et de co-développement avec Madagascar, Maurice, les Seychelles et
les Comores, réunies au sein de la Commission de l'océan Indien (C.O.I., créée en 1984). La Réunion y
occupe une position originale, voix de la France et de l'Europe.
Dans le cadre de ce triple rattachement (Océan Indien-France-Europe), l'île connaît une phase de stabilité
politique. Signe de son nouveau visage, 2006 a été l'année de la commémoration des soixante ans du
département, mais aussi de la reconnaissance et de l'acceptation des potentialités de la
départementalisation. Dans ce contexte, la vie politique réunionnaise repose sur deux piliers : le Conseil
général, qui s'appuie sur une majorité de droite (U.M.P., avec Nassimah Dindar comme présidente depuis
avril 2004), et le Conseil régional (présidé par Paul Vergès depuis 1998) dont la majorité repose sur
l'Alliance (coalition regroupant le P.C.R. et plusieurs formations de gauche).
Au début du xxie siècle, entre défis et enjeux, l'île de La Réunion doit faire face aux problèmes sociaux
(avec un taux de chômage de 24,5 p. 100 en 2008), aux questions de son développement (agriculture,
tourisme, techniques de l'information et des communications, etc.), aux crises sanitaires (épidémie de
chikungunya en 2005-2006) et aux conséquences des bouleversements liés au réchauffement climatique.
Dans la foulée du mouvement social qui a touché les Antilles à partir de janvier 2009, un collectif contre
la vie chère, composé de syndicats, d'associations et de partis politiques, se met en place en mars. Il
réclame notamment la baisse des taxes sur les produits de première nécessité et les carburants, ainsi que le
relèvement des bas salaires et des minima sociaux.
La Réunion entre aussi dans ce siècle au rythme de vastes chantiers (route des Tamarins, tram-train et
route du littoral) qui ont des effets sur les paysages, les déplacements, l'économie et l'emploi. Ils
traduisent à la fois un haut niveau de technicité dans le sud-ouest de l'océan Indien et l'affirmation d'un
développement dans le cadre d'un partenariat et d'un financement Région-France-Europe.
Yvan COMBEAU
Bibliographie
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Atlas de La Réunion, Université de La Réunion-I.N.S.E.E., Réunion, 2003
W. Bertile, La Réunion. Atlas thématique et régional, éd. A.G.M., Saint-Denis, 1987 ; La
Réunion, département français d'outre-mer et région européenne ultrapériphérique, 2 vol., Océan
Éditions, La Réunion, 2006
S. Chane-Kune, La Réunion n'est plus une île, L'Harmattan, Paris, 2000 (1re éd. 1996)
Y. Combeau, L'Île de La Réunion pendant le quinquennat (2002-2007), Éditions Océan, La
Réunion, 2007 ; L'Île de La Réunion : une décolonisation française (1942-1946), ibid., 2006
P. Eve, Naître et mourir à l'île Bourbon à l'époque de l'esclavage, L'Harmattan, 2000 (1re éd.
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C. Lavaux, Du Battant des lames au sommet des montagnes, éd. Cormoran, Paris, 1998
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L'Harmattan, Paris, 1997
D. Vaxelaire, Le Grand Livre de l'histoire de La Réunion, 2 vol., éd. Orphie, Saint-Denis de La
Réunion, 2004.
NOUVELLE-CALÉDONIE
Article écrit par Jean-Pierre DOUMENGE
La Nouvelle-Calédonie
est un territoire d'outre-mer français situé dans le sud-est de l'océan Pacifique,
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à 1 500 kilomètres des côtes australiennes, pratiquement aux antipodes de la France métropolitaine. C'est
un archipel de 19 100 kilomètres carrés comportant une Grande Terre allongée sur 400 kilomètres du
nord-ouest vers le sud-est (16 373 km2) et diverses îles périphériques, parfois très éloignées (Chesterfield,
Huon, Surprise, Walpole), ce qui détermine une zone économique exclusive marine de
1 740 000 kilomètres carrés.
C'est l'une des terres les plus récemment découvertes par les Européens dans le Pacifique. Devenue
française en 1853, elle accueille en 2007 une population d'environ 230 000 habitants d'origines très
variées. Au peuplement multiséculaire mélanésien se sont adjoints divers apports venus d'Europe, d'Asie,
de Polynésie, voire d'Afrique ou d'Amérique. Mais à la différence des départements français d'outre-mer,
la Nouvelle-Calédonie n'est pas perçue comme une terre de métissage et de « créolité ». De par son
étendue, son contexte physique, ses ressources naturelles, son histoire, ce territoire présente une
personnalité particulière dans le contexte de la République française.
I - Un cadre naturel contrasté, difficile à valoriser
En raison de sa taille, de sa configuration et surtout de la variété de son substrat, l'archipel de la NouvelleCalédonie offre des paysages contrastés et des possibilités de mise en valeur très inégales. L'espace arable
est globalement limité.
La Grande Terre comporte pour l'essentiel des formations montagneuses : au nord-est, un arc
métamorphique au relief vigoureux culminant au mont Panié (1 628 m), puis une chaîne centrale
sédimentaire pénéplanée dépassant rarement 1 000 mètres, enfin des massifs tabulaires de faible altitude
(600 à 800 m) s'inscrivant sur un substrat de péridotites, siège d'une activité minière depuis plus d'un
siècle. Les zones planes littorales, étroites et discontinues sur la côte orientale, sont relativement larges
sur la côte occidentale. Les îles Belep et l'île des Pins
sont aussi des îles hautes. À l'inverse, les îles
Loyauté sont des édifices coralliens d'altitude mineure (moins de 50 m), voire minime (pour Ouvéa).
De par sa position géographique (entre 190 30′ et 220 40′ de latitude sud), l'archipel néo-calédonien est
soumis à un régime tropical maritime qui se caractérise par de faibles contrastes saisonniers de
température (moins de 8 0C en moyenne entre le mois le plus chaud et le mois le plus froid), des vents
fréquents (évoluant pendant huit à neuf mois du secteur sud-est et pendant les deux mois d'hiver du
secteur ouest) et des précipitations relativement importantes, principalement durant la saison chaude (de
mi-décembre à fin avril). La côte orientale qui reçoit de plein fouet les vents d'alizé enregistre de fortes
précipitations (de 2 500 mm à 5 000 mm par an, exceptionnellement 8 000 mm), tandis que la côte
occidentale « sous le vent » totalise en moyenne moins de 1 500 millimètres par an. Malgré une altitude
modeste, la chaîne centrale constitue une véritable barrière climatique. A contrario, faute de hauts reliefs,
les îles Loyauté ne bénéficient pas d'un volume de précipitations comparable à celui noté sur la côte
orientale de la Grande Terre (1 600 mm en moyenne). Les îles comme la côte occidentale sont des
milieux relativement secs.
La dichotomie climatique de la Grande Terre influence largement la texture des sols et, ce faisant, le
couvert végétal, donc les conditions de mise en valeur agricole. La côte orientale présente une végétation
ligneuse souvent luxuriante ; sur la côte occidentale prédominent au contraire des peuplements plus ou
moins denses de niaouli (Melaleuca quinquenervia) ou des formations herbacées. Mais les déboisements
dus à l'homme favorisent la progression du niaouli, même sur la côte au vent, ce qui tend à uniformiser le
paysage végétal. Néanmoins, la forêt sempervirente subsiste dans les zones sommitales de la chaîne
centrale. Les massifs d'ultrabasites recelant des richesses minières nickélifères présentent une végétation
spécifique, un maquis. Les piémonts et les zones basses ont une végétation composite, une « brousse »
associant des formations herbeuses, arbustives ou arborées. Cadre traditionnel de la mise en valeur
agricole, elle s'est enrichie depuis un siècle de multiples éléments, en particulier de plantes alimentaires
(manioc, pomme de terre, caféier, etc.) venues d'autres continents.
Depuis le milieu du xixe siècle, l'agriculture traditionnelle trouvant place dans la brousse de la Grande
Terre a été considérablement affectée par l'acclimatation des bovins. Pendant des siècles, faute de recours
aux fertilisants, l'horticulture pratiquée n'a pu subvenir aux besoins des populations que dans la mesure où
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celles-ci étaient relativement peu nombreuses (de l'ordre de 60 000 habitants pour un espace dont la
fertilité naturelle est excellente sur 1 000 km2 environ et tout juste correcte sur 2 000 km2 autres).
II - L'univers multiséculaire mélanésien
L'archipel néo-calédonien a toujours fonctionné comme un creuset pour des hommes d'origines très
variées. Toutefois, la résultante socioculturelle n'est pas la même selon qu'on se situe avant ou après sa
prise de possession par la France (1853).
Les populations en contact à l'époque protohistorique participaient du même fonds culturel océanien. Bien
que tardivement peuplé (à partir de 4 000 ans av. J.-C.), l'archipel néo-calédonien fonctionnait, à l'instar
de ses voisins (Salomon, Vanuatu, Fidji), comme un lieu de rencontres et d'échanges entre diverses
branches de chasseurs-cueilleurs « australoïdes » et de navigateurs-horticulteurs « austronésiens ».
Les contacts entre navigateurs austronésiens et populations établies dans l'intérieur sont attestés sur
plusieurs millénaires, en particulier au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne et depuis le
xiie siècle. D'après les datations dont on dispose, l'introduction de l'igname (Dioscorea alata), plante
servant de symbole alimentaire et social majeur dans la civilisation mélanésienne, remonterait à 1 000 ans
avant J.-C. Ces contacts multiséculaires entre populations relativement différenciées seraient à l'origine de
la multiplicité des langues vernaculaires et de la variété des organisations sociopolitiques traditionnelles.
S'il n'existait pas traditionnellement d'unité nationale, la population protohistorique constituait tout de
même une ethnie bien typée après plusieurs siècles de brassage. L'identité multiséculaire de cette
population dite mélanésienne se fondait sur un corps de traditions ancestrales dont le souvenir se
perpétuait de génération en génération dans le cadre de récits mythiques aux références généalogiques et
géographiques toujours précises.
Une organisation sociale à fondement agraire
Faute d'une technologie différenciée, l'activité multiséculaire des Mélanésiens était tout entière consacrée
à la production de vivres : ignames (Dioscoréacées) sur des buttes et des billons bien drainés, taros
(Colocasiées) sur des terrasses ou des plates-bandes irriguées. Cette horticulture incluait de longues
périodes de jachère. Par ailleurs, les récoltes de tubercules d'ignames et de rhizomes de taros ne pouvaient
être stockées trop longtemps. Faire fructifier les terroirs et les protéger par les armes ou la magie contre
les cyclones, les périodes de sécheresse et les coups de main constituaient des actes sociaux primordiaux.
De l'étendue des jardins et de l'abondance des récoltes dépendait l'importance numérique, donc la
puissance et la gloire des groupes locaux qui, pour être maîtres de leur destinée, devaient être perçus
comme propriétaires de leurs terroirs et, pour ce faire, se prévaloir d'un lien, par filiation ou adoption,
avec l'ancêtre défricheur de leur lieu d'établissement. La terre nourricière était ainsi sublimée.
Tout terroir était donc évoqué comme le lieu d'émergence et la copropriété d'une famille lignagère, le
réceptacle de divinités tout autant qu'un potentiel agronomique. Les membres du lignage s'organisaient en
lignées constituées d'un couple et de sa descendance vivante, dans le cadre de petits hameaux. Le centre
de gravité de cette communauté familiale et de ses terroirs était matérialisé par un tertre de terre battue sur
lequel était édifiée une case de grande taille en forme de ruche, véritable mémorial du groupe. Au fur et à
mesure du déroulement des générations, la communauté lignagère s'élargissait et finissait par éclater. De
nouveaux tertres étaient édifiés, les terroirs aménagés divisés et de nouvelles terres rapidement défrichées.
Les lignages habitant les nouveaux tertres qui se prévalaient de la même origine mythique, donc d'un
même tertre nommé, mais qui ne partageaient pas forcément les mêmes lieux de résidence et les mêmes
terroirs, se constituaient en réseau de solidarité et d'entraide. Des relations de services, des échanges
conventionnés promouvaient des systèmes d'alliance, des organisations politiques élémentaires
dénommées clans au support territorial très diffus. Le lignage se référant au tertre le plus anciennement
établi était considéré comme « l'aîné » du clan et, à ce titre, en assumait le leadership, la chefferie. Les
autres lignages se reconnaissaient comme ses « cadets-serviteurs », mais certains d'entre eux possédaient
des pouvoirs qui venaient contrebalancer l'ascendant politique qu'exerçait le lignage aîné sur l'ensemble
de la communauté clanique. Au lignage « puîné » revenait le don de médiation entre, d'une part, les
humains et, d'autre part, les ancêtres divinisés, les forces cosmiques et les totems : il assurait la maîtrise
du pouvoir religieux et le rôle de porte-parole de la chefferie clanique. Au lignage « benjamin » revenait
la tâche de direction des pratiques, vulgaires ou magiques, nécessaires à la fructification des terroirs
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vivriers : il avait ainsi le contrôle du pouvoir économique du clan et le rôle de mentor de la chefferie. Le
clan, regroupement fonctionnel de lignages se prévalant des mêmes références mythiques, se segmentait
donc en trois sous-ensembles hiérarchisés comportant les trois têtes de la chefferie et leurs cadetsserviteurs, sujets directs pourvoyeurs de vivres et de main-d'œuvre.
Un paysage géographique et social très formalisé
« Carte d'identité » autant que « garde-manger », l'espace approprié par les familles lignagères portait
uniquement sur les lieux habités et sur les terres convenant au développement de l'horticulture.
L'environnement proche balisé de points fixes naturels (pic, cap, cours d'eau) – l'« univers à portée de
vue » – conférait une assise territoriale, une « enveloppe » à cet espace approprié par les familles. Les
grands massifs miniers, l'arc métamorphique septentrional et les grandes savanes sèches de certains
secteurs de la côte occidentale (soit au total plus de 8 000 km2) restaient en dehors de l'« espace
humanisé » tout en faisant l'objet d'un contrôle politique plus ou moins marqué.
La concentration du contrôle politique et territorial dans le cadre de chefferies polyclaniques entraînait la
stratification de la population en « anciens occupants » et « nouveaux venus » : aux lignages aînés
représentants des premiers, revenait le contrôle des terroirs et de la mise en valeur ; aux aînés des
seconds, la protection du territoire et le contrôle politique de l'ensemble de la population. Les tenants
d'une chefferie pouvaient changer, l'appropriation foncière évoluait peu ; les « maîtres des terres »
représentant la descendance des premiers défricheurs, donc garants de la fructification des terroirs (faisant
aussi office de « cadastres » vivants), restaient toujours en place. La pérennité de l'ordre social était ainsi
fondée sur un savant équilibre entre tenants du contrôle politique (et territorial) et tenants du contrôle
foncier. Le remodelage des sphères d'influence, donc des territoires, des chefferies, ne remettait jamais
fondamentalement en cause les stratégies matrimoniales, à but foncier, des familles lignagères. Par
conséquent, tout naturellement, les chefferies tendaient à associer des hommes valorisant des richesses
naturelles variées depuis le bord de mer jusqu'au fond de la chaîne centrale. Cette association de
« géosystèmes » complémentaires fortifiait la conscience patriotique des ressortissants d'une même
vallée. C'est dans ce contexte de contrôle précis des espaces naturellement cultivables, et ce faisant de
sacralisation de la terre nourricière, qu'allait avoir lieu l'implantation d'une colonie de peuplement
d'origine européenne au cours de la seconde moitié du xixe siècle.
III - L'implantation et les réalisations du peuplement allochtone
Découverte et premiers établissements européens
L'archipel de la Nouvelle-Calédonie a été tardivement découvert par les navigateurs européens.
L'Écossais James Cook aborda la Grande Terre par le nord-est, le 4 septembre 1774. Il donna à la grande
île son nom actuel par analogie avec sa Calédonie natale. Il longea la Grande Terre par l'est avant de
découvrir Kounié qu'il nomma île des Pins. Le contre-amiral français d'Entrecasteaux devait parachever
cette découverte en longeant en 1792 la côte occidentale de la Grande Terre (la reconnaissance en avait
été prévue en 1785 au programme de Lapérouse qui malheureusement disparut à Vanikoro en 1788). Les
îles Loyauté (... « à Sa Majesté britannique ») furent découvertes en 1793 par Raven. Il fallut attendre
1825 et la venue de Dumont d'Urville pour que soit entrepris un relevé des côtes et des récifs de
l'ensemble de l'archipel.
Le passage des chasseurs de baleines, de même que l'activité des négriers recrutant pour les plantations du
Queensland n'eurent guère d'incidence sur le pays. Les premiers établissements à terre furent l'œuvre des
santaliers. Le santal, bois odoriférant, était très prisé des Chinois tant en matière de parfumerie que
d'ébénisterie. Les trafiquants anglo-saxons le leur échangeaient contre le thé.
L'exploitation du santal, qui débuta à l'île des Pins en 1841, puis à Maré et Yaté (sud de la Grande Terre)
en 1842, culmina en 1847 : elle intéressait alors l'ensemble des îles Loyauté, l'île des Pins et le rivage
oriental de la Grande Terre. Des campements, voire des entrepôts, se multiplièrent, mais ils n'eurent qu'un
caractère temporaire en raison des frictions avec les populations locales. Il n'en fut pas de même avec les
établissements missionnaires. Les pasteurs de la London Missionary Society (L.M.S.) furent les premiers
à l'œuvre (1840). Ils agirent d'abord par catéchistes ou teachers interposés, recrutés dans les archipels
océaniens déjà évangélisés. Les missionnaires catholiques s'installèrent en Grande Terre à partir de 1843.
Ils agirent sans intermédiaires. Cela ne se fit pas sans heurts. Seule l'installation des maristes à l'île des
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Pins (1848) constitua d'emblée un succès. C'est à partir des années 1850 que les édifices catholiques
purent se multiplier. À la fin du xixe siècle, la Société des missions évangéliques de Paris relaya l'action
de la L.M.S. Les missions catholiques et protestantes vécurent dès le départ au contact des populations
mélanésiennes. Elles ne furent jamais à l'origine de l'établissement de centres actifs de colonisation.
Ceux-ci furent induits par l'action de l'administration française.
La prise de possession de la Grande Terre par le contre-amiral Febvrier-Despointes intervint à Balade le
24 septembre 1853 ; elle fut suivie par le rattachement de l'île des Pins ; celui des îles Loyauté ne devint
effectif qu'en 1858. Dès 1854, le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel décida d'établir le principal
point d'ancrage de la colonisation en bordure de la rade de Nouméa. Puis une vingtaine de forts et dans
leur orbite divers comptoirs permirent de contrôler les côtes de la Grande Terre. Mais faute d'hommes,
ces réalisations initiales de la colonisation eurent un rayonnement très limité. Aussi, au vu de l'expérience
australienne, l'administration décida-t-elle très vite de promouvoir la mise en place de vastes concessions
privées à vocation agricole. Un cadre réglementaire lui permettait depuis le 20 janvier 1855, non
seulement de récupérer les terres non occupées, en particulier les terrains miniers et les massifs forestiers,
mais encore de morceler les terroirs agricoles traditionnels en « terres indigènes » (restant aux
collectivités mélanésiennes) et en « terrains domaniaux » qui devaient procurer aux candidats colons le
fonds nécessaire à leur installation. Malgré ce cadre foncier favorable, la politique des grandes
concessions agricoles ne détermina pas d'emblée la mise en place d'un peuplement rural allochtone stable,
car l'obligation faite aux concessionnaires de financer la venue des colons et l'introduction de cheptel se
révéla très souvent défaillante. En 1870, l'espace aménagé par les allochtones n'excédait guère
250 kilomètres carrés et ne comptait que 1 300 personnes, dont 800 militaires. C'était bien peu. Aussi, à
partir du 26 janvier 1871, l'administration donna-t-elle aux colons la possibilité de délimiter eux-mêmes
leurs terrains (« permis d'occupation »).
Mise en place d'un peuplement stable et d'une économie diversifiée
L'île de La Réunion était sur la route des grands voiliers qui doublaient le cap de Bonne-Espérance pour
rallier l'Inde. La venue en Nouvelle-Calédonie fut perçue à l'origine comme une extension de la « route
des Indes ». Cela explique que les premiers colons à s'établir de manière stable en Grande Terre fussent
des planteurs créoles originaires de l'ancienne Bourbon. D'autres colons vinrent d'Europe ou d'Australie.
En 1871, on assista en particulier à l'arrivée de ressortissants de Moselle et des départements rhénans,
lorsque l'Alsace et la Lorraine septentrionale furent rattachées au Reich allemand. Ils créèrent entre autres
le centre de Moindou. De ce fait, en 1877, la Grande Terre comptait 5 700 colons libres d'origine
européenne, planteurs de canne à sucre, de coton ou de cocotiers, maraîchers ou éleveurs de bovins.
Parallèlement se mit en place une importante population carcérale. Par décret du 2 septembre 1863, les
autorités françaises avaient en effet décidé le transfert des condamnés aux travaux forcés en NouvelleCalédonie, territoire qui apparaissait plus salubre que la Guyane. Les « transportés » arrivèrent de manière
régulière entre 1864 et 1897. À partir de 1872, ils furent rejoints par des « déportés » politiques ayant
participé à l'insurrection de la Commune de Paris. Ces derniers, au nombre de 4 400, arrivèrent jusqu'en
1875, mais lorsque l'amnistie des communards fut proclamée (1880), la grande majorité des déportés
revint en métropole. Il n'en fut pas de même des transportés, astreints à résidence dans la grande île après
leur temps de peine, parfois de manière définitive (cas des « relégués »). Beaucoup de bagnards firent
ainsi souche. Les « libérés » qui le voulaient obtenaient des concessions agricoles de 4 hectares (en terrain
alluvial, ils plantaient haricots, coton et canne à sucre). Avec ses milliers de « condamnés » et de
« libérés », la « pénitentiaire » devint un corps pléthorique et son domaine foncier un empire (2 600 km2).
De ce fait, en 1877, la population pénale était de deux fois supérieure à la population libre (plus de 11 000
personnes) : c'étaient en grande majorité des Européens, mais aussi des insurgés kabyles et vietnamiens.
De par sa discontinuité spatiale, la colonisation rurale des années 1870 semblait encore hésitante, mais la
logique d'occupation des zones à potentialité agricole ou pastorale était déjà claire : d'une part, associer
une agriculture de plantation (canne à sucre, cocotier ou coton), un maraîchage vivrier et des petits
troupeaux de bovins sur les terres alluviales de basses vallées et de plaine littorale, principalement sur la
côte occidentale de la Grande Terre ; d'autre part, mener un grand élevage, très extensif, de bovins dans
les vastes savanes aux sols pauvres de cette même côte. Dans le premier cas, l'agriculture coloniale
oblitérait gravement l'espace horticole mélanésien, dans le second s'élaborait un nouvel espace de mise en
valeur.
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Mais ce développement de l'économie agricole de colonisation fut fortement perturbé par une série de
découvertes minières : de l'or et du cuivre dans le nord de la Grande Terre, et surtout du nickel et du
chrome en divers points de la grande île. En 1876, un premier essai de fonderie de minerai de nickel
entraîna l'année suivante la création d'une usine de transformation du minerai à la Pointe Chaleix
(Nouméa). En 1880, la Société Le Nickel (S.L.N.) était mise sur pied avec l'appui de la banque
Rothschild : elle construisit une nouvelle usine à Dothio, Thio étant dès cette époque (en 1889) le
principal lieu d'extraction du nickel. Mais à la suite de la mise sur le marché mondial (à partir de 1890) du
nickel canadien, très concurrentiel, Dothio dut fermer en 1891. Pour un temps, l'exportation du nickel se
fit seulement sous forme de minerai brut convoyé vers l'Europe par grands voiliers. Il fallut attendre 1908
pour qu'une nouvelle usine métallurgique ouvre à Thio sous l'égide de la S.L.N. ; en 1910, la maison
Ballande crée à son tour des hauts-fourneaux à Doniambo (Nouméa).
La mine et la métallurgie attirèrent beaucoup de monde : Européens, Chinois (1884), Vietnamiens (1891),
Japonais (1892), Indonésiens (1896). Ainsi, à la fin du xixe siècle, les acteurs d'une société urbaine et
industrielle étaient déjà en place en Nouvelle-Calédonie. En raison de l'importance de ses activités
industrielles, ce territoire apparaissait comme une « colonie (agricole) sans colons » : dans les années
1890, les deux tiers des Européens vivaient déjà à Nouméa. La Grande Terre, qui avait été perçue à
l'origine comme une « île à sucre », ne tint pas ses promesses. Et l'expérience du coton ne s'y affirma
jamais pleinement. L'aire d'extension du cocotier restait pour sa part géographiquement limitée (nord-est).
Le gouverneur Feillet, qui prit en charge l'archipel en 1894 et qui était décidé à réactiver la colonisation
libre agricole, fit la promotion d'une nouvelle culture, le café. Présente en Grande Terre depuis 1856, cette
culture ne prit vraiment son essor qu'en 1895. On la développa sur les bonnes terres alluviales des basses
vallées, principalement sur la côte orientale, depuis Nakéty jusqu'à Hienghène. Les colons caféiculteurs
furent à l'origine de la création de vingt-deux centres ruraux et de la mise en place d'un domaine foncier
de 25 000 hectares, pris pour une part sur les terroirs jusqu'alors laissés aux Mélanésiens, pour le reste
récupérés sur le domaine pénitentiaire.
Feillet ayant obtenu en 1897 l'arrêt de la transportation et les autochtones mélanésiens étant jugés peu
aptes à participer massivement au développement colonial, on fit largement appel à des travailleurs
indonésiens pour subvenir aux besoins de l'agriculture de plantation durant le premier tiers du xxe siècle.
Par suite du développement parallèle des cultures d'exportation, de l'extraction et du traitement du minerai
de nickel, on dénombrait en 1929 en Nouvelle-Calédonie 6 230 Vietnamiens originaires du Tonkin,
7 699 Indonésiens de l'île de Java et plus de 1 500 Japonais.
Le constant déséquilibre des sexes au sein de la population allochtone a très tôt favorisé le mélange des
races, mais du fait de l'institution de « réserves » foncières spécifiques aux collectivités mélanésiennes,
les unions avec des femmes autochtones n'ont pas permis la constitution d'un groupe social de « métis »
comme c'est le cas à Tahiti. Le brassage ethnique intéressa donc principalement des allochtones. Mais si
dans la presqu'île de Nouméa la population progressa régulièrement de 7 000 habitants en 1903 à 10 000
en 1925 (dont 7 800 Européens), l'archipel restait chroniquement sous-peuplé.
L'industrie néo-calédonienne du nickel, qui connut des heures difficiles au début du xxe siècle, du fait de
la concurrence canadienne, puis par suite du déclenchement de la Première Guerre mondiale, dut
réorganiser ses activités et procéder à une concentration du capital. En 1931, on assista à la fusion de la
S.L.N. et de la Société des hauts-fourneaux (créée par la maison Ballande) et à la participation de la
Banque de l'Indochine dans le cadre d'une vaste société minière et métallurgique dénommée
Calédonickel. En 1937, une nouvelle concentration financière accompagna une vaste mutation technique :
Calédonickel redevint S.L.N. ; puis l'usine de Doniambo fut complètement rénovée afin de produire
6 000 tonnes de métal. L'effort minier se porta aussi sur le chrome, le cobalt et le manganèse (Tiébaghi
était alors la plus grande mine au monde) et même sur le fer (Goro, de 1937 à 1941). Mais l'agriculture de
plantation et le grand élevage n'en gardaient pas moins leur prestige. Le mythe de la Nouvelle-Calédonie
agricole restait vivace. Et si le nombre des têtes de bétail régressait (passant de 150 000 à 90 000 entre
1917 et 1930), en revanche la surface pâturée ne cessait d'augmenter par défrichement des savanes à
niaouli. Entre 1925 et 1929, la culture du coton prit à son tour une extension relativement importante avec
la venue de colons originaires du nord de la France. Quant à la caféiculture, un temps dévastée par
l'Hemelia vastatrix, elle réussit à renaître grâce au remplacement des plans d'arabica par des plans de
robusta, si bien que l'administration l'introduisit dans les années 1930 dans les périmètres de « réserve »,
afin d'insérer les populations mélanésiennes dans l'économie marchande.
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Pour élargir et relier les territoires des colons, le gouverneur Guyon mit en place un plan d'équipement
routier et portuaire en 1925. Progressivement, le transport routier se substitua au cabotage. C'est dans ce
contexte d'unification progressive de l'espace colonial qu'intervint la Seconde Guerre mondiale.
À l'heure du monde contemporain
Le ralliement du territoire à la France libre, symbolisé de Londres par le général de Gaulle, est adopté à
l'unanimité par le conseil général le 24 juin 1940. Il est confirmé le 19 septembre 1940 par le choix
populaire de Sautot comme gouverneur. L'entrée en guerre du Japon entraîna l'internement puis
l'expulsion de ses ressortissants et la mise sous séquestre de leurs biens. Les relations avec l'Indonésie et
l'Indochine furent interrompues. Après l'agression japonaise de Pearl Harbor, les Américains décidèrent
d'établir leur quartier général en Nouvelle-Calédonie. Ils débarquèrent à Nouméa le 12 mars 1942. Un
million de militaires allait transiter par la Grande Terre entre 1942 et 1945. Près de 150 000 hommes y
séjournaient en permanence. Leur présence allait transformer durablement les mentalités et les modes de
vie tant des allochtones que des autochtones. Chez les premiers, des fortunes rapides se constituèrent ;
chez les seconds, des revendications apparurent. L'agriculture se mécanisa, les services se multiplièrent.
À partir de 1956 arrivèrent des Polynésiens originaires de Tahiti ou de Wallis et Futuna. De grands
travaux viennent alors d'être décidés : nouveau barrage de Yaté (terminé en 1959), amélioration du réseau
routier. L'exportation de minerai a repris en direction du Japon et l'usine métallurgique de Doniambo
passe le cap des 20 000 tonnes par an de métal (1960).
La phase la plus récente de mise en place du peuplement est contemporaine du boom économique des
années 1969-1972, lié à la forte croissance de la demande mondiale de nickel. Cette demande s'exerce
avec d'autant plus de force que l'International Nickel est secoué par de grandes grèves (1969). L'année
1971 enregistre une extraction record de minerai : 7,7 millions de tonnes (150 000 t de métal contenu)
dont les deux tiers sont exportés en brut au Japon (record qui ne sera battu qu'en 1997).
Le « système nickel » (mine + métallurgie) entraîne l'économie à un rythme effréné : on importe
massivement marchandises et main-d'œuvre. Pour l'accueil des marchandises, on crée un nouveau port à
Nouméa par remblaiement du seuil marin situé entre la petite et la grande rade. Pour celui des personnes,
on construit un nouvel aéroport ; on allonge et on agrandit la piste de l'aérodrome de Tontouta pour
accueillir les jets gros-porteurs et surtout on multiplie les grands immeubles et les lotissements
pavillonnaires. L'agglomération de Nouméa déborde de la presqu'île, englobant le Mont-Dore et Dumbéa,
pour atteindre Païta (au total près de 100 km2 bâtis). Dans le même temps, certains centres urbains
secondaires situés sur le pourtour de la Grande Terre se structurent. Ainsi la Nouvelle-Calédonie est-elle
entrée au début des années 1970 dans l'économie tertiaire et la société de consommation, largement
intégrée à l'évolution de la France métropolitaine. Bénéficiant d'un niveau de vie équivalent, elle ne fait
plus figure de « colonie ».
Dans leur grande majorité, les 10 000 métropolitains et les 5 000 ressortissants des territoires et
départements d'outre-mer qui débarquent en Nouvelle-Calédonie entre 1970 et 1975 s'installèrent à
Nouméa. Le monde rural européen et mélanésien perdit énormément de son influence et même de sa
substance : l'exode rural était massif (4 500 personnes arrivent de la brousse et des îles entre 1971 et
1976, 5 000 tout de suite après) ; le parti autonomiste d'Union calédonienne, au pouvoir depuis
l'instauration du suffrage universel direct (1953), perdit la majorité à l'Assemblée territoriale.
Lorsque vint la récession (mévente du nickel, dans un contexte de crise mondiale) vers 1975, quelques
centaines d'Européens et de Polynésiens repartirent vers leur pays d'origine, mais la répartition ethnique
dessinée dès 1969 se confirma : quatre Néo-Calédoniens sur dix étaient de souche européenne, quatre
autres de souche mélanésienne, les deux derniers d'origine polynésienne ou asiatique
IV - L'impact de la colonisation sur la société et l'espace agraire
En termes de valeurs moyennes, la Nouvelle-Calédonie se présente comme une société pluriethnique
dynamique. En réalité, il existe une société « à double face » : l'une prospère, urbaine et industrielle, qui
regroupe 70 p. 100 de la population (presque tous les allochtones et 30 p. 100 des autochtones), l'autre
agraire, marginalisée par la précédente (les autochtones, qui continuent de vivre uniquement de
l'agriculture traditionnelle).
51
En prenant en main les destinées de la Nouvelle-Calédonie, le gouverneur Guillain constata l'impossibilité
pour les Mélanésiens de s'insérer activement dans le modèle d'organisation de l'espace et de la société
voulu par les autorités coloniales. Il définit un nouveau type de collectivité autochtone (déc. 1867), la
« tribu », auquel il conféra une « propriété territoriale » (janv. 1868), la « réserve », pour pourvoir aux
nécessités de son économie de subsistance. Par la suite, diverses mesures aboutirent à l'assujettissement
de la société mélanésienne : application comme dans les autres colonies françaises du Code de l'indigénat
(décret du 18 juillet 1887) plaçant les autochtones hors du droit commun applicable à tout citoyen
français. Déjà obligés d'effectuer des prestations d'intérêt public (depuis janv. 1871), les Mélanésiens
durent répondre aux demandes saisonnières de main-d'œuvre exprimées par les colons. D'ailleurs, à partir
de novembre 1900, ils durent régulièrement louer leurs bras pour payer l'impôt de capitation.
L'effondrement démographique du peuplement mélanésien accrédita l'idée, dès 1876, de la nécessité d'un
« cantonnement des tribus indigènes ». Tout en disant « vouloir sauver cette race de l'extinction », les
autorités locales songeaient ainsi à dégager les terres nécessaires à la colonisation rurale. Le
cantonnement démarra en 1877. Il fut systématique sous le gouverneur Feillet (1897-1903), lorsqu'il fallut
installer les colons caféiculteurs. Néanmoins, les premières délimitations sont à l'origine, en 1878, d'une
insurrection (plusieurs milliers de Mélanésiens) qui ravagea une partie importante de la côte occidentale
de la Grande Terre.
Depuis le début du xxe siècle, les collectivités traditionnelles mélanésiennes n'ont à leur disposition qu'un
espace « relique ». En 1903, il comptait moins de 330 000 hectares, dont près de deux tiers se situaient
dans diverses « dépendances » insulaires. En Grande Terre, les réserves constituaient un ensemble de
123 000 hectares seulement, éclaté en de multiples parcelles, souvent confinées dans les hautes vallées de
la chaîne centrale, sur des sols pauvres, les meilleurs terroirs traditionnels, ceux des basses vallées
alluviales, étant souvent confisqués au profit des colons.
Néanmoins, sous la pression des missions chrétiennes et en raison d'un début d'évolution des mentalités
coloniales, les Mélanésiens s'éveillèrent aux réalités du « monde moderne » dans les années 1930. Ils
acquirent alors un droit, certes élémentaire, à la santé et à l'éducation, ainsi que quelques moyens
d'insertion dans l'économie monétaire par l'acclimatation de la caféiculture dans leurs réserves. Mais
l'acquisition du droit de cité dans le cadre des institutions françaises ne s'effectua qu'en 1946 avec
l'abrogation du Code de l'indigénat et des modalités de travail forcé. Ces mesures conféraient aux
Mélanésiens, en plus de la liberté de travail, la libre résidence et la libre circulation. Leur citoyenneté est
reconnue depuis la Constitution de 1946, mais le droit de vote ne put réellement être exercé par tous qu'à
partir de 1953, lors du renouvellement du conseil général local, l'année du centenaire de la présence
française.
Sous l'impulsion des missions chrétiennes, ces mesures libératrices se valorisèrent très rapidement dans
une vie associative soutenue, dont l'objectif était en premier lieu la reconnaissance de la personnalité
mélanésienne et en second lieu une participation de premier plan des autochtones à la vie publique du
pays.
En 1953, l'association catholique mélanésienne, l'U.I.C.A.L.O., et son équivalent protestant, l'A.I.C.L.F.,
participèrent au scrutin territorial sur des listes d'« union calédonienne ». Neuf Mélanésiens furent élus
sur les vingt-cinq sièges à pourvoir. Au fil des scrutins locaux, l'importance de la représentation
mélanésienne devait aller croissant, tout en se diversifiant entre plusieurs options politiques. Au bout du
compte, on note, dans les années 1980, l'insertion dominante des Mélanésiens dans les organes officiels
du territoire. Seulement, pour beaucoup de responsables mélanésiens, la prise de participation dans les
affaires publiques doit s'accompagner de nouveaux moyens institutionnels leur permettant d'accéder au
contrôle des richesses économiques, sans lesquelles l'exercice du pouvoir reste factice.
De fait, en 1975, le gouvernement métropolitain met en place un « fonds d'aide au développement de
l'intérieur et des îles », puis, en 1978, il pose les bases d'une « réforme foncière » devant permettre de
rétrocéder aux tribus mélanésiennes nécessiteuses les terres laissées à l'abandon, inscrites dans le domaine
de colonisation. De 1979 à 1998, 150 000 hectares sont ainsi venus s'ajouter aux 375 000 hectares de
réserve en place en 1978. Parallèlement, les propriétés privées, individuelles ou familiales ont gagné
60 000 hectares.
La composante culturelle de la revendication des terres exprimée par les Mélanésiens est aussi prise en
compte. Après la tenue du festival Melanesia 2000, véritable acte de reconnaissance du « peuple kanak »,
le gouvernement métropolitain mettra en place en 1982 un office foncier, un office de développement
52
rural et un office culturel, puis en 1984 une représentation coutumière à l'échelle de six régions et du
territoire. L'idée gouvernementale était d'aboutir à une surreprésentation des collectivités rurales
mélanésiennes, afin de préparer leur désenclavement physique et psychique. Ainsi, deux sociétés
coexistent depuis plus d'un siècle, mais il reste toujours à rassembler un véritable peuple, un corps social
unique qui s'identifierait à l'ensemble du pays.
V - La répartition contemporaine des hommes et des activités
Distribution ethno-géographique et évolution de la population
Au recensement de 2004, la population de la Nouvelle-Calédonie s’établissait à 230 800 habitants pour un
archipel de 19 100 km2 : la densité générale atteint donc à peine 12 hab./km2). Des déséquilibres
régionaux transparaissent puisqu'on enregistre 23 hab./km2 pour la province Sud, 5 hab./km2 pour la
province Nord et 11 hab./km2 pour celle des îles Loyauté. Cette répartition spatiale est bien plus
contrastée encore à l'échelle des communes. Elle se double d'un rapport interethnique favorable aux
autochtones dans l'intérieur de la Grande Terre et les îles, favorable aux allochtones dans l'agglomération
de Nouméa et dans quelques centres urbains de la côte ouest (La Foa, Bourail, Koné et Koumac).
En Grande Terre, occupée pour les trois quarts par des massifs montagneux, aucun établissement humain
ne se situe au-dessus de l'altitude de 500 mètres, ce qui renforce l'impression générale de « vide »
perceptible par survol aérien à basse altitude ou par randonnée terrestre. Des petits villages dénommés
localement « tribus » regroupent les familles d'agriculteurs mélanésiens établies dans la chaîne centrale et
sur la côte orientale ; en contrepoint, on note une implantation encore nette d'éleveurs européens dans les
plaines à vocation pastorale de la côte occidentale. Mais, dans leur grande majorité, les allochtones ne
participent plus à la vie rurale. Européens, Asiatiques, Polynésiens se concentrent dans une vingtaine de
bourgs établis tous les trente ou quarante kilomètres à proximité du littoral, et surtout dans
l'agglomération de Nouméa qui s'étend maintenant, au-delà de la presqu'île, de la rivière des Pirogues à la
rivière Tontouta (sur les communes de Dumbéa, Mont-Dore et Païta) ; cette agglomération rassemble à
elle seule 147 000 personnes (soit 64 p. 100 de la population totale). Dans les îles périphériques, la vie
s'organise aussi dans un cadre villageois, voire en hameaux. Établies dès l'origine de la colonisation en
« réserves » foncières destinées aux seuls Mélanésiens, ces îles participent largement à la formation des
« pays » kanak. En Grande Terre, le bourg rural est parfois jumelé avec un centre minier, mais leur poids
démographique cumulé ne dépasse jamais 2 000 habitants ; les centres miniers sont quelquefois des
établissements éphémères : créé à grands frais en 1970 pour accueillir 1 500 personnes, Népoui n'en
comprend plus que la moitié dans les années 2000. Seule la commune de Bourail accueille un centre
urbanisé structuré fort de 4 000 habitants. Quant à la capitale du Nord, qui s'étire sur une dizaine de
kilomètres entre Koné et Pouembout, elle ne rassemble encore guère plus de 3 000 personnes.
La proportion de chaque communauté ethnique varie sensiblement d'une commune à l'autre : les
Mélanésiens (47 p. 100 à l'échelle de l'archipel) sont largement majoritaires en Grande Terre dans les
petites communes rurales de la côte orientale, et plus encore dans les îles périphériques ; les Européens
(33 p. 100) représentent entre le quart et le tiers de la population des bourgs de la côte occidentale et la
moitié des habitants de Nouméa. Les Polynésiens (13 p. 100) sont relativement nombreux dans les centres
miniers, mais surtout à Nouméa et dans sa banlieue. Ils se répartissent en 10 p. 100 de Wallisiens et 3 p.
100 de Tahitiens. Les Asiatiques, d'origine indonésienne (2,5 p. 100) ou vietnamienne (1,5 p. 100), et les
ethnies les plus minoritaires s'inscrivent complètement dans l'agglomération nouméenne. La population
de cette agglomération et des centres urbains secondaires de l'intérieur constitue à présent une société
industrielle et de service stable (70 p. 100 de la population du territoire), pluriethnique (incluant 30 p. 100
des Mélanésiens) et à haut niveau de vie (comparable à celui de la France métropolitaine). D'elle se
démarquent les habitants des « réserves », réceptacle de la société agraire multiséculaire kanak. Les
Mélanésiens continuant à résider en tribu font pour la plupart figure de laissés-pour-compte du progrès
économique. Compte tenu de la multiplication des mariages interethniques et de la volonté de beaucoup
de dépasser les clivages culturels traditionnels, on pourrait assister, du moins dans l'agglomération de
Nouméa, à l'avènement d'un vaste regroupement des « métis » (près de 30 000 membres), dont le rôle
politique et social serait comparable à celui joué actuellement par les « Demis » à Tahiti, si l'univers
kanak arrivait à se séculariser.
53
Au cours de la période intercensitaire 1969-1996, la population de la Nouvelle-Calédonie a doublé : entre
1969 et 1976, le passage de 100 579 à 133 233 habitants est lié à la fois à l'accroissement naturel et à une
forte immigration en provenance de la France métropolitaine et de l'outre-mer français (c'est le temps du
« boom de nickel » et de l'euphorie d'après boom) ; depuis 1976, l'accroissement de la population du
territoire est lié surtout au dynamisme des groupes en place (196 836 en 1996). La vitesse de progression
s'exprime avec le plus de force en province Sud dont la population, en vingt ans, passe de 86 694 (1976) à
134 546 (1996) habitants ; cette progression profite essentiellement au Grand Nouméa : 74 335 (1976) ;
118 823 (1996). Dans le même temps, la population de la province Nord est passée de 32 021 à 41 413,
celle des îles Loyauté de 14 518 à 20 877 habitants.
Depuis 2000, on assiste à une reprise de l'immigration qui, en se cumulant avec des glissements continus
interrégionaux, renforce considérablement le pôle nouméen. Ainsi, en 2004, dénombrait-on
147 000 habitants dans le Grand Nouméa ; cet effectif représente 90 p. 100 de la population de la
province Sud (164 000 hab.). En revanche, la population de la province du Nord et des îles Loyauté a très
peu progressé (atteignant dans le premier cas 46 000 hab. et 22 000 hab. dans le second).
De plus en plus, le Grand Nouméa fait figure d'agglomération cosmopolite, de « ville métisse » en plein
développement : si 42 p. 100 de ses habitants sont d'origine européenne ou métis d'Européens et de
ressortissants du Pacifique, 25 p. 100 se reconnaissent d'origine kanak, 20 p. 100 d'origine polynésienne
et 13 p. 100 d'origines asiatiques variées.
L'arrivée régulière de métropolitains en quête de villégiature, au moment de leur retraite de la fonction
publique, alimente en permanence le stock ethno-culturel européen, même si les « blancs pays »,
dénommés localement « caldoches », tendent à se démarquer dans leurs comportements de ces « zoreils »
jugés trop inféodés au pouvoir parisien, ce qui frise parfois le ridicule puisqu'un régime de très large
autonomie politique prévaut en Nouvelle-Calédonie depuis 1988. Les métropolitains n'ont pas prise sur
les débats majeurs de l'archipel puisqu'ils ne peuvent être ni électeurs ni élus pour les élections aux
assemblées provinciales (à partir desquelles se recrute le Congrès du territoire)... s'ils ne sont pas résidents
depuis 1988.
Des activités économiques en pleine évolution
Le « système nickel » représentait 28,8 p. 100 du produit intérieur brut en 1970, au moment du « boom
économique ». Sur 40 000 actifs occupés que comptait alors le territoire, on dénombrait 3 375 salariés de
la mine et 3 462 ouvriers métallurgistes ; à elle seule, la S.L.N. employait alors plus de 5 000 personnes.
Depuis cette date, la contribution des activités minière et métallurgique à la formation du P.I.B. a
considérablement fluctué. L'extraction tend à se maintenir autour de 7 millions de tonnes de minerai
(103 000 t de métal contenu) depuis les années 1990, alors que la production de métal sortant de l'usine
S.L.N. à Doniambo progresse sans cesse pour atteindre 62 400 tonnes de nickel contenu en 2006. Même
si les effectifs de la S.L.N. ne sont plus que d'environ 3 000 personnes, cette société reste toujours le
principal opérateur du « système nickel » (54 p. 100 de la production de la Grande Terre) aux côtés de
quatre « petits mineurs » dont la S.M.S.P. contrôlée par la province Nord (22 p. 100 de la production,
contre 14 p. 100 pour la S.M.T., 5 p. 100 pour la S.M.G.M. et 4 p. 100 pour Gemini). Pourtant, mines et
métallurgie ne représentent plus que 8 à 10 p. 100 du produit intérieur brut depuis 1980.
Eu égard au renchérissement récent du prix du nickel métal à la Bourse de Londres (24 000 dollars la
tonne en 2006, contre 4 000 dollars en 1998), par suite de la forte demande exprimée par la Chine, l'Inde
et divers pays émergents, on s'oriente progressivement vers le traitement sur place de la plus grande partie
du minerai afin d'en maximaliser le profit (actuellement l'usine de Doniambo ne peut en traiter que 60 p.
100). On prévoit donc d'ici à 2010 de porter sa capacité à 80 000 t et de produire, en parallèle, 60 000 t
sur le site de Voh-Koné et autant sur celui de Goro-Port Boisé. Périodiquement, le nickel fait donc figure
de grande richesse pour la Nouvelle-Calédonie. Mais l'idée qu'il demeure invariablement le « poumon de
l'économie calédonienne » n'est plus réellement d'actualité dans la mesure où le tiers de la richesse
consommée localement provient de transferts de fonds publics métropolitains depuis 1988.
L'apport de l'agriculture, de l'élevage, de l'halieutique connaît une baisse continue de valeur à la
production (13 p. 100 du P.I.B. en 1963, 2 p. 100 en 2004), malgré la montée en puissance de
l'aquaculture des crevettes et l'amélioration qualitative en rendement du cheptel bovin. Toujours est-il que
la surface agricole réellement utilisée a régressé de 35 p. 100 depuis la fin des années 1970, pour se
stabiliser aux alentours de 200 000 ha, dont 96 p. 100 en pâturages.
54
On ne recense que 3 000 actifs à plein temps dans ce secteur d'activité (sur une population active occupée,
à l'échelle de l'archipel, de l'ordre de 69 000 personnes). Le nombre des exploitations reste néanmoins
élevé (environ 10 000) ; pour l'essentiel (80 p. 100 du total), il s'agit de petites unités (moins de 5 ha)
situées sur les périmètres coutumiers (réservés exclusivement aux groupes mélanésiens de droit
particulier), dont la production (ignames, taros, bananes, légumes divers et petit élevage avicole ou
porcin) fait principalement l'objet d'une consommation familiale. Ces petites unités ne sont plus le cadre
que d'activités à temps partiel. En revanche, les exploitations situées hors du domaine coutumier et
quelques groupements de producteurs du secteur tribal (20 p. 100 du total des unités de production) sont
de grande taille (représentant 85 p. 100 de la S.A.U.) et rémunératrices, tournées vers la céréaliculture et
plus généralement vers l'élevage de bovins (105 000 têtes réparties pour 44 p. 100 dans le Nord, pour
55 p. 100 dans le Sud, pour 1 p. 100 aux îles Loyauté). Les huit cents plus vastes exploitations
marchandes qui regroupent 85 p. 100 du cheptel se concentrent sur la côte ouest de la Grande Terre,
autour des centres de Gomen, Voh, Pouembout, Bourail, Bouloupari et Païta.
La production de viande est l'orientation essentielle de ces exploitations. En 2004, la production locale de
viande bovine s'est élevée à 4 040 t, les importations étant ramenées à 270 t. Pour la même année, la
production de viande porcine porte sur 1 770 t (l'importation sur 220 t) et celle de viande de cerf sur
260 t ; la production ovine est quasi inexistante (14 t, contre 445 t importées) ; la production de volailles
(localisée essentiellement autour de Nouméa) atteint 820 t, mais l'importation de ce type de viande reste à
un niveau très élevé (6 860 t), ce qui devrait inciter les professionnels et les pouvoirs publics à favoriser
l'augmentation et l'amélioration de l'aviculture.
La production marchande de légumes est estimée dans le même temps à 11 700 t (en particulier 3 900 t de
cucurbitacées dont 2 900 t de squash qui sont pour l'essentiel exportées), celle de céréales à 5 000 t, ce qui
laisse encore une marge importante de progression puisqu'on en importe 36 000 t ; la production de café
n'est plus que symbolique avec 60 t (contre 2 000 t en 1965), de même que celle du coprah avec 270 t
(contre 1 000 t en 1965).
Hormis pour le grand élevage de bovins, il y a donc un fort décalage entre le domaine exploitable et le
niveau des productions : l'agriculture est le plus souvent une rente sociale, sauf pour quelques dizaines
d'entrepreneurs. Compte tenu des niveaux de salaire, ce secteur n'est pas rentable hors d'une organisation
familiale. On en arrive donc au paradoxe d'avoir à importer l'essentiel des denrées alimentaires alors
qu'on pourrait les produire sur place.
En ce qui concerne la pêche artisanale ou plaisancière pratiquée dans le lagon et près du récif barrière, on
estime sa production à environ 3 500 t ; la pêche hauturière porte pour sa part sur 2 600 t de thonidés
exportés à hauteur de 1 200 t vers le Japon. L'aquaculture des crevettes atteint à présent 2 200 t ; avec plus
de 20 millions de dollars, c'est devenu la deuxième exportation du territoire (après le nickel, 846 millions
de dollars). Son emprise porte sur 665 hectares de bassins répartis entre 18 fermes le long de la côte
occidentale de la Grande Terre. La marge de progression de cette filière reste élevée : le produit qui est en
général de bonne qualité s'écoule bien sur le marché international, dès l'instant où les coûts de la chaîne
de froid sont parfaitement maîtrisés. Un dispositif de défiscalisation encourage la création de nouvelles
entreprises aquacoles.
Depuis le début des années 1990, l'espace urbain est le cadre de réalisations de près de 90 p. 100 du P.I.B.
L'agglomération de Nouméa y participe à elle seule pour 72 p. 100 : la plupart des activités industrielles
et de services s'y concentrent. Cette hypertrophie du chef-lieu du territoire est commune à l'ensemble des
petits pays insulaires. Ce qui est particulier à la Nouvelle-Calédonie, c'est le fait qu'à Nouméa aient pu se
réaliser des infrastructures dignes d'un pays de grande technologie et à haut niveau de vie.
Avec un P.I.B. de 5,4 milliards de dollars américains en 2004, soit un revenu moyen par habitant
d'environ 23 500 dollars, l'archipel néo-calédonien fait figure de territoire prospère dans le Pacifique. Les
secteurs agriculture-élevage-pêche, mine et métallurgie déjà évoqués comptent respectivement pour 2 p.
100, 6 p. 100 et 5 p. 100 du P.I.B. Le secteur manufacturier n'entre que pour 7 p. 100 dans la formation du
P.I.B. Compte tenu du développement progressif de Nouméa en « riviera », le B.T.P. compte pour 11 p.
100. Le secteur tertiaire représente 69 p. 100 du P.I.B. (dont 13 p. 100 pour les activités commerciales,
27 p. 100 pour les services marchands – dont la banque, l'assurance et l'aide aux entreprises –, 28 p. 100
pour les administrations et 1 p. 100 pour les services domestiques). La branche du tourisme, incluse dans
les services marchands, contribue à hauteur de 4 p. 100 du P.I.B. : c'est un service principalement
cantonné sur la presqu'île de Nouméa. Il pourrait mieux participer au « rééquilibrage du territoire » si le
55
coût des transports et celui de l'hébergement étaient encadrés par les pouvoirs publics, par un système de
primes compensatoires entre le prix de revient local des prestations et la tarification internationale. Les
impacts du tourisme en zone rurale se limitent donc essentiellement à Bourail et à l'île des Pins,
accessoirement à Poum, Hienghène, Poindimié, Ouvéa et Lifou.
Le fait que la valeur des exportations en 2004 (935 millions de dollars) ne représente que 22 p. 100 du
P.I.B. (contre 50 p. 100 en 1974) prouve la fragilisation récente de l'économie de la Nouvelle-Calédonie.
Cela est confirmé par la balance commerciale qui enregistre un déficit de 632 millions de dollars en 2004
(compte tenu d'un volume record d'importations, 1 567 millions de dollars, induit partiellement par l'achat
de trois Airbus pour la compagnie Air Calédonie International qui a pris le relais d'Air France pour la
desserte du territoire à l'échelle du Pacifique).
À l'instar de la Martinique, de la Guadeloupe, de La Réunion et de la Polynésie française, la NouvelleCalédonie vit largement de transferts de capitaux publics en provenance de métropole ou de l'Union
européenne (environ 35 p. 100 du P.I.B.). L'État finance non seulement pour plus d'un tiers le budget du
territoire, mais encore le fonctionnement de certains services publics (enseignement, santé) et le
développement des infrastructures en zone rurale (où se localisent les tribus mélanésiennes de la côte est
et des îles) dans le cadre de conventions ou de contrats de plan. Par le triplement en valeur relative du
produit des administrations (9 p. 100 du P.I.B. en 1965 ; 26 p. 100 depuis 1995), les pouvoirs publics ont
pu maintenir pour l'essentiel le niveau de vie moyen des Néo-Calédoniens : en francs courants, le P.I.B.
est ainsi passé de 783 millions de francs en 1965 à 3 500 millions de francs en 1975, puis à 7 681 millions
de francs en 1985 et à 18 112 millions de francs en 1995, soit 2,8 milliards d'euros pour atteindre
5,4 milliards en 2004. En valeur constante, le P.I.B. a été multiplié par cinq en quarante ans.
Le développement de la fonction de villégiature (tourisme et loisir) détermine aujourd'hui, au moins
autant que le développement de l'industrie métallurgique, le dynamisme de l'économie de la NouvelleCalédonie : cela se traduit par un « boom immobilier » et l'émergence du B.T.P. comme principale filière
industrielle.
VI - Un contexte politique original mais délicat
La Nouvelle-Calédonie est la plus vaste entité insulaire de souveraineté française. Y cohabitent des
hommes de cultures très diverses à l'origine d'aménagements extrêmement variés. Au peuplement
pluriséculaire mélanésien revient la création d'un espace horticole toujours fortement sacralisé. Celui-ci a
été partiellement oblitéré pendant un siècle par l'action des planteurs et des éleveurs européens. Il en
découla de nombreux conflits fonciers et, en contrepartie, l'idée, puis la réalisation, d'une réforme foncière
(entreprise à partir de 1978). Cette réforme était d'autant plus urgente que, dans les années 1980, l'attrait
pour la mine et la ville n'apparaissait plus, aux ressortissants des tribus, comme le moyen d'acquérir les
éléments de confort matériel auxquels ils aspiraient (bien que le travail salarial hors tribu finance, depuis
la fin des années 1960, 80 p. 100 de la vie des collectivités traditionnelles mélanésiennes). Une barrière
de préjugés s'est édifiée entre le « monde des tribus mélanésiennes » et les « centres urbains à dominante
européenne ». Au moment du boom économique des années 1969-1972, le problème lié à l'opposition
ville-campagne trouvait sa solution dans l'aspiration des ruraux par l'économie de services et dans la
conversion de la brousse en une vaste zone de résidences secondaires pour salariés fraîchement urbanisés.
Avec la récession des années 1974-1979, l'urbanisé n'est plus perçu comme un « modèle » pour les gens
des tribus, mais comme un « exploiteur » : Nouméa, la ville capitale, commença alors à refouler le tropplein de main-d'œuvre dépourvue de qualification professionnelle, multipliant le nombre des oisifs
désargentés en milieu tribal. La « ville des Blancs » n'assura plus l'intégration économique et sociale
attendue.
Il s'ensuivit une période de troubles qui culmina dans la violence (fin 1984-début 1985) durant le « proconsulat » d'Edgard Pisani, puis à la mi-1988 (en pleine campagne présidentielle française, avec les
massacres d'Ouvéa). Les forces politiques prônant « l'indépendance kanak » constituèrent un Front de
libération nationale kanak socialiste (F.L.N.K.S autour de Jean-Marie Tjibaou) et, par voie de
conséquence, celles qui militaient pour le « maintien de la Calédonie dans la République » se
regroupèrent autour du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (R.P.C.R. autour de Jacques
Lafleur)
56
Tjibaou, leader de « l'indépendance kanak » à partir de 1979, devient en 1982 vice-président du Conseil
de gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et apparaît alors comme l'homme de la révolte de la « brousse
agricole » contre les « gens de la ville et de la mine ». Voyant que la route vers l'indépendance sera
longue, il accepte la « réforme régionale », qui lui permet de contrôler les trois quarts de l'archipel. Le oui
massif des Néo-Calédoniens au « maintien de la présence française » (60 p. 100 des inscrits et plus de
90 p. 100 des votants) lors du référendum d'autodétermination de septembre 1987 lui porte préjudice. Les
indépendantistes les plus radicaux ne lui font plus confiance. La situation s'envenime jusqu'aux
affrontements sanglants d'Ouvéa en mai 1988, entre indépendantistes et gendarmes (qui font vingt et un
morts). Cette crise ouvre la voie à la négociation qui aboutit aux accords de Matignon (juin 1988).
L'assassinat de Jean-Marie Tjibaou, le 4 mai 1989 à Ouvéa, par un fanatique du F.L.N.K.S., laissa le
champ libre à Jacques Lafleur, l'homme fort des anti-indépendantistes.
Les élections de 1985 ayant fait la part belle au R.P.C.R. (53 p. 100), tout en laissant le Front national à
8 p. 100 et les « modérés » de la F.N.S.C à 4 p. 100 (contre 18 p. 100 en 1979), Lafleur fut perçu par la
société urbaine et industrielle centrée sur Nouméa comme « le recours à la politique d'abandon du
gouvernement central ». Il fut pour cette raison élu député à de nombreuses reprises. On devait par la
suite lui reprocher de confondre ses intérêts financiers personnels et ceux du territoire, ce qui finit par le
faire chuter en 2004, sans pour autant que le rapport de « 2 contre 1 » en faveur du « maintien de la
souveraineté française », établi dès 1979, n'en soit véritablement affecté. En revanche, les contrastes
régionaux n'ont cessé de se renforcer au profit des majorités en place : aux élections provinciales de 1995,
« l'indépendance kanak » s'imposait dans le Nord avec 67,4 p. 100 des suffrages et aux îles Loyauté avec
58,3 p. 100, tandis que le « maintien dans la République » triomphait dans le Sud avec 83,4 p. 100 des
voix.
En 2004, si les majorités sont reconduites à l'identique lors des élections provinciales, en revanche, la
personnalité des leaders change au sein de la coalition anti-indépendantiste. On assiste à une
diversification parallèle des tenants de l'indépendance kanak, mais le rapport de force général entre les
deux grands courants d'opinion ne se modifie guère : deux « conservatismes » se font toujours face sans
voir apparaître de commun dénominateur possible, dans l'optique du saut dans l'indépendance envisagé
pour 2018.
Les signatures des accords de Matignon (1988), puis de Nouméa (1998) et les lois qui en découlent ont
enclenché une évolution statutaire de l'archipel vers une très large autonomie politique pouvant déboucher
sur la pleine souveraineté de l'archipel néo-calédonien. En prévision de cette éventualité et pour retrouver
la paix civile, le gouvernement français s'est lancé, en partenariat avec les autorités territoriales de
l'archipel (Congrès et gouvernement, assemblées de province), dans un vaste plan d'équipement des zones
défavorisées, c'est-à-dire des deux tiers nord de la Grande Terre et de l'ensemble des îles périphériques.
L'accord de 1998 entre les principales forces politiques de Nouvelle-Calédonie et les représentants du
gouvernement français a reconnu les droits éminents du « peuple kanak » sur sa terre d'origine tout en
garantissant les droits de libre expression et organisation des « communautés » stabilisées dans l'archipel
depuis un siècle et demi de souveraineté française. La France transfère, pour sa part, de manière
irréversible et progressive, l'essentiel de ses compétences, à l'exception de la défense, de la sécurité, de la
justice et de la monnaie, partageant même la diplomatie avec les nouvelles autorités, ce qui fait dire à
certains juristes que le régime institutionnel de la Nouvelle-Calédonie est celui de la « souveraineté
partagée ».
Une loi organique votée par le Parlement en février 1999 garantit qu'il n'y aura aucune reprise de
pouvoir ; bien plus, la loi considère que le processus de dévolution de compétence doit préparer la
Nouvelle-Calédonie à être un État souverain, si une majorité de sa population en exprime le désir par
référendum. En cas de refus, il est même prévu un deuxième référendum pour valider le choix de la
population, si d'aventure elle souhaite rester dans la République française
Pendant longtemps, le débat s'est trouvé bloqué par la volonté des tenants de l'Indépendance kanak
socialiste d'avoir une prééminence institutionnelle dans la conduite des affaires, car représentant « le
peuple du pays », les « autochtones ». Or, de façon constante, un tiers environ des autochtones d'origine
mélanésienne (les Kanak) n'a jamais approuvé les aspects réducteurs de l'I.K.S., soit par volonté
coutumière de maintien d'une diversité d'affiliation, soit par volonté de participer à la modernité
acclimatée par la population d'origine européenne.
57
Afin d'éviter « l'ingérence » des métropolitains, on a « gelé » l'électorat en ne prenant en compte pour les
élections propres au territoire (élection des membres des assemblées des provinces et du Congrès,
référendum sur l'avenir institutionnel de l'archipel) que les résidents de 1988 et leurs enfants ayant atteint
entre-temps leur majorité.
Il est symptomatique que certains leaders indépendantistes soient revenus sur leur position initiale visant
au monopole du pouvoir, voire se positionnent à présent sur « le degré d'indépendance ou de souveraineté
à adopter pour le pays » (position de la Fédération des comités calédoniens pour l'indépendance, F.C.C.I.,
dissidence du F.L.N.K.S.) en 2018.
Si, sur la forme, le problème calédonien semble réglé (un statut de « pays » associé à la France,
reconnaissant en son sein la spécificité de « l'identité kanak » et dont tous les habitants bénéficient d'une
« citoyenneté » particulière à l'intérieur même de la « nationalité » française), en revanche reste en
suspens, au fond, le choix de devenir ou non un État souverain et la construction en son sein d'une société
multiculturelle unifiée.
Compte tenu de sa variété ethnoculturelle et du fait qu'elle dépende largement, pour son haut niveau de
vie, de l'aide publique métropolitaine, il est possible que la Nouvelle-Calédonie choisisse « à titre
permanent » le statut « d'État associé » à la République française. Il est possible aussi que la NouvelleCalédonie choisisse la voie d'une solidarité nouvelle avec son environnement proche, l'Australie et la
Nouvelle-Zélande en l'occurrence, au prix du sacrifice d'une partie de son haut niveau de vie.
Toujours est-il que, depuis 1999, le Congrès a la possibilité d'établir des « lois de pays » (« qui ne peuvent
être contestées que devant le Conseil constitutionnel »), soumises au préalable à l'examen d'un Sénat
coutumier lorsqu'on traite de l'identité kanak et du domaine foncier coutumier. Ces lois sont prévue pour
orienter le développement de l'archipel et la protection de l'emploi local.
Le statut dérogatoire de « pays à souveraineté partagée » dévolu à la Nouvelle-Calédonie se fonde sur les
spécificités culturelles de sa population et les règles communautaires particulières de l'élément kanak
autochtone. Curieusement, c'est la collectivité d'outre-mer qui n'a pas encore vu l'épanouissement d'une
société créole (qui se construit dans les départements d'outre-mer et en Polynésie française autour du
concept et de la pratique du métissage) qui est en train de susciter dans toutes les collectivités d'outre-mer
une volonté de citoyenneté particulière et d'« émancipation », à la réserve près que nul ne souhaite rompre
totalement ses liens avec la France métropolitaine dont les subsides garantissent un niveau de vie moyen
élevé auquel les habitants, dans leur grande majorité, restent très attachés.
En Nouvelle-Calédonie, une ligne de clivage se creuse entre caldoches et métropolitains, alors que,
traditionnellement, les seconds renouvellent les perspectives de vie collective des premiers, en particulier
en matière d'entreprenariat économique. Un complexe d'insularité particulièrement exacerbé explique
l'éloignement psychologique croissant des habitants de cette terre francophone d'Océanie de ceux de sa
« mère patrie ».
La fortune tirée de l'industrie du nickel joue un rôle essentiel dans cette discrimination : principal objet de
prestige des caldoches depuis plus d'un siècle, le nickel est devenu, depuis les années 1980, objet de
convoitise des Kanak (les représentants du F.L.N.K.S. n'ont signé les accords de Nouméa que lorsqu'ils
ont obtenu de l'État l'accès à la richesse minière via leur contrôle de la province Nord). Pourtant son
développement reste aléatoire, car lié à la conjoncture des grandes puissances industrielles, mais peu
d'observateurs locaux tiennent compte de cette donnée. Le mythe de la prospérité fondée sur l'exploitation
du nickel est tellement puissant sur cette terre insulaire du Pacifique qu'on en vient à nier les fluctuations
des activités économiques désormais mondialisées.
Quoi qu'il en soit, à l'échelle de l'espace où s'exerce la souveraineté française, le cas de la NouvelleCalédonie a le mérite de montrer qu'entre l'intégration totale à la métropole et le choix de l'indépendance
existe une troisième voie dans le processus de « décolonisation ». En retour, la capacité des pouvoirs
publics à reconnaître sur une partie du territoire français une construction « pluri-communautaire » peut
avoir des conséquences à terme sur l'organisation de la société en métropole. Sous la pression des
contradictions néo-calédoniennes, la société française va devoir redéfinir rapidement de nouvelles règles
de solidarité au risque de voir s'élargir les fissures qu'on peut déjà déceler dans son organisation générale.
Jean-Pierre DOUMENGE
Bibliographie
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F. Angleviel, Histoire de la Nouvelle-Calédonie, L'Harmattan, Paris, 2007
J.-P. Doumenge, L'Outre-mer français, Armand Colin, Paris, 2000
J. Y. Faberon dir., L'Avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, La Documentation française,
Paris, 1997 ; La Souveraineté partagée en Nouvelle-Calédonie et en droit comparé, ibid., 2000
Institut de la statistique et des études économiques (I.S.E.E.), Tableaux de l'économie
calédonienne, Nouméa, 2004
Institut d'émission d'outre-mer (I.E.O.M.), La Nouvelle-Calédonie en 2004, Paris, 2005.
Océanie
Depuis la Seconde Guerre mondiale, le monde Pacifique s'est affirmé au fil des décennies et, malgré
guerres, révolutions et crises, comme un espace d'avenir qui connaît actuellement à la fois un fort essor
économique d'ensemble et un poids croissant dans la politique internationale. Les deux premières
puissances économiques mondiales au début du xxie siècle, les États-Unis et le Japon, sont riveraines du
Pacifique, mais elles ne sont plus seules à compter. Au formidable essor de la Chine continentale qu'est
venu renforcer Hong Kong s'ajoute tout un ensemble de puissances qui pèsent aujourd'hui sur l'échiquier
politique et économique international, que ce soit la façade asiatique – Corée du Sud, Taïwan, Indonésie,
Thaïlande, Malaisie, Singapour –, mais aussi de plus en plus les Philippines ou le Vietnam ; à l'ouest et au
sud-ouest, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ; et sur la rive américaine, le Canada, le Mexique ou encore
le Chili.
Tout cela semble placer les multiples petites îles et archipels qui s'éparpillent sur les immensités de
l'océan Pacifique dans une position favorable et leur a permis longtemps de bénéficier d'un intérêt
international sans commune mesure avec leur taille souvent minuscule, la faiblesse de leur population et
la modestie de leurs ressources. Si on exclut bien sûr l'Australie et la Nouvelle-Zélande, toute l'Océanie
insulaire, y compris la vaste Papouasie - Nouvelle-Guinée, atteint à peine les 10 millions d'habitants.
Mais, aujourd'hui, l'intérêt pour ces terres isolées a un peu faibli, d'autant que les nouveaux petits États
ont révélé peu à peu des faiblesses internes qui ont compromis leur image.
Cependant, les domaines insulaires du Pacifique méritent qu'on s'y attache quand ce ne serait que par
l'extraordinaire diversité des situations qu'ils présentent : on trouve en Océanie des îles riches, voire très
riches, et des îles pauvres, des îles qui vivent de l'agriculture et de la pêche et d'autres qui sont pleinement
insérées dans la civilisation « postindustrielle » des villes et des services, des îles à population homogène
et d'autres avec deux, trois composantes ethniques ou plus encore, des îles ou archipels qui sont devenus
des micro-États indépendants, tandis que d'autres se sont au contraire plus ou moins intégrés au sein de
grandes puissances, sans oublier qu'à ces contrastes s'ajoutent ceux qui sont nés de la nature physique
elle-même, îles grandes ou petites, hautes ou basses, etc.
I - Des populations peu nombreuses mais variées
Ce qui est frappant tout d'abord en Océanie, c'est la faiblesse numérique des populations : toutes les
îles et tous les archipels, de la Nouvelle-Guinée aux Hawaii, de l'île de Pâques aux Salomon, réunissent à
peine 10 millions d'habitants. Plus de la moitié du total d'ailleurs est à mettre au compte de la
Papouasie - Nouvelle-Guinée, et ensuite seules les Hawaii dépassent le million d'habitants. À l'autre
extrémité apparaissent des « États » comme Tuvalu ou Nauru qui n'excèdent pas... 14 000 habitants.
Pourtant, ce petit nombre recouvre une grande diversité, d'abord dans la composition ethnique. Les
populations indigènes elles-mêmes, celles qui étaient implantées depuis des siècles ou des millénaires
dans pratiquement toutes les îles du Grand Océan, si isolées qu'elles fussent au moment de l'arrivée des
Européens, sont en fait, on le sait, très variées. Traditionnellement, on les divise en trois ensembles (les
aborigènes australiens mis à part) : Mélanésiens, Polynésiens et Micronésiens, en fonction de critères
59
ethniques, linguistiques et géographiques qui ne sont certes pas absolus et laissent place à de nombreuses
formes de transition et de métissage.
Les Mélanésiens (Noirs océaniens) sont de loin les plus nombreux, 8 millions peut-être, sans tenir compte
de ceux de la moitié ouest de la Nouvelle-Guinée devenue province indonésienne de l'Irian Jaya (appelée
Papouasie depuis 2000), où les indigènes sont peu à peu submergés par l'afflux de colons venant de
certaines îles surpeuplées (Java) du reste de l'Indonésie. Les Mélanésiens occupent depuis de nombreux
millénaires les grands archipels montagneux du sud-ouest du Pacifique : Nouvelle-Guinée, Salomon,
Nouvelles-Hébrides, Nouvelle-Calédonie, Fidji. Eux-mêmes présentent d'ailleurs une variété certaine de
types physiques, depuis les Negritos ou Pygmées de quelques vallées intérieures de la Nouvelle-Guinée
jusqu'aux Papous et aux Mélanésiens proprement dits, sans compter diverses formes de métissage avec
des Polynésiens (îles Loyauté, Fidji...). Mais c'est plus encore l'émiettement linguistique (plusieurs
centaines de langues différentes en Nouvelle-Guinée, plus de quatre-vingts dans les seules îles Salomon)
qui caractérise ce monde mélanésien et a donné aux différentes formes de pidgin (bichlamar néohébridais par exemple) et aux langues européennes (anglais, français) une fonction unificatrice.
Les Polynésiens sont en nombre beaucoup plus restreint, à peine deux millions dans leur immense aire
d'expansion du Pacifique central, allant de la Nouvelle-Zélande au sud-ouest (les Maoris, environ
400 000, sont des Polynésiens) jusqu'aux Hawaii au nord-est et à l'île de Pâques au sud-est en passant par
les Tonga, les Samoa, les Cook et la Polynésie française. Différents des Mélanésiens par leur aspect
physique (peau assez claire, yeux en amande, cheveux plats ou ondulés) issu d'un mélange de traits
caucasoïdes, mongoloïdes et mélanésiens, ils le sont aussi par leur remarquable unité linguistique qui
témoigne de leur installation beaucoup plus récente. La langue polynésienne, subdivisée en dialectes
relativement peu différenciés, se rattache en fait au grand groupe dit malayo-polynésien (Austronésien),
ce qui permet, entre autres, d'abandonner toute idée d'une origine américaine, même si des contacts
épisodiques ont pu avoir lieu.
Enfin, les Micronésiens, un peu plus de 500 000, occupent les archipels du nord-ouest du Pacifique, au
nord de l'équateur, c'est-à-dire les Carolines, les Mariannes y compris Guam, les Marshall et une grande
partie des Gilbert. S'ils appartiennent à la même famille linguistique que les Polynésiens, ils s'en
distinguent souvent nettement par des caractères plus négroïdes (peau plus foncée) et plus mongoloïdes.
Depuis la découverte par les Européens, ces groupes indigènes se sont trouvés placés au contact de
nouveaux venus, blancs mais aussi asiatiques, d'où des phénomènes de métissage complexes qui ont
touché en particulier le monde polynésien. Dans certains archipels, ces contacts et métissages n'ont
affecté que plus ou moins superficiellement les populations indigènes qui restent largement majoritaires :
c'est le cas aux Tonga, aux îles Cook, à Wallis-et-Futuna, aux Samoa (malgré la présence de quelques
milliers de Métis allemands-samoans et chinois-samoans), voire en Polynésie française, comme en
Mélanésie aux Salomon, aux Nouvelles-Hébrides, en Papouasie - Nouvelle-Guinée même. Mais, dans
d'autres archipels, l'immigration n'a pas été limitée ou passagère : elle s'est développée massivement en
fonction des besoins des grandes plantations de sucre ou d'ananas ou des mines, en fonction aussi de
politiques d'immigration visant à favoriser l'enracinement de groupes ethniques nouveaux. Cela a été le
cas bien sûr, à très grande échelle, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande où aborigènes d'une part,
Maoris d'autre part ont été totalement submergés, voire en grande partie éliminés par la colonisation
blanche. Aux Fidji, l'enracinement de la communauté indienne a été rapide grâce à la présence d'assez
nombreuses femmes parmi les immigrants et à la fécondité exceptionnelle de celles-ci. La conséquence en
a été, dans les années 1980, que les Indiens, nés aux Fidji pour la plupart (Indo-Fidjiens), étaient devenus
plus nombreux que les Mélanésiens. En Nouvelle-Calédonie, les tentatives pour faire de la Grande Terre
un espace de colonisation européen puis le grand boom du nickel de la fin des années 1960 ont amené
l'installation non seulement d'une forte population blanche, mais aussi d'Asiatiques (Tonkinois, presque
tous repartis en 1963-1964, Javanais, sans parler des Japonais expulsés en 1942) et de Polynésiens de
Tahiti et surtout de Wallis, surpeuplée. Aux Hawaii, enfin, les indigènes polynésiens ont été totalement
submergés non seulement par les Blancs (Portugais des Açores, Espagnols, puis Américains de plus en
plus nombreux après l'annexion de l'archipel par les États-Unis en 1898), mais surtout par les Asiatiques,
Chinois, Japonais (les plus nombreux), Coréens, Philippins enfin ; les autochtones ne subsistent plus
pratiquement que sous forme de Métis blancs-hawaiiens ou asiatiques-hawaiiens.
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La coexistence de ces groupes ethniques différents n'est pas sans poser parfois des problèmes sérieux : si
aux Hawaii, dans le contexte de prospérité du cinquantième État des États-Unis, est née une authentique
société multiraciale caractérisée notamment par de très nombreuses unions interethniques, aux Fidji, par
exemple, les deux groupes principaux se côtoient sans se mélanger. Les Mélanésiens, qui entendaient bien
conserver leur quasi-monopole des terres et le contrôle de l'État et des forces armées, n'ont pas hésité à
recourir à une succession de coups d'État pour sauvegarder leur prééminence face à des Indo-Fidjiens
devenus plus nombreux et mieux intégrés dans les formes modernes de l'économie. Cette période troublée
a commencé avec le coup d'État du colonel Rabuka (15 mai 1987) contre le Premier ministre « proindien » Timoci Bavadra, élu le mois précédent ; elle a eu pour conséquence la proclamation de la
République et la sortie du Commonwealth. En 2000, c'est le coup de force de George Speight « au nom
du peuple indigène de Fidji », qui prit en otage quarante députés et ministres « pro-indiens » pendant
cinquante-cinq jours, et en décembre 2006, le « commodore » Bainimarama prend le pouvoir. Concilier
les exigences internationales d'une condamnation de l'apartheid anti-indien et la volonté absolue de
maintenir l'hégémonie politique et foncière des Mélanésiens est chose difficile et explique les soubresauts
politiques et constitutionnels de ces vingt dernières années, dont la conséquence est une émigration
massive des élites indiennes, conscientes que l'horizon était bouché pour elles. On est ainsi passé d'un
rapport de 52 p. 100 d'Indo-Fidjiens pour 44 p. 100 de Mélanésiens en 1986 à 51 p. 100 de Mélanésiens et
44 p. 100 d'Indo-Fidjiens en 2005.
La situation conflictuelle des Fidji a traumatisé l'ensemble des îles du Pacifique où l'on se reposait sur
l'idée de l'existence d'une « Pacific Way » fondée sur la discussion et le consensus pour résoudre les
problèmes, notamment les rapports interethniques. Les durs affrontements interethniques et
interinsulaires, au début des années 2000, en Nouvelle-Guinée et aux Salomon ont confirmé la fragilité de
ce concept. En comparaison, les difficultés rencontrées pour établir en Nouvelle-Calédonie la coexistence
des peuples sur une base durable après les troubles des années 1980 paraissent moins insurmontables. Les
accords de Matignon (1988, validés par un référendum national) puis ceux de Nouméa (1998) reportent
en fait entre 2010 et 2018 le choix entre une Nouvelle-Calédonie dominée par les Mélanésiens (Kanaky)
et le maintien d'une Nouvelle-Calédonie pluriethnique sous la souveraineté française.
II - Une croissance démographique rapide
Alors que, à la fin du xixe siècle, les populations indigènes d'Océanie étaient encore en recul, et
paraissaient même parfois vouées à l'extinction, les premières décennies du xxe siècle ont vu un total
renversement de la tendance qui n'a fait que se confirmer et se renforcer depuis lors, au point que certains
archipels ont une des structures par âge les plus jeunes du monde. En Papouasie, aux Salomon, au
Vanuatu, les taux de natalité dépassent les 30 p. 1000, tandis que les taux de mortalité, du fait de la
jeunesse de la population ajoutée aux progrès de l'hygiène et de la médecine, se situent bien au-dessous de
10 p. 1000, voire de 5 p. 1000. Aux Salomon par exemple, au début des années 2000, le taux de natalité
était de 33 p. 1000, la mortalité de 4,6 p. 1000, et la fertilité de 5,4 enfants par femme : en une vingtaine
d'années, la population de l'archipel a doublé (286 000 habitants en 1986, 552 000 en 2005), avec 41,3 p.
100 de moins de 15 ans (France 18,3 p. 100) et seulement 3,3 p. 100 de 65 ans et plus (France 16,6 p.
100). On est en pleine transition démographique.
D'autres États, déjà densément peuplés et qui ont encouragé le contrôle des naissances, comme les Samoa
ou les Fidji, ont des bilans un peu moins impressionnants, mais qui restent largement positifs ; même les
riches dépendances des grands États, comme Guam ou la Polynésie française, ont un taux de croissance
naturelle entre 1,5 et 2 p. 100 par an. Le cas de Hawaii est un peu particulier, avec un alignement sur le
reste des États-Unis (natalité 14,4 p. 1000, mortalité 7,1 p. 1000 en 2005). Cette croissance inégale n'a
que peu atténué les contrastes dans la répartition de la population.
Dans l'ensemble, les très grands archipels montagneux du monde mélanésien sont faiblement peuplés,
moins de 20 habitants au kilomètre carré. De plus, à l'intérieur de chaque archipel, des différences
notables apparaissent entre les îles : aux Salomon, par exemple, si Malaita a aujourd'hui près de
40 habitants au kilomètre carré, Santa Isabel en a 6 seulement. En Polynésie et en Micronésie, en
revanche, les densités sont beaucoup plus fortes et peuvent atteindre dans des atolls (mais il y a aussi des
atolls presque vides) un niveau très élevé : près de 150 habitants au kilomètre carré à Kiribati, 450 à
Tuvalu, voire plus de 1 000 à Majuro (Marshall). Dans les îles volcaniques polynésiennes s'opposent en
61
général un intérieur des terres plus ou moins montagneux et vide d'hommes et une concentration littorale
de la population (Tahiti).
La croissance démographique et les inégalités de population et de ressources ont donné naissance à des
mouvements migratoires qui se sont accélérés ces dernières décennies avec les facilités de déplacement
offertes notamment par l'avion. Il y a bien sûr des migrations de travail classiques, comme celles qui aux
Salomon amènent depuis longtemps déjà les gens de Malaita sur les plantations de cocotiers de
Guadalcanal ou des îles Russell. Elles peuvent être d'ailleurs à beaucoup plus grand rayon d'action : les
mines et l'industrie du nickel de Nouvelle-Calédonie ont ainsi attiré, notamment pendant le grand boom
du début des années 1970, des Tahitiens et surtout des Wallisiens, plus nombreux dans les années 2000
sur la Grande Terre qu'à Wallis même. De plus, deux mouvements de grande ampleur – les migrations
vers les villes et les migrations vers le monde extérieur – risquent de remettre en cause certains traits de la
répartition des populations insulaires.
Les migrations vers les villes. Dans certains archipels, les villes restent modestes et n'exercent qu'une
attraction limitée et souvent temporaire : c'est le cas de Honiara, la capitale des Salomon (49 000 hab.) et
à plus forte raison des petits centres comme Auki (Malaita), Gizo et Munda (ouest de l'archipel) qui ne
dépassent pas les 10 000 habitants. Mais déjà en Nouvelle-Guinée, Port Moresby (300 000 hab.) et dans
une moindre mesure les autres villes du littoral, Lae (90 000 hab.), Madang, attirent des groupes de plus
en plus nombreux de montagnards de l'intérieur. Ce drainage vers les villes et surtout la capitale où se
trouvent les emplois salariés se manifeste aussi bien au Vanuatu en faveur de Port Vila qu'aux Samoa où
Apia dépasse 40 000 habitants. Aux Fidji, également, la capitale, Suva, compte environ
190 000 habitants, en majorité des Indiens qui contrôlent avec les quelques milliers d'Européens,
d'Asiatiques et de Métis le commerce et les professions libérales. C'est cependant dans les territoires
d'outre-mer français et plus encore aux Hawaii que le pouvoir d'attraction de la capitale s'est exercé de la
façon la plus vigoureuse : aujourd'hui, Nouméa et Papeete réunissent chacune plus de la moitié de la
population de leur territoire ; en Polynésie française, pratiquement toutes les îles et les archipels ont
fourni des contingents de migrants qui souvent d'ailleurs conservent des liens avec leur terre d'origine.
Aux Hawaii, enfin, le mouvement déjà ancien qui attirait la population de toutes les îles vers la capitale
Honolulu (déjà la plus grande ville du Pacifique insulaire avant la Seconde Guerre mondiale) s'est
considérablement renforcé après 1945 lorsque le développement économique de l'archipel s'est appuyé
sur des bases nouvelles, les militaires d'un côté, les touristes de l'autre. Or Pearl Harbor et Waikiki, qui
concentrent encore une bonne partie de ces activités, sont en fait partie intégrante de l'agglomération de
Honolulu. Rien d'étonnant donc à ce que l'île d'Oahu soit devenue pratiquement tout entière le « grand
Honolulu », réunissant plus de 80 p. 100 de la population de l'archipel sur moins de 10 p. 100 de sa
surface au milieu des années 1960. Depuis lors, le développement de grands complexes touristiques dans
les autres îles a permis de renverser la tendance malgré le déclin de l'agriculture, et Oahu ne groupait plus
en 2000 que 72,3 p. 100 de la population totale. Il n'en reste pas moins qu'avec plus de 800 000 habitants,
avec ses paysages urbains « à l'américaine », l'agglomération d'Honolulu fait figure de géant parmi les
villes du Pacifique insulaire et exerce par sa visible opulence une forte attraction dans toute la Polynésie
et la Micronésie, voire au-delà.
Les migrations vers le monde extérieur. Les insulaires du Pacifique, en particulier ceux des îles les plus
densément peuplées, tendent à migrer vers des horizons plus ou moins lointains où les perspectives
d'emploi sont meilleures. C'est ainsi que de nombreux habitants des îles Cook, de Niue, des Tonga et des
Samoa sont partis s'installer en Nouvelle-Zélande, notamment à Auckland. De même, des Samoans
orientaux et, depuis la politique de limitation des entrées par la Nouvelle-Zélande, occidentaux, sont allés
s'installer aux Hawaii et, au-delà, en Californie où ils constituent des communautés qui conservent
souvent des liens étroits avec leurs îles d'origine. Des habitants des territoires d'outre-mer français
s'établissent en métropole. Il est vrai que, en sens inverse, l'immigration est loin d'être négligeable : le
meilleur exemple en est les Hawaii où, depuis la libéralisation de la législation américaine sur
l'immigration notamment, Philippins surtout, mais aussi réfugiés vietnamiens, chinois et même coréens
ont afflué au rythme de plus de 8 000 par an. Dans les T.O.M. français, comme dans une certaine mesure
aux Hawaii, des dispositions financières et fiscales très favorables (indexation des salaires et des retraites)
ont attiré notamment des retraités dont l'apport est censé dynamiser les économies insulaires.
62
III - Les transformations de la vie rurale
Là encore, on ne peut qu'être frappé par la diversité des situations suivant les archipels. Dans bon nombre
d'entre eux, la population rurale reste très largement prépondérante : 86,6 p. 100 du total en
Papouasie - Nouvelle-Guinée en 2005, 83,5 p. 100 aux Salomon, 77,7 p. 100 aux Samoa. C'est que
l'agriculture vivrière y emploie encore la majorité de la population. Presque partout, les cultures de base
sont les racines et les tubercules : igname, taro, patate douce et, d'introduction plus récente mais en plein
développement, manioc. Toutes sont des plantes généreuses qui ont des rendements élevés et n'exigent
donc la mise en culture que de petites surfaces. Il s'y adjoint le bananier, le palmier sagoutier en
Nouvelle-Guinée, le pandanus particulièrement utilisé dans les atolls, l'arbre à pain et surtout le cocotier,
partout présent dans les régions littorales et dont l'importance est essentielle pour les atolls. En
complément figurent la canne à sucre, le maïs et aussi le tabac, un genre de poivrier qui donne dans
nombre d'archipels la boisson des fêtes et cérémonies traditionnelles (kava) et, en Mélanésie occidentale,
le bétel. Cette agriculture indigène reste un peu sommaire (cultures itinérantes sur défrichements
forestiers temporaires) là où la pression démographique est la plus faible. Mais elle a su évoluer ailleurs
vers des formes beaucoup plus élaborées, avec la construction de grands billons pour les ignames, de
véritables casiers inondables pour le taro, voire de terrasses sur les pentes, et présente souvent une
véritable organisation de l'espace en terroirs différenciés (Samoa). Enfin, les montagnards de NouvelleGuinée ont constitué en altitude (de 1 500 à 2 500 m) de beaux paysages de bocage où ils cultivent
notamment la patate douce et élèvent des porcs.
La classique concentration des villages indigènes en position littorale est liée pour une bonne part au rôle
de la petite pêche dans le lagon et autour du récif-barrière. Celle-ci fournit en effet un complément en
protéines important. L'élevage traditionnel est limité aux volailles et surtout aux porcs, sacrifiés en grande
quantité en Mélanésie au moment des fêtes rituelles. La seule Papouasie - Nouvelle-Guinée en compterait
deux millions environ. Il s'y ajoute parfois quelques bovins élevés sous les cocotiers. Au total,
l'alimentation est en général suffisante en quantité et assez variée, et l'Océanie insulaire n'est pas un
domaine de la faim, sauf en cas de catastrophe climatique.
Les horizons de l'agriculture indigène se sont singulièrement élargis avec l'introduction par les Européens
de cultures nouvelles à vocation commerciale qui ont été insérées dans les systèmes traditionnels. Le café
était ainsi devenu la ressource essentielle des réserves mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie, mais il ne
compte plus guère aujourd'hui. Dans les années 1980, le café s'est considérablement développé dans les
hautes terres de Papouasie - Nouvelle-Guinée, dont il constitue la première ressource agricole exportée
(60 000 tonnes, 22e rang mondial en 2005). Surtout, un certain nombre de cultures vivrières sont devenues
en même temps productions pour le commerce national (ravitaillement des villes) et international :
bananes des Samoa et des Fidji pour l'Australie et la Nouvelle-Zélande, et un peu partout coprah exporté
vers les pays industrialisés pour la fabrication du savon et de la margarine, et qui donne le gros des
ressources monétaires de nombreuses communautés villageoises.
Mais le coprah n'est pas fourni que par les paysans indigènes, car il existe aussi de grandes cocoteraies
exploitées par de puissantes sociétés privées (Levers aux Salomon, aujourd'hui associée à l'État) ou par
les États eux-mêmes (Western Samoa Trust Estate Corporation aux Samoa, issue de la nationalisation des
plantations allemandes après la guerre de 1914-1918). Les principaux producteurs de coprah dans le
Pacifique sont la Papouasie - Nouvelle-Guinée (110 000 t), le Vanuatu, les Salomon, la Micronésie, les
Fidji, les Samoa et les Tonga, mais ils ne pèsent guère face à l'Indonésie et aux Philippines. Il s'y ajoute
de grandes plantations de palmier à huile en Nouvelle-Guinée (350 000 t) et aux Salomon (38 000 t). En
Polynésie française, l'importance des ressources monétaires disponibles par ailleurs a conduit à un quasiabandon de l'exploitation des cocoteraies, sauf peut-être aux Tuamotu... où elles ont été ravagées par les
cyclones de 1982-1983.
Une part considérable des exportations agricoles des archipels océaniens est fournie en fait par de
grandes plantations. C'est le cas du cacao (42 500 t en Papouasie - Nouvelle-Guinée en 2005, localisées
surtout en Nouvelle-Bretagne), et surtout de la canne à sucre, produite aux Fidji et aux Hawaii.
Aux
Fidji, la Colonial Sugar Refining australienne qui avait le monopole de la production sucrière a revendu,
après l'indépendance, tous ses avoirs à l'État fidjien qui a maintenu le système mis en place dans les
années 1920 : la canne est cultivée dans de petites exploitations familiales, par des Indiens descendant
des premiers immigrants, la terre restant propriété de la Fiji Sugar Corporation qui contrôle les sucreries
63
et fournit un encadrement technique aux petits planteurs. De petits planteurs indiens louent aussi des
terres à des Mélanésiens qui, dans le contexte de tensions interethniques, sont de plus en plus réticents
pour renouveler leurs baux. Au total, Fidji produit aujourd'hui en moyenne plus de 330 000 tonnes de
sucre vendu jusqu'au milieu des années 2000 à un prix très intéressant à l'Union européenne (U.E.) dans
le cadre des accords A.C.P. Mais la réforme de l'organisation du marché du sucre, imposée à l'U.E. par
l'O.M.C., va se traduire par un alignement du prix offert aux pays A.C.P. sur les cours mondiaux.
Aux Hawaii, les plantations de canne à sucre ont connu, à partir de la signature du traité de réciprocité
avec les États-Unis (1876) puis de l'annexion par ceux-ci (1898), un essor impressionnant qui a amené
l'archipel à une production d'un million de tonnes de sucre brut dès le début des années 1930. Mais,
depuis la Seconde Guerre mondiale, elles se sont totalement transformées pour devenir d'énormes
exploitations intégralement mécanisées afin de réduire les frais d'une main-d'œuvre devenue exorbitante.
Malgré cette mutation, les plantations sucrières, totalement intégrées à de grands groupes multinationaux,
ont disparu les unes après les autres, faute de rentabilité et malgré les niveaux techniques les plus
performants. Il n'en subsiste plus que deux au milieu des années 2000, une très grande à Maui et une plus
petite à Kauai, pour une production qui est tombée au-dessous de 300 000 tonnes, contre 900 000 au
début des années 1980 et 600 000 en 1994. Pour l'ananas, l'évolution a été encore moins favorable : alors
que les Hawaii ont conservé un quasi-monopole mondial de production des conserves d'ananas jusque
dans les années 1950, le développement d'une puissante concurrence (pays du Sud-Est asiatique) et la
hausse vertigineuse des salaires sur place ont contraint les grandes sociétés continentales (Libby's, Del
Monte...) à abandonner les Hawaii et à investir par exemple aux Philippines et en Thaïlande. Une
reconversion très partielle vers la production d'ananas frais – soit vendus aux touristes, soit expédiés par
avion sur le marché américain – n'a pas empêché la disparition d'une grande partie des puissantes
plantations, par exemple de l'ouest de Molokai ou encore de l'île de Lanai, qui fut la plus grande
plantation d'ananas du monde, possédée par la firme Dole, et qui se reconvertit totalement aujourd'hui
dans le tourisme et la résidence de grand luxe.
D'autres cultures destinées à l'exportation (noix de macadamia en grandes plantations, papayes et fleurs
tropicales en petites exploitations tenues par des descendants d'Asiatiques) ou au marché local (légumes)
et quelques grands ranchs ne constituent que des ressources secondaires par comparaison avec les grandes
activités tertiaires qui font aujourd'hui la prospérité de l'archipel.
L'élevage bovin extensif est pratiqué aux Samoa, aux Fidji, au Vanuatu et en Papouasie sous les cocotiers
des grandes plantations. En Nouvelle-Calédonie, les ranchs « à l'australienne » de la façade ouest,
longtemps peu performants, ont dû abandonner de vastes territoires fonciers dans le cadre de la
redistribution des terres au profit des Mélanésiens.
Enfin, dernière ressource dans les grandes îles montagneuses et peu peuplées du sud-ouest du Pacifique :
la forêt, exploitée commercialement au Vanuatu, aux Salomon et en Nouvelle-Guinée surtout qui présente
d'importantes possibilités en ce domaine. Parfois anarchique et destructrice sous l'égide de grosses
sociétés de Taïwan ou de Malaisie (aux Salomon et en Papouasie - Nouvelle-Guinée), la mise en valeur
de cette richesse est aujourd'hui de plus en plus rationnelle, avec reboisement systématique des coupes et
boisement d'espaces en friche (pins caraïbes en Nouvelle-Calédonie et aux Fidji).
Au total, l'agriculture des îles d'Océanie connaît des difficultés dans la mesure où les plantations et plus
généralement les cultures commerciales sont soumises aux fluctuations des cours internationaux sans que
leur production soit suffisante pour peser sur ceux-ci. Pour le coprah, par exemple, le prix était à
l'indice 149,6 en 1999, 100 (indice de référence) en 2000, 63,3 en 2001, pour remonter ensuite à 145 en
2006. Quant aux cultures vivrières, elles ont tendance à reculer rapidement, notamment dans les archipels
dont le niveau de vie s'élève. Les gouvernements s'efforcent de faire face en développant par exemple une
culture du riz en grandes exploitations mécanisées (plaine de la Rewa à Viti Levu aux Fidji, plaine nord
de Guadalcanal aux Salomon). Mais bien souvent le déclin des cultures vivrières se traduit par une
augmentation des importations qui déséquilibre la balance commerciale.
IV - La pêche, une ressource d'avenir
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Les populations indigènes associent traditionnellement l'agriculture et la petite pêche dans le lagon et
autour du récif-barrière, là où il y a une vie importante, tandis que les eaux bleues du plein océan aux
latitudes tropicales sont finalement très pauvres. Cela fournit un complément alimentaire important et,
occasionnellement, du poisson frais à vendre. Il s'y ajoute l'apport de quelques pêcheurs professionnels
(petits bateaux palangriers à Papeete ou à Nouméa, par exemple) et le poisson capturé par les plaisanciers
et les amateurs. Néanmoins, depuis quelques années, on assiste dans nombre d'États et de territoires
océaniens à un développement non négligeable de la pêche industrielle du thon, en Papouasie - NouvelleGuinée notamment (223 650 t en 2005), au Vanuatu (85 000 t), et dans une moindre mesure aux îles
Marshall (56 100 t), dans les États fédérés de Micronésie (27 000 t) et aux Salomon (24 150 t). Cela
correspond en général à l'armement de quelques navires senneurs à fort rendement par comparaison avec
les petits palangriers qui continuent à fournir l'essentiel des apports aux Fidji, à Hawaii, au Kiribati, en
Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, ou encore aux Samoa et aux Tonga.
En fait, l'essentiel des pêches thonières dans le Pacifique est réalisé non pas par les États insulaires
océaniens, mais par les grands États riverains, surtout asiatiques (par ordre d'importance, en 2002, Japon,
Taïwan, Indonésie, Corée et Philippines, loin devant le Mexique et les États-Unis). Comme les petits
États océaniens disposent, grâce au nouveau droit de la mer (1982), d'immenses zones économiques
exclusives (Z.E.E.) qu'ils n'ont pas les moyens techniques et économiques d'exploiter, ils monnaient leurs
droits auprès des grands pays spécialisés dans ce type d'activité. Dès les années 1950, les Japonais avaient
obtenu le droit d'implanter des bases de pêche dans certains archipels comme les Nouvelles-Hébrides
(Santo) et les Fidji (Levuka), et plus tard avec Salomon (Tulagi, Noro). Le poisson pêché par des flottilles
de thoniers attachés à ces bases y était débarqué, congelé, stocké et transporté par cargos congélateurs
jusqu'au Japon. Les Américains avaient également installé à Pago-Pago (Samoa américaines) deux
grandes usines de conserves appartenant aux puissants groupes Van Camp et Star Kist, usines ravitaillées
par des thoniers japonais d'abord, coréens et taïwanais ensuite. L'intérêt de cette implantation est bien sûr
le libre accès au marché américain.
Ainsi, les droits de pêche du thon (l'espèce la plus capturée dans le monde, 4 millions de tonnes, dont
65 p. 100 dans le Pacifique, 25 p. 100 dans l'océan Indien et 9 p. 100 dans l'Atlantique) constituent un
enjeu considérable pour les petits États océaniens et un élément de rivalité entre les grandes puissances.
Au-delà des îles elles-mêmes et de l'exploitation de leur Z.E.E. se pose la question des ressources
halieutiques de l'ensemble du Pacifique sud, menacées par le rapide essor de l'usage dévastateur des
chaluts de fond. La conférence de Renaca (Chili, mai 2007) a amorcé une interdiction générale de cette
pratique malgré l'opposition des Russes.
Enfin, on s'oriente de plus en plus vers une exploitation rationnelle de la mer par le développement
d'élevages marins, par exemple des crevettes aux Hawaii ou des huîtres perlières aux Tuamotu (perles
noires) et aux Gambier.
V - La faiblesse des mines et de l'industrie
Il n'y a que relativement peu de ressources minières en Océanie insulaire, exception faite de la
Papouasie - Nouvelle-Guinée et de la Nouvelle-Calédonie. Il faut mettre à part le cas du petit atoll
soulevé de Nauru (21 km2) avec son très riche gisement de phosphates qui lui permit de devenir, dès
1968, le plus petit État indépendant du monde. Entre 1968 et 2001, 43 millions de tonnes de phosphates,
valant 2,1 milliards d'euros, ont été extraits de l'île, laissant un environnement dévasté lorsque la
ressource a été épuisée. Mais une gestion calamiteuse de ces capitaux énormes a conduit l'île à la
banqueroute, la compagnie aérienne nationale Air Nauru à la quasi-faillite, et le gouvernement à des
expédients, comme l'accueil de centaines d'établissements financiers se chargeant du recyclage massif
d'argent sale en provenance notamment des mafias russes. Rappelons que d'autres gisements de
phosphates avaient déjà été épuisés à Océan (Kiribati) et plus anciennement, à Makatea (Polynésie
française).
La Papouasie - Nouvelle-Guinée a des ressources minières considérables (25 p. 100 du P.I.B.), d'abord
avec les gisements de cuivre de l'île de Bougainville, dont l'exploitation a été fortement perturbée depuis
les années 1980 par l'insurrection indépendantiste, ensuite avec le grand gisement d'or et de cuivre
d'Ok Tedi, dans la cordillère centrale de Nouvelle-Guinée, près de la frontière de la Papouasie (Irian
65
Jaya) ; d'importants capitaux internationaux (Australie) s'y sont investis, malgré les difficultés d'accès et
les problèmes de sécurité. En 2004, la Papouasie - Nouvelle-Guinée a produit 173 000 tonnes de cuivre
(15e rang mondial), 73 tonnes d'or (10e rang mondial) et 74 tonnes d'argent. Mais les perspectives d'avenir
apparaissent prometteuses également dans le secteur du pétrole et, surtout, du gaz naturel. De gros
gisements ont été découverts dans les Southern Highlands (Iagifu pour le pétrole, réserves de gaz de
430 milliards de mètres cubes), d'où le projet de construire un gazoduc de 4 000 kilomètres de longueur
vers le nord-est de l'Australie.
Les richesses minières de la Nouvelle-Calédonie sont connues et exploitées depuis la fin du xixe siècle
(création de la Société Le Nickel, S.L.N.). Si aujourd'hui on n'exploite plus les minerais de chrome, de
manganèse et de fer, en revanche le nickel (5e producteur mondial, 4e pour les réserves) fournit 95 p. 100
des exportations du territoire. Il est soit exporté sous forme de minerais, soit traité dans l'usine de
Doniambo à Nouméa par le groupe français Eramet (S.L.N.). Compte tenu de la flambée actuelle des
cours (indice 100 en 2000, 172,1 en 2006), de très grands projets sont en cours dans un contexte où
politique et économie se mêlent étroitement. Le groupe canadien Inco, leader mondial, construit une unité
d'exploitation à Goro dans le sud de l'île. Mais surtout l'État français prévoit de subventionner
massivement un autre groupe canadien, Falconbridge, pour la construction d'une deuxième grande usine
dans le nord de l'île afin de rééquilibrer le territoire en faveur des indépendantistes de la province Nord,
en leur attribuant le très riche massif minier de Koniambo. La situation devient plus complexe encore
avec le rachat en 2006 de Falconbridge par le groupe suisse Xstrata, et Eramet ne désespère pas de
récupérer finalement tout ou partie de Koniambo et de l'usine du Nord.
Il ne faudrait pas oublier enfin les potentialités que représentent les gisements de nodules polymétalliques
du fond de l'océan. L'exploitation de ceux-ci n'est cependant pas encore économiquement rentable faute
de techniques appropriées et de cours des métaux assez incitatifs.
Les activités industrielles n'ont qu'un faible développement en Océanie insulaire, faute de matières
premières, faute aussi de sources d'énergie. Les possibilités hydroélectriques sont modestes (barrage de
Yaté alimentant en partie l'usine de Doniambo en Nouvelle-Calédonie), il n'y a guère de pétrole et de gaz
naturel (sauf en Nouvelle-Guinée), les énergies nouvelles (éolienne, solaire) n'offrent que des
perspectives d'avenir restreintes. Les deux raffineries de pétrole implantées à Honolulu travaillent du brut
indonésien pour satisfaire les besoins considérables d'une population à très haut niveau de vie augmentée
du flot des touristes. Ces besoins justifient aussi l'installation d'usines de produits alimentaires, de
boissons, d'impression de textiles, etc. Mais, dans les autres archipels, le marché est beaucoup trop exigu
et l'industrie embryonnaire. Une seule exception, les Fidji, où, à l'exemple peut-être de l'île Maurice, des
usines de transformation à vocation exportatrice (textiles) ont commencé à se créer dans les années 1990
sur des zones franches bénéficiant de quotas d'exportation vers les États-Unis. L'abandon de ce système
en 2005 a entraîné la perte de plusieurs milliers d'emplois.
VI - L'essor du transport aérien et le rôle croissant du tourisme
L'isolement des îles né de leur dispersion dans les immensités du Grand Océan est aujourd'hui
considérablement réduit par le développement de l'aviation, et notamment de l'aviation à réaction, avec
d'abord la génération des Boeing 707 au tout début des années 1960, puis celle des Jumbo-Jet
(Boeing 747, DC 10) dans les années 1970. Certes, l'allongement des rayons d'action permet la traversée
du Pacifique sans escale, et certaines petites îles, qui ont joué un temps un rôle de relais sur les grandes
routes aériennes, sont de ce fait retombées dans l'oubli (Wake au centre du Pacifique nord). Mais les
grands archipels ont été dotés d'aéroports internationaux capables d'accueillir les plus gros avions : c'est le
cas bien sûr des Hawaii avec Honolulu (20 millions de passagers, un des vingt plus grands aéroports des
États-Unis) mais aussi Hilo et Kahului, des Fidji (Nandi), de Tahiti (Faaa, 1961), de la NouvelleCalédonie (La Tontouta), et même, pour des raisons de souveraineté, de l'île de Pâques (1968) ou de Pago
Pago (Samoa américaines). Il ne faut que quelques heures pour atteindre à partir de ces aéroports
n'importe quelle grande métropole de la périphérie du monde Pacifique, et moins de vingt-quatre heures
pour aller de Paris à Nouméa, presque exactement aux antipodes.
L'avion a permis en outre, par la multiplication des lignes intérieures et des lignes régionales, de rompre
l'isolement des archipels et des îles marginales par rapport aux grands axes du transport aérien. C'est ainsi
qu'en Polynésie française les îles de la Société (Moorea, Raiatea, Bora Bora
) mais aussi les Tuamotu,
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les Marquises, les Gambier, les Australes sont reliées régulièrement à Papeete par avion. C'est vrai aussi
pour la Nouvelle-Calédonie, les Fidji et, à une échelle beaucoup plus impressionnante, pour les Hawaii
où plusieurs compagnies (Aloha, Hawaiian...) se partagent un trafic considérable entre les îles. Certains
États entretiennent d'ailleurs des compagnies nationales qui non seulement assurent le trafic intérieur,
mais aussi des liaisons avec les archipels voisins, voire les pays riverains du Pacifique (Air Pacific de
Fidji). Cette ouverture sur l'extérieur grâce à l'avion a facilité les migrations des Océaniens et
inversement a permis l'essor du tourisme dans les îles et archipels d'accès facile.
En fait, le tourisme est aujourd'hui concentré sur un petit nombre de points et laisse de côté une bonne
partie des espaces insulaires jugés moins intéressants et plus ou moins protégés parfois par la politique de
certains États ne souhaitant pas dénaturer leurs paysages et leurs genres de vie traditionnels par un afflux
incontrôlé de touristes.
La Papouasie, les Salomon, le Kiribati ne reçoivent chacun que quelques milliers de touristes, ce qui ne
représente par exemple qu'à peine 0,7 p. 100 du P.N.B. de la Papouasie - Nouvelle-Guinée, handicapée il
est vrai dans ce domaine par les troubles politiques de Bougainville
et par l'insécurité régnant à Port
Moresby. D'autres pays ont une activité touristique un peu plus soutenue, comme le Vanuatu, les Tonga
(qui profitent de la relative proximité de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande pour accueillir de
nombreux navires de croisière), les Samoa (92 000 visiteurs, 16 p. 100 du P.N.B. en 2003) et même la
Nouvelle-Calédonie (autour de 100 000 visiteurs par an entre 2000 et 2004). À Tahiti et dans les îles
proches (Moorea, Bora Bora), le poids du tourisme est déjà beaucoup plus important (3 500 chambres,
213 000 touristes) de même qu'à Guam (plus d'un million de touristes, japonais pour les trois quarts) et
aux Fidji (6 000 chambres et 400 000 visiteurs au début des années 2000). Tout cela il est vrai paraît
modeste face au gigantisme de l'activité touristique aux Hawaii, où les 72 600 chambres, dont 36 000 à
Oahu, c'est-à-dire pour l'essentiel à Waikiki, ont accueilli en 2005 pas moins de 7 000 000 de visiteurs
qui ont dépensé... 10,9 milliards de dollars, plus que le P.N.B. réuni des quatre États du Sahel africain
– Mali, Niger, Tchad et Mauritanie. Avec Waikiki, bien sûr, mais aussi avec les grands complexes
touristiques situés dans les îles autres qu'Oahu (Lahaina-Kaanapali et Kihei à Maui, Kona à Hawaii...),
les Hawaii sont devenues un haut lieu du tourisme mondial, accueillant des Américains des quarante-neuf
autres États (70 p. 100 au total), mais aussi plus de 1 500 000 Japonais et des centaines de milliers de
Canadiens, d'Australiens (2004)... La clientèle japonaise se plait particulièrement dans l'énorme complexe
touristique de Waïkiki où elle retrouve l'image de l'Amérique et le luxe commercial qu'elle recherche.
Bon nombre d'Américains du « mainland » préfèrent les îles autres qu'Oahu, moins encombrées et plus
« authentiques ». En liaison avec le tourisme, ces autres îles deviennent aussi des lieux d'implantation
privilégiés de lotissements de luxe achetés par des retraités venus du Continent, à l'image de la Floride
par exemple. Les Hawaii perdraient-elles peu à peu leur qualité d'« îles des mers du Sud » ?
VII - Fragilité économique et marginalisation géopolitique
Les États et Territoires insulaires du Pacifique comportent, pour la plupart d'entre eux, des facteurs de
faiblesse qui font parfois s'interroger sur leur viabilité même. Certains (Nauru, Tuvalu) sont minuscules et
paraissent menacés dans leur existence même par la modeste montée des eaux (atolls du Tuvalu). Presque
tous sont trop petits et trop isolés pour constituer de véritables foyers de production et de consommation,
et dans bien des cas, leurs ressources sont très insuffisantes pour compenser les nécessaires importations.
Si la Papouasie - Nouvelle-Guinée a un commerce extérieur excédentaire, et si les Salomon approchent de
l'équilibre, les autres ont un taux de couverture très déficitaire : 58 p. 100 pour la balance commerciale
des Fidji ; 33 p. 100 pour le Vanuatu ; 32 p. 100 pour les Tonga ; et seulement 26 p. 100 pour la Polynésie
française malgré la perle noire.
Ce déséquilibre peut être, il est vrai, compensé en partie par des activités de service comme le tourisme,
l'attrait de paradis fiscal (îles Cook, Nauru) ou l'importance du rôle stratégique : Guam abrite ainsi
25 000 militaires américains, et les Hawaii 60 000, plus 60 000 membres de leurs familles dans l'énorme
complexe d'Oahu centré sur Pearl Harbor, ce qui représente un apport annuel de plus de 3 milliards de
dollars à l'économie de l'archipel. En Polynésie française, le centre d'expérimentation du Pacifique
(Mururoa) a été l'un des grands pourvoyeurs de l'économie du territoire jusqu'à la décision du 7 avril 1992
67
d'interrompre les essais nucléaires, temporairement repris en 1995 et définitivement soldés en 1996 au
prix d'une longue et coûteuse indemnisation accordée par l'État français au territoire.
Enfin, les économies insulaires sont pour la plupart très largement soutenues par des aides ou transferts
extérieurs. C'est vrai des entités rattachées à une grande puissance : les transferts représentent ainsi
environ 80 p. 100 du P.N.B. des Samoa américaines, 70 p. 100 de celui de la Polynésie française, 50 p.
100 de celui de la Nouvelle-Calédonie. Mais des États « indépendants » n'échappent pas à cette
dépendance : les aides, qu'elles proviennent d'organismes internationaux (F.A.O., Banque mondiale,
Union européenne, Asian Development Bank) ou d'accords bilatéraux avec d'anciennes puissances
colonisatrices ou de grandes puissances « régionales », comptent pour une part appréciable du P.N.B. du
Vanuatu comme des Samoa. Il s'y ajoute parfois les transferts de fonds effectués par des émigrants
installés outre-mer : les Samoa reçoivent ainsi 25 p. 100 de leur P.N.B. des communautés samoanes
établies en Nouvelle-Zélande ou aux États-Unis, et les îles Cook ou encore le T.O.M. de Wallis-et-Futuna
bénéficient d'importants apports de ce type (Wallisiens installés en Nouvelle-Calédonie).
Au total, ces petites entités insulaires jouissent donc de soutiens internationaux en proportion beaucoup
plus importants que les États continentaux en développement. Cela est dû à leur petite taille qui permet
des actions efficaces à des coûts limités, et aussi à leur position stratégique qui leur a valu une attention
toute particulière de la part des grandes puissances riveraines du Pacifique, et leur a permis parfois de
pratiquer une politique de surenchère vis-à-vis des éventuels fournisseurs d'aide.
Il est vrai que, depuis l'effondrement de l'U.R.S.S et l'affaiblissement de la compétition géopolitique qui
en a résulté, l'intérêt stratégique de ces petits mondes insulaires a sensiblement diminué et qu'ils risquent
ainsi de se retrouver quelque peu marginalisés face aux nouvelles concurrences de style plus économique
que militaire qui se développent dans le bassin pacifique.
Bien d'autres facteurs pèsent sur l'avenir des petits États océaniens, à commencer par la menace
d'éclatement du plus grand d'entre eux par la taille et la population, la Papouasie - Nouvelle-Guinée, qui
doit faire face à la tentation sécessionniste de l'île de Bougainville. D'autres sont minés par des
antagonismes ethniques plus ou moins irréductibles (Fidji, Salomon, Nouvelle-Calédonie). Presque tous
sont affectés par des pratiques de clientélisme et de corruption, et cette mal-gouvernance est génératrice
d'impuissance et d'insécurité, comme on le voit en Papouasie - Nouvelle-Guinée, aux Salomon ou même
au Vanuatu.
Finalement, les « terres heureuses » de l'aire océanienne sont peut-être celles qui sont intégrées ou
étroitement associées à une puissance extérieure qui leur garantit un haut niveau de vie et la sécurité, tout
en leur laissant une très large autonomie. On comprend facilement par exemple l'attachement d'un
archipel comme Wallis-et-Futuna pour un statut territorial qui assure la pérennité des trois royaumes (un à
Wallis, deux à Futuna) et reconnaît la valeur des pratiques coutumières tout en apportant un solide soutien
financier.
Devant le risque de pulvérisation géopolitique de ce monde des îles, les grandes nations riveraines du
Pacifique et les anciennes puissances coloniales ont favorisé la création d'organismes régionaux comme la
Commission du Pacifique sud devenue « communauté du Pacifique » et installée à Nouméa depuis 1947,
ou le Forum du Pacifique sud et son bureau de coopération économique (y compris un office de pêche
implanté en 1986 à Honiara, Salomon), ou encore l'université du Pacifique sud, localisée à Suva (Fidji)
mais regroupant onze États et avec laquelle rivalisent les deux universités françaises de Polynésie et de
Nouvelle-Calédonie. Si certains États se sentent liés par une certaine solidarité ethnique (États
mélanésiens aujourd'hui, peut-être monde polynésien demain), les éléments de diversité l'emportent
encore de beaucoup sur les facteurs d'unité dans l'Océanie insulaire.
Christian HUETZ DE LEMPS
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Micronésie
Les États fédérés de Micronésie se situent dans l'ouest de l'océan Pacifique. Composé de plus de six cents
îles et îlots appartenant à l'archipel des Carolines, il est divisé, selon des critères culturels et linguistiques,
en quatre États : Yap, Chuuk, Pohnpei et Kosrae. Sa superficie totale atteint 701 kilomètres carrés, tandis
que sa population est de 107 800 habitants (2007). La capitale, Palikir, se trouve sur l'île Pohnpei.
Les États fédérés de Micronésie sont entourés, à l'ouest, par la République de Palaos, également située
dans l'archipel des Carolines et, à l'est, par la République des îles Marshall. Ces deux pays, ainsi que le
Commonwealth des Mariannes du Nord et les États fédérés de Micronésie furent administrés par les
États-Unis en tant que Territoire sous tutelle des îles du Pacifique (Trust Territory of the Pacific Islands)
de 1947 à 1986.
I - Géographie
Un groupe d'îles dans le Pacifique occidental
Mis à part l'île Yap, formée par les plis de la croûte terrestre, l'archipel présente des îles hautes,
volcaniques, où la flore est très riche, et des atolls de faible altitude au sol pauvre. Dans chacun des quatre
États, dont la superficie va de 101 à 334 kilomètres carrés (respectivement à Yap et Pohnpei), la
population se concentre sur une portion de terres élevées relativement grande. Les îles volcaniques de
Chuuk constituent une anomalie dans le Pacifique : entourées par un récif sans être immergées, elles ne
forment pas un atoll classique. L'altitude de l'île Yap et des six îles de l'archipel Chuuk dépasse
150 mètres, tandis que les pics atteignent respectivement 628 mètres et 790 mètres d'altitude sur les îles
Kosrae et Pohnpei.
Le climat tropical, avec une température annuelle moyenne de 27 0C, est très humide. Les précipitations
atteignent en moyenne 3 000 millimètres par an dans tout l'archipel. On distingue nettement une saison
des pluies et une saison sèche, qui s'étend de décembre à avril. Les nombreux typhons qui naissent dans
l'est de l'archipel chaque année se déplacent vers le nord-ouest en direction de Yap et des îles Mariannes
et frappent parfois les autres îles de Micronésie.
70
Sur les îles au relief élevé, des prairies et des broussailles séparent les mangroves qui longent la côte des
forêts tropicales couvrant les montagnes de l'intérieur. Les villages sont presque tous situés près de la
côte. Les îles volcaniques, au sol très riche, abritent de nombreuses espèces de plantes. Sur les atolls, les
principales formes de végétation sont les cocotiers, les pandanus et les arbres à pain. Les habitants de ces
atolls construisent en général leur maison sur la rive intérieure de la lagune.
Une population mélangée et dépendante de l'extérieur
Les habitants originels des États fédérés de Micronésie, généralement considérés comme des
Micronésiens, présentent en fait une grande diversité de cultures et de langues. Les langues parlées dans
la région, à l'exception de Yap, sont étroitement liées les unes aux autres et présentent des similitudes
frappantes avec les langues de Vanuatu. On distingue en tout huit langues locales, ainsi que des dialectes
dans les atolls périphériques. Les habitants de Yap sont proches des Mélanésiens, tandis que ceux de
Kapingamarangi et Nukuoro, deux atolls situés dans le sud-ouest de l'État de Pohnpei, sont des
Polynésiens. Seuls les habitants de Yap et de quelques atolls périphériques de Chuuk portent encore des
vêtements traditionnels (pagne pour les hommes et jupe en fibres végétales, ou lavalava, pour les
femmes). La plupart des habitants des États fédérés de Micronésie vivent d'une agriculture et d'une pêche
de subsistance, préparent la nourriture de façon traditionnelle et se retrouvent dans des maisons
collectives pour les cérémonies et les moments de détente. Les habitants de certains atolls éloignés
maîtrisent toujours l'art de la construction de longues pirogues à simple balancier et de la navigation sur
ces embarcations. Le travail du bois, qui avait à l'origine une fonction religieuse, est devenu une activité
commerciale.
Près de 50 p. 100 de la population des États fédérés de Micronésie vit à Chuuk, environ 30 p. 100 à
Pohnpei, 10 p. 100 à Yap et 7 p. 100 à Kosrae. Depuis l'exode rural des années 1990, les quatre
principales villes (les capitales de chaque État) regroupent près d'un quart de la population totale. La
croissance démographique annuelle s'élève à environ 3 p. 100. Presque tous les habitants sont chrétiens.
L'anglais est largement utilisé dans le commerce et l'administration.
L'agriculture et la pêche de subsistance sont les principales activités économiques. Les produits de base
sont les fruits à pain, le taro, les noix de coco et les bananes, mais les ignames, le manioc et les patates
douces sont également cultivés sur certaines îles montagneuses. Les subventions versées par les ÉtatsUnis, aux termes de l'Accord de libre association (Compact of Free Association) signé en 1982 et
renouvelé en 2003, constituent la première source de revenus, soit près de 70 p. 100 du produit national
brut (P.N.B.). L'administration, secteur qui génère le plus de revenus, soutient le secteur tertiaire privé.
Les exportations (coprah, produits de la mer, poivre noir, artisanat) représentent moins de 5 p. 100 du
P.N.B. L'État tire également des revenus de la vente de permis de pêche à des pays étrangers et d'un
secteur touristique naissant. La pêche commerciale locale est peu développée, et les tentatives pour mettre
en place une agriculture commerciale ont régulièrement échoué. Le pays importe une grande partie de ses
denrées alimentaires, et presque tous ses produits manufacturés et tout son pétrole.
Les principaux ports commerciaux se trouvent à Takatik près de Pohnpei, à Kosrae, à Colonia sur Yap et
à Weno (Moen). Le pays ne compte que trois aéroports internationaux, à Yap, Pohnpei et Weno.
II - Histoire
Les premiers habitants des îles Carolines orientales, comme des îles Marshall et Gilbert, viennent
probablement de la région des Nouvelles-Hébrides et de Fidji au I er millénaire avant notre ère. Les
vestiges archéologiques et les caractéristiques linguistiques suggèrent que les premiers migrants ont visité
l'archipel en naviguant vers l'est et se sont répandus progressivement vers l'ouest à partir des îles
Marshall. Les premiers habitants de l'île montagneuse de Yap semblent être venus de l'Ouest,
probablement des Philippines ou d'Indonésie. Le système de castes de Yap et d'autres caractéristiques de
son organisation sociale sont uniques dans la région. Sa célèbre « monnaie de pierre » (blocs sphériques
d'aragonite, pouvant atteindre trois mètres de diamètre et percés d'un trou central) provenait de carrières
proches de Palaos et des Mariannes. Dans les siècles qui suivent, un système de tribut réciproque et un
système commercial sont mis au point avec les atolls environnants, dans une région parfois appelée
l'Empire Yap. Il y a sept siècles, une insurrection sociale majeure éclate dans les îles orientales de
Pohnpei et Kosrae, peut-être après l'arrivée d'envahisseurs venus du sud. Des villages fortifiés sont érigés
71
à l'aide d'immenses blocs de basalte, dont les ruines sont encore visibles aujourd'hui, et l'autorité politique
sur chacune des îles se centralise à mesure que différentes couches sociales apparaissent.
Les îles de l'archipel sont visitées à plusieurs reprises au xvie siècle par des navigateurs espagnols et sont
ensuite baptisées d'après le roi d'Espagne Charles II. Au xixe siècle, des navires européens suivent les
baleiniers et les marchands vers ces îles, et les habitants connaissent leur premier contact prolongé avec
des étrangers et leurs marchandises. En 1886, l'Espagne finit par coloniser les îles Carolines, pour
quelques années seulement. Dès 1899, elle les vend à l'Allemagne après la guerre hispano-américaine.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, l'Allemagne cède à son tour les îles au Japon, qui reçoit en
1920 mandat de la Société des Nations pour administrer les anciennes possessions pacifiques allemandes
situées au nord de l'équateur. Le Japon tente dans un premier temps de mettre en place une économie
solide dans ces îles ; puis il y envoie des Japonais en masse pour régler son problème de surpopulation ;
enfin il les fortifie juste avant la Seconde Guerre mondiale. En 1946, le gouvernement des États-Unis
accepte, à la demande des Nations unies, d'administrer comme territoire sous tutelle les îles Carolines,
mais aussi les îles Marshall et les Mariannes du Nord. Regroupées à partir de juillet 1947 dans le
Territoire sous tutelle des îles du Pacifique, ces îles sont généralement désignées sous le nom collectif de
Micronésie. Elles sont considérées comme une zone stratégique permettant aux États-Unis d'installer des
bases militaires en tant que de besoin ; la responsabilité du Territoire incombe donc au Conseil de sécurité
des Nations unies, et non à l'Assemblée générale, comme c'est le cas pour d'autres territoires sous tutelle.
Les chefs micronésiens entament des négociations avec les États-Unis en 1969 pour demander leur
autonomie. La Constitution de 1975 définit un régime fédéral qui entre en vigueur en 1979 (donnant
naissance aux États fédérés de Micronésie). Les îles Mariannes, Marshall et Palaos ont alors déjà voté
contre cette proposition d'État fédéral. La nouvelle entité politique ne regroupe donc que les États
intérieurs de la Micronésie : Yap, Truk (aujourd'hui Chuuk), Kosrae et Ponape (aujourd'hui Pohnpei). Un
Accord de libre association est conclu en 1986 avec les États-Unis pour une durée de quinze ans. Il
prévoit que Washington demeure responsable de la défense et de la sécurité extérieure et soutient
financièrement le pays. Les États fédérés de Micronésie deviennent membre des Nations unies en 1991.
En mars 1991, les quatre archipels élisent dix sénateurs de district (pour deux ans) et quatre sénateurs
généraux (un par État, pour quatre ans). Le Congrès national ainsi formé désigne alors parmi les quatre
sénateurs généraux un président et un vice-président. En 1993 puis en 2001, les dix sénateurs de district
sont reconduits (en l'absence de partis, l'autorité des clans reste très forte).
En 2001, l'arrivée à échéance de l'Accord de libre association donne lieu à un débat, entre les partisans
d'une association plus étroite avec Washington et les partisans d'une totale indépendance. Le 14 mai 2003,
un nouvel Accord est signé pour une durée de vingt ans.
Francis X. HEZEL
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OCÉANIE - Géographie physique
Article écrit par Alain HUETZ DE LEMPS, Christian HUETZ DE LEMPS
S'il est impossible de chiffrer avec précision le nombre d'îles, d'îlots et de récifs qui parsèment l'océan
Pacifique – plusieurs dizaines de milliers en tout cas –, on peut constater d'abord que ces terres émergées
ne représentent au total qu'une très petite superficie par comparaison avec les immensités océaniques, et
qu'ensuite elles ne se disposent pas au hasard : rares sont les îles complètement isolées, comme l'île de
72
Pâques ou les îlots de Clipperton et de Wake. La plupart des terres se groupent en archipels, qui
constituent les parties émergées de dorsales sous-marines, souvent alignées du nord-ouest au sud-est. Ces
archipels eux-mêmes sont fréquemment séparés les uns des autres par de vastes espaces maritimes vides.
Enfin, la répartition des îles dans l'océan est très inégale : elles apparaissent beaucoup moins nombreuses
dans le Pacifique oriental et septentrional que dans le Pacifique occidental et méridional, où elles sont, en
outre, généralement plus grandes.
I - Les types d'îles
Les îles du Pacifique s'individualisent d'abord par leur taille. Si on laisse de côté l'Australie, véritable
continent presque aussi grand que l'Europe, on peut les classer en trois catégories selon leur superficie :
– Les très grandes îles sont au nombre de trois : la Nouvelle-Guinée (771 900 km2), beaucoup plus
étendue que la France, et les deux grandes îles de la Nouvelle-Zélande, dont la superficie totale
(270 534 km2) dépasse celle de la Grande-Bretagne.
– Les îles moyennes sont plus nombreuses : elles couvrent chacune plusieurs milliers de kilomètres
carrés, mais, si la Nouvelle-Bretagne est plus vaste que la Belgique et si la Nouvelle-Calédonie s'étire sur
400 kilomètres, les principales îles de la Polynésie française (Tahiti) et de l'État indépendant des Samoa
ne dépassent guère 1 000 à 2 000 kilomètres carrés.
– Les petits îlots n'ont que quelques dizaines de kilomètres carrés, parfois quelques hectares seulement :
c'est le cas le plus fréquent. Certains archipels sont uniquement constitués de très petites terres : les trois
archipels des Mariannes, des Carolines et des Marshall ont une superficie totale de 2 370 kilomètres
carrés, et les 1 460 îles qui constituent ces archipels sont presque toutes des atolls, formés eux-mêmes
d'une série de petits îlots.
Les îles océaniennes présentent en effet une très grande diversité d'aspect selon leur origine : les plus
vastes sont généralement des îles dites continentales parce qu'elles sont les restes de terres plus étendues
effondrées au cours des dernières périodes géologiques ; leur matériel rocheux comporte des roches
sédimentaires et métamorphiques plissées et des roches éruptives plus ou moins anciennes. Des chaînes
ou des crêtes correspondent aux axes des plissements et sont souvent séparées par des dépressions
longitudinales, émergées ou immergées. C'est le cas en Nouvelle-Guinée où de puissants systèmes
montagneux parallèles de direction nord-ouest - sud-est isolent de hautes vallées difficilement accessibles
et où des populations papoues ont pu vivre, totalement ignorées des Européens jusqu'à la Seconde Guerre
mondiale. Aux Salomon, une double ligne d'îles nord-ouest - sud-est (Choiseul, Santa Isabel et Malaita
d'une part, les Shortland, la Nouvelle-Géorgie et ses annexes, Guadalcanal et San Cristobal de l'autre)
encadre une méditerranée salomonaise parsemée de quelques îles (Florida, Savo) et où se déroulèrent les
grandes batailles navales de 1942-1943. Certaines montagnes ont été fortement soulevées : les « Alpes »
de l'île Sud de la Nouvelle-Zélande culminent à 3 710 mètres et, en Nouvelle-Guinée, les plus hauts
sommets atteignent 5 000 mètres (pic Jaya, 5 030 mètres). Ce type d'îles est localisé dans le sud-ouest du
Pacifique. Certaines d'entre elles sont affectées par un volcanisme actuel ; les principaux édifices en
activité sont répartis le long de grands systèmes de fractures qui marquent le contact entre l'immense
plaque océanique du Pacifique et les plaques continentales environnantes. Ce contact de plaques
entourant le Pacifique, jalonné de grands volcans (« ceinture de feu » du Pacifique) concerne aussi bien la
Nouvelle-Zélande que les Nouvelles-Hébrides (Vanuatu depuis 1980) et la Nouvelle-Guinée. Il s'agit là
d'un volcanisme de type péléen, qui peut être dangereusement explosif, et dont les manifestations peuvent
s'accompagner de tremblements de terre redoutables et générer de terribles tsunamis. À l'intérieur de la
plaque océanique du Pacifique se développe un autre type de volcanisme à partir de bouches d'émission
(points chauds) d'un magma fluide (basalte) pouvant s'accumuler sur des épaisseurs considérables.
Ces masses volcaniques forment en particulier les « îles hautes » du Pacifique central (îles Hawaii,
archipel de la Société, Samoa...) et sont issues de puissantes éruptions de type hawaiien au droit de
« points chauds » par où les laves se sont déversées sur le plancher océanique. Les coulées de laves
forment ainsi d'énormes boursouflures dans le fond de l'océan, dont les parties supérieures peuvent
73
émerger, mais dont la hauteur est parfois insuffisante pour atteindre le niveau de la surface ; elles
constituent alors des volcans sous-marins immergés à une plus ou moins grande profondeur (pitons et
guyots).
Les archipels sont en général constitués par une série de volcans alignés sur une dorsale sous-marine de
direction nord-ouest - sud-est le long de laquelle l'activité paraît s'être propagée depuis le Tertiaire du
nord-ouest vers le sud-est. (C'est en fait le plancher sous-marin qui s'est déplacé en sens inverse audessus du point chaud d'où sortaient les laves.) C'est le cas des îles de la Société ou encore des Hawaii ;
seule la ride des Samoa présente un mouvement apparent de direction opposée. Par exemple, la « dorsale
hawaiienne » s'allonge sur quelque 2 500 kilomètres : l'extrémité nord-ouest, totalement effondrée et
détruite par l'érosion, ne comporte plus que quelques modestes îlots coralliens autour de Midway, à
2 100 kilomètres d'Honolulu. Vers le sud-est, au contraire, l'archipel des Hawaii proprement dit s'allonge
sur environ 650 kilomètres, avec au nord-ouest et au centre des îles faites des ruines de grands volcans
éteints, effondrés et vigoureusement démantelés par l'érosion : cela donne des paysages de grands abrupts
(pali) et d'impressionnantes falaises (nord-ouest de Kauai, nord-est de Molokai), de canyons
profondément incisés (Waimea à Kauai) et de planèzes et de plateaux basaltiques rappelant les anciens
versants des volcans. Au sud-est, par contre, on trouve de grands volcans en sommeil aux formes douces
caractéristiques du type hawaiien, encore peu touchés par l'érosion (Haleakala, 3 055 m, dans l'île de
Maui, Kohala, Hualalai et surtout Mauna Kea, 4 205 m, dans l'île d'Hawaii), et des volcans actifs, le
gigantesque Mauna Loa (4 169 m), et sur son flanc est le Kilauea dont les éruptions sont très fréquentes
. Par sa masse (plus de 400 km de diamètre au fond de l'océan) et son élévation (depuis un fond sousmarin à – 5 000 m jusqu'à des altitudes de plus de 4 000 m), le massif volcanique de l'île d'Hawaii est
véritablement le plus haut volcan actif et l'une des plus puissantes montagnes du monde.
Les éruptions de ces volcans, faites de spectaculaires fontaines de laves et de coulées de basaltes très
fluides pouvant parcourir des dizaines de kilomètres, ne sont en réalité guère dangereuses sauf pour les
cultures et les édifices, et les tremblements de terre qui peuvent les accompagner restent en général très
modérés.
Les récifs, îles et archipels coralliens sont extrêmement nombreux en Océanie. Ils résultent, on le sait, des
constructions calcaires réalisées par des colonies de polypes de l'embranchement des Cnidaires, qui ne
peuvent prospérer que dans des eaux chaudes, à plus de 20 0C, mais surtout entre 23 et 28 0C. Les coraux
se développent directement autour des grandes îles volcaniques (récifs frangeants) ou, lorsque les terres
ont été affectées comme cela a été fréquemment le cas, de mouvements de lente subsidence, sous forme
de récifs-barrières qui isolent entre la côte et eux des lagons ouvrant sur l'océan par des passes. C'est ainsi
que l'immense Grande Barrière australienne
flanque à l'est la côte du Queensland, et que la NouvelleCalédonie est entourée presque totalement par un magnifique récif-barrière. On pourrait multiplier les
exemples, comme celui de la très belle Bora Bora
avec son anneau corallien et son magnifique lagon
autour de la montagne volcanique centrale (Polynésie française).
Une lente subsidence de dorsales volcaniques a parfois fait disparaître en profondeur les roches
magmatiques, et la croissance des coraux pour compenser ce mouvement a donné naissance – comme
l'avait déjà compris Darwin – à ces îles entièrement coralliennes qu'on appelle les atolls. L'atoll est fait
d'un anneau de coraux sur lequel repose un nombre plus ou moins grand d'îles et d'îlots émergés faits de
sables et de débris coralliens et dont l'altitude est toujours très faible (1 à 2 m). Ces îlots sont
normalement plus nombreux sur la façade est exposée au vent et directement frappée par la houle.
L'anneau récifal encercle un lagon plus ou moins profond (quelques dizaines de mètres en général),
parsemé de pinacles de coraux, et communiquant souvent avec l'océan par une ou plusieurs passes. Les
trois quarts des atolls du monde se trouvent en Océanie. Certains sont complètement isolés (Wake dans le
Pacifique nord, Clipperton à 1 000 km à l'ouest du Mexique), mais le plus souvent ils sont groupés en
véritables archipels comme les Tuamotu (75 atolls, 908 km2 de terres émergées) ou les Marshall. Les
deux micro-États du Kiribati et de Tuvalu sont constitués uniquement d'atolls. Certains atolls sont très
vastes : le plus grand du monde, celui de Kwajalein dans les Marshall, enserre un lagon de
2 172 kilomètres carrés, une véritable petite mer intérieure de 125 kilomètres de longueur sur 20 de
largeur en moyenne. Mais les 95 petites îles réparties sur la couronne récifale de 312 kilomètres de tour
ne couvrent que... 14,5 kilomètres carrés. Lorsque les profondeurs du lagon et des passes sont suffisantes,
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les atolls ont constitué des abris parfaits pour des flottes importantes pendant la Seconde Guerre
mondiale.
Par leur nature même d'îles très basses, les atolls présentent une double vulnérabilité, face aux
catastrophes brutales (cyclones, tsunamis), face aussi à la très lente montée du niveau marin associé au
réchauffement climatique qui peuvent remettre en cause à moyen ou à long terme leur existence même.
De plus, ils sont soumis à la rude contrainte de la faiblesse de leurs ressources en eau douce, n'ayant au
mieux qu'une petite lentille d'eau douce imprégnant la masse calcaire au-dessus de l'eau salée plus dense.
Actuellement, les constructions coralliennes apparaissent comme assez vulnérables face aux agressions
physiques ou humaines. Certains atolls, en Polynésie française par exemple, ont vu leurs coraux dépérir
du fait peut-être d'un échauffement anormal des eaux du lagon. Mais c'est surtout l'action de l'homme et
les pollutions liées à sa présence en nombre croissant qui entraînent les évolutions les plus graves. Dans
l'île d'Oahu (Hawaii), comme aujourd'hui à Tahiti, des parties importantes des récifs sont directement
menacées, voire condamnées.
Certains atolls ont été soulevés par des mouvements tectoniques et apparaissent aujourd'hui comme des
îles d'accès souvent difficiles, faites d'un plateau calcaire bordé par des falaises. Mais ce sont elles qui
recèlent l'une des seules richesses minières de l'océan, les phosphates (îles de Nauru, d'Océan et de
Makatea), presque partout épuisée.
Signalons enfin que toutes les îles du Pacifique peuvent être affectées par un phénomène qui est la
conséquence des grands effondrements sous-marins accompagnant les terribles tremblements de terre de
la bordure du Pacifique (Chili, Aléoutiennes...). Ceux-ci donnent naissance en effet à des ondes de choc
qui se propagent sur des milliers de kilomètres à plusieurs centaines de kilomètres à l'heure et se
transforment au contact des plates-formes littorales en immenses vagues déferlantes pouvant atteindre de
20 à 30 mètres de hauteur. C'est ainsi que l'île d'Hawaii a été touchée par un de ces tsunamis en 1946, puis
à nouveau en 1957 et en 1960, avec à chaque fois dégâts et victimes d'où la mise en place d'un efficace
réseau d'alerte (basé à Honolulu) à l'échelle de l'ensemble de l'océan.
II - Le climat
Si nous laissons de côté l'Australie dont la partie méridionale a un climat tempéré et le Centre-Ouest un
climat aride, ainsi que la Nouvelle-Zélande qui a un climat tempéré océanique, les archipels océaniens
sont tous situés dans la zone tropicale. Ils jouissent donc d'un climat chaud ; à proximité de l'équateur, les
températures moyennes sont de 26-27 0C et l'amplitude thermique annuelle est insignifiante : souvent à
peine un degré sépare les moyennes des mois les plus chauds de celles des moins chauds. L'oscillation
diurne, c'est-à-dire la différence entre la plus haute et la plus basse température d'une journée, est un peu
plus élevée (de 5 à 8 0C), mais reste limitée par l'humidité de l'air. Lorsqu'on s'approche des tropiques, les
différences entre les températures mensuelles augmentent peu à peu, mais elles restent modérées par suite
de l'influence égalisatrice de l'océan : ainsi à Papeete (170 de latitude sud), dont la température moyenne
annuelle est de 26,3 0C, les mois les plus chauds, février-mars, dépassent légèrement 27 0C, alors que les
moins chauds ont encore plus de 25 0C (juill.-août). La Nouvelle-Calédonie, plus proche du tropique du
Capricorne, a une moyenne annuelle un peu plus faible (23,5 0C) ; par suite d'un rafraîchissement plus
sensible en juillet-août (20,1 0C), l'amplitude annuelle atteint 6 0C ; les quelques îles situées au sud du
tropique, comme l'île de Pâques ou Rapa en Polynésie française (27 0 3′ de latitude sud), ont des moyennes
« hivernales » inférieures à 20 0C (à Rapa, 17,4 0C en septembre contre 24,1 0C en février).
Dans les îles montagneuses, l'altitude provoque une rapide diminution des températures moyenne, en
général d'au moins 5 0C tous les 1 000 mètres. Quelques gelées nocturnes peuvent apparaître dès 1 500 ou
2 000 mètres, et certaines plaines intérieures de la Nouvelle-Guinée, situées entre 2 000 et 3 000 mètres
d'altitude, ont des moyennes de température tempérées (de 10 à 15 0C), mais la différence de température
entre les mois reste très faible. Les hautes montagnes ont des climats froids ; bien que proches de
l'équateur, les sommets les plus élevés de la Nouvelle-Guinée (5 000 m) sont couverts de neige et de
petits glaciers.
Étant situées de part et d'autre de l'équateur, les îles d'Océanie sont soumises aux grands centres d'action
de l'atmosphère de la zone intertropicale. À proximité de l'équateur, une zone de basses pressions, la
convergence intertropicale, attire l'air venu des hautes pressions subtropicales situées près des tropiques.
Au nord de l'équateur, ce courant atmosphérique, qui se dirige du tropique du Cancer vers le sud, est
75
dévié vers la droite par la force de Coriolis et prend une direction nord-est - sud-ouest : ce flux constitue
l'alizé de l'hémisphère Nord. Au sud de l'équateur, un flux d'air analogue va du tropique du Capricorne
vers les très basses latitudes ; dévié vers la gauche, il donne naissance aux alizés de l'hémisphère Sud.
Ces alizés, qui se combinent avec les brises locales, rendent la chaleur très supportable sur les côtes. Ils
donnent peu de précipitations sur les îles basses telles que les atolls ; dans les îles montagneuses, les
pentes tournées vers l'est, qui font barrage au courant de l'alizé (versants au vent), reçoivent d'abondantes
pluies orographiques et sont beaucoup plus arrosées que les versants tournés vers l'ouest (côtes sous le
vent) qui, comme les îles plates, doivent se contenter des pluies générales liées à la convergence
intertropicale. Les côtes au vent reçoivent parfois à moyenne altitude d'énormes quantités d'eau : le mont
Waialeale (1569 m), à Kauai, dans l'archipel hawaiien, reçoit 12 à 16 mètres de pluie par an, un record du
monde ! Dans les îles les plus proches des tropiques, des pluies peuvent être générées par des
perturbations venues de la zone tempérée.
Certains archipels sont malheureusement affectés par des cyclones tropicaux (hurricanes). Il s'agit de
dépressions barométriques très creusées qui déclenchent des vents tourbillonnants d'une grande violence
(parfois plus de 200 km/h), des pluies torrentielles qui provoquent des crues dévastatrices et des tempêtes
qui ravagent les côtes. Les cyclones n'affectent pas les îles situées très près de l'équateur et sont surtout
redoutables dans la partie occidentale de l'océan dont les eaux particulièrement chaudes en été (plus de
27 0C) favorisent le développement des phénomènes cycloniques ; ils affectent surtout, de novembre à
mars, les Fidji, Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie et la côte du Queensland australien. Dans le Pacifique
central, les cyclones sont plus rares aux Hawaii et en Polynésie française : la série de cyclones qui a
dévasté les îles Sous-le-Vent et les Tuamotu au début de 1983 est probablement due à une élévation
anormale de la température des eaux de surface de l'océan, qui serait passée d'environ 25 0C à 28 0C, en
association directe avec les fluctuations du courant chaud El niño sur la côte Pacifique du Pérou.
Il est possible de classer les îles en plusieurs types en fonction du climat :
Certaines, comme la Nouvelle-Guinée du Nord, les îles – Bismarck ou les Salomon, ont un climat de
type équatorial : toujours proches de la convergence intertropicale, elles sont abondamment arrosées et ne
connaissent pas de véritable saison sèche. Le total pluviométrique est de plusieurs mètres par an.
D'autres sont dans la zone des alizés pendant une grande partie de l'année : les pluies tombent surtout en
« été », c'est-à-dire de novembre à mars dans l'hémisphère Sud, de mai à octobre dans l'hémisphère Nord ;
dans cette partie de l'année, elles sont alors soumises à l'influence de la convergence intertropicale et
subissent de temps à autre des cyclones. Pendant le reste de l'année, l'alizé ne donne des précipitations
que sur les côtes au vent des îles montagneuses ; sur les côtes sous le vent et sur les îles basses, les pluies
sont rares et faibles : il y a donc une nette opposition entre une saison des pluies (été de l'hémisphère
considéré) et une saison sèche ou du moins plus faiblement arrosée. C'est le cas à – Papeete, située sur la
côte ouest de Tahiti, ou à Nouméa, dans le sud-est de la Nouvelle-Calédonie. Les Hawaii présentent
l'originalité d'avoir un rythme inverse, avec une sécheresse relative d'été bien marquée, notamment sur les
façades sous le vent.
III - Végétation et faune
À l'origine, les îles océaniennes n'avaient pas une flore et une faune très riches, et leur pauvreté a
tendance à s'accentuer progressivement en allant de l'ouest vers le cœur de l'océan : les grandes îles
mélanésiennes, proches du continent asiatique et de l'Australie, ont une flore beaucoup plus variée que
certains atolls ou îlots perdus de la Polynésie.
La majeure partie des espèces végétales et animales des mondes insulaires du Pacifique était, avant les
transferts opérés par les hommes, endémique, c'est-à-dire qu'elles n'existaient que dans l'île ou l'archipel
considéré. Cet endémisme, fruit d'une longue évolution en vase clos à partir des quelques espèces
apportées par les vents, les oiseaux ou les courants marins, était particulièrement accentué dans des
archipels comme la Nouvelle-Calédonie ou plus encore les Hawaii, où plus de 90 p. 100 des plantes à
fleurs et des insectes étaient endémiques.
Dans le Pacifique sud, il faut souligner l'importance des conifères qui forment le plus souvent les
boisements les plus importants de la Nouvelle-Zélande à la Nouvelle-Guinée, en passant par la NouvelleCalédonie dont les pins colonnaires (autrement dit les araucarias de Cook) sont célèbres.
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La répartition actuelle des types de végétation dépend pour une large part des conditions climatiques et de
la nature du sol. Sur les terrains sableux des rivages et des atolls, on trouve surtout des filaos (arbres de
fer), des pandanus et, naturellement, des cocotiers qui ont été le plus souvent introduits ou développés par
les Polynésiens. Une bonne partie des marécages de la Nouvelle-Guinée sont couverts de boisements de
palmiers-sagoutiers.
Les îles montagneuses présentent un étagement de la végétation, particulièrement remarquable en
Nouvelle-Guinée ; jusqu'aux environs de 1 000 mètres, c'est la forêt dense humide équatoriale aux
espèces très variées, mais, vers 1 200 mètres, la rain forest change d'aspect : à côté de vastes boisements
de conifères (Podocarpus), on trouve des chênes (Castanopsis) et des hêtres à feuilles persistantes
(Nothofagus) analogues à ceux de la Nouvelle-Zélande, de la Tasmanie ou de la Patagonie chilienne ; le
sous-bois est très dense, avec de magnifiques fougères arborescentes. Au-dessus de 3 000 mètres, sur des
pentes qui baignent perpétuellement dans le brouillard, la forêt devient très rabougrie et les arbres sont
couverts de mousses (« forêt des nuages »). Vient ensuite un étage de buissons de rhododendrons et, entre
3 700 et 4 200 mètres selon l'exposition et la nature du sol, commence la prairie de haute montagne.
Les vigoureux contrastes pluviométriques entre les côtes au vent et les côtes sous le vent retentissent
évidemment sur la végétation : à la forêt dense des versants orientaux fortement arrosés s'oppose souvent
une forêt claire ou même une savane plus ou moins arborée sur les pentes abritées. L'action humaine a
accentué ces différences : en Nouvelle-Calédonie, la savane à niaouli, un petit arbre du genre Melaleuca,
qui ressemble à certains eucalyptus australiens, a été largement étendue grâce aux feux de brousse
pratiqués par les éleveurs européens. L'exploitation de certaines espèces telles que le santal a provoqué
leur recul, parfois même leur disparition.
Inversement, les Européens ont introduit de nombreuses plantes : ils ont enrichi considérablement le stock
des plantes cultivées par les Océaniens, qui comportait essentiellement des tubercules (taro, igname) et le
cocotier, et ils ont développé de nouvelles cultures : caféier, cacaoyer, agrumes, etc. Ils ont sélectionné
des variétés de canne à sucre jusqu'alors négligées. Mais ils ont aussi introduit, volontairement ou non,
des plantes qui sont dans certains cas devenues de véritables plaies végétales, tels le goyavier et le
lantanier. Plus récemment, c'est une très belle plante ornementale à larges feuilles à revers pourpre, le
Miconia, originaire d'Amérique centrale qui a envahi les forêts de Tahiti, Moorea et Raiatea, mettant en
péril la survie d'un grand nombre d'espèces endémiques.
L'action de l'homme a été tout aussi profonde sur la faune océanienne. Il n'y avait pas de mammifères
dans les îles avant l'installation humaine. Les Mélanésiens et les Polynésiens ont apporté avec eux
quelques animaux : le porc, important en Nouvelle-Guinée et aux Nouvelles-Hébrides, le chien, le rat,
seul mammifère néo-calédonien avec la chauve-souris venue par elle-même. Les Européens ont introduit
les animaux les plus variés ; certains sont redevenus sauvages (cerfs de Nouvelle-Calédonie). La faune
avicole des archipels a dû subir la concurrence de nouveaux venus : les merles des Moluques
imprudemment introduits dans certaines îles pullulent aujourd'hui.
En tout cas, les spécificités de la biogéographie insulaire suscitent un très grand intérêt de la communauté
scientifique : c'est ainsi que cent soixante chercheurs français ont réalisé en 2006, en cinq mois, un
inventaire exhaustif de la biodiversité végétale et animale sur l'île de Santo, la plus vaste de l'archipel du
Vanuatu (4 000 km2). D'autres scientifiques, autour de Jean Louis Étienne, avaient, en 2004 effectué une
étude complète de l'atoll isolé de Clipperton. L'intérêt pour la faune marine des atolls vient du contraste
entre sa grande richesse et sa diversité, d'un côté, et de la pauvreté globale des eaux de l'océan tropical qui
les entoure, de l'autre. Cela semble lié à des remontées d'éléments nutritifs des profondeurs à travers la
masse des matériaux volcaniques et coralliens (endo-upwelling géothermique).
Enfin, il faut souligner l'avantage considérable né de l'isolement insulaire que représente l'absence dans
les îles du Pacifique de bon nombre des grandes endémies caractéristiques du monde tropical continental :
en particulier, le paludisme, présent dans les terres basses de Nouvelle-Guinée, en pleine recrudescence
aux Salomon, ne va pas au-delà du Vanuatu. On comprend les mesures de protection que prennent les
insulaires pour éviter toute introduction accidentelle de nouveaux parasites ou maladies, une menace
réelle étant donné le développement des échanges avec le monde extérieur.
Alain HUETZ DE LEMPS,
Christian HUETZ DE LEMPS
77
Polynésie Française
La Polynésie française
est un vaste ensemble insulaire du quart sud-est de l'océan Pacifique dont la
population progresse rapidement (189 000 hab. en 1988 ; 260 000 hab. en 2007). Anciennement
dénommé Établissements français d'Océanie (de 1843 à 1957), ce territoire devenu « pays » d'outre-mer
compte à peine 4 000 kilomètres carrés de terres émergées, mais un espace maritime d'environ
5 500 000 kilomètres carrés (depuis la définition, en 1977, des Zones économiques exclusives de
200 milles nautiques). Les 118 îles qui composent ce territoire sont éparpillées entre le 8e et le 27e degré
de latitude sud, le 134e et le 155e degré de longitude ouest. Elles constituent cinq archipels ; au centre, les
îles de la Société dont Tahiti qui, à elle seule, représente le quart des terres émergées du territoire ; au
nord-est, les îles Marquises ; au sud-ouest, les îles Australes ; au sud-est, les îles Gambier ; enfin, à l'est,
les atolls des Tuamotu.
Espace insulaire éclaté à l'extrême, la Polynésie française semble bénéficier d'une position privilégiée au
sein de l'océan Pacifique, puisque située à mi-distance de Los Angeles et de Sydney (6 000 km). En fait,
elle ne peut prétendre à la position géostratégique des îles Hawaii (situées 4 500 km au nord) qui, elles,
sont en prise directe avec les principaux pôles d'activités du Pacifique « utile » (Los Angeles, San
Francisco, Vancouver, Tōkyō, Osaka, Séoul, Shanghai, Taipei, Hong Kong et Singapour). Situé sur les
marges orientales de la « Méditerranée océanienne », ce territoire ne peut prétendre non plus à un rôle
majeur à l'échelle du Pacifique insulaire ; les îles Fidji bénéficient de meilleurs atouts, en connexion avec
Sydney et Auckland.
Néanmoins, la Polynésie française a acquis depuis fort longtemps des éléments de notoriété : décrite dès
le xviiie siècle comme la « Nouvelle Cythère », une terre de rêve qui ensorcelle et purifie, elle attira
d'abord savants, artistes et hommes de lettres, puis de nombreux affairistes ; sa dimension géostratégique
s'affirma durant la Seconde Guerre mondiale, puis avec la création d'un centre français d'expérimentation
atomique (ouvert en 1963, fermé en 1996).
I - Un espace éclaté, naturellement contrasté, très inégalement peuplé
La Polynésie française associe des édifices volcaniques et le plus grand complexe récifal du monde.
L'importance relative des deux types de construction diffère énormément d'un archipel à l'autre. Dans
quatre cas sur cinq, les terres émergées sont principalement ou exclusivement d'origine volcanique. Dans
le cinquième cas (celui des Tuamotu), le socle volcanique est à présent immergé et seules les formations
coralliennes qui y prennent appui affleurent.
Les îles de la Société (1 647 km2 et 227 800 hab. en 2007) s'établissent sur une dorsale sous-marine
résultant de l'épanchement volcanique d'un point chaud fonctionnant dans une déchirure de la plaque
tectonique du Pacifique, depuis plus de cinq millions d'années. Cette dorsale s'affaisse de manière
progressive du sud-est vers le nord-ouest, en fonction de la dérive vers le nord-ouest de la plaque et de
l'enfoncement progressif des dômes volcaniques dans le manteau supérieur de l'écorce terrestre (les plus
anciens édifices se situant à l'ouest, les plus récents à l'est). De ce fait, les îles diminuent en étendue et en
altitude lorsqu'on se déplace d'est en ouest.
Avec 1 042 kilomètres carrés et 178 130 habitants, Tahiti constitue l'élément essentiel de l'archipel. Cette
île se compose de deux anciens volcans accolés, de type hawaïen, culminant à 2 241 mètres (mont
Orohena) pour ce qui est de l'édifice principal (Tahiti Nui ou Tahiti-la-Grande) et à 1 332 mètres (mont
Rooniu) pour la « presqu'île de Taiarapu » (Tahiti Iti, la « petite »). L'érosion y a modelé des reliefs très
contrastés : les sommets disposés autour des anciens cratères sont en aiguille ; les flancs des volcans sont
lacérés par des gorges étroites et profondes délimitant de petits plateaux en lanières (de type planèzes),
correspondant à d'anciennes coulées de lave. Au pied de ces édifices montagneux se sont constituées de
petites plaines littorales à l'abri d'une barrière récifale, particulièrement développées au nord-ouest,
secteur le moins touché par les vents d'alizé et la grande houle océanique. C'est sur ce liseré que se
concentre pour l'essentiel la population tahitienne. Et ce n'est que depuis 1970-1975 que les premières
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hauteurs dominant Papeete, Mahina, Arue et Punaauia, sont réellement occupées. Les vallées intérieures
comme les zones montagneuses sont difficiles à aménager, faute de bon accès, et donc restent vides. Sur
les pentes « au vent » (exposées à l'alizé du sud-est), les formations forestières naturelles sont présentes,
mais, sur les pentes abritées, on est confronté à une brousse souvent secondaire. Plaines côtières et basses
vallées ont été, jusqu'en 1970, le domaine des plantes cultivées, en particulier du cocotier et de l'arbre à
pain, du taro (dans les bas-fonds inondés), de la patate douce et du bananier (sur terrain bien drainé). Au
cours du xixe siècle, on y a acclimaté des plants de caféiers et de vanilliers, des manguiers et même une
vaste plantation de coton, puis de canne à sucre, à Atimaono. Sur les bas de pente prospérait l'ananas et
sur les plateaux abrités les agrumes. Cette concentration des hommes et des activités agricoles sur le
littoral correspond à la bonne fertilité des sols côtiers provenant de l'accumulation d'éléments minéraux de
nature variée, arrachés à la fois à la montagne et au récif. Le développement urbain récent a fait
disparaître pour l'essentiel les activités agricoles sur Tahiti Nui.
Les autres îles de la Société reproduisent en plus petit Tahiti. Plus on va vers l'ouest, plus l'élément
émergé d'origine volcanique se réduit et, à l'inverse, plus l'élément récifal augmente.
L'île de Moorea
2
(132 km et 16 490 hab.), éloignée seulement de 20 kilomètres de la côte occidentale de Tahiti, possède
comme sa grande voisine des reliefs élevés (Tohiea 1 207 m, Rotui 899 m) et un récif barrière très proche
des côtes. Par suite d'un effondrement de la partie septentrionale de l'ancien cratère, cette île offre deux
splendides baies (d'Opunohu et de Cook), hauts lieux du tourisme en Océanie.
Avec les îlots de Mehetia et Maïao et l'atoll de Tetiaroa, Tahiti et Moorea constituent, au sein de
l'archipel de la Société, le sous-ensemble des « îles du Vent ». Le second sous-ensemble est celui
des « îles Sous-le-Vent » (33 180 hab.). D'est en ouest se succèdent Huahiné (73 km2 et
5 999 hab.), vaste caldeira culminant à 669 mètres (mont Turi), puis les îles « sœurs » de Raiatea
(200 km2 et 12 000 hab.) et Tahaa (82 km2 et 5 000 hab.), cônes volcaniques presque jointifs,
enserrés par une même barrière récifale, enfin Bora Bora
(38 km2 et 8 927 hab.), piton
volcanique très disséqué culminant à 727 mètres (Otemanu), bénéficiant d'une vaste couronne
récifale. Le contraste entre la masse verte ou noire de la montagne et le bleu turquoise du lagon
fait considérer cette île comme une des « perles » du Pacifique. Au-delà de Bora Bora, Maupiti
(14 km2 et 1 230 hab.) constitue l'ultime île haute des Sous-le-Vent. Puis viennent quatre atolls
(Tupai, Mopelia ou Maupihoa, Scilly ou Manuae et Bellingshausen ou Motu One) dont le substrat
volcanique n'affleure plus.
Des îles plates coralliennes s'étendent à 300 kilomètres à l'est de Tahiti, parallèlement à l'alignement des
îles de la Société. Sur un axe nord-ouest - sud-est de près de 2 000 kilomètres de longueur et de
500 kilomètres de largeur s'égrènent plus de quatre-vingts formations insulaires de toutes tailles, dont
quatre seulement, parmi les plus méridionales voient émerger leur socle volcanique (Mangareva, Aukena,
Akamaru et Taravaï) dans l'archipel des Gambier. Ces quatre îles (1 337 hab.) ont la même couronne
récifale. Toutes les autres formations qui, pour la plupart, forment l'archipel des Tuamotu sont constituées
uniquement par des récifs coralliens de forme annulaire enserrant un lagon plus ou moins vaste (celui de
Rangiroa mesure 70 km sur 20 km). Sur la bordure occidentale de l'archipel, Makatea présente un
paysage original puisqu'à la suite de plusieurs soulèvements son lagon est totalement émergé. Cet ancien
atoll a joué pendant plus de cinquante ans (1911-1966) un rôle considérable dans l'économie de la
Polynésie française, puisque le fond de l'ancien lagon parsemé d'une série de poches de phosphate fit
l'objet d'une exploitation minière. Cet atoll soulevé a accueilli jusqu'à 3 000 habitants. La vie dans les
atolls est précaire. En 2007, l'ensemble Tuamotu-Gambier (730 km2) totalisait seulement
16 847 habitants. Seuls Rangiroa, grâce à sa fonction touristique, et Hao, par son rôle de base arrière des
sites nucléaires, étaient relativement bien peuplés (respectivement 3 200 et 1 300 résidents en 2007).
Les archipels lointains des îles Marquises (1 040 km2 et 8 600 hab.) et des îles Australes (164 km2 et
6 310 hab.) présentent une aussi grande marginalité spatiale et démographique par rapport à Tahiti que
celle notée pour les Tuamotu et les Gambier, bien que leur cadre naturel soit particulier. Proches de
l'équateur, les îles Marquises sont des édifices volcaniques puissants, à la végétation exubérante, mal
protégés de l'action de l'océan, faute de récifs. Elles s'achèvent souvent en falaises abruptes. Très
disséquées par l'érosion, ces îles ont un relief tourmenté dépassant souvent 1 000 mètres d'altitude. Les
zones de mise en valeur y sont minimes. À l'inverse, les îles Australes, elles aussi volcaniques, mais à
récif très développé, situées de part et d'autre du tropique du Capricorne, bénéficient de sols riches et
profonds et ont des reliefs inférieurs à 300 mètres d'altitude. Seule l'île de Rapa, isolée à 500 kilomètres
79
au sud du reste de l'archipel austral, s'individualise par un relief aigu, comparable à celui des îles de la
Société.
Du fait de sa position en latitude (entre l'équateur et le tropique du Capricorne), l'ensemble de la
Polynésie française connaît un climat tropical chaud et humide, avec quelques variantes selon la nature et
le profil des îles (hautes et volcaniques ou basses et coralliennes). Les versants des îles hautes exposés
aux vents d'alizé (secteur est) sont les plus arrosés (plus de 4 m de précipitations en moyenne chaque
année) : la végétation y est exubérante. Les versants abrités « sous le vent » sont beaucoup moins humides
(2 m de pluies annuellement). En l'absence de tout relief, les atolls sont des milieux relativement secs
(guère plus de 1 700 mm/an). À la différence des îles volcaniques, ils stockent très mal les eaux
météoriques. Leurs habitants doivent construire des citernes pour collecter les eaux de pluie s'ils veulent
disposer d'une eau potable. À l'inverse, les îles hautes possèdent toujours des nappes d'eau souterraines de
qualité et des cours d'eau pérennes. Les sols alluviaux des bas de pente et de la plaine littorale y rendent
possible une importante activité agricole. Malheureusement, les espaces plans sont rares, sauf à Tahiti.
Sur les atolls, les cultures ne sont possibles que dans de petites dépressions où l'humus peut être stocké ;
ailleurs, seul le cocotier peut prospérer ; en revanche, seul le lagon est naturellement riche (en poissons).
Par sa position dans la zone intertropicale, la Polynésie française peut connaître des calamités naturelles
graves d'origine climatique ou sismique. Les cyclones y sont peu fréquents, mais lorsqu'ils s'y déplacent
en « famille », comme durant l'été austral de 1982 à 1983, ils peuvent occasionner des destructions
énormes. Les îles basses et les atolls peuvent aussi être dramatiquement affectés par les tsunamis. Ainsi,
périodiquement, des aménagements agricoles ou piscicoles disparaissent.
Au total, hors de l'archipel des îles de la Société et surtout de Tahiti, les établissements humains, toujours
proches du littoral, sont d'effectifs réduits. Mais leur proximité de l'océan marque leur volonté d'être en
contact permanent avec « l'extérieur », et en définitive, dans le cadre de la civilisation multiséculaire
océanienne, l'hétérogénéité de cet espace insulaire n'a jamais été un handicap insurmontable pour
l'homme. Au contraire, les groupes traditionnels essayèrent par des échanges conventionnés de tirer le
meilleur parti des différences du milieu naturel.
II - Le souvenir d'une civilisation agraire très structurée
Les différents archipels constituant la Polynésie française ont un peuplement attesté relativement récent.
Alors qu'aux îles Samoa et Tonga, situées plus à l'ouest, la présence humaine, corroborée par des tessons
de poterie de la tradition océanique lapita, remonte au xiiie siècle avant J.-C., en Polynésie orientale elle
s'établit au plus tôt au iie siècle avant J.-C.
Par leur langue, leurs plantes alimentaires et leurs animaux domestiques, les Polynésiens se prévalent
d'une origine asiatique. Navigateurs tout autant qu'horticulteurs, ils étaient parfaitement adaptés à la vie
dans des îles de dimensions réduites. Ils résorbaient régulièrement leur excédent démographique par le
départ vers de nouvelles terres.
En fonction de l'environnement naturel (île haute ou atoll, proximité de l'équateur ou du tropique), la
culture matérielle, en particulier l'horticulture vivrière, variait d'un archipel à l'autre. L'architecture
profane et sacrée faisait de même. Ces inflexions affectaient bien évidemment le contrôle social et les
formes du pouvoir politique. Mais, vu de l'extérieur, une forte unité culturelle demeurait. Vers le xiie ou le
xiiie siècle de l'ère chrétienne, dans l'archipel de la Société puis dans les autres archipels (sauf les
Marquises) se multiplièrent les marae, espaces souvent dallés pourvus chacun d'un nom particulier auquel
se rattachait le nom héréditaire d'un lignage qui l'utilisait et qui renvoyait à un ancêtre fondateur.
L'ancienne société polynésienne s'articulait autour de trois ordres : au sommet se trouvaient les hui ari'i.
Parce qu'ils s'estimaient « descendre des Dieux » ils s'étaient attribué les symboles de la souveraineté sur
les hommes et leurs terres ; ils se divisaient en « grande noblesse » (ari'i maro'ura) et « petite noblesse »
(ari'i ri'i). Venait ensuite l'ordre des hui ra'atira, propriétaires terriens « non nobles » ou de « très petite
noblesse » parmi lesquels se recrutaient les conseillers des chefferies, enfin l'ordre des manahune, simples
tenanciers, horticulteurs, tenus à des prestations vis-à-vis de hui ra'atira (propriétaires terriens) et des hui
ari'i (guerriers aristocrates). De façon générale, l'endogamie d'ordre prévalait. En fonction des titres de
prestige détenus par les lignages hui ari'i et leurs marae, une hiérarchie de « chefs », et ce faisant de
territoires, existait dans chacune des îles de la Société du xviiie siècle. Dans les îles hautes, ces territoires
associaient le plus souvent une portion de littoral et de récif, une plaine côtière et un pan de montagne ou
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une vallée intérieure. Les fenua ainsi formés, dont dérivent les « districts » contemporains, avaient les
moyens de s'autosuffire en associant pêche, agriculture et cueillette. La communauté qui s'y identifiait,
mata'eina'a, était chapeautée par une chefferie pourvue d'un ari'i. Certains chefs mieux titrés que d'autres,
contrôlant un marae particulièrement prestigieux, détenteurs de symboles religieux dominants ou
bénéficiant d'une force armée redoutée, pouvaient prétendre au titre d'ari'i rahi, littéralement « chef
puissant », voire à celui d'ari'i nui, ou « chef suprême ». Leur ascendant politique pouvait s'établir sur
deux ou plusieurs fenua (ari'i rahi), voire sur toute une île ou sur une portion d'île d'envergure régionale
(ari'i nui). De véritables petits « pays » se constituaient de la sorte. Au milieu du xviiie siècle, Tahiti
comptait une vingtaine de fenua qui se répartissaient entre six « pays », dont cinq sur Tahiti. Vers 1760,
on assista au regroupement des deux « principautés » des Teva « de l'intérieur » et « de la mer », l'ari'i
rahi de Papara devenant par là même ari'i nui. Parallèlement, l'ari'i rahi de Te Porionuu (ancêtre des
Pomare) utilisait ses alliances interinsulaires pour fédérer la moitié septentrionale de Tahiti. La
compétition était en effet incessante entre « pays » traditionnels. Chacun s'appuyait au mieux sur des
réseaux confédéraux dépassant le cadre de l'île d'implantation, voire celui de l'archipel de la Société. Et
c'est ainsi que le marae Taputapuatea d'Opoa à Raiatea, consacré à Oro, le dieu de la guerre, se trouva à
l'intersection de deux vastes réseaux d'alliance, courant d'Hawaii jusqu'en Nouvelle-Zélande.
Signes concrets de la tenure foncière et de la solidarité familiale, les marae étaient donc les points nodaux
de la Société, sur le plan tant régional qu'interinsulaire. À la filiation des groupes humains correspondait
un système comparable, associant certains marae entre eux et des terres de culture qui leur étaient
rattachées. Dès lors, le constructeur d'un marae, le premier défricheur d'un terroir, était perçu comme
l'ancêtre fondateur d'une collectivité particulière. Corrélativement, la fondation d'un nouveau marae de
chefferie venait toujours concrétiser la volonté d'un homme, et à travers lui d'un groupe, de s'élever dans
l'échelle des titres aristocratiques. Et comme la hiérarchie des titres attachés aux marae induisait le rang
des chefferies locales (« districts ») et régionales (« pays »), la guerre et la diplomatie, les coups de force
et les mariages apparaissaient comme les meilleurs moyens pour un chef de faire progresser sa notoriété :
en accaparant ou en obtenant l'accès à un nouveau marae, il pouvait se prévaloir d'un nouveau titre.
Les marae et les objets culturels (ou « trésors ») qui y étaient rattachés furent la base d'échanges
interinsulaires permanents. Des complémentarités s'établirent, en particulier entre les îles de la Société,
les Tuamotu et les îles Australes : la recherche des plumes d'oiseaux rares entrant dans la composition des
insignes d'autorité en était l'élément stimulant. Les marae étaient surtout des lieux de relation des
générations vivantes et déifiées, si bien que les personnages (chefs et prêtres) qui les contrôlaient et les
décisions qu'ils prescrivaient avaient un caractère sacré, ce qui conférait à la société polynésienne
traditionnelle son caractère éminemment religieux.
Aux îles Marquises, la société semblait moins hiérarchisée, mais tout aussi religieuse : à l'intérieur de
chaque île, chaque vallée constituait un fenua autonome. Au sein de la communauté du fenua, la direction
était assurée conjointement par une lignée de « chefs » (papa haka'iki) et un collège de prêtres (tau'a et
tuhuka), avec prééminence du « religieux » sur le « militaire ».
III - Les premiers contacts avec le monde des Européens : de la découverte au protectorat (17671842)
C'est dans un contexte très sacralisé, d'une population socialement très hiérarchisée mais
économiquement peu diversifiée (horticulture du taro et du bananier, préparation du fruit de l'arbre à pain
et de la noix de coco, élevage du cochon et diverses formes de pêche au filet végétal ou à la ligne), que les
navigateurs européens firent irruption. Si la découverte des Marquises en 1595 par l'Espagnol Alvaro
Mendaña de Neira n'eut pas de grandes conséquences locales, en revanche les arrivées de Samuel Wallis
(1767)
et surtout de Louis Antoine de Bougainville (1768) et de James Cook (1769) ouvraient une
période nouvelle dans l'histoire de la Polynésie orientale. En 1772, deux navires espagnols étaient
envoyés à leur tour à la découverte de la Polynésie. Interrompu par le déroulement de la guerre de
l'Indépendance américaine, le mouvement d'exploration scientifique européen reprit activement vers
1785. 1786 vit le passage de Jean-François de Lapérouse, 1788 celui de William Bligh, 1791, celui de
George Vancouver. Comme souvent en pareil cas, les marins ouvrirent la voie aux missionnaires. Les
premiers pasteurs de la London Missionary Society débarquèrent à Tahiti le 5 mars 1797. Mais les
expéditions scientifiques n'étaient pas pour autant closes : Louis Claude de Freycinet (1817), Louis
81
Duperrey (1822) et Jules Dumont d'Urville (1826 puis de 1837 à 1840) se succédèrent dans l'observation
de cette partie du monde.
Les premiers contacts des explorateurs européens avec la Polynésie orientale ne furent pas faciles. Wallis
dut tirer au canon sur des pirogues aux occupants inamicaux. Les marins de Bougainville furent contraints
de faire usage de leurs armes. Mais, dans tous les cas, pour les chefs tahitiens, les contacts avec les
arrivants européens furent le moyen d'élargir leurs alliances et, de ce fait, d'accroître leur prestige. En
fréquentant certains plus que d'autres, les Européens favorisèrent, sans toujours s'en rendre compte, un
lent processus de centralisation du pouvoir politique à Tahiti et à Moorea. Amo, l'ari'i du pays des Teva
(sud de Tahiti), profita de la sorte du passage de Wallis et du pavillon britannique qu'il lui avait confié. Il
en fut de même pour Tu, l'ari'i de Te Porionu'u (nord de Tahiti et Tetiaroa), à la suite des voyages de
Cook et surtout lorsque certains mutinés de la Bounty s'établirent dans sa « principauté » (1789). Leurs
armes à feu et leur goélette permirent au futur Pomare Ier d'asseoir sa prééminence politique : ainsi, en
février 1791, son fils (le futur Pomare II) fut-il intronisé chef suprême (ari'i maro'ura) de Tahiti Nui et de
Moorea. La dynastie des Pomare s'établit définitivement en 1792 lorsque Bligh, de retour à Tahiti,
ordonna à tous les marins européens et nord-américains de se regrouper dans la principauté du nord de
Tahiti. D'où l'importance capitale pour les Pomare de la détention de la ceinture prééminente de
souveraineté (maro'ura) sur laquelle était cousu le drapeau anglais, synthèse symbolique de la double
prééminence politique (vis-à-vis de la société traditionnelle tahitienne tout autant que vis-à-vis des « gens
de l'extérieur »). Le pouvoir suprême de cette dynastie s'affermit encore en 1797 lors de l'installation des
missionnaires de la London Missionary Society (L.M.S.). Finalement, la consécration « royale » de
Pomare II intervint en 1802 au cours d'une série de cérémonies d'investiture dans différents marae. Une
fois encore, l'entreprise nécessita l'appui des marins anglais. À la mort de son père (1803), Pomare II
détenait des titres et des terres dans de multiples fenua de Tahiti Nui (outre Pare et Arue, Faaa, Papenoo),
dans la presqu'île de Taiarapu et dans l'île de Moorea. Mais les « pays » Teva-i-uta et Te Aharoa
constituaient toujours des poches de résistance. Et en 1808, à la suite de la levée d'impôts royaux
excessifs, la guerre reprit, provoquant le retrait de la L.M.S., puis en 1810 le départ de Pomare II pour
Moorea. Les Teva semblèrent triompher, mais c'était sans compter avec les effets de la conversion d'une
partie de la population autochtone à la foi chrétienne. La confusion finit par être générale dans tout
l'archipel de la Société. Les décalages philosophiques et technologiques entre la civilisation traditionnelle
et la civilisation venue d'Europe, la diffusion dramatique des épidémies importées et de l'alcoolisme
ébranlèrent profondément la société. Bien des marae furent désertés. C'est dans ce contexte difficile que
Pomare II réussit tout de même à restaurer son autorité : le 12 novembre 1815, les Oropa'a et les Teva
l'attaquèrent de manière hasardeuse alors qu'il était en train de prier dans un temple ; ses guerriers
réussirent avec l'aide de marins européens à tuer le chef Upufara puis à mettre en fuite les assaillants.
Dans le même temps, Tamatoa, allié de Pomare, triompha à Raiatea (îles Sous-le-Vent). Comme à Tahiti,
les marae furent détruits, et, ce faisant, les principautés aristocratiques traditionnelles s'écroulèrent. En
devenant tout à la fois le détenteur unique des titres traditionnels et le « protecteur »-« serviteur attitré »
de la « nouvelle religion » (protestante), Pomare II cumulait l'essentiel des pouvoirs politiques et
religieux : il put imposer dans tous les fenua la substitution des temples aux marae, puis des tavana (ou
« gouverneurs » locaux) aux ari'i ; il préserva certains chefs dans son nouveau système, tel celui de
Papara, longtemps opposant à l'accession des Pomare à la fonction royale. Il se servit aussi de l'action
messianique des pasteurs anglais et des diacres polynésiens (formés dans les missions de Raiatea et de
Bora Bora) pour imposer son « protectorat » aux îles Australes et aux Tuamotu. À sa mort (1821), on
assista pourtant à la résurgence de pouvoirs locaux dans le cadre de la nouvelle religion. C'est qu'en fait
les pasteurs agissaient comme un contre-pouvoir : en 1818-1819, ils négocièrent avec succès un « Code »
formalisant par des lois écrites le fonctionnement des institutions des îles du Vent, puis, en 1820-1822,
celui de la Société des îles Sous-le-Vent.
Investis des fonctions de tavana ou de membres de l'« Assemblée » tahitienne (mise en place lors de la
promulgation du Code de 1819), les anciens chefs devenus mandataires de la royauté profitèrent du très
jeune âge de Pomare III (un an) pour reprendre leur liberté d'action durant la régence. La disparition de
Pomare III en 1827 et son remplacement par sa sœur Pomare Vahine IV alors âgée de quatorze ans,
n'allaient rien changer.
82
En cette période de relâchement de l'institution royale et de discrédit des mandataires de la régence,
compromis dans le commerce de la nacre et des salaisons, on assista à l'éclosion d'un mouvement de
fermentation sociale et religieuse (Mamaia) qui mit en cause l'action de la L.M.S. Celle-ci était accusée
de s'enrichir aux dépens des Polynésiens par le trafic de l'huile de coco et de la viande de porc salée, dont
la famille Pomare et ses alliés voulaient s'arroger le monopole de l'exportation. C'est seulement en 1834,
après deux années de guerre civile, que l'Assemblée législative tahitienne déclara hors la loi la secte
millénariste Mamaia.
En fait, plus que l'implantation missionnaire, l'installation d'une population cosmopolite, à partir de 1800,
transforma en profondeur les mentalités et les rapports sociaux prévalant à Tahiti. Divers déserteurs de
baleiniers et même des forçats évadés des bagnes de Nouvelle-Galles du Sud (Australie) s'impliquèrent
dans la société locale. De nombreux navires vinrent s'y ravitailler. De 1793 à 1821, les îles du Vent
fournirent la colonie pénitentiaire australienne en viande de porc, en volailles, en fruits et en tubercules. À
partir de 1820, le bourg naissant de Papeete vit passer un grand nombre de baleiniers, de santaliers, de
trafiquants de nacre et de perles, d'écaille de tortue et de trépangs, des traiteurs d'huile de coco. Des
relations commerciales s'établirent avec Valparaiso et l'Europe, via le cap Horn. Un nouveau type de
commerçants, qui firent souche dans le pays, s'imposa. Ils participèrent ou aidèrent à la mise en place
d'une économie de plantation fondée sur la culture du cocotier, puis celles de la canne à sucre, du café, de
la vanille et du coton. Très vite, ils nouèrent des alliances matrimoniales avec les familles d'ari'i qui,
jusqu'en 1830, jouèrent un rôle primordial dans le trafic associant Européens et populations locales : la
possession d'articles manufacturés leur assurait un prestige sans égal. Le choix par les Européens de la
baie de Matavai et du port de Papeete comme lieu de trafic fut pour beaucoup dans l'ascension des
Pomare. D'un autre côté, la nécessité d'encadrer cette population maritime souvent turbulente entraîna la
présence de plus en plus fréquente de navires de guerre français, américains et anglais. En outre, Tahiti
semblait un point d'appui privilégié pour l'avitaillement en charbon des bâtiments à vapeur qui
traversaient l'océan en doublant le cap Horn et qui comptaient emprunter prochainement le canal de
Panama. Enfin, dans le sillage des marins français, des missionnaires catholiques s'implantèrent dans les
îles jusqu'alors ignorées par la L.M.S., en tout premier lieu à Mangareva, au cœur des Gambier (1834) ;
puis ils tentèrent de faire de même à Tahiti (1836) et dans les Marquises (1838). L'interdiction de
séjourner à Tahiti faite à deux prêtres par Pomare, sous la pression du pasteur Pritchard (1836), déclencha
une vive réaction française et la nomination d'un consul. Consuls français, anglais et américains
intervinrent alors en permanence à la « cour » royale à des fins tant politiques que commerciales.
Profitant de l'absence de Pritchard, Moerenhout, le consul français, convainquit même Pomare IV et les
principaux chefs des îles du Vent de demander un régime de protectorat à la France. Il obtint gain de
cause en septembre 1842, lors d'une escale de l'amiral Dupetit-Thouars qui venait de prendre possession
de l'archipel des Marquises. Le conseil d'État ratifia, à Paris, les actions de l'amiral en avril 1843.
IV - Du protectorat à l'autonomie interne (1843-1958)
Dès le retour de Pritchard en février 1843, le protectorat français sur les îles du Vent fut mis à mal, ce qui
amena, en novembre, l'amiral Dupetit-Thouars à proclamer l'annexion pure et simple de Tahiti. Malgré
l'opposition de Pomare IV, le capitaine de vaisseau Bruat entreprit l'aménagement de divers points
proches de la rade de Papeete. La confiscation de terres royales provoqua des troubles dès 1844, ce qui
détermina l'arrestation de six chefs puis la création de fortins sur les hauts de Papeete, puis à Taravao.
Enfin, Pritchard fut arrêté, puis expulsé. La reine Pomare décida alors de résister à l'administration
française. Tahiti et Moorea vécurent deux années de rébellion, pendant que la reine Pomare se repliait aux
îles Sous-le-Vent. Finalement, en 1847, Pomare négocia sa soumission. Le protectorat inclut les îles
Tubuai (Australes) et les Tuamotu. Les Codes des missionnaires furent révisés, mais la juridiction
foncière resta de compétence tahitienne. Un conseil administratif s'occupait parallèlement des
ressortissants européens. En 1850, ceux-ci étaient relativement nombreux (environ 1 500), pas toujours
français. Certains commerçants, anglais ou allemands d'origine, étaient alliés par mariage à des familles
ari'i. Leur aide au mouvement de révolte en fit une cible privilégiée de l'administration française ; autre
cible, les pasteurs anglais, jugés « antifrançais ». Aussi, dès 1860, l'Église protestante tahitienne sollicita
du gouvernement impérial l'assistance de la Société des missions évangéliques de Paris. Avec
l'effondrement de la société traditionnelle et la marginalisation des tavana, les Églises chrétiennes
83
apparaissaient comme les seules structures d'encadrement des populations insulaires. Aussi les
représentants de l'État tentèrent-ils d'intégrer les Églises protestantes dans l'administration du protectorat
afin de mieux contrôler les populations qui y adhéraient. Le pasteur tahitien devint le guide du
mata'eina'a. La société locale restait donc profondément religieuse. Cela était plus net encore dans les îles
isolées, dans les archipels périphériques. Dans tous les cas, la cohésion autour des Églises était un garant
d'autonomie pour les populations océaniennes.
En 1877, à l'avènement de Pomare V, cette marge d'autonomie eut tendance à se réduire
considérablement. Le nouveau « roi » n'avait pas la ténacité de sa mère, ce qui entraîna de nombreuses
sollicitations administratives pour qu'il « fasse don de ses États à la France », tout en conservant les titres
de préséance liés à sa fonction royale, les habitants du « royaume » acquérant pour leur part la citoyenneté
française. En juin 1880, le jeune roi se laissa convaincre. L'annexion fut ratifiée par le Parlement français
en décembre de la même année. En février 1881, c'est au tour des îles Gambier, jusque-là théocratie
catholique, d'être annexées (protectorat nominal depuis 1844). Quant aux îles Sous-le-Vent, elles
acceptèrent avec réticence le protectorat. L'agitation s'y installa dès 1886 et ce jusqu'en 1897. En mars
1898, elles furent annexées. L'ensemble de la Polynésie orientale fut érigé de la sorte en Établissements
français d'Océanie (E.F.O.).
Toutefois, hors de l'administration et de l'armée, la colonie comptait peu de Français, une centaine de
colons et quelques dizaines de commerçants et d'artisans. La démobilisation sur place de militaires ne
fournit jamais de gros effectifs. Plus de la moitié des colons et l'essentiel des commerçants étaient des
étrangers d'origine anglo-saxonne ou germanique. Regroupés au départ autour des pasteurs de la L.M.S.,
ils se montrèrent plus entreprenants que les Français. Grâce à de nombreux mariages avec les filles
d'aristocrates polynésiens, ils acquirent de vastes propriétés sur lesquelles ils développèrent cultures
d'exportation et élevage. Certaines familles (Salmon, Brander) disposant de capitaux importants et d'une
bonne instruction se lancèrent conjointement dans l'agriculture et le commerce. Ce sont ces mêmes
étrangers qui s'implantèrent le mieux hors de Tahiti, tant dans les îles Sous-le-Vent que dans les archipels
périphériques. Mais, très vite, le volume d'affaires traité attira les représentants de puissantes compagnies
ayant leur siège à Bordeaux, Marseille, Londres, Hambourg, San Francisco ou Sydney. Des alliances
matrimoniales évitèrent la perte totale de contrôle de cette société « créole » sur les affaires locales. Forte
de ses appuis hors d'Océanie, cette société prospéra d'autant mieux que l'administration, ne possédant pas
de domaine foncier, ne pouvait implanter de nouveaux colons. La terre resta largement un bien familial
polynésien régi en grande partie, jusqu'en 1866, par le Code Pomare. Les spéculations foncières qui
eurent lieu dans la seconde moitié de xixe siècle restèrent le fait de certaines familles d'ari'i des îles du
Vent qui désiraient convertir leur domaine familial en propriété individuelle afin d'y implanter des
cultures spéculatives. Les tavana profitèrent en 1887 de l'autorisation de « revendiquer » les terres de
chefferies (tomite) pour détourner aussi à leur profit une grande partie des terrains cultivables des fenua.
Pour résister à cette spoliation, la plupart des familles vivant de l'agriculture choisirent de faire valoir
leurs droits indivis. Par la suite, l'indivision s'avéra un frein à la mise en valeur de type spéculatif. Les
conflits fonciers restent une grande constante de l'univers rural polynésien.
En fait, dans l'espace colonial français, Tahiti et, au-delà, les E.F.O. restèrent longtemps des terres
oubliées qui se réveillèrent brusquement, en septembre 1914, sous le feu d'un navire de guerre allemand.
Faute de moyens de communication, la colonie resta hors de la Première Guerre mondiale jusqu'en 1916,
date à laquelle elle envoya en métropole un contingent de 1 100 soldats. Ce départ priva un temps la
colonie d'une grande partie de sa main-d'œuvre autochtone.
La pénurie de main-d'œuvre semble constante à Tahiti depuis l'organisation d'une économie marchande.
Le recrutement de baleiniers, de plongeurs de nacre, voire de travailleurs pour les mines du Chili ou du
Pérou, crée un vide sur le marché du travail « à terre ». Dès 1865, la plantation de coton (plus de
1 000 hectares plantés en 1867) d'Atimaono (la plus vaste de Tahiti) fit appel à un contingent de
900 engagés chinois originaires de Canton. La faillite de la plantation, en 1874 (et sa conversion à la
canne à sucre), interrompit pour un temps la migration d'Asiatiques. Les ouvriers agricoles restés sur
place se marièrent à des Polynésiennes, ouvrant des commerces de détail ou pratiquant l'horticulture pour
l'alimentation du marché de Papeete en produits maraîchers. La venue de Chinois reprit pourtant entre
1907 et 1914 : 2 500 immigrés débarquèrent durant cette période. Dans les années 1920, un nombre
comparable s'implanta lui aussi de manière stable. Reliés à de grosses maisons de commerce chinoises de
Hong Kong ou de San Francisco, ces nouveaux arrivants monopolisèrent le commerce de détail et
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occupèrent une large part dans le système de traite du coprah, de la vanille et du café. La venue de
femmes détermina la mise en place de familles asiatiques traditionnelles, ayant leurs écoles et leurs
associations, bloquant le processus de métissage engagé au cours de la seconde moitié du xixe siècle.
Lorsque vinrent, en 1911, 250 Japonais pour travailler sur le gisement de phosphate de Makatea, il ne fut
pas non plus question de métissage. Celui-ci, en revanche, progressa constamment entre Européens et
Polynésiens. Ce processus s'accéléra lorsque les troupes américaines s'installèrent à Bora Bora, entre 1942
et 1945.
Comme les autres archipels océaniens du Pacifique sud, les E.F.O. s'éveillèrent aux réalités du monde
contemporain lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Comme à Nouméa, on se rallia
massivement à Papeete à l'appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle. Un contingent de 300 hommes fut
inclus dans le bataillon du Pacifique tout juste reconstitué pour participer (brillamment) à la campagne
d'Afrique, puis à celle d'Italie, au débarquement des Alliés en Provence et à la libération de la France du
sud et de l'est. La paix revenue, la colonie des E.F.O. fut transformée en territoire d'outre-mer. Dès lors,
tous ses ressortissants devinrent citoyens de plein exercice. Ils participèrent aux référendums
constitutionnels de 1945 et 1946, puis aux élections législatives et à celle de l'Assemblée représentative
du territoire (qui, elle-même, devait élire un sénateur appelé à siéger à Paris au Conseil de la République).
En 1949, au lendemain de l'élection de Pouvanaa a Oopa à l'Assemblée nationale, un vaste
Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (R.D.P.T.) vit le jour. Il catalysa les
revendications des anciens combattants ayant pris part à la Seconde Guerre mondiale et les récriminations
de populations locales exprimées à l'encontre des personnels administratifs venus de métropole jugés trop
tutélaires. Produit de la mission protestante, Pouvanaa réclame plus de responsabilités pour les
Polynésiens au sein des instances décisionnelles du territoire. Il faut attendre l'application de la loi-cadre
d'autonomie interne en 1957 pour que le R.D.P.T., une nouvelle fois majoritaire au sein de la toute
nouvelle Assemblée territoriale (17 sièges sur 30) et par conséquent au Conseil de gouvernement
(l'exécutif local), infléchisse véritablement la marche du territoire. En 1958 apparaissent un projet d'impôt
sur le revenu et un essai d'« océanisation » des cadres de la fonction publique. Les partis d'opposition
réagissent violemment et se regroupent en une Union démocratique tahitienne (U.D.T.) qui dénonce tout à
la fois les inconvénients de l'impôt sur le revenu et les tendances sécessionnistes du parti majoritaire.
Quelques mois plus tard intervient le référendum constitutionnel fondant la V e République, et 65 p. 100
des suffrages se portent sur le « oui », confirmant ainsi le statut du territoire et sa place dans la
République française. Les accusations à l'encontre de Pouvanaa se précisent alors. Accusé d'avoir incité
ses partisans à incendier Papeete (le creuset de la « société coloniale »), ce dernier est arrêté et interné en
métropole. Il sera gracié dix ans plus tard, puis conquerra le siège de sénateur. Entre-temps, la Polynésie
française va connaître des changements majeurs tant dans les domaines économique et social que sur les
plans politique et culturel.
V - Une économie de transfert, un espace hyper-polarisé
Jusqu'à la découverte et à la mise en valeur du gisement de phosphate de Makatea en 1911, l'économie de
la Polynésie française était fondée exclusivement sur l'agriculture et la pêche. La production de coprah fut
la première activité agricole commerciale. Le passage, entre 1942 et 1945, de l'armée américaine
détermina l'émergence d'activités commerciales et de services multiples. Mais, jusqu'à la fin des années
1950, l'économie de la Polynésie française restait à la merci des cours des matières premières.
Au début des années 1960, des événements d'importance vont modifier profondément l'économie et la
société trouvant place en Polynésie française : la création en 1961, par remblaiement d'une portion du
lagon de Tahiti, de l'aéroport international de Faaa, qui permet l'atterrissage des avions à réaction et avec
eux la venue de touristes ; le tournage du film Les Révoltés du « Bounty » par la Metro-Goldwyn-Mayer
qui employa plus de 2 000 figurants locaux, entre 1960 et 1962 ; enfin et surtout, l'implantation, en 1963,
du Centre d'expérimentation du Pacifique (C.E.P.), qui devait coordonner les expériences nucléaires
programmées par le Commissariat à l'énergie atomique (C.E.A.) et les forces armées : il faisait travailler
15 000 personnes en 1968 et encore 9 000 en 1983, assurant de 20 à 25 p. 100 du P.I.B. entre 1965 et
1985.
La mise en place de ces nouvelles infrastructures entraîna la création de nombreux emplois ; elle
provoqua l'afflux de métropolitains, civils et militaires, autant que de ressortissants des îles qui
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s'entassèrent à Papeete et dans ses proches banlieues ou qui s'installèrent sur la base vie d'Hao en cas de
travail sur les chantiers militaires des Tuamotu. Les salaires pratiqués étant infiniment supérieurs aux
revenus agricoles, l'essor engendré par le C.E.P. porta le niveau de vie à un degré voisin de ceux de la
France métropolitaine et des pays industrialisés. D'un seul coup, l'économie de la Polynésie française
perdit ses caractéristiques océaniennes et coloniales, et la ville de Papeete son air de sous-préfecture
pittoresque, établie nonchalamment sous les cocotiers. Centrée sur le chef-lieu, l'agglomération-capitale
compte plus de 150 000 habitants dans les années 2000 (60 p. 100 de la population du territoire) sur
60 kilomètres environ du littoral de Tahiti Nui. Les populations d'origine européenne (popa'a), métisse
(demis) et chinoise (tinito) s'y concentrent et, avec elles, l'essentiel des activités économiques et sociales,
de production et de loisir.
Afin de décongestionner la « capitale », les pouvoirs publics ont promu deux espaces urbains dans le sud
de Tahiti (Taravao) et sur le versant nord-est de l'île de Moorea. Hors des îles du Vent, on rencontre un
seul centre réellement urbanisé, Uturoa situé dans l'île de Raiatea. La prospérité induite par l'économie de
services n'a donc pas débouché sur une meilleure structuration de l'espace (mise en place d'un réseau
urbain). Au contraire, les petites îles maintenant accessibles par avion se vident au profit de Tahiti, l'« îlecapitale », sauf à développer la perliculture dans leurs lagons (véritablement dans une dizaine de cas).
L'agriculture ne fait plus recette, même si le territoire présente une grande dépendance en matière
alimentaire. Lorsque la terre de culture est située à proximité d'un centre urbain, les propriétaires
préfèrent spéculer sur la valeur de vente de leurs terrains plutôt que de maintenir une quelconque mise en
valeur. Ainsi la vanille, (traditionnellement rémunératrice dans l'archipel de la Société) et le coprah (pilier
de l'ancienne économie de plantation) périclitent irrémédiablement (de 200 t en à 50 t pour la vanille entre
1960 et 2006, de 30 000 tonnes dans les années 1950 à moins de 10 000 tonnes dans les années 2000 pour
le coprah). Pourtant, la macération d'une fleur endémique locale, le « tiaré » (Gardenia taitensis), dans de
l'huile de coprah, dont découle un produit cosmétique (300 t) et la fourniture de tourteaux (à base des
résidus de la pulpe de coco séché, une fois l'huile extraite) montrent l'utilité du coprah et plaident pour
son maintien. En 2006, alors que la demande en aliments végétaux s'établit à 150 000 t, les productions
agricoles ne sont que de 11 900 t en fruits (dont 4 400 t d'ananas provenant essentiellement de Moorea),
6 400 t en légumes (dont 1 200 t de tomates) et 1 000 t en produits vivriers (dont 650 t de taro Colocasia).
La production locale de viande (environ 1 800 t, pour les deux tiers en viande de porc) et de produits
laitiers (11 000 hectolitres) est elle aussi très en deçà des besoins.
La faible réponse de l'agriculture et de l'élevage aux besoins alimentaires locaux tient donc tout à la fois à
la cherté de la main-d'œuvre locale, au manque effectif de terres arables et surtout à la spéculation
foncière et immobilière (cette dernière s'exprimant principalement sur l'île de Tahiti).
La pêche (8 200 t en 2006) est pratiquée à la fois dans sa forme hauturière et industrielle (5 400 t
produites par une cinquantaine de thoniers) et dans sa forme artisanale et côtière (2 800 t débarquées par
une flottille de 300 unités de faible tonnage). De nombreux « dispositifs de concentration de poissons »
(D.C.P.) ont été mis à l'eau autour des îles de Tahiti et de Moorea, afin d'améliorer la productivité de la
pêche côtière. Quant au secteur de l'aquaculture, il présente une forte dissymétrie : faible en ce qui
concerne les crevettes (50 t en 2006), fortement rémunérateur pour les perles fines (9 t provenant d'une
vingtaine de fermes grandes ou moyennes et de 400 petites). Après calibrage et classification, les perles
produites principalement dans les Tuamotu-Gambier, accessoirement dans les îles de la Société, sont
exportées pour 48 p. 100 vers Hong Kong, 41 p. 100 vers le Japon, 5 p. 100 vers les États-Unis, 2 p. 100
vers le territoire français (métropole et Nouvelle-Calédonie), et 4 p. 100 vers le reste du monde
(Thaïlande, Nouvelle-Zélande, Suisse, Italie...).
La perliculture et la production de nacre constituent les activités marines les plus rémunératrices (en
2006, la perle a rapporté 120 millions de dollars, alors que celle d'huile brute de coco n'en représente plus
que 18 millions), même si certains gisements nacriers, trop exploités, s'épuisent. Après sa percée sur les
places de Hong Kong, Shanghai et Tōkyō, la perle noire est devenue la première source de recettes à
l'exportation. Sur des bases techniques nouvelles, la Polynésie française renoue ainsi avec une production
qui a fait sa réputation au xixe siècle. Afin d'améliorer le rendement de la perliculture et d'en regrouper les
acteurs, est envisagée la construction d'une « maison de la perle ».
Si on met à part la production perlière, l'ensemble agriculture-élevage-pêche ne constitue guère plus de
3 p. 100 du P.I.B. de la Polynésie française en 2006, ce qui rend irréaliste toute perspective de
« rééquilibrage » de l'économie du territoire. À présent, les activités tertiaires (transports, commerce,
86
tourisme, administration) constituent le moteur de l'économie (82 p. 100 du P.I.B.). Faute de marché
suffisamment étendu, le gouvernement de la Polynésie française a établi un dispositif d'incitations fiscales
et de soutien financier aux entreprises (en fonction de leur taille et de leur localisation) pour le tourisme,
la perliculture et les industries productives ; diverses aides fiscales à l'investissement et à l'exploitation
sont prévues, ainsi qu'un régime particulier pour les bénéfices réinvestis et l'exonération de droits de
douane frappant l'importation de matières premières et de biens de consommation intermédiaires. Ce
dispositif complète la législation nationale de défiscalisation (loi Pons de 1986, périodiquement
réadaptée).
Malgré la défiscalisation, le secteur du B.T.P. (520 millions de dollars de chiffre d'affaires en 2006) ne
dégage pas plus de 5 p. 100 de la richesse locale, contre 9 p. 100 dix ans plus tôt, car l'essentiel des
grandes infrastructures publiques est maintenant réalisé.
En ce qui concerne le secteur de l'industrie manufacturière et de l'artisanat pris dans son ensemble, on
atteint un chiffre d'affaires de 670 millions de dollars en 2006. Cet ensemble contribue à hauteur de 10 p.
100 à la constitution du P.I.B. Il reste mal structuré (3 000 entreprises). Globalement, l'étroitesse du
marché intérieur, le manque chronique de main-d'œuvre hautement qualifiée, l'éloignement des grands
centres fournisseurs de matières premières ou de pièces détachées ne permettent pas aux industries d'être
compétitives, excepté lorsqu'il s'agit de produits originaux de qualité (impression faite à la main de tissus
« paréo », parfumerie autour du « Tiaré-Tahiti », joaillerie autour de la « perle noire ») ou de la
valorisation de produits alimentaires fortement demandés sur le plan local.
Dans leur grande diversité, les services marchands représentent 38 p. 100 du P.I.B, dont 8 p. 100 pour le
tourisme et 9 p. 100 pour les transports et les télécommunications. Avec 420 millions de dollars de chiffre
d'affaires en 2006, le tourisme est la première source de revenu productif pour la Polynésie française, loin
devant la perle. La fréquentation de ce « pays » tropical reste pourtant modérée (250 000 personnes en
2000) provenant surtout d'Europe (37 p. 100 – principalement de la France métropolitaine), d'Amérique
du Nord (35 p. 100) et d'Asie-Pacifique (23 p. 100 – Japon, Corée du Sud, Taïwan, Australie et NouvelleZélande). Tahiti reste une destination chère qui nécessite une diversification accrue d'équipements pour
l'accueil des clientèles intéressées par ce pays. L'hôtellerie en Polynésie française recouvre actuellement
deux réalités distinctes : une petite hôtellerie composée de 260 établissements (1 300 chambres en
pension de famille, gîte rural, hébergement en chambres d'hôte, meublé de tourisme...), bien répartis entre
les archipels, qui s'appuie principalement sur une clientèle locale et une hôtellerie classée, forte de
52 établissements (3 500 chambres) concentrés essentiellement sur Tahiti, Moorea et Bora Bora, le plus
souvent gérée par de grandes chaînes internationales, destinée essentiellement à la clientèle étrangère.
Une possibilité de croisières est aussi offerte au départ de Papeete (40 000 passagers annuels dans les
années 2000), concurremment aux possibilités d'y faire escale sur des lignes circumpacifiques. Par
ailleurs, la Polynésie française se prête de plus en plus à la pratique du nautisme de villégiature. Au-delà
de la voile, de la pirogue et du surf traditionnels, on peut pratiquer à Tahiti et alentour divers sports (la
plongée, la pêche sportive, le golf), mais aussi la visite de sites archéologiques ou la découverte de
paysages grandioses (à travers la randonnée pédestre ou équestre, le canyoning ou l'usage de véhicules
4×4). En cumulant pratiques touristiques et villégiature de fonctionnaires français à la retraite, une
véritable « économie des loisirs » s'est ainsi mise en place à Tahiti et dans sa périphérie immédiate,
expliquant le standing de la majorité des espaces urbains à vocation résidentielle. Certes, les conditions
d'habitat sont aussi localement précaires. La progression urbaine, qui a véritablement démarré vers 1965,
s'est réalisée dans la précipitation. D'une façon générale, l'agglomération de Papeete s'étire sur plus de
60 kilomètres, principalement sur la côte occidentale de Tahiti, à l'abri des vents dominants donc des
pluies, à la fois le long d'une plaine littorale étroite et sur les piémonts du massif volcanique. C'est
l'étroitesse du site qui explique le développement, depuis les années 1990, d'un urbanisme résidentiel dans
l'isthme de Taravao, puis sur le littoral oriental de l'île jumelle de Moorea (le secteur septentrional étant
dévolu aux équipements hôteliers et le secteur ouest à la ruralité traditionnelle).
La réalisation de réseaux diversifiés pour les transports et les communications est de ce fait devenue
stratégique pour cette collectivité archipélagique. Le transport aérien joue un rôle considérable pour le
transport des personnes, sans pour autant nuire au transport maritime qui cumule le ravitaillement en
hydrocarbures, le fret en conteneurs et une navette par hydroglisseur fonctionnant quotidiennement entre
Papeete et Moorea.
87
Compte tenu des impératifs liés à un haut niveau de vie, les services non marchands sont à présent
extrêmement développés dans ce petit « pays » insulaire et comptent pour 26 p. 100 dans le P.I.B. de la
Polynésie française. En 2006, les services de l'administration générale (d'État ou des collectivités locales),
de la police, des douanes, de la défense, de l'éducation, de la recherche et de la santé rassemblent près de
20 000 personnes. Leur importance, bien supérieure à celle qui est observée en métropole, incite à penser
qu'il s'agit d'un signe politique fort de l'État en faveur de cette collectivité ultra-marine mais, en retour, ce
sur-encadrement en fonctionnaires crée une dépendance extrême du fenua polynésien. Dès lors, se pose la
question de la pertinence d'un éventuel changement radical de statut (pleine souveraineté réclamée par le
parti indépendantiste) qui ferait perdre entre le tiers (effets directs) et la moitié (en cumulant les effets
directs et les effets induits) des ressources actuellement consommées par la population et son
encadrement public.
À la suite de la fermeture du C.E.P. en 1996 et du démantèlement des deux sites d'expérimentation
nucléaire situés sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa
, le gouvernement central et celui de
Polynésie ont conclu un « plan de développement », afin d'orienter les investissements consentis par
l'État au gouvernement local pour le long terme (1994-2003, actuellement renouvelé pour dix ans).
Fondée sur une forte progression des dépenses publiques, l'économie de la Polynésie française connaît
donc toujours une croissance rapide mais non productive. Les revenus distribués ne pouvant pas être
satisfaits par la production locale, on assiste à un gonflement considérable des importations ; en 2006, on
enregistre un déficit de la balance commerciale de 1,3 milliard de dollars (avec 1,5 milliard de dollars
d'importations et seulement 186 millions de dollars d'exportations). Les efforts des pouvoirs publics
locaux et nationaux pour améliorer le niveau des productions agricoles, des ressources marines et des
activités touristiques ne suffisent donc pas pour dégager Tahiti de sa « dépendance » envers la métropole,
si les Tahitiens veulent maintenir leur haut niveau de vie actuel (20 000 USD/hab.).
VI - Une société en crise
Largement responsable de cette situation, l'État central intervient donc toujours massivement sur le plan
financier dans le fonctionnement de la collectivité autonome de Polynésie française. Les transferts de
fonds publics métropolitains constituent l'une des principales composantes de la balance des paiements
(en 2005, les dépenses de l'État et des établissements publics nationaux représentent 6 000 dollars par
habitant). On est donc en présence d'une économie de transfert comparable à celle des Antilles, de la
Réunion et des régions métropolitaines à faible potentiel productif.
Dans la mesure où ce processus s'inscrit dans un contexte géoculturel original, il a fallu évidemment
mettre en place des procédures institutionnelles allant bien au-delà des lois de décentralisation et de
régionalisation en vigueur en métropole et dans les départements d'outre-mer. L'équilibre général du
territoire s'est maintenu à ce prix. Dotée depuis 1982 d'un régime original d'autonomie (après une
première tentative de 1957 à 1962), la Polynésie française a vu récemment son statut évoluer vers un
élargissement de ses responsabilités et un renforcement de son identité collective : la loi organique
no 2004 – 192 du 27 février 2004 est venue renforcer considérablement cette autonomie. La Polynésie
française est donc désormais un « pays d'outre-mer » au sein de l'espace de souveraineté de la République
française. À ce titre, elle peut disposer de représentations auprès de tout État reconnu par le gouvernement
central. Elle assume également des compétences dans de nombreux domaines jusqu'alors considérés
comme matière d'État touchant notamment au droit civil, au droit du travail et à la fiscalité.
L'Assemblée de la Polynésie française, élue pour cinq ans au suffrage universel direct, nomme un
gouvernement territorial. Le 10 février 2008, les listes Ensemble pour notre Pays (composées
d'autonomistes modérés, autour de Gaston Tong Sang) obtiennent la majorité relative des suffrages à
l'échelle du « pays polynésien », devant celles de l'Union pour la démocratie (U.P.L.D., coalition menée
par l'indépendantiste Oscar Temaru) et celles du Tahoeraa Huiraatira (parti affilié à l'U.M.P.
métropolitaine, sous l'influence de Gaston Flosse, l'homme fort dans les années 1980 et 1990).
L'Assemblée de Polynésie élue en 2008, forte de 57 membres, comporte 22 conseillers représentant
Ensemble pour notre Pays, 20 l'U.P.L.D. et 10 le Tahoeraa Huiraatira auxquels viennent s'ajouter
5 « indépendants » mandataires d'archipels périphériques. Elle a élu, le 23 février, Gaston Flosse à la
présidence de la Polynésie, avec le concours d'Oscar Temaru et de ses colistiers. Ce dernier avait été
président à trois reprises dans les années 2000, en tirant parti des rivalités internes au mouvement
88
autonomiste. L'instabilité chronique des majorités à l'Assemblée piège le gouvernement local et le
contraint souvent à l'inertie, ce qui facilite les manipulations initiées périodiquement par de petites
factions ou des personnalités très imbues d'elles-mêmes.
Mais, si la réalité de la vie politique est actuellement instable, la terrible accélération intervenue dans la
vie politique, économique et sociale de la Polynésie française depuis 1960 a déterminé la construction
d'une société unifiée, très attentive au maintien de sa personnalité culturelle plurale, dans un univers
anglo-saxon où les Polynésiens (affiliés au monde américain ou à la Nouvelle-Zélande) n'ont jamais la
partie facile. À Tahiti, les Métis (appelés localement « Demis ») se sentent donc porteurs d'une mission de
promotion de l'ensemble du monde polynésien à l'échelle du Pacifique, compte tenu de la large autonomie
politique dont ils disposent. Même s'ils ne représentent que 20 p. 100 de la population totale, ils occupent
une place prééminente dans les organes institutionnels, les associations culturelles et les services publics,
et partagent avec les descendants de Chinois et les métropolitains les places les plus avantageuses dans le
monde des affaires et les professions libérales. De la sorte, on ne se rend pas toujours compte que les
Polynésiens, qui représentent 65 p. 100 de la population du territoire, sont beaucoup moins bien pourvus
que les autres groupes ethno-culturels : ce sont souvent des agriculteurs, pêcheurs et salariés urbains aux
faibles revenus. Ils sont plus que d'autres les victimes du coût élevé de la vie et, faute de qualification, du
chômage qui sévit à Tahiti. Pour une grande part mal ou peu urbanisés, ils expriment toujours une grande
méfiance à l'égard des Européens (10 p. 100) et des Chinois (5 p. 100). C'est dans la frange la moins
urbanisée d'origine polynésienne et de confession protestante que se recrutent d'ailleurs les
indépendantistes tahitiens (15 p. 100 des suffrages aux élections territoriales en 1982, 37 p. 100 à celles
de 2008).
En marge de la revendication indépendantiste, s'est développé depuis les années 1980 un mouvement
pour la reconnaissance des particularismes régionaux des archipels périphériques, obtenant en 2008 des
représentants à l'Assemblée du Fenua. Les ressortissants des îles Marquises et Australes voudraient
pouvoir, par la mise en place de conseils d'archipels, avoir la possibilité de mieux drainer les subsides de
la France métropolitaine. Le « parisianisme comportemental » qui prévaut dans l'élite politique tahitienne
irrite dans les archipels périphériques, mais le verrouillage réalisé pendant un quart de siècle par Gaston
Flosse n'a pas permis de laisser s'exprimer une diversité politique tenant compte de leurs personnalités. Le
nombre réduit d'offres d'emploi à Papeete, les problèmes fonciers et la turbulence chronique des
bidonvilles à Tahiti focalisent le débat politique et expliquent la volonté de multiplier les « contrats » et
« conventions » entre l'État et le « pays » dans les domaines économiques et sociaux. Comme l'indiquait,
dans les années 1970, Francis Sanford, le vieux leader autonomiste, « le C.E.P. a apporté l'argent, pas la
richesse »... et rien ne s'y est substitué. Certes, le territoire bénéficie d'infrastructures remarquables, mais
les ressources productives restent très limitées et le chômage atteint durement le prolétariat, d'où certaines
réactions périodiques de xénophobie. Faute d'autres recours, le plus grand nombre espère pouvoir
maintenir un haut niveau de vie grâce à la multiplication sans fin des postes de la fonction publique, ce
qui, dans le contexte français de 2008, n'est plus envisageable.
La Polynésie française a des potentialités limitées sur le plan agricole et industriel, mais ses ressources
humaines restent incomplètement valorisées. Dans un contexte de niveau de vie élevé et de tertiarisation
de l'économie, l'avenir semble résider dans l'adoption d'un système de haute formation professionnelle
pour le plus grand nombre, faute de quoi la fermentation idéologique encore modeste, fondée sur le retour
à la terre et sa valorisation communautaire selon les schémas ancestraux, prendra une ampleur
insoupçonnée. Comme cette mystique agreste est totalement utopique, seule l'organisation d'un fort
mouvement migratoire vers l'Amérique du Nord, l'Australie, voire la France peut équilibrer à terme la
balance des comptes et rendre ce pays viable sans l'assistance « en direct » d'une métropole. En ce cas,
Tahiti et les archipels périphériques ont toutes les chances de devenir de manière irréversible des zones de
résidences secondaires pour migrants fortunés en quête d'enracinement.
Jean-Pierre DOUMENGE
Bibliographie
•
J.-P. Doumenge, « Demographic, economic, socio-cultural and political facts, nowadays in the
French Pacific Territories », in Geo. Journal, no 16 (2), pp. 143-153, 1988 ; L'Encyclopédie de la
Polynésie, ouvrage collectif, 9 tomes, C. Gleizal-Multipress, Papeete, 2e éd. 1990
89
•
•
Institut d'émission d'outre-mer, L'Annuaire 2006 de la Polynésie française, Paris, 2006
G. Robineau, Tradition et modernité aux îles de la Société, 2 tomes : « Du coprah à l'atome »,
« Les Racines », O.R.S.T.O.M., 1984.
PAPOUASIE-NOUVELLE-GUINÉE
Article écrit par Christian HUETZ DE LEMPS
La Papouasie-Nouvelle-Guinée est un État composite, héritage d'une histoire coloniale complexe, qui a
obtenu son indépendance en 1975. Sa viabilité semblait dès le départ problématique, tant était grande
l'hétérogénéité de sa population, émiettée en de multiples groupes ethniques et linguistiques dispersés sur
d'immenses espaces souvent montagneux, bien loin de toute idée d'unité et d'identité nationale. À la
survie des traditions les plus anciennes, y compris guerrières, viennent s'ajouter des problèmes sociaux
liés à une démographie galopante (accroissement naturel de 2,1 p. 100 en 2006), et, à une croissance
urbaine explosive, des problèmes politiques (instabilité, clientélisme et corruption) et des risques
d'implosion (mouvements sécessionnistes de Bougainville) et de conflit extérieur (frontière avec
l'Indonésie).
La Papouasie-Nouvelle-Guinée est un État vaste mais peu peuplé. Ses 462 840 kilomètres carrés se
partagent entre la moitié orientale de la très grande île de Nouvelle-Guinée (dont la moitié occidentale
fait partie de l'ensemble indonésien) et une série de grandes îles constituant, d'une part, l'archipel
Bismarck (Nouvelle-Bretagne, Nouvelle-Irlande), et, d'autre part, l'extrémité nord-ouest de l'archipel
des Salomon (Bougainville), sans oublier une série de petits archipels (îles de l'Amirauté, archipel de la
Louisiade, etc.) qui augmentent d'autant la très vaste zone économique exclusive. La population
(5 887 000 hab en 2005), globalement peu dense (13 hab/km2), est très inégalement répartie, avec des
poches de forte densité (plus de 100 hab./km2), notamment sur les hautes terres, et d'immenses zones
quasi vide dans les vastes plaines marécageuses, forestières et fortement impaludées de la Fly River
(province de Daru, moins de 2 hab/km2). Les villes ne regroupent encore qu'une faible part de la
population, la principale étant la capitale, Port Moresby.
I - Puissance, jeunesse et instabilité des reliefs
Les îles constituant la Papouasie-Nouvelle-Guinée sont très montagneuses, avec des reliefs puissants et
instables qui témoignent de leur jeunesse et de leur situation au contact de deux plaques majeures de la
croûte terrestre dans le Pacifique. Située à l'est et au nord, la plaque Pacifique affronte au sud-est la
plaque australo-indienne, avec une progression de quelques centimètres par an qui génère une très forte
instabilité, marquée par de fréquents et souvent redoutables tremblements de terre et par uneintense
activité volcanique. La Nouvelle-Guinée et ses prolongements insulaires font partie de la fameuse
« ceinture de feu » du Pacifique dont ils constituent l'une des zones les plus agitées. Les nombreux
volcans actifs de l'archipel Bismarck comme ceux de la péninsule du sud-est de la Nouvelle-Guinée
représentent une menace redoutable. Rabaul, capitale de la Nouvelle-Bretagne, a été touchée à plusieurs
reprises (en 1999 notamment) par l'activité du mont Vulcan qui domine la péninsule de Gazelle, tandis
que l'on évoque toujours les terribles nuées ardentes de mont Lamington qui, en 1951, tuèrent
4 000 personnes et en contraignirent plus de 50 000 à s'enfuir précipitamment. S'y ajoute, dans les régions
littorales, le risque de tsunami associé aux mouvements sous-marins. Le tremblement de terre et le
tsunami qui frappèrent en 1938 la région du Sepik ont fait des milliers de morts.
La moitié est de l'île de Nouvelle-Guinée est structurée par un puissant système montagneux (cordillère
centrale de 100 à 300 km de largeur) fait de chaînes parallèles nord-ouest - sud-est surgies au Tertiaire
mais dont les phases d'activité orogénique les plus intenses sont beaucoup plus récentes (début du
90
Quaternaire). Formées par la surrection de roches métamorphiques, de matériaux volcaniques et de
calcaires coralliens, fortement plissées et faillées, ces chaînes atteignent des altitudes considérables (mont
Wilhelm, 4 694 m ; mont Kubor, 4 359 m, mont Bangeta dans la presqu'île de Huon, 4 107 m, etc.).
Vallées profondes et hauts plateaux plus ou moins isolés y offrent des sites d'habitat et de culture
privilégiés pour des populations qui ont parfois pu rester à l'écart de tout contact avec les Européens
jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, voire au-delà.
Au nord et au sud de cet énorme ensemble de hautes terres s'élargissent de vastes espaces de plaines
souvent marécageuses. Au nord, s'allonge d'ouest en est la vallée du Sepik, large de 30 à 150 kilomètres
et séparée du rivage par une chaîne côtière qui atteint 1 200 mètres. Au sud, la Fly River et ses nombreux
affluents serpentent dans un dédale de marécages et de mangroves bordant le détroit de Torres et le golfe
de Papouasie. Alors que les hautes terres sont exemptes de paludisme, les plaines marécageuses sont
assez insalubres, ce qui explique pour une part les contrastes dans la répartition de la population. Mais au
total, du fait notamment de la puissance et de la vigueur des reliefs, il n'y a guère que 15 p. 100 de terres
cultivables.
Les terres basses sont soumises à un climat de type subéquatorial chaud et humide avec des pluies
abondantes (5 000 mm dans le golfe de Papouasie) et constantes, sauf lorsque s'affirme une saison sèche
(1 200 mm à Port Moresby), voire des pénuries exceptionnelles (en 1997 dans l'ouest). Mais il peut y
avoir aussi des pluies énormes associées à des tempêtes ou cyclones tropicaux. Ainsi, en novembre 2007,
le cyclone Guba a frappé la province d'Oro au sud-est du pays, faisant 150 victimes et des milliers de
déplacés du fait de terribles inondations. Naturellement, la puissance des reliefs se traduit par un
étagement des climats, tropical d'altitude puis alpin en haute montagne. C'est un élément d'explication de
l'extrême richesse floristique de la forêt qui couvre encore une grande partie d'un pays qui a joué de plus
le rôle de pont naturel entre l'Asie, l'Australie et les îles du Pacifique du sud-ouest.
II - L'émiettement géographique, linguistique et culturel des populations
Le cloisonnement des milieux géographiques, la difficulté des communications ont favorisé l'émiettement
des populations en petits groupes de quelques dizaines ou centaines d'habitants, à l'échelle du clan, du
hameau et du village
. Dans de telles sociétés aux structures atomisées, la chefferie n'était ni
héréditaire ni élue, mais en général gagnée à l'issue d'une compétition fondée sur une économie de
prestige : le « Grand Homme » (Big Man) est celui qui a accumulé le plus de richesses, notamment des
cochons, qu'il redistribue ensuite à l'occasion de somptueuses cérémonies. Le « Grand Homme » est par
définition généreux, c'est-à-dire que ne peut s'élever que celui qui est riche et que n'est riche que celui qui
est dans une position sociale reconnue. En théorie, le pouvoir est ouvert à tous, mais, en réalité, il est
rigoureusement contrôlé par la confrérie des hommes souvent âgés qui le possèdent déjà
(J. Bonnemaison). Chaque groupe tribal, chaque confédération de clans relevant d'ancêtres communs a
ses rituels, ses coutumes particulières
, son type de chefferie. Surtout, la différenciation se fait souvent
par la langue, car la Papouasie-Nouvelle-Guinée (comme l'ensemble du monde mélanésien) se caractérise
par une étonnante pulvérisation linguistique, puisque la seule île de Nouvelle-Guinée compte plus de huit
cents langues différentes. Certaines, menacées de disparition parfois, ne sont parlées que par quelques
centaines de locuteurs, d'autres, dans les hautes terres notamment, intéressent des groupes plus nombreux,
comme celle du pays Enga parlée par près de 200 000 personnes. On comprend facilement donc la
diffusion rapide du pidgin à base d'anglais (tok pisin) comme langue de contact, érigée ensuite en langue
nationale aux côtés de l'anglais et du hiri motu, la langue indigène de la région de Port Moresby. Il n'est
pas étonnant non plus qu'entre ces groupes claniques la guerre rituelle ait été autrefois la norme. En
général, après un certain nombre de morts, une cérémonie de paix permettait à chaque clan de payer à
l'ennemi des compensations pour les guerriers tués et d'échanger des femmes pour des alliances de
mariage.
L'émiettement des populations traduit bien l'ancienneté de leur implantation et la diversité des flux
migratoires ayant constitué l'ensemble papou. Il est probable que les premiers chasseurs-cueilleurs sont
venus de l'Asie du Sud-Est il y a quelque 50 000 ans, en un temps où le bas niveau marin de la glaciation
wurmienne et la proximité de l'Australie avec la Nouvelle-Guinée (continent du Sahul) favorisaient le
franchissement des détroits. La remontée des eaux à la fin de la glaciation (transgression flandrienne)
isola les îles et l'Australie où les Aborigènes évoluèrent désormais en vase clos. Des vagues successives
91
de migrants venus d'Asie constituèrent ensuite le kaléidoscope humain des îles avec, en dernier lieu, des
peuples mélanésiens de langue austronésienne et fabricants de poterie qui colonisèrent il y a 5 000 ans le
nord de la Nouvelle-Guinée et les îles de la mer de Bismarck, avant de poursuivre leur mouvement vers
les Salomon, les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie. En tout cas, la découverte de marécages
aménagés probablement pour la culture du taro à Kuk, près du mont Hagen, et datés d'environ 9 000 ans
laisse penser que les populations papoues qui colonisèrent les hautes terres ont inventé elles-mêmes les
premières formes de l'horticulture océanienne.
III - Le dernier grand peuple découvert
Ce sont les Portugais qui, dans le prolongement de leur exploration des Moluques (épices), ont les
premiers aperçu les côtes de Nouvelle-Guinée. Dès 1526-1527, Don Jorge de Meneses y aborda
accidentellement et lui donna le nom de terre des Papous, un mot malais faisant référence aux cheveux
crépus des habitants. En 1545, un Espagnol cette fois, Inigo Ortiz de Retes utilisa le nom NouvelleGuinée par analogie avec les populations noires africaines. Bien d'autres navigateurs par la suite passèrent
sur les côtes de Nouvelle-Guinée (Bougainville, Cook lors de son premier voyage, Louis Duperrey,
Dumont d'Urville notamment) mais les contacts restèrent très épisodiques et superficiels, limités à un
littoral malsain et peu accueillant. Ce n'est que dans la seconde moitié du xixe siècle que les puissances
européennes commencèrent à s'intéresser à la Nouvelle-Guinée dans la perspective d'une colonisation, par
les Hollandais à l'ouest, les Britanniques au sud-est et les Allemands au nord-est. Leur attention se portait
sur les plaines littorales et ils ignoraient tout des énormes masses montagneuses de la cordillère centrale,
que seuls osèrent prospecter, pas avant les années 1930, des aventuriers et chercheurs d'or australiens.
Leur surprise fut grande de découvrir, dans des vallées et plateaux enclavés dans les montagnes, entre
1 500 et 2 600 mètres d'altitude, des populations très nombreuses (parfois plus de 100, voire
200 habitants/km2) techniquement primitives (âge de pierre) mais qui avaient su développer une
horticulture intensive fondée sur la patate douce et associée à un élevage massif de porcs ; cela impliquait
l'organisation d'un bocage régulier pour protéger les cultures. Les porcs, eux, étaient et sont toujours
sacrifiés à l'occasion des fêtes marquant la puissance des Big Men ou pour sceller des alliances entre
tribus et vallées. La présence de la patate douce, plante d'origine américaine, dans ces hautes terres
apparemment très isolées, posait un problème historique considérable. Il semble bien que ce soient les
Portugais qui l'aient apportée dès le xvie siècle sur les côtes lors des premiers contacts et que, de là, elle se
soit diffusée vers l'intérieur par le jeu des échanges actifs qui contredisent l'impression d'isolement total
des populations intérieures. L'importante utilisation de coquillages marins dans l'ornementation des tribus
des hautes terres confirme l'existence de ces relations traditionnelles entre la côte et les vallées
intramontagnardes.
Les hautes terres ont été un champ privilégié pour l'action des missionnaires chrétiens, qu'ils soient
catholiques (cette religion représente 29 p. 100 de la population en 2000) protestants luthériens (19,5 p.
100), adventistes du septième jour, United Church... Cette christianisation intègre plus ou moins des
éléments des cultes animistes, encore très présents (un tiers de la population), une sorcellerie active et des
rapports étroits entre vivants et ancêtres.
IV - La difficile naissance d'un État
Les hasards des rivalités coloniales partageant la Nouvelle-Guinée et les îles voisines entre Hollandais,
Britanniques et Allemands ont généré des fractures majeures qui perdurent aujourd'hui. D'abord la moitié
ouest de l'île, intégrée aux Indes néerlandaises, détachée de celles-ci au moment de l'indépendance de
l'Indonésie, récupérée par cette dernière en 1963 sous le nom de province d'Irian (appelée aussi Papouasie
occidentale, le terme n'est pas neutre), est devenue un « point chaud » marqué par des affrontements entre
colons malais de plus en plus nombreux, soutenus par le gouvernement indonésien qui protège également
les grandes sociétés minières et la population papoue qui se sent marginalisée et dont les éléments les plus
radicaux cherchent à utiliser la partie est de l'île, c'est-à-dire la Papouasie-Nouvelle-Guinée comme base
arrière pour des opérations contre l'Irian. La partie orientale de l'île, en effet, partagée initialement entre
les Britanniques puis les Australiens au sud et les Allemands au nord, qui possédaient aussi l'archipel
Bismarck (Nouvelle-Poméranie et Nouveau-Mecklembourg) et l'extrémité ouest des Salomon
92
(Bougainville et Buka) a été réunifiée sous la tutelle australienne à la suite de la guerre de 1914. C'est cet
ensemble hétérogène qui a accédé à l'indépendance en 1975 sous le nom de Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Membre du Commonwealth, le pays a la reine d'Angleterre comme chef d'État, représentée sur place par
un gouverneur général élu par le Parlement (sir Paulias Matane depuis juin 2004), mais la réalité du
pouvoir est aux mains d'un Premier ministre issu d'une majorité parlementaire constituée au sein d'une
Assemblée législative de 109 membres élus au suffrage universel pour cinq ans. Dès le départ, le système
montra sa faiblesse par l'émiettement de la vie politique en de nombreux petits partis issus de
l'hétérogénéité ethnique et linguistique. Cela impliquait la constitution de coalitions souvent éphémères,
renversées par des votes de défiance, et le développement d'intenses pratiques de clientélisme et de
corruption. Le partage de l'État en dix-neuf provinces plus le district fédéral de la capitale, Port Moresby,
ne fait que renforcer le poids de la bureaucratie et multiplier les jeux d'influence. Pour essayer de
stabiliser le pouvoir et d'éviter la multiplication de crises, des règles nouvelles sur le fonctionnement des
partis et sur le système électoral ont été introduites en 1999 et en 2003, avec un certain succès. En tous
cas, la vie politique est aujourd'hui dominée par la personnalité de Michaël Somare, qui fut le Premier
ministre au moment de l'indépendance (1975-1980), puis à nouveau en 1982-1985, pour resurgir, après
une période mouvementée, aux élections de 2002, dans un contexte d'incertitudes et de violence, mais
aussi de difficultés économiques et monétaires. Son parti, l'Alliance nationale triompha, et les nouvelles
dispositions de fonctionnement politique lui ont permis de se maintenir au pouvoir.
Le caractère chaotique de la marche de l'État s'est trouvé renforcé par les menaces sécessionnistes qui ont
affecté l'est du pays, c'est-à-dire l'île de Bougainville. Ce qui, au départ (1988), n'était qu'une
revendication foncière des tribus contre les propriétaires australiens de l'énorme mine de cuivre de
Panguna dégénéra en une véritable guerre civile, marquée par le débarquement à Bougainville des troupes
papoues soutenues par les Australiens pour combattre la Bougainville Revolutionnary Army (B.R.A.) ;
celle-ci a proclamé l'indépendance de l'île en 1990. Le conflit, marqué par la brutalité de la répression et
par des pertes évaluées à 20 000 morts, s'acheva par une « trêve permanente » en avril 1998, puis par une
paix en janvier 2001 prévoyant l'élection d'un gouvernement autonome (mai 2005) et, dans un avenir plus
lointain, un référendum d'autodétermination.
V - La prépondérance de l'agriculture vivrière
L'écrasante majorité, soit les trois quarts au moins de la population, vit de l'agriculture vivrière de
subsistance, c'est-à-dire une horticulture toujours fondée sur la patate douce dans les hautes terres, mais
aussi sur l'igname, le taro, le manioc, le cocotier et le bananier, auxquels peuvent s'ajouter le sagoutier et
le pandanus, plus quelques cultures commerciales (cacaoyers, caféiers) et l'élevage porcin déjà évoqué
(plus de 2 millions de têtes). De surcroît, les plaines littorales ont vu se développer un certain nombre de
grandes plantations de canne à sucre, de palmiers à huile, de cocotiers, de cacaoyers, etc. Au total, la
P.N.G. fournit, en 2006, 43 000 tonnes de cacao (9e rang mondial), 68 000 tonnes de café (19e) et
1 300 000 d'huile de palme (8e).
Cependant, le secteur agricole, dont le rôle social est fondamental, ne fournit guère que le tiers du P.I.B.,
contre 37 p. 100 pour les activités minières et industrielles et 29 p. 100 pour les services.
D'autres activités primaires s'ajoutent à l'agriculture. C'est d'abord l'exploitation des considérables
ressources forestières, puisqu'on évalue à 40 p. 100 de la surface du pays les zones exploitables. Nombre
de sociétés asiatiques (Taïwan, Malaisie) ont obtenu des concessions qu'elles exploitent sans souci de
reconstitution ou de respect de l'environnement, d'où l'interruption des aides dans ce secteur de la part de
la Banque mondiale et des autres donateurs qui s'inquiètent notamment de la nouvelle législation
forestière : l'absence de contrôle, le laxisme et la corruption ouvrent la voie à une déforestation
catastrophique.
La pêche constitue également une ressource considérable, avec environ 250 000 tonnes de prises, de thon
essentiellement. La petite pêche côtière ne joue qu'un rôle secondaire, de même que quelques élevages de
crevettes. L'essentiel de la pêche est assuré par des thoniers asiatiques ou américains qui reçoivent des
droits de pêche dans la vaste Z.E.E. (3 210 000 km2). En particulier, la Papouasie-Nouvelle-Guinée a
signé le South Pacific Tuna Treaty qui autorise les senneurs américains à pêcher dans les eaux des pays
signataires.
93
VI - De considérables potentialités minières et énergétiques
Le pays a la chance de bénéficier d'importantes ressources minières et énergétiques, qui sont bien loin
d'être pleinement exploitées, ou même inventoriées, par les sociétés et capitaux internationaux,
australiens, américains, britanniques et, de plus en plus, chinois. Les principales productions, le cuivre
(193 000 tonnes, 14e rang en 2005) et l'or (67 tonnes, 11e rang) sont fournies par les mines de Porgera,
d'Ok Tedi, de Misima et de Lihir. Le resserrement des liens avec Pékin a permis la conclusion, en 2006,
d'un accord très important entre la China Metallurgical Construction Corporation (M.C.C.), une société
australienne et une corporation de l'État papou pour la mise en exploitation de l'énorme gisement de
nickel-cobalt de Ramu. Les investissements, à 85 p. 100 sous l'égide de la M.C.C., pourraient dépasser
1 milliard de dollars. La M.C.C. envisage de faire venir pendant un an pour les travaux trois mille
ouvriers chinois. Ce grand projet pourrait bien n'être que le premier d'une large coopération avec la Chine.
Dans le domaine énergétique également, les potentialités apparaissaient considérables, même si les
multinationales ont parfois un peu de peine à prendre en compte les arcanes de la politique locale et des
systèmes fonciers traditionnels. Chevron Texaco, par exemple, a préféré renoncer en 2003. En revanche,
un consortium Exxon-Mobil a entrepris de mettre en valeur les très riches gisements de gaz naturel des
Highlands, avec la construction d'une usine de liquéfaction, tandis que se précise un autre projet : la
construction d'un gazoduc de quelque 4 000 kilomètres de long vers les grandes villes du nord-est
australien. Enfin, la firme américaine Interoil a mis en route une première raffinerie de pétrole d'une
capacité de 30 000 barils par jour. Au total, en 2005, les exportations des secteurs minier et énergétique
ont représenté 49,7 p. 100 du P.I.B.
Face à cette primauté des activités agricoles et minières, le secteur tertiaire est encore peu développé. Le
tourisme n'est qu'embryonnaire (50 à 60 000 visiteurs par an dans les années 2000), pour des raisons
physiques (climat, maladies) et humaines (difficultés de transport, insécurité). Le gouvernement espère
stimuler ce secteur par l'adoption, en 2006, d'une nouvelle loi sur les jeux permettant de construire des
casinos dans toutes les provinces et autorisant les paris, les casinos virtuels et autres loteries en ligne.
La flambée des cours des matières premières, y compris agricoles, dans les années 2004-2007 a dopé
l'économie nationale, qui présente des taux de croissance flatteurs (2,7 p. 100 en 2004, 3,3 p. 100 en
2005, 3,7 p. 100 en 2006), une inflation qui est tombée à moins de 3 p. 100 (2006) et un commerce
extérieur largement bénéficiaire, même si la faiblesse des industries et des infrastructures du pays exige
des importations de biens d'équipement. Les principaux fournisseurs, dans l'ordre l'Australie, Singapour et
le Japon, sont aussi parmi les clients essentiels, l'Australie en tête, puis le Japon et l'Union européenne en
2005. Mais, en 2006 et 2007, la part de la Chine n'a cessé de s'accroître, aussi bien aux importations
qu'aux exportations, d'autant plus que le Premier ministre cherche à réduire l'influence traditionnelle et
prépondérante du « grand frère » australien, principal bailleur de fonds pour les projets de développement,
au niveau total de quelque 300 millions de dollars par an dans les années 2000. La Papouasie-NouvelleGuinée est membre de l'A.P.E.C. (Coopération économique des pays d'Asie-Pacifique) depuis 1993, de
l'Organisation mondiale du commerce (1996) et observateur aux réunions de l'Association des nations du
Sud-Est asiatique (A.S.E.A.N.)
VII - Tensions sociales et violences dans un État faible
Confronté à des tensions sociales et à un climat de violence, le pays se trouve quelque peu démuni en
raison de ses faiblesses structurelles déjà évoquées (hétérogénéité, conflits politiques, corruption). La
première cause de ces difficultés tient à une démographie mal contrôlée : la Papouasie-Nouvelle-Guinée
est en pleine « transition démographique », avec un accroissement naturel de plus de 2 p. 100 par an
(natalité 31,5 p. 1000, mortalité 9,3 p. 1000 en 2005). La population est jeune (40,3 p. 100 de moins de
15 ans contre 18 p. 100 en France), avec une espérance de vie encore très faible (56 ans). C'est que les
maladies endémiques (paludisme) restent virulentes, tandis que la propagation du sida a été telle que le
gouvernement australien a décidé, en 2005, de limiter les déplacements des ressortissants papous sur son
territoire.
Le second facteur de déstabilisation sociale tient à la pauvreté. Une part importante de la population a des
revenus extrêmement faibles, ou ne participe pas du tout au système monétaire. Plus de 40 p. 100 de la
population vit encore, dans les années 2000, avec moins d'un dollar par jour. Le sous-développement
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transparaît bien à travers le très bas indice de développement humain (0,523 en 2004), qui situe le pays au
137e rang sur 176 pays classés.
Le troisième élément de la « crise sociale » tient au développement rapide et incontrôlé des villes. Certes,
le taux d'urbanisation reste faible, à peine 15 p. 100 de la population totale, mais les villes n'en attirent pas
moins d'importants flux de ruraux, venant en particulier des hautes terres. Port Moresby, la capitale,
dépasse largement, à la fin des années 2000, les 300 000 habitants (293 000 au recensement de 1999), Lae
compte 80 000 habitants, Madang, Wewak, Goroka, Mount Hagen et Rabaul entre 15 et 30 000 habitants.
Le déferlement de jeunes ruraux déracinés et sans travail aboutit à l'augmentation d'une criminalité dont
l'extrême violence se rattache pour une part aux traditions guerrières de la brousse, qui n'ont d'ailleurs pas
disparu, mais renaissent lorsque l'État montre des signes de faiblesse. En particulier, à Port Moresby, des
centaines de bandes de jeunes « raskals » font de l'agglomération une des plus dangereuses du monde.
Pour essayer d'y faire face, le gouvernement a dû faire appel au soutien de 210 policiers australiens
(2004-2005) dans le cadre d'un programme de coopération, d'ailleurs remis en cause par la cour suprême.
Cette affaire témoigne à la fois des liens étroits entre l'Australie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée et de la
susceptibilité de celle-ci vis-à-vis du « grand frère ».
Au total, la Papouasie-Nouvelle-Guinée reste un pays en voie de développement avec des infrastructures
très incomplètes (aucune route ne traverse le pays du nord au sud, d'où le recours systématique aux
liaisons aériennes), une dette importante (43 p. 100 du P.I.B. en 2005) et une dépendance très forte à
l'égard des aides internationales, bilatérales (Australie, Nouvelle-Zélande) et multilatérales (U.E,
organismes internationaux). Elle n'en a pas moins fait des progrès considérables dans des domaines
comme l'éducation : de 1970 à 1994, par exemple, le taux d'alphabétisation des adultes est passé de 32 à
71 p. 100. Elle reste un pays fascinant, car nulle part ailleurs la confrontation entre « civilisations
premières » et « modernité » n'est aussi forte et potentiellement déstabilisatrice. C'est dans ce choc
culturel que se trouvent peut-être les racines profondes du mal-être social papou.
Christian HUETZ DE LEMPS
Bibliographie
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A. Dupeyrat, Vingt et un ans chez les Papous, Fayard, Paris, 1952
R. Goodman, C. Lepani & D. Morawetz, The Economy of Papua New Guinea : an Independant
Revue, Australian National University, Canberra, 1985
D. King & S. Ranck dir., Papua New Guinea Atlas. A nation in Transition, University of Papua
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Journal de la Société des Océanistes, articles de F. Girard, M. Godelier, B. Juillerat, M. Panoff,
Musée de l'homme, Paris
P. Ryan dir., Encyclopedia of Papua and New Guinea, 3 vol., Melbourne University Press, 1972.
PÂQUES (ÎLE DE)
Article écrit par Michel ORLIAC
Les récits qui proviennent de l'île de Pâques, accompagnés par l'étrange mélodie des noms pascuans,
évoquent des images fantastiques : Te Pito o te Henua, le nombril du monde ; Ranoraraku, les statues
géantes ; Orongo, l'Homme-Oiseau ; Rongorongo, l'écriture indéchiffrée ; Toromiro, l'arbre disparu, etc.
Le contraste entre le dénuement de l'île et le caractère hors norme des œuvres de la société pascuane
engendre l'incrédulité, le merveilleux et le mystère. Sans ce parfum particulier, qui se soucierait de ce
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caillou plus petit que l'île d'Oléron ? Mais l'île de Pâques et sa poignée d'habitants forment un microcosme
où l'aventure humaine manifeste son audace et dévoile sa fragilité ; à ce titre, le destin de l'île et de ceux
qu'elle nourrit pourrait préfigurer celui de la Terre et de l'humanité.
I - Une extrême insularité
Dans l'océan Pacifique, à 270 26' 30'' de latitude sud et 1090 26' 14'' de longitude ouest, l'île de Pâques ou
Rapa Nui, est distante de 3 747 kilomètres des côtes du Chili, pays dont elle fait partie depuis 1888 ; elle
se situe à 2 500 kilomètres au sud-est de l'archipel des Gambier (Polynésie française) et à
2 250 kilomètres de l'îlot de Pitcairn (Grande-Bretagne).
L'île de Pâques (165 km2) a la forme d'un triangle dont le côté le plus grand mesure 24 kilomètres. Elle
naît il y a 2,5 millions d'années, lorsque le Poike surgit de l'océan, profond de 3 840 mètres ; haut de
370 mètres, ce volcan forme l'angle est de l'île. Au sud-ouest, le cratère du Rano Kau est vieux de
1 million d'années ; haut de 324 mètres, son fond est occupé par un lac. L'éruption du Te Revaka, il y a
300 000 ans, donna à l'île sa forme actuelle ; culminant à 506 mètres, il est parsemé de cent quatre cônes
adventifs. Les dernières coulées datent d'environ 10 000 ans. La croûte de lave est parcourue par de
nombreuses cavités, parfois très vastes.
Le climat est subtropical ; la température ne présente que de faibles écarts entre l'été (23,4 0C) et l'hiver
(17,8 0C). La pluviométrie (1 350 mm) est très irrégulière, aussi bien au cours de l'année que d'une année
à l'autre (de 760 à 1 550 mm). Il n'y a ni source ni ruisseau ; les seules eaux permanentes se trouvent au
fond des cratères et dans quelques cavités.
La douce topographie de l'île ne protège pas du vent, fort et constant. La mer, souvent agitée, bat des
côtes déchiquetées et des falaises hautes de 100 à 300 mètres ; il existe toutefois deux petites plages de
sable corallien sur la côte nord-est (Anakena et Ovahe). L'atterrissage le moins périlleux se fait dans la
baie de Hanga Roa (ou baie de Cook) sur la côte ouest.
Éloignement considérable, direction défavorable des vents et des courants, faible superficie, âge récent et
côtes abruptes ont formé autant d'obstacles au peuplement animal et végétal de l'île ; ses ressources sont
donc limitées et leur capacité de régénération quasi nulle. Toutefois, les premiers occupants polynésiens
ont créé les conditions propices au développement d'une société aux réalisations étonnantes. Au cours
d'un millénaire de solitude, cette société minuscule s'est adaptée aux changements les plus radicaux de
son environnement ; elle n'a survécu que difficilement à la venue des Européens.
II - L'Europe découvre les Pascuans
À la fin du XVIe siècle commence la quête d'une fabuleuse Terra Australis Incognita qui, croit-on,
contrebalance au sud la masse des continents de l'hémisphère Nord. À 27 0 sud, le flibustier Edward Davis
aperçoit, en 1687, une terre basse et sableuse. En 1721, la Compagnie hollandaise des Indes occidentales
lance Jacob Roggeveen à la recherche de cette terre, à la tête de 223 hommes et d'une flotte de trois
navires ; le 5 avril 1722, jour de Pâques, une île apparaît à la latitude annoncée par Davis.
Le débarquement sur « l'île de Pâques » a lieu le 10 dans la baie d'Hanga Hoonu ; de nombreux insulaires
accueillent 134 hommes bien armés. Quelques centaines de mètres sont parcourus lorsque des marins
apeurés ouvrent le feu : une douzaine de Pascuans sont tués ; ensuite, des échanges s'établissent.
Roggeveen lève l'ancre le 12 avril.
Dans les journaux de Jacob Roggeveen et de Cornelius Bouman, il est question d'une région de l'île plus
fertile que celle qui a été visitée, de champs carrés bordés de fossés secs, de sept maisons en forme de
bateau renversé, longues d'une quinzaine de mètres, de pirogues à balancier, longues de trois mètres,
faites de petites planches cousues, de statues et du culte qui leur est rendu, des productions vivrières et de
leur préparation, des vêtements en écorce battue et des parures, particulièrement de celles qui distendent
le lobe de l'oreille ; parmi les insulaires, seules deux ou trois femmes ont été vues. Les statues, hautes de
9 mètres, frappent les Hollandais d'étonnement, d'autant plus qu'il n'y a pour les ériger, ni madrier, ni
corde solide ; ce mystère se dissipe lorsqu'on les croit modelées en argile.
En 1770, le vice-roi du Pérou envoie Felipe González à la recherche de la terre de Davis. À bord de deux
navires, une expédition forte de 546 hommes atteint l'île le 15 novembre ; elle est baptisée « San Carlos »,
nom du roi d'Espagne. Cinq cents hommes débarquent sur la côte nord ; la moitié d'entre eux montent
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planter trois croix sur le mont Poike ; le document de prise de possession, lu à cette occasion, est
contresigné par trois chefs pascuans. Le 21, les Espagnols lèvent l'ancre.
La foule qui les a accueillis est estimée à mille personnes parmi lesquelles peu de femmes et d'enfants.
Dans ce monde dépourvu de bois, la dimension extraordinaire des statues nommées moai provoque
l'admiration des Espagnols. Un dictionnaire d'une centaine de mots est recueilli, une carte établie, des
croquis topographiques dressés, sur lesquels figurent des statues et leur coiffe de tuf rouge.
Le 12 mars 1774, James Cook découvre à la lunette les statues de l'île de Pâques ; l'équipage de la
Resolution (112 hommes) est alors affaibli par la vaine recherche du continent austral. Le 14 et le 15, les
environs d'Hanga Roa et la côte sud sont visités. Au journal et à une carte de Cook s'ajoutent les notes de
William Wales, John Pickersgill, Johann et Georg Forster, ainsi que quelques dessins de Johann Forster et
de William Hodges.
La population visible est estimée à six cents ou sept cents personnes ; mais les femmes et les enfants ne se
montrent pas. L'impression dominante est celle d'une grande pauvreté, à peine atténuée par l'existence de
plantations parfois vastes. La plus grande des maisons mesure 18 mètres de longueur. Des objets sont
acquis, dont des bois sculptés. Les Forster n'observent pas plus d'une vingtaine de végétaux différents,
dont deux ou trois petits arbustes. Les Pascuans sont reconnus comme étant des Polynésiens par leur
aspect physique, leur langue et leurs coutumes.
En 1786, l'expédition de Jean François de Galaup de Lapérouse, forte de 220 membres à bord de deux
navires, comprend sept scientifiques et trois dessinateurs. L'ancre est jetée dans la baie d'Hanga Roa les 9
et 10 avril. Soixante-dix hommes se rendent à terre, où les attendent mille deux cents Pascuans, dont trois
cents femmes. Les environs du débarcadère sont soigneusement décrits, une carte en est dressée, sur
laquelle figurent cinq plates-formes portant des statues, huit maisons couvertes de jonc (l'une d'elles est
longue de 100 m), une tour et deux maisons en pierre, deux groupes de grottes ; les jardins couvrent plus
de 170 hectares. Le centre de l'île et sa côte sud sont mieux cultivés et plus peuplés que la baie de Cook ;
y sont notées une maison de 100 mètres de longueur, sept plates-formes portant des statues et, dans le
cratère du Rano Kau, de belles plantations de bananiers et de mûriers à papier. Les seuls bois sculptés
observés alors sont trois ou quatre massues tenues par des chefs. Des porcs, des chèvres et des moutons
sont donnés aux Pascuans ; le jardinier sème des légumes et des arbres fruitiers. Rien ne survivra.
Ces observations sont les dernières un peu détaillées avant celles qui seront faites par le frère Eugène
Eyraud, en 1864. En effet, dans la première moitié du XIXe siècle, des centaines de baleiniers, phoquiers
et santaliers envahissent le Pacifique sud ; certains équipages capturent les insulaires, quand ils ne les
tuent pas ; aussi les Pascuans sont-ils souvent hostiles. Aucune expédition scientifique ne se risque à
accoster (Lisiansky, 1804 ; Kotzebue, 1816 ; Dupetit-Thouars, 1838). Les échanges avec les Pascuans ont
lieu à bord des navires. Le 7 septembre 1862, Joseph Laurent Lejeune, commandant le Cassini, constate,
au cours d'une halte de quelques heures, la robustesse des mille deux cents à mille quatre cents personnes
massées sur le rivage ; il rédige un rapport destiné aux religieux de la congrégation des Sacrés-Cœurs
pour les décider à envoyer une mission.
III - Le déclin démographique
L'impact sanitaire de la venue des Européens est difficile à évaluer. Les vêtements obtenus des Hollandais
en 1722 ont peut-être semé des germes pathogènes. En effet, Gonzáles, Cook et Lapérouse font état d'une
faible population. Ensuite, malgré le passage attesté d'au moins 95 navires entre 1786 et 1862, le déclin
démographique n'est pas évident ; en effet, la foule qui reçoit Lejeune est aussi nombreuse que celle que
Lapérouse a décrite.
L'année 1862 marque le début d'un siècle dramatique. En décembre, huit navires péruviens raflent
plusieurs centaines de Pascuans, peut-être même un millier, pour les vendre comme esclaves. La plupart
meurent dans l'année sur le continent. Leur sort émeut l'opinion internationale, les pirates sont
pourchassés et une douzaine de survivants rapatriés.
Au début de janvier 1864, le Suerte, venant de Tahiti, débarque six rescapés en même temps que le frère
Eugène Eyraud ; ce dernier passe neuf mois très difficiles au milieu des Pascuans, qu'il ne parvient pas à
convertir. Il assiste aux préparatifs de la cérémonie de l'Homme-Oiseau et signale la présence, dans toutes
les maisons, de statuettes en bois et de tablettes portant des caractères hiéroglyphiques. Recueilli à moitié
mort le 11 octobre 1864, il revient le 23 mars 1866 avec le père Hippolyte Roussel ; ils sont bientôt
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rejoints par le frère Théodule Escolan et le père Gaspard Zumbohm. La population accepte enfin
d'entendre la bonne parole ; sa conversion semble totale à la mort d'Eyraud, le 19 août 1868. Le père
Roussel, auteur d'un dictionnaire français-pascuan, reste, malgré de nombreuses omissions, un témoin
essentiel de la vie de cette petite société.
En 1868, le capitaine norvégien Peter Arup fait une courte halte au cours de laquelle il acquiert des objets
en bois sculpté. Le 31 octobre, les officiers du navire anglais Topaze sont accueillis par les missionnaires
et par Onésime Dutrou-Bornier, un Français établi depuis peu sur l'île. Richard Sainthill et John Linton
Palmer, le chirurgien de la Topaze, traversant l'île, parviennent à la carrière de statues du Rano Raraku.
Dans le centre cérémoniel d'Orongo, ils découvrent une statue haute de 2,42 m ; ils démolissent la maison
qui l'abrite et rapportent la statue en Angleterre. L'impunité de cette profanation montre que la société
pascuane est alors en pleine mutation.
La population, jusqu'alors dispersée, est concentrée autour des deux missions, à Hanga Roa et à Vaihu, et
aux abords de la maison de Dutrou-Bornier, à Mataveri. Depuis le retour des rescapés, une épidémie de
petite vérole et la tuberculose l'ont considérablement amoindrie ; en 1869, elle est de six cent cinquante
personnes. Puis Dutrou-Bornier attaque la mission qui, en 1871, abandonne le terrain. Les missionnaires
emmènent cent soixante-huit Pascuans à Mangareva, puis à Tahiti ; un autre groupe de deux cent
quarante-sept insulaires les y rejoint en 1872. Dès lors, il n'y a plus que deux cent trente habitants sur l'île.
Dutrou-Bornier y développe des cultures maraîchères et un élevage de moutons pour le compte de la
firme Salmon-Brander, de Tahiti. En 1872, ce sont des Pascuans bien peu catholiques que l'aspirant de
marine Julien Viaud (Pierre Loti) décrit dans les notes rédigées lors de son passage à bord de La Flore.
L'amiral de Lapelin fait alors décapiter un moai, exposé aujourd'hui dans le hall du musée de l'Homme, à
Paris.
Entre 1879 et 1888, le destin de l'île, de ses cent onze habitants et de dizaines de milliers de moutons, est
entre les mains d'Alexandre Salmon, un demi-Tahitien qui sert de guide éclairé, d'interprète et de
pourvoyeur d'objets aux différentes missions scientifiques comme celles de l'Allemand Wilhelm Geiseler
en 1882 et de l'Américain William Thomson en 1886 ; ce sont les premiers à sauvegarder la mémoire
d'une culture moribonde.
IV - De mémoire de Pascuan ...
La première véritable enquête ethnographique, qui implique le recueil de témoignages multiples, est celle
qu'a menée Katherine Routledge, une Anglaise instruite et fortunée. Au cours d'un séjour de dix-sept
mois, en 1914 et 1915, elle sollicite la mémoire (et la fantaisie) de treize insulaires nés vers 1840. Juan
Tepano, le guide-traducteur de Katherine Routledge, né en 1872, est également, en 1934-1935, le
principal informateur de la mission franco-belge composée de l'ethnologue suisse Alfred Métraux, dont la
synthèse publiée en 1940 reste l'ouvrage de référence sur la culture pascuane, et de l'historien de l'art
belge Henri Lavachery.
En 1955-1956, la mission dirigée par Thor Heyerdahl marque l'avènement de l'archéologie scientifique à
Rapa Nui, grâce aux travaux de Carlyle Smith, Edwin Ferdon, Arne Skölsvold et William Mulloy ; puis
les sites prestigieux de Tahai, Anakena, Orongo, Akivi et, en 1995, l'ahu Tongariki sont restaurés.
L'inventaire archéologique, commencé en 1976 par les archéologues chiliens Claudio Cristino et Patricia
Vargas, localise 19 000 structures réparties sur 77 p. 100 de la superficie de l'île.
V - L'origine des Pascuans
James Cook et Hippolyte Roussel, familiers des Polynésiens, placent sans hésiter les Pascuans dans la
grande famille de ce peuple de marins. Mais leur origine amérindienne est proposée dès 1803 par le père
Joaquin de Zuniga, et ensuite par quelques autres, parce que les vents et les courants dominants viennent
de l'est, ou parce que la culture y serait « plus développée ». Thor Heyerdahl, en 1947, osa tenter
l'aventure du Kon-Tiki pour prouver cette théorie. Selon lui, les premiers occupants sont amérindiens et ils
ont construit les grands monuments ; les Polynésiens sont arrivés plus tard, ou peut-être même comme
esclaves des premiers.
Aucune donnée archéologique ou linguistique ne sous-tend cette hypothèse et tout prouve, depuis le plus
lointain passé, l'origine polynésienne des Pascuans. Tout comme les vestiges archéologiques et la
98
linguistique, l'analyse de l'ADN mitochondrial situe sans ambiguïté l'origine des Polynésiens en Asie du
Sud-Est ; Erika Hagelberg a montré, en 1994, que l'ADN contenu dans les ossements de Pascuans
antérieurs au contact présente le motif polynésien caractéristique.
Les lointains ancêtres des Pascuans sont en effet issus du grand arbre austronésien dont les racines
s'ancrent en Asie du Sud-Est continentale et dont le tronc, émergeant à Taiwan il y a 5 000 ans, grandit, il
y a 3 500 ans, jusqu'aux Mariannes, en Nouvelle-Calédonie et aux Fidji ; trois siècles après, ses branches
atteignent les Tonga et les Samoa. Entre le début de notre ère et l'an mille, alors qu'un rameau pousse vers
l'ouest jusqu'à Madagascar, celui des incomparables navigateurs polynésiens franchit des milliers de
kilomètres et peuple les Marquises, l'archipel de la Société, Hawaii, l'île de Pâques et enfin la NouvelleZélande. Comme le prouvent des restes de patate douce découverts à Mangaia (îles Cook), les
Polynésiens rapportent, avant l'an mille, ce trésor végétal d'un séjour américain.
VI - La société pascuane
Des Polynésiens, sans doute venus des Marquises via les Gambier, se sont installés un peu avant l'an
mille sur l'île de Pâques. Leur organisation sociale, fortement hiérarchisée, est centrée sur l'autorité de
l'ariki. Grâce à son origine divine, celui-ci garantit et contrôle la fertilité du territoire ; sa famille constitue
une aristocratie où sont formés prêtres, orateurs, sculpteurs, architectes, chefs de guerre. Le territoire,
placé sous la responsabilité de l'ariki, est divisé en autant de parties qu'il y a de familles nobles ; ces parts
sont elles-mêmes divisées en territoires lignagers s'étendant en bandes étroites, depuis l'océan jusqu'à
l'intérieur de l'île.
La principale entité du panthéon pascuan est Make Make, créateur de toutes choses, lié intimement à une
autre divinité, Faua, ainsi qu'aux oiseaux. Le visage aux gros yeux ronds de Make Make figure sur les
rochers d'Orongo, parmi des centaines de bas-reliefs représentant l'Homme-Oiseau. Les divinités
polynésiennes principales : Tangaroa, Tu, Tane, Hiro, Hina, Rongo, n'apparaissent qu'en position
secondaire, après des divinités locales : Tive, Hova, Rua Nuku.
Les aku aku sont les entités tutélaires des lignages ; nombreux et multiformes, ils se manifestent par des
phénomènes naturels ou sous l'aspect d'apparitions anthropomorphes, zoomorphes ou hybrides. Leurs
représentations sont sculptées dans le bois, sous forme de figurines hautes de 30 à 50 centimètres ; une
insistance particulière est portée sur leurs yeux, aux pupilles d'obsidienne enchâssées dans des vertèbres
de poisson ; des yeux d'obsidienne, datés du XIIe-XIVe siècle, prouvent l'antiquité de ces figurations. Ces
statuettes font la fierté de leurs possesseurs lors de fêtes publiques où sont également exhibés des
ornements pectoraux en croissant (rei miro) et des boules sculptées (tahonga). Lors d'autres cérémonies
sont maniées les pagaies de danse longues (ao) ou courtes (rapa). En toutes occasions, les chefs portent le
bâton ua, terminé par une sculpture bifrons.
VII - L'écriture des Pascuans
Eyraud et Roussel signalent une écriture, tracée sur des tablettes de bois, ressemblant beaucoup aux
hiéroglyphes égyptiens. Les Pascuans en ont perdu le sens : ils brûlent les tablettes ou les échangent
contre les trésors apportés par les étrangers. En juin 1869, grâce à une de ces tablettes, remise par Roussel
à Mgr Jaussen, évêque de Tahiti, l'île fournit un nouveau sujet d'étonnement : les Pascuans connaissaient
l'écriture. Les travaux de dizaines d'épigraphistes sur vingt-cinq objets en bois n'ont pas permis depuis
lors de déchiffrer les inscriptions dites rongorongo. Depuis 1993, Steven Roger Fischer insiste sur
l'organisation de glyphes en triades. Au premier glyphe est accolé un signe phallique dirigé vers le second
glyphe, le produit de cet éventuel accouplement serait représenté par le troisième glyphe. Il semble que ce
soit une des multiples clés de déchiffrement d'un système complexe mais elle ne permet toutefois pas, à
elle seule, de le traduire. Konstantin Pozdniakov a montré que la fréquence d'occurrence des différents
glyphes correspond à celle des syllabes de la langue pascuane. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas d'un
simple procédé mnémotechnique. Cette écriture constitue un trait supplémentaire de l'identité pascuane.
VIII - Les ahu
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Les lignages principaux construisent une plate-forme monumentale (ahu) en bordure de mer. Le grand
axe de ce monument est en général parallèle au rivage ; sa longueur peut atteindre 150 mètres et sa
hauteur 3 mètres. La construction d'un grand ahu nécessite la mise en œuvre de milliers de mètres cubes
de matériaux et représente un effort collectif supérieur à celui de la sculpture, du transport et de l'érection
des statues géantes (moai), ouvrages les plus ostentatoires de la compétition entre les lignages.
En neuf ou dix siècles, près de trois cents plates-formes de toutes dimensions et de types divers ont été
édifiées autour de l'île. Leur morphologie permet de distinguer deux grandes périodes : celle des Ahu
moai, depuis le peuplement de l'île jusqu'à 1680, et la période Huri moai (statues renversées), de 1680 à
1868. Aux plates-formes de la période Ahu moai, comportant souvent des pierres de plusieurs tonnes, sont
associées de petites enceintes contenant les restes de crémation des défunts ; une centaine d'ahu portent
alors une ou plusieurs statues. Lors de la seconde période, aucune statue n'est transportée ; celles qui sont
en place tombent ou sont abattues volontairement. Les ahu construits alors sont du type semi-pyramidal ;
leurs pierres les plus grosses peuvent être déplacées par deux hommes ; ils contiennent des loges où sont
placés les ossements non calcinés des ancêtres. Les ahu de la période précédente sont réaménagés selon
ce nouveau dispositif funéraire.
IX - Les moai
En sept ou huit siècles, les Pascuans ont sculpté dans les tufs du Rano Raraku, volcan situé près de la
pointe orientale de l'île, plus de huit cents statues géantes (moai)
; près de quatre cents restent dans la
carrière, à l'état d'ébauche, ou sont plantées tout droit dans les flancs du cratère. La plupart des autres
moai ont rejoint leur ahu ; leurs orbites sont excavées pour y insérer une sclérotique de corail blanc et une
pupille de tuf noir ou rouge. Les deux moai les plus grands (9,5 m et 80 t) sont sur des ahu distants de
3,6 kilomètres et 5 kilomètres de la carrière ; la dimension moyenne est de 4 mètres, pour un poids
d'environ 20 tonnes. Vers la fin de la période Ahu moai, la dimension des statues augmente ; une
soixantaine d'entre elles sont même rehaussées d'une coiffe cylindrique de tuf rouge ; ce pukao, mesurant
2 mètres de diamètre et 1,5 mètre de hauteur, est extrait de la carrière de Puna Pau, non loin de Hanga
Roa.
Les moai, représentations des grands ancêtres du lignage, protègent de leur regard la vaste place de
réunion et, au-delà, les maisons des « nobles », puis celle des « manants », les jardins à l'abri des embruns
et, encore plus loin, le territoire et toutes ses ressources. Dans les jardins poussent la canne à sucre, la
patate douce, le bananier, l'igname, le taro, l'arrow-root, la cordyline, ainsi que des gourdes destinées à
faire des récipients, des morelles noires utilisées comme médicament, du curcuma pour fabriquer les
colorants, et les mûriers à papier, dont le liber est battu pour confectionner les vêtements. Les moai
veillent également sur les bosquets d'une forêt mésophile composée d'une vingtaine d'espèces d'arbres et
d'arbustes dominés par un palmier géant, proche du palmier à sucre du Chili.
X - La catastrophe écologique des XVIe-XVIIe siècles
Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, l'écosytème de l'île subit un bouleversement rapide et profond. Cette
crise se situe peut-être vers 1680, au début de la période Huri moai. À cette date, obtenue grâce à la
tradition orale par Sebastian Englert, règne une forte instabilité sociale et le rituel de crémation des
cadavres est abandonné. Le palmier et les grands arbres disparaissent ; seuls subsistent quelques buissons
de Broussonetia, Triumfetta, Cesalpinia, Thespesia et Sophora (le toromiro), dans une savane herbacée
telle que Roggeveen l'a décrite en 1722. La disparition des bois d'œuvre ne permet plus le transport des
statues et des mégalithes. La compétition entre les groupes doit trouver d'autres moyens d'expression. Par
ailleurs, il n'est plus possible de construire de grands bateaux ; la flotte pascuane se réduit à quelques
pirogues longues de 3 à 4 mètres. Les Pascuans sont désormais prisonniers de leur île. Des techniques
horticoles adaptées à la dessication des sols sont alors développées : épandage d'herbe ou de pierres
conservant l'humidité, protection des plantations par des murets.
100
Les avis diffèrent sur l'origine de cette crise. En 1992, John Flenley, après avoir reconstitué, grâce aux
pollens, l'histoire de la flore pascuane depuis 37 000 ans élabore, avec Paul Bahn, une théorie fondée sur
une expansion démographique incontrôlée, conduisant à la surexploitation du milieu et, au XVe siècle, à
la disparition totale de la forêt. En revanche, pour Catherine et Michel Orliac (1998), la forêt ne disparaît
qu'au XVIe ou au XVIIe siècle ; comme Grant McCall (1994) et Rosalind Hunter-Anderson (1998), ils
attribuent en grande partie à une crise climatique (El Niño-Southern Oscillation) la modification de
l'écosystème et les mutations sociales qui en résultent.
XI - Les Pascuans aujourd'hui
L'île est annexée par le Chili en 1888 ; jusqu'en 1956, elle est livrée aux moutons. Les Pascuans, ou
Rapanui, parqués à Hanga Roa, deviennent des citoyens chiliens à part entière en 1966 ; leur isolement ne
prend fin qu'en 1971, avec l'ouverture d'une liaison aérienne régulière.
La moitié des Rapanui vit actuellement hors de l'île, qui compte environ trois mille habitants, dont sept
cents originaires du Chili continental. En dehors du territoire de la minuscule commune d'Hanga RoaMataveri qui regroupe toute la population, le littoral est protégé en tant que parc national dépendant de la
Corporacion National Forestal ; ce secteur est classé depuis 1996 au Patrimoine mondial de l'humanité
par l'U.N.E.S.C.O. Selon les saisons, un ou deux vols par semaine relient l'île au continent américain et à
Tahiti. Chaque année, de huit mille à dix mille visiteurs sont facilement accueillis par une hôtellerie bien
organisée. Ce flux constitue la ressource principale d'une population partagée entre la volonté de
préserver son identité et le besoin de développer une économie entravée autant par des problèmes fonciers
non résolus, que par l'omniprésence d'un passé prestigieux.
Michel ORLIAC
Bibliographie
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P. BAHN & J. FLENLEY, Easter Island, Earth Island, Thames & Hudson, Londres, 1992
M.-A. JUMEAU, « Bibliographie de l'île de Pâques », in Publications de la Société des
océanistes, no 46, Paris, 1997
G. MCCALL, Rapanui. Tradition and Survival on Easter Island, 2e éd. revue, George Allen and
Unwin, Sydney-The University Press of Hawaii, Honolulu, 1994
A. MÉTRAUX, « Ethnology of Easter Island », in Bernice P. Bishop Museum Bulletin, no 160,
Honolulu, Hawaii, 1940
C. ORLIAC & M. ORLIAC, Bois sculptés de l'île de Pâques, coll. Arts témoins, Parenthèses,
Marseille, 1995 ; Des dieux regardent les étoiles, coll. Découvertes, Gallimard, Paris, 1988.
Hawaï
Les îles Hawaii, le plus tardivement découvert des grands archipels du Pacifique (Cook, 1778), sont aussi
originales par leurs aspects physiques (climat très favorable à l'homme, énormes volcans basaltiques
comme le Mauna Kea et le Mauna Loa, le plus grand volcan actif du monde) que par leur histoire, la
diversité de leur population et leur remarquable prospérité économique fondée sur leur intégration aux
États-Unis, dont elles constituent le cinquantième État (le seul non continental) depuis 1959. Les îles
Hawaii, qui n'ont guère plus d'un million d'habitants, occupent, au début du XXIe siècle, une position
101
géopolitique considérable et s'affirment à la fois comme le point nodal de l'influence américaine dans le
Pacifique et comme un pont culturel entre l'Orient et l'Occident.
I - Un grand archipel volcanique
L'archipel des Hawaii est isolé au cœur du Pacifique nord, juste au sud du tropique du Cancer (entre
220 10′ et 180 55′ N), à quelque 3 850 km de la Californie à l'est, à 6 200 km du Japon à l'ouest et, vers le
sud, à près de 3 900 km des Marquises d'où sont venus les premiers colonisateurs polynésiens. Il s'allonge
sur environ 650 km du nord-ouest au sud-est sur une puissante dorsale sous-marine récente (30 millions
d'années) qui se prolonge vers le nord-ouest jusqu'à Midway. Formé de huit îles principales dont sept
habitées, il couvre 16 706 km2 dont près des deux tiers pour la grande île d'Hawaii (10 458 km2). Les
autres, et en particulier Oahu qui regroupe les trois quarts de la population, occupent des surfaces bien
moindres (Maui 1 887 km2, Oahu 1 574 km2, Kauai 1 433 km2).
Les îles Hawaii sont constituées par de grands volcans basaltiques, éteints et en partie démantelés par
l'érosion à l'ouest et au centre, mais encore actifs dans l'est de l'île d'Hawaii où se trouve le plus grand
volcan actif du monde, le Mauna Loa (4 169 m), flanqué à l'est du plus petit Kilauea (1 248 m), aux
fréquentes et spectaculaires éruptions.
C'est en effet à l'extrémité sud-est de l'archipel que se situe le
« point chaud » qui perce la plaque océanique du Pacifique et par où ont été et continuent à être émises
les gigantesques quantités de laves qui ont constitué la dorsale hawaïenne. L'énorme empilement des
coulées de basaltes, fluides lorsqu'ils sont en fusion, donne des cônes aux formes douces mais aux
dimensions impressionnantes. Le Mauna Kea, point culminant de l'archipel (4 205 m), comme le Mauna
Loa figurent parmi les montagnes les plus puissantes du globe si l'on considère qu'ils s'élèvent depuis un
fond marin à — 5 000 mètres ou — 6 000 mètres. Dans l'île d'Hawaii et dans l'est de Maui (volcan
Haleakala, 3 055 m), ce sont les paysages de construction volcanique qui l'emportent, même si quelques
formes spectaculaires d'érosion apparaissent (vallée de Waipio au nord de l'île d'Hawaii). Dans les autres
îles au contraire, à part quelques petits cônes de scories aux formes très fraîches qui témoignent d'une
reprise très récente de l'activité (Diamond Head dominant Waikiki à Oahu), ce sont les paysages nés de la
destruction des édifices volcaniques par l'érosion et les affaissements tectoniques qui dominent, avec de
véritables canyons (Waimea à Kauai), de grandes falaises (nord de Molokai) et abrupts (pali), plus ou
moins verticaux sur des hauteurs considérables.
Les plaines sont réduites à un étroit liseré littoral discontinu, un peu plus large là où d'anciens récifs
coralliens ont été légèrement soulevés comme au sud-ouest d'Oahu, autour de la grande « ria » de Pearl
Harbor. Mais on trouve aussi des plateaux faiblement inclinés et offrant donc des possibilités de mise en
valeur sur les flancs des volcans, par exemple entre deux édifices comme à Maui (Wailuku) et à Oahu
(Wahiawa). Les côtes basses sont protégées par des récifs frangeants et souvent des récifs barrières, très
peu développés dans l'île d'Hawaii où, à l'est notamment, la houle du Pacifique vient frapper directement
les coulées basaltiques, donnant falaises et plages de sable noir (Kalapana). Même à Oahu, les barrières
coralliennes sont discontinues : au nord de l'île, les grands systèmes de vagues qui déferlent sur la côte
font de Sunset Beach, par exemple, l'un des hauts lieux du surf dans le monde.
II - Un climat tropical original
De par leur position au sud du tropique, les Hawaii ont un climat chaud, mais la chaleur est atténuée et
uniformisée tout au long de l'année par l'influence océanique. À Honolulu par exemple, la moyenne du
mois le plus chaud ne dépasse pas 26,2 0C et celle du mois le moins chaud 22,3 0C. Mais c'est surtout la
répartition et le régime des pluies qui sont originaux. En premier lieu, la barrière des montagnes
volcaniques faisant face à l'alizé soufflant de l'est-nord-est donne naissance à une opposition entre versant
au vent (windward) et versant sous le vent (leeward), qui prend ici une très grande ampleur. Dans l'île de
Kauai par exemple, alors qu'il tombe plusieurs mètres de précipitations dans les districts du nord-est de
l'île, et jusqu'à 15 mètres et plus (record du monde !) au sommet du mont Waialeale (1 569 m), dans la
plaine sous le vent, à quelques dizaines de kilomètres seulement des points les plus arrosés, on descend à
102
moins de 500 millimètres de pluie. On retrouverait des oppositions de même nature aussi bien à Oahu
qu'à Maui, tandis que, dans l'île d'Hawaii, la situation est un peu plus complexe du fait de la présence des
« géants » Mauna Loa et Mauna Kea. En second lieu, le régime des pluies est aux Hawaii, notamment sur
les côtes sous le vent les moins arrosées, inverse du régime tropical classique : c'est l'été qui constitue la
saison sèche, totalement sèche souvent, soit un régime proche de celui des Canaries ou rappelant celui du
monde méditerranéen.
Au total, le climat des Hawaii est certainement l'un de ceux qui offrent les conditions les plus agréables à
l'homme et, dans le monde tropical, celui peut-être qui garantit aux touristes les meilleures chances d'un
séjour plaisant quelle que soit la saison. Certes, la nature aux Hawaii n'est pas totalement exempte de
brutalité. Si les éruptions volcaniques fréquentes sont plus un somptueux spectacle qu'un danger réel, sauf
parfois pour les cultures, l'onde de choc née des grands tremblements de terre de la périphérie du bassin
pacifique peut engendrer sur les rivages hawaiiens, à plusieurs milliers de kilomètres de distance, des
séries de vagues catastrophiques et meurtrières (tsunamis) contre lesquelles a été mis en place, d'ailleurs,
un efficace système d'alerte à l'échelle de tout l'océan. En général, les Hawaii ne sont pas affectées par les
cyclones tropicaux, mais elles peuvent épisodiquement être frappées par des tornades d'origine tempérée
ou tropicale (cyclones Iwa en nov. 1982 et Iniki en déc. 1992, qui ont causé tous deux de grands dégâts
dans l'île de Kauai). Toutefois, ce ne sont là que des phénomènes assez rares associés à des phases
d'activité d'El Niño et, si l'on ajoute au bilan positif pour l'homme l'absence dans l'archipel de toutes les
plus grandes maladies endémiques du monde tropical, les Hawaii sont certainement l'un des milieux
naturels répondant le mieux au stéréotype du paradis insulaire.
C'est aussi l'isolement des Hawaii dans le Pacifique nord qui a donné à la végétation et à la faune
naturelles de l'archipel leurs caractères originaux. Avant l'arrivée des Européens, 96 p. 100 des espèces de
plantes à fleurs, 98 p. 100 des insectes étaient endémiques, c'est-à-dire n'existaient qu'aux Hawaii, résultat
d'une longue évolution sur place d'espèces apportées par le hasard des vents et des courants marins ou par
l'intermédiaire des oiseaux, par exemple. Certes, flore et faune originelles ont été submergées par les
plantes et les animaux introduits, volontairement ou non, depuis le début des contacts avec le monde
extérieur. Nombre d'espèces ont disparu ; il en reste cependant assez pour faire des Hawaii un
remarquable laboratoire d'étude des phénomènes d'évolution.
III - Un archipel polynésien tardivement découvert
Les îles Hawaii constituent l'extrémité nord-est de l'immense aire d'extension du peuplement polynésien
dans le Pacifique.
Les premiers colonisateurs semblent être arrivés des Marquises vers 600-700 après
J.-C, peut-être plus tôt. Leur succédèrent plusieurs vagues de migrants tahitiens, avec un dernier contact
entre les îles de la Société et les Hawaii au XIIIe siècle, commémoré par les voyages du catamaran
traditionnel hokulea en 1976 et 1980. Depuis le XIIIe siècle, la civilisation polynésienne des Hawaii s'est
développée de façon autonome, avec un partage de l'archipel en petits royaumes rivaux, une structure
sociale parfois dite féodale, juxtaposant les castes de prêtres et de chefs (ali'i) et le menu peuple des
cultivateurs-soldats qui étaient tenanciers des nobles. Les activités de subsistance – culture du taro inondé
, pêche, élevage des porcs, etc. – ne différaient qu'assez peu de celles du reste des îles hautes
polynésiennes, mais laissaient assez de temps en tout cas pour une vie religieuse et sociale active,
marquée par les danses (hula) et les sports (surf, lutte, etc.). Au moment de leur découverte par les
Européens, les îles Hawaii comptaient vraisemblablement entre 220 000 et 240 000 habitants (même si
certains avancent aujourd'hui des chiffres très supérieurs), qui ne connaissaient ni l'écriture, ni les
métaux, ni la poterie, ni la roue.
C'est James Cook qui, dans son troisième voyage destiné à explorer le Pacifique du Nord-Est et la côte
nord américaine, encore inconnue entre la Californie et l'ouest de l'Alaska, découvrit les Hawaii le
18 janvier 1778, venant de Tahiti. Après plus de neuf mois de campagne dans le Pacifique nord, il y
revint à la fin de novembre 1778, accueilli à nouveau comme un dieu. Mais, forcé de séjourner plus
longtemps que prévu, Cook fut victime d'une échauffourée sur le rivage de la baie de Kealakekua (île
103
d'Hawaii) le 14 février 1779. Aperçues ensuite par Lapérouse, visitées par Vancouver, les îles Hawaii
furent unifiées au tout début du XIXe siècle sous l'autorité d'un monarque indigène, Kamehameha Ier,
grâce aux techniques et aux conseillers européens. L'effondrement en 1819 de la religion traditionnelle
fondée sur le respect des tabous fut presque aussitôt suivi (1820) par l'arrivée des missionnaires puritains
venant de Nouvelle-Angleterre. Ceux-ci convertirent la régente et parvinrent un temps à établir une
véritable théocratie puritaine, luttèrent contre la pénétration catholique, d'où plusieurs interventions de la
marine française, et inspirèrent une vaste réforme foncière (Grand Mahele, 1849-1851, ou partage des
terres attribuées en pleine propriété à la Couronne et au gouvernement, aux chefs et aux tenanciers) qui
devait, par la suite, permettre un transfert d'une grande partie du patrimoine foncier aux plantations et aux
riches haoles (« Blancs »).
IV - Les grandes transformations de l'archipel au XIXe siècle
Entre 1830 et 1870, c'est le rôle de point d'escale et d'hivernage pour les flottes baleinières du monde
entier – mais surtout de Nouvelle-Angleterre – qui donna un premier essor économique à l'archipel. Le
pas décisif fut franchi cependant en 1876 avec la signature du traité de réciprocité entre les États-Unis et
le royaume d'Hawaii, qui ouvrit le marché américain, notamment la Californie, aux productions
hawaiiennes, en particulier au sucre. On assista alors en quelques années à la prolifération des plantations
de canne, grâce notamment au développement à partir des années 1880 des grands systèmes d'irrigation
permettant de mettre en valeur les plaines et les bas plateaux sous le vent, secs mais ensoleillés. Le traité
de réciprocité eut cependant une importance dépassant largement le cadre économique : d'abord il
accentuait fortement la vocation américaine de l'archipel qui n'avait cessé de s'affirmer depuis l'annexion
de la Californie par les États-Unis et la ruée vers l'or. Ensuite, les besoins en main-d'œuvre des plantations
rendirent plus évident encore un phénomène essentiel au XIXe siècle aux Hawaii, l'effondrement
démographique de la population indigène. Il n'y avait déjà plus que 71 000 Hawaiiens en 1853, mais, en
1900, on était tombé à 39 656, en y incluant quelque 9 850 métis ! Tout développement économique
reposait donc sur l'importation d'une main-d'œuvre extérieure à l'archipel. Mais, aux Hawaii, il y eut en
concurrence plusieurs conceptions de l'immigration, celle des planteurs voulant des coolies asiatiques
dociles et bon marché, celle de la monarchie voulant en profiter pour revitaliser la race indigène
déclinante, celle des tenants de l'américanisation de l'archipel pour qui il fallait des gens assimilables dans
le creuset des États-Unis, de préférence des Blancs. Au total, de 1853 à 1933, arrivèrent ainsi par vagues
successives 46 000 Chinois (avant 1898), 180 000 Japonais (jusqu'en 1907 pour les hommes et 1924 pour
les femmes), 115 000 Philippins (à partir de 1907), 7 900 Coréens, 17 500 Portugais des îles de
l'Atlantique surpeuplées, 8 000 Espagnols, 5 900 Portoricains, 2 450 Océaniens, 2 450 Russes,
1 300 Allemands, 615 Norvégiens... Si certains sont rentrés chez eux à l'expiration de leur contrat, si
d'autres sont partis vers le continent américain (colonie japonaise de Californie), bon nombre sont restés
et ont fait souche dans l'archipel, d'où l'extraordinaire complexité de la population actuelle.
V - Les Hawaii, territoire des États-Unis
Les dernières décennies du XIXe siècle sont marquées par une distorsion de plus en plus accentuée entre
la vie politique de l'archipel, qui reste centrée sur la monarchie indigène, même devenue constitutionnelle,
et la réalité de l'évolution économique et humaine, qui concentre le pouvoir économique aux mains des
étrangers blancs (haoles) et qui submerge les indigènes sous les vagues successives d'immigrants.
Contestée à plusieurs reprises déjà, la royauté, représentée en l'occurrence par la reine Liliuokalani, ne put
faire face en 1893 à une nouvelle insurrection soutenue par le consul des États-Unis et quelques troupes.
Même si le gouvernement américain refusa dans un premier temps l'annexion des Hawaii que lui
proposaient les insurgés, ceux-ci attendirent simplement un changement politique sur le continent en
instaurant une république (1893-1898). La victoire à Washington des républicains et le déclenchement de
la guerre contre l'Espagne, qui mettait en valeur l'importance stratégique des Hawaii dans le Pacifique,
104
leur donnèrent raison, et, en 1898, les Hawaii devenaient un territoire des États-Unis, administré pour
l'essentiel par le Congrès de Washington et par un gouverneur nommé par le président.
L'affirmation définitive du destin américain des Hawaii se traduisit d'abord par le renforcement
considérable de la puissance des plantations, avec deux piliers essentiels : la canne à sucre, qui, dès 1931,
atteignit le million de tonnes de sucre brut, le dixième de la consommation américaine, et l'ananas pour la
fabrication de conserves à partir des années 1910, pour laquelle les Hawaii acquirent un quasi-monopole
qui dura jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : les Hawaii fournissaient encore 74 p. 100
de la production mondiale de conserves d'ananas en 1950. La canne à sucre était produite dans le cadre de
grandes plantations de plusieurs milliers d'hectares, qui elles-mêmes étaient regroupées, d'une part, au
sein de l'Hawaiian Sugar Planters' Association (H.S.P.A.) qui gère toujours une station expérimentale de
réputation mondiale et, d'autre part, sous la dépendance de cinq grosses sociétés (Big Five) basées à
Honolulu, qui contrôlaient en commun les transports vers la Californie (Matson Navigation Co.), le
raffinage du sucre (Crockett dans la baie de San Francisco), mais aussi toutes les grandes activités
économiques et services de l'archipel. Une partie des plantations d'ananas appartenait directement à de
grands producteurs continentaux (Libby's, Del Monte, etc.), le reste à des sociétés locales (Dole). La
domination économique des Big Five dans les îles Hawaii était d'ailleurs le reflet de la domination, au
sein d'une société fortement hiérarchisée et paternaliste, d'une aristocratie haole dont l'ossature était
formée par les descendants des missionnaires puritains arrivés dans la première moitié du XIXe siècle.
Cette société coloniale n'était cependant pas figée : l'éducation publique, par la généralisation de la
pratique de l'anglais et par la promotion des valeurs fondamentales de la civilisation américaine, rencontra
un très vif succès auprès des fils et petits-fils d'immigrés orientaux nés aux Hawaii, donc citoyens
américains et désireux de s'américaniser au maximum ; parallèlement, leur poids électoral commença à
s'accroître de façon considérable dans les années 1930, au détriment notamment des Hawaiiens et des
métis.
VI - La Seconde Guerre mondiale et l'accession au rang d'État
La situation stratégique des Hawaii dans le Pacifique nord, reconnue depuis longtemps, avait amené les
États-Unis à faire de Pearl Harbor, à l'ouest d'Honolulu dans l'île d'Oahu, la base navale essentielle pour
la flotte du Pacifique
. C'est donc tout naturellement là que les Japonais choisirent de frapper à l'aube
du 7 décembre 1941. Placées brutalement au cœur de l'actualité, les Hawaii devaient rester pendant toute
la guerre du Pacifique la base logistique fondamentale pour la lutte contre le Japon, où séjournèrent par
centaines de milliers marins, aviateurs et soldats, mais aussi ouvriers des arsenaux. L'archipel retrouva
d'ailleurs en partie cette activité fiévreuse lors des guerres de Corée et du Vietnam.
Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale ont été considérables. Outre l'apport économique des
activités militaires, l'archipel cessa d'être un monde clos et dut s'ouvrir de plus en plus largement aux
influences et aux idées venant du continent. Cela se traduisit, par exemple, par le développement sur les
plantations, juste après la guerre, de syndicats puissants et combatifs affiliés au syndicat des dockers du
continent (I.L.W.U.). En quelques années, le système « paternaliste » classique des plantations disparut,
l'I.L.W.U. devint l'interlocuteur direct des sociétés sucrières, et les ouvriers agricoles des Hawaii
devinrent les mieux payés du monde. Cela ne fut possible que grâce à une mécanisation intégrale des
opérations, qui, des années 1930 aux années 1980, ramena l'emploi dans les plantations et usines sucrières
de quelque 50 000 à 7 000 personnes, pour une production tournant toujours autour de 1 million de tonnes
de sucre brut. En revanche, l'industrie de l'ananas, où la mécanisation des plantations ne put être poussée
aussi loin et qui se trouva à la fois moins protégée sur le marché américain et directement concurrencée
sur les marchés mondiaux par de nouveaux producteurs asiatiques et africains, connut une situation
difficile aboutissant peu à peu au retrait des grandes sociétés du continent et à l'abandon d'une grande
partie des surfaces cultivées.
La Seconde Guerre mondiale est également responsable d'une accélération considérable de l'évolution
politique, sociale et raciale de l'archipel. Les descendants d'immigrés orientaux, et plus spécialement les
105
Japonais, firent preuve avec éclat, sur les champs de bataille d'Italie en particulier, de leur loyalisme à
l'égard des États-Unis. Les anciens combattants comme D. K. Inouye jouèrent un rôle essentiel dans la
promotion politique des habitants d'ascendance japonaise, qui, dans les années 1950, renversèrent la
domination républicaine de l'Hawaii des planteurs et la remplacèrent par une large prépondérance
démocrate. En même temps, Chinois, Japonais, Coréens profitaient pleinement des ouvertures nouvelles
de l'économie hawaiienne vers les activités tertiaires (commerce, immobilier, assurances, transports) et
connaissaient ainsi une promotion sociale correspondant à leur nouveau poids financier (Chinois, par
exemple). Ces transformations allaient en fait dans le sens d'une conformité croissante au modèle
continental et d'une intégration de plus en plus poussée dans l'ensemble américain. La conséquence
logique en fut l'accession des Hawaii au rang de cinquantième État des États-Unis (en même temps que
l'Alaska), après référendum, le 21 août 1959. Seule vota non à l’intégration une partie de la minorité des
métis hawaiiens, qui protestait ainsi, comme elle le fait aujourd’hui encore, contre leur dépossession
politique en 1893 et 1898 et contre leur marginalisation sociale.
VII - Les transformations récentes de l'économie hawaiienne
Les Hawaii, seul État non continental des États-Unis, ne sont ni le plus petit (47 e rang) ni le moins peuplé
(39e rang), mais leur originalité vient de leur niveau de vie élevé, puisqu'en 2005, avec un revenu par
habitant de 30 040 dollars, l'archipel arrivait au 20e rang des États américains. Cette prospérité, évidente
pour le visiteur, même si pour le coût de la vie Honolulu arrive en tête des grandes métropoles
américaines, est directement liée à une profonde transformation de l'économie de l'archipel, passée de la
primauté des plantations à une domination écrasante des services. En 2004, l'emploi dans le secteur
primaire (pêche, agriculture, y compris conserveries d'ananas et sucreries) n'excédait pas 12 000
personnes, soit 2 p. 100 du total, dans le secteur secondaire (y compris la construction) 60 000 (10 p. 100)
et dans le tertiaire 528 000 (90 p. 100).
Ce dernier chiffre traduit bien la tertiarisation de l'économie hawaiienne et l'évolution des grands secteurs
d'activité depuis la Seconde Guerre mondiale.
Dans le secteur agricole, le fait majeur des dernières décennies, c’est l’effondrement des plantations.
Malgré la remarquable productivité atteinte grâce notamment à une mécanisation très poussée, les coûts
de la main-d’œuvre se sont révélés prohibitifs face à la concurrence internationale dans le contexte de la
libéralisation mondiale des échanges. Pour la canne à sucre, on est tombé de 88 110 hectares produisant
1 059 735 tonnes de sucre brut en 1980 encore, à seulement 21 366 hectares (8 053 hectares récoltés, la
canne poussant en deux ans aux Hawaii) et 261 000 tonnes de sucre en 2003. Seules subsistent la grosse
plantation appartenant à Alexander & Baldwin, l’un des anciens Big Five, dans le centre de Maui, et à
Kauai, la petite unité de la vieille dynastie familiale des Robinson. Pour l’ananas, dont, on l’a vu, le recul
a été plus précoce, on est passé de 31 040 hectares en 1957 à 6 475 hectares en 2003, et le déclin se
poursuit. Ces reculs massifs ne sont que partiellement compensés par l’essor d’autres cultures
commerciales (ananas pour la vente de fruits frais, noix de macadamia, papayes, fleurs et plantes
ornementales pour le continent) et par la modernisation d’activités anciennes (café, fruits et légumes pour
le marché local, élevage bovin). En fait aujourd’hui, la principale ressource « agricole » de l’archipel
pourrait bien être la culture clandestine du cannabis, pour laquelle les Hawaii arriveraient au second rang
des États américains !
Au total, les activités agricoles légales ne représentent aujourd’hui, en y incluant la valorisation
industrielle des sucreries et conserveries d’ananas, que 1 p. 100 du P.N.B. de l’État, bien loin des 9,3 p.
100 de 1959, et même des 4,8 p. 100 de 1986. C’est bien peu par rapport aux bases militaires et plus
encore au tourisme (cf. tableau).
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VIII - Tourisme, bases militaires et transferts financiers : les fondements de la prospérité
économique
Du fait de leur situation au cœur même d'un Pacifique nord dont l'importance géopolitique et économique
ne cesse de croître, les Hawaii sont devenues véritablement la clef de voûte du système stratégique
américain, le siège du haut commandement des forces armées des États-Unis dans le Pacifique, et la base
d'une puissante flottille de sous-marins nucléaires. Cette fonction militaire des Hawaii signifie la présence
en permanence dans l'archipel de près de 50 000 militaires et autant de membres de leurs familles, le
maintien de 20 000 emplois civils dans les arsenaux et les bases, et une injection massive de dollars à tous
les niveaux.
Depuis une trentaine d'années cependant, c'est le tourisme qui s'est affirmé comme première ressource
économique de l'archipel, et son poids n'a cessé de se renforcer au fil des ans, malgré quelques
fluctuations liées à celles de l'économie américaine et de la conjoncture internationale. Les Hawaii sont
devenues un des très grands foyers touristiques du monde, avec, en 2005, plus de 7 millions de visiteurs y
ayant séjourné au moins une nuit. Ce formidable essor du tourisme a deux causes, en dehors de la
séduction insulaire : d'une part, le développement de l'aviation (Honolulu est aujourd'hui au 20 e rang des
grands aéroports américains, avec 22 millions de passagers en 2005), d'autre part, l'appartenance aux
États-Unis, qui fait des Hawaii une destination à l'intérieur du plus grand marché touristique du monde.
La clientèle américaine continue d'ailleurs à fournir la majorité des touristes (4 573 000 personnes, 66 p.
100 du total en 2004), mais ils ne sont plus seuls. La clientèle japonaise (1 482 000 personnes) joue un
rôle d’autant plus considérable que le visiteur nippon dépense en moyenne 252 dollars par jour de séjour
(il reste surtout à Waikiki) contre 148 dollars pour l’Américain de Californie, par exemple. Le Canada
(217 000 personnes), l’Australie et la Nouvelle-Zélande (132 000 personnes), voire les pays européens
(115 000 personnes) ne sont pas à négliger.
L'infrastructure hôtelière est impressionnante tant par la quantité que par la qualité : 72 600 chambres en
2004, dont un peu plus de 36 000 à Oahu (presque toutes dans l'énorme complexe touristique de Waikiki),
et plus de 36 600 chambres dans les autres îles, dont 18 500 à Maui (grands complexes de LahainaKaanapali et de Kihei-Wailea), 10 000 dans l'île d'Hawaii et 8 000 à Kauaï. Les Hawaii bénéficient d'une
intense activité touristique toute l'année.
Les autres activités économiques des Hawaii sont le plus souvent nées de la prospérité d'une population à
haut niveau de vie et largement ouverte sur le monde extérieur : un peu d'industrie (raffinage pétrolier,
impression de tissus hawaiiens, constructions), un commerce et des services très actifs. Quant aux grandes
sociétés hawaiiennes (Big Five), elles sont devenues de très puissants groupes internationaux largement
implantés aux États-Unis et dans le monde entier (Castle & Cooke, Amfac), mais qui ont de ce fait perdu
en partie leur spécificité insulaire, voire ont disparu au sein de groupes continentaux. Seul le groupe
Alexander & Baldwin a conservé son enracinement insulaire. En revanche, les investissements étrangers,
notamment japonais, se sont considérablement développés, dans les secteurs touristique, foncier (golf) et
immobilier notamment, même si la période de stagnation économique du Japon, à la fin des années 1990,
a entraîné un retrait important des investisseurs nippons. Surtout, on assiste aujourd'hui, dans les îles
autres qu'Oahu, à l'arrivée de nombreux riches retraités du continent, qui achètent des maisons pour
profiter, comme en Floride, du calme, des avantages climatiques et de la beauté des paysages.
La priorité écrasante des services dans l'économie des Hawaii a eu pour conséquence première
l'accentuation des déséquilibres régionaux au profit d'Oahu, où sont les bases militaires, et de Waikiki : en
1965, 82,7 p. 100 de la population vivaient à Oahu (9,5 p. 100 de la surface de l'archipel). Depuis cette
date, le développement de grands ensembles touristiques dans les autres îles a permis, malgré la
disparition de nombreuses plantations, de renverser un peu la tendance, et Oahu ne représentait plus, en
2000, que 72,3 p. 100 de la population résidente (militaires compris). Ensuite, l'intégration de plus en plus
poussée de l'archipel dans l'ensemble américain et pacifique se traduit bien sûr par une dépendance accrue
à l'égard du monde extérieur. Les Hawaii importent massivement du continent denrées alimentaires et
produits manufacturés, et attirent investisseurs et spéculateurs du continent mais aussi du Japon. Elles ne
contrôlent ni la politique militaire américaine ni l'évolution des marchés « producteurs » de touristes qui
107
les font vivre. Il serait cependant tout à fait excessif d'y voir simplement une fragilité dangereuse pour
l'avenir.
IX - Honolulu
L'agglomération de Honolulu, avec plus de 800 000 habitants (372 000 hab. dans la ville proprement
dite), est, au début du XXIe siècle, de loin la plus grosse ville de l'archipel (la capitale de l'île d'Hawaii,
Hilo, deuxième agglomération, ne dépasse guère 49 000 hab.), mais aussi de tout le Pacifique insulaire
tropical, sur lequel elle exerce une forte attraction. Née, dès la fin du XVIIIe siècle, de la possibilité
d'ouvrir à travers la barrière corallienne un petit port accessible aux bateaux européens, Honolulu s'est
développée dans la plaine sous le vent du sud-est d'Oahu, montant à l'assaut des planèzes du versant sudouest de la chaîne de Koolau, s'insinuant dans les vallées et débordant aujourd'hui largement sur le
versant au vent au pied des Pali (Kaneohe-Kailua).
Honolulu est aujourd'hui une ville tripolaire, avec, au centre (downtown), le quartier des affaires dominé
par les grandes tours de bureaux, flanqué à l'est du quartier administratif avec l'ancien palais royal et le
nouveau capitole et à l'ouest de la Chinatown entièrement rénovée et des installations portuaires.
Deuxième pôle, vers l'ouest-nord-ouest, au-delà de l'aéroport international situé à 6 km environ du centre,
commence l'énorme complexe militaire de Pearl Harbor, au-delà duquel, à l'extrémité sud-ouest de l'île,
se trouvent les activités industrielles (raffinage pétrolier) de Barbers' Point.
Enfin, à l'est, à 4 km du centre, le vieux village indigène de Waikiki au pied du cône de Diamond Head
est devenu l'impressionnant complexe touristique dominé par les grands buildings hôteliers du front de
mer. Au-delà, vers l’est, jusqu’au petit cône volcanique de Koko Head, se succèdent lotissements et
ensembles résidentiels.
X - Une société pluriethnique
La population des Hawaii comptait, au recensement de 2000, 1 211 534 personnes, comprenant, il est
vrai, 100 000 militaires et dépendants (dont la durée de séjour est de trois ans en moyenne). Ce qui est
frappant dans cette population, pour des raisons historiques déjà évoquées, c'est son hétérogénéité. Le
groupe le plus important est celui des Caucasiens (Blancs) avec 32,7 p. 100 au total, suivi des Japonais
(22,44 p. 100), des Philippins (18,98 p. 100), des Hawaiiens (8,91 p. 100), des Chinois (6,29 p. 100).
Mais 25,8 p. 100 des habitants déclarent plusieurs origines ethniques, ce qui témoigne d’un métissage de
plus en plus important, rendant les classifications difficiles. Ces mélanges sont le signe du développement
d'une véritable société multiraciale aux Hawaii, version insulaire du melting-pot américain, qui a pu se
développer dans le contexte de la prospérité de l'archipel et dans l'acceptation des valeurs fondamentales
de la civilisation américaine.
Cela ne signifie certes pas la disparition totale des spécificités ethniques, ni des stéréotypes qualifiant
chaque groupe aux yeux des autres, ni des inégalités de réussite économique et sociale. Qu'il suffise de
rappeler que, par le biais du commerce, de l'instruction, de la politique, les Orientaux, Chinois, Japonais
ou Coréens, ont remarquablement su s'insérer dans le nouveau contexte de la société hawaiienne tandis
que d'autres groupes, métis d'Hawaiiens, voire Portugais, réussissaient souvent moins bien et voyaient
ainsi leur position relative se dégrader. Cependant, la diversité même des origines et l'importance des
mélanges ne laissent à aucune ethnie la possibilité de devenir vraiment dominante. Même en politique, la
domination japonaise s'est largement atténuée depuis l'élection d'un métis d'Hawaiien, au poste de
gouverneur, en 1986, remplacé depuis par un Philippin, puis une Caucasienne.
En fait, la diversité ethnique des Hawaii est devenue un atout considérable dans les rôles que tend de plus
en plus à jouer l'archipel dans le Pacifique, celui d'une vitrine de la civilisation américaine et celui de pont
108
culturel entre l'Orient et l'Occident. Le développement de la recherche, de l'université, de l'East West
Center matérialisent aujourd'hui cette ambition.
Christian HUETZ DE LEMPS
Bibliographie
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Altas of Hawaii, Univ. Press, Honolulu, 3e éd. 1998
G. DAWS, Shoal of Time : A History of the Hawaiian Islands, ibid., 1974
DEPARTMENT OF BUSINESS, ECONOMIC DEVELOPMENT AND TOURISM, Annual
Data Book (statistiques d'Hawaii), Honolulu (publ. depuis 1962)
L. FUCHS, Hawaii Pono : A Social History, Harcourt, Brace & World, New York, 1961
C. HUETZ DE LEMPS, Les Îles Hawaii, étude de géographie humaine, thèse, Bordeaux, 1977,
5 vol. ; « De la primauté des plantations à l'économie de services : l'exemple des Hawaii », in Îles
tropicales, C.R.E.T., univ. Bordeaux-III, coll. Îles et Archipels, no 8, Bordeaux, 1987
Melting pot et salad bowl. Le fragile équilibre de la société pluriethnique des îles Hawaii, Presses
universitaires de Paris-Sorbonne, 2007
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A. W. LIND, Hawaii's People, ibid., 1980
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R. C. SCHMITT, Demographic Statistics of Hawaii, Univ. Press, 1968.
PHILIPPINES
Article écrit par Philippe DEVILLERS, E.U., Manuelle FRANCK,
Tous les auteurs
Situées dans l'océan Pacifique au sud-ouest de la Chine, les Philippines, constituées de 7 000 îles et îlots,
forment un archipel montagneux et volcanique au climat chaud et humide d’une superficie de
300 000 kilomètres carrés, peuplé de 87,5 millions d'habitants en 2005.
En 1521, Magellan découvrait les Philippines ; l'archipel fut conquis par les Espagnols qui s'y maintinrent
trois siècles durant en dépit des efforts réitérés des Portugais puis des Hollandais pour les en chasser, ainsi
que de plusieurs tentatives d'insurrection locales. Ce n'est qu'en 1898 que les Espagnols, battus par les
Américains, durent leur céder la place. Ces derniers occupèrent les Philippines jusqu'au débarquement des
Japonais en 1941. Après la libération des Philippines de l'occupation japonaise par les troupes
américaines en 1944-1945, des élections générales eurent lieu en avril 1946 et, le 14 juillet 1946, la
république des Philippines fut officiellement proclamée.
Les gouvernements en place à Manille après l'indépendance combattent fermement l'influence
communiste dans la région et donnent des gages aux États-Unis : concession de bases militaires,
engagement à leurs côtés dans la guerre du Vietnam. Le régime de Ferdinand Marcos, qui se maintient au
pouvoir pendant vingt ans (1965-1986), finit par sombrer dans la dictature et la corruption. Bien que ses
successeurs soient parvenus à assainir la situation économique et à rétablir la démocratie, le pays demeure
le théâtre de nombreuses violences, dues notamment aux groupes extrémistes musulmans.
E.U.
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De formes et de modes d'expression variés, depuis le verbe instinctif, spontané, jusqu'aux poèmes raffinés
où l'intelligence se manifeste avec insistance et subtilité dans toute sa complexité, la littérature des
Philippines retrace l'expérience d'un peuple. Elle traduit les changements que les Philippins ont provoqués
dans leur pays, par l'interaction de l'apport indigène et de l'apport étranger, en vue de la croissance
culturelle, du progrès national et du bien-être de tous. Ainsi, l'écrivain philippin témoigne de sa propre
progression comme individu et comme artiste, et de son engagement envers son art et son pays.
Lucila V. HOSILLOS
I - Géographie
Les Philippines sont, à bien des égards, un pays atypique en Asie du Sud-Est. État majoritairement
catholique dans une région musulmane et bouddhiste, c'est une porte de l'Asie, donnant accès à la mer de
Chine méridionale. Cette localisation, considérée comme un tremplin vers la Chine d'un côté, l'Asie du
Sud-Est de l'autre, a tôt intéressé les puissances coloniales, sans doute plus que les richesses intrinsèques
de l'archipel. Marqué par le morcellement insulaire, par de fortes contraintes naturelles et par une
surexploitation des ressources, cet État archipélagique, qui s'étend de 4023' à 21025' de latitude nord, est
peuplé de 87,5 millions d'habitants en 2005. Sa capitale, Manille, partage avec Bangkok le statut de
capitale la plus hypertrophiée, à l'origine d'importants déséquilibres territoriaux.
Un archipel unifié par la colonisation occidentale
Lorsque les Espagnols prennent pied aux Philippines en 1565, ils interrompent la probable unification de
l'archipel amorcée sous l'égide des sultanats encore atomisés existant à Manille, dans les Sulu et à
Mindanao. Le processus de colonisation est facilité par l'absence de structure politique puissante, la
population étant alors regroupée en petites communautés indépendantes, les barangay, quelquefois
confédérées. Son impact est d'autant plus puissant qu'il est précoce et que, contrairement aux autres
Européens, les Espagnols entament rapidement une conquête territoriale, par une alliance entre l'armée et
l'Église. L'installation d'un système étatique associé à la propagation du catholicisme entraîne la
formation d'une région centrale à Luçon et l'extension des surfaces cultivées. Progressant vers l'intérieur
des terres, les Espagnols parviennent à contrôler le nord et le centre de l'archipel en rassemblant les
populations dans des villages de réduction (reducciones) ou dans des concessions, calquées sur le modèle
mexicain, à l'origine de la formation d'îlots de peuplement éloignés les uns des autres et formant un
maillage lâche mais régulier. Les Espagnols s'installent à Manille en 1571. Avec la participation des
marchands chinois, ils font de la ville un pôle majeur du commerce des galions entre le Mexique et la
Chine, et s'arrogent le monopole du commerce extérieur, isolant l'archipel des autres réseaux
internationaux. Ce positionnement mercantile relègue au second plan l'exploitation des ressources de l'île,
qui s'accélère surtout à partir du XIXe siècle avec le développement d'une économie de plantation dans la
plaine centrale de Luçon
, où sont produits le tabac puis le riz et la canne à sucre, exportés dans toute
la région. Cette économie de plantation connaît un véritable essor au XXe siècle, lorsque les Philippines
passent sous contrôle américain en 1898. L'établissement du libre-échange avec les États-Unis et la mise
en place de tarifs douaniers élevés avec les autres pays modèlent l'économie, qui s'adapte aux besoins du
marché américain, comme en témoigne le développement rapide de l'industrie sucrière, de la culture du
chanvre, du maïs et du tabac. C'est à cette époque que les haciendas se consolident, que s'installe
durablement une inégalité foncière unique en Asie du Sud-Est, et que se renforce le pouvoir politique des
élites, descendants de chefs traditionnels ou de métis sino-philippins (mestizos) ayant formé une élite
foncière et intellectuelle dite des illustrados. La collaboration étroite entre l'administration coloniale
américaine et l'élite philippine a en effet permis aux familles locales possédantes de constituer une
oligarchie qui domine toujours la vie politique philippine, marquée par la compétition que se livrent les
clans, à l'assise souvent régionale, pour l'accession aux postes gouvernementaux ou à la haute fonction
publique. Les Américains parviennent en outre à intégrer l'île de Mindanao dans l'ensemble philippin en
y organisant la colonisation agricole. Les frontières actuelles, calquées sur les frontières coloniales,
110
délimitent un territoire insulaire couvrant 300 000 kilomètres carrés de terres émergées et six fois plus
d'étendues maritimes, regroupant 7 000 îles, un émiettement insulaire tempéré par la domination de deux
îles, Luçon au nord et Mindanao au sud. Sur respectivement 105 000 kilomètres carrés et
95 000 kilomètres carrés, celles-ci regroupent, sur 67 p. 100 du territoire, 73 p. 100 de la population.
Contraintes naturelles et dynamiques de peuplement
Les Philippines sont un des pays les plus densément peuplés d'Asie du Sud-Est (292 hab./km2, pour une
moyenne de 110 dans cette région), malgré de fortes contraintes naturelles. Une tectonique complexe est à
l'origine de la formation de cet ensemble insulaire très fragmenté, regroupant des îles de toutes tailles,
dont les deux tiers du territoire sont occupés par des reliefs d'orientation nord-sud, laissant peu de place
aux plaines côtières, la plupart du temps exiguës. Les plus vastes plaines sont plutôt situées à l'intérieur
des terres, comme la plaine centrale et la vallée du fleuve Cagayan à Luçon, ou celles des fleuves
Mindanao et Agusan à Mindanao.
L'originalité du climat tropical philippin tient à l'environnement maritime qui limite l'amplitude thermique
et élève le degré d'humidité. Il est rythmé par l'alternance des vents dominants, alizés et moussons,
responsables de la différenciation des régimes pluviaux entre la côte ouest, où alterne saison sèche et
humide, et la côte est, qui ne connaît pas de véritable saison sèche, l'intérieur étant plus sec.
Situé sur la ceinture de feu du Pacifique, le pays est bordé de fosses marines profondes et touché par
un volcanisme actif provoquant éruptions et coulées de boues. Il subit en outre les typhons du Pacifique
venant de l'Est, qui balaient des dizaines de fois chaque année ses côtes centrales et nord-orientales, et
dont les effets dévastateurs sont parfois ressentis jusqu'à Manille. Les conséquences des glissements de
terrains consécutifs à ces catastrophes naturelles (trois en 2004) sont accentuées par la déforestation, liée
à l'exploitation forestière et aux migrations de populations, quittant les plaines surpeuplées pour les
hautes terres.
Les dynamiques de peuplement et d'occupation du territoire sont en effet très actives, à plusieurs échelles
d'espace et de temps, et ont abouti à l'expansion des différents groupes ethniques au-delà de leur berceau
d'origine, les trajectoires migratoires dessinant une direction d'expansion globalement méridienne, vers
l'île de Mindanao. Les Philippines sont en effet un État pluriethnique où l'on dénombre cent onze langues
et dialectes appartenant à la famille linguistique austronésienne, dont huit d'entre elles regroupent près de
90 p. 100 de la population : le tagalog (28 p. 100), le cebuano (24 p. 100), l'ilocano (10 p. 100), l'ilongo
(9 p. 100), le bicolano (6 p. 100), le waray (4 p. 100), le pampango (3 p. 100) et le pangasinan (2 p. 100).
Les Ilocano sont partis du nord-ouest de Luçon à la conquête de la vallée du Cagayan et de la plaine
centrale de Luçon, les Tagalog se sont répandus du sud de Manille dans tout le sud de Luçon et dans la
plaine centrale puis jusqu'à Mindanao dans le cadre de la colonisation agricole. Quant aux Cebuano,
chassés par l'exiguïté de leur île, ils ont migré dans toutes les directions, mais surtout vers Mindanao où
leur présence a été précoce.
La colonisation agricole de Mindanao est en effet le fait de petits paysans venus de Luçon et surtout des
Visayas, relayés à partir des années 1960 par l'« agro-business ». Limitée à la côte nord de l'île, la mieux
intégrée dès l'époque espagnole, puis aux grandes vallées du fleuve Mindanao, ensuite à l'est avec la
colonisation de la région du bassin du fleuve Agusan et de la baie de Davao, la frontière agricole a
progressé depuis les années 1970-1980 vers les hautes terres de l'intérieur de l'île. Cette avancée vers des
terres jusque-là refuge des populations non christianisées et non islamisées provoque de graves dégâts
environnementaux et des tensions entre populations locales, colons, représentants de l'agro-business,
forestiers et mineurs. Dans les années 1990, les migrations s'accélèrent vers les dernières frontières que
constituent les villes et les hautes terres, les vallées intérieures encore relativement peu occupées comme
la vallée du Cagayan au nord-est de Luçon ou l'île de Palawan.
Une agriculture peu productive, une industrie en pleine métamorphose
111
Bien qu'il subsiste d'importants contrastes dans la répartition de la population, ces dynamiques de
peuplement ont participé à l'étalement des fortes densités du nord vers le sud et à l'expansion territoriale
de l'agriculture. L'intensité de l'utilisation du territoire philippin a peu d'équivalent en Asie du Sud-Est –
plus du tiers du territoire est mis en culture –, trois cultures se partageant 80 p. 100 des 12 millions
d'hectares concernés, à savoir le riz (33 p. 100) , le cocotier (27 p. 100, cultivé pour l'exportation du
coprah) et le maïs (20 p. 100), auxquelles il faut ajouter la canne à sucre et les cultures fruitières comme
l'ananas ou la banane, ces dernières dans le cadre de grandes plantations contrôlées par des
multinationales de l'agro-business à Mindanao. Les eaux philippines sont exploitées avec la même
intensité, pour la pêche et l'aquaculture, le pays étant devenu un producteur de premier plan de cultures
marines. L'agriculture et la pêche sont des secteurs économiques importants, qui employaient encore, en
2005, 36 p. 100 de la population active et comptaient pour 15 p. 100 du P.I.B. Mais la surexploitation des
milieux marins dans la partie centrale de l'archipel est responsable de la diminution des prises et
l'agriculture est globalement peu productive, l'augmentation de la production agricole s'expliquant par
l'extension des surfaces plus que par l'augmentation des rendements, qui restent médiocres et sensibles
aux fréquents aléas climatiques. L'inégale répartition des terres accentue encore la pauvreté des
campagnes surpeuplées ; 20 p. 100 des exploitants contrôlent 56 p. 100 de la terre, une concentration
foncière particulièrement marquée dans le secteur de la canne à sucre ; la proportion de très petites
exploitations progresse (11,5 p. 100 des exploitations en 1971 possèdent moins de 1 hectare, 36 p. 100 en
1991, 40,1 p. 100 en 2002, date du dernier recensement de l'agriculture), de même que le nombre de
paysans sans terres, qui louent leurs bras dans les plantations ou sont contraints par leurs contrats de
métayage à verser jusqu'à 75 p. 100 de leur récolte au propriétaire. Ce problème d'accès au foncier n'a
jamais été résolu, malgré une succession de réformes agraires avortées par manque de volonté politique.
Pauvreté et pression démographique sur les ressources se conjuguent pour alimenter les migrations vers
les fronts pionniers agricoles et vers les villes
Or l'urbanisation et les autres secteurs d'activité ne parviennent pas à absorber les surplus démographiques
des campagnes. Le secteur manufacturier emploie seulement 9 p. 100 de la population active en 2007. Il
s'est développé rapidement à partir des années 1950 et 1960 dans le cadre d'une politique de substitution
des importations, par la progression de la production et de l'assemblage de biens de consommation et
grâce à la valorisation des ressources minières et agricoles. Les années 1970 marquent les débuts de la
promotion des industries exportatrices par l'ouverture aux investissements étrangers, qui s'engagent dans
des industries de main-d'œuvre (électronique, confection), installées dans des zones franches créées
autour de Manille pour les accueillir. Les investissements étrangers restent cependant limités à cette
époque : le président Marcos, alors au pouvoir (1965-1986) et sous couvert de la loi martiale édictée en
1972, attribue le monopole de pans entiers de l'activité économique à l'État ou à de grandes familles
alliées (électricité, téléphone, raffinerie de pétrole, commercialisation du sucre et du coprah...). Les
orientations économiques se libéralisent au tournant des années 1990 après la chute de Marcos, chassé du
pouvoir en 1986 par le people power, et à la suite des accords passés avec le F.M.I., rappelé au chevet de
l'économie philippine alors en proie à des déficits abyssaux et des taux de croissance économiques
médiocres, voire négatifs, alors que les pays voisins connaissent à cette époque une croissance à deux
chiffres. Les privatisations d'entreprises publiques marquent cette nouvelle période. Les dérégulations se
succèdent dans des secteurs stratégiques comme les télécommunications et l'énergie. Les restrictions
constitutionnelles sur les investissements étrangers dans le secteur de l'exploitation des ressources
naturelles, ouvrant le secteur minier aux investissements étrangers, sont même levées à partir de 2004. La
structure économique de l'archipel se modifie, l'industrie atteignant 32,6 p. 100 du P.I.B. en 2005 et les
produits manufacturés 80 p. 100 de la valeur des exportations à cette même date, essentiellement
composées de produits électroniques, de semi-conducteurs et de produits de confection, le Japon et les
États-Unis se disputant la première place de partenaire commercial du pays.
Un territoire organisé autour de la centralité de Manille
Le développement de l'industrie accentue encore le poids de Manille. Héritage de la politique espagnole
112
de regroupement des populations, l'urbanisation des Philippines (60 p. 100 de la population en 2005) a
toujours été supérieure à celle des autres pays de l'Asie du Sud-Est. Mais c'est une urbanisation
déséquilibrée en faveur de la Région métropolitaine de Manille (National Capital Region, N.C.R.),
métropole de 11,5 millions d'habitants en 2005, regroupant Manille et seize villes et municipalités
alentour, qui concentre à elle seule un tiers de la population urbaine et produit un tiers du P.I.B. Dans un
pays à la gestion encore largement centralisée, expliquant le niveau élevé de primauté de la capitale,
Manille concentre le pouvoir politique et économique. La ville constitue le cœur d'une région urbaine qui
s'étend au-delà des limites de la N.C.R., portée par la dynamique urbaine et industrielle, vers le pays
tagalog au sud et, au nord, vers les anciennes bases militaires américaines de Subic et de Clark
Les infrastructures routières et ferroviaires sont peu denses et de piètre qualité, malgré la mise au
standard de l'Asian Highway Network, un programme d'amélioration du réseau routier asiatique soutenu
par les Nations unies, de la Pan-Philippine Highway, véritable colonne vertébrale des Philippines qui
relie, sur 2 500 km de routes et de ponts, Luçon à Mindanao. Les transports maritimes jouent en
revanche un rôle déterminant dans cet espace archipélagique, malgré la vétusté de la flotte. Leur
importance, comme celle des ressources halieutiques, a favorisé le développement des villes portuaires
entre Luçon et Mindanao. Le principal axe de circulation relie Manille à Cebu City, à travers la mer de
Sibuyan et des Visayas. Jusqu'à la façade nord de Mindanao, les côtes des îles, où sont concentrés les
échanges les plus intenses et les plus fortes densités de populations, forment avec la plaine centrale de
Luçon, cœur agricole du pays, une première périphérie de Manille. Le nord montagneux de Luçon, d'une
part, les fronts de colonisation agricole du centre et du sud de Mindanao avec leurs villes pionnières en
pleine expansion, d'autre part, forment une deuxième ceinture périphérique. La pauvreté rurale reste le
problème majeur de la première périphérie comme des zones pionnières de Mindanao. L'ouest de
Mindanao, foyer de la résistance des musulmans Moro – qui n'a pas cessé depuis la colonisation
espagnole – et l'archipel des Sulu à majorité musulmane, qui le prolonge à l'ouest, constituant une
dernière périphérie, moins bien intégrée politiquement. On peut y joindre également l'île de Palawan, qui
possède également sa minorité Moro, mais qui est surtout une zone pionnière dans laquelle les migrants
tagalog défrichent les forêts habitées par des populations animistes.
Cette organisation du territoire en aires circulaires autour de Manille se conjugue à des configurations
transnationales qui dessinent une coupure nord-sud. L'éloignement des Philippines par rapport à l'Asie
continentale, comme les difficultés de navigation à travers la mer de Chine méridionale, ont contribué au
relatif isolement du pays, pourtant membre fondateur de l'A.S.E.A.N. (Association des nations du Sud-Est
asiatique), par rapport à l'Asie du Sud-Est. De l'autre côté du Pacifique, les États-Unis, ancienne
puissance coloniale, sont le premier partenaire commercial et, jusque dans les années 1990, le premier
investisseur étranger dans le pays. Entrés en vigueur à l'indépendance, les accords de commerce
préférentiels, le statut privilégié des investissements américains, les accords de défense et le maintien de
bases américaines sur le territoire philippin (jusqu'en 1992) comme, aujourd'hui, la lutte contre le
terrorisme en Asie, maintiennent les Philippines dans la zone d'influence américaine. Par ailleurs, la
puissance économique de Taïwan, de Hong Kong, de la Corée du Sud et du Japon – les investisseurs
japonais sont aujourd'hui les premiers investisseurs étrangers, devant les Américains –, la proximité
géographique avec les plus méridionaux d'entre eux et leur complémentarité économique avec les
Philippines orientent les flux économiques philippins vers le nord plus que vers l'Asie du Sud-Est. Les
liaisons maritimes et aériennes de l'archipel sont particulièrement intenses avec Taïwan et le Japon. Hong
Kong et Kaohsiung (sur la côte sud-est de Taïwan) sont les principales plates-formes des échanges
maritimes internationaux philippins. Cette primauté des flux septentrionaux participe à l'intégration du
nord et du centre des Philippines à la dynamique économique de l'Asie orientale, accentuant encore
l'éloignement de Mindanao du centre de gravité du pays. Pour développer et désenclaver cette périphérie
méridionale, les gouvernements philippins comptent sur le processus d'intégration transnationale avec les
territoires de l'île de Bornéo et de l'Est indonésien, notamment dans le cadre de la zone de coopération
B.I.M.P.-E.A.G.A. (Brunei, Indonesia, Malaysia, Philippines- East Asean Growth Area). Cette zone de
coopération, mise en place au milieu des années 1990 pour favoriser les synergies dans l'exploitation de
ressources similaires, regroupe les États malaisiens de Bornéo, l'Est indonésien et Brunei, des territoires
également périphériques à leur échelle nationale respective et présentant des affinités culturelles et
religieuses avec Mindanao.
113
La résorption de la pauvreté, qui touche le tiers des 87,5 millions d'habitants de ce pays densément
peuplé, est un enjeu majeur. Dans cet archipel à majorité catholique, le refus de l'Église de soutenir les
politiques de limitation des naissances ouvre peu de perspectives de diminution rapide de la fécondité,
donc de réduction de la pression démographique sur les ressources dans l'état actuel de la structure
d'activité de la population, et le chômage pousse des millions de Philippins à s'expatrier pour occuper des
emplois peu à moyennement qualifiés. Les sommes envoyées par les quelque 8 millions de Philippins
travaillant à l'étranger ont atteint le niveau record de 10,7 milliards de dollars en 2006. La pauvreté
alimente l'audience du Parti communiste et de son bras armé, la Nouvelle armée du peuple (New People
Army, N.P.A.), tout comme elle rend réceptifs aux arguments séparatistes les musulmans du sud des
Philippines, noyés sous le flot des migrants chrétiens venus du centre et du nord du pays : ces tensions
sont autant de menaces pour la sécurité et l'unité nationales.
Manuelle FRANCK
Bibliographie
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TAÏWAN
Article écrit par Évelyne COHEN, Jean DELVERT, E.U.,
Tous les auteurs
116
Taïwan, ou Formose (la « Belle », du portugais ilha Formosa), est une île, aujourd'hui siège de la
république de Chine, cependant que la république populaire de Chine la considère comme une partie de
son territoire. Elle est séparée de la Chine continentale par un détroit peu profond, large en moyenne de
160 kilomètres (vraisemblablement un fossé tectonique), et est située sur le cercle volcanique et sismique
circumpacifique, à mi-distance des Philippines et de l'archipel japonais d'Okinawa.
Taïwan s'est développée progressivement pour passer, en trente ans, d'une économie agricole
traditionnelle à une économie de « nouveau pays industriel ». Son dynamisme à l'exportation, à partir
des années 1960, a permis une croissance économique régulière. Depuis la fin des années 1980, celleci dépend de plus en plus de délocalisations massives sur le continent et d'une reconversion
technologique de grande envergure.
C'est sa situation insulaire qui a sans doute valu à cette province chinoise, peuplée de Chinois depuis le
XVIIe siècle au moins, d'être séparée à trois reprises de la Chine propre, sous les effets combinés de la
dissidence politique et de l'intervention étrangère : au XVIIe siècle, quand Espagnols et Hollandais
tentèrent de la coloniser, mais en furent chassés par des légitimistes Ming eux-mêmes séparatistes ; de
1895 à 1945, quand le Japon s'en empara par la force et en fit une colonie d'exploitation ; depuis 1949,
date à laquelle la protection militaire et diplomatique américaine a permis au Guomindang [Kouo-mintang], alors en pleine débâcle, de se réfugier dans l'île et d'y consolider les débris de son pouvoir.
Évelyne COHEN
I - Caractéristiques physiques et humaines
Une nature violente
Taïwan est de loin la plus grande des vingt-deux îles de son groupe (35 873 km2), qui forment, avec les
soixante-quatre îles de l'archipel de Penghu (ou Pescadores, 127 km2), un territoire de 36 000 kilomètres
carrés. Elle est très montagneuse : le tiers de l'île a plus de 1 000 mètres d'altitude, et son point culminant
(Yushan, 3 997 m) est plus élevé que ceux de la Chine orientale, des Philippines ou du Japon. Les
montagnes couvrent la majeure partie orientale de l'île, cependant qu'à l'ouest une grande plaine alluviale
succède aux collines du Nord : le relief est donc fortement dissymétrique. Les montagnes centrales,
Chungyang Shandi, comprennent une grande chaîne centrale, Chungyang Shanmo, toute proche de la
côte orientale (voir carte Contraintes naturelles et industrialisation
). Cette chaîne centrale, à peu près
parallèle au littoral, bien que légèrement concave, est, avec ses soixante-deux pics supérieurs à
3 000 mètres, la ligne majeure de partage des eaux. En revanche, à l'ouest, le Chungyang Shanmo est
flanqué de trois chaînes d'altitudes moyennes plus modestes : Hsüehshan, la plus élevée, puis Yushan,
pratiquement parallèle à Alishan, la plus basse, qui domine la plaine occidentale au sud du principal
cours d'eau de l'île, le Choshui hsi (186 km). Les paysages sont d'une remarquable beauté. Les terrains
sont les mêmes qu'en Chine du Sud-Est et correspondent au pseudosocle de Manji : terrains primaires et
secondaires plissés à plusieurs reprises, notamment au Crétacé (plissements siniens), avec intrusions
granitiques et éruptions de rhyolites. Ces terrains ont, en outre, subi des plissements plus récents,
oligocènes, complétés par des intrusions pliocènes et des éruptions volcaniques quaternaires. Mais,
comme aux Philippines et au Japon, les grandes lignes de relief sont dues à des failles très récentes
(pliocènes et quaternaires) : escarpement séparant Chungyang Shanmo et Hsüehshan ; escarpements
encadrant les horsts de Yushan et d'Alishan ; vallée longitudinale de faille active de Hualien à Taitung
(Taitung Rift Valley), où se rencontrent la plaque Philippines (à laquelle appartient une chaîne côtière
Haian Shanmo) et la sous-plaque de Chine du Sud. Plus de cent sources chaudes, pour la plupart situées
dans les vallées des montagnes centrales, témoignent de ces mouvements tectoniques, qui se manifestent
par des milliers de secousses sismiques, parmi lesquelles on dénombre, en moyenne, plus de deux cent
soixante tremblements de terre par an : le plus meurtrier fut celui du 21 avril 1935, qui causa la mort de
plus de 3 200 personnes et détruisit près de 55 000 maisons.
117
Cependant, le séisme du 21 septembre 1999, dont l'épicentre était situé en plein cœur des Montagnes
centrales, marquera l'histoire de l'île. La principale secousse, d'une magnitude de 7,3 sur l'échelle de
Richter, suivie de multiples répliques, fit en effet 2 104 morts, plusieurs centaines de disparus,
8 713 blessés et plus de 100 000 sans-abri. Les districts de Nantou et de Taichung furent les plus
durement touchés.
Le climat, presque tropical au nord et tropical au sud, est plus chaud que celui de la Chine continentale,
surtout en hiver, parce que l'île est baignée par le courant du Kuroshio. L'hiver des plaines est doux : de
novembre à mars, la moyenne thermique du mois le plus froid est supérieure à 10 0C au nord et supérieure
à 20 0C à Hengchun (« printemps éternel »), au sud ; toutefois, l'alizé de nord-est canalise des décharges
d'air polaire qui accentuent les amplitudes diurnes jusqu'à créer des risques de gel, la nuit, sur la côte
ouest, et endommager les cultures de pentes, comme le thé et les agrumes, de Taipei à Chiayi. Le Taanhsi,
qui coule vers l'ouest entre Miaoli et Taichung, correspond à la limite septentrionale des cultures
tropicales. D'avril à octobre, le flux chaud de la mousson tend à égaliser les températures, dont la
moyenne, supérieure à 20 0C, atteint 27 0C de juin à août, avec des maximums pouvant dépasser 39 0C.
Dans les montagnes, la température décroît régulièrement avec l'altitude : un climat tempéré de montagne
fait place à un climat froid d'altitude, avec des chutes de neige assez importantes pour permettre une
saison de ski au mont Hohuan (3 416 m), au centre de l'île, en janvier et février. Les pluies sont
abondantes (plus de 2 500 mm en moyenne), mais la dissymétrie du relief se traduit par une dissymétrie
dans la répartition des précipitations : la côte est, où les typhons se heurtent au Chungyang Shanmo,
reçoit, en moyenne, 2 500 millimètres de pluie, tandis que certains points de la côte ouest n'en reçoivent
guère que 1 200 millimètres. Sur les hauts sommets, les maximums dépassent 8 000 millimètres, alors
que Penghu reçoit à peine 1 000 millimètres de pluie. 80 p. 100 des pluies tombent en période de
mousson, d'avril à octobre ; sous forme de « pluies des prunes » (meiyu), de la mi-mai à la mi-juin,
d'orages de fin d'après-midi et, occasionnellement, de fortes pluies de typhons.
L'extrême nord de l'île, abrité par les Chungyang Shandi, reçoit toutefois ses principales pluies d'octobre à
mars, pluies fines et durables, au sein d'un fort alizé de nord-est : le Sud-Ouest connaît alors une relative
sécheresse qui rend l'irrigation indispensable. Comme les Philippines, le Japon et les côtes chinoises,
Taïwan est dévastée presque chaque année par trois ou quatre typhons, responsables des plus grandes
inégalités dans la répartition des pluies. Le nombre et les conséquences des typhons varient beaucoup
d'une année à l'autre. S'ils ont fait plus de cent morts et deux cents blessés en moyenne annuelle depuis
quatre-vingt dix ans, ils font, de nos jours, moins de victimes, mais causent des pertes matérielles
beaucoup plus lourdes. Leur fréquence est maximale en août, juillet puis septembre : celui du 7 août 1959
donna lieu à une inondation d'une puissance exceptionnelle qui fit plus de mille morts, détruisit plus de
quarante-six mille maisons et rendit indispensable le remembrement de plusieurs centaines de milliers
d'hectares sur la côte ouest.
Une des plus fortes densités du monde
Taïwan compte 22,9 millions d'habitants environ en 2007, soit une des densités les plus élevées du
monde : 636 habitants au kilomètre carré, plus de deux fois supérieure à celle de la province du Fujian qui
lui fait face. Cette population est très inégalement répartie : les montagnes, refuge traditionnel des
autochtones, sont très peu peuplées, souvent vides ; le littoral pacifique n'a qu'un peuplement ponctuel
peu important au total (districts de Taitung et Hualien : environ 80 hab./km2) ; en revanche, les districts de
Changhua, au centre de la côte ouest, et ceux de Taipei et de Taoyuan, au nord, ont une densité moyenne
très élevée (plus de 1 000 hab./km2).
La très grande majorité de la population est chinoise, émigrée surtout du Guangdong et du Fujian ; les
premiers Chinois apparurent avant le XIIe siècle ; la colonisation chinoise s'accentua de 1661 à 1895,
pendant la période où l'île fut rattachée à l'Empire. La période japonaise vit arriver, en grand nombre,
administrateurs, techniciens et colons, mais, si l'empreinte japonaise est demeurée importante, les
Japonais eux-mêmes furent rapatriés en 1945. C'est à partir de cette époque, et jusqu'en 1950, que l'île
118
reçut l'armée et nombre de membres du Guomindang, de sorte qu'une part de la population descend de ce
million de réfugiés. Les Hakkas représentent 15 p. 100 de la population ; mais, mis à part le pékinois qui
est la « langue nationale » (guoyu), le minnanhua, dialecte du sud du Fujian, est le plus répandu. La
moitié de la population pratique une religion. Les rites bouddhistes
(22 p. 100 de pratiquants) et
taoïstes (21 p. 100) dominent, associés à l'idéal social confucéen. Il y a également plus de
725 000 chrétiens, dont plus de la moitié sont des protestants, et 50 000 musulmans.
La population aborigène de Taïwan est encore représentée, au début du XXIe siècle, par environ
400 000 autochtones appartenant à neuf tribus (Ami, les plus nombreux ; Atayal, Bunun, Saisiyat, Tsou,
Puyuma, Rukai, Paiwan ; Yami, les moins nombreux, pêcheurs de l'île de Lanyu) : ces tribus, sans doute
austronésiennes, restées longtemps primitives dans les régions les plus reculées qui leur sont réservées
(montagnes, Lanyu), s'intègrent de plus en plus à la population. Les mariages mixtes aidant, il est de plus
en plus difficile de distinguer l'origine chinoise ou aborigène des « nouveaux Taïwanais », selon la
formule de Lee-Teng-hui.
L'accroissement de la population a été particulièrement rapide, puisque l'on ne comptait que 3 millions
d'habitants en 1905 : la dernière vague d'immigration en est beaucoup moins responsable que
l'accroissement naturel qui, de 1920 à 1940, aurait été le plus fort du monde (2,4 p. 100 par an, en
moyenne). Grâce au succès de la planification, la natalité a aujourd'hui nettement baissé (de 41,4 p. 1000
en 1957, elle est tombée à moins de 30 p. 1000 en 1967 et à 9 p. 1000 en 2007), mais la mortalité est
exceptionnellement faible (6 p. 1000 en 2007), par suite de la jeunesse de la population, des remarquables
progrès de l'hygiène dès l'époque japonaise et de l'éradication des grandes endémies, après la Seconde
Guerre mondiale, qui a allongé l'espérance de vie de seize années entre 1951 et 1977, la portant, en 2007,
à soixante-quatorze ans pour les hommes et à quatre-vingts ans pour les femmes ; le paludisme a été
vaincu dès 1965 (alors qu'il y avait 1,2 million d'impaludés en 1952, sur 8,1 millions d'habitants), de sorte
que la progression démographique continue, atténuée.
La qualité de ses ressources humaines constitue l'un des principaux facteurs de la réussite économique de
Taïwan. Les écoles primaires et secondaires instruisent plus de 99,8 p. 100 des enfants en âge scolaire. La
densité des centres universitaires est de loin la plus forte à Taipei, Taichung et Hsinchu. L'enseignement
supérieur met l'accent sur les sciences et la technologie, qui correspondent à la demande du marché de
l'emploi.
Jean DELVERT,
Pierre SIGWALT
II - Chinois et Occidentaux
Le peuplement chinois
Connue des Chinois depuis des siècles, Taïwan n'avait longtemps été fréquentée que par des pirates, des
contrebandiers du sel, des pêcheurs, des marchands. En effet, le jeu alterné des moussons en faisait un
relais commode, en direction soit du Japon, soit du Sud-Est asiatique, soit de la côte chinoise du Fujian.
Ces aventuriers chinois se heurtaient à l'hostilité des aborigènes (Atayat, Saisiat, Bunun, Tsou, Tukai et
Ami), venus de Malaisie ou d'Indochine en des temps anciens.
Au XVIIe siècle, alors que commençait l'émigration massive de paysans chinois venus s'installer sur les
meilleures terres à riz des plaines, arrivèrent les Portugais, les Espagnols, les Hollandais. Un moment
implantés dans l'archipel voisin des Pescadores (« les pêcheurs »), les Portugais s'effacèrent vite. La
rivalité entre Espagnols et Hollandais fut plus sévère, marquée par plusieurs guerres. Les Espagnols ne se
maintinrent dans le nord de l'île que de 1626 à 1642. Les Hollandais, qui avaient bâti en 1624 dans le sud
de l'île la grosse forteresse de Zeelandia, consolidèrent peu à peu leur pouvoir ; ils tinrent tête aux
expéditions des tribus aborigènes, repoussèrent des attaques japonaises, conclurent un accord avec le
119
gouvernement chinois qui tolérait leur présence. Ils encouragèrent la venue de paysans chinois, tirant de
gros profits du commerce du sucre, de l'indigo, du poisson séché. Mais cette première période coloniale
de l'histoire de Taïwan se termine avec l'arrivée en 1661 de la flotte de Zheng Chenggong, un chef
nationaliste resté fidèle à la dynastie déchue des Ming. Il vint s'y installer avec ses partisans, pour
continuer la lutte contre les Mandchous devenus maîtres du reste de la Chine.
Zheng Chenggong (appelé Koxinga par les Occidentaux) était un pirate-marchand qui menait depuis
quinze ans (les Ming avaient perdu Pékin en 1644) une guérilla navale très efficace contre les
Mandchous, sur les côtes de Chine du Sud. Son mouvement de dissidence politique n'était pas seulement
fondé sur le protonationalisme (sous la forme du loyalisme pro-Ming), mais aussi sur les aspirations d'un
capitalisme mercantile que les rigueurs de la bureaucratie économique d'État poussaient vers les voies les
plus illégales. Ces deux aspects – lutte contre la dynastie étrangère et lutte contre les monopoles
économiques par la piraterie – se trouvaient confondus dans son appartenance à la Triade, la grande
organisation antimandchoue de Chine du Sud ; Taïwan, de par sa situation insulaire, fournissait un cadre
géopolitique très adapté à ce double objectif.
Ayant échoué dans une attaque contre Nankin en 1658-1659, Koxinga se replie en 1661 sur Taïwan et en
chasse les Hollandais par de vigoureuses offensives. L'île devient une principauté autonome, dirigée après
la mort de Koxinga (1662) par son fils. Des dizaines de milliers de partisans des Ming quittent les régions
côtières de la Chine du Sud, malgré les interdictions officielles ; ils contribuèrent au développement
économique de Taïwan : pêche, culture du riz, de la canne à sucre et de la patate ; le commerce de Taïwan
avec le Japon, le Vietnam, le Cambodge, le Siam, les Philippines était prospère. Les Mandchous ne
réussirent à reprendre le contrôle de l'île qu'en 1683.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, le développement de Taïwan se poursuit. L'émigration paysanne chinoise
continue, depuis les plaines côtières surpeuplées du Fujian et du Guangdong. Mais cette émigration
entraîne de fréquents heurts avec les aborigènes, qui résistent.
Chez ces émigrés chinois venus de Chine du Sud, les sociétés secrètes étaient aussi influentes que dans
leurs districts d'origine. Les révoltes contre les fonctionnaires mandchous étaient fréquentes. Le proverbe
disait : « Tous les trois ans, une révolte mineure ; tous les cinq ans, une révolte majeure. » Mais, en 1780,
la Triade organisa dans l'île de Taïwan une révolte beaucoup plus importante. Les sociétés secrètes étaient
également liées étroitement aux groupes de pirates, auxquels les anfractuosités des côtes de l'île assuraient
l'impunité en leur fournissant des abris presque inexpugnables.
Menaces ultérieures et modernisation
Taïwan attira très vite les convoitises des Occidentaux ; dès la première guerre de l'opium, les troupes
anglaises avaient attaqué l'île. Après la seconde guerre de l'opium, les Occidentaux imposèrent en 1860
l'« ouverture » des ports de Tamsui (Danshui), Keelung (Jilong), Anping et Takao (Gaoxiong). La
« politique de la canonnière} », par laquelle les Occidentaux cherchaient à rendre docile la Chine, fut
particulièrement active à Taïwan : en 1869, les Britanniques bombardèrent Anping ; la même année, les
États-Unis dirigèrent une expédition punitive contre une tribu de l'intérieur.
En 1874, la menace se fit plus pressante et vint cette fois du Japon. Les milieux expansionnistes de T?ky?
prirent prétexte de la mort de pêcheurs des îles Ryūkyū, région traditionnellement tributaire de la Chine,
mais sur laquelle le Japon prétendait établir sa suzeraineté. Ces pêcheurs avaient été tués au cours de
batailles contre les aborigènes de Taïwan. Une expédition japonaise attaqua Jilong, le grand port de
Taïwan. Devant la résistance chinoise, le Japon recula, mais contraignit la Chine à accepter le paiement
d'une indemnité, bien qu'elle ait été la victime de l'agression.
Il en fut de même en 1884-1885, cette fois du côté de la France. Quand la Chine décida de se porter au
secours du Vietnam attaqué par la France, la marine française attaqua et bombarda les ports de Jilong et
de Danshui, et décréta le blocus de Taïwan ; le riz était déclaré contrebande de guerre. Jilong, un moment
occupé par les Français, ne fut évacué qu'après la défaite complète de la Chine.
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La résistance chinoise avait été dirigée par Liu} Mingchuan (1836-1896), le gouverneur du Fujian.
Envoyé dans l'île de toute urgence, il avait défendu Taipeh (Taibei) contre le corps de débarquement
français. En 1887, il fut nommé gouverneur de Taïwan, devenue province de plein droit (l'île, comme les
Pescadores, dépendait jusque-là du Fujian). Il fonda un arsenal et une poudrerie, installa des batteries
d'artillerie autour des cinq principaux ports, renforça la marine de guerre. Il établit un nouveau cadastre,
réorganisa les impôts et créa des bureaux d'État qui contrôlaient la production de camphre, de soufre, de
sel, d'or et de charbon. Il modernisa la capitale provinciale, Taipeh, faisant paver les rues et faisant
éclairer celles-ci à l'électricité. Il construisit le premier chemin de fer, créa un système moderne de postes
et télégraphes, réunit l'île à la côte du Fujian par un câble sous-marin. Il développa le commerce
d'exportation du thé et créa sous patronage officiel une compagnie de navigation à vapeur desservant
Taïwan, la Chine propre, l'Inde, les mers du Sud. Il avait aussi créé à Taipeh des écoles modernes où l'on
étudiait l'anglais, et le matériel nécessaire à tout ce programme d'équipement provenait d'Angleterre. Mais
ce soldat de fortune, gagné à la modernisation, avait de nombreux ennemis à la cour ; disgrâcié en 1891
sous la pression des ultraconservateurs, il quitta son poste.
Quand, en avril 1895, le Japon imposa à la Chine le traité de Shimonoseki, il se fit céder Taïwan ainsi que
l'archipel voisin des Penghu (Pescadores). Mais la population chinoise de l'île se révolta contre cette
cession, au sujet de laquelle on ne l'avait même pas consultée. La gentry locale, à laquelle s'était rallié le
gouverneur Tang Jingsong, tenta d'offrir à l'Angleterre, qui refusa, le protectorat de l'île ; la France,
pressentie à son tour, refusa aussi. Taïwan fut alors proclamée république indépendante, deux ans avant
les Philippines, seize ans avant la Chine propre. Le gouverneur Tang accepta la présidence, une nouvelle
bureaucratie patriote fut mise en place et un Parlement convoqué. La vraie tête du mouvement de
résistance était Liu Yongfu (1837-1917), ancien chef de bandits, ancien commandant du corps des
Pavillons noirs, que la Chine avait envoyé défendre le Vietnam en 1883-1885 contre l'agression française.
Les troupes japonaises débarquèrent au début de juin 1895, une semaine après la proclamation de la
république. Celle-ci s'effondra immédiatement dans le nord de l'île. Mais, au sud, la résistance continua
jusqu'en octobre sous la direction de Liu Yongfu.
Lecture optionnelle mais conseillée
III - Une colonie japonaise
Taïwan passait sous la domination coloniale du Japon et devait y rester cinquante années. Pendant toute
cette période, les rapports entre la colonie et la métropole s'organisèrent selon le modèle colonial le plus
classique : subordination étroite de l'économie, contrôle politique, oppression culturelle. Ces rapports
furent mis en place sous le proconsulat de Goto (1898-1906), qui est le contemporain de Doumer en
Indochine et de Curzon aux Indes britanniques ; il organisa le pouvoir colonial japonais à Taïwan selon
les mêmes principes.
Le Japon transforme Taïwan en producteur des denrées dont il a directement besoin : le sucre (la
production passe de 45 000 t en 1902 à 498 000 t en 1925), le riz, dont la production quintuple, la patate
douce, la banane. La moitié du riz, les trois quarts des bananes partaient pour le Japon. Mais le thé, qui
concurrençait le thé japonais et qui était jusqu'en 1895 une exportation renommée de l'île, décline
brusquement. Entre 1897 et 1935, le commerce de Taïwan avec la métropole augmente plus de cent fois
(de 5 millions à 532 millions de yen), tandis que les échanges avec les pays étrangers ne font que tripler
(de 25 millions à 81 millions de yen).
Goto développe en effet l'infrastructure ferroviaire, routière et portuaire, pour permettre à la fois le
drainage vers le Japon des produits de l'île et la distribution des produits fabriqués japonais. Il n'existe en
revanche aucune industrie, sinon les sucreries nécessaires pour exporter le produit sous une forme plus
maniable. La Banque de Taïwan, liée aux gros monopoles japonais (Mitsui, Mitsubishi), contrôlait
l'agriculture, le commerce, la monnaie, et fut de 1910 à 1930 un des principaux instruments de la
pénétration impérialiste japonaise en Chine du Sud.
Sur le plan politique, le contrôle japonais est aussi strict. La « loi 63 », promulguée dès 1896, donnait au
gouverneur général japonais le pouvoir exécutif et législatif intégral. Goto, en 1902, avait solidement
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réorganisé la police. Celle-ci contrôlait les recensements, les changements de domicile, les naissances et
les décès ; un système de responsabilité collective, analogue au vieux baojia patriarcal de la Chine
ancienne, fut introduit, à peu près au moment où en Chine propre Chiang Kai-shek (Tchiang Kai-chek) le
réintroduisait pour tenter de placer la population sous l'autorité répressive du Guomindang. Goto
réorganisa aussi le cadastre, dans le but de faire rendre davantage à la machine fiscale, fondée
essentiellement sur l'impôt foncier. Les grosses firmes japonaises ne payaient pratiquement pas d'impôt.
Les efforts faits dans le domaine médical (contre les épidémies et la consommation de l'opium)
contribuèrent à l'expansion démographique : il y avait deux millions et demi d'habitants en 1893 et cinq
millions en 1935 (auxquels s'ajoutaient 270 000 Japonais).
Aussi rigoureux était le barrage éducatif et culturel. En 1935, la totalité des enfants japonais de Taïwan
était scolarisée, mais seulement la moitié des garçons chinois et un quart des filles chinoises. Des quotas
sévères limitaient l'accès des Chinois à l'enseignement secondaire et surtout supérieur. L'université
impériale de T?ky? ne fut ouverte aux étudiants de Taïwan qu'en 1928, les mariages mixtes ne furent
autorisés qu'en 1932. Avec la Seconde Guerre mondiale et l'encerclement de l'Empire japonais par les
Alliés, cette politique coloniale répressive et ségrégationniste fut tardivement abandonnée pour une
politique d'assimilation : trois Taïwanais furent admis à la Chambre des pairs de T?ky? en 1939, les
programmes de radio furent diffusés dans la seule langue japonaise ; en 1942, tous les Taïwanais furent
autorisés à prendre des noms japonais ; en 1945, le suffrage universel fut instauré dans l'île. Mais la
capitulation japonaise du mois d'août était déjà toute proche.
La domination coloniale japonaise se heurta à une résistance intermittente mais réelle. Avec les
aborigènes, elle prit la forme d'une lutte armée. En 1912, près d'un millier de Japonais avaient déjà été
tués dans les zones montagneuses du centre. Le dernier grand soulèvement des aborigènes eut lieu en
1930, pour protester contre les corvées, le despotisme des fonctionnaires japonais, les discriminations en
matière de salaires. À l'appel d'un chef tribal, 145 Japonais furent tués par surprise. Le soulèvement dura
un mois.
Parmi la population chinoise, la résistance prit surtout la forme de l'agitation politique. Dès 1914 fut
fondée à Taïwan une Association pour les libertés civiles et les droits du peuple. En 1918, alors que se
développait en Chine la fermentation politique qui devait aboutir en 1919 au Mouvement du 4 mai, un
groupe d'étudiants de Taïwan établis à T?ky? formèrent une Alliance pour l'abolition de la loi 63. Ils
publièrent une revue appelée La Jeunesse de Taïwan. 178 notables de Taïwan signèrent en 1921 une
pétition adressée à la Diète impériale de T?ky?, demandant la création d'une Diète de Taïwan. Mais les
leaders du mouvement furent arrêtés et emprisonnés. Pourtant, de telles pétitions se succédèrent année
après année. La neuvième, adressée en 1928, fut signée par plus de deux mille personnes.
Vers la même époque fut formée une Association culturelle de Taïwan, où l'influence marxiste était forte.
Les éléments marxistes étaient également très actifs dans le monde paysan, et, en 1928 et 1929, un
mouvement paysan militant inquiéta le gouvernement général, qui le réprima brutalement. De leur côté,
les nationalistes non marxistes créèrent en 1927 un Parti du peuple de Taïwan, qui exerça un moment une
certaine influence parmi les syndicats qui commençaient alors à se développer ; mais les autorités
l'interdirent en 1935. Pendant la Seconde Guerre mondiale, toute activité politique hostile au Japon était
totalement impossible dans l'île.
IV - La république de Chine
Le statut international
Décidée à l'occasion des conférences internationales du Caire (1943)
et de Potsdam (1945), la
restitution de Taïwan à la Chine devint effective en août 1945, immédiatement après la capitulation
japonaise. Les forces aéronavales américaines permirent aux troupes du Guomindang de débarquer
immédiatement dans l'île, d'obtenir la reddition de la garnison japonaise et de réoccuper Taïwan.
122
Mais le pouvoir du Guomindang était aussi précaire à Taïwan que dans le reste du pays. Les étudiants de
Taïwan participèrent à la grève générale des étudiants chinois de décembre 1946, pour protester contre le
viol d'une étudiante de Pékin par un soldat américain. Le 28 février 1947, une révolte contre le
Guomindang, dirigée par des éléments du centre démocratique et soutenue par les communistes, éclata à
Taïwan ; du 8 au 16 mars, plus de dix mille opposants furent tués par la police et l'armée du Guomindang.
L'autorité de Chiang Kai-shek n'était pas bien établie à Taïwan quand, en 1949, les communistes
parvinrent au pouvoir
. Acculé à la défaite, Chiang décida de se réfugier sur l'île, avec l'aide militaire
et l'appui politico-financier des Américains. En juin 1950, alors qu'une offensive communiste contre
Taïwan semblait imminente, éclatait la guerre de Corée, fournissant aux États-Unis l'occasion de
renforcer leur contrôle sur Taïwan.
Le 27 juin 1950, un executive order du président Truman décidait que l'avenir de Taïwan ne pouvait être
décidé qu'une fois la paix revenue et que l'île était provisoirement « neutralisée ». La VIIe flotte
américaine, en conséquence, prenait position dans le détroit de Formose. Mais Washington abandonna
vite cette solution d'attente. Une mission militaire américaine arriva dans l'île dès mai 1951. En 1953, le
principe de neutralisation posé en 1950 par Truman fut officiellement abandonné par Eisenhower, qui
annonçait que les nationalistes chinois de Taïwan étaient « lâchés », laissés libres d'attaquer la Chine
populaire. En 1954, après la fin des guerres de Corée et d'Indochine, les États-Unis signaient des traités
militaires avec Syngman Rhee, le président sud-coréen, d'une part, Chiang Kai-shek de l'autre,
garantissant leur pouvoir et leur accordant leur plein appui militaire, diplomatique et financier.
Taïwan était donc complètement intégrée au système géopolitique américain d'encerclement de la Chine
populaire en Asie orientale, système fondé sur une chaîne de régimes autoritaires, impopulaires,
largement subventionnés de l'extérieur : Corée du Sud, Philippines, Vietnam du Sud, Thaïlande et
Taïwan.
Sur le plan diplomatique international, ce statut nouveau de Taïwan eut d'importantes conséquences pour
le fonctionnement de l'Organisation des Nations unies. Dès la fondation de celle-ci, en effet, la Chine
détenait un siège permanent au Conseil de sécurité, assorti du droit de veto. En 1950 (et jusqu'en 1971), la
majorité proaméricaine de l'O.N.U. reconnut le gouvernement du Guomindang réfugié à Taïwan comme
titulaire de ce siège, refusant du même coup l'accès de l'O.N.U. à la Chine populaire.
Taïwan se trouva ainsi constituer une sorte de test pour la politique extérieure d'un gouvernement, tant en
ce qui concerne le vote à l'O.N.U. sur la question du titulaire du siège chinois qu'en ce qui concerne les
relations bilatérales entre États. Pendant toute cette période, la décision d'entretenir des relations
diplomatiques avec Taïwan plutôt qu'avec Pékin était un signe sûr de l'orientation proaméricaine d'un
gouvernement. Mis à part le cas des régimes autoritaires d'Extrême-Orient déjà mentionnés plus haut, qui
étaient unis à Taïwan par une solidarité naturelle, la compétition entre Taïwan et Pékin fut
particulièrement vive dans trois régions : l'Europe occidentale, l'Afrique noire et le Moyen-Orient. En
Europe occidentale, alors que la Grande-Bretagne et les pays du Nord-Ouest traditionnellement liés à elle
(pays scandinaves, Pays-Bas, Suisse) préférèrent reconnaître Pékin dès 1950 et rompirent avec Taïwan,
les autres pays « atlantiques » décidèrent de choisir Taïwan. En Afrique noire, où de très nombreux
territoires coloniaux grands et petits accédèrent à l'indépendance à partir de 1960, les choix s'opérèrent en
fonction de l'orientation intérieure des nouveaux régimes et de leur degré d'allégeance envers les ÉtatsUnis. En 1968, vingt et un nouveaux États africains avaient choisi Taïwan, ce qui était un facteur
important de la majorité proaméricaine apparue à l'O.N.U. sur la question chinoise ; aux relations
diplomatiques s'ajoutait dans cette région l'assistance technique, notamment pour la riziculture. Enfin, au
Moyen-Orient, Israël maintint des relations étroites avec Taïwan, alors que les gouvernements arabes
même autoritaires penchaient plutôt vers Pékin.
Le statut politique international de Taïwan, fondé sur l'anticommunisme militant et l'alignement sur les
États-Unis, impliquait aussi un état d'agressivité permanente envers la Chine de Pékin. Alors que celle-ci
maintenait le principe de la « libération pacifique de Taïwan », impliquant la renonciation à toute
tentative de reconquête militaire, Chiang Kai-shek annonçait chaque année comme imminente la contre123
attaque contre les « bandits rouges » (hong fei) ; en attendant celle-ci, les autorités de Taïwan, avec
l'appui des services américains, organisaient des raids de commandos contre les zones côtières du Fujian,
des parachutages d'agents, des lâchages de tracts, des vols d'avions espions, des opérations de subversion
diverses ; celles-ci s'appuyaient notamment sur les débris des anciens réseaux du Guomindang, sur ce qui
restait des sociétés secrètes, parfois sur certains éléments catholiques. Les services de sécurité politique
du gouvernement populaire chinois ont vécu constamment en alerte depuis 1949.
À deux reprises, cet état de tension permanente a abouti à une crise ouverte dans le détroit de Formose.
En 1955, les troupes communistes tentèrent de réoccuper deux îlots, Quemoy (Jinmendao) et Matsu
(Mazudao), qui ne se trouvent qu'à quelques kilomètres de la côte du Fujian et que les nationalistes
avaient conservés en 1949. La crise s'apaisa, à la faveur des espoirs de détente suscités par la conférence
de Bandung. En 1958, les communistes commencèrent à bombarder sévèrement les deux îlots, qui
servaient de base de départ aux opérations du Guomindang vers le Fujian. Les États-Unis envoyèrent
d'importants renforts militaires et la tension monta pendant plusieurs mois. Une sorte d'armistice de facto
s'instaura en novembre, laissant les îlots sous le contrôle du Guomindang, mais mettant en évidence
l'incapacité de ce dernier à passer effectivement à l'attaque de la république populaire de Chine.
Devant ces contradictions, certains milieux américains, mais aussi japonais et ouest-européens,
échafaudèrent dans les années 1955-1965 la théorie dite des « deux Chines » : reconnaître simultanément
Pékin et Taïwan, et leur assurer à chacune un siège à l'O.N.U. Mais ni Pékin ni Taïwan, qui affirmaient
tous deux leur représentativité totale et leur légitimité comme gouvernement de toute la Chine,
n'acceptaient cette solution dualiste.
À partir des années soixante, le statut international de Taïwan, issu de la crise de 1950, se trouva
progressivement remis en question, de même que se trouva progressivement abandonnée la théorie des
deux Chines.
Du fait de la rupture sino-soviétique, du fait aussi du relâchement partiel des liens entre les États-Unis et
plusieurs pays d'Occident, un certain nombre de ceux-ci reconnurent l'un après l'autre Pékin, rompant de
ce fait leurs relations avec Taïwan : la France en 1962, puis le Canada, l'Italie, etc. Cette évolution
modifia le rapport des forces à l'O.N.U. et, en 1971, la majorité se prononça pour l'octroi du siège chinois
à Pékin, donc l'expulsion de Taïwan. Ce réalignement des forces politiques aboutit même à une
conséquence inattendue, mais logique : l'amorce d'un rapprochement entre Taïwan et l'Union soviétique ;
des ouvertures furent faites de part et d'autre, des propos favorables échangés.
La situation politique
Sur le plan politique, Taïwan se présente depuis 1950 comme une société dominée par des émigrés (au
sens politique et conservateur du terme), marquée de nombreuses survivances archaïques et gouvernée de
façon autoritaire.
Quand Chiang Kai-shek et son état-major politique et militaire vinrent s'installer en 1949 à Taïwan, ils y
transplantèrent mécaniquement et artificiellement tous les rouages du « gouvernement nationaliste » de
Nankin et tous les principes sur lesquels était fondé le pouvoir du Guomindang
. On continue donc, à
Taïwan, à révérer Sun Yat-sen
, à compter les années selon le calendrier républicain de 1912, à
nommer les titulaires des cinq yuan correspondant aux « cinq pouvoirs » de Sun Yat-sen (législatif,
exécutif, judiciaire, de contrôle, d'examen), à étudier en tant que doctrine officielle les œuvres de Sun et
ses « trois principes du peuple », les écrits de Chiang Kai-shek, combinés à des survivances
néoconfucéennes traditionalistes et autoritaires. En novembre 1966, ce passéisme politico-culturel
s'exprima dans un mouvement de « rénovation culturelle », destiné ouvertement à contrebattre à
l'étranger le rayonnement de la « révolution culturelle » de Pékin. Cette rénovation culturelle reprenait, au
travers des écrits de Chiang, les thèmes néoconfucéens déjà présents dans le mouvement Vie nouvelle,
que le leader du Guomindang avait lancé en 1934.
124
Évelyne COHEN
V - De l'isolement international à la reprise de liens informels
Taïwan se trouve en décembre 1978 dans la situation internationale la plus difficile de son histoire depuis
1949 : le président Jimmy Carter annonce la reprise des relations diplomatiques avec la Chine populaire,
ce qui entraîne le retrait de l'ambassade américaine à Taïwan. La fin de l'appui américain exclusif, bien
qu'elle eût été largement anticipée par le rapprochement sino-américain depuis 1972, consacre la quasidisparition de Taïwan des relations diplomatiques internationales. En 1988, il ne reste plus que quelques
petits États du Pacifique, d'Amérique latine, l'Afrique du Sud, la Corée du Sud et l'Arabie Saoudite pour
maintenir celles-ci avec Taipei. La Chine populaire, déjà présente à l'O.N.U., va entrer dans tous les
grands organismes internationaux, du F.M.I. à la Banque mondiale, obligeant ainsi Taïwan à s'en retirer
au nom de l'unicité de la nation chinoise.
Pourtant, cette débâcle diplomatique va se muer petit à petit en une situation plus nuancée. L'évolution
des relations avec les États-Unis est éloquente. Dès décembre 1978, Jimmy Carter a indiqué qu'il
subsistait un désaccord avec la Chine concernant les livraisons futures d'armes américaines à Taïwan. Au
Congrès, les partisans de Taïwan imposent le Taiwan Relations Act qui institue une fiction promise à un
bel avenir : sous couvert d'associations privées, les États-Unis resteront parfaitement représentés à
Taïwan, de même que bientôt le Japon et d'autres nations occidentales. La campagne électorale de Ronald
Reagan, très influencé par les thèses protaïwanaises, est marquée de déclarations imprudentes contre
l'accord signé avec Pékin, mais consacre aussi la poursuite de livraisons d'armes à Taïwan. Celles-ci ne
ralentiront, après d'innombrables pressions chinoises, qu'à partir de 1983 ; encore les transferts de
technologie et l'effort de recherche et développement militaire taïwanais sont-ils alors en mesure de
combler cette diminution. En 1988, outre des rumeurs renouvelées concernant la mise au point de l'arme
nucléaire, Taïwan se trouve en possession d'un missile sol-sol de 1 000 kilomètres de portée, par exemple,
qui constitue sans doute une assurance contre une solution par la force du problème taïwanais.
Mais, surtout, le dynamisme économique de l'économie taïwanaise assure le maintien de l'île dans les
courants internationaux. D'environ 1 500 dollars par habitant en 1978, le P.N.B. taïwanais atteint
5 000 dollars en 1987, dépassant par exemple la Grèce, le Portugal et l'Irlande. Taïwan est devenu le plus
grand exportateur mondial par habitant, le deuxième détenteur mondial de réserves en devises (plus de
75 milliards de dollars à la fin de l'année 1987). Loin de décliner, les relations avec les États-Unis se sont
intensifiées, l'île étant responsable à elle seule de près de 19 milliards de dollars du déficit commercial
américain en 1987. Pour une part, cette évolution est due aux préoccupations stratégiques : si Taïwan est
aujourd'hui le plus fidèle acheteur mondial de bons du Trésor américain, acceptant ainsi, entre 1985 et
1988, de voir son capital dévalué de près de 30 p. 100, si les autorités monétaires taïwanaises ont
poursuivi une politique très conservatrice, minimisant l'inflation, accumulant des réserves stérilisées et
acceptant une très forte réévaluation de leur monnaie, c'est non seulement pour forger un capitalisme
national puissant, mais aussi pour rendre Taïwan indispensable aux financiers internationaux.
Aussi le courant semble-t-il s'inverser en 1988. Pour la première fois, Taïwan obtient de rester dans un
organisme international, la Banque asiatique de développement, quand la Chine populaire y entre en
1988. Des manœuvres similaires se déroulent autour du G.A.T.T., et Taïwan est étroitement associé à des
organismes tels que le P.E.C.C. (Pacific Economic Cooperation Committee), auquel participent en 1988
la Chine et l'Union soviétique.
Parallèlement, les échanges informels concernent aussi les pays communistes, à commencer par la Chine.
Avec celle-ci, le gouvernement du Guomindang maintient en principe la politique des « trois refus » (ne
pas négocier, ne pas commercer, ne pas voyager), mais a accepté en pratique l'essor des échanges : ils
atteignent 2 milliards de dollars en 1987 et se font de plus en plus directement à travers le détroit de
Formose, tandis que les investisseurs taïwanais partent à l'assaut du continent. En 1987, un tiers des
industriels de la chaussure taïwanaise (l'île exporte près d'un milliard de paires de chaussures par an) ont
visité la Chine, afin de prospecter des sites d'usine. En octobre 1987, Taïwan met fin à l'interdiction de
voyage, au nom du rapprochement des familles. Les « compatriotes de Taïwan », bienvenus en Chine,
125
succèdent aux Chinois de Hong Kong et Macao, qui avaient été les premiers à revenir en Chine. Avec les
pays de l'Est, Taïwan effectue également une percée commerciale, donnant lieu à des visites de
délégations inusitées : la délégation commerciale hongroise, par exemple.
L'essentiel continue pourtant à résider dans l'attitude future de la Chine populaire. Celle-ci prône, depuis
1984, l'application à Taïwan de la formule « un pays, deux systèmes » forgée pour Hong Kong et ne
renonce pas en principe à son droit d'utiliser la force. Les contacts sont amorcés : à l'occasion du
détournement d'un Boeing-747 taïwanais en 1986, puis entre les Croix-Rouge des deux protagonistes
depuis 1987, pour assurer les rapprochements de famille. À Taïwan, l'opposition politique dénonce
ouvertement, en juin 1988, la tenue de pourparlers secrets entre le Guomindang et le Parti communiste
chinois, accréditant ainsi leur existence.
Rapprochement et compétition se poursuivent ainsi simultanément. La vente par la Chine de missiles à
portée intermédiaire à l'Arabie Saoudite en 1988, outre ses aspects commerciaux, vise aussi à parachever
l'isolement diplomatique formel de Taïwan. Inéluctablement, Taïwan se trouve entraîné dans des rapports
nombreux avec une Chine qui fait, elle aussi, preuve d'un grand dynamisme économique.
VI - Les prémices de la démocratisation
Taïwan vit depuis 1949, sur le plan des institutions politiques, dans le mythe de la réunification du
continent sous l'égide de la république de Chine. Le Guomindang, vaincu de la guerre civile, y a appliqué
depuis 1948 la loi martiale, dont un des effets est l'interdiction des autres partis politiques et des
manifestations. Les législateurs élus lors de la défaite pour « représenter », dans l'exil, leur province de
Chine sont restés en place de façon ininterrompue.
Pourtant, la libéralisation qui s'engageait depuis le début des années 1970 a franchi des étapes décisives.
Depuis 1969, des élections complémentaires permettaient, tous les trois ans, de choisir des représentants
pour la « province » de Taïwan, c'est-à-dire pour la population de l'île. Le mouvement des dangwai,
candidats « hors parti », a souffert de la reconnaissance de la Chine populaire par les États-Unis : elle a
été en effet le prétexte utilisé par le gouvernement pour annuler les élections prévues à cette date.
L'interdiction de la revue Formose et le procès qui suivit les manifestations de protestation marquèrent
l'apogée de la confrontation avec le gouvernement.
Depuis lors, le président Chiang Ching-kuo
(fils et successeur de Chiang Kai-shek), poussé il est vrai
par les progrès de l'électorat d'opposition et par les pressions américaines, a franchi les étapes d'une
libéralisation prudente : jusqu'en 1986, celle-ci a concerné les libertés d'expression et le droit
d'organisation officieux plutôt qu'une refonte du système politique. Certains incidents ont plutôt servi à
affirmer cette tendance. Ainsi en fut-il de l'assassinat aux États-Unis de Henry Liu, auteur d'une
biographie critique de Chiang Ching-kuo : sous la pression américaine, des responsables des services
secrets taïwanais furent jugés et condamnés ; parallèlement, Chiang Ching-kuo se voyait contraint
d'écarter ses fils de la succession politique.
C'est à partir de 1986 que surviennent les événements décisifs de la démocratisation. La chute du régime
de Ferdinand Marcos aux Philippines, les grandes manifestations coréennes et même l'atmosphère de
dégel en Chine populaire encouragent intellectuels et jeunes Taïwanais. Avec la levée des restrictions
concernant les voyages à l'étranger et l'enrichissement des classes moyennes, Taïwan est devenue une
société informée et partiellement internationalisée. Sans doute la volonté de Chiang Ching-kuo de
construire lui-même la transition politique a-t-elle joué : l'homme qui avait été le chef de la police de son
père a joué un rôle constamment réformateur dans ses dernières années, appuyé sur Lee Huan, secrétaire
général du Guomindang, et Lee Teng-hui, vice-président de la République et Taïwanais de souche. À
partir de mars 1986, c'est Chiang Ching-kuo qui a annoncé au Guomindang le passage à des institutions
démocratiques ; en septembre 1986, les opposants fondent le Parti démocrate progressiste (D.P.P.,
Democratic Progressive Party), sans encourir les foudres des autorités. La levée de la loi martiale,
annoncée dès octobre 1986, est effective en juillet 1987 ; toutefois, une loi de sécurité nationale interdit
de prôner le séparatisme taïwanais et laisse aux autorités le contrôle des voyages hors de l'île.
126
Le rythme de la libéralisation s'accélère alors, bien que les élections provinciales ne donnent pas plus d'un
tiers des voix à l'opposition : celle-ci ne peut être représentée dans toutes les circonscriptions. Le D.P.P.
est divisé entre une faction modérée, dirigée essentiellement par le vétéran Kang Ning-hsiang, et des
Jeunes-Turcs plus favorables à l'affrontement et à l'indépendance. Mais le Guomindang est, lui aussi,
traversé de courants, la vieille garde conservatrice regroupée autour du Premier ministre Yu Kuo-hua
s'opposant aux réformateurs, Lee Teng-hui (vice-président de la République), Lee Huan et Ma Ying-chou.
François GODEMENT
VII - La démocratie taïwanaise
L'accession de Lee Teng-hui à la présidence et le recentrage des institutions nationalistes
(1988-1996)
À la mort de Chiang Ching-kuo le 13 janvier 1988, la magistrature suprême échappe à la famille Chiang
comme à la communauté des continentaux réfugiés à Taïwan après 1945, puisque, aux termes de la
Constitution, son mandat doit être terminé par le vice-président : or Lee Teng-hui, membre du
Guomindang, est d'origine insulaire. Faisant preuve d'une habileté certaine pour manœuvrer entre
conservateurs et libéraux du parti, Lee est rapidement confirmé dans l'ensemble des fonctions occupées
par son prédécesseur : à la tête du parti – dont il devient président en titre lors du XIIIe congrès en juillet
1988 – puis à la tête de l'État lorsqu'il est élu président de la République en 1990.
La démocratisation des institutions résulte d'un processus réformiste dans lequel les changements internes
et la redéfinition de la politique extérieure sont intimement liés. La double opposition de Pékin et de la
vieille garde nationaliste à une remise en cause du principe de l'unité de la Chine explique que la
Constitution de 1947 – toujours en vigueur à Taïwan et pour laquelle le territoire officiel de la république
de Chine englobe la Chine continentale – ait simplement été amendée, chaque réforme s'inscrivant ainsi
dans sa continuité juridique. Dans la mesure où le débat ne pouvait porter ouvertement sur une
redéfinition ex abrupto des frontières, c'est l'instauration d'un régime effectivement représentatif qui a
permis de remodeler progressivement la souveraineté nationale. Et le Guomindang est resté maître de la
réforme dans la mesure où celle-ci a été conduite par des instances où il était majoritaire, le marchandage
s'opérant entre factions rivales, l'aile libérale et la vieille garde nationaliste.
Le recentrage du régime sur Taïwan est amorcé le 21 juin 1990, lorsque les élus des trois assemblées
nationales ayant obtenu leur mandat avant 1949 sur le continent – soit 76 p. 100 des effectifs – ont été
enjoints d'abandonner le siège qu'ils détenaient à vie depuis 1954. La fiction d'un régime représentant
l'ensemble de la Chine prend fin avec le renouvellement complet, au suffrage universel direct et dans un
cadre multipartiste, de ces institutions, dont l'Assemblée législative dite Yuan législatif. Depuis lors, elles
sont représentatives de la seule population insulaire et, à l'échéance de leurs mandats, ont été
régulièrement réélues.
La démocratisation est approfondie par de multiples réformes visant à démanteler l'arsenal répressif
justifié par la poursuite de la guerre civile contre les communistes, à corriger le déséquilibre institutionnel
induit par les premiers changements et, enfin, à parachever le recentrage des institutions sur le seul
territoire effectivement contrôlé par Taipei. S'agissant de la législation d'exception, l'une des étapes
décisives en plus de la levée de la loi martiale, le 15 juillet 1987, est la révision, le 15 mai 1992, de
l'article 100 du Code pénal définissant depuis 1935 la notion de sédition. Visant à l'origine les
communistes, il avait été progressivement utilisé pour poursuivre les indépendantistes. Sa révision permet
la libération des derniers prisonniers politiques et le retour de nombreux exilés. La levée des mesures
d'exception autorise aussi, à partir de 1994, l'élection au suffrage universel direct de l'exécutif provincial.
Mais ce faisant le gouverneur de l'île a aussitôt bénéficié d'une légitimité supérieure à celle du président
de la République élu au suffrage indirect. La perspective de ce déséquilibre rend alors plus aisée la
réforme du mode d'élection de ce dernier, le suffrage direct ayant initialement été écarté car susceptible
de symboliser la partition de la nation chinoise. C'est alors l'institution provinciale qui est suspendue
127
– puisque redondante avec l'État –, ce qui renvoie au troisième volet des réformes, celui du recentrage des
institutions de la république de Chine sur l'île de Taïwan.
Parallèlement, Lee procède à un aggiornamento de la politique extérieure, limitée implicitement au seul
territoire effectivement contrôlé par le régime. À partir de 1989, Taipei se rallie au principe de la double
reconnaissance des États divisés – selon les modèles allemand et coréen –, n'exigeant plus des quelques
chancelleries disposées à reconnaître la république de Chine qu'elles rompent leurs relations
diplomatiques avec Pékin, tandis qu'une campagne pour réintégrer l'O.N.U., au côté de la R.P.C., est
lancée dès 1992, autant d'initiatives auxquelles la R.P.C. s'oppose systématiquement. En outre, les
défections, au profit de Pékin, des seuls alliés de poids que Taipei avaient conservés – celles de l'Arabie
Saoudite en 1990, de la Corée du Sud en 1992 et de l'Afrique du Sud en 1996 – ont renforcé l'isolement
diplomatique de l'île.
Cet aggiornamento appelait une redéfinition des relations entre Taïwan et la Chine : les lignes directrices
pour l'unification nationale (Guojia tongyi gangling) adoptées le 14 mars 1991 combinent les thèses
unificatrices de la vieille garde nationaliste puisque la réunification reste l'objectif ultime, tout en
précisant que celle-ci doit être négociée sur un pied d'égalité par les deux parties. Dès le 1 er mai suivant,
Taipei prend l'initiative de cette possible normalisation en mettant fin à la « période de mobilisation
nationale pour la suppression de la rébellion communiste » instaurée en 1948 ce qui autorise, sur le plan
interne, la fin du régime d'exception commandé par la poursuite de la guerre civile, tandis que, sur le plan
externe, elle équivaut à une reconnaissance de fait de la R.P.C.
Poursuite des échanges et approfondissement du contentieux sino-taïwanais sous le
dernier mandat de Lee Teng-hui (1996-2000)
Pour autant, la politique taïwanaise de Pékin n'a pas connu d'inflexion notable face aux propositions de
Taipei : réservant à Taïwan, comme à Hong Kong et Macao, la formule « un pays, deux systèmes »
(yiguo liangzhi), la position chinoise est tout entière contenue dans la rhétorique dite des « trois non »
(sanbu) : non à l'indépendance de Taïwan ; non à deux Chine ou à deux États, Chine et Taïwan ; non à
l'adhésion de l'île à des organisations requérant le statut d'État. Autrement dit, sans renoncer à l'usage de
la force pour récupérer Taïwan, les dirigeants chinois affirment que tout est négociable, sauf le principe
d'une seule Chine.
Dès lors, Taipei s'efforce de cantonner les relations bilatérales à la sphère non officielle et d'interdire des
relations maritimes et aériennes directes entre les deux rives du détroit. Proscrits depuis 1949, les
échanges avec la Chine ont été partiellement libéralisés à partir de 1987, ce qui engendre un mouvement
massif de délocalisation de la production taïwanaise sur le continent. À la suite des P.M.E., les grands
conglomérats de l'île ont également cherché à profiter d'un marché en pleine expansion.
Toutefois, la nécessité de gérer les contentieux nés de la multiplication des échanges conduit Taipei à
instituer, en mars 1991, un organisme paragouvernemental, la Fondation pour les échanges entre les deux
rives (Haixia langan jiaoliu jijinhui ou S.E.F. en anglais), une initiative reprise dès le mois de décembre
suivant par Pékin avec la création de l'Association pour les relations à travers le détroit (Haixia jiaoliu
xiehui ou A.R.A.T.S.). Limité aux questions techniques, un dialogue paragouvernemental s'instaure,
aboutissant au « sommet », qualifié d'historique, réunissant, à Singapour en avril 1993, les présidents des
deux associations, Koo Chen-fu et son homologue chinois Wang Daohan.
Mais, en juin 1995, afin de sanctionner la visite privée effectuée alors par Lee Teng-hui à l'université
Cornell aux États-Unis, les autorités chinoises rompent unilatéralement et sine die ce timide processus de
rapprochement. Surtout, pour dissuader la tenue, en mars 1996, de la première élection présidentielle au
suffrage universel direct, elles organisent à trois reprises – en juillet et août 1995, puis en mars 1996 –
d'importantes manœuvres militaires dans le détroit, procédant même, à quelques jours du scrutin, à des
tirs de missiles à proximité de l'île. Cette stratégie se révèle doublement contre-productive : non
seulement elle conduit les États-Unis à dépêcher deux porte-avions dans la zone, mais, loin de remettre en
cause les réformes conduites par Lee, elle renforce sa légitimité puisqu'il recueille 54 p. 100 des
suffrages. Dès lors, le dernier mandat de Lee restera marqué par son interview à une radio allemande, le
128
9 juillet 1999, au cours de laquelle il qualifie les relations sino-taïwanaises de « relations spéciales d'État
à État » (teshude guo yu guo guanxi), ce qui parachève le recentrage des institutions de la république de
Chine sur Taïwan.
Une présidence indépendantiste sous Chen Shui-bian (2000-2008)
En portant à la présidence le candidat du D.P.P., le scrutin du 18 mars 2000 met fin à plus d'un demisiècle de domination du Guomindang sur l'île. La défaite de ce dernier est double : face au candidat
D.P.P., qui recueille 39 p. 100 des suffrages dans une élection à un seul tour, mais aussi face à
l'opposition intérieure du Guomindang, un candidat dissident, Soong Chu-yu (James Soong), devançant
largement, avec 37 p. 100 des voix, le candidat officiel, Lien Chan, vice-président sortant, qui n'obtient
guère plus de 23 p. 100 des voix. Si l'élection de Chen Shui-bian résulte de la division de l'électorat du
Guomindang, elle marque un tournant dans l'histoire taïwanaise, étant la première expérience d'alternance
au sommet de l'État. Chen sera réélu, pour un second mandat, en 2004.
La scène politique taïwanaise est aussitôt remodelée par les défections successives du Guomindang. En
1993 déjà, la vieille garde nationaliste opposée aux réformes de Lee s'était regroupée en formant le
Nouveau Parti (Xindang ou N.P.), formation ouvertement unificationniste, tandis que, en 2000, Soong,
fort de son succès relatif, forme dès le 31 mars le People First Party (Qinmindang ou P.F.P.), à tendance
populiste. Pour sa part, Lee Teng-hui, d'abord contraint de démissionner de la présidence du Guomindang
pour n'avoir su – voire voulu – mener son parti à la victoire, en est exclu quelques mois plus tard et
contribue à la formation de la Taiwan Solidarity Union (Taiwan tuanjie lianmeng ou T.S.U.) le 24 juillet
2001. Mais à la différence du N.P. et du P.F.P., la T.S.U. se positionne aussitôt à l'autre extrémité du
spectre politique. Celui-ci se polarise autour d'un clivage qui n'est pas l'usuel droite-gauche, mais panbleu
(fanlan) et panvert (fanlü), le bleu étant la couleur du Guomindang allié aux deux partis ouvertement
unionistes (N.P. et P.F.P.), le vert celui du D.P.P. allié à la T.S.U. ouvertement indépendantiste.
Or, pendant huit ans, Chen est confronté à un Yuan législatif dominé par la coalition panbleu et l'action de
ses gouvernements successifs est paralysée par l'obstruction parlementaire quasi systématique pratiquée
par le Guomindang et ses alliés. Les deux présidences de Chen resteront donc marquées, outre de graves
allégations de corruption contre lui-même et ses proches, par l'impasse des relations avec Pékin et par une
revendication de plus en plus ouverte à l'indépendance.
Le sommet de 1993 à Singapour avait obéi à une ligne de conduite arrêtée l'année précédente : chaque
partie reconnaissait l'existence d'« une Chine avec différentes interprétations » (yige Zhongguo gezi
biaoshu), une formule qui, a posteriori, allait devenir le « consensus » (gongshi) de 1992. Or, dès 2000,
Pékin fait de l'acceptation de ce consensus par Chen la condition préalable à l'ouverture de toute
négociation. Si le D.P.P. va admettre l'esprit du consensus, il se refusera à en reconnaître la lettre
puisqu'elle exclut l'indépendance de Taïwan.
Comme son prédécesseur, Chen n'en est pas moins confronté à la pression des milieux d'affaires pour que
soient libéralisés sans cesse davantage les échanges avec le continent. Au cours de cette période, Taïwan
est devenu le premier investisseur en Chine, y compris dans les secteurs de pointe de l'électronique et des
technologies de l'information : au début de 2008, les investissements taïwanais s'élèvent officiellement à
51,4 milliards de dollars, mais officieusement à 200 milliards, voire 400 milliards selon certaines
estimations, et cette présence financière s'est doublée d'une immigration massive de un à deux millions de
personnes. Les entreprises taïwanaises en Chine – dont le chiffre d'affaires représenterait 35 p. 100 du
P.N.B. taïwanais – assurent 20 à 25 p. 100 du total des exportations chinoises, dont 30 p. 100 des deux
cents premières firmes exportatrices, et jusqu'à 70 p. 100 dans le secteur de l'électronique.
Or, faute d'ouverture de relations maritimes et surtout aériennes directes, les quelques mesures prises
unilatéralement par Taipei sont jugées très insuffisantes par les entrepreneurs taïwanais de plus en plus
nombreux à résider sur le continent. Outre la levée de certaines restrictions pesant sur la délocalisation
d'industries de pointe, il s'agit, d'une part, de la légalisation, à partir du 1 er janvier 2001, du commerce
maritime de contrebande entre les îles Jinmen et Mazu et les ports continentaux de Xiamen et Fuzhou qui
leur font face, d'autre part, de l'autorisation donnée, à partir de 2003, aux compagnies aériennes de
129
conclure des accords avec leurs homologues chinoises pour organiser des vols charters dits directs – les
appareils devant néanmoins effectuer un détour pour effleurer l'espace aérien hongkongais – à l'occasion
des congés du nouvel an chinois.
Pour sa part, Pékin mise sur une stratégie multiforme pour contenir les aspirations indépendantistes
taïwanaises. Tandis qu'un nombre croissant de missiles balistiques – au début de 2008, plus de 1 300
selon les sources taïwanaises ; 1 070 selon le Pentagone – sont pointés sur Taïwan, la loi dite
antisécession du 14 mars 2005 légalise le recours à la force non seulement si Taïwan proclame son
indépendance, mais aussi si les négociations en vue de la réunification sont ajournées sine die. Sur la
scène diplomatique, Pékin parvient à réduire progressivement le nombre d'États reconnaissant Taipei
– vingt-trois au début de 2008 –, à obtenir de toutes les autres chancelleries une réaffirmation périodique
de leur reconnaissance de la souveraineté de la R.P.C. sur l'île ou à empêcher que Taïwan accède au statut
d'observateur à l'Assemblée mondiale de la santé (même après que le SRAS l'eut sévèrement touché en
2003). Mais les autorités chinoises pratiquent également la politique dite du front uni en courtisant les
entrepreneurs taïwanais comme les dirigeants de l'opposition qui, dans une stratégie toute électoraliste, y
répondent activement : tandis que les présidents du Guomindang et du P.F.P., Lien Chan et James Soong,
ont rencontré en 2005 à Pékin leur homologue communiste, Hu Jintao, les forums entre le Parti
communiste chinois et ces deux partis taïwanais ne cessent de se multiplier.
Prisonnier de la faction la plus radicale de la coalition panverte, Chen a tenté pour sa part d'indiquer que
le futur statut de Taïwan n'était pas nécessairement scellé dans les termes proposés par Pékin. La
suppression du Conseil pour l'unification nationale en 2006, mesure toute symbolique puisque cette
institution n'avait pas été réunie depuis 2000, ou l'annonce périodique de l'adoption d'une nouvelle
Constitution, pleinement justifiée sur le plan institutionnel pour dépasser les incohérences de celle de
1947 maintes fois amendée, font partie de cet indépendantisme rampant dénoncé tant par les autorités
chinoises qu'américaines. D'une manière générale, la présidence de Chen s'est accompagnée d'une vaste
opération de dé-sinisation (qu zhongguo hua) visant à minimiser l'héritage culturel continental et à
promouvoir toutes les formes de cultures insulaires participant à une identité taïwanaise distincte.
Les élections du début de l'année 2008 marquent un retour en force du Guomindang : non seulement ce
parti remporte plus des deux tiers des sièges au Yuan législatif le 12 janvier, mais son candidat, Ma Yingjeou, réunit plus de 58 p. 100 des suffrages lors de la présidentielle du 22 mars face au candidat du D.P.P.,
Hsieh Chang-ting (Frank Hsieh). Outre cette nouvelle alternance, le fait que seuls deux candidats aient été
en lice signale une bipolarisation croissante de la scène politique et la marginalisation des petites
formations à laquelle le changement du mode de scrutin législatif a fortement contribué (le scrutin
plurinominal par circonscription à un tour, emprunté au Japon qui l'avait lui-même abandonné dans les
années 1990, a été remplacé par un scrutin à un tour et mixte, 73 députés étant élus directement dans des
circonscriptions uninominales, 34 l'étant à la proportionnelle sur listes de partis et 6 sièges étant réservés
aux candidats aborigènes). Si Ma Ying-jeou doit sa large victoire à l'espoir que nombre d'électeurs placent
dans sa capacité, par une meilleure gestion des relations avec le continent, à relancer l'économie (une
stagnation de la consommation malgré une croissance 5,7 p. 100 en 2007 grâce au commerce extérieur),
la sauvegarde de l'indépendance de fait devrait demeurer la priorité nationale, quelles que soient les
promesses d'ouverture faites par le candidat et le relais que celles-ci ont trouvé à Pékin.
Françoise MENGIN
Fin de la section optionnelle
VIII - Le développement économique
Tendances de l'agriculture
L'ouverture obligée du marché taïwanais à la concurrence internationale a profondément bouleversé
l'économie rurale, dont la rentabilité reposait largement sur des subventions, aides ou entreprises
publiques. La restructuration de l'agriculture et la diversification des activités rurales s'accélère depuis le
130
début des années 1990 et n'épargne pas les entreprises publiques, comme la Taïwan Sugar Corporation
(T.S.C.).
La superficie cultivable, exploitée à plus de 90 p. 100, ne représente, du fait du relief, qu'un quart de la
superficie totale. La pression démographique dépasse ainsi le seuil impressionnant des 2 500 habitants au
kilomètre carré cultivé. Cependant, l'agriculture est très intensive : il s'agit principalement de la riziculture
« chinoise », mais modernisée par les Japonais, qui construisirent notamment des barrages, de grands
réseaux de canaux d'irrigation dans les plaines d'Ilan et de Chianan, et introduisirent des variétés de riz et
de canne à sucre à hauts rendements ; cette riziculture a été développée, après 1949, sous l'influence des
méthodes américaines. Un fait décisif a été la réalisation en 1953, sous la pression des États-Unis, d'une
réforme agraire hardie qui a limité à 2,9 hectares la propriété maximale. La redistribution des terres en
petites parcelles a accéléré leur morcellement dû au régime des successions : nombre d'exploitations étant
devenues non rentables et trop petites pour être mécanisées, le gouvernement lança, en novembre 1982, la
deuxième étape de la réforme agraire, afin de restructurer l'agriculture en accélérant le remembrement, ce
qui a permis l'extension de la mécanisation et de l'irrigation à la très grande majorité des terres.
Aujourd'hui, l'agriculture est toujours pratiquée par de petits exploitants (92 p. 100 des familles travaillent
moins de 2 ha). La population rurale vit en habitat dispersé dans le nord, en habitat groupé dans le sud,
ainsi que dans la vallée de faille longitudinale qui relie Hualien à Taitung.
Du fait de l'extension de l'urbanisation et de l'industrialisation, la superficie cultivée n'a jamais été aussi
réduite depuis 1952. Elle est de 859 000 hectares, mais la superficie récoltée est d'environ
963 000 hectares : la double récolte est donc de règle et, compte tenu de l'existence d'une culture
permanente comme la canne à sucre, la plaine de Changhua porte même trois récoltes ; la double culture
de riz suivie de cultures d'hiver comme les légumes, ou de cultures sèches comme la patate douce, est la
plus répandue.
Cela n'est possible que grâce à l'irrigation (plus de 560 000 ha irrigués), à l'emploi
massif d'engrais chimiques et de pesticides et au développement des cultures de pentes. Le riz, première
culture (avec une production de 1,5 million de tonnes en 2006), donne encore de hauts rendements
(41 q/ha), bien que décroissants. Les agrumes sont la deuxième culture. Les arbres fruitiers contribuent
au maintien des sols pentus, qui représentent la moitié de la surface cultivée totale. Les ananas, exportés
en conserves, ont supplanté la canne à sucre comme troisième culture.
La canne à sucre avait été très développée pendant l'époque japonaise, pour les besoins du marché nippon.
Elle reste cultivée mais les surfaces qui lui étaient consacrées ont été largement reconverties dans la
culture des fleurs (principalement de l'orchidée, destinée à l'exportation) ainsi que dans le développement
de l'agrotourisme.
Au riz, à l'ananas et à la canne s'ajoutent d'autres cultures de plaine qui, depuis le milieu des années 1980,
décroissent, comme le maïs, augmentent, comme les bananes, ou se maintiennent, comme les pastèques,
ou bien sont devenues secondaires, comme l'arachide, le blé et le manioc. Les basses pentes portent des
cultures alimentaires, principalement la patate douce, qui reste un complément d'alimentation apprécié, et
des jardins de théiers dont la production est en grande partie exportée. Pour autant, à la recherche d'une
main-d'œuvre à bas coûts, une partie des exploitants de théiers ont déconcentré leur production dans des
pays tels que le Vietnam, l'Indonésie ou la Thaïlande. La diversité et la qualité des fruits (mangues,
papayes, etc.) et légumes (pousses de bambous, choux, carottes, tomates, radis...) sont remarquables,
mais, ne suffisant pas aux besoins, ils sont importés en quantité croissante.
Les forêts couvrent la moitié de l'île, mais ne sont exploitables qu'au tiers, à cause des problèmes
d'accessibilité, de stockage et, surtout, de la faible densité des conifères. La déforestation est
particulièrement sensible sur la côte est. La production ne couvre qu'un dixième des besoins : en raison de
la mauvaise qualité de ses énormes réserves forestières et pour alimenter de grosses exportations de
contreplaqué vers les États-Unis, Taïwan importe la majeure partie de son bois.
Depuis 1984, le tonnage de la pêche dépasse le million de tonnes, surtout grâce au doublement des
tonnages de la pêche en haute mer et à l'intensification de l'aquaculture, qui permet l'exportation
d'anguilles et de crustacés vers le Japon. Dans les années 1990, les pratiques aquacoles ont été mieux
131
contrôlées. La production de la mariculture a diminué d'un tiers, comme celle de l'aquaculture d'eau
douce. La pisciculture d'eau douce reste surtout pratiquée dans les parcs de l'est, les lacs de barrage, et
jusque dans les étangs du district de Taoyuan, servant à l'irrigation des rizières. Toutefois, l'inquiétante
pollution des rivières et lacs a fait baisser fortement le volume de la pêche en eau douce.
Les élevages de poules en batterie sont en augmentation, alors que ceux de canards et surtout de porcs,
très polluants, ont été réduits. Le nombre des vaches laitières a augmenté, à cause de l'adoption, par une
population fortement urbanisée, au niveau de vie élevé, d'habitudes alimentaires occidentales. Les bovins
élevés pour la viande sont peu nombreux, alors que la demande s'accroît. De même, l'engouement pour le
pain a réduit de plus de la moitié la demande de riz par habitant entre les années 1970 et 1990. La
production de riz, développée au moment de la réforme agraire pour assurer l'autosuffisance alimentaire
de l'île, a heureusement été réduite presque de moitié par rapport au début des années 1970. Malgré tout,
la production de riz est toujours excédentaire par rapport à la consommation, du fait de la modification
des habitudes alimentaires et de la politique d'achat à prix garantis et de vente à perte du gouvernement
qui assure la stabilité des revenus des riziculteurs. La loi sur le contrôle des céréales, promulguée en mai
1997, encadre désormais la production, pour en améliorer la compétitivité.
L'agriculture (5,5 p. 100 de la population active et 1,4 p. 100 du P.I.B. en 2006) ne peut plus, désormais,
ni garantir des revenus suffisants aux agriculteurs, dont plus de 80 p. 100 ont un second emploi non
agricole, ni assurer l'autosuffisance alimentaire globale de l'île, qui importe du maïs, du soja, du blé, de la
viande et des produits laitiers des États-Unis. La croissance agricole, négative depuis 1996, repose surtout
sur l'augmentation des rendements, le développement de l'élevage industriel et de l'aquaculture et la
mécanisation pour compenser les effets des catastrophes naturelles et de l'exode rural. La diversification
des activités agricoles est de plus en plus encadrée. Depuis 1992, dans le cadre d'une politique concertée,
la tendance est à la reconversion des rizières en vergers ou en champs de maïs, dans les deux principaux
districts agricoles de Tainan et Pingtung, au développement, sur les pentes, de céréales (kaoliang, maïs,
etc.), de légumes, pêches, pommes et poires, consommés localement, ainsi qu'à la mise en valeur de la
côte ouest par des polders et la création de nouvelles aires de production spécialisées.
Puissance de l'industrie
Depuis le milieu des années 1990, pour tirer parti de la mondialisation, l'économie de l'île est tout entière
tournée vers la réalisation du projet A.P.R.O.C. (Asia-Pacific Regional Operations Center), visant à
transformer Taïwan en un centre économique stratégique pour les investisseurs de la région, en leur
proposant tous les services nécessaires. L'île met ainsi ses infrastructures à la disposition des entreprises
étrangères qui visent les marchés asiatiques.
Depuis 1965, Taïwan est en effet devenu un pays industriel important. Le réseau de voies ferrées atteint
1 100 kilomètres en 2006, avec 463 000 passagers transportés chaque jour. La ligne principale, électrifiée
et doublée d'une autoroute, relie, sur la côte occidentale, les ports de Keelung au nord et de Kaohsiung au
sud, suivant ainsi l'axe majeur de développement du pays. En janvier 2007 a été mis en service un train à
grande vitesse, élaboré à partir de technologies étrangères, et reliant Taipei à Kaohsiung en 90 minutes
(au lieu de quatre heures auparavant). Les Japonais avaient doté l'île de barrages hydroélectriques et
ouvert des mines de charbon dont la dernière a fermé en 2001. La priorité a été donnée au programme
nucléaire jusqu'en 1985 (où il représentait 52,4 p. 100 de la production d'énergie), pour tenter d'assurer
l'indépendance énergétique en réduisant les importations de matières premières. L'opposition des
écologistes, motivée par la question de la gestion des déchets, a redonné la priorité à la production
d'énergie d'origine thermique, et donc à la reprise des importations de pétrole du Moyen-Orient, de gaz
liquéfié d'Indonésie et de Malaisie ainsi que de charbon en provenance d'Australie, d'Indonésie et de
Chine. De nouveaux terminaux pétroliers et gaziers ont ainsi été créés dans les ports de Kaohsiung et de
Taichung. En 1998, la production d'énergie était de nouveau principalement assurée par vingt-sept
centrales thermiques.
132
Lors de la réforme monétaire de juin 1949, l'adoption du New Taiwan Dollar (NT dollar) contribua à
stabiliser les prix et à développer l'économie. Après 1949, en partie sous l'impulsion de capitaux chinois
apportés par des Shanghaïens et grâce au maintien, jusqu'à la fin des années 1950, d'un fort courant
d'épargne stimulé par des taux d'intérêts élevés, mais aussi grâce à une aide économique américaine très
importante, se développèrent des industries techniquement simples, grosses consommatrices de maind'œuvre peu spécialisée : industries cotonnière, sucrière, forestière
, du verre à vitres et du ciment.
Les années 1960 furent consacrées au développement de l'industrie légère. Le centre de gravité du
développement industriel se déplaça du nord (Keelung, deuxième port du pays) au sud, dès le lancement,
en 1958, du Plan de Douze ans pour l'extension du port de Kaohsiung (premier port du pays). À partir de
1965, une grande masse de capitaux privés étrangers se portèrent successivement sur les industries
chimiques (engrais, papier), l'électroménager et le textile. L'ouverture, en 1966, de la zone franche
industrielle de Kaohsiung permit d'intensifier les exportations et, en 1970, la balance commerciale étant
devenue excédentaire, l'aide économique américaine directe, qui finançait la moitié des importations,
cessa.
Les années 1970 virent le développement de l'industrie lourde. Des hommes d'affaires américains et
japonais ont donné une grande impulsion au développement de nouvelles industries qui, nécessitant
davantage de main-d'œuvre qualifiée, contribuèrent à résorber le chômage : textiles artificiels (en partie
exportés vers les États-Unis), matières plastiques, industries mécaniques. Les Dix Grands Travaux
d'aménagement ont accentué la concentration de l'industrie lourde dans la zone portuaire de Kaohsiung :
après l'ouverture de la zone franche de Nantzu en 1973 et, deux ans plus tard, du second port de
Kaohsiung, qui intensifièrent le transport de conteneurs, furent mis en service un complexe
pétrochimique, le grand chantier naval de la China Shipbuilding Corporation et, l'année suivante, l'aciérie
de la China Steel Corporation, intégrée au chantier de démolition de navires qui lui fournit ses matières
premières. Une troisième zone franche (créée en 1969), située au nord de Taichung (troisième port du
pays) sert la politique de décentralisation industrielle. Les Quatorze Grands Travaux d'aménagement,
lancés en septembre 1984, ont contribué à rajuster la planification et à soutenir la croissance économique.
Le port de Kaohsiung dispose d'une situation géographique optimale à la croisée des routes maritimes du
Pacifique ouest. Le volume de son trafic de conteneurs (10,2 millions de conteneurs E.V.P. – équivalent
vingt pieds – en 2007) classe Kaohsiung à la sixième place mondiale. Le port a amélioré sa compétitivité
en simplifiant et en accélérant ses procédures douanières. Ses taxes portuaires sont devenues les plus
faibles de la région, et la croissance de son trafic de conteneurs en volume, la plus forte de la région.
L'industrialisation s'est poursuivie, notamment, avec la construction, par Formosa Plastics Group, du plus
grand complexe pétrochimique de l'île à Mailiao, au centre de la côte occidentale. C'est le plus grand
investissement privé jamais réalisé dans l'île (12,3 milliards de dollars américains). Son gigantesque port
industriel peut accueillir des navires de 260 000 tonneaux.
Malgré la construction de routes et d'un réseau ferroviaire circuminsulaire, et l'extension des ports, la côte
est, enclavée par le relief, reste défavorisée par rapport à la côte ouest où les transports sont deux fois plus
rapides. La côte orientale exploite néanmoins d'énormes réserves de marbre et de dolomie pour la
production de ciments. Depuis 1952, les investissements des Chinois établis à l'étranger favorisent le
secteur des services (57,9 p. 100 des emplois en 2006), notamment financiers, alors que les
investissements étrangers, surtout américains, mais aussi japonais, se portent préférentiellement sur
l'électronique, qui joue un rôle prépondérant dans le renforcement actuel de l'économie vers les industries
de haute technologie à forte valeur ajoutée (ordinateurs, télécommunications et robotique), dont les
marchés extérieurs constituent un débouché naturel. En 2006, l'industrie employait 36,6 p. 100 de la
population active, et les produits industriels constituaient 99 p. 100 des exportations.
La structure socio-économique de Taïwan s'est profondément modifiée en un demi-siècle. En
s'industrialisant, l'île est passée d'une économie agricole à une société de l'information de pointe dédiée
aux services et au commerce international. Le projet A.P.R.O.C. s'appuie sur les atouts de Taïwan dans ce
domaine, depuis le lancement, le 14 juillet 1995, d'une autoroute nationale de l'Information au technopôle
133
de Hsinchu, accélérant le développement d'Internet. L'année suivante, Taïwan était reliée au réseau câblé
Asie-Pacifique, permettant des échanges à hauts débits de données numériques par des fibres optiques
sous-marines.
Le commerce extérieur, moteur de la croissance
Les exportations représentent 60 à 70 p. 100 du P.I.B. La balance commerciale reste remarquablement
excédentaire depuis 1976. Longtemps souhaitée, l'adhésion à l'O.M.C., le 1er janvier 2002, a conforté
Taïwan dans son rôle de plate-forme d'échange axée sur le commerce. Les échanges extérieurs
représentent 3,7 p. 100 des 5,7 p. 100 de croissance enregistrée en 2007. Après avoir connu une phase de
récession en 2001, l'économie taïwanaise a retrouvé la voie d'une croissance soutenue qui la place en
2006 au 5e rang des économies asiatiques.
Au-delà de ces bons résultats, le fait majeur depuis le début du XXIe siècle est l'émergence de la Chine
continentale (Hong Kong inclus) comme premier partenaire commercial de Taïwan, en lieu et place des
États-Unis. Les échanges, très largement excédentaires au profit de Taïwan, représentent 27 p. 100
(116 milliards de dollars) du commerce total de l'île en 2006, et 40 p. 100 de ses exportations. Ainsi, la
Chine a-t-elle pris la place de premier client de Taïwan dans le même temps qu'elle en devenait le
deuxième fournisseur, derrière le Japon.
Les relations économiques entre Pékin et Taipei se confortent de l'ampleur des investissements taïwanais
sur le continent. Taïwan est de loin le premier investisseur en Chine continentale, où les entrepreneurs
taïwanais délocalisent une bonne partie de leur production d'industries de main-d'œuvre, trouvant là des
salaires encore très bas. Leurs activités s'étendent au-delà des provinces littorales, tout en se diversifiant
(informatique, industrie du plastique, commerce agroalimentaire, banque, assurance, immobilier,
tourisme, etc.). Pour s'assurer du bon fonctionnement des usines implantées, plus d'un million de citoyens
de l'île vivent sur le continent, alors qu'aucune liaison directe n'existe officiellement entre les deux rives
du détroit de Formose !
Taïwan n'en conserve pas moins des relations commerciales avec ses partenaires traditionnels, et s'attache
à s'ouvrir de nouveaux marchés, ne serait-ce que pour limiter une dépendance déjà très forte à l'égard de
son puissant, et « fraternel », voisin. Bien que beaucoup plus modeste qu'avec la Chine, le solde des
échanges est positif avec les États-Unis (troisième partenaire avec 12,9 p. 100 des échanges), l'Union
européenne et les pays de l'A.S.E.A.N. Seul le Japon, deuxième partenaire (14,7 p. 100 des échanges en
2006) et premier fournisseur, conserve une balance commerciale excédentaire avec Taïwan. La politique
d'investissement de l'île ne se limite pas à la Chine continentale : s'inscrivant toujours dans une politique
de délocalisation des industrie de main-d'œuvre et la recherche des plus bas coûts, Taïwan est
particulièrement présent dans les pays de l'A.S.E.A.N. (deuxième investisseur au Vietnam en 2006,
quatrième en Malaisie, sixième en Thaïlande).
Le phénomène économique majeur représenté par l'exceptionnelle amplitude prise par les échanges entre
la Chine continentale et Taïwan, qui surpasse toute volonté politique, était encore impensable au milieu
des années 1980. Il symbolise la volonté populaire et des milieux d'affaires d'accélérer la création de
liaisons directes avec le continent, pour hâter la réalisation du projet A.P.R.O.C. et, à terme, le
rapprochement des deux rives, même si d'importants différends politiques et de fortes disparités socioéconomiques subsistent de part et d'autre du détroit de Formose.
Au fil de trente années de croissance quasi ininterrompue (2001 fut la seule année de récession), le niveau
de vie des Chinois de Taïwan a connu un accroissement considérable (P.I.B./hab. : 16 030 USD en 2006)
qui a attiré les géants, notamment français, de la grande distribution, qui y ont multiplié les ouvertures
d'hypermarchés. Le développement économique a eu pour corollaire des progrès urbains très rapides dans
une population qui, encore rurale à 80 p. 100 en 1960, est urbaine à 78 p. 100 en 2007. Si les résultats
économiques ont été remarquables, les réalisations dans le domaine de l'environnement ont été
134
insuffisantes et les équipements collectifs, parfois sacrifiés (égouts, traitement des eaux usées, etc.). La
pollution de l'air augmente dans les villes les plus peuplées, ce qui pose des problèmes de santé publique.
Kaohsiung (1,5 million d'habitants) et surtout la capitale, Taipei (2,6 millions d'habitants en 2006) ont vu
leur population se stabiliser.
Si l'économie de Taïwan, qui renforce sa position de place financière et de centre d'opérations pour l'AsiePacifique, est prospère, si le niveau de vie des habitants s'est élevé dans des proportions notables, l'avenir
politique de la république de Chine s'inscrit en pointillé, tant il est tributaire des volontés, pour l'heure
opaques, des dirigeants de Pékin.
Pierre SIGWALT,
E.U.
IX - La littérature
L'étude de la littérature taïwanaise devrait théoriquement envisager la diversité ethnique de l'île, y
compris dans sa composante autochtone. En réalité, celle-ci a été pratiquement ignorée jusqu'aux années
1980, époque à laquelle des écrivains d'origine aborigène, mais s'exprimant en langue chinoise, ont
commencé à attirer l'attention. La tradition orale de ces peuples a alors fait l'objet d'une collecte et d'une
mise en forme. C'est donc, pour l'essentiel, de la littérature des immigrés chinois, largement majoritaires
sur l'île, qu'il sera question ici, même si l'identité taïwanaise demeure éminemment problématique.
Lecture optionnelle
L'occupation japonaise
On sait que l'immigration en provenance du continent atteignit des proportions importantes à partir de la
dynastie des Ming (1368-1644). Sous l'influence de Zheng Chenggong (Koxinga), l'île est devenue par la
suite un bastion de la résistance aux Mandchous. C'est un fonctionnaire réfractaire à la dynastie
mandchoue des Qing (1644-1911), Shen Guangwen (Shen Kwang-wen, 1612-1688), qui, après s'être
exilé à Taïwan, y introduisit la culture lettrée chinoise.
Lorsque Taïwan passe aux mains des Japonais, en 1895 – après l'éphémère expérience républicaine –, la
culture traditionnelle est donc solidement implantée. Elle sera remise en cause lors du mouvement dit de
la « nouvelle littérature » (Xin wenxue yundong), qui démarre avec le lancement en 1920, par des
étudiants résidant à T?ky?, de la revue Taiwan qingnian (Jeunesse taïwanaise), et qui promeut l'usage de
la langue vernaculaire, l'éducation des masses et la critique sociale menée sur un mode réaliste. À la
résistance armée, sporadique durant les vingt premières années d'occupation, succède alors la résistance
culturelle. Toutefois, à Taïwan comme sur le continent, et probablement à un degré plus élevé, ce projet
patriotique revêt une nécessaire ambiguïté, liée au fait que la défense de la nation passe par sa
régénérescence, et donc par la dénonciation, de son système social et de ses valeurs passées (féodalisme,
confucianisme) autant que par l'ouverture à une modernité incarnée précisément par l'occupant nippon.
La parenté entre le mouvement de la nouvelle littérature taïwanaise et la révolution littéraire née du
mouvement du 4 mai 1919, sur le continent, est évidente : Zhang Wojun (Chang Wo-chun, 1902-1955),
un de ses principaux artisans, avait fait ses études à Pékin, où il résidera de 1926 à 1946. De son côté, Lai
He (Lai Ho, 1894-1943), considéré comme le père de la littérature taïwanaise moderne, est comparé à Lu
Xun. Néanmoins, le problème de la langue et de l'identité taïwanaises ne pouvait manquer de se poser
rapidement : si Zhang Wojun estimait que le parler local de Taïwan ne réussirait à entrer dans la
littérature qu'à la condition de se réformer, d'autres, surtout dans les milieux de gauche – Huang Shihui
(Huang Shih-hui) ou Guo Qiusheng (Kuo Chiu-sheng) –, préconisent, à l'aube des années 1930, son usage
immédiat. Ce qui n'était pas sans comporter de réelles difficultés linguistiques, la forme écrite du parler
taïwanais étant encore largement à construire.
La question est restée d'ailleurs en suspens, le japonais ayant peu à peu supplanté le chinois au cours de la
décennie suivante : à partir de 1930, en effet, l'emprise coloniale se renforce, et l'enseignement en langue
135
japonaise se généralise chez les élites et dans la classe moyenne. Les écrivains, formés au Japon, utilisent
ordinairement le japonais dans leurs œuvres, et concourent même pour des prix littéraires décernés dans
ce pays – Yang Kui (Yang Kuei, 1905-1985), Lü Heruo (Lu Ho-jo, 1914-1950), Long Yingzong (Lung
Ying-tsung, né en 1911). Après le déclenchement de la guerre sino-japonaise, en 1937, le Japon va
intensifier sa politique d'assimilation et bannir l'usage du chinois dans les publications. Et tandis qu'il
tente de rallier les intellectuels à sa politique de la « Grande Asie orientale » et lance la revue Wenyi
Taiwan (Taïwan littéraire et artistique), la résistance de certains écrivains – Zhang Wenhuan (Chang
Wen-huan, 1909-1978), Lü Heruo, Yang Kui –, autour d'une publication concurrente, Taiwan wenxue
(Littérature taïwanaise), se traduit indirectement par le réalisme et la couleur locale des descriptions. En
1943, Wu Zhuoliu (Wu Chuo-liu, 1900-1976) entreprend en secret la rédaction de son roman Yaxiya de
gu'er (Orphelins d'Asie), qui paraîtra au Japon en 1956.
Après le retour à la Chine
La fin de la guerre, proclamée le 15 août 1945, et suivie quelques mois après par l'arrivée de
fonctionnaires venus de Chine, provoque une rupture avec la période antérieure en balayant à la fois la
littérature en langue japonaise et la conscience taïwanaise naissante pour imposer la suprématie des
continentaux. L'éducation chinoise est immédiatement rétablie, mais le désenchantement ne tarde pas à
gagner la population. La situation se durcit après l'incident du 28 février 1947, qui aura pour conséquence
de réduire au silence l'élite de l'île. La rubrique littéraire en langue japonaise du Zhonghua ribao
(Quotidien la Chine) est supprimée. Adaptées du japonais ou rédigées dans un chinois indigent, les
œuvres taïwanaises publiées dans Qiao (Le Pont), le supplément littéraire du Xin sheng bao (Journal de
la vie nouvelle), révèlent le handicap dont souffrent les écrivains locaux. Si continentaux et insulaires
semblent mus par une volonté commune de reconstruction de la littérature taïwanaise, le fossé qui les
sépare n'en est pas moins profond : les premiers, peu au fait du développement de la littérature taïwanaise
au cours du demi-siècle écoulé, oscillent à son égard entre méfiance et condescendance ; elle doit, à leurs
yeux, se débarrasser en priorité des influences nippones et rattraper son retard sur celle du continent plutôt
que de cultiver ses spécificités locales.
Au lendemain de la débâcle nationaliste et du repli de Tchiang Kai-chek à Taïwan en décembre 1949, les
années 1950 sont marquées par la « terreur blanche » : maints intellectuels sont victimes de la répression
qui frappe sympathisants communistes et indépendantistes (ces deux engagements allant parfois de pair).
Yang Kui, arrêté dès 1949 pour avoir rédigé un Manifeste en faveur de la paix, passera douze ans sur la
tristement célèbre « Île verte », qui accueillera plus tard d'autres opposants politiques, comme Chen
Yingzhen (Ch'en Ying-chen, né en 1937) ou Bo Yang (Po Yang, né en 1920). L'Association des lettres et
des arts de Chine (Zhongguo wenyi xiehui), instituée en mai 1950 et qui contrôle toute la vie littéraire, a
fait de la lutte contre le communisme un de ses objectifs (c'est le temps de la guerre froide, avec le conflit
en Corée et le Pacte de défense mutuelle signé par Taïwan et les États-Unis). Les écrivains taïwanais,
bâillonnés ou disqualifiés par leur méconnaissance du mandarin, laissent le champ libre à leurs confrères
du continent, spécialement aux militaires comme Zhu Xining (Chu Hsi-ning, 1926-1998), Sima
Zhongyuan (Ssu-ma Chung-yuan, né en 1933) ou Duan Caihua (Tuan Ts'ai-hua, né en 1933), qui
expriment à la fois leur nostalgie du pays et leur anticommunisme. La censure exercée à l'encontre des
auteurs chinois des années 1930 idéologiquement suspects (Lao She, Mao Dun, Shen Congwen) contribue
à transformer l'époque en un « désert culturel », ainsi que la qualifièrent en son temps les adversaires du
régime nationaliste. On retiendra malgré tout les noms de Wang Lan (né en 1922), auteur de Lan yu hei
(Le Bleu et le Noir, 1958), Jiang Gui (Chiang Kuei, 1908-1980), à qui l'on doit Xuan feng (Le Tourbillon,
1957) et Zhongyang (Double Soleil, 1961), et Chen Jiying (Ch'en Chi-ying, né en 1908), connu pour
Dicun zhuan (1951), parodie militante du roman de Lu Xun Ah Q zhengzhuan (La Véritable Histoire d'Ah
Q), qui a été rendu en français sous le titre de L'Innocent du Village-aux-roseaux, ou encore ceux de Peng
Ge (P'eng Ko, né en 1926) et de nombreuses femmes : Pan Renmu (P'an Jen-mu, née en 1920), Lin
Haiyin (Lin Hai-yin, 1919-2001), Meng Yao (née en 1920), Nie Hualing (Nieh Hua-ling, née en 1926).
Dès le milieu des années 1950, cependant, des écrivains taïwanais parviennent, souvent après bien des
vicissitudes, à faire publier leurs œuvres, redonnant une voix à leur province natale à travers l'évocation
136
de la vie rurale et de la période d'occupation. Il s'agit en particulier de Zhong Zhaozheng (Chung Chaocheng, né en 1925) et de Zhong Lihe (Chung Li-ho, 1915-1960), dont le roman Lishan nongchang
(Ferme du mont Li) est récompensé en 1956. Mais la réaction au conformisme ambiant viendra surtout
des modernistes.
Modernisme et « littérature de terroir »
Il convient à cet égard de souligner le rôle joué par la Wenxue zazhi (Revue littéraire), fondée en 1956
– l'année de la campagne des Cent Fleurs, sur le continent – par Xia Ji'an (Hsia Tsi-an, T.A. Hsia, 19161965) et Wu Lujin (Wu Lu-ch'in, 1918-1983), deux enseignants du département de littérature étrangère de
l'Université nationale de Taïwan. C'est dans la Wenxue zazhi, qui s'est fixé pour tâche de « refléter l'esprit
et la réalité de l'époque », que Chen Ruoxi (Chen Jo-hsi, née en 1938) et Bai Xianyong (Pai Hsien-yung,
né en 1937) font leurs premières armes, de même que Wang Wenxing (Wang Wen-hsing, né en 1939) ou
Ouyang Zi (Ou-yang Tzu, née en 1939). Ils se rassembleront ensuite, à compter de 1960, autour d'une
nouvelle publication, Xiandai wenxue (Littérature moderne), qui va introduire le modernisme à Taïwan.
N'ayant pas reçu l'empreinte de la littérature chinoise moderne – celle du 4 mai 1919 – et ne la
connaissant que peu ou très mal (pour des raisons qui tiennent à la fois à leur âge et à l'impossibilité
matérielle d'accéder aux textes), déracinés (ils viennent, pour la plupart, du continent, où ils n'ont vécu
que durant leur enfance), ces jeunes écrivains bâtissent leur propre univers littéraire en s'appuyant sur
quelques grands auteurs occidentaux, qu'ils présentent à leurs contemporains : Henry James, Joyce,
D. H. Lawrence, Hemingway, Faulkner, Thomas Mann, Beckett, Camus, Sartre et Kafka.
L'adoption du modernisme leur a d'abord offert un moyen d'échapper à l'atmosphère confinée du Taïwan
du moment. Tournant le dos à l'idéologie et au réalisme social, ils se vouent à l'exploration du moi et à
l'expression de thèmes existentiels comme ceux de la déréliction et de l'exil, qui sous-tendent la relecture
du passé dans le recueil de nouvelles Taipei ren (Gens de Taipei, 1971) de Bai Xianyong. Si leur avantgardisme s'affiche parfois dans des jeux de langage ou dans des stratégies narratives délibérées, leur défi
est également moral. Il touche par exemple à certains fondements de la société traditionnelle, comme on
l'observe dans Jia bian (Processus familial, 1973) de Wang Wenxing ou dans Nie zi (Garçons de cristal,
1983) de Bai Xianyong, un roman qui se passe dans la communauté homosexuelle.
Il se développe parallèlement un courant de poésie moderniste : en 1953, le poète Ji Xian (Chi Hsien, né
en 1923) – qui, à Shanghai, avait participé à la revue Xiandai (Les Contemporains) et avait côtoyé Dai
Wangshu ou Shi Zhecun, et qui défend l'idée selon laquelle la nouvelle poésie chinoise serait davantage le
produit d'une « transplantation horizontale » que d'un « héritage vertical » –, crée la revue Xiandai shi
(Poésie moderne) et la Société de poésie moderne. Cela frayera la voie aux poètes Ya Xian (Ya Hsien, né
en 1932), Luo Fu (né en 1928), Yang Mu (né en 1940) ou Yu Guangzhong (Yu Kwang-chung, né en
1928). D'autres cercles poétiques verront le jour vers la même période : Lanxing shishe (L'Étoile bleue),
Chuang shiji (Époque).
Le combat en faveur d'une littérature moins universaliste, plus ancrée dans les réalités locales et animée
d'une conscience sociale, voire d'un esprit protestataire, anticapitaliste et anticolonialiste – qui fait écho
aux grands anciens de la période d'occupation japonaise –, s'organise autour de deux revues : Taiwan
wenyi (Arts et littérature de Taïwan), fondée en 1964 par l'écrivain Wu Zhuoliu (qui n'a pas cessé d'écrire
en japonais), où s'expriment Wang Zhenhe (Wang Chen-ho, né en 1940), Wang Tuo (Wang T'uo, né en
1944), Yang Qingchu (Yang Ch'ing-ch'u, né en 1940), Hong Xingfu (Hung Hsing-fu, 1949-1982), Li
Qiao (Li Ch'iao ou Lee Chiao, né en 1934) et Song Zelai (Sung Tse-lai, né en 1952) ; la Wenxue jikan
(Revue trimestrielle de littérature), fondée en 1966, qui compte deux romanciers majeurs, Huang
Chunming (Hwang Chun-ming, né en 1939) et Chen Yingzhen : Huang Chunming pour Luo (Le Gong,
1969), Pingguo de ziwei (Le Goût des pommes, 1972) ou Sayonara-zaijian (Sayonara, Au revoir, 1973) ;
Chen Yingzhen pour Jiangjun zu (Une race de généraux, 1964) ou Liuyue li de meigui hua (Les Roses de
juin, 1967). Ces deux groupes attirent des écrivains influencés par le modernisme mais soucieux de se
rapprocher de la société réelle, comme Qi Deng Sheng (Ch'iteng Sheng, né en 1939) ou Shi Shuqing
137
(Shih Shu-ch'ing, née en 1945). La conscience nativiste se manifeste aussi en poésie, notamment autour
de la revue Li (Le Chapeau de bambou).
Le débat sur la « littérature de terroir » (xiangtu wenxue) prend un tour politique virulent entre 1976 et
1978, alors que croissent les problèmes sociaux liés à l'industrialisation et que Taïwan est de plus en plus
isolée sur la scène internationale. Les écrivains de « terroir » attaquent la poésie moderniste « décadente »
(comme celle de Yu Guangzhong), et avant tout la littérature anticommuniste soutenue par le
gouvernement. Ils cherchent à mettre en valeur leur héritage culturel, ce que leurs contempteurs ne se font
pas faute de railler : de quelle fidélité à la culture chinoise et de quelle pureté peut bien exciper cette terre
qui a été occupée pendant un demi-siècle par les Japonais ? Tandis que d'autres assimilent la littérature de
terroir à la littérature prolétarienne en vogue sur le continent. Si le discours nativiste est fréquemment
associé au séparatisme, on notera qu'il se concilie, chez Chen Yingzhen, avec la revendication de l'unité
nationale. Quoi qu'il en soit, le débat a stimulé la réflexion sur l'histoire taïwanaise : en 1976, Zhong
Zhaozheng inaugure le genre du roman-fleuve avec sa Taiwanren sanbuqu (Trilogie des Taïwanais).
La fin de la période et le début des années 1980 sont ponctués par les dernières vagues de répression. Lors
de l'incident de Kaohsiung (10 décembre 1979), consécutif à une manifestation organisée par les
rédacteurs de Formosa Magazine (Meili dao), Wang Tuo et Yang Qingchu sont appréhendés et
condamnés respectivement à six et quatre ans de détention. La revue est interdite – à l'heure même où, sur
le continent, le « printemps de Pékin » succombe sous les coups que lui assène Deng Xiaoping.
Les tendances récentes
Les années 1980 ont vu s'opérer un tournant capital dans la marche politique de Taïwan : la levée de la loi
martiale, le 15 juillet 1987 (proclamée le 19 mai 1949, elle sera donc restée en vigueur pendant trente-huit
ans), ne marque pas uniquement une étape décisive dans le processus de démocratisation de l'île,
processus consacré par la constitution simultanée d'un premier parti d'opposition, le Parti démocrate
progressiste. Elle permet aussi à l'identité taïwanaise de s'affirmer plus librement, en s'affranchissant de
l'obsession continentale qui grevait depuis si longtemps le discours officiel. Le monde des lettres s'est
alors attelé avec enthousiasme à un vaste travail d'investigation et de reconstruction de l'histoire
taïwanaise et de sa propre histoire, une quête où les aborigènes trouvent enfin leur place, tel l'écrivain
d'origine bunun Tian Yage (T'ien Ya-ke, né en 1960), et sa nouvelle Tuobasi Tamapima (Taubas
Tamapima, 1983).
Dans ce climat inédit, et sous l'impulsion d'une nouvelle génération d'écrivains éloignés des batailles de
leurs aînés, la littérature des deux dernières décennies du XXe siècle se caractérise par une diversification,
et surtout une prise de distance par rapport au passé : les enfants des immigrés continentaux – ainsi Zhu
Tianxin (Chu T'ien-hsin, née en 1958) – décrivent avec un mélange de tendresse et d'ironie leur
enfermement dans les villages de garnison, donnant ainsi naissance à un sous-genre désigné sous le nom
de « littérature des villages de familles de militaires » (juancun wenxue). Et si certains romanciers,
comme Chen Yingzhen, continuent à croire à la fonction morale et critique de la littérature, les plus
jeunes soulignent volontiers, non sans cynisme, l'aspect dérisoire de l'action politique : Zhang Dachun
(Chang Ta-chun, né en 1957) poursuit ainsi le désengagement amorcé par Huang Fan (né en 1950) dès sa
première nouvelle, Lai Suo (1979). Les idéologies tendent à desserrer leur emprise dans une société en
proie à la consommation, qui suggère aux écrivains des thèmes inhabituels : la vie des citadins, l'évolution
des mœurs ou la protection de l'environnement. La littérature s'allie de plus en plus au cinéma, et Zhu
Tianwen (Chu T'ien-wen, née en 1956), auteur de Shiji mo de huali (Splendeur fin de siècle, 1990), écrit
des scénarios et collabore avec le réalisateur Hou Xiaoxian (Hou Hsiao-hsien). Des genres neufs sont
exploités, comme la science-fiction, avec Zhang Xiguo (Chang Shi-kuo, né en 1944). Si les femmes,
apparues en nombre sur la scène littéraire au cours des deux dernières décennies – Xiao Sa (Hsiao Sa, née
en 1953), Yuan Qiongqiong (Yuan Ch'iung-ch'iung, née en 1950), Su Weizhen (Su Wei-chen, née en
1954), Liao Huiying (Liao Hui-ying, née en 1948) –, s'attachent essentiellement à la sphère de la vie
privée, leurs écrits ne sont pas exempts d'implications idéologiques, à l'image de ceux de Li Ang (née en
1952) – Shafu (La Femme du boucher, 1983) ou Miyuan (Le Labyrinthe, 1991) –, où l'oppression subie
par la femme devient la métaphore d'autres rapports de domination.
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Le concept de « littérature taïwanaise » (Taiwan wenxue) est désormais bien accepté, même si le
problème de la langue demeure ouvert. Il appartient à celle-ci, maintenant, de faire connaître au monde
qu'elle n'est pas une littérature provinciale ou marginale, mais bien un domaine à part entière.
Angel PINO,
Isabelle RABUT
X - Le cinéma
Dans les années 1980, les films de Hou Hsiao-hsien et d'Edward Yang font de Taïwan, dont la production
a longtemps été ignorée, le centre du cinéma asiatique. Ce « nouveau cinéma », en phase avec celui qui
émerge alors en Chine populaire grâce à Chen Kaige ou Zhang Yimou, offre au cinéma chinois une
alternative inédite qui tranche avec celle que le cinéma de Hong Kong, découpé par genres et gouverné
par une stricte économie de marché, a longtemps assumée. L'arrivée plus tardive de Tsai Ming-liang, dans
le sillage de ses deux aînés, confirme cette tendance, au sein d'une industrie du cinéma devenue exsangue
dans l'intervalle, sans véritable espoir de reprise.
Pour des raisons politiques, le cinéma de Taïwan a pris un énorme retard. Pendant la longue occupation
de l'île par les Japonais (1895-1945), le cinéma est entièrement sous leur contrôle et ils produisent en
japonais quelques films de fiction (Les Yeux de Bouddha est le premier, tourné en 1922). Le public
taïwanais découvre les films chinois des studios de Shanghai, dont l'importation est interrompue lorsque
le Japon se lance à la conquête de la Chine en 1937. Par la suite, seuls les films japonais, allemands et
italiens sont autorisés. À l'issue de la défaite du Japon en 1945, Taïwan retourne à la Chine, placée sous le
contrôle du gouvernement nationaliste du Guomindang qui, à la suite de sa défaite face aux communistes
en 1949, se replie sur l'île, qu'il n'a pas quittée depuis lors. Deux organismes officiels, le Studio du cinéma
taïwanais (S.C.T.) et le Studio du cinéma chinois (S.C.C.) monopolisent la production, répartie entre
documentaires éducatifs et fictions de propagande anticommuniste, le genre dominant des années 1950.
Une première brèche s'ouvre en 1955 avec l'apparition d'un film parlé en dialecte taïwanais, quand toute
la production est alors en mandarin. Une seconde, l'année suivante avec la création d'une société
indépendante. Dès lors, la production privée, grâce à sa collaboration économique avec Hong Kong,
dépasse celle des studios officiels réunis désormais autour de la C.M.P.C. (Central Motion Pictures
Corporation). La production des années 1960 connaît un réel essor (on dénombre 257 films de fiction en
1966). Outre les films de propagande, dits de « réalisme sain », elle se répartit entre films d'opéra
traditionnels, films sentimentaux contemporains et films d'arts martiaux. Ils sont signés pour la plupart
par Li Hsing, Pai Ching-jui, Li Han-hsiang et Sung Tsung-chao.
Devant la lassitude croissante du public pour un cinéma de genre aux recettes usées, Hsiao Yeh, un des
responsables de la production à la C.M.P.C., romancier et scénariste, produit en 1982 un film à sketches,
L'Histoire du temps qui passe, dont chaque épisode retrace une étape de la vie, de l'enfance à l'âge mûr. Il
en confie la réalisation à des cinéastes inconnus, issus du court-métrage ou jeunes diplômés d'écoles
occidentales comme Edward Yang, formé aux États-Unis, et réalisateur l'année suivante de That Day at
the Beach puis de Taipei Story (1985). À la fin de l'année 1982, un groupe d'amis, composé notamment
de Chen Kun-hou et de Hou Hsiao-hsien, fonde une société privée, Evergreen, et produit L'Histoire de
Hsiao Pi (1983), signée par Chen Kun-hou, qui raconte la vie d'un garçon, de l'enfance à l'adolescence.
Conforté par le succès public et critique de L'Histoire du temps qui passe, Hsiao Yeh renouvelle
l'expérience du film à sketches avec The Sandwich Man (1983), adaptation de trois nouvelles confiée à
Hou Hsiao-hsien, ancien scénariste et assistant, et à deux débutants, Tseng Chung-hsiang et Wan Jen, le
réalisateur de Ah Fei (1983). C'est à partir de ces trois films, au sein d'une industrie très affaiblie (79 films
produits en 1983, 58 en 1984), que la critique taïwanaise parle de « nouveau cinéma », frappée par un ton
insolite, proche de la chronique intimiste, favorisant l'émergence d'un nouveau style, volontiers
contemplatif, et d'une nouvelle manière d'appréhender la réalité contemporaine du pays. Néanmoins,
l'assise de cette nouvelle vague reste fragile. En témoigne le Manifeste du cinéma taïwanais, signé en
1987 par des cinéastes diminués par l'échec commercial de leurs films et qui réclament auprès des
autorités une politique culturelle en faveur d'un autre cinéma.
139
Parmi tous les cinéastes, Hou Hsiao-hsien s'impose comme le chef de file de sa génération. Originaire de
la province de Canton, où il est né en 1947 et qu'il quitte pour se réfugier avec sa famille à Taïwan, il
insuffle dans son œuvre des vibrations personnelles, une tonalité autobiographique, notamment dans Les
Garçons de Fengkweï (1983) et Un été chez grand-père (1984), même si le thème de l'exil atteint dans Le
Temps de vivre et de mourir (1985) une autre ampleur. L'impossible identité taïwanaise, mutilée par deux
occupations successives (les Japonais et le gouvernement nationaliste) est au centre de La Cité des
douleurs (1989). Cette saga familiale, qui se déroule sur quatre générations, est son œuvre la plus
ambitieuse ; elle est récompensée par un lion d'or à Venise en 1989, et connaît un succès en salles à
Taïwan, phénomène rare pour les cinéastes de la nouvelle vague. Depuis lors, Hou Hsiao-hsien est revenu
à ce qui fait de lui un grand poète et un styliste du quotidien, conteur de l'intime nourri de l'esthétique et
de la pensée chinoise, notamment dans Good Bye South, Good Bye (1996), portrait d'une génération
déboussolée, qui renoue avec son autre chef-d'œuvre, Poussière dans le vent (1986). Même s'il reconnaît
sa dette envers le cinéma d'Ozu, auquel il rendra hommage avec Café Lumière (2003), produit par la
Shochiku dans le cadre du centième anniversaire de la naissance du cinéaste, Hou Hsiao-hsien est le plus
chinois des cinéastes de Taïwan. Sa manière de se tenir, toujours à la même distance de l'action, évoque
non seulement la notion de détachement mais aussi la voie du « non-agir » pour rejoindre le cours naturel
et originel des choses, cher à la pensée taoïste qui nourrit en secret l'esthétique de son œuvre et sa relation
au temps. Alors qu'avec Fleurs de Shanghaï (1998), histoire d'amour dans une maison close de Shanghaï
au début du XXe siècle, il s'abandonnait à la langueur hypnotique de lents mouvements de caméra, il
revient ensuite au portrait de la jeunesse (Millenium Mambo, 2001, avec Shu Qi, puis Three Times, 2005),
à travers une mise en scène qui tourne un peu à vide, en écho à la vacuité existentielle de ses personnages.
Quelque peu oublié, Edward Yang revient en force avec Yi-Yi (2000), son chef-d'œuvre, description de
l'état du pays à travers le portrait d'une famille dont le père est interprété par Wu Nien-jen, figure centrale
de la nouvelle vague taïwanaise et scénariste, notamment, de Poussières dans le vent. Autant l'identité
taïwanaise est interrogée chez Hou Hsiao-hsien au regard de la Chine continentale, autant chez Edward
Yang elle est mise en rapport avec l'influence des États-Unis, leur poids économique et idéologique. Avec
beaucoup d'émotion, Yi-Yi observe avec lucidité la progressive américanisation de la société et de la
culture chinoises.
Depuis la génération de la nouvelle vague, Tsai Ming-liang est le seul à s'être imposé. En l'espace de trois
films produits par la C.M.P.C., Les Rebelles du dieu néon (1992), Vive l'amour (lion d'or à Venise en
1994) et La Rivière (1997), bouleversant récit d'un fils qui découvre l'homosexualité de son père, il
s'inscrit dans la tradition, caractérisée par l'articulation d'une mise en scène minimale avec la capture d'un
monde sensible, qu'il prolonge à sa manière. La solitude et la cohabitation sont les deux pôles de son
cinéma (The Hole, 1998), décrits sur le mode de l'angoisse qui confine parfois au burlesque. Ce mélange
de légèreté apparente (Et là-bas, quelle heure est-il ?, 2001, hommage à François Truffaut et à Jean-Pierre
Léaud), avec des échappées du côté de la comédie musicale (La Saveur de la pastèque, 2005), et de
soudaine gravité, fait la force de son cinéma.
Autour de ces quelques auteurs du cinéma taïwanais, sans oublier Ling Cheng-sheng (Murmur of Youth,
1997 ; Sweet Degeneration, 1997), le cinéma taïwanais est devenu inexistant. Sur les dix-huit films sortis
en 1996, dix ont été projétés en salles et huit directement vendus sous forme de vidéo, le reste étant
accaparé par le cinéma américain. Pour financer leurs films, les cinéastes se tournent soit vers le Japon,
soit vers la France. Cette situation, peu propice à la relève et à l'arrivée de nouvelles générations, pourrait
déboucher sur une forme de sclérose du modèle de la nouvelle vague.
Charles TESSON
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JAPON Le territoire et les hommes – Géographie
142
Article écrit par Philippe PELLETIER
Le Japon se situe à l'opposé topographique du monde occidental européen ou américain, ainsi qu'à
l'extrémité – orientale – du continent asiatique. T?ky?, sa capitale, est aussi loin de Paris
(9 738 kilomètres) que de New York (10 925 kilomètres). Elle n'est pas davantage proche des villes
australiennes comme Canberra (7 924 kilomètres), et guère plus des grandes villes asiatiques comme
Bombay [Mumbai] (6 735 kilomètres) ou Singapour (5 315 kilomètres).
Cet éloignement du Japon sur des distances considérables dure jusqu'à l'avènement des moyens de
communication modernes. Au XVIe siècle, compte tenu des diverses pauses pour bénéficier des vents ou
des marées, les grands voiliers mettent ainsi près d'un an pour y venir d'Europe. Au début du XXe siècle,
il faut encore un mois par navire à vapeur. Jusqu'au début des années 1980, une escale s'impose toujours
pour les liaisons aériennes. Actuellement, une douzaine d'heures par avion long-courrier est nécessaire sur
ce parcours.
Le Japon fut pendant longtemps coupé de l'Amérique, puisque la première traversée connue de l'océan
Pacifique entre lui et le continent nord-américain ne date que de 1582. Il est historiquement éloigné des
berceaux de civilisation de l'Ancien Monde : ceux du monde métaméditerranéen (Proche-Orient, Afrique
du Nord et Europe), malgré les routes de la soie, mais également ceux de l'Inde, dont il reçoit cependant
le bouddhisme par l'intermédiaire de ces mêmes routes. En revanche, il se retrouve dans l'orbite de la
Chine, relativement proche, d'où parviennent par vagues successives maints apports culturels et
technologiques, mais sans afflux de population, à l'exception des migrations préhistoriques.
Le Japon est donc un véritable « finistère » du continent eurasiatique, une sorte de terminus pour les flux
de civilisation dont il tire profit sans être soumis politiquement. Bien qu'il ait été à la fois fantasmé pour
son éloignement ou ses mystères, et convoité pour ses richesses réelles ou supposées, il échappe aux
grandes conquêtes sino-mongoles du XIIIe siècle puis européennes du XVIe siècle. C'est moins son
insularité qui le protège que le puissant obstacle constitué pendant plusieurs siècles par une piraterie
endémique et cosmopolite régnant sur les îles situées à l'ouest de l'archipel, au sud de la péninsule
coréenne et en mer de Chine orientale.
Le nom même du pays, le seul au monde probablement qui soit prononcé par ses habitants de deux façons
différentes (Nihon ou Nippon), reflète ce positionnement géopolitique. Il apparaît au VIIe siècle, lorsque
l'archipel japonais entre dans la sphère de la civilisation chinoise. La jeune monarchie qui en prend le
contrôle refuse de se considérer comme la vassale orientale de l'Empire du Milieu. Réciproquement, la
Chine ne peut tolérer toute manifestation d'indépendance dans sa proche périphérie. Le compromis est
trouvé entre les deux pouvoirs avec ce nom de Nihon/Nippon (chinois : Jipen) qui signifie au sens strict
« Origine du soleil », tandis que le nom de « Pays de l'Est » est réservé à la Corée (chinois : Dongguo,
coréen : Dong-kuk) alors tributaire de la Chine.
Contrairement aux noms d'autres pays qui se réfèrent à un lieu, une ethnie ou une dynastie, la
signification de Nihon/Nippon est pleinement géopolitique puisqu'elle se réfère à un positionnement
politique et géographique. La dénomination européenne, comme Japon, Japan, Giappone..., provient très
certainement d'une traduction portugaise (Japão) dérivée au XVIe siècle du mot chinois Jipenguo (« pays
de Jipen ») qui a également donné Cipango dans les écrits européens depuis Marco Polo.
Quant à la double prononciation japonaise, il est difficile d'en savoir l'origine. Il est probable que celle de
Nippon, plus martiale, était préférée au Moyen Âge, époque des samurais, tandis que celle de Nihon, plus
douce, s'est popularisée à l'époque moderne, pacifique et hédoniste, des Tokugawa (XVIIe-XIXe siècle).
Au cours de la période militariste des années 1930 et 1940, la première est redevenue à la mode, elle a
même été imposée officiellement en 1933. De nos jours, les deux sont employées. Cette paire phonétique,
qui est admise en langue française, reflète les nombreuses dualités de la socioculture japonaise, sur un
registre qui rappelle le binôme du yin et du yang d'origine chinoise mais parfaitement adapté au Japon.
La révolution des transports modernes, de concert avec les révolutions industrielles des XIXe et
XXe siècles, infléchit la donne géographique. Le Japon constitue désormais l'un des piliers de la Triade
des puissances politico-économiques mondiales. Il est devenu membre de l'O.C.D.E. en 1964 puis du G7
dès la création de celui-ci en 1975. Ses ports captent le trafic maritime de la route de circumnavigation
mondiale est-ouest, laquelle se confond, sur la façade orientale de l'Asie, avec la route régionale nord-sud
de l'axe de croissance est-asiatique, très fréquentée.
143
Le développement économique et social du Japon bénéficie géohistoriquement de deux facteurs. D'une
part, ses rapports avec l'extérieur sont flexibles, faits tantôt de replis (de 1640 à 1853 par exemple), tantôt
d'ouvertures (de 1868 à nos jours), avec des modulations au sein de ces périodes. Ils lui permettent
d'acquérir de nouveaux biens, connaissances ou technologies, mais aussi de contrôler son marché
intérieur. D'autre part, un aménagement interne de l'archipel extrêmement contrasté lui donne une
profondeur spatiale supérieure à sa superficie géométrique. Son alternance d'espaces densément exploités
et d'espaces moindrement anthropisés favorise une adaptation souple aux besoins démographiques,
économiques et sociaux. Des villes très peuplées contrastent avec des villages reculés, entre plaines et
montagnes, grandes îles centrales et petites îles périphériques, mers intérieures et vastes océans. Cette
géographie, qui intègre une palette de milieux allant des latitudes septentrionales, sibériennes, aux
latitudes subtropicales, a permis l'élaboration d'une civilisation originale.
I - Un territoire apparemment étroit mais vaste et varié
Le territoire actuel de l'État japonais, défini lors du traité de San Francisco (1952), constitue un retour aux
frontières existant avant le traité de Shimonoseki signé à l'issue de la guerre sino-japonaise (1895). Il
totalise officiellement 377 915 km2 (inclus les territoires du Nord qui couvrent 4 996 km2 et sont
actuellement occupés par la Russie). La longueur totale de ses côtes rapportée à sa superficie se situe aux
premiers rangs mondiaux, qui varient selon les modes de calcul. Sa zone économique exclusive (Z.E.E.)
de 200 milles nautiques, qui représente 4 050 000 km2, occupe le septième rang mondial, après celles des
États-Unis, de l'Australie, de l'Indonésie, de la Nouvelle-Zélande, du Canada et de la Russie. Avec l'ajout
de la surface terrestre, le Japon arrive ainsi au douzième rang mondial en surface totale, ce qui fait de lui
non pas un petit mais un grand pays.
Trois espaces « surinsulaires » font encore l'objet d'un contentieux territorial avec les États voisins :
l'archipel inhabité des Senkaku-shot? (chinois : Diaoyutai), au sud-ouest, contrôlé de facto par le Japon,
contesté par la Chine (République populaire et Taïwan) ; –
les îlots Takeshima (coréen : Tokto) dans la mer du Japon (mer de l'Est), contestés à la Corée (du Sud et
du Nord), actuellement habités par une famille et une garnison sud-coréennes ; –
les îles, dites au Japon, des Territoires du Nord (Hopp? ry?do) ou, en Russie, – Kouriles du Sud, habitées
par des populations russes que l'État soviétique entré en guerre contre le Japon a substituées à la
population japonaise évacuée en 1945. Ce litige oppose encore le Japon et la Russie, d'où l'absence d'un
traité de paix entre les deux États, malgré la reprise des relations diplomatiques en 1956.
La tension s'est accrue autour de cette série d'îles disputées depuis les années 1990, car les États riverains
ont tracé leur Z.E.E. conformément à la Convention internationale du droit de la mer de 1982 entrée en
vigueur le 16 novembre 1994.
Un archipel composite
Le premier recensement rigoureux du nombre d'îles japonaises n'est effectué qu'après 1945. Il est réalisé
par les autorités japonaises à la demande des États-Unis qui veulent connaître exactement la composition
du pays qu'ils occupent de 1945 à 1952. Ses critères étant jugés insuffisants, il faut attendre 1987 et une
autre enquête officielle pour obtenir le nombre de 6 852 îles, sur la base d'un pourtour côtier d'au moins
cent mètres. Ce chiffre est étonnamment proche des 7 448 îles évoquées de ouï-dire par Marco Polo au
XIIIe siècle. En ne retenant que le critère de l'habitat humain, il tombe à 430 îles environ, avec des
variations annuelles selon les flux de peuplement ou de dépeuplement.
L'archipel japonais peut être considéré comme une « Japonésie », c'est-à-dire un espace insulaire pluriel
du point de vue géographique, historique, socioculturel et géopolitique. Il se décompose en deux grands
144
sous-ensembles. D'une part, le « bloc centralinsulaire », le Hondo, la Grande-Terre ou le Mainland, et,
d'autre part, la périphérie « surinsulaire ».
Le Hondo comprend quatre grandes îles :
–Honshū (« La Région principale » : 227 905 km2 ;
–Kyūshū (« Les Neuf Régions ») : 36 719 km2 ;
–Shikoku (« Les Quatre Pays ») : 18 294 km2 ;
–Hokkaid? (« La Route de la mer du Nord », autrefois Ezo, « La Barbare », rebaptisée en 1869 lors de sa
colonisation japonaise) : 77 979 km2.
Alignées du nord-est au sud-ouest et proches les unes des autres, ces quatre grandes îles forment un
groupe compact, relié de nos jours par des infrastructures qui permettent un passage à sec. Cette unité
physique est accomplie en 1988 par la réalisation de deux aménagements. Le viaduc routier et ferroviaire
de Seto (9,368 kilomètres de ponts successifs et un total de 13 kilomètres avec les portions terrestres)
relie Honshū et Shikoku ; deux autres axes au-dessus de la mer Intérieure ont par la suite été ouverts. Le
tunnel ferroviaire de Seikan, le plus long du monde (53,9 kilomètres), passe sous le détroit de Tsugaru,
entre Honshū et Hokkaid?. Ces deux ouvrages gigantesques ont transformé l'« archipel japonais » (Nihon
rett?) en un « archipel d'un seul tenant » (ippon rett?).
Le bloc centralinsulaire de Hondo est relativement éloigné du continent eurasiatique : à 200 kilomètres de
la péninsule coréenne, au-delà du détroit de Tsushima ou de Corée qui s'étend sur 250 kilomètres
environ ; à 750 kilomètres des côtes chinoises environ, ou des côtes sibériennes en moyenne. Cœur
topographique de l'archipel, il abrite au centre-ouest de Honshū le berceau historique du Kinai
(« L'Intérieur de la région capitale »), qui comprend les cités anciennes de Nara, Ky?to ou Ōsaka, et qui
fut ensuite relayé par le pôle de Kamakura-Edo-T?ky?, au centre-est.
La périphérie des quatre grandes îles est caractérisée par la « surinsularité », c'est-à-dire « l'insularité au
carré ». S'y dédoublent et s'y accentuent les phénomènes liés à l'insularité à travers une dialectique entre
espace marin et terrestre, côtier et intérieur : accessibilité, éloignement, isolement, entropie, contacts,
flux. La périphérie surinsulaire est composée de plusieurs centaines d'« îles éloignées » (rit?), souvent
petites (inférieures à un millier de kilomètres carrés). Celles qui entourent le Hondo forment la
« périphérie externe ». Celles qui se trouvent dans les mers intérieures constituent une « périphérie
interne », notamment les six cents îles de la mer Intérieure dite de Seto (Setonaikai).
Les petites îles ont historiquement accueilli des populations et des fonctions socialement ou
économiquement marginales par rapport aux normes du centre japonais, voire contraires à celles-ci.
Ainsi : élevage (chevaux, puis bovins à partir du XXe siècle), chasse (cervidés notamment), cultures non
rizicoles (champs de patates douces, vergers, forêts de caméliacées, floriculture au cours de la seconde
moitié du XXe siècle), minorités religieuses (chrétiens discriminés et cachés du XVIIe à la fin du
XIXe siècle, sectes bouddhistes dissidentes sous la féodalité et nouvelles sectes à la fin du XXe siècle),
minorités politiques (insurrections républicaines pendant les débuts de Meiji, mouvements socialistes,
communistes et anarchistes au début du XXe siècle), exilés politiques, criminels, léproseries, industries
polluantes, activités militaires secrètes (bases de Tokk?tai – les « Unités spéciales d'attaque » dites
kamikaze – ou usines fabriquant des gaz toxiques). Les petites îles ont également joué un rôle d'avantposte : frontalier, militaire, halieutique, baleinier, géopolitique. De nos jours, elles sont convoitées par le
tourisme pour leur beauté souvent sauvage et surveillées pour leur situation souvent frontalière.
L'archipel japonais est montagneux et extrêmement étiré en latitude. Cette combinaison explique la
richesse biogéographique, et donc paysagère, de son milieu.
145
Un archipel montagneux
Outre la disposition allongée de ses îles, l'archipel japonais est caractérisé par un relief accidenté,
tourmenté, et par une topographie morcelée, extrêmement découpée. Ces facteurs physiques ont rendu
cruciales les voies de communication. Ajoutés à une érosion intense ainsi qu'aux aléas naturels dont il
faut se protéger, ils ont historiquement justifié des aménagements nombreux, et de plus en plus importants
(ponts, viaducs, tunnels, digues, murs, tétrapodes, barrages...). Ils sont à la base de « l'État constructeur »
(doken kokka). Le Japon consacre ainsi annuellement près de 10 p. 100 de son P.I.B. à des travaux publics
d'infrastructures, soit deux à trois fois plus que les autres pays de l'O.C.D.E.
La montagne recouvre près des trois quarts du pays. Elle est presque toujours boisée, à l'exception des
« montagnes chauves » (hageyama) qui résultent d'une ancienne déforestation actuellement en résorption
dans la mer Intérieure, des crêtes occupées par les pelouses alpines, des sommets rocheux et des volcans
actifs. Cette correspondance spatiale entre « forêt » et « montagne » est rendue en japonais par le terme
yama qui signifie aussi bien l'une que l'autre, et qu'on peut traduire par le néologisme d'« espace
montisylve ». Les communes rurales sont officiellement considérées et classées comme « montagneuses »
en fonction de leur couverture forestière, à partir d'un seuil situé aux trois quarts au moins de leur surface.
Le bloc centralinsulaire est étroit. Aucun point n'est situé à plus de 130 kilomètres de la mer. Les plaines
sont généralement côtières, et peu étendues. Le point culminant du Fuji-san (3 776 mètres)
ne doit
pas masquer l'altitude relativement faible des autres massifs montagneux et de leurs sommets :
3 192 mètres dans les Alpes japonaises (Shirane-san), 2 290 mètres en Hokkaid? (Daisetsu-zan),
1 860 mètres en Shikoku (Ishizushi-san), 1 757 mètres en Kyūshū central (Sobo-san), 1 935 mètres à
Yakushima (Miyanoura-dake), une île située juste au sud de Kyūshū. Mais l'escarpement des pentes, le
déchiquetage des massifs, l'étroitesse tortueuse des nombreuses vallées confèrent à cet espace intérieur un
caractère résolument montagnard aux allures impénétrables. Les pentes abruptes, au dénivelé supérieure à
30 degrés, occupent ainsi un dixième de l'archipel, celles qui sont situées entre 8 et 30 degrés près des
deux tiers.
Les arcs insulaires (Ryūkyū, Hondo, Izu, Kouriles) qui articulent ou prolongent le « bloc
centralinsulaire » comprennent une soixantaine de volcans encore actifs (10 p. 100 du total mondial).
Ceux-ci sont majoritairement de type stratovolcanique. Une dizaine d'entre eux sont considérés comme
très dangereux. Les quatre mille habitants de Miyake-jima, une île située à 180 kilomètres au sud de T?
ky? dans l'archipel Izu, ont ainsi été totalement évacués (2000-2005) à cause d'une éruption de son volcan
(Oyama, 783 mètres).
Les fleuves sont comparables à de gros torrents. Leur longueur est faible, avec un maximum pour la
Tone-gawa (367 kilomètres) qui s'écoule dans la plaine du Kant?. Leur pente est forte, leur bassin versant
restreint, et leur débit spécifique (quantité d'eau écoulée rapportée à la surface du bassin versant) est
élevé : 3,3 pour la Tone-gawa, 2,3 pour la Yodo-gawa qui débouche à Ōsaka, contre 0,056 pour le Rhin.
Leur coefficient de régime (rapport de l'écoulement maximal à l'écoulement minimal) est important : 900
pour la Tone-gawa contre moins de 100 pour le Rhône.
À l'exception des fjords, les côtes japonaises offrent toute la gamme géomorphologique Elles sont surtout
rocheuses, mais aussi sableuses ou dunaires.
Une biogéographie riche, de latitudes froide, tempérée et chaude
L'archipel japonais est allongé de la latitude 46 0 nord à la latitude 250 nord, sur plus de trois mille
kilomètres. Son extrémité méridionale est donc située à la hauteur du tropique du Cancer, et son extrémité
septentrionale à la moitié de l'hémisphère Nord. Cet écart correspond à celui qui s'étend de Terre-Neuve
au Canada à Miami en Floride, puisqu'il faut prendre la façade orientale d'un autre continent pour que la
comparaison soit climatologiquement et biogéographiquement pertinente en fonction du sens dominant
146
des vents qui circulent d'ouest en est dans ces zones de l'hémisphère septentrional. De cette extension
spatiale des latitudes froides aux latitudes chaudes découlent une faune et une flore très variées.
Le climat japonais est globalement très humide. Au sens strict, il ne relève pas de la mousson puisque la
dynamique de celle-ci ne parvient qu'au sud de la Chine et qu'elle ne s'exerce que sporadiquement au
Japon. Mais la première saison des pluies japonaise, à la fin du printemps et au début de l'été, survient en
même temps que la mousson indienne. Leurs conséquences anthropiques sont par ailleurs semblables,
caractérisées par la riziculture irriguée façonnant espaces, paysages et genres de vie. Cette concomitance
et cette similitude ont créé un rapprochement tant physique qu'identitaire, symbolisé par la notion d'Asie
des moussons, que certains analystes japonais ont néanmoins récusée. Outre le risque de déterminisme
géographique que cette appellation comporte en suggérant qu'une civilisation est inféodée à son milieu,
les nombreuses différences tant physiques qu'humaines entre le Japon et les autres pays d'Asie incitent en
effet à la prudence dans les raisonnements.
Le climat japonais résulte essentiellement de l'oscillation d'un vaste front polaire qui départage les masses
d'air froid au nord et tropical au sud. L'extrémité septentrionale de l'archipel japonais, en Hokkaid?, est de
type subpolaire. Les températures moyennes y sont inférieures à — 5 0C en janvier et la mer d'Okhotsk
est couverte par les glaces flottantes en hiver. Il y tombe annuellement un mètre de précipitations en
moyenne. Le record de froid a été atteint à Asahikawa au centre de Hokkaid? avec — 41 0C en janvier
1902. L'extrémité méridionale est de type subtropical. Dans les Ryūkyū et en Okinawa, la température
moyenne est de 16 0C en janvier, de 28 0C en juillet et en août. Les précipitations annuelles y atteignent
deux mètres.
Une vaste zone de climat tempéré plus ou moins chaud et plus ou moins dégradé s'étend entre ces deux
extrémités. Un fort contraste distingue de surcroît les deux façades qui donnent sur la mer du Japon et sur
l'océan Pacifique. La première est plus froide et humide en hiver. Trois mètres de neige peuvent y tomber
en une seule journée, avec le record de 377 centimètres dans la plaine de Takada (département de Niigata)
le 26 février 1945. La seconde façade est mieux ensoleillée en hiver, plus perturbée à l'approche du
printemps, pluvieuse au printemps et à l'automne. T?ky?, Nagoya, Ky?to ou Ōsaka reçoivent entre 1,3 et
1,5 mètre de précipitations annuelles. Le maximum pluviométrique tombé en une journée y a été atteint,
avec 1 114 millimètres, le 9 novembre 1976 dans l'est de Shikoku (Hiso, département de Tokushima).
C'est la partie sud-ouest de la façade Pacifique qui reçoit le plus de typhons, de la fin du mois d'août au
début du mois de novembre, soit trois ou quatre en moyenne annuellement à la hauteur de Hondo,
d'intensité variable.
Ces différences permettent parfois d'opposer un Japon de l'Envers (Ura-Nihon) à un Japon de l'Endroit
(Omote-Nihon). Mais cette terminologie est à éviter, car la notion de ura en japonais ne signifie pas
seulement l'ubac. Elle stigmatise aussi une forme d'arriération, ce à quoi les régions littorales de la mer du
Japon ne veulent légitimement pas être assimilées. Elle laisse aussi sous-entendre que le moindre
développement économique de celles-ci par rapport à la mégalopole « de l'Endroit » serait dû à des
conditions climatiques plus rudes, la neige en particulier. Or, sous les Tokugawa (XVIIe-milieu du
XIXe siècle), la région du Hokuriku était très prospère, comme grenier à riz, et Kanazawa était la
quatrième ville du pays.
Les contrastes climatiques causés par l'allongement topographique en latitude sont atténués par la
situation en façade orientale de continent. L'archipel japonais se retrouve sous le vent par rapport à la
masse continentale, et donc par rapport à la circulation atmosphérique dominante. L'insularité et la faible
largeur des terres favorisent l'importance des flux d'origine maritime, qu'ils soient adoucissants ou
violents, mais qui apportent tous une très grande humidité.
Au-delà des variétés régionales et locales, l'archipel japonais est ainsi homogénéisé par une pluviosité
globalement importante et un « été long », qui s'étend de mai à septembre, sinon octobre. L'été est marqué
par la chaleur, soit 22 0C à Sapporo et 28 0C à Kagoshima en août aux deux opposés de l'archipel, en
moyenne, par la moiteur et l'humidité. C'est d'ailleurs à cette saison dominante que s'est adaptée la maison
traditionnelle en bois, construite sur pilotis, avec des parois coulissantes et de multiples ouvertures pour
147
faciliter l'aération du bâti comme de ses habitants. Cette architecture aux allures méridionales s'étend ainsi
sur tout l'archipel, à l'exception relative de Hokkaid? et des bâtiments contemporains.
La biodiversité est exceptionnelle. Elle est contrastée, extrêmement riche et variée. Elle comprend des
espèces froides et des espèces subtropicales, tant végétales qu'animales. Elle se succède également dans
les étages montagnards. Elle inclut enfin des formations endémiques, reliques ou relictes uniques au
monde, résultant de la formation géologique définitive de l'archipel vingt mille ans avant nos jours lors de
la formation du dernier détroit, celui de Tsushima, à l'issue de la dernière glaciation du Würm.
La mangrove occupe les littoraux du sud des Ryūkyū, le corail remonte jusque dans l'île d'Iki, entre la
Corée et le Japon. L'otarie descendait jusqu'au San.in, aux confins de la méridionale Kyūshū, ou en
Shikoku jusqu'à l'époque moderne. Le loup pouvait croiser l'ours, maintenant tous deux disparus. Le
macaque (macaca fuscata), endémique, atteint au Japon, dans la péninsule de Shimokita à l'extrémité
nord de Honshū, les limites les plus septentrionales, froides et neigeuses des espèces simiennes. Bambou,
théier et autres variétés tropicales, comme les camphriers, les lauracées ou les caméliacées, remontent loin
vers le nord, tandis que les agrumes, originaires d'Asie du Sud-Est, sont présents sur les pentes
ensoleillées de la moitié sud-occidentale de l'archipel sous leurs différents types (orange, citron,
mandarine...). Dauphins, requins, serpents de mer et baleines peuvent nager dans les mêmes eaux, dans
les zones ou les saisons de contact.
Une civilisation de pêcheurs et d'agriculteurs face aux aléas naturels
Une telle richesse naturelle rend possible une « civilisation japonaise », articulée sur un important fonds
biogéographique puis cultural commun qui l'homogénéise largement, mais pas totalement. Entre les
montagnes et les plaines, entre les villages de riziculteurs et les bourgs de pêcheurs, entre les cités de
l'ouest façonnées par une culture venue de la Chine et les villes de l'est imprégnées de l'esprit samuraï, de
fortes différences existent, qui tendent à s'estomper ou à se recomposer au cours du XXe siècle.
L'halieutique s'est merveilleusement combinée avec une riziculture irriguée particulièrement intensive. La
périphérie maritime et surinsulaire a permis au Japon d'évoluer comme un monde en soi. Au centre,
Hondo est caractérisé par le binôme de la plaine rizicole irriguée densément peuplée et de la montagne
boisée moins occupée. C'est la clé de voûte sociopolitique d'un État de plus en plus centralisé. Autour se
trouve une pléiade d'îles, plutôt petites, plus ou moins éloignées, qui furent tantôt intégrées, tantôt
marginalisées par le système socio-spatial du bloc insulaire central dominant.
En bordure de l'archipel japonais croisent des courants marins aussi bien chauds que froids. Dans l'océan
Pacifique, au large du nord-est de Honshū, le Kuro-shio (le « Courant noir »), chaud, le plus puissant du
monde, venu de la mer des Philippines, rencontre l'Oya-shio (le « Courant père »), froid, venu du large de
l'Alaska. Dans la mer du Japon (ou mer de l'Est selon les Coréens), l'Ao-shio (ou courant de Tsushima),
chaud, remonte très au nord le long des côtes japonaises jusqu'aux eaux froides de la mer d'Okhotsk,
tandis que le courant de Liman, froid, longe les côtes sibériennes jusqu'en Corée. Grâce à ce mélange des
eaux, le large des côtes japonaises compte parmi les espaces halieutiques les plus riches du monde tant en
quantité qu'en qualité, la variété des courants marins s'accompagnant d'une diversification des espèces.
Depuis l'Antiquité, la pêche a fourni aux habitants de l'archipel japonais un apport essentiel en protéines,
qui contrebalance par la suite les interdits bouddhiques sur la viande lorsque ceux-ci se diffusèrent à partir
du VIe siècle, alors que l'élevage et même le fromage y étaient connus dans les temps anciens. Plus qu'un
complément, elle a constitué un fondement de l'alimentation japonaise et, partant, de l'organisation de
l'espace nippon autour des côtes, des ports et des zones d'approvisionnement.
Car la pêche a non seulement joué un rôle important en soi mais aussi, et surtout, par ce qu'elle a
conditionné en amont comme en aval. Elle a orienté les choix agricoles en facilitant une intensification
localisée fondée sur la riziculture irriguée, très productive, nourricière et demandeuse de bras, qu'elle a
stimulée grâce à l'apport d'engrais à base de poisson. Ce processus s'est effectué au détriment d'une
148
extension et d'une extensification agricoles dans l'espace. Il a privilégié une maximisation sur place du
travail et du capital.
L'ensemble s'est combiné à une sylviculture dense qui, sur les nombreuses pentes d'un archipel très
montagneux, s'est emparée d'un espace non occupé par l'élevage. La marche pionnière du front rizicole
n'est ainsi remontée que très progressivement vers l'extrémité septentrionale de l'archipel japonais (T?
hoku, Hokkaid?), notamment à partir de la fin du XIXe siècle et la colonisation de Hokkaid?. Cette lenteur
ne s'explique donc pas seulement par la dureté des conditions climatiques et l'inadaptation des anciennes
espèces rizicoles mais aussi par la dynamique générale de l'occupation de l'espace.
Les aléas naturels ont également joué un rôle important. Variés et destructeurs, ils frappent l'imagination
par leurs extrêmes, surtout chez les Européens vivant en milieu tempéré. L'archipel japonais est en effet
placé géologiquement sur la « ceinture de feu » du Pacifique, à la rencontre de quatre plaques tectoniques,
et climatiquement à des latitudes qui le soumettent aux violences des tropiques. Il est donc confronté à
plusieurs soubresauts naturels : séismes en premier lieu, mais aussi tsunami (ce nom est d'ailleurs
d'origine japonaise), volcanisme actif, typhons (nom d'origine chinoise que l'on retrouve en japonais avec
celui de taifū, ou « grand vent »), inondations, éboulements, glissements de terrain, déluges au sud, coups
de froid au nord, abondantes chutes de neige sur le littoral de la mer du Japon, sécheresse dans la mer
Intérieure de Seto.
Mais ces manifestations de la nature sont cycliques et régulières. Elles sont largement prévisibles, à
l'exception majeure des séismes malgré les progrès de la sismographie. Les Japonais s'y sont donc
préparés, et depuis des siècles. Leur adaptation repose sur un processus de maîtrise technologique et
sociale positive, résolument active, qui s'intègre dans une dynamique séculaire d'aménagement du
territoire. Cette combinaison constitue un gage pour le développement économique, dont on trouve les
excès dans l'actuel État bâtisseur et bétonneur forcené.
Le paramètre anthropique – économique, social et technologique – entre en ligne de compte dans l'impact
des aléas naturels. Au-delà des diversités régionales – certaines parties du Japon étant plus menacées que
d'autres par ces aléas ou par leur combinaison, comme la région de T?ky? –, il en résulte une variabilité
historique, liée au niveau de richesse, d'équipement et d'organisation. Le peuple japonais est caractérisé
par une véritable culture « cyndinique », c'est-à-dire une approche globale du risque, dont l'application est
guidée par les choix économiques et politiques.
II - Des ressources multiples et une mobilisation sociale forte
À chaque aléa naturel correspond également un bienfait, ce qui brise l'idée négative et péjorative d'un
milieu japonais inhospitalier. Les volcans, menaçants et parfois stériles, recèlent aussi des sols très fertiles
ou dotés de résurgences hydriques propices aux cultures. Cônes de déjection et loupes de solifluxion, sites
pourtant instables, sont recherchés pour leur qualité d'irrigation et de drainage. Les typhons apportent
l'eau si précieuse pour la riziculture, l'industrie et la ville.
Les mers menacées par les tsunamis sont également riches en espèces halieutiques précieuses, ainsi qu'en
sel récolté depuis des temps immémoriaux jusqu'à ce que l'extraction minière prenne le relais. La riche
biodiversité de l'archipel fournit les ressources nécessaires à une démographie et une économie actives.
Le triptyque eau, bois et mines face aux importations en sources d'énergie
L'eau est fondamentalement une source de richesse au Japon qui en est abondamment doté grâce à sa
forte pluviométrie. Elle est utilisée pour les cultures – notamment la riziculture –, l'approvisionnement en
eau potable et l'hydroélectricité. La politique d'aménagement global des bassins versants trouve sa
consécration dans les années 1930-1940 et surtout dans les années 1950-1960 avec la multiplication des
149
« barrages à fins multiples » (tamokuteki-damu) visant à réguler les débits, créer de gigantesques
réservoirs d'eau et fournir de l'électricité.
Le bois, l'autre richesse du Japon, bénéficie également de l'abondance pluviométrique, ainsi que d'une
diversité floristique extraordinaire. Il occupe une place considérable au sein d'un milieu tant anthropique
que physique peu favorable à l'élevage. La civilisation japonaise a le culte du végétal, dans l'architecture
des maisons d'habitation, l'esthétisme ou la gastronomie. Mais face à l'augmentation des besoins et
compte tenu de la priorité accordée aux importations de bois, moins onéreuses, l'exploitation de la forêt
japonaise régresse. Le pays est devenu le premier importateur de bois, avec un quart du total mondial.
Le Japon est géologiquement très riche, trop peut-être, puisque la fragmentation excessive et la
complexité de son orogénie rendent les nombreux filons difficiles à exploiter. À certaines époques, cela
suffit néanmoins à créer une ressource qui sert de base à un développement économique. Selon certaines
estimations, le Japon est le troisième producteur mondial d'argent au XVIIe siècle, et le premier
producteur mondial de cuivre au XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Les origines de l'actuelle grande
entreprise Sumitomo, par exemple, remontent à l'extraction du cuivre dans la mine de Besshi à Shikoku.
Le manque de rentabilité à haut débit et la facilité accrue de certaines importations, donc des raisons
économiques et non strictement naturelles, ont conduit à la régression de l'exploitation des ressources du
sous-sol comme la houille, l'argent ou le cuivre, surtout à partir de la seconde moitié du XXe siècle.
Ajoutés à des déficiences notables en pétrole ou en fer, ces facteurs ont favorisé le discours abusif sur
l'absence de matières premières au Japon et l'idée d'un « miracle économique japonais » qui aurait reposé
sur d'autres bases.
L'hydroélectricité et le charbon ont largement participé au redécollage industriel de l'après-guerre. En
1950, le Japon produit autant de houille que la France. Mais l'augmentation considérable des besoins en
énergie, qui quadruplent entre 1960 et 1985 sous l'effet de l'industrialisation et de l'urbanisation, et les
nouvelles priorités économiques ont privilégié l'importation d'hydrocarbures, ainsi que le développement
de l'électronucléaire. Le secteur manufacturier japonais consomme 43 p. 100 de l'énergie, celui des
transports 24 p. 100, les secteurs tertiaire et domestique, respectivement 15 et 13 p. 100, l'agriculture, les
mines et la construction les 5 p. 100 restants.
Après avoir atteint 29,5 p. 100 de la production électrique japonaise en 2000, l'électronucléaire a régressé
à 24,8 p. 100 en 2004. Le Japon demeure le troisième producteur électronucléaire mondial, derrière les
États-Unis et la France, malgré les problèmes posés par les risques sismiques, le manque de transparence
dans la gestion des compagnies privées et la contestation sociale que cela suscite. Il importe
principalement son uranium du Canada et d'Australie. L'électricité est majoritairement d'origine
thermique (65,6 p. 100), tandis que l'hydroélectricité est passée au-dessous de 10 p. 100 de la production.
La géothermie reste marginale malgré les potentialités du milieu.
Le Japon importe 90 p. 100 de son pétrole des pays de l'O.P.E.P., soit en 2005 : d'Arabie Saoudite
(30,5 p. 100), des Émirats arabes unis (24,9 p. 100), d'Iran (13,4 p. 100), du Qatar (9,4 p. 100), du Koweït
(7,9 p. 100), d'Oman (2,9 p. 100) et d'Indonésie (2,7 p. 100). Malgré ses efforts dans le domaine des
économies d'énergie ou des énergies renouvelables, il est devenu très dépendant en énergie et en matières
premières, ainsi qu'en produits agricoles.
La pêche est en déclin. Son secteur pélagique, caractérisé par les navires-usines et les filets dérivants,
s'effondre à partir de 1973. Son secteur au large, qui opère dans les Z.E.E. étrangères et japonaise, se
réduit drastiquement à partir de 1989, avant de stabiliser ses prises annuelles aux alentours de 2,5 millions
de tonnes depuis la fin des années 1990 (soit près de trois fois moins que le maximum de 1984). D'une
douzaine de millions de tonnes encore au début des années 1990, la production halieutique nationale a
diminué de moitié (moins de six millions de tonnes en 2004). L'aquaculture en mer a certes doublé sa
production de 1970 à 1990, mais elle se stabilise autour de 1,2 million de tonnes par an au cours des
années 2000.
150
Le Japon est devenu le premier importateur mondial de produits marins avec 6 millions de tonnes en
2004, contre 1,7 million en 1980, ce qui représente désormais davantage que la production nationale. La
population de pêcheurs s'est réduite de moitié environ entre 1980 et 2000, et elle est vieillissante : 34 p.
100 ont 65 ans ou plus.
En moins d'un siècle, le Japon est passé d'une société extrêmement rurale, quoique déjà fortement
urbanisée sous la féodalité, à un stade industriel et technologique avancé. Outre son intensité,
particulièrement forte durant la période dite de la « haute croissance » (1955-1973), c'est le paradoxe de
cette transition qui frappe. Car la ruralité nippone, pendant longtemps assimilée à une Asie des moussons
rizicole, densément peuplée, supposée pauvre en ressources naturelles et soumise à des forts aléas, ne
pouvait qu'empêcher le pays de devenir industriel et urbain. Mais c'est grâce à ses campagnes ou, plus
exactement, grâce au sacrifice de celles-ci, que le Japon est devenu la deuxième puissance industrielle du
monde.
Le régime de Meiji énonça d'emblée la nouvelle stratégie de la modernisation japonaise, qui s'accomplit
au cours d'un « long XXe siècle » (de 1868 à nos jours) en remplaçant le slogan confucéen des Tokugawa
« Révérons les grains, méprisons l'argent » (kikoku senkin) par celui, célèbre, de « Pays riche, armée
forte » (fukoku ky?hei).
Une transition démographique précocement assurée
La transition démographique constitue la condition sine qua non du développement socio-économique. La
baisse conjuguée des taux de mortalité et de natalité qui caractérise son achèvement s'est effectuée dans
l'ensemble du Japon au cours des années 1920, ce qui est précoce pour un pays non européen. Ce
phénomène est d'autant plus remarquable qu'il a touché assez rapidement les districts ruraux (gun),
quoique de façon régionalement différenciée.
Le rythme de croissance démographique s'élève tout d'abord rapidement, de 0,5 p. 100 par an en moyenne
de 1868 à 1890 et jusqu'à 1,4 p. 100 entre 1920 et 1930. Puis il baisse constamment, à part de brèves
périodes exceptionnelles, pour se situer à 0,8 p. 100 entre 1960 et 1980. La population japonaise passe
d'environ 36 millions de personnes en 1870, à 56 en 1920, 72 en 1940, 93 en 1960, 117 en 1980 et moins
de 128 en 2005.
En chiffres absolus, la population active du secteur primaire bouge peu avant la « haute croissance » :
15,7 millions de personnes en 1878, 14,4 millions en 1940. Mais en valeur relative, les proportions
changent. Si 78 p. 100 de la population active travaille dans l'agriculture en 1872, ce taux n'est plus que
de 51 p. 100 en 1920 et de 39 p. 100 en 1955.
Le baby-boom qui suit la Seconde Guerre mondiale ne marque pas le début d'une nouvelle étape
démographique. Ce phénomène conjoncturel et exceptionnel ne dure que trois ans (1947-1949). Son
ampleur, soit plus de 1,5 million de naissances annuelles pendant cette période, au lieu du million qui
était rarement atteint dans les années 1925-1940, marque d'autant plus les esprits qu'affluent les six
millions de rapatriés dans un Japon encore dévasté par la guerre. Le pays donne alors l'impression d'être
au bord de la saturation.
Mais la démographie japonaise reprend rapidement son cours issu de la transition. Le taux de natalité
baisse à nouveau, la croissance naturelle se poursuit encore quelques années sur sa lancée. La régulation
des naissances et l'avortement sont encadrés par une nouvelle législation (1948, 1949, 1952).
En 2005, les taux de natalité et de mortalité arrivent au même niveau : 8,5 p. 1000. Pour la première fois,
depuis le début du XIXe siècle ou la fin du XVIIIe siècle selon les estimations, la démographie japonaise
diminue. La population atteint 127,757 millions d'habitants lors du recensement de 2005. Ce chiffre
comprend 210 000 immigrés environ, ce qui est très peu par rapport à la population totale et par rapport à
151
d'autres pays industrialisés, suite à la politique japonaise d'accueil migratoire restrictive jusqu'au milieu
des années 1980.
Grâce aux progrès médicaux, au système de santé, à l'hygiène générale et à une alimentation plus saine
qu'ailleurs (moins de graisses, vertus des algues, du poisson et du t?fu,), l'espérance de vie à la naissance
est au Japon la plus importante du monde : 85,59 ans pour les femmes et 78,64 pour les hommes en 2003,
contre moins de 30 ans au XVIIe siècle, 32 ans au début du XIXe siècle et 40 ans environ au début du
XXe siècle.
Depuis 1995, la proportion de personnes âgées (supérieures à 65 ans) dépasse la proportion de jeunes (audessous de 15 ans). Ce vieillissement constitue davantage un problème géographique qu'un problème
biologique, car il touche en premier lieu les communes des campagnes reculées, lesquelles couvrent la
moitié du territoire. Il entraîne une question géopolitique et sociale avec les possibilités d'une forte
immigration en provenance d'Asie. Pour le moment, celle-ci ne concerne en zone rurale qu'une faible
proportion de femmes étrangères mariées à des paysans japonais.
En revanche, les Nikkeijin, ou descendants des émigrés japonais partis au cours de la première moitié du
XXe siècle, généralement en Amérique du Sud, ont ainsi été officiellement attirés à partir de la seconde
moitié des années 1980 pour pallier le manque de main-d'œuvre laborieuse dans la Mégalopole. Leur
arrivée déstabilise les japonais, habitués jusque-là à l'idée que seuls ceux qui ont une apparence physique
« japonaise » sont Japonais. Certes les Nikkeijin ont hérité cette apparence de leurs ancêtres, ainsi que
leur patronyme, mais ils parlent mal la langue japonaise, ils connaissent peu les coutumes et ils ont un
comportement expansif peu habituel pour la socioculture nippone. La découverte qu'il existe des
« Japonais non japonais » a provoqué une dissonance des limites identitaires dans un contexte plus
général de mondialisation où les Japonais sont désormais près de vingt millions à se rendre chaque année
à l'étranger, contre quelque 300 000 au début des années 1970. L'image que les Japonais ont de l'étranger,
et donc d'eux-mêmes, évolue en conséquence.
Une épargne forte et une utilisation élevée du capital
Le potentiel de richesse que représente l'abondance démographique se concrétise grâce aux qualités
intrinsèques de la population laborieuse et à la ténacité des entrepreneurs. Ce processus passe par
l'épargne, et son utilisation économique.
Le taux d'épargne des ménages japonais est considérable. De 13 p. 100 en 1880, il dépasse les 20 p. 100
au cours des années 1920. Stabilisé à 18 p. 100 vers 1960, il monte autour de 25 p. 100 dans les années
1970 malgré l'augmentation des revenus. Il fléchit entre 15 et 18 p. 100 au cours des années 1980 puis, le
marasme économique des foyers aidant, il remonte à 19 p. 100 au cours des années 1990 avant de baisser
à nouveau. Au total, les Japonais épargnent cinq fois plus que les Américains au cours des années 1990.
De surcroît, l'épargne publique est très importante : elle est considérée comme représentant plus du
double de l'épargne nette de l'économie américaine.
Le captage de l'épargne des ménages a historiquement fait du ministère des Finances (M.O.F., Ministry of
Finance) un rouage essentiel du système japonais, dès le début du XXe siècle, et surtout à partir des
années 1930 jusqu'au milieu des années 1980.
L'accumulation monétaire a permis des investissements considérables, sans lesquels le décollage
industriel aurait été impossible ou bien à la merci de capitaux étrangers, solution à laquelle les dirigeants
japonais ont évité de recourir dès Meiji, et même après la défaite de 1945, contrairement aux nouveaux
pays industrialisés asiatiques.
Le coefficient d'intensité du capital, c'est-à-dire le capital utilisé par heure travaillée, est très élevé au
Japon. De la première révolution industrielle de Meiji aux années 1980, les surplus de la productivité
manufacturière sont réinvestis dans la production. La bulle foncière et spéculative (1985-1990) constitue
152
une exception et une rupture partielle de ce type de développement qui suppose de hautes capacités
techniques et une amélioration constante de la productivité. Au cours des années 1990, le Japon est, après
les États-Unis, le pays qui dépense le plus dans le secteur scientifique, la recherche et le développement.
Le système de l'emploi à vie (shūshin k?y?) pratiqué dans les grandes entreprises est parfois considéré
comme l'héritage d'une longue tradition paternaliste. Il est en réalité introduit au cours des années 1920
pour pallier le manque temporaire de main-d'œuvre et retenir les hommes. Jusque-là, l'absentéisme et les
rotations du personnel sont très importants. Sous l'instigation de groupes patronaux et d'entrepreneurs
avisés, le refus de débaucher le personnel du concurrent s'instaure comme une norme. Au cours des
années 1930, l'État et le patronat mettent en place une domestication des syndicats, au double sens de ce
terme : à la fois la constitution d'organisations-maisons, dans le cadre de l'entreprise et souvent calquées
sur celle-ci, et leur collaboration avec le patronat. Cette domestication est reproduite à partir des années
1950, accompagnée d'autres mesures qui enrayent la rotation des salariés.
À la suite d'un puissant combat syndical qui constitue une sorte de période d'exception juste après 1945,
l'emploi à vie devient la norme dans les grandes firmes, sans être une obligation juridique. À son apogée,
au milieu des années 1980, il ne concerne qu'un quart des salariés, 35 p. 100 si on y ajoute les
fonctionnaires. Parallèlement, l'écart entre les salaires est réduit sous la pression de l'État. La
technobureaucratie réussit ainsi dès l'immédiat après-guerre l'un des objectifs qu'elle n'avait pas pu
accomplir pendant la guerre : la mise au pas des zaibatsu (littéralement, « cliques d'argent »).
Ces trusts familiaux sont en effet dissous entre 1946 et 1948. Leurs grandes familles propriétaires qui
avaient fait échouer la tentative de fixer un plancher salarial au cours des années 1930 voient leur pouvoir
réduit. L'idéal d'un égalitarisme social au sein d'un capitalisme étatique triomphe au cours de la « haute
croissance ». Qu'en exigeant le démantèlement des zaibatsu, considérés comme les fers de lance du
bellicisme nippon, les autorités d'occupation aient finalement encouragé une logique socio-économique et
politique située aux antipodes des canons du libéralisme n'est pas le moindre des paradoxes.
La globalisation et la poussée néo-libérale qui s'instaurent au cours des années 1980 et qui s'accélèrent
pendant les années 1990 voient la revanche des anciens zaibatsu par l'intermédiaire de leurs banques.
Alors que, simultanément, le capital étranger pénètre plus facilement au Japon, le système de l'emploi à
vie est démantelé, la flexibilité, la mobilité et la précarité augmentent chez les salariés.
III - Une Mégalopole de 90 millions d'habitants
Pendant la « haute croissance », le phénomène d'exode rural et d'immigration vers les villes ainsi que les
effets du baby-boom provoquent d'importantes mutations démographiques. Plus de huit millions de
personnes changent encore annuellement de résidence départementale au cours des années 1960 et au
début des années 1970. Ce chiffre se stabilise entre 2,5 et 3 millions de personnes jusqu'au milieu des
années 1980. Il augmente à nouveau pour dépasser les six millions de personnes à partir de 1985. Ces
migrations profitent essentiellement aux grandes villes et aux mégapoles.
Une population très urbanisée
La population vivant dans les communes urbaines (shi) dépasse celle des communes rurales (« bourgs »,
ch? ; et « villages », son) dès le milieu des années 1950. Les espaces très peuplés, ou D.I.D. (densely
inhabited districts, traduction anglaise de la classification japonaise de jink? shūchū chiku), ont une
densité supérieure à quatre mille habitants au kilomètre carré pour une masse agglomérée supérieure à
cinq mille habitants. Ils regroupent 66 p. 100 de la population japonaise en 2005, soit 84,3 millions
d'habitants, sur seulement 3,32 p. 100 du territoire. La Mégalopole qui résulte de ces processus de
migration et de concentration est une entité géographique qui n'a pas de réalité administrative en tant que
telle. Il ne s'agit pas non plus d'un « chaos urbain » ou d'une simple coalescence de villes. C'est un réseau
153
articulé autour de trois mégapoles (T?ky?, Ōsaka, Nagoya), de plusieurs métropoles qui comprennent au
moins un million d'habitants et d'une multitude hiérarchisée de cités. Il est structuré par des logiques
industrielles, tertiaires, foncières et urbanistiques, que T?ky? domine de plus en plus.
La Mégalopole forme un continuum urbain de centres-villes et de banlieues qui intègre des espaces
rurbains, des ceintures maraîchères et des espaces verts de loisirs. Sa densité est en général supérieure à
400 habitants au kilomètre carré. Ses pôles sont reliés par des voies de communication à haut débit : train
à grande vitesse (Shinkansen), autoroutes, lignes aériennes. La ligne Shinkansen du T?kaid? (T?ky?Nagoya-Ky?to-Ōsaka sur 500 kilomètres), qui constitue le cordon ombilical de la Mégalopole, ouvre en
1964. Son extension vers le sud-ouest jusqu'à Fukuoka (plus 393 kilomètres) est achevée en 1975, celle
vers le nord-est et Sendai-Morioka en 1982. Son prolongement vers le sud de Kyūshū est en cours.
La Mégalopole s'étend désormais sur 1 300 kilomètres de Sendai au nord-est à Kumamoto au sud-ouest.
Elle rassemble ainsi 90 millions d'habitants sur près de 128 millions au total.
La mégapole du Grand T?ky? compte 30,1 millions d'habitants en 2005, soit un quart de la population
japonaise sur 2 p. 100 du territoire, avec environ quatre mille habitants au kilomètre carré. Elle comprend
des villes comme Yokohama ou Kawasaki.
La mégapole du Grand Ōsaka compte 16,2 millions d'habitants, soit 13 p. 100 de la population totale sur
2 p. 100 du territoire, avec environ quatre mille habitants au kilomètre carré. Elle comprend des villes
comme Kyoto ou Kobe. La mégapole du Grand Nagoya compte 8,6 millions d'habitants.
T?ky?, la capitale, concentre toujours davantage les habitants et les activités économiques, en particulier
les services supérieurs et les décisions. Le Grand Ōsaka perd des habitants, comme la moitié des
départements japonais (1995-2005), au profit du Grand T?ky? en général. Les deux départements voisins
de T?ky? et de Kanagawa (Yokohama) concentrent 11 p. 100 de la production industrielle japonaise,
presque un quart de la production manufacturière, 41 p. 100 des étudiants, 58,1 p. 100 des sièges sociaux,
un tiers des salariés en 2003. Ajoutés aux cinq départements environnants du Kant?, ils assurent 28,9 p.
100 de la production industrielle.
Une Mégalopole qui se densifie et qui s'étend
Le développement économique et urbain aboutit à l'agrandissement de la capitale sur un rayon de
soixante à soixante-dix kilomètres, et à sa réorganisation interne. De nouveaux habitants viennent peupler
les quartiers centraux, plutôt de classes aisées (processus de gentrification). Les grands ensembles dortoirs
qui ont accueilli les baby-boomers sont désormais vieillissants, puisque sans leurs enfants qui sont partis
loger ailleurs.
Des terre-pleins (créés par endiguement puis comblement, et non par assèchement) permettent à la
mégapole t?ky?te de s'étendre à nouveau sur la baie. Leur construction, arrêtée depuis une loi
antipollution de 1973 à l'époque où terre-plein était synonyme de combinat industriel lourd et polluant, a
repris depuis le début des années 1980. Ils sont désormais principalement destinés à des logements, des
bureaux et des équipements de loisirs.
Une paupérisation importante apparaît dans les arrondissements de Yamanote et en bordure des cours
d'eau. La traditionnelle dichotomie socio-spatiale entre la Ville-Haute (Yamanote), patricienne, et la
Ville-Basse (Shitamachi), plébéienne, est en train de se brouiller dans la capitale.
Hormis le cas de femmes philippines ou chinoises qui se marient avec des ruraux japonais, l'énorme
majorité des 210 000 immigrés se diffuse dans les grandes villes : les Coréens plutôt dans celles de l'ouest
(Ōsaka), les Chinois plutôt dans celles de l'est (T?ky?), les Nikkeijin dans le Kant? et le T?kai (Nagoya).
154
La Mégalopole s'étend sur ses bordures provinciales grâce à des infrastructures de transport et des
déconcentrations industrielles. Les technopoles issues du plan Technopolis (1983-1998) comblent ses
derniers interstices, qu'ils soient anciens (Hamamatsu, Kibi-K?gen) ou nouveaux (Utsunomiya, K?
riyama).
Face à l'engorgement de T?ky?, à sa surconcentration, sa cherté des prix fonciers et en raison des risques
sismiques,
des projets de déménagement de la capitale ont été engagés (1990-2000). Leur échec final
s'explique par l'absence d'un véritable projet décentralisateur ou fédéraliste qui aurait été instauré en
corollaire, par l'opposition des édiles t?ky?tes et par la question du déplacement du palais impérial. Le
renoncement au déménagement de la capitale indique aussi que l'hyperconcentration des habitants et des
fonctions dans T?ky? n'est pas incompatible avec l'extension continue de la Mégalopole en périphérie.
Les grandes compagnies de chemins de fer privées (?temintetsu-kaisha) guident largement les logiques et
les formes de l'urbanisation. Depuis 1906, elles peuvent gérer le trafic périurbain, tandis que le trafic
national est réservé à la J.N.R. (Japan National Railways) jusqu'à son démantèlement en 1987
(privatisation partielle). Leur cartellisation, effectuée au cours des années 1940, via plusieurs fusions,
n'est pas remise en cause après 1945. Outre le transport, elles ont investi dans le foncier et l'immobilier le
long de leurs lignes, ainsi que dans le commerce de détail et les activités de loisirs. Elles rythment la vie
quotidienne des millions de banlieusards qui, généralement, définissent leur appartenance spatiale non pas
du nom de leur commune mais du nom de leur ligne de chemin de fer.
La déréglementation des normes urbanistiques et architecturales depuis le début des années 1980 favorise
une élévation du bâti et une forte densification de l'habitat. Le profil urbain change rapidement dans le
cœur des mégapoles et dans certaines banlieues.
IV - Des campagnes et des périphéries en mutation
Tandis que la Mégalopole s'étend et se densifie, la périphérie rurale traverse une mutation contrastée entre
restructuration agricole sévère, développement du tourisme en certains lieux et repli sur des formes
d'autosuffisance ou de « nouvelle ruralité » soucieuse d'échapper à la vie effrénée des grandes villes.
Le sacrifice de l'agriculture japonaise
La réforme agraire de 1946 (N?chi kaikaku), qui est suscitée par les forces d'occupation américaines,
touche deux millions d'hectares de terres cultivables, tandis que les forêts ne sont pas concernées. Un
million et demi de « propriétaires fonciers » (jinushi) sont expropriés et indemnisés par l'État.
La réforme agraire liquide les dernières formes de la féodalité, à l'exception des coutumes d'irrigation qui
disparaîtront par la suite. Elle n'en introduit pas moins les dispositions qui iront à contresens de son
objectif de renforcer une société paysanne. En effet, le parcellaire et le morcellement ne sont pas touchés.
La dimension moyenne des exploitations se situe toujours autour d'un hectare. Les activités réellement
coopératives qui auraient pu compenser l'éparpillement restent insuffisantes. Les paysans doivent alors se
lancer dans une course à la productivité pour rester rentables. Ils se mécanisent, utilisent des engrais
chimiques et, pour cela, s'endettent. Afin de rembourser leurs emprunts, ils exercent de plus en plus une
double activité, souvent le salariat dans l'industrie, et ils finissent généralement par renoncer à
l'agriculture.
La réforme va donc paradoxalement vider les campagnes pour donner la puissance aux villes et aux
capitaux urbains. Elle pose les conditions du décollage industriel, non par un accroissement de la
demande en milieu rural, conformément au credo keynésien de ses instigateurs, mais par l'arrivée sur le
marché de l'emploi d'une énorme masse de main-d'œuvre. La prolétarisation partielle ou totale de milliers
155
de ruraux peut commencer. Politiquement, la réforme coupe court au bouillonnement révolutionnaire qui
couvait dans les campagnes.
L'agriculture régresse en hommes comme en surface. De 1950 à 2000, le nombre des exploitants passe de
six à trois millions environ. La population agricole totale (n?ka jink?) chute au même rythme :
37 millions de personnes en 1950, 13,5 millions en 2000. La surface agricole utile passe de 6 millions
d'hectares en 1960, son pic, à 4,8 millions en 2000. La majorité des exploitants adoptent un emploi partiel
non agricole : 65,7 p. 100 d'entre eux en 1960, déjà, et 79,7 p. 100 en 2003, dont 44,3 p. 100 d'entre eux
ont plus de 65 ans.
L'agriculture, qui représente encore 8,8 p. 100 du P.I.B. en 1960, chute à 4,2 p. 100 en 1970 et à 1 p. 100
en 2000. Le taux d'autosuffisance alimentaire s'effondre, passant de 90 p. 100 à 40 p. 100 pour la même
période. Même les forêts, pourtant l'une des richesses en matière première du Japon, reculent : leur
exploitation ne concerne plus que 36 000 ha (coupes et boisements artificiels) au lieu de 1,2 million
d'hectares au cours du même intervalle. L'autosuffisance sylvicole n'est plus que de 19 p. 100.
Le sacrifice de l'agriculture japonaise est patent. Les campagnes, exsangues, ont fourni les contingents de
travailleurs mégalopolitains de la « haute croissance ». À partir des années 1970, la main-d'œuvre rurale
restante, meilleur marché et plus ou moins qualifiée, est utilisée par une industrie de pièces détachées,
voire de montage, qui se délocalise en province. La Silicon Island de Kyūshū accueille certes des
technopoles, mais aussi des industries électroniques peu sophistiquées, qui embauchent des femmes
rurales, et des usines destinées à la construction automobile. Le tourisme, de place en place, constitue une
issue économique pour plusieurs campagnes, mais sur fond de forte concurrence.
Le paradoxe d'un Japon mégalopolitain et industriel soutenu par les ruraux
Ce sont les décideurs venus de la campagne qui ont paradoxalement fait la ville et l'industrie. Le système
et le découpage électoraux de l'après-guerre ont en effet favorisé la surreprésentation nationale à la
Chambre basse (équivalent de l'Assemblée nationale française) des départements de province, et
singulièrement des ruraux et des paysans. Certains députés du P.L.D. (Parti libéral-démocrate ou Jimint?,
parti conservateur hégémonique) étaient élus par moins de 40 000 voix, contre plus de 150 000 dans la
plupart des circonscriptions urbaines. Les députés provinciaux et ruraux assurent ainsi, depuis 1946 (la
réforme agraire) et 1955 (la création du tout-puissant P.L.D.), le destin industriel et mégalopolitain du
Japon contemporain caractérisé par l'hyperconcentration t?ky?te.
Le soutien des ruraux au P.L.D. est acquis grâce à la réforme agraire, au protectionnisme rizicole afférent
et à une relation clientéliste avec les campagnes, qui passe également par les travaux publics et leurs
entreprises. Certaines communes reculées et îles éloignées bénéficient ainsi de routes flambant neuves et
de ponts hardis souvent superflus, équipements qui font largement défaut à T?ky? congestionné et
encombré.
La construction mégalopolitaine et hyperindustrielle s'est réalisée de concert avec une défense des valeurs
socioculturelles agrariennes. L'idéal de la communauté villageoise (le mura) et ancestrale (le furusato) est
transposé dans le quartier ou l'entreprise. La hiérarchie familiale et professionnelle incarnée par le
système patriarcal de la maisonnée (ie) et par l'empereur est valorisée. L'effort paysan est transmis au
labeur ouvrier, la frugalité confucéenne est adoptée par la nouvelle bourgeoisie. La nature jardinée et
paysagée est promue au pinacle de l'esthétique. La riziculture est valorisée comme le symbole de la
maîtrise écologique et territoriale du pays, l'emblème de l'autosuffisance face aux pressions du marché
international, même si cette autosuffisance s'effondre dans tous les autres secteurs et si le marché rizicole
perd sa protection étatique à partir de 1995.
Les communes, qui sont officiellement considérées comme « sur-dépeuplées » (kaso) lorsqu'elles perdent
plus de 10 p. 100 de leur population entre deux recensements quinquennaux, représentent actuellement
48,9 p. 100 du territoire japonais, pour seulement 6,3 p. 100 de la population ; 10 p. 100 de leur espace
156
sont constructibles, et 10 autres p. 100 sont cultivables. Il reste donc de la marge, et de la place au Japon.
Au moins en théorie, car l'occupation de l'espace obéit à d'autres lois, économiques en particulier, qui sont
dominées par la logique du marché.
L'exode rural, qui se poursuit bien qu'affaibli, touche de vastes espaces dans les montagnes et les îles
éloignées. Outre un déclin démographique et socio-économique, il provoque un « ré-ensauvagement » du
milieu. Depuis la fin des années 1970, l'abondance des meutes de singes, qui ne trouvent plus leur pitance
dans les forêts secondaires de résineux et qui s'attaquent désormais aux quelques récoltes encore
présentes, pose problème à de nombreuses campagnes reculées. Certains prônent la réintroduction d'un
prédateur comme le loup, décimé depuis 1905, considéré de surcroît comme un symbole de la « grande
nature » (daishizen) et d'une coexistence harmonieuse entre celle-ci et les paysans, qui relèverait de la
tradition. Mais cette imagerie positive ne correspond qu'en partie aux anciennes pratiques socioculturelles
des communautés villageoises, outre que la réintroduction du loup n'est pas certaine de faire reculer les
singes.
Certaines communes de montagne ou d'île éloignée tentent de lutter contre l'abandon en encourageant des
niches économiques, un tourisme basé sur la protection de l'environnement et la revitalisation du
patrimoine, en accueillant des manifestations culturelles ou sportives. Ce mouvement de « réveil des
villages » (mura okoshi) et de « réveil des îles » (shima okoshi) est inégal, mais il peut compter sur le
maintien des solidarités sociales et d'une simplicité de vie qui ne manque pas d'attirer une partie de la
jeunesse mégalopolitaine.
V - Un capitalisme d'État en restructuration
Le système japonais est un capitalisme d'État qui s'est forgé dès Meiji (1868) dans le cadre d'un
« national-développementalisme », c'est-à-dire d'une priorité nationale, sinon nationaliste, pour sortir du
sous-développement.
Une économie de guerre passée en temps de paix
Les principales structures de ce capitalisme d'État sont instaurées au cours des années 1940 caractérisées
par une économie de guerre, et elles ont été maintenues après la défaite militaire de 1945. Cette continuité
est permise par le revirement géopolitique des États-Unis qui, après avoir voulu transformer le Japon
vaincu en un pays rural et pacifique modèle, le remettent en selle industriellement pour qu'il les aide à
faire face au triomphe du communisme en Chine et en Corée du Nord.
Par rapport à la période tenn?-militariste d'avant 1945, l'occupant américain favorise l'instauration d'une
réforme agraire et la démocratisation de la vie publique, sur fond de « clanisation » de la politique et de
marginalisation des syndicats radicaux. Les zaibatsu, qu'il démembre (1946-1948), se reconstituent en
keiretsu, conglomérats d'entreprises privées à participation croisées et organisées autour d'une banque,
avec une cascade de sous-traitants préférentiels. L'État voit son pouvoir renforcé comme agent
économique et comme garant du système bancaire.
À partir des années 1980, le capitalisme d'État japonais est remis en cause par les politiques néo-libérales
impulsées à l'intérieur par les gouvernements Nakasone et réclamées à l'extérieur par les dirigeants
américains. Leur demande de rééquilibrage des échanges commerciaux se conjugue avec la politique de
minkatsu (littéralement, « activation du secteur privé »), laquelle implique privatisations d'entreprises
publiques et déréglementations dans de nombreux domaines. Le processus d'ouverture des marchés
s'accélère avec l'évolution du contexte international, notamment la fin de la guerre froide à partir de 1989,
en réalité plutôt « chaude » en Asie (guerres de Corée, d'Indochine, du Vietnam, au Cambodge...), et
l'essor de la mondialisation économique.
157
Les relocalisations industrielles japonaises outre-mer sont stimulées par les accords du Plaza de
septembre 1985, lorsque les pays du G5 décident une dévaluation du dollar qui se traduit par une
surévaluation du yen (endaka). Les grandes entreprises japonaises s'installent à l'étranger pour pallier
l'enchérissement de leurs exportations et conquérir de nouveaux marchés. Simultanément, plusieurs pays
industrialisés, États-Unis en tête, s'inquiètent de la concurrence japonaise (automobile, électronique...). Le
marché intérieur japonais est pressé de s'ouvrir de plus en plus à leurs produits agricoles (riz, agrumes,
viande), manufacturés et financiers.
Plusieurs mesures consacrent simultanément T?ky? comme place financière mondiale. La Bourse du
Kabuto-ch? occupe opportunément une place vacante dans le tour du monde des places financières avec
des marchés qui veulent fonctionner 24 heures sur 24. Elle ouvre après la fermeture des Bourses
américaines et avant l'ouverture des Bourses européennes.
Le capitalisme japonais suit la logique de l'économie libérale et financiarisée. La bulle spéculative,
foncière, immobilière et financière caractérise la seconde moitié des années 1980. Son dégonflement
(1990-1997) est marqué par les créances douteuses et la faillite de plusieurs banques. Les deux étapes
offrent l'occasion de restructurer le système financier japonais, et donc industriel, dont il est le pivot, par
le biais de déréglementations, de concentration du capital et du captage de l'épargne publique.
La remise en cause du « système des années 1940 » et du « système de 1955 »
Le système de paiements et du crédit, qui remonte à 1942 et qui voit le renforcement du M.O.F. après la
dissolution des zaibatsu et l'instauration des keiretsu, établit jusqu'au milieu des années 1990 une
interrelation étroite entre les banques, les grandes entreprises et l'État. Sa politique de « surprêt » et de
« surendettement » permet aux grandes banques d'augmenter les crédits en faveur des grandes entreprises
de leur réseau sans être tenues d'effectuer des dépôts proportionnels auprès de la Banque centrale.
L'ouverture à la finance internationale depuis les années 1980 et l'autonomisation de la Banque centrale
japonaise conformément au modèle américain déstabilisent la cohérence institutionnelle et l'efficacité de
cette politique économique. Les grandes entreprises pouvant bénéficier désormais d'un financement direct
grâce à l'émission d'actions et d'obligations sur le marché national ou international, le lien classique avec
la banque principale de leur keiretsu s'affaiblit. Pour autant, elles ne se livrent pas à la finance étrangère,
car le renforcement des grandes banques japonaises le leur permet. La Banque de T?ky?-Mitsubishi, issue
d'une fusion en 1996 et qui absorbe deux autres banques en 2001, se hisse ainsi au quatrième rang
mondial en 2006. Le groupe bancaire Sumitomo-Mitsui se situe à la seizième place mondiale. Le M.O.F.
est, comme le M.I.T.I. (Ministry of International Trade and Industry ; ministère de l'Industrie et du
Commerce extérieur), épargné par la grande réforme administrative de janvier 2001 qui regroupe la quasitotalité des ministères.
Le célèbre M.I.T.I. pratique un dirigisme plus ou moins souple. Son origine remonte aux années 1930 et
ses principales structures à la période 1939-1943. Ses économistes, qui restent en place après la défaite de
1945, en assurent la pérennité pendant la « haute croissance ». Le M.I.T.I. a pour tâche d'exercer une
veille technologique, de stimuler les transferts de technologie et de privilégier les secteurs jugés
prioritaires. Sous son nouveau nom de M.E.T.I. (Ministry of Economy, Trade and Industry), il exerce un
pouvoir plus discret mais encore très efficace.
La géographie politique que trace la réforme électorale de 1993-1994 ne rompt qu'en partie avec le
« système de 1955 » qui avait instauré un binôme sans alternance entre le P.L.D. hégémonique et la
gauche reléguée dans l'opposition au niveau national. La réforme cherche à rétablir l'équilibre politique au
profit des citadins et à favoriser de nouveaux partis. Mais seuls les excès sont gommés et, sauf quelques
cas, les campagnes sont toujours surreprésentées. Le P.L.D. retrouve facilement une majorité à partir de
1996, grâce au vote des campagnes, tandis que le P.S.J. (Parti socialiste du Japon) entre en crise et se
158
fragmente. Un Parti démocrate se constitue comme principale force oppositionnelle tandis que le Parti
communiste reste puissant.
Entre-temps, une loi (1995) dérégule le système de soutien étatique des cours rizicoles en introduisant un
marché dit libre, qui autorise les importations. Les greniers rizicoles traditionnels du Japon (T?hoku,
Kant? septentrional) accentuent leur spécialisation et leur productivité. La riziculture entre en crise dans
le Japon du sud-ouest (Chūgoku, Shikoku, Kyūshū).
Le Japon est caractérisé par un très important secteur des bâtiments et travaux publics (B.T.P.) qui a
marqué de son empreinte la géographie de l'archipel. Cette hypertrophie s'explique par quatre facteurs. Il
faut aménager un milieu montagneux, éclaté et risqué. L'État a privilégié depuis Meiji la construction des
structures de production économique plutôt que la réalisation d'équipements sociaux. Il pratique
régulièrement une politique de relance de l'économie grâce à la réalisation de grands travaux. Le
clientélisme, enfin, relie le P.L.D., les forces locales et le secteur du B.T.P. D'où les constructions
géantes dans tout l'archipel de tunnels, de viaducs, comme l'axe de viaduc-tunnel traversant la baie de T?
ky? (T?ky? Bay Aqualine, ouvert en 1997), d'aéroports, comme celui du Kansai (bâti dans la baie d'Ōsaka
et ouvert en 1994), outre Shinkansen, autoroutes et digues. Les investissements publics concernent à 80 p.
100 des travaux de génie civil. Ils dépendent du puissant « Programme fiscal d'investissement et
d'emprunt » (Zait?), qui remonte aux années 1940. Composé à 80 p. 100 environ de l'épargne postale et,
pour le reste, des fonds publics de retraite et d'assurance-vie, le Zait? est géré par le M.O.F. Représentant
la moitié du budget général de l'État, il constitue un doublon parallèle au budget public, mais non soumis,
comme celui-ci, au contrôle de la Diète.
Les trois quarts des investissements publics dans le B.T.P. sont effectués par des régies publiques
étatiques. Le secteur emploie sept millions de personnes, soit 10 p. 100 de la main-d'œuvre japonaise.
L'« État-constructeur », l'« État-génie civil » (doboku kokka), ou encore « l'État bétonneur » tant domine
la logique du béton, pilote un système dominé par l'entente préalable aux appels d'offres (dango) et
structuré en une pyramide économique et sociale stricte. Six entreprises géantes règnent sur une cascade
de sous-traitants. Les ouvriers régulièrement employés, au statut protégé, s'y distinguent des travailleurs
journaliers, précaires, qui peuvent représenter les deux tiers de la main-d'œuvre.
L'activité économique, la stabilité sociale et la vie politique des collectivités locales de la périphérie rurale
dépendent largement des travaux de construction octroyés par le centre. Mais la plupart des équipements
d'infrastructure sont déficitaires. Leur gestion est en cours de privatisation, ainsi que, depuis 2005, celle
de la Poste dont les fonds alimentent le Zait?.
Un vecteur de postmodernité
En un siècle et demi, le Japon est passé du statut de pays pauvre à celui de grande puissance. C'est, de
surcroît, le premier pays non occidental à y parvenir. Mais cette évolution, qui se traduit pour le peuple
japonais par une amélioration des conditions de vie malgré les drames de la pollution, ne doit pas
masquer deux tendances profondes.
Le Japon, d'une part, connaissait déjà, au début du XIXe siècle, un niveau de modernité démographique,
socioculturel, économique même, qu'une réinvention de la tradition ne peut oblitérer. Sa remise en cause,
d'autre part, d'un schéma historiquement linéaire où la modernité serait consubstantiellement liée aux
valeurs de l'Occident le propulse comme héraut d'une modernité non occidentale, mieux : d'une
postmodernité, dont les accents universels et pacifiques ne sont pas toujours appréciés, bien qu'ils
fascinent les populations asiatiques et qu'ils perturbent les dirigeants nationalistes nippons. Le Japon est
donc confronté à sa propre évolution mais aussi à sa responsabilité dans la marche du monde.
C'est la géographie même de l'archipel – variée, contrastée, riche – qui a contribué à l'élaboration de cette
civilisation « japonésienne ». Mais elle est à son tour déstabilisée par l'énorme écart qui sépare une
Mégalopole engorgée de périphéries où la crise le dispute à la survie de communautés rurales solidaires.
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Philippe PELLETIER
Bibliographie
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SINGAPOUR
Depuis sa fondation en 1965, la république insulaire de Singapour
connaît un essor et une
prospérité économiques ayant peu d'équivalents. Postée à l'extrémité sud-est de l'Asie continentale et à la
charnière des océans asiatiques, ce petit État cosmopolite est devenu l'un des plus prospères au monde.
Misant sur la fonction portuaire déjà bien établie de ce qui fut pendant un siècle et demi un comptoir
colonial, les dirigeants de l'État moderne y ont encouragé tout à la fois la formation des travailleurs,
l'ouverture aux investissements étrangers et la diversification des activités industrielles et financières. Il
en résulte un territoire constamment remodelé et une société disciplinée, l'un et l'autre en perpétuelle
adaptation face aux exigences de la mondialisation.
I - Un cadre équatorial étroit
Véritable cité-État, la république de Singapour est composée d'une île principale s'étendant sur quelque
670 kilomètres carrés et d'une cinquantaine d'îles secondaires et d'îlots en couvrant une soixantaine
d'autres. À vrai dire, la superficie totale du pays, qui s'élève, au début de 2008, à 730 kilomètres carrés,
est en croissance constante, alors que l'île principale et la plupart de ses satellites font l'objet d'une
progression de leurs littoraux aux dépens de la mer. À la même date, le pays compte quelque 4,7 millions
d'habitants, dont 3,7 millions de résidents et un million de non-résidents. Largement urbanisée, l'île
principale est reliée à la péninsule malaise par une jetée longue d'un kilomètre.
160
Une caractéristique fondamentale de la géographie de l'île même de Singapour est qu'elle résulte
largement de l'action de l'homme. Peu de territoires dans le monde ont fait ou font l'objet de
transformations d'origine anthropique aussi marquées. Cela dit, ce territoire, qui épouse en quelque sorte
la forme d'un papillon, demeure centré sur un massif granitique culminant à 164 mètres, Bukit Timah (ou
montagne d'étain en langue malaise). Autour de ce noyau se déploient des ensembles collinaires
d'orientation prédominante nord-ouest - sud-est. Tout autour, les plaines étroites sont drainées vers tous
les rivages de l'île, ceux du versant nord étant quelque peu privilégiés. Tant au cœur de l'île que le long
des rivages s'étalent plusieurs grands bassins, en réalité tous des réservoirs aménagés au fil des ans, dans
bien des cas par endiguement des estuaires ou des mangroves littorales. Malgré l'importance du tissu
urbain, l'île n'en apparaît pas moins très verdoyante. Cela est attribuable à une politique d'aménagement
d'espaces verts, à toutes les échelles, mais aussi au caractère typiquement équatorial du cadre originel.
Le climat de Singapour se caractérise en effet par des températures et des taux d'humidité élevés ainsi que
par une forte pluviométrie. Les moyennes mensuelles de température se situent entre 26 0C et 28 0C et les
chutes de pluie entre 150 et 300 mm par mois environ, pour un total annuel variant entre 2,3 et 2,6 mètres
selon les secteurs de l'île. Les taux d'humidité relative diurne y sont particulièrement élevés, se situant
entre 68 p. 100 et 97 p. 100. Bref, les conditions y sont très favorables à la prolifération des plantes et à
leur croissance rapide.
II - Une histoire marquante
De Temasek à Singapore
Contrairement à une idée largement répandue, l'histoire de Singapour ne commence pas avec sa fondation
coloniale en 1819. En effet, la première mention écrite de Singapour remonterait au IIe siècle et est due au
géographe grec Claude Ptolémée. Au siècle suivant, un émissaire chinois mentionne aussi dans son
rapport une île qu'il nomme Pu Luo Chong (du malais Pulau Ujong) et qui correspondrait à celle de
Singapour. Au fil des siècles, d'autres mentions apparaissent, alors que l'île est désignée par le nom de
Temasek. Dès lors et pour un bon millénaire, il semble bien que Singapour ait fait partie de ces ports de la
région fréquentés par les commerçants locaux et étrangers, provenant de contrées aussi lointaines que
l'Arabie, l'Inde et la Chine. Pendant un peu plus d'un siècle, soit de la fin du XIIIe jusqu'au début du XVe,
l'île a été le siège d'un royaume malais, dont la fortune a cependant décliné au cours des siècles qui
suivirent. Il fallut attendre 1819 pour que la situation tout à fait exceptionnelle de Singapour – aussi
connue sous le nom de Singa Pura ou Cité du lion dans les Annales malaises – au cœur des comptoirs de
l'archipel malais ne soit à nouveau reconnue et mise à profit.
Cette année-là, le Britannique Thomas Stamford Raffles choisit d'établir un comptoir à Singapour au nom
de la East India Company (Compagnie des Indes orientales), sachant qu'il prenait là une initiative qui
serait utile à son gouvernement sur le plan stratégique. Lorsque, le 28 janvier 1819, il fit jeter l'ancre à sa
flotte de huit navires près de l'embouchure de la rivière Singapour, presque rien ne subsistait pouvant
rappeler l'ancienne gloire de Singa Pura, laquelle, Raffles l'avait écrit à un ami, avait tout de même
contribué à l'y attirer. L'île était alors sous le contrôle du sultan de l'État du Johor, situé à la pointe de la
péninsule malaise. Au terme d'une semaine de négociations rondement menées par Raffles avec un
ministre représentant le sultan, un traité fut signé. Il accordait à la Compagnie des Indes orientales le droit
d'aménager un établissement commercial dans l'île. En contrepartie, tant le sultan malais que son ministre
allaient toucher une rente annuelle substantielle. Ceux-ci y trouvaient non seulement leur profit, mais une
reconnaissance politique élargie à laquelle s'ajoutait la perspective de pouvoir tirer partie de l'essor
annoncé du comptoir.
Essor commercial et peuplement cosmopolite
161
À l'arrivée de Raffles à Singapour, la population de l'île n'aurait pas dépassé un millier d'habitants, pour la
plupart appartenant à diverses ethnies malaises. On y comptait aussi quelques dizaines de Chinois. Des
mesures d'incitation sont alors prises par les autorités britanniques pour favoriser le développement des
activités commerciales et portuaires, ce qui attire les migrants en grand nombre. Ceux-ci se regroupent
dans la partie sud de l'île, notamment sur les rives de la rivière Singapour, lesquelles accueillent la
majorité des Chinois dans un quartier très vite appelé Chinatown.
Au fur et à mesure que l'économie britannique croît et se déploie au-delà de l'Europe et que, surtout, sa
puissance impériale s'accentue en Asie, y compris sur les mers, Singapour en profite. Cela s'accentue avec
l'ouverture du canal de Suez en 1869, qui survient deux ans après que Singapour fut passée, tout comme
l'ensemble des établissements du Détroit (dont font aussi partie Penang et Malacca), sous le contrôle
direct de la couronne d'Angleterre. Elle détient désormais le statut de colonie de la Couronne et va
continuer à développer son commerce d'entrepôt au carrefour des océans et mers asiatiques.
Au début du XXe, donc moins d'un siècle après la fondation du comptoir britannique par Raffles, la
structure ethnique de Singapour, alors reconnue comme la ville la plus cosmopolite d'Asie, est à peu près
arrêtée. Les Chinois y comptent pour près des trois quarts des 225 000 habitants. Avec quelque 15 p. 100
de la population, les Malais sont redevenus plus nombreux que les Indiens (8 p. 100). La communauté
indienne proprement dite, au sein de laquelle les musulmans sont moins nombreux que les hindous,
comprend surtout des Bengalis et des Tamouls qui ne s'entendent pas toujours, ainsi que des Sikhs. Mais
il y a aussi des Singapouriens qui sont originaires du Ceylan, de la Birmanie, tout comme des Arabes et
des Européens, surtout des Britanniques.
De la forteresse Singapour à l'indépendance
Malgré l'évidente importance que représente Singapour sur le réseau des échanges maritimes avec l'Asie,
malgré sa position stratégique au cœur de ce réseau, les Britanniques reportent pendant longtemps la
décision de fortifier l'île et ils le font trop peu et trop tard. Surtout l'aviation n'y est pas assez présente
lorsque la Seconde Guerre mondiale est déclenchée dans le Pacifique. Ainsi, après avoir conquis toute la
péninsule malaise qu'ils ont commencé à envahir dès le 8 décembre 1941, les Japonais s'emparent
facilement de la prétendue forteresse de Singapour le 15 février 1942
. Commence alors une dure
occupation qui va durer plus de trois ans.
Quand les Britanniques reviennent en septembre 1945, près d'un mois après la capitulation officielle du
Japon, ils sont accueillis en libérateurs par la majorité des Singapouriens. Mais la colonie est en mauvais
état, en particulier ses infrastructures portuaires. Surtout, tant dans la péninsule malaise qu'à Singapour,
les communistes, qui ont refusé de collaborer avec les Japonais, ont pris du galon et la situation dans le
monde du travail est explosive. Dans l'île, les grèves se multiplient, surtout parmi les employés du port et
ceux des compagnies de transport en commun.
Dans ce contexte, les pressions sont fortes pour que le statut de la colonie évolue et que sa population
prenne le contrôle de sa destinée. Des élections ont lieu en 1955 et, contrairement à ce que prévoyaient les
Britanniques, elles sont remportées par un des deux partis de gauche, le Labour Front, dont le chef, David
Marshall, est alors autorisé à former un gouvernement minoritaire, devant cependant encore répondre à un
gouverneur nommé par les autorités coloniales. Ce gouvernement tiendra pendant quatre ans, alors que de
nouvelles élections sont tenues en 1959. Il s'agit alors d'élire une équipe qui dirigera une Singapour à
laquelle les Britanniques accordent une autonomie interne totale. Cette fois, c'est l'autre parti de gauche
qui remporte le pouvoir, haut la main. Le People's Action Party, mieux connu sous l'abréviation de
P.A.P., est dirigé par Lee Kuan Yew, un homme politique d'une rare intelligence. Celui-ci doit cependant
composer avec une situation toujours tendue sur le plan tant interne, à cause de la pression constante
exercée par les communistes, qu'externe, à cause des relations avec la Malaisie, les deux niveaux étant par
ailleurs reliés. En effet se pose alors avec de plus en plus d'acuité la question de l'indépendance de
Singapour. La Malaisie a obtenu la sienne en 1957 et Singapour est sur le point de la suivre dans cette
162
voie. C'est ainsi qu'en septembre 1963, les anciennes colonies et possessions britanniques de Malaisie,
Sarawak, Sabah et Singapour forment la nouvelle fédération de Malaysia. La situation apparaît favorable
au P.A.P. qui, en septembre également, remporte de nouvelles élections à Singapour même.
Mais, très rapidement, l'intégration de Singapour dans la grande fédération apparaît fragile, notamment en
raison des relations parfois difficiles entre les Malais, majoritaires dans la péninsule, et les Chinois,
majoritaires dans l'île. Malgré les tentatives de négociation de Lee Kuan Yew, les dirigeants de la
fédération de Malaysia prennent la décision de mettre un terme à l'aventure. Un peu moins de deux ans
après sa formation, Singapour en est expulsée. Le 9 août 1965, contre le gré de ses dirigeants, ce qui est
plutôt unique dans l'histoire, naît la république de Singapour. Celle-ci est vite reconnue par les grandes
puissances et, dès septembre, acceptée au sein des Nations unies.
Depuis lors, le P.A.P. préside sans partage aux destinées de la petite république. Bien que respectant les
formes d'une démocratie parlementaire, l'équipe au pouvoir ne laisse aucune véritable marge de
manœuvre à l'opposition et réprime sévèrement tout citoyen soupçonné d'avoir des allégeances
communistes et même tout contestataire. C'est pourtant cette équipe – dirigée jusqu'en 1990 par Lee Kuan
Yew, de 1990 à 2004 par Goh Chok Tong et, depuis août 2004, par le fils même du premier, Lee Hsien
Loong –, puisant sa légitimité dans sa grande compétence technocratique et son comportement
irréprochable, qui a relevé les défis posés à Singapour. Elle y est parvenue par une redéfinition des
fonctions et le bouleversement du territoire.
III - La redéfinition des fonctions
La production
Amorcée au début des années 1960, cette révolution des fonctions concerne trois grands domaines : la
production, la reproduction sociale et la circulation. Pour la mener à bien, l'État singapourien
indépendant, dès son émergence en 1959, commence par se doter de toute une série d'institutions
responsables de l'un ou l'autre aspect d'une politique de développement de plus en plus intégré. Parmi ces
institutions, on compte plusieurs organismes parapublics, chacun doté d'un pouvoir exceptionnel.
Ainsi, la politique industrielle, et en particulier la création d'emplois, sont confiées à l'Economic
Development Board, créé en 1961. Cette régie d'État a notamment pour mandat d'attirer et de coordonner
les investissements étrangers. Dès 1959, des ordonnances accordent des exemptions d'impôt aux
nouvelles entreprises ainsi qu'à celles dont les projets d'expansion sont approuvés. En 1967, ces avantages
fiscaux sont élargis et diversifiés par l'adoption d'une nouvelle série de mesures. Plusieurs de celles-ci
concernent la formation des travailleurs. Enfin, l'État lui-même agit comme entrepreneur, tant au niveau
strictement industriel qu'au niveau commercial et bancaire. Le gouvernement possède des parts
importantes dans plusieurs grandes entreprises, notamment par le biais d'un holding, la société Temasek.
Cette participation est également orchestrée par des superagences, dont le Jurong Town Corporation
(J.T.C.).
Le J.T.C. est devenu le gestionnaire des parcs industriels, le principal étant celui de Jurong, dans le sudouest de l'île. Le statut de zone franche dont Singapour bénéficie depuis sa fondation moderne en 1819 a
été consolidé par l'institution de six zones franches commerciales en 1969 et celle d'une quinzaine de
zones industrielles. À lui seul, le parc industriel de Jurong, créé de toutes pièces au cours des années 1960
sur une aire marécageuse, couvrait au début des années 1990 une superficie de 43 kilomètres carrés,
accueillant deux mille entreprises employant plus de 100 000 personnes. En 2000, l'ensemble des vingtquatre zones franches gérées par le J.T.C. – dont plusieurs ont été établies dans des secteurs autrefois
consacrés à des activités agricoles – regroupait les deux tiers des quelque 435 000 salariés de l'industrie à
Singapour, ce secteur comptant pour 21 p. 100 de l'emploi dans le pays. La progression de l'activité
manufacturière a été impressionnante, alors que, de 1960 à 1980, la part du P.I.B. d'origine industrielle est
163
passée de 15 p. 100 à 37 p. 100. Depuis lors, avec l'accroissement encore plus rapide du secteur des
services, cette proportion a régressé à moins de 30 p. 100. L'industrie n'emploie d'ailleurs plus que 20 p.
100 de la main-d'œuvre contre près de 70 p. 100 pour le secteur des services.
Alors que, au cours des années 1960, l'accent avait été mis sur les fabrications utilisant une main-d'œuvre
abondante, Singapour a rapidement évolué vers des productions à plus forte valeur ajoutée. Depuis les
années 1980, l'accent a été mis sur les hautes technologies et les services de pointe. Les investisseurs
étrangers ne sont plus à la recherche d'une main-d'œuvre à bon marché, les salaires singapouriens étant de
loin les plus élevés de la région, mais plutôt de travailleurs performants et de secteurs de production bien
reliés entre eux et bien desservis. C'est le cas, précisément, du raffinage du pétrole et de l'industrie
pétrochimique, qui assurait près du quart de la valeur de la production industrielle en 2005, contre plus de
la moitié pour le secteur de l'électronique qui, lui, a connu une croissance fulgurante pendant les années
1990.
La circulation
En 1964, le Port of Singapore Authority (P.S.A.) – devenu depuis le Maritime and Port Authority of
Singapore (M.P.A.S.) – fut établi avec comme mandat la diversification des activités du port et la
création de cinq terminaux spécialisés, le port de Singapour étant devenu depuis l'un des premiers du
monde
. En 2006, près de 130 000 navires y furent accueillis et 448 millions de tonnes de
marchandises manutentionnées, ce qui en faisait le plus important du monde. En réalité, à peine la moitié
du tonnage passe par l'un ou l'autre des cinq grands terminaux situés dans l'île même de Singapour.
L'industrie pétrolière, et en particulier le raffinage du pétrole, dont Singapour est le principal centre en
Asie du Sud-Est, est responsable du reste du trafic, essentiellement manutentionné dans les petites îles
aménagées à cette fin au large de Jurong. D'accès facile pour les grands pétroliers, ces installations se
situent suffisamment au large de la ville pour que la pollution en soit sensiblement réduite.
Expansion et services efficaces : voilà ce qui caractérise l'ensemble du domaine des communications à
Singapour. Cela concerne notamment l'aéroport de Changi, ouvert en 1981, considérablement agrandi
depuis et fréquenté par 35 millions de passagers en 2006. Cela concerne aussi les télécommunications,
dont Singapour est désormais un centre mondial. Cette position stratégique sur le plan des
communications modernes est étroitement liée à la fonction de centre financier et commercial. Les effets
d'agrégation aidant, la cité-État est devenue le plus grand centre bancaire de la région, drainant l'argent
des Chinois du Nanyang – c'est-à-dire des « mers du sud », bref d'outre-mer – qui peuvent y effectuer des
dépôts secrets sans impôt sur les profits.
L'ouverture s'est aussi réalisée dans le domaine touristique. En 1970, Singapour accueillait
500 000 visiteurs ; en 2006, plus de neuf millions. Cette croissance exceptionnelle est due en premier lieu
à celle de l'ensemble des fonctions commerciales dont s'est doté la cité-État ; en second lieu aux efforts
promotionnels du Tourism Promotion Board, lui aussi établi en 1964 et encourageant un développement
considérable de l'industrie hôtelière. L'image d'une « Asie instantanée », miniature, efficace et
confortable, où tout ou presque peut s'acheter, a contribué à faire de Singapour une escale de plus en plus
recherchée entre le monde archipélagique et le continent, entre Orient et Occident. La multiplication des
boutiques s'explique d'abord par cette fonction de commerce de transit mais aussi par l'idéologie de la
consommation qui a progressé parmi la population locale au même rythme que celle de l'efficacité et de la
performance.
La reproduction sociale
La reconversion touche des domaines particulièrement imbriqués les uns aux autres alors que les
distinctions entre production et circulation et même entre production et reproduction se confondent
164
quelque peu. Pourtant, et là réside une caractéristique essentielle du projet singapourien, la transformation
économique repose sur un encadrement social et territorial très serré. Il s'agit tout d'abord du contrôle sur
la croissance démographique, la santé et l'éducation ; puis de la planification de l'emploi, du logement et
des loisirs ; enfin d'une mobilisation idéologique tout à fait exceptionnelle, articulant en quelque sorte
toutes les conditions de la reproduction sociale.
Entre 1947 et 1957, le taux moyen de croissance annuelle de la population de Singapour s'élevait à 4,4 p.
100. En 1980, il n'était plus que 1,5 p. 100. En 1986, il fut de 1 p. 100 mais des encouragements à la
natalité ont contribué depuis à sa légère remontée. Au cours de la première période, l'immigration,
provenant essentiellement de la péninsule malaise, fut responsable de 22 p. 100 de la croissance ; en
1980, elle avait été abaissée à 2 p. 100. Depuis les années 1990, l'immigration est pratiquement arrêtée.
Les travailleurs étrangers, pour la plupart des Malais de la péninsule, mais aussi, de plus en plus, des
Bengalais et des Philippins (en fait surtout des Philippines, travaillant comme femmes de ménage),
n'obtiennent plus que des permis de séjour temporaire. Le nombre de ces travailleurs temporaires,
relativement bien payés mais corvéables à merci, est cependant très élevé : de l'ordre de 300 000 en 1990,
il dépasse le million à la fin des années 2000.
La chute initiale de la croissance naturelle s'expliquait par une vigoureuse campagne de contrôle des
naissances incluant la légalisation de l'avortement. Une grande amélioration dans l'accès à l'éducation et
aux services de santé, essentiellement couverts par l'État, une hausse généralisée du niveau de vie, une
frénésie de consommation avaient fait le reste. Désormais, le profil sociodémographique de la population
singapourienne ressemble de plus en plus à celui d'un pays industriel, avec une espérance de vie de
80 ans.
Malgré la qualité des réalisations dans le domaine de l'éducation et de la santé, celles-ci n'ont pas
l'ampleur ni la visibilité des grandes réalisations industrielles ni, surtout, de celles qui touchent au
logement. Car, tout en planifiant le type et le lieu d'emploi d'une proportion croissante de la population
singapourienne, au cours des dernières décennies, les grands gestionnaires de l'État ont étroitement
planifié son logement. Ce qui représentait le principal problème du Singapour indépendant est devenu le
principal objet d'intervention, impliquant une véritable redistribution de la population.
Le Housing and Development Board (H.D.B.) est la régie d'État la plus puissante parmi la demi-douzaine
qui existent à Singapour. Lorsqu'elle fut créée en 1960, 9 p. 100 de la population, qui s'élevait alors à
environ 1,6 million de personnes, habitaient des logements publics. Dès 1985, près de 85 p. 100 des
2,6 millions de Singapouriens étaient logés dans des tours d'habitation construites et gérées par le H.D.B.
Entre-temps, l'île de Singapour avait été transformée en un vaste chantier de construction d'habitations
rassemblées dans un réseau de cités nouvelles (New Towns).
Dotée dès le départ d'un budget considérable par l'État, la régie du logement apparaît particulièrement
puissante. En premier lieu, elle est non seulement un employeur important mais surtout elle est le
principal entrepreneur dans l'île, le sort de l'industrie de la construction et celui des architectes étant
étroitement liés à celui du logement social. En second lieu, le H.D.B. est un important propriétaire
immobilier mais aussi foncier, disposant de droits d'expropriation exceptionnels. En troisième lieu, il
commercialise ses appartements. En effet, en 1964, un ambitieux programme de développement
d'accession à la propriété du logement était lancé. Aujourd'hui, l'objectif du H.D.B., celui de voir tous ses
locataires accéder à la propriété de leur appartement, est pratiquement atteint. Là réside une autre
caractéristique de la société singapourienne, la consommation étant systématiquement encouragée, tout
comme l'épargne, elle-même en bonne partie gérée par l'État. D'ailleurs, pour accéder à la propriété d'un
logement, les Singapouriens peuvent en quelque sorte « hypothéquer » leurs fonds d'épargne, par ailleurs
considérable. Enfin, le H.D.B. demeure le gestionnaire de la vingtaine des New Towns qui ceinturent la
région urbaine centrale. Même si la régie domine le marché du logement, l'entreprise privée y trouve son
compte non seulement à titre de sous-traitant, mais aussi parce qu'au fil des années et de la croissance de
la prospérité des Singapouriens, le marché de l'habitation s'est développé. Ainsi, parmi les 1,3 million
d'unités d'habitation que compte aujourd'hui la cité-État, un peu plus de 20 p. 100 ne relèvent pas du parc
165
du H.D.B. À l'échelle nationale, le taux de propriété privée s'élève à plus de 94 p. 100, ce qui est sans
doute un record mondial.
L'incitation à la bonne conduite, à l'unité, à l'adhésion au projet de société défini par les gestionnaires de
l'État est omniprésente, bien qu'elle ait appris à se faire un peu plus subtile depuis le début des années
1990. Elle se réalise à travers le réseau éducatif contrôlé par l'État et par celui des médias locaux, eux
aussi totalement soumis. Elle s'appuie également sur un impressionnant réseau de centres
communautaires et de comités consultatifs, disséminés à travers l'île et agissant comme autant de
courroies de transmission des directives du parti au pouvoir, le P.A.P. Enfin, cette incitation fait partie
intégrante de la gestion du travail, le syndicalisme étant essentiellement, lui aussi, contrôlé par l'État qui
en profite pour imposer aux employeurs et aux employés un niveau d'épargne exceptionnel. Grâce au
Central Provident Fund, sorte de fonds d'assurance auquel adhèrent d'office tous les salariés, ceux-ci
disposent d'une épargne équivalant à 40 p. 100 de leur salaire.
Au total, l'encadrement de la population est réalisé à travers une panoplie de règles de comportement civil
à la fois spécifiques, telles des interdictions de cracher dans la rue ou de mâcher du chewing-gum dans les
lieux publics, ou globales, tels des slogans du type « gardons Singapour propre », « contribuons à verdir
notre ville », « favorisons l'avènement de la cité intelligente », etc. Depuis le début des années 1960, cette
population a atteint un niveau et un mode de vie se rapprochant du modèle de la société industrielle et a
choisi comme langue d'administration l'anglais, langue mondiale, devant les autres langues officielles, les
langues locales : le chinois, le tamoul et le malais, lequel est pourtant la lingua franca régionale et possède
à Singapour le statut honorifique de langue nationale. Cela étant, cette population doit aussi composer
avec un contrôle social pesant.
Enfin, ceci expliquant tout cela, le ciment même de cette adhésion est la croissance et la prospérité de
l'économie singapourienne, laquelle se traduit aux yeux des citoyens par la qualité des services sociaux,
l'accès à l'emploi, à la propriété du logement et à la consommation. Mais une condition même de cette
prospérité réside dans le perpétuel remaniement de l'infrastructure de l'île, le déménagement des gens et
du territoire.
IV - La révolution du territoire
Ce bouleversement du territoire continue à faire l'objet d'une planification où l'on retrouve plusieurs des
principes et objectifs traduits dans les plans de Stamford Raffles, le fondateur colonial de Singapour.
Premièrement, le zonage des fonctions demeure une préoccupation essentielle, donnant lieu à de multiples
interventions visant à améliorer les infrastructures. Deuxièmement, le déplacement dirigé, voire contraint,
des populations, aux fins du maintien ou du développement de ce zonage fait partie intégrante de la
dynamique de l'aménagement. Troisièmement, au-delà des préoccupations urbaines, mercantiles et
éventuellement productivistes, la préoccupation naturaliste hante véritablement les dirigeants de la citéÉtat : le projet de Stamford Raffles pour l'établissement d'un jardin botanique, effectivement réalisé dès
1822, était prémonitoire d'un objectif encore vivace dans le projet urbain singapourien : la domestication
de la nature.
Le zonage des fonctions
Depuis le début des années 1960, des quartiers urbains entiers couvrant des centaines d'hectares ont été
rasés puis, dans la majorité des cas, immédiatement reconstruits. La cadence d'ouverture des chantiers est
telle que la ville, l'île tout entière ressemblent souvent à un chantier. Mais tout cela relève d'une
planification qui n'a cessé de se resserrer. Même si la frénésie de démolition des premières années s'est
ralentie, le centre a complètement changé de visage, sa tertiarisation étant presque achevée. Le centre des
affaires, la City, est dominé par de grands édifices, abritant pour la plupart des banques, et rassemblés sur
166
la rive droite de la rivière Singapour. Sur sa bordure, quelques îlots résidentiels ont été épargnés.
Tourisme oblige.
Le domaine urbain a bien sûr fait l'objet d'une expansion considérable, d'une part, avec l'établissement des
zones industrielles, et, d'autre part, avec l'aménagement des cités nouvelles. Chacun de ces
développements a impliqué une modification profonde du territoire. Ce fut notamment le cas du parc
industriel de Jurong. D'autres grands travaux furent nécessaires pour préparer le site des immenses villes
nouvelles comme Toa Payoh ou Queenstown, ou même l'aéroport de Changi.
La répartition de la population a été considérablement modifiée par l'autorité publique depuis
l'indépendance. Les fortes densités de Chinatown ont été dispersées, puis partiellement recréées dans les
villes nouvelles. Les populations malaises ont elles aussi été dispersées, encore que certains quartiers du
centre aient conservé un caractère ethnique (Little India, Geylang, etc.). Au fil de cette nouvelle
répartition, le développement de l'infrastructure routière a suivi avec, notamment, la mise en place d'un
remarquable réseau d'autoroutes reliant les villes et les parcs industriels nouveaux entre eux et avec le
centre : ainsi deux axes parallèles à la côte desservent le sud de l'île et des radiales intègrent toute la partie
nord. Cela a permis une croissance exceptionnelle du parc automobile privé, envers et malgré le prix
élevé des voitures, sans doute le plus élevé au monde. À un point tel aussi que Singapour a dû se doter
d'un système de transport collectif sur rail, le métro appelé ici le Mass Rapid Transit (M.R.T.), dont les
premières stations ont ouvert en 1988, et qui dessert aujourd'hui l'ensemble des cités nouvelles. S'y ajoute
des réseaux locaux de trains de banlieue, constituant le Light Rapid Transit (L.R.T.). La circulation
automobile est étroitement réglementée, notamment dans le centre-ville, dont l'accès est payant pour les
automobilistes pendant la journée. L'utilisation de chaque parcelle du territoire national est désormais
planifiée et inscrite dans un schéma directeur, lequel fait cependant l'objet d'ajustements fréquents.
La domestication de la nature
Cette domestication, c'est d'abord celle de l'île même de Singapour, dont la forme est constamment
modelée au fil des projets d'expansion des littoraux. Le pourtour de l'île apparaît d'autant plus modifié
que, depuis les années 1980, on procède à l'endiguement des baies et estuaires à mangrove du nord de
l'île. Les bassins qui en résultent sont alors désalinisés et assainis. Aujourd'hui, sept des quinze réservoirs
d'eau douce dont dispose la cité-État, et qui couvrent 60 kilomètres carrés, se trouvent à l'intérieur de
digues, surtout sur le versant occidental de l'île. Singapour réduit ainsi sa dépendance vis-à-vis de la
Malaysia, même si près de la moitié des besoins est encore assurée par l'aqueduc qui traverse la jetée d'un
kilomètre reliant l'île à la péninsule malaise. Enfin, les infrastructures de drainage ont été
considérablement développées partout dans cette île soumise à d'abondantes pluies de mousson,
lesquelles atteignent leur plus grande intensité en décembre, lorsque 30 centimètres d'eau peuvent
s'abattre au sol en une journée.
Non contents de gagner du terrain sur la mer et de l'endiguer à des fins d'approvisionnement, les
Singapouriens l'ont maintenant intégrée à la ville même, dont les incessantes transformations sont sous la
juridiction d'une autre puissante régie, l'Urban Redevelopment Authority (U.R.A.). Alors que, à la fin des
années 1970, le centre des affaires donnait encore directement sur la mer, c'est maintenant une large baie
enserrée par des polders qui s'étend au pied du centre-ville. La rivière Singapour, encore dangereusement
polluée au début des années 1980, a été totalement assainie depuis et se jette désormais dans cette Marina
Bay bordée de jardins, d'un immense centre culturel et de grands complexes hôteliers érigés sur des terres
conquises sur la mer.
L'aménagement d'espaces de récréation et de détente, tant au cœur des villes nouvelles que partout sur
l'île, est devenu un élément marquant du paysage et de l'encadrement de sa population. L'embellissement
même de l'île est une préoccupation constante. À mesure que celle-ci s'urbanise et se dote
d'infrastructures de transport modernes, on redouble d'efforts pour la verdir. Même si, au total, les espaces
verts perdent beaucoup de terrain, du fait du recul de l'agriculture, ceux qui restent font l'objet d'un
167
jardinage attentif. Aux parcs publics couvrant 3 500 hectares s'ajoute la réserve naturelle, située parmi les
collines du centre de l'île, qui couvre 66 hectares et abrite une forêt ombrophile d'origine. Le remarquable
Jardin botanique, établi au cœur même de la ville, possède plus de deux mille espèces végétales dont
plusieurs récemment introduites et destinées à être implantées ailleurs dans l'île. Chantier perpétuel, la
« Global City », comme aiment à l'appeler ses dirigeants, continue, paradoxalement peut-être, à chercher
ses racines dans la nature tropicale. Car les ambitions de la petite république insulaire sont devenues
planétaires.
V - Une cité mondiale
Malgré l'importance des relations commerciales entretenues avec les pays de l'Association des nations du
Sud-Est asiatique (A.S.E.A.N.) – dont Singapour est l'un des membres fondateurs – et en particulier la
Malaysia, l'économie singapourienne est largement intégrée à l'économie mondiale : les principaux
partenaires sont désormais les États-Unis et le Japon. Certes, des liens organiques sont maintenus avec les
pays voisins : après tout, près de la moitié de l'approvisionnement en eau de la cité-État provient de la
péninsule malaise et Singapour achète de la terre dans les îles indonésiennes, certaines étant même le lieu
d'un transfert de cet élevage porcin désormais interdit sur le territoire national En effet, jusqu'à la fin des
années 1970, la production porcine était encore importante dans les régions périphériques de l'île ; depuis
lors, tant cet élevage et celui des volailles, l'un et l'autre considérés comme trop polluants, que l'essentiel
des productions maraîchères ont été délocalisés vers les pays voisins. Un tel transfert concerne même les
activités industrielles. En effet, il existe des liens étroits entre les intérêts et capitaux singapouriens et
l'essor des zones franches malaysiennes et surtout celle des îles indonésiennes de Batam et Bintan situées
au sud de Singapour. D'ailleurs, c'est de Singapour qu'est dirigé le « triangle de croissance » industrielle,
dit Sijori, dont font partie le sud de Johor et l'archipel indonésien des îles Riau.
Mais, au total, la part des relations économiques entretenues avec les grands pays industriels, tout comme
l'ensemble du commerce extérieur, s'accroissent constamment. S'appuyant d'abord sur une saine gestion
de son propre territoire et de son économie, Singapour joue à plein la carte de la mondialisation. Cela se
manifeste sur le plan commercial, certes, mais aussi sur le plan financier, alors que les investissements
internationaux dans l'économie singapourienne sont en croissance permanente et que le capitalisme
singapourien étend lui-même ses tentacules à l'échelle mondiale. Par ailleurs, dans la région, Singapour
occupe une place centrale sur plusieurs plans, en particulier politique et diplomatique. Ainsi, les
dirigeants singapouriens demeurent très influents auprès de ceux de l'Indonésie depuis l'ère Suharto. Ce
sont eux aussi qui, dans la région, ont le plus l'écoute de la junte birmane. Le pays investit également de
plus en plus dans la recherche des technologies de pointe, les industriels et les managers singapouriens
agissant comme conseillers chez plusieurs voisins, y compris jusqu'en Chine. Enfin, la cité-État demeure
conditionnée à la croissance, son principal atout résidant dans sa capacité d'adaptation aux fluctuations de
l'économie mondiale. Il en résulte une société contrainte à la primauté des valeurs matérielles remodelant
sans cesse un territoire exigu, en révolution permanente, la transformation du territoire étant en quelque
sorte devenu un véritable mode de gestion sociale.
Rodolphe DE KONINCK
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Indonésie
L'Indonésie est le quatrième pays du monde par sa population, 225 millions d'habitants en 2007. Pays
insulaire composé de dix-sept mille cinq cents îles, avec Jakarta comme capitale sur l'île de Java, il
s'étend sur un espace maritime vaste comme les États-Unis, donnant sur deux façades océaniques, l'océan
Indien et l'océan Pacifique, stratégiquement localisé entre Asie et Australie et à la croisée des grandes
routes du commerce international entre l'Occident et l'Orient. Cette dimension maritime a largement
contribué à façonner les sociétés et les territoires d'un pays qui participe à la dynamique économique de
l'Asie orientale.
I - Une dimension maritime qui modèle le territoire et les sociétés
Des frontières nationales héritées de la période coloniale
La mer est un facteur d'unification de l'archipel indonésien comme de la partie insulaire de l'Asie du SudEst. Les migrations austronésiennes ont mené depuis Taïwan, par voie maritime, les populations qui
occupent aujourd'hui la majeure partie de l'Asie du Sud-Est insulaire, péninsule malaise comprise, à partir
de 3000 avant notre ère. Les échanges maritimes acheminant les produits de l'archipel vers la route du
commerce international reliant l'Occident à l'Orient ont, dès le début de notre ère, mis en relation les côtes
de cet espace archipélagique. Entraînant un engagement précoce de certaines sociétés insulaires dans
l'économie d'échange et la diffusion concomitante des grandes religions à partir des établissements côtiers
– hindouisme et bouddhisme pendant la période d'indianisation du viiie au xiiie siècle, l'islamisation
accompagnant l'intensification des échanges à partir du xiiie siècle –, ils ont contribué à unifier l'archipel
169
sur le plan économique, linguistique, religieux et culturel. L'Indonésie est aujourd'hui majoritairement
musulmane (88 p. 100), mais toutes les grandes religions y sont représentées, parfois surimposées aux
pratiques traditionnelles.
L'ensemble du système insulaire, traditionnellement organisé à partir de plusieurs cités portuaires
fonctionnant en un réseau polycentrique, est désorganisé dès le xvie siècle par l'intervention des
Européens qui imposent leur monopole sur le commerce des épices – clou de girofle, noix de muscade et
poivre –, privant les ports et les pouvoirs de l'archipel de leur base économique. Les Hollandais prennent
pied dans les Moluques puis fondent Batavia en 1619, amorçant un processus de conquête du territoire
qui s'accélère au début du xixe siècle sous la contrainte d'un partage avec la Grande-Bretagne, pour
s'achever dans les premières années du xxe siècle, certaines régions passant sous contrôle direct du
gouvernement colonial (Java, Bali essentiellement), d'autres sous contrôle indirect. Lorsque
l'indépendance est reconnue (1949), les Indonésiens récupèrent la totalité du territoire des Indes
néerlandaises, à l'exception de la partie occidentale de la Nouvelle-Guinée, qu'ils intègrent en 1969 sous
le nom d'Irian Jaya, puis de Papouasie (Papua) à partir de 2000. En 1976, ils annexent la colonie
portugaise de l'est de l'île de Timor, qui devient la vingt-septième province indonésienne jusqu'à son
accession à l'indépendance en 2002.
S'étirant d'ouest en est sur 5 000 kilomètres, de Sabang au nord de Sumatra à Merauke au sud-est de la
Papouasie, et sur 2 000 kilomètres du nord au sud, les frontières délimitent un territoire de 1,9 million de
kilomètres carrés de terres émergées et trois fois plus d'étendues maritimes. Les frontières actuelles sont
calquées sur les frontières coloniales, aucun royaume n'étant historiquement parvenu à unifier un
ensemble aussi vaste, malgré les références aux grands royaumes fondateurs qui se sont succédé du viie au
xve siècle : Srivijaya et Mojopahit.
Un pont entre Asie et Australie
Pont jeté entre l'Asie et l'Australie, les îles indonésiennes reposent sur deux plates-formes continentales
dont les faibles profondeurs marines recèlent des gisements d'hydrocarbures, pétrole et gaz : à l'ouest, la
plate-forme de la Sonde rattache Sumatra, Java et Bornéo aux péninsules malaise et indochinoise ; à l'est,
celle de Sahul relie la Papouasie à l'Australie. Un espace de transition, marqué par le morcellement
insulaire, dont les grandes profondeurs marines engendrent la richesse halieutique, sépare ces platesformes. À la diversité du peuplement humain (austronésien, papou) s'ajoute un patrimoine biologique,
botanique et zoologique exceptionnel par la variété des espèces d'affinités asiatiques et australiennes,
mise en évidence par le naturaliste Alfred Russel Wallace au xixe siècle.
La tectonique complexe d'une région où convergent trois des grandes plaques de l'écorce terrestre est
responsable du caractère volcanique et sismique de l'archipel.
Elle fait surgir, parmi les masses
insulaires les plus importantes du monde (Papouasie, Bornéo, Sumatra), une série d'archipels de plus
petite taille aux configurations variées : éparpillées dans les Moluques, à l'est de l'île à la forme écartelée
de Sulawesi (Célèbes) ; alignées de Bali à Timor, les petites îles de la Sonde prolongent vers l'est le
croissant dessiné par Sumatra et Java, délimitant ainsi la façade méridionale extérieure de l'archipel.
Bordé par les fosses marines de l'océan Indien, cet arc insulaire est volcanique, soumis à de fréquents
séismes et éruptions dont les conséquences, tels les tsunamis, ont été tragiques, en décembre 2004
notamment. Il se prolonge en remontant du sud-est vers le nord, à travers les Moluques, le nord de
Sulawesi et jusqu'aux Philippines, pour former une « ceinture de feu » qui s'étend jusqu'au Japon.
L'étalement d'un archipel qui s'enroule autour de l'équateur rend compte de la diversité des conditions
agro-écologiques, qu'on peut regrouper en trois grands ensembles, les caractéristiques climatiques
déterminant les pratiques agricoles. Les régions traversées par l'équateur, de Sumatra à la Papouasie en
passant par Kalimantan – la partie indonésienne de l'île de Bornéo
– et Sulawesi, sont soumises à un
climat tropical très humide avec une courte saison sèche, de moins de deux mois, non prévisible, et des
pluies dont la violence exige une agriculture protectrice des sols et souple dans ses rythmes. Domaine
des forêts tropicales sempervirentes, à la richesse floristique unique au monde, où subsistent encore des
groupes de chasseurs-cueilleurs, l'agriculture sur essart, le ladang, est le système traditionnel qui a
évolué spontanément vers la petite plantation familiale. Une clairière de forêt ouverte par brûlis est ainsi
plantée de cultures vivrières deux années consécutives, au plus, puis abandonnée à la repousse forestière,
tout en protégeant les arbres utiles : résineux, hévéa, rotin, fruitiers...
170
Le chapelet d'îles à l'est de Bali connaît un climat semi-aride avec une longue saison sèche de huit
mois, ce qui n'autorise qu'une seule saison agricole.
Sous la pression démographique, la forêt jadis
riche de santal a fait place à la savane régulièrement brûlée pour la mise en culture. Les populations se
sont adaptées à la courte durée de la saison agricole en pratiquant d'autres activités : utilisation des
palmiers, élevage, pêche, artisanat. Mais famine et pauvreté alimentent un flux régulier d'émigration.
Java et Bali constituent un dernier ensemble climatique intermédiaire, au climat tropical humide, où
saisons sèche et pluvieuse s'équilibrent dans l'année et qui, associé à des conditions topographiques et
pédologiques exceptionnelles, a permis le développement précoce des rizières, irriguées par simple
gravité sur les pentes des volcans.
La rizière en eau, la sawah, étendue aux plaines par la mise en
place de systèmes d'irrigation, fait partie intégrante des paysages javanais et balinais et est la marque
d'une agriculture intensive, pratiquée sur de petites exploitations très morcelées.
II - Centralité de Java et fortes disparités territoriales
Le territoire indonésien s'organise autour de la centralité javanaise, une première ligne de fracture
opposant Java – île densément peuplée, concentrant les fonctions de commandement – aux autres îles
moins peuplées, riches de ressources naturelles et domaine des plantations.
Un profond déséquilibre entre Java et le reste du pays
Le contraste dans la répartition de
la population est saisissant : près de 60 p. 100 de la population, soit
120 millions de personnes en 2000, se concentrent sur les 7 p. 100 du territoire occupé par Java, où l'on
atteint localement des densités rurales supérieures à 2 000 habitants par kilomètre carré. Le groupe
ethnique javanais représentait 42 p. 100 de la population au recensement de 2000. Son poids est d'autant
plus important que le reste de la population est éclatée en près de trois cents groupes ethniques qui, à
l'exception des Sundanais de l'ouest de Java et des Madurais, ne dépassent jamais 5 p. 100 de la
population totale. Au côté des groupes autochtones, appartenant pour la plupart aux familles linguistiques
austronésienne ou papoue, on compte aussi une population indonésienne d'origine étrangère, héritage des
migrations anciennes : une communauté d'origine chinoise estimée entre 2 p. 100 et 4 p. 100 de la
population, ce qui en ferait la communauté chinoise la plus nombreuse d'Asie du Sud-Est, des
communautés d'origine arabe et indienne moins importantes.
Cette concentration de population à Java s'explique par les qualités environnementales et par l'histoire
de l'île. Des sols fertiles, une bonne accessibilité et une circulation interne aisée grâce à un chapelet de
volcans séparés par des plaines ont favorisé le développement précoce de la riziculture sous l'égide de
puissants royaumes agraires. Puis, à partir du xviie siècle, les Hollandais y ont concentré leurs
investissements, s'appuyant sur une main-d'œuvre nombreuse, développant des infrastructures
d'irrigation et de communication pour desservir plantations (indigo, canne à sucre, caféiers...) et usines
de transformation, drainant les productions de l'intérieur vers les ports de la côte nord donnant sur la
mer de Java. Véritable mer intérieure de l'archipel, celle-ci a, de tout temps, relié les territoires situés
sur son pourtour, intégrant la côte javanaise (le Pasisir) au sud de Sumatra, aux rives sud de Bornéo, au
sud de Sulawesi et à Bali. L'organisation spatiale de Java se caractérise aujourd'hui encore par un
différentiel entre la côte nord et l'intérieur de l'île d'une part, intégrés économiquement et où se
développent des corridors d'urbanisation, et la côte sud, qui donne sur une façade océanique sans vis-àvis. Après l'indépendance, Java est confirmée comme centre de l'archipel sur le plan politique, puisque
les élites sont dominées par les Javanais (présidents, armée, fonction publique supérieure). Ce sont les
contraintes javanaises (surpeuplement, riziculture et pauvreté rurale) qui ont inspiré les politiques de
développement. Sa centralité est aussi culturelle et, surtout, économique puisque, grenier à riz du pays,
l'île en est aussi le principal pôle industriel, dont les entreprises forment un tissu diversifié comprenant
notamment les activités à forte valeur ajoutée, concentrant les investissements nationaux et étrangers.
Jakarta, métropole de 13 millions d'habitants en 2005, en est le véritable centre de commandement, son
dynamisme se diffusant aux autres parties de l'île.
171
Les autres îles, aux densités de population plus faibles, sont souvent riches de ressources minières
(bauxite, nickel, or, cuivre) et énergétiques (charbon, pétrole et gaz). Les régions les plus humides sont les
moins peuplées et font figure de réserves forestières et foncières pour le développement des plantations
(hévéas, caféiers, palmiers à huile...). On y trouve cependant d'anciens noyaux de peuplement, développés
dans les niches écologiques favorables à l'agriculture vivrière que constituent les hautes vallées aux sols
enrichis par le volcanisme, comme les pays Minangkabau et Batak à Sumatra, Minahasa et Toraja à
Sulawesi. Les rapports entre côtes et intérieur structurent les territoires et les sociétés des grandes îles.
Les littoraux non marécageux et les embouchures des grands fleuves, comme la Kapuas à Kalimantan ou
la Musi à Sumatra, principales voies de pénétration vers l'intérieur, concentrent les villes, souvent anciens
sièges de sultanats, les activités et, historiquement, des populations cosmopolites ouvertes aux échanges
et influences extérieures. Les écarts de densité de population sont parfois considérables lorsque l'intérieur
forestier reste seulement occupé par des populations éparses pratiquant chasse et cueillette, horticulture
ou essartage. Ce domaine est cependant attaqué par les concessions forestières, suivies par des fronts
pionniers agricoles très actifs puis par le déploiement de grandes plantations (palmiers à huiles dont
l'extension est associée actuellement à la flambée des agro-carburants, essences ligneuses à croissance
rapide destinées à la production de textile ou de pâte à papier). Ce processus, commencé à Sumatra, s'est
poursuivi à Kalimantan et Sulawesi, et a atteint la Papouasie. Les vastes plaines marécageuses qui bordent
les côtes des grandes îles ont aussi été colonisées, aménagées par l'État à grands frais pour y développer
une agriculture vivrière aux résultats mitigés.
La fracture Est-Ouest
Quant aux îles sud-orientales semi-arides, de Lombok à Timor, la densité moyenne se situe entre 80 et
180 habitants par kilomètre carré, soit un surpeuplement relatif compte tenu des contraintes naturelles qui
pèsent sur les capacités de l'agriculture, l'unique secteur d'activité avec la pêche. L'absence
d'investissements dans les secteurs productifs, qui viendraient soutenir les interventions de l'État dans le
domaine social (éducation et santé), alimente une forte émigration vers les bassins d'emplois (Java, les
enclaves minières, la Malaisie). Ce mal-développement introduit une seconde ligne de fracture de l'espace
indonésien qui oppose un Ouest organisé autour de la mer de Java et du détroit de Malacca, voie majeure
du commerce international et segment incontournable de l'axe de croissance de l'Asie orientale reliant
Singapour au Japon, à un Est pénalisé par son éloignement du centre de gravité national et des flux
internationaux, d'autant plus que les relations avec l'Australie restent limitées. L'Est, auquel il faut ajouter
Sulawesi, les Moluques et la Papouasie, est organisé autour de plusieurs bassins maritimes, mers des
Moluques, de Flores ou de Banda, à travers lesquels les relations sont multidirectionnelles mais
demeurent locales. Ce « cul de sac » national représente 40 p. 100 du territoire et la moitié de l'espace
maritime du pays, mais concentre seulement 15 p. 100 de sa population et générait 9,7 p. 100 du P.I.B. en
2004, une fois exclus le pétrole et le gaz.
III - Modernisation économique et insertion internationale
Les défis de l'éclatement, de l'étalement insulaire et des déséquilibres engendrés par le poids de Java
expliquent les politiques indonésiennes, dont on peut définir trois périodes clés depuis la prise de pouvoir
du général Suharto, qui instaure le régime de l'« ordre nouveau » (1966-1998). Aux vingt ans de
développement encadré par l'État (1966-1986) succède la décennie du décollage économique (19861996) : ces deux périodes sont placées sous le signe de la marche vers le développement (pembangunan),
qui s'appuie sur un strict encadrement de la vie politique et une forte centralisation. La dernière décennie
est, quant à elle, marquée par la crise économique et politique (1997-2007).
Le rôle primordial de l'État
La première période se caractérise par d'importants investissements de l'État, soutenu par la rente
pétrolière et forestière, dans des programmes de développement et les secteurs productifs. Le programme
d'intensification de la riziculture met l'accent sur la subvention et le crédit pour l'accès aux intrants
(engrais et semences de la révolution verte à croissance rapide et fort rendement), la prise en main par
l'État des infrastructures d'irrigation, l'encadrement de la paysannerie et la diffusion de techniques
agricoles. Il permet, à Java essentiellement, la généralisation de la double récolte et une forte
172
augmentation des rendements et de la production nationale de riz (24 millions de tonnes en 1983, soit le
double de 1968), aboutissant à l'autosuffisance alimentaire en 1983. Un deuxième programme porte sur la
redistribution des surplus démographiques de Java, Bali puis Lombok vers Sumatra, puis Sulawesi,
Kalimantan et la Papouasie par le renforcement de la transmigration, qui organise le déplacement des
populations et la colonisation agricole des îles d'accueil. Ces migrations organisées ont induit un flux de
migrations spontanées presque aussi important, portant à 12 millions le nombre total de migrants entre
1969 et 2000. Collant aux objectifs affichés d'autosuffisance alimentaire, la transmigration a favorisé
l'extension des surfaces consacrées à l'agriculture vivrière. Les gouvernements ont voulu en faire aussi un
outil d'intégration du territoire et de dilution culturelle des populations minoritaires pour conforter l'unité
du pays. Complétant ces politiques, un programme de maîtrise de la natalité a permis au taux de
croissance de la population de passer sous la barre des 2 p. 100 dès la fin des années 1980 ; il est de 1,5 p.
100 environ dans les années 2000. Le pays ayant aujourd'hui pratiquement achevé sa transition
démographique, la proportion des jeunes de moins de quinze ans a fortement diminué, passant de 42 p.
100 en 1980 à 30 p. 100 en 2000, au profit des classes d'âge actif. Enfin, une politique de substitution des
importations et la création d'entreprises publiques dans l'industrie lourde et l'aéronautique ont soutenu le
développement d'un secteur industriel embryonnaire.
L'ouverture au marché
La chute des cours du pétrole dans les années 1980 contraint le gouvernement au réajustement de ces
orientations. Une politique industrielle de promotion des exportations, ouvrant le pays aux capitaux
étrangers, accompagne la libéralisation du système bancaire et accélère l'insertion de l'Indonésie dans la
mondialisation. Le pays se positionne au bas de l'échelle de la division internationale du travail, comme
fournisseur de main-d'œuvre à bon marché et de matières premières, disposant d'importantes réserves
foncières et d'hydrocarbures. Cette période inaugure aussi le retrait de l'État des secteurs économiques
jadis soutenus : les subventions à la riziculture sont réduites, les entreprises publiques sont privatisées, les
contrats d'infrastructures sont attribués à des entreprises privées, favorisant l'émergence de grands
conglomérats appartenant à la famille Suharto ou à ses alliés. La structure économique de l'archipel se
modifie, le secteur manufacturier passant de 8 p. 100 à 24 p. 100 du P.I.B. entre 1966 et 1995, dans un
contexte de forte croissance. La part du pétrole et du gaz diminue de 82 p. 100 à 30 p. 100 dans la valeur
des exportations entre 1981 et 1995, au profit des produits manufacturés qui atteignent 65 p. 100. À
l'exception d'enclaves industrielles liées à l'extraction des ressources, comme la ville pétrolière de
Balikpapan à Kalimantan ou le complexe pétrochimique de Lokseumawe, proche du gisement gazier
d'Arun à Sumatra, les industries se concentrent principalement à Java et dans l'îlot de Batam, une zone
franche aménagée face à Singapour par le pouvoir central pour attirer les entreprises singapouriennes,
transformée en banlieue industrielle de la cité-État.
À Java, l'urbanisation s'accélère jusqu'à atteindre 50 p. 100 de la population en 2000 et participe à la
formation de corridors d'urbanisation et d'industrialisation reliant les grandes villes. Ces corridors sont
caractérisés par la mixité des utilisations du sol et des activités agricoles, urbaines et industrielles. Le
processus touche d'abord Jakarta et Bandung dans l'ouest, Surabaya et Malang dans l'est puis gagne le
centre de l'île, autour de Semarang et la côte nord, sans vraiment contrebalancer la primauté de Jakarta,
puissant pôle d'attraction pour les migrations dès l'indépendance et qui monopolise les investissements
étrangers. La spéculation foncière qui s'exerce au détriment des terres irriguées aux abords des grandes
villes laisse le pouvoir indifférent, la décennie, marquée par le quasi plein-emploi, n'étant plus à la
recherche de l'autosuffisance alimentaire mais à la croissance par l'industrie d'exportation.
Hors de Java, le processus marquant est celui de l'avancée de la frontière agricole, par la transmigration
d'abord, puis par l'accélération de l'attribution de concessions foncières à des sociétés forestières et de
plantations. Les années 1980 et 1990 sont marquées par l'explosion des cultures de rente – hévéa, caféier,
giroflier puis cacaoyer
, poivrier... –, dans le cadre de petites plantations familiales. En témoigne la
vigueur de l'expansion territoriale du cacaoyer dans le centre et l'est de Sulawesi par les Bugis et les
Balinais, ou de celle du caféier dans le sud de Sumatra. Les grandes plantations privées, appartenant pour
la plupart à des entreprises indonésiennes ou malaisiennes, sont responsables de la forte expansion de la
culture du palmier à huile à Sumatra et Kalimantan, plus par extension des surfaces que par augmentation
des rendements, signe de la jeunesse du processus mais aussi d'une spéculation effrénée. Les
conséquences environnementales sont visibles par le rapide recul des forêts primaires ou secondaires,
173
aggravé par les incendies récurrents. Sur le plan social, la multiplication des conflits fonciers, les tensions
avec les migrants, quoique latentes, renseignent sur le niveau d'exaspération des populations locales
dépossédées de leurs ressources.
Crise économique et rénovation des institutions
La crise financière de 1997 plonge l'Indonésie dans un profond marasme dont elle peine à sortir, inversant
l'image de dynamisme économique de la décennie précédente. Elle a entraîné la chute du président
Suharto, sonnant la fin de l'« ordre nouveau », ouvrant la voie à une « ère de réforme » (Reformasi)
accompagnant un processus de démocratisation. Avec la liberté de la presse, les avancées significatives
sont la décentralisation et l'élection au suffrage universel direct du président de la République, des
gouverneurs des provinces, des responsables de départements et des maires. Le parti de l'« ordre
nouveau », le Golkar, demeure un acteur majeur de la scène politique, sans pour autant conserver son
hégémonie, au côté de nouveaux partis dont certains incarnent l'islam politique. Depuis la crise, la baisse
constante de la part des produits manufacturés dans les exportations souligne le manque de compétitivité
du pays et l'inquiétant processus de désindustrialisation, qui s'accompagne d'une forte progression du
chômage et de la pauvreté. Les ajustements institutionnels et législatifs continuels, la détérioration de
toutes les infrastructures diminuent l'attractivité du pays, d'autant que des mouvements sociaux ont permis
une nette amélioration de la protection sociale des travailleurs, contrairement aux autres pays asiatiques à
bas coût de main-d'œuvre.
IV - Décentralisation et mondialisation à l'origine des recompositions territoriales
Les effets de la décentralisation
Après la période d'hypercentralisation, le processus de décentralisation annonce des transformations
radicales dans le fonctionnement du pays et dans sa géographie. Pendant quarante ans, la province – dont
le gouverneur, nommé par le gouvernement central (le plus souvent un officier javanais), avait toute
autorité sur son unité territoriale pour relayer les directives du pouvoir central – a été l'échelon principal
de l'organisation du territoire, Jakarta privilégiant les relations directes avec chacune d'elles, via sa
capitale. La loi d'autonomie régionale est promulguée en 1999 et accorde une large autonomie aux
départements et municipalités, l'administration de la province étant simplement dotée de fonctions de
coordination. Cette nouvelle organisation, conçue pour contrecarrer la formation d'ensembles régionaux
(économiques et identitaires) susceptibles de conforter les tendances centrifuges, la configuration
archipélagique dispersée pouvant mettre en danger l'État-nation unitaire, provoque, a contrario, un
processus de fractionnement de l'espace national. Sous l'impulsion des sociétés locales, le maillage
administratif se resserre, surtout hors de Java où les unités territoriales étaient très étendues. Depuis 1999,
ce sont plus de cent soixante-dix unités – départements, municipalités ou provinces – qui ont été créées.
En réaction aux excès de l'« ordre nouveau », les populations entendent souligner leurs différences,
récupérer aussi bien leur pouvoir que leur organisation traditionnelle et les fruits de l'exploitation des
ressources locales du sous-sol, des forêts et des grandes plantations. Cependant, des coopérations entre
unités territoriales se mettent en place, tels les plans d'aménagement des zones métropolitaines qui
associent les municipalités et les départements limitrophes, les projets d'infrastructures de communication
à Sumatra ou la labellisation de produits, café ou cacao, estampillés « de Sulawesi ». Ces initiatives
laissent augurer de nouvelles formes d'organisations régionales, parfois pan-insulaire ou inter-insulaire,
susceptibles de juguler la tendance actuelle à la fragmentation de l'espace.
L'émergence de configurations transfrontalières et la consolidation des axes maritimes
Conjugué aux forces de la mondialisation, plus sensibles depuis l'ouverture économique de la fin des
années 1980, et légitimé par la création d'entités supranationales (A.S.E.A.N., A.P.E.C., accords
bilatéraux), ce nouveau contexte, qui allège la tutelle du gouvernement central, accélère l'émergence de
configurations transfrontalières, déjà esquissées dans les années 1990 sous l'impulsion d'initiatives locales
récupérées par Jakarta. En effet, s'appuyant sur des échanges et complémentarités de voisinage, les
gouvernements centraux, soucieux de rééquilibrage territorial dans des régions périphériques, ont mis en
place des zones de coopération transfrontalières dont le modèle fut en 1989 le triangle de croissance Sijori
(Singapour, Johore, Riau). Ce fut ensuite l'I.M.T.-G.T. (Indonesian-Malaysian-Thai Growth Triangle) en
174
1993, qui associe le sud de la Thaïlande, le nord de la péninsule malaise et le nord de Sumatra, étendu
ensuite à Sumatra-Ouest et à Riau. Au nord-est, l'ensemble B.I.M.P. (Brunei-Indonesia-MalaysiaPhilippines) est élargi en 1996 vers l'est, des Moluques à la Papouasie, de Bali à Timor, pour former le
B.I.M.P.-E.A.G.A. (East Asean Growth Area), la coopération reposant sur l'exploitation conjointe de
ressources similaires, halieutiques, minières, forestières essentiellement. Cet élargissement du côté
indonésien touche aussi Sijori en 1994, avec l'ajout du centre et du sud de Sumatra ainsi que de
Kalimantan-Ouest, un élargissement qui vidait de sens la notion même de coopération transfrontalière. La
dynamique d'intégration est surtout active entre les deux rives du détroit de Malacca, comme en témoigne
l'importance des investissements malaisiens et singapouriens à Sumatra (plantations, agro-industries et
autres industries manufacturières) et l'intensification des flux maritimes transversaux. Ceux-ci, venant
s'ajouter aux flux internationaux nord-sud, préfigurent le renouveau du détroit comme véritable mer
intérieure, aujourd'hui bordée de territoires complémentaires par la diversité de leurs ressources et de
leurs productions, et par le différentiel de niveau économique (le P.I.B. singapourien est 20 fois supérieur
au P.I.B. indonésien). Les pôles dominants restent situés sur la rive malaisienne, Penang, Kuala Lumpur,
Singapour, soulignant le retard pris par les centres régionaux de la côte est de Sumatra depuis
l'indépendance, Medan et Palembang, asphyxiés par une centralisation excessive et une ouverture limitée
des frontières sous le contrôle de Jakarta.
L'espace indonésien est également structuré par des axes maritimes formés par des flux, de proximité ou
de moyenne distance, empruntant des routes à travers mers et détroits où circulent aussi les flux
internationaux. Alors que la part de l'Asie dans le commerce mondial a littéralement explosé dans les
années 1980 avec la conteneurisation et ne cesse d'augmenter, 40 p. 100 environ du commerce mondial
traverse les principaux détroits indonésiens, au premier rang desquels celui de Malacca, empruntés
notamment par les pétroliers du Moyen-Orient qui alimentent les économies industrielles du nord de
l'Asie. En outre, l'espace indonésien se trouve sur la route des échanges régionaux de l'Australie, avec
Singapour d'une part, avec les pays riverains de la mer de Chine méridionale d'autre part, passant par les
détroits de Lombok et de Makassar qui, avec le détroit de la Sonde, constituent des axes secondaires par
rapport au détroit de Malacca. Ces voies de passage sont deux des cinq voies autorisées par l'Indonésie
pour le transit maritime international, depuis que la reconnaissance de son statut d'« État-archipel », par la
convention maritime internationale de Montego Bay de 1982, lui a donné toute souveraineté sur ses
espaces maritimes. Les ports indonésiens combinent ainsi des fonctions d'interconnexions locales et
régionales et, pour les plus importants, Jakarta, Surabaya et Medan, de branchement direct sur l'économie
mondialisée. Les flux internationaux sont encore essentiellement des flux de transit. Mais, profitant de
leur autonomie nouvellement acquise, des ports comme Ambon, Pontianak, Palembang, ou certains ports
javanais, améliorent leurs infrastructures pour tenter de capter une partie de ces flux, avec des effets
d'entraînement attendus sur leurs arrière-pays.
L'organisation, complexe, du territoire indonésien, en pleine recomposition aujourd'hui, évolue entre
héritages (modèle centralisé) et nouvelles opportunités (configurations, axiales et régionales, franchissant
parfois les frontières nationales).
La centralisation est responsable du développement d'un modèle centre-périphérie, fondé sur des relations
de dépendance entre la capitale et les régions. Le centre incontesté, Jakarta et sa zone métropolitaine, se
prolonge en une zone centrale intégrant l'ensemble de Java et les régions limitrophes, le sud de Sumatra et
Bali. Les territoires du pourtour de la mer de Java sont en position périphérique mais entretiennent des
relations particulièrement étroites avec Java dont elles sont proches, alors qu'au-delà, vers l'est, les îles
orientales constituent une périphérie lointaine et longtemps délaissée, tout comme le nord de Sumatra, qui
oscille entre une orientation exclusive vers Jakarta et une intégration avec les territoires de l'autre rive du
détroit de Malacca. L'hégémonie de la centralité javanaise doit aujourd'hui composer avec celle de l'axe
de croissance de l'Asie orientale, qui donne aux terres situées autour du détroit de Malacca une
importance nouvelle et accentue le déséquilibre entre l'Est et l'Ouest indonésien.
Ouverture internationale et décentralisation semblent être les conditions permettant à l'archipel de
retrouver un meilleur équilibre régional et un polycentrisme plus adapté à sa configuration
archipélagique. Les enjeux de l'unité et de l'intégration nationales restent cependant omniprésents, face
aux risques de désintégration, à Aceh (ou Atjeh) et en Papouasie situés aux deux extrémités de l'archipel,
face également aux obstacles s'opposant aux recompositions intra-régionales, tels que le manifestent les
conflits interethniques et interreligieux. La réindustrialisation, à la suite de la crise de 1997, la recherche
175
d'un équilibre entre augmentation des surfaces dédiées aux agro-carburants et baisse des productions
vivrières sont autant de défis à relever pour poursuivre le développement du quatrième pays du monde par
sa population, dont dépend en partie la stabilité de la région Asie orientale.
Muriel CHARRAS,
Manuelle FRANCK
Bibliographie
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Missed Opportunities, Macmillan, Londres, 1998
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SALOMON (ÎLES)
Article écrit par Christian HUETZ DE LEMPS
Situées dans le sud-ouest du Pacifique, les îles Salomon sont le type même de ces jeunes États du monde
mélanésien que leur taille modeste (28 800 km2), leur faible population, leur émiettement géographique et
linguistique empêchent de s'affirmer comme des entités politiquement viables et stables. Vivant pour
l'essentiel d'une agriculture vivrière, la population rurale, largement majoritaire et en pleine expansion
démographique, reste cependant encore peu dense et très dispersée. Les plantations de cocotiers et de
palmiers à huile, la pêche du thon et les royalties versées par les pêcheurs étrangers pour exploiter
l'immense zone économique exclusive (Z.E.E.) rapportent moins que les productions de forêts qui
couvrent encore près de 90 p. 100 des îles. La seule ville de quelque importance est la capitale Honiara,
au nord-ouest de l'île de Guadalcanal.
I - Un grand archipel volcanique soumis à de multiples risques
L'État des îles Salomon comprend une grande partie d'un vaste archipel qui s'allonge à l'est de la
Nouvelle-Guinée. Seule l'extrémité nord-ouest, avec les îles de Bougainville et Buka, est rattachée à la
Papouasie-Nouvelle-Guinée. En revanche, les îles Salomon incorporent, à l'est, l'archipel des Santa Cruz
qui se rattache géographiquement à l'arc néo-hébridais. Au total donc, l'État se répartit sur un vaste
ensemble de 1 400 kilomètres de longueur du nord-ouest au sud-est, et de près de 800 kilomètres de
largeur entre les petites îles du nord (Ontong Java) et les îles Rennell au sud. Il bénéficie ainsi d'une
Z.E.E. de 1 340 000 kilomètres carrés, plus de deux fois la France.
176
Le cœur de l'archipel est constitué par un double alignement de grandes îles encadrant une mer intérieure
large de 60 à 120 kilomètres et profonde parfois de plus de 1 500 mètres. L'alignement nord comprend les
îles de Choiseul (3 454 km2), Santa Isabel (4 014 km2) et Malaita (4 243 km2), tandis qu'au sud se
succèdent, du nord-ouest au sud-est, Vella Lavella, Kolombangara, la Nouvelle-Géorgie et ses annexes, le
petit archipel Russell, puis Guadalcanal (5 302 km2), la plus vaste, et Makira (ancienne San Cristobal,
3 125 km2). À ces îles principales s'ajoutent de nombreuses petites îles, dans la mer intérieure (Florida) ou
au contraire, loin vers le nord, le sud ou l'est (archipel des Santa Cruz, avec l'île de Vanikoro sur laquelle
se perdit Lapérouse).
Toutes ces îles sont montagneuses, et pour l'essentiel volcaniques (le point culminant à Guadalcanal, le
mont Makarakomburo, atteint 2 447 m.). S'il n'y a que peu d'éruptions véritables (île de Savo, 1840), les
tremblements de terre sont assez fréquents et redoutables, donnant parfois naissance sur la côte à des
tsunamis meurtriers (2 avril 2007 dans l'ouest, 1977 à Guadalcanal). Situé au sud de l'équateur (de 6 0 à
120 de latitude), l'archipel a un climat subéquatorial insulaire marqué par des températures constamment
élevées (autour de 26,5 0C à Honiara en moyenne annuelle), des pluies abondantes et un fort risque
cyclonique. Ce sont les conditions idéales pour le développement d'une belle forêt dense.
II - Des terres mélanésiennes encore faiblement peuplées
Les îles Salomon sont habitées par des populations mélanésiennes qui se partagent en de nombreux
groupes ethnolinguistiques. L'archipel compte plus de quatre-vingts langues différentes, d'où le rôle de
l'anglais, langue officielle, et du pidgin, langue de communication populaire largement issue de l'anglais.
À ces populations installées depuis plusieurs millénaires s'ajoutent de petits groupes de Polynésiens
occupant les îles périphériques (Ontong Java, Rennell). L'archipel a été découvert très tôt, dès 1568, à
l'occasion du premier voyage d'Alvaro de Mendaña qui lui a donné cette toponymie espagnole
partiellement conservée aujourd'hui. Mais faute d'avoir été correctement localisée (on ne savait pas alors
calculer la longitude en mer), il a été perdu ensuite pour deux siècles, jusqu'à ce que l'Anglais Philip
Carteret (1767) et les Français Bougainville (1768) et Surville (1769) le visitent de nouveau. L'irruption
de maladies nouvelles et, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'active « chasse aux merles » menée par
des recruteurs pour les plantations du Queensland australien et des Fidji, une véritable traite, ont
considérablement réduit la population indigène. Dans les dernières années du XIXe siècle, les îles
convoitées par les Allemands (présents au nord-est de la Nouvelle-Guinée, à Bougainville et Buka) et les
Anglais sont finalement revenues pour l'essentiel à ces derniers (1893, 1898 pour les Santa Cruz, 1900
pour l'ouest). La modeste colonie britannique devint brutalement un enjeu majeur de la Seconde Guerre
mondiale en 1942-1943 : occupée par les Japonais, elle fut la cible d'une des premières opérations de
reconquête par les Américains. Les combats extrêmement longs et violents (« le Verdun du Pacifique »)
se concentrèrent dans le nord de l'île de Guadalcanal, autour du seul aérodrome de l'archipel (Henderson
Field). Les populations indigènes furent profondément perturbées pendant la guerre et ensuite, par la
confrontation brutale avec les richesses de la civilisation américaine, d'où le développement des étranges
« cultes du cargo ». Les Britanniques ont octroyé l'indépendance à l'archipel en 1978.
III - D'importantes ressources, mais un État faible
Depuis cette date, et jusqu'à aujourd'hui, le jeune État s'est fondé sur trois caractères essentiels. En
premier lieu, la population s'accroît rapidement du fait d'une remarquable vitalité démographique. Le taux
de fécondité est de 5,4 enfants par femme au début des années 2000, avec un excédent naturel qui dépasse
3 p. 100 par an. Les Salomon sont en fait en pleine première phase de la transition démographique, avec
une très forte natalité et une mortalité faible en raison de la jeunesse de la population. En 2005, les
Salomon comptaient 552 400 habitants, soit une densité de 19 habitants par kilomètre carré.
177
En second lieu, le secteur primaire constitue la base de l'économie. Une part importante de la population
continue à dépendre de l'agriculture vivrière. Les faibles densités permettent le maintien d'une agriculture
itinérante sur brûlis fondée sur la patate douce, l'igname, le taro et le bananier, cultivés dans les clairières
de défrichement d'un habitat dispersé en hameaux ou en petits villages associés aux missions catholiques
ou protestantes. Les grandes plantations se limitent aux cocoteraies des îles Russell, et surtout aux
périmètres développés pour une large part depuis l'indépendance dans la grande plaine littorale du nord de
Guadalcanal. Là, aux cocoteraies déjà anciennes se sont ajoutées des plantations de palmiers à huile et de
vastes périmètres de riziculture mécanisée, créés grâce à l'appui technique de la firme hawaïenne
C. Brewer & Co dans les années 1970.
Quant à la pêche, elle reste modeste dans sa forme côtière, artisanale et indigène. En revanche, les eaux
de la Z.E.E. sont assez riches en thonidés, et les Salomon ont accordé d'importants droits de pêche aux
Japonais et aux Américains. Les captures dépassaient 30 000 tonnes par an au début des années 2000.
C'est finalement l'exploitation des riches forêts de l'archipel qui fournit l'essentiel des exportations (65 p.
100 en 2002, contre 18 p. 100 pour le poisson). Celles-ci parviennent suivant les années à dépasser ou au
moins à approcher la valeur des importations (taux de couverture en 2002 des importations par des
exportations : 89 p. 100). Le tourisme reste un apport économique secondaire (21 000 visiteurs en 2002).
Au total, les Salomon font donc partie des États à faible niveau de développement (P.M.A.) avec un P.I.B.
par habitant qui ne dépasse pas 590 dollars en 2005.
La capitale de l'archipel, Honiara, est une création récente. Comme la première capitale Tulagi, dans les
petites îles Florida, a été anéantie lors de la reconquête de l'archipel par les Américains en 1942, une
nouvelle fut créée en 1945 sur le site d'un ancien grand camp militaire américain au nord de Guadalcanal,
près de la pointe Cruz où avait débarqué Mendana, à l'ouest de l'aéroport d'Henderson et de la rivière
Matanikau qui avaient vu les plus furieux combats de 1942-1943.
Le petit centre-ville s'organise autour de la grande route est-ouest, et se développe au sud du port qui joue
un rôle essentiel comme point de contact avec le monde extérieur et centre d'un cabotage actif vers les
autres îles. Il comprend un quartier administratif et une zone commerciale « moderne » (banques,
magasins). Plus à l'est, près de la rivière Matanikau, un quartier regroupe les petites boutiques des
commerçants chinois. Enfin, sur le littoral, dans les collines et les vallées, de petits lotissements et
villages abritent les quelque 60 000 habitants (2005) de l'agglomération. Bon nombre sont des migrants
de Malaita, la grande île du nord-est, la plus densément peuplée (29 hab./km2).
C'est là d'ailleurs le fondement du troisième trait fondamental des Salomon : leur difficulté à se construire
comme un État cohérent. Dès l'indépendance apparurent des fissures dans la cohésion de l'ensemble en
même temps que se posaient des problèmes de mal gouvernance et de corruption, notamment dans la
capitale. Là se cristallisèrent des tensions entre les immigrants de Malaita et les autochtones de
Guadalcanal qui, se voyant marginalisés dans « leur » capitale, créèrent une milice, l'Isabu Freedom
Movement. Ses actions violentes contraignirent nombre de Malaitans à s'enfuir dans leur île et à
s'organiser dans une Malaita Eagle Force, qui engagea le combat (2000). La situation se dégrada
tellement qu'en 2003 le gouvernement, totalement débordé, fit appel à une force d'interposition
internationale de plus de deux mille hommes, conduite par les Australiens. La restauration apparente de
l'ordre ne dura guère que jusqu'aux élections d'avril 2006 qui portèrent au pouvoir, à la tête d'une coalition
hétéroclite, Snyder Rini. Cette situation provoqua de violentes émeutes contre un Premier ministre dont
l'élection était due à un soutien financier massif de Taïwan. Ses opposants, soutenus, eux, par Pékin,
obtinrent son remplacement par Manasseh Sogavare, après la destruction par le feu et le pillage de la plus
grande partie de Chinatown. Ces événements sont le reflet de la difficulté pour ces petits États insulaires
très hétérogènes d'éviter la corruption et de pratiquer une « bonne gouvernance », et, en même temps, de
ne pas succomber à des influences extérieures déstabilisantes dont les enjeux (ici le conflit Taïwan-Chine
continentale) leur échappent totalement.
Christian HUETZ DE LEMPS
178
Bibliographie
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B. ANTHEAUME & J. BONNEMAISON, Atlas des îles et États du Pacifique Sud, G.I.P. ReclusPublisud, Montpellier-Paris, 1988
J A. BENNETT, Wealth of the Solomons : a History of a Pacific Archipelago, Univ. of Hawaii
Press, Honololu, 1987
C. HUETZ DE LEMPS, Un jeune État Mélanésien : les îles Salomon, C.R.E.T., Bordeaux, coll.
Îles et archipels no 4, 1984.
GALÁPAGOS (ARCHIPEL DES)
Article écrit par Anne COLLIN DELAVAUD
Treize grandes îles, dix-sept petites îles et une multitude d'îlots constituent l'archipel de Colón ou des
Galápagos, province de l'Équateur qui est situé à 900 kilomètres environ des côtes de l'Amérique du Sud.
L'ensemble, d'origine volcanique, couvre à peine 8 010 kilomètres carrés et doit son originalité à ses
paysages ainsi qu'à une végétation et à une faune qu'un isolement total a protégées jusqu'à une période
récente.
Le courant froid de Humboldt, qui touche l'archipel après avoir longé les côtes péruviennes et effleuré la
péninsule de Santa Elena, est en partie responsable du climat, relativement frais et sec à cette latitude
équatoriale. Une végétation steppique domine dans la plupart des îles, sauf sur les versants mieux
orientés, couverts d'une forêt claire de type tropical à nuance sèche.
Ces îles abritent une faune endémique, composée de tortues de terre et de mer géantes , les galápagos ,
qui ont donné leur nom à l'archipel, d'iguanes innombrables et de grande taille, d'otaries , d'oiseaux et
de petits animaux très divers qui ont vécu à l'abri dans ces îles éloignées des continents (c'est à partir
d'observations menées dans l'archipel en 1835 que Darwin conçut sa théorie de l'évolution). Les eaux,
très poissonneuses, font vivre quelques pêcheurs, mais la tranquillité de l'archipel a été rompue par le
tourisme (70 000 visiteurs en 1992, plus de 148 000 en 2006). Un parc national y a par conséquent été
créé en 1959. L'archipel a été classé, en 1978, au patrimoine mondial de l'humanité par l'U.N.E.S.C.O.
afin de le protéger. De gros chalutiers, en provenance de Manta (côte équatorienne) et des États-Unis,
viennent également troubler les eaux à la recherche des bancs de thons. La station biologique Darwin,
près de Puerto Ayora, dans l'île de Santa Cruz, est chargée d'étudier et de protéger un milieu fragile,
unique au monde, qui a été gravement menacé par un gigantesque incendie en 1994.
Les Galápagos sont pratiquement désertes, car les tentatives de colonisation mises en œuvre au cours du
XXe siècle n'ont pas réussi. Les habitants, au nombre de 20 000 (2005), sont regroupés dans les îles les
plus grandes. Certains pratiquent un peu d'élevage bovin et caprin destiné à la consommation nationale et
un peu d'agriculture vivrière associée à la pêche. D'autres sont des migrants venus du continent et
occupant des emplois liés au tourisme : personnel hôtelier, commerçants, artisans et vendeurs ambulants ;
malgré les précautions prises, leurs activités constituent une menace pour le milieu naturel.
L'île San Cristobal abrite le siège des autorités provinciales installées dans le chef-lieu, Puerto Baquerizo
Moreno (env. 5 000 hab. au début du XXIe siècle), ainsi qu'une base navale ; un aéroport y a été construit
en 1986. L'île Isabela, la plus grande de l'archipel, est un centre de pêche et recèle de petites mines de sel
et de soufre.
179
Anne COLLIN DELAVAUD
Maurice
Île
indépendante au sein du Commonwealth, terre à majorité indienne où le français est la langue
de la presse et d'une grande partie des communications sans être la langue officielle, lieu où coexistent
peuples, langues et religions d'Asie, d'Europe et d'Afrique, Maurice pourrait être écartelée entre mille
conflits. Une unité profonde y règne cependant, par-delà les cloisonnements et les contrastes. Le créole,
hérité de la première colonisation et qui est très proche de celui que l'on parle aux Seychelles et à la
Réunion, la conscience d'une identité insulaire, une structure sociale marquée par la plantation coloniale
mais aussi par l'émergence d'une importante classe moyenne, la solidité des institutions enfin ont peu à
peu exorcisé les vieux démons des antagonismes ethniques.
La vitalité intellectuelle, l'intensité du débat politique, la multiplicité des courants religieux venus d'Asie,
du monde musulman et de la chrétienté, les efforts dans le domaine agricole donnent de ce pays une
image attachante et d'emblée positive. Les problèmes ne manquent pas, mais on est loin de l'image
déprimante de certains pays tropicaux où des dictatures se sont installées et pèsent sur un peuple sans
espoir. La présence internationale de Maurice – présence politique, économique et financière, sans
rapport avec la petite dimension du pays – tient à ces qualités et à ce dynamisme. Le remarquable essor
industriel des années 1980, comme l'adaptation en cours aux nouvelles réalités du XXIe siècle doivent
beaucoup, eux aussi, au niveau culturel de la population de l'île et à la solidité de son organisation sociale.
I - Le milieu et les hommes
L'île aux dodos
À 900 kilomètres de Madagascar, centrée par 200 15' sud et 570 35' est, l'île Maurice fait partie avec l'île
de la Réunion et l'île Rodrigues de l'archipel volcanique des Mascareignes. La plus ancienne des séries
volcaniques tertiaires qui la composent subsiste sous forme de reliefs résiduels aux formes hardies,
conférant au paysage de plaines côtières, en contrebas d'un plateau central né du volcanisme récent de
type hawaiien, sa principale originalité. À l'exception du calcaire fourni par le corail des récifs frangeants,
interrompus au sud et à l'ouest, qui la bordent, l'île ne possède aucune ressource minérale.
Le climat tropical, tempéré par les influences océaniques, bénéficie du souffle humide de l'alizé du sudest qui engendre les classiques oppositions de versants : si le Centre et le Sud reçoivent de 2 à 5 mètres de
précipitations, le Nord et l'Ouest peuvent souffrir de la sécheresse. Située sur la trajectoire des cyclones
tropicaux du sud-ouest de l'océan Indien pendant l'été austral, l'île est parfois ravagée par ces météores.
Les très fortes précipitations qui les accompagnent profitent toutefois à son agriculture. La fertilité des
sols tropicaux rouges, issus de la décomposition des basaltes, est limitée par le caractère récent des
coulées : les tas d'épierrement sont un trait spécifique du paysage agricole. De la curieuse faune insulaire,
célèbre par ses tortues géantes et ses oiseaux sans ailes (dodos) maintenant disparus, il ne subsiste que
très peu d'espèces ; il en est de même pour la végétation indigène dévastée par l'homme et dénaturée par
l'introduction de multiples espèces : la forêt d'altitude à mousses, fougères, épiphytes, pandanus, qui
dominait une forêt plus claire à palmiers et ébéniers, la savane à palmiers, les formations buissonnantes
qui occupaient les plaines plus sèches. Sols et sous-sols sont très perméables. L'évaporation aidant,
180
l'irrigation devient nécessaire au-dessous de 1 500 millimètres de pluies annuelles. Des lacs réservoirs
artificiels drainant les eaux de surface, l'exploitation récente des eaux souterraines satisfont difficilement
les besoins croissants de l'île.
Population : forte densité et diversité
L'état sanitaire, grâce à un accès aisé aux services médicaux, à la généralisation de la distribution d'eau
potable, à une nette amélioration de l'alimentation, a évolué très vite et favorisé une poussée
démographique. Les possibilités d'émigration vers le Royaume-Uni, la France et divers pays d'Afrique se
sont taries, et il n’est resté que l'Australie et le Canada qui puissent assurer un certain débouché à ce
surplus de population. Mais ces pays ont opéré une sélection très rigoureuse qui les a fermés à une bonne
partie des Mauriciens. La forte densité de la population (près de 600 hab./km2) et son possible
accroissement ont suscité bien des inquiétudes. La fermeture des principaux pays d'immigration et
l'expansion de la population semblaient conduire à une catastrophe démographique, à laquelle on ne
voyait pas d'issue au cours des années 1970. Des mesures efficaces de planning familial, accompagnées
d'un profond changement des valeurs dans une société en mutation, ont conduit à une transition
démographique bien plus rapide qu'on ne pouvait s'y attendre. Associée à la création de nombreux
emplois, cette évolution a repoussé les perspectives les plus sombres.
Quoique toujours élevée, la densité de population n'a donc guère évolué : 607 hab./km2 en 2004. La
même année, la république de Maurice, dont la superficie est de 2 040 km2, soit l'île Maurice elle-même
(1 865 km2) avec la capitale Port-Louis et les petites îles Rodrigues (104 km2), Agalega et Saint-Brandon
(71 km2), comptait 1,24 million d'habitants.
La stratification de la société est très marquée par le contraste entre les communautés ethniques. C'est
l'Inde, au XIXe siècle, qui a fourni le plus important contingent d'immigrants dont les descendants
constituent toujours, à hauteur de 70 p. 100, la population majoritaire de l'île au début des années 2000.
Certains sont musulmans. Parmi ceux-ci, la majorité descend de travailleurs agricoles venus des provinces
du Nord (surtout du Bihar) ; ils sont encore largement fixés dans les campagnes, où un grand nombre sont
devenus de petits propriétaires. Au fil du temps, beaucoup de leurs enfants ont pu accéder aux professions
libérales et à la fonction publique. D'autres musulmans, venus en nombre bien plus restreint du Gujerat,
se sont fixés dans la capitale où ils détiennent une part considérable du commerce des tissus et où ils
participent à des groupes financiers importants. On note également la présence d'une petite communauté
chiite dans un quartier de Port-Louis. Mais la majorité des immigrants de l'Inde étaient des hindous. C'est
leur présence qui a donné à Maurice ce visage hindou qui ne peut manquer de frapper. Temples, lieux de
pèlerinages, fêtes et processions, usage de l'hindī à la télévision et au cinéma marquent cette présence
indienne, caractérisée par une coexistence entre Indiens du Nord, majoritaires, et Indiens du Sud (tamouls
et telugu), minoritaires : des contrastes de caste et de langue établissent ainsi dans la population
mauricienne de subtiles lignes de partage et de solidarité et y perpétuent le chatoiement sociologique de
l'Inde. Mais, simultanément, la « créolisation » crée un dénominateur commun entre ces groupes et
nuance les discontinuités. Il en va ainsi entre les communautés originaires de l'Inde qui trouvent dans la
référence culturelle et linguistique créole une base de communication ; c'est surtout par ce biais qu'elles
s'articulent dans la société globale à d'autres groupes aux origines très diverses.
Omniprésents bien que peu nombreux (3 p. 100), les Chinois jouent un rôle, aussi bien en tenant un grand
nombre de petites boutiques d'alimentation dans les campagnes que parmi les élites intellectuelles et
commerciales du pays. Les Blancs, essentiellement des descendants des anciens colons français qui ont
pu maintenir leur langue, leur identité et leur prépondérance économique dans tout le secteur sucrier, sont
peu nombreux, mais leur puissance est considérable. Elle s'exprime bien plus dans le contrôle des terres à
canne, des usines à sucre, des sociétés d'import-export et d'une partie des nouvelles industries tout en
demeurant d'une grande discrétion sur la scène politique. Détenant les circuits économiques
indispensables à la survie de l'île, ils représentent une force réelle avec laquelle tous les gouvernements
181
ont dû trouver des accommodements. Leurs liens internationaux sont importants, non seulement avec
l'Europe mais aussi avec l'Afrique du Sud et l'Australie.
Ces communautés ne sont pas étanches. Des métissages et une interpénétration culturelle originale ont
donné naissance à la « population générale » (soit 26 p. 100). Elle n'est pas une communauté ethnique,
mais bien le résultat de la rencontre des groupes les plus anciennement implantés – Africains, Malgaches,
Blancs – ainsi que des métissages plus récents avec des Asiatiques. Elle est complexe, allant de la
bourgeoisie « créole » très influencée par le modèle franco-mauricien, bien qu'elle demeure coupée des
Blancs, aux pêcheurs des villages du Sud et de l'Ouest chez qui la composante africaine est la plus
marquée. Ainsi est née une culture créole qui prend appui sur ce groupe qui a une grande force de
création (langue, musique, cuisine, façons de vivre) ; proche des autres cultures créoles de l'océan Indien,
c'est à travers elle que se forme une grande partie de l'identité mauricienne, même chez les membres des
groupes ethniques qui en sont apparemment les plus éloignés. Les 35 000 pêcheurs et agriculteurs
d'origine africaine de l'île de Rodrigues peuvent s'y rattacher eux aussi, bien qu'ils fassent montre d'une
incontestable originalité culturelle.
De « l'île à sucre » à la zone franche
L'économie mauricienne a longtemps reposé sur la culture de la canne à sucre. Celle-ci a marqué les
paysages agraires en créant de vastes zones de monoculture. Dans certaines régions se maintient encore le
tableau des grandes propriétés détenues par une aristocratie foncière entourées des villages des prolétaires
ruraux. Cependant, Maurice est caractérisée dans son ensemble par l'importance, entre ces deux pôles
sociaux, du groupe des petits planteurs propriétaires. Issus des travailleurs agricoles indiens engagés sur
les propriétés sucrières, ils ont assuré leur promotion sociale par l'achat systématique des terres qui se
morcelaient au XIXe siècle, par l'occupation de zones encore inexploitées, par l'édification de villages
paysans plus ou moins directement liés aux plantations. La production vivrière y trouve son principal
point d'appui, bien que ces planteurs comptent largement sur la canne à sucre pour s'assurer un revenu
stable. Les campagnes mauriciennes ont d'ailleurs changé d'aspect : essor des moyens de transport,
dispersion des usines, implantation tout autour de l'île de complexes touristiques, diversification des
emplois. La société traditionnelle, marquée par l'hindouisme et par l'islam, s'en trouve ébranlée ; les
générations les plus jeunes ont tendance à se libérer de l'emprise des familles qui tentent de maintenir les
anciennes structures et les anciens modes de vie, et à aligner leurs comportements sur ceux de la
population créole.
Le gouvernement mauricien a tiré habilement parti de la position géopolitique de l'île et de la conjoncture
internationale pour amorcer un nouveau développement. S'appuyant sur la qualité et l'abondance de la
main-d'œuvre, ainsi que sur l'existence de cadres et de capitaux mauriciens, il a systématiquement
favorisé le tourisme international et surtout l'implantation d'industries manufacturières liées en particulier
au textile. Au début des années 1970, Maurice était encore presque exclusivement une « île à sucre ». Un
premier décollage économique avait suivi de peu l'indépendance (qui date de 1968) grâce à la montée en
flèche du cours mondial du sucre. Le doublement du P.I.B. en quelques années favorisa le déclenchement
d'un processus cumulatif de croissance que la création de zones franches multiplia par l'apport
d'investissements étrangers. Simultanément, la modernisation industrielle, qui toucha le secteur sucrier,
fut réductrice d'emplois, ce qui poussa plus encore les autorités vers une politique très volontariste en
matière d'industrialisation.
La zone franche de transformation (Mauritius Export Processing Zone) a été créée en 1970, sur un modèle
inspiré de Taïwan. Elle a connu un démarrage prometteur et a permis la diversification économique de
l'île qui, rapidement, a exporté des biens manufacturés. Maurice a subi une période de crise à la fin des
années 1970 avant que la croissance ne rebondisse à partir de 1980.
Pour soutenir celle-ci, le gouvernement crée en 1983 le M.E.D.I.A. (Mauritius Export Development and
Investment Authority), qui prospecte les nouveaux marchés, incite au développement de nouvelles
182
activités et à l'innovation technologique. À la zone franche industrielle s'est ajoutée depuis 1981 une
« zone franche de services » qui encourage les entreprises de service à l'exportation. D'importantes
exemptions de taxes sont accessibles à des services très divers : conseils juridiques, comptabilité,
informatique, marketing, traduction, dessin technique, etc.
Outre ses conséquences économiques directes, l'essor de la zone franche (l'usage du singulier désigne la
globalité des zones) a eu un retentissement social notable. La zone franche n’est pas géographiquement
localisée – il s'agit d'un statut et non d'un espace –, si bien que les entreprises de zone franche ont été
encouragées à se disperser à travers tout le pays, où elles ont touché en profondeur la société rurale et son
évolution. La réduction régulière de la main-d'œuvre agricole n'a pas entraîné une migration vers les
villes, car il existait une solution sur place, les manufactures venant remplacer les plantations, dans des
conditions parfois analogues d'ailleurs. Loin de se dépeupler, les campagnes mauriciennes sont restées
bien vivantes.
L'habitat s'est radicalement transformé en quelques années, grâce à l'investissement prioritaire qu'il
représente dès qu'un revenu monétaire est disponible. Le gouvernement a fait un gros effort en vue de
rendre la scolarité primaire et secondaire, ainsi que les soins médicaux, accessibles dans toutes les
régions. L'école primaire est d'ailleurs devenue gratuite et obligatoire, pour les filles comme pour les
garçons. La stabilité de la population dans les zones rurales et le maintien de la vie sociale villageoise
dans une société déjà très industrialisée sont des éléments importants de l'équilibre social du pays.
Une économie en mutation
Au début du XXIe siècle, la production de sucre représente encore une part importante de l'économie
mauricienne. La canne à sucre couvre 80 p. 100 des terres arables et le sucre assure 25 p. 100 des
exportations. Le secteur subit actuellement une lourde restructuration. Les mauvaises conditions
climatiques ont certes provoqué une chute de la production (de 570 000 tonnes en 2004 à environ 500 000
en 2006). Mais surtout, les accords du Protocole sucre, qui garantit à Maurice un accès privilégié à
l'Union européenne (U.E.), ont connu une profonde évolution : l'U.E., qui importe plus de 95 p. 100 du
sucre mauricien, a baissé de 36 p. 100 son prix d'achat garanti à compter de 2006 (la mesure s'étendant
progressivement jusqu'à sa complète application en 2009). Pour soutenir le secteur, victime d'un sévère
manque à gagner, le gouvernement mauricien encourage et finance des actions visant en premier lieu à sa
diversification : production d'un sucre raffiné à la valeur ajoutée plus élevée, exploitation des sousproduits (comme la mélasse pour la fabrication d'éthanol). Gains de productivité et réductions des coûts
sont également à l'ordre du jour, au moyen du regroupement des planteurs, de l'amélioration des
techniques agricoles ou de la réorganisation des réseaux d'irrigation.
Deuxième pilier de l'économie, le textile est lui aussi en pleine phase d'adaptation. L'Accord multifibres
(A.M.F.) a longtemps offert à Maurice un débouché rentable sur les marchés mondiaux, principalement
américain et européen. La suppression de l'A.M.F. en 2005 (et des quotas d'exportation) a donc constitué
une catastrophe pour le textile mauricien : certaines entreprises ont disparu pendant que d'autres
procédaient à de massifs licenciements. Qui plus est, les coûts de main-d'œuvre à Maurice sont
aujourd'hui nettement supérieurs à ceux d'un certain nombre de nouveaux producteurs, d'où une baisse de
la compétitivité et le départ vers ces pays de nombreux investisseurs étrangers, principalement de Hong
Kong, présents dans l'île. Face aux menaces, l'industrie a redéfini sa stratégie par le choix offensif de
l'élargissement et de la montée en gamme de ses produits, lui redonnant ainsi une compétitivité. Cette
politique s'accompagne d'un important effort d'investissements et de formation des personnels. Du coup,
les investisseurs de Hong Kong sont de retour, saluant, à leur façon, la réactivité des industriels
mauriciens.
Dernier pôle majeur de l'économie, le tourisme est, quant à lui, en parfaite santé avec 800 000 visiteurs en
2006. L'objectif fixé est de 2 millions de touristes en 2015. Pour ce faire, de nouvelles lignes aériennes
vont être ouvertes et des équipements construits, tels que des hôtels ou, plus original, des « complexes
183
touristiques intégrés », permettant d'offrir aux acquérants de villas de luxe des services et infrastructures
haut de gamme.
De nouvelles pistes de développement sont à l'étude ou en cours de réalisation. Ainsi envisage-t-on la
création d'un seafood hub qui, tirant avantage de la position géographique de l'île, permettra d'organiser à
terre, sous diverses formes, l'exploitation des produits de la mer. L'installation de parcs numériques à
l'usage d'entreprises de haute technologie est également un projet avancé. Plus généralement, les autorités
veulent, dans un délai de quatre ans à compter de 2007, supprimer les droits de douane afin de faire de
Maurice une île duty free (hors taxes).
Les crises et douloureuses adaptations de l'économie mauricienne sont comme l'illustration des difficultés
rencontrées par un « petit » pays dans la compétition mondiale. Les dirigeants mauriciens n'entendent pas
pour autant tout sacrifier à la production de richesses et se sont dotés des outils nécessaires à la
préservation d'un environnement fragile et menacé, ne serait-ce que par l'exiguïté de l'île.
II - De l'île déserte à la nation
« Étoile et clé de la mer des Indes »
Trouvée déserte par les Portugais, l'île Maurice est fréquentée par les Européens sur la route des Indes au
XVIe siècle. Les Hollandais la baptisent et l'occupent pour son ébène de 1598 à 1710. Recolonisée depuis
Bourbon en 1721, elle devient l'île de France. Les débuts sont difficiles sous le monopole de la
Compagnie des Indes. Rendue au roi, elle devient une base majeure pendant la montée de la rivalité
franco-anglaise pour le contrôle de l'Inde. Elle dirige les Mascareignes, colonise les Seychelles,
commerce avec l'Inde, se livre à la traite à Madagascar et sur la côte du Mozambique pour développer ses
plantations. Autonome sous la Révolution française, elle devient le centre de la guerre de course dans
l'océan Indien et fait commerce du riche butin ramené par Surcouf et ses émules, mais elle tombe en 1810
aux mains des Anglais, et le traité de Paris de 1814 en fait une colonie britannique où reste curieusement
en vigueur l'essentiel des codes napoléoniens. Le XIXe siècle est marqué par le développement
considérable de la culture de la canne, mais, en 1835, l'émancipation des esclaves, qui représentent alors
les sept dixième de la population, suscite une crise de main-d'œuvre. Les colons y remédient en
introduisant, jusqu'en 1907, plus de 450 000 travailleurs indiens « engagés », dont plus de 280 000, restés
dans le pays, pénètrent peu à peu tous les secteurs de l'économie et bientôt la vie politique. À la suite de la
Seconde Guerre mondiale, les réformes dont bénéficie l'île Maurice facilitent leur marche au pouvoir.
Décolonisation et communalisme
Le 12 mars 1968, l'île Maurice devenait indépendante à la suite d'un lent processus de décolonisation, qui
l'avait menée, en vingt ans, de la situation de colonie à celle d'État souverain : cinq Constitutions
jalonnent cette période, dont les principales dates sont l'institution du suffrage universel et d'un début de
responsabilité ministérielle en 1958 et la création d'un Conseil des ministres et d'une Assemblée
législative en 1964. À vrai dire, cette évolution devait seulement conduire à une autonomie interne
(atteinte réellement au début de 1967).
Sous la poussée des hindous et malgré les réticences des autres communautés et notamment de la
« population générale », le principe de l'indépendance est adopté le 21 août 1967 à la suite de ces
élections. Les Anglais quittent la scène, laissant aux prises les divers groupes ethniques, non sans avoir
multiplié les précautions : constitution détaillée, garantie des droits des minorités.
184
La Constitution du 12 mars 1968 est un document fort long, établi par les experts du Colonial Office
après consultation des diverses tendances politiques mauriciennes, sur le modèle habituel des
constitutions du Commonwealth. À l'origine, l'île Maurice était une monarchie dont le souverain était Sa
Majesté Élizabeth II, reine de Maurice, représentée sur place par un gouverneur général (et par un hautcommissaire, en tant que reine du Royaume-Uni). Mais, depuis le 12 mars 1992, la République a été
proclamée et un président de la République élu pour cinq ans par le Parlement s'est substitué à l'ancien
gouverneur général, à la tête de l'État mauricien. Néanmoins, l'organisation et le fonctionnement des
institutions publiques mauriciennes n'ont pas fondamentalement changé. Ainsi, aujourd'hui encore, tout
comme en régime parlementaire britannique, le pouvoir est effectivement exercé par un Cabinet,
émanation de la majorité du Parlement, sous le contrôle de l'opposition. L'unique Assemblée législative se
compose de soixante-dix membres, dont soixante-deux élus dans vingt circonscriptions à trois sièges et
une à deux sièges (l'île Rodrigues) et huit désignés parmi les « meilleurs perdants » pour équilibrer la
représentation des communautés. Au sein de l'Assemblée, la Constitution prévoit une opposition, dont le
chef n'est pas seulement le challenger du Premier ministre mais peut être aussi le porte-parole des
minorités, ce qui, comme l'attribution de « sièges correctifs » après les élections, permet d'équilibrer la
représentation politique des communautés. Dans le même sens, la Constitution énumère longuement
droits et libertés individuels et permet à tout individu de saisir la Cour suprême pour les faire respecter ou
de s'adresser à l'ombudsman (personnage doté d'une grande autorité morale et chargé de recevoir les
plaintes formulées par les citoyens contre l'administration).
Les partis politiques se sont identifiés au départ à une communauté raciale et religieuse : le
communalisme, ressort et danger d'une vie politique aujourd'hui intense, a commencé à se développer à
partir de 1948. Le Parti travailliste, grâce à l'appui des hindous, fait figure de parti dominant jusqu'au
moment où, vers 1958-1959, Franco-Mauriciens et Créoles se groupent en un Parti mauricien social
démocrate (P.M.S.D.) et les musulmans en un Comité d'action musulman. À partir de 1965-1966, la
revendication de l'indépendance rapproche hindous et musulmans : ils s'allient et remportent les élections
décisives du 7 août 1967 contre le P.M.S.D. hostile à l'indépendance. S'instaure alors un bipartisme assez
satisfaisant : sir Seewoosagur Ramgoolam, le leader travailliste qui amène son pays à l'indépendance,
devient Premier ministre, et le leader du P.M.S.D., Gaétan Duval, chef de l'opposition. Mais, en
novembre 1969, un gouvernement de coalition se forme, et, dans la place laissée vide par le P.M.S.D., se
glisse un jeune parti d'allure révolutionnaire : le Mouvement militant mauricien (M.M.M.).
Une étonnante maturité politique
Les années 1970 ont été incontestablement marquées par la montée de ce nouveau parti. Créé en 1969 par
quelques hommes, dont Paul Bérenger, le M.M.M. se veut multicommunautaire, c'est-à-dire hostile à
l'identification d'un parti à une communauté raciale, et donc différent des partis déjà existants. Il est
socialiste, et même marxiste, dans la mesure où il reprend le thème de la lutte des classes et prône la
nationalisation des principaux secteurs de l'économie.
D'aspect « révolutionnaire » au départ, le M.M.M. déclenche, en liaison avec le General Worker's
Federation, une série de grèves et de mouvements dans le pays, qui conduisent le gouvernement à établir
l'état d'urgence en 1971-1972 et à faire emprisonner un certain nombre de ses dirigeants. Le M.M.M.
devient ensuite plus « légaliste » et va participer avec succès aux diverses consultations électorales.
Remportant un vif succès lors d'une élection partielle en 1970 et des élections villageoises de 1971, le
M.M.M. n'aura plus l'occasion de mesurer sa force jusqu'à la fin de 1976, car un amendement
constitutionnel a prolongé de quatre ans le mandat de l'Assemblée législative. Les élections générales ont
lieu le 20 décembre 1976, dans un climat passionné mais dans le calme et la régularité : 413 candidats
appartenant à 21 partis se disputent les 70 sièges de députés. Avec 34 sièges et 30 p. 100 des suffrages, le
M.M.M. arrive en tête, mais il n'a pas la majorité absolue et le Premier ministre sortant forme un
gouvernement avec l'appui d'une coalition regroupant les deux autres partis qui ont obtenu respectivement
185
28 sièges (Parti de l'indépendance) et 8 sièges (P.M.S.D.). De 1977 à 1982, la coalition au pouvoir se
maintient grâce à l'autorité et à l'habileté du Dr Ramgoolam.
Malgré les ultimes tentatives de la majorité sortante pour se ressaisir, le M.M.M., faisant alliance avec le
Parti socialiste mauricien (nouveau parti créé en 1980 par la sécession de certains députés travaillistes
conduits par Harish Boodhoo), remporte une victoire totale : l'alliance M.M.M./P.S.M. remporte les 60
sièges de l'île, plus les 2 sièges de l'île Rodrigues qu'enlève l'Organisation du peuple rodriguais (O.P.R.)
fondée par Serge Clair. Ce n'est qu'au système des sièges correctifs, mis en œuvre après décision de la
Cour suprême, que l'opposition doit d'obtenir 4 des 8 sièges attribués aux « meilleurs perdants », sir
Gaétan Duval se retrouvant à nouveau leader de l'opposition, avec 4 sièges sur 66. Le nouveau
gouvernement (17 M.M.M., 7 P.S.M., 1 O.P.R.) a comme Premier ministre le leader officiel du M.M.M.,
Anerood Jugnauth, un avocat de cinquante-deux ans, tandis que Paul Bérenger est ministre des Finances.
Dès le début, il y a quelques dissensions entre le M.M.M. et le P.S.M. Mais, aux élections municipales
urbaines de décembre 1982, le M.M.M. enlève 92 p. 100 des sièges et assure désormais la direction des
six grandes agglomérations de l'île.
En mars 1983 s'ouvre une crise politique : une partie du gouvernement (11 membres sur 19) démissionne
à la suite de Paul Bérenger qui devient chef de l'opposition (Gaétan Duval s'étant démis de son mandat de
député au même moment) ; le Premier ministre crée un nouveau parti, le Mouvement socialiste militant
(M.S.M.), avec ceux des membres du M.M.M. et du P.S.M. qui le soutiennent ; il continue à gouverner
avec une majorité très étroite. Le 17 juin, la dissolution du Parlement est prononcée et de nouvelles
élections ont lieu le 22 août, après une campagne électorale animée qui a vu se constituer une Alliance
entre le P.S.M. et le Parti travailliste contre le M.M.M. : l'Alliance obtient 41 sièges et 51,6 p. 100 des
suffrages (auxquels s'ajoutent les deux sièges de l'O.P.R.), contre 19 sièges et 46,4 p. 100 des voix au
M.M.M. Paul Bérenger, battu, ne revient au Parlement qu'au titre des « meilleurs perdants ».
Pendant deux ans, la nouvelle majorité va gouverner sans trop de problèmes : certes, l'un de ses premiers
projets – l'instauration de la République – échoue en décembre 1983, échec qui conduit sir Seewoosagur
Ramgoolam à devenir gouverneur général, poste qu'il occupera jusqu'à sa mort en 1985. Les difficultés
vont apparaître avec l'implication de quatre ministres dans une affaire de drogue à Amsterdam, en
décembre 1985 ; et avec la démission du gouvernement de H. Boodhoo en janvier 1986, suivie d'une série
de défections : le cabinet est remanié à deux reprises, en janvier et en août 1986, et le Parlement est
prorogé en novembre 1986. En définitive, cependant, une nouvelle dissolution est prononcée en juin 1987
et les élections, qui ont lieu le 30 août, donnent à l'Alliance M.S.M.-P.T.-P.M.S.D.-R.T.M. une large
majorité (39 sièges) face au M.M.M. conduit par un nouveau leader, P. Nababsingh (21 sièges).
Toutefois, en 1990, le paysage politique mauricien a été profondément modifié par la conclusion d'une
alliance « historique » entre le M.M.M. et le M.S.M. Ce « mariage de raison » autour d'un programme
commun entre les deux principaux partis du pays a mis fin à la traditionnelle bipolarisation de la vie
politique. À l'issue des élections législatives de 1991, l'union M.M.M.-M.S.M., avec 56,3 p. 100 des voix,
a conquis 57 sièges sur 60 à l'Assemblée et n'en a concédé que 3 à l'opposition (avant l'attribution des
sièges aux « meilleurs perdants »). Cette victoire écrasante a renforcé le pouvoir du Premier ministre sir
Anerood Jugnauth. Grâce à l'alliance M.M.M.-M.S.M., la République a été proclamée à l'île Maurice le
12 mars 1992, puisque ce sont les efforts conjugués de sir Anerood Jugnauth et de Paul Bérenger qui ont
mis fin à la monarchie. Concrètement, ce changement de régime n'a pas bouleversé l'équilibre
institutionnel du pays. La seule modification véritablement significative a été que, désormais, le chef de
l'État n'est plus la reine d'Angleterre, mais un président désigné par le Parlement, en même temps qu'un
vice-président, pour une durée de cinq ans.
Unis dans le combat pour la République, sir Anerood Jugnauth et Paul Bérenger ne s'accordent guère
pour ce qui est du gouvernement du pays : Paul Bérenger doit quitter le gouvernement avec une partie de
ses troupes du M.M.M. en août 1993. Lors du scrutin législatif de 1995, le Parti travailliste, avec lequel
Bérenger et ses amis ont noué alliance, remporte une éclatante victoire et son chef, Navin Ramgoolam,
devient Premier ministre. Ainsi va la vie politique mauricienne, au gré des alliances et contre-alliances
successives des différents partis. Il en résulte une démocratie vivante et dynamique, animée et renforcée
186
par une presse s'exprimant en totale liberté. C'est ainsi qu'en 2000, réconciliés, sir Anerood Jugnauth et
Paul Bérenger remportent les élections : le premier retrouve son fauteuil de chef du gouvernement avant
d'occuper le poste de président de la République en 2003, laissant alors Paul Bérenger devenir Premier
ministre. En 2005, renversement de tendance : Paul Bérenger doit céder la place à Navin Ramgoolam, qui
a su coaliser autour du Parti travailliste un certain nombre de forces au sein de « l'Alliance sociale ».
Par-delà le combat politique intérieur, l'action internationale est une constante de tous les gouvernements.
Pays fondateur en 1984 de la Commission de l'océan Indien, dont elle accueille le siège, l'île Maurice
développe une importante activité diplomatique sans rapport avec sa taille réelle. Elle organise
fréquemment des conférences de premier plan telles que le forum de l'A.G.O.A. (African Growth and
Opportunity Act-janvier 2004) ou le sommet de la S.A.D.C. (Southern African Development Communityaoût 2004). Membre de la Commission de l'océan Indien à travers l'île de la Réunion, la France, de par
l'histoire aussi, entretient des liens étroits avec la République de Maurice.
Jean BENOIST,
Jean-François DUPON,
Louis FAVOREU,
E.U.
Bibliographie
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187
Seychelles
Situé au cœur de l'océan Indien, l'archipel des Seychelles demeure peu connu dans son ensemble malgré
sa réputation touristique. Cet État exigu, issu d'une décolonisation récente, a deux siècles et demi
d'existence, puisque ce sont des colons français qui se sont installés les premiers de façon permanente sur
ces îles inhabitées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La toponymie est d'ailleurs révélatrice de
l'impact français consécutif à une présence coloniale de quarante années, qui seront suivies de cent
soixante années de colonisation britannique.
Fréquentées à l'occasion par les flibustiers et les pirates, mais tenues très longtemps à l'écart du monde
en raison de l'éloignement géographique, les Seychelles ont servi aussi de lieu d'isolement durant la
période coloniale. Bonaparte y fit déporter des condamnés politiques, et le Royaume-Uni y exila, dans
les années 1960, l'archevêque Makarios, futur chef d'État de Chypre. L'ouverture, en 1971, de l'aéroport
international de Mahé a été le point de départ d'un flux touristique considérable, tourisme de luxe
surtout, qui a modifié sensiblement les données économiques et sociales traditionnelles de l'archipel. Les
slogans publicitaires font une description idyllique qui tend à confondre la beauté effective des sites et
des plages
et les réalités plus austères de l'arrière-pays.
L'évolution politique a été très progressive et pacifique, à l'abri des turbulences mondiales, même à
l'époque de la compétition coloniale entre la France et l'Angleterre pour la maîtrise de l'océan Indien.
C'est seulement au cours de la décennie de 1960 que les Seychelles font surface, si l'on peut dire, dans le
concert international marqué par un mouvement général de décolonisation.
Proclamée en 1976, l'indépendance est remise en cause, dès l'année suivante, par un coup d'État inattendu
qui projette les Seychelles au rang des États progressistes océano-indiens. Jusqu'en 1991, le pays poursuit
une politique socialiste de développement. Ce qui lui vaut alors des soutiens intéressés mais aussi des
méfiances accrues, ainsi qu'en attestent les tentatives de déstabilisation auxquelles le régime a été
régulièrement confronté (notamment en 1981). C'est qu'à l'époque de la « guerre froide » sa situation
géostratégique conférait à ce micro-État archipel une importance sans rapport avec la modestie de sa
puissance effective.
Mais, en 1993, une nouvelle Constitution clôt définitivement ces quinze années de socialisme progressiste
pour revenir non pas en arrière à proprement parler, mais aux valeurs démocratiques libérales qui avaient
présidé à la naissance, en 1976, de l'État républicain des Seychelles.
I - Géographie
Connu dans l'Antiquité sous le nom de « royaume de Neptune », l'archipel seychellois dans sa
configuration actuelle présente trois traits caractéristiques.
C'est d'abord l'émiettement géographique, la grande dispersion des quelque cent quinze îles et îlots
officiellement recensés (965 km séparent Mahé de l'île la plus éloignée), dont quatre seulement abritent
une population permanente estimée à 84 600 habitants en 2006 (dont 74 000 hab. sur Mahé), contre douze
mille au début du siècle. Éloigné de tout, l'archipel des Seychelles est aussi « à mi-chemin de partout »
selon un slogan touristique : le groupe de Mahé se trouve à environ 1 000 kilomètres de Madagascar, à
600 et 1 800 kilomètres respectivement de l'Afrique orientale et de la Réunion, à un peu plus de
2 000 kilomètres de l'Inde, du Sri Lanka et des îles Maldives. En somme, un carrefour en plein océan
Indien. L'exiguïté du territoire – 453 kilomètres carrés au total mais seulement 244 kilomètres carrés pour
les îles granitiques où se concentre la population – est aujourd'hui compensée par l'existence d'une zone
188
économique exclusive de plus d'un million de kilomètres carrés (10 e rang au monde) riche en poissons et
peut-être en pétrole. L'accroissement prévisible de la population pose de sérieux problèmes eu égard à la
superficie limitée des terres cultivables et quelles que soient les réformes agraires. En fait, l'île de Mahé,
siège de la capitale Victoria, est le seul véritable centre de l'archipel : malgré ses dimensions très
modestes (27 km de longueur et de 7 à 10 km de largeur), elle représente 55 p. 100 de la superficie totale
et plus de 85 p. 100 de la population.
Situé juste au sud de l'équateur, l'archipel a un climat tropical, mais se trouve en dehors de la zone des
grands cyclones. La température, assez constante, oscille entre deux moyennes, 31 0C durant la période la
plus chaude qui est aussi la plus humide (mars-avr.) et 21 0C en hiver (juill.-août). La saison de mai à
novembre pendant laquelle soufflent les vents du sud-est est la plus agréable. La pluviométrie (moyenne
annuelle de 3 m en longue période) varie considérablement d'un groupe d'îles à l'autre et même d'une
année à l'autre. Le Morne seychellois à Mahé, qui s'élève à 905 mètres d'altitude, est le plus haut sommet.
La classification administrative des îles (la Constitution de 1976 énumérait treize groupes d'îles ; celle de
1979 fait état de trois catégories : groupe de Mahé, îles proches et îles éloignées) ne correspond pas à la
classification géologique qui distingue les îles granitiques et les îles coralliennes. Les quarante trois îles
granitiques constituent un ensemble au centre d'un plateau continental qui recouvre environ
25 800 kilomètres carrés. C'est un groupe relativement compact autour de Mahé, Praslin et la Digue qui
sont les trois îles principales et pratiquement les seules habitées en permanence. On estime leur formation
à 650 millions d'années. Constituées d'une bande littorale étroite ponctuée de baies et d'« anses » et
traversées d'une chaîne centrale de collines basaltiques à végétation luxuriante, les îles granitiques,
cernées de lagons aux couleurs vives, sont le principal attrait touristique de l'archipel. Les îles
coralliennes, elles, sont pratiquement à fleur d'eau, figées sur l'horizon d'une ligne de palmiers. La plupart
sont inhabitées, sauf quelques-unes par des travailleurs engagés par contrat à la demande pour la pêche ou
la récolte du coprah. Elles reçoivent peu de pluie. Au temps de la marine à voile, leurs récifs étaient
souvent des « pièges à navire ». Aldabra est la plus grande des îles coralliennes, Farquhar servit de refuge
durant la Première Guerre mondiale au croiseur allemand Königsberg. Jusqu'à une date très récente, et
même encore aujourd'hui pour certaines d'entre elles, la desserte par service maritime était plus
épisodique que régulière.
La flore et la faune des Seychelles sont un autre élément caractéristique. À l'époque de leur découverte, il
n'y avait aucun animal de grande taille, hormis les crocodiles (disparus) et les tortues géantes de terre
qu'on ne trouve plus qu'à Aldabra. Cette île, large de 1 à 8 kilomètres, qui enserre un vaste lagon est
aujourd'hui érigée en réserve naturelle. En revanche, les Seychelles sont riches en serpents (non
venimeux) et en lézards. On y trouve une chauve-souris blonde et large, la « roussette »,
particulièrement... comestible, ainsi qu'une grande diversité d'oiseaux dont certains, tel le merle noir,
devenus très rares, plus de huit cents espèces de poissons et cent vingt variétés de coquillages.
L'interdiction de la pêche sous-marine garantit la préservation de ce potentiel. Quant à l'île de Praslin
(10 km de longueur et 8 km de largeur), elle est le dernier sanctuaire, dans la « vallée de Mai », des
célèbres « cocos de mer », palmiers géants dépassant 30 mètres de hauteur
et dont les noix de forme
très callipyge, à double ou triple tranche ou fesse, lourdes de 10 à 20 kilogrammes, furent jadis très
prisées en Inde et même en Chine pour leur vertu supposée aphrodisiaque.
II - Histoire
De la découverte à la décolonisation
Il est probable que des navigateurs arabes ont visité ces îles au cours du haut Moyen Âge. Historiquement
parlant, ce sont les marins portugais qui en font la découverte. On sait que Vasco de Gama a fait escale
aux Amirantes en 1502 lors de son second voyage vers les Indes et que, dès 1505, les cartes maritimes
189
mentionnent l'existence de quelques îles de la région. C'est toutefois en 1609 que la première exploration
proprement dite est tentée par le capitaine anglais Alex Sharpeigh de la East India Company, qui visite les
îles du groupe de Mahé. Mais il faut attendre cent cinquante ans pour que s'effectue une reconnaissance
plus systématique : elle est l'œuvre en 1742 du Français Lazare Picault, mandaté par le vicomte Mahé de
la Bourdonnais (d'où le nom de Mahé donné à l'île principale). Cette expédition n'a pas de suite
immédiate. La rivalité franco-anglaise pour la maîtrise de l'océan Indien conduit, douze ans plus tard, les
autorités françaises à décider officiellement l'annexion, concrétisée par l'installation, le 1 er novembre
1756, de la « pierre de possession ». Mahé et les sept îles environnantes sont désormais sous juridiction
française en vertu de la priorité de la découverte qui, à l'époque, était en droit international un titre
d'acquisition valable pour les terres inhabitées et donc sans maître, qualifiées de res nullius. Cette prise de
possession est plus théorique qu'effective puisqu'un très modeste peuplement ne commencera que quinze
ans plus tard. C'est le début des quarante années de colonisation française.
La période coloniale française
La première installation humaine a lieu en 1770 sur la petite île de Sainte-Anne qui fait face à Mahé, et,
deux ans plus tard, une garnison française de quinze hommes placés sous la direction du lieutenant
Romainville prend pied à Mahé. Au total, ce sont quelques familles de colons français venus avec leurs
esclaves de l'île de France (future île Maurice), encouragés par les administrateurs de cette colonie,
Dumas et Poivre, qui souhaitent développer aux Seychelles l'exploitation du bois et des épices. D'autres
familles arrivent ensuite de la Réunion. Ce dernier tiers du XVIIIe siècle est donc le véritable point de
départ de la colonie française des Séchelles (orthographe de l'époque) qui doit précisément son nom à un
ministre de Louis XV, le vicomte Moreau de Séchelles. Les colons sacrifient davantage au commerce
qu'à l'agriculture, à tel point que les autorités de l'île de France doivent envoyer sur place un représentant,
Malavoir, chargé de mettre fin au saccage (entre 1784 et 1789, plus de treize mille tortues de terre
auraient été capturées et vendues). Commence alors effectivement un début d'agriculture axé sur la
production de riz, de maïs et de coton. Mais la communauté coloniale reste à cette date très faible. En
1789, selon les archives seychelloises, la population permanente s'élève à soixante-neuf colons français
d'origine, trois soldats de garnison, trente-deux métis et quatre cent quatre-vingt-sept esclaves.
La Révolution s'y répercute néanmoins. En juin 1790, les colons créent une « Assemblée coloniale
permanente » et rompent les liens avec l'île de France (anticipant d'un siècle sur ce qui se passera en 1903
dans d'autres circonstances). L'arrivée de métropole d'un commandant républicain qui ordonne l'abolition
de l'esclavage les fait rapidement changer d'avis. Sous la direction d'un nouvel administrateur, le chevalier
de Quincy, qui révoque l'édit abolitionniste, les colons seychellois se replacent dans la sphère
mauricienne.
Mais, à cette date, l'archipel est devenu l'enjeu de la guerre navale que se livrent, surtout par corsaires
interposés, la France et l'Angleterre. En 1794, une escadre anglaise bloque le port de Victoria (Mahé) et le
chevalier de Quincy négocie au mieux les conditions de reddition. Le conflit reprend après la paix
d'Amiens (1802), qui a rétabli pour un temps le statu quo colonial. En 1804, un second blocus maritime
anglais entraîne une nouvelle capitulation de la garnison française. La négociation habile du chevalier de
Quincy donnera quelques années de prospérité inattendue. En 1810, la prise de l'île de France par la
Grande-Bretagne et l'interdiction définitive de l'esclavage mettent pratiquement fin à la colonisation
française aux Seychelles. Plus de la moitié des colons quittent l'archipel occupé par les Anglais. Le traité
de Paris de 1814 consacre juridiquement le transfert de souveraineté : l'île de France, appelée désormais
Mauritius, et les Seychelles deviennent possessions britanniques. Quant au chevalier de Quincy, dernier
défenseur obstiné de la souveraineté française mais « galant adversaire », Londres lui offre aux
Seychelles mêmes un poste de juge de paix qu'il occupera jusqu'à sa mort.
La colonisation britannique
190
Durant cette période, qui va de 1814 à 1976, on ne note ni événement majeur ni heurt particulier. Le statut
colonial évolue par étapes successives et selon un pragmatisme tout britannique, même après la Seconde
Guerre mondiale. C'est seulement dans les années 1960 que se manifeste une timide aspiration à
l'autodétermination.
Pendant tout le XIXe siècle, les Seychelles sont traitées en « dépendance » de l'île Maurice et administrées
d'abord par un simple agent, puis (1839-1872) par un commissaire civil. À partir de 1872, quelques
réformes « personnalisent » l'archipel : création cette année-là d'un board (bureau) dirigé par un chefcommissaire donnant un début d'autonomie financière ; création surtout, en 1889, d'un poste
d'administrateur des Seychelles – qui prend le titre de gouverneur en 1897 – et de deux organes
consultatifs – Conseil législatif et Conseil exécutif – qui sont l'embryon d'un système politique
représentatif dont la réalisation viendra beaucoup plus tard.
L'octroi du statut de colonie de la Couronne en août 1903 ouvre une période nouvelle sur le plan
administratif puisque les Seychelles sont désormais séparées de Maurice (sauf, en matière judiciaire, au
niveau de la cour d'appel civil). Le gouverneur britannique (il y en aura dix-huit de 1903 à 1976), assisté
des deux conseils consultatifs dont tous les membres sont nommés, détient l'effectivité du pouvoir sous le
contrôle de Londres.
C'est au cours de cette période, où les Seychelles vivent pratiquement à l'écart du monde extérieur faute
de moyens de communication, que s'achève la construction du territoire. En 1814, en effet, seules les îles
du groupe de Mahé étaient érigées en dépendance de Maurice, toutes les autres restant parties intégrantes
de cette colonie. À partir de 1903, l'ensemble est donc regroupé dans le nouveau cadre de la colonie des
Seychelles. Le rattachement en 1908 et en 1922 respectivement de l'île de Coetivy (aujourd'hui base
principale de la petite armée seychelloise créée de toutes pièces en 1977 avec la coopération technique de
la Tanzanie) et des lointaines Farquhar complète alors l'unité territoriale de l'archipel.
Cette unité est remise en cause par la création en 1965 du B.I.O.T. (territoire britannique de l'océan
Indien) constitué de trois îles « détachées » des Seychelles (Aldabra, Desroches, Farquhar) et de l'atoll de
Diego-Garcia dans l'archipel des Chagos qui relève, lui, de Maurice. Cette création administrative
motivée par des fins géopolitiques et stratégiques (Londres louant à bail aux États-Unis l'atoll de DiegoGarcia pour l'installation d'une base militaire) sera l'objet d'un contentieux au moment de l'indépendance.
Au total, l'État seychellois aura mis du temps à trouver son assise territoriale définitive...
Vers l'indépendance
L'introduction en 1948 d'un système électoral très censitaire ouvre une première brèche dans le statu quo
politique de la colonie puisque quatre membres du Conseil législatif sur douze sont dorénavant élus. Par
paliers successifs et au rythme de quatre modifications constitutionnelles ponctuées d'élections entre 1960
et 1975, les Seychelles vont acquérir l'autonomie interne (1970) puis l'indépendance en 1976.
Le véritable éveil d'une vie politique seychelloise se situe dans la décennie 1960-1970. L'extension
progressive du droit de suffrage par la Constitution coloniale de 1960 puis l'adoption du suffrage
universel (élections de 1967) modifient complètement le jeu politique, le corps électoral passant de deux
mille cinq cents à dix-huit mille inscrits. La S.T.P.A. (Association des contribuables) regroupant les
grands propriétaires, qui monopolisait depuis 1948 la représentation au Conseil législatif, disparaît bientôt
au profit des deux partis qui sont désormais les acteurs politiques principaux : le Seychelles Democratic
Party (S.D.P.), fondé en 1963 par l'avocat James R. Mancham, et le Seychelles People's United Party
(S.P.U.P.), créé au début de 1964 par France-Albert René. Au conservatisme éclairé mais prudent du
S.D.P. qui tend à s'aligner fidèlement sur la mère patrie et le Commonwealth, le S.P.U.P., appuyé par les
milieux syndicaux et soutenu par les comités de décolonisation de l'O.N.U. et de l'O.U.A., oppose un
projet de société de type socialiste bien qu'il ne soit pas un zélote du marxisme. Mais les deux partis sont
d'accord pour demander à Londres un système de gouvernement responsable dans le cadre de l'autonomie
191
interne. La Constitution coloniale de 1970 répond à ce vœu, et les élections de novembre 1970 au Conseil
législatif (élargi) devenu Assemblée législative, disputées entre quatre formations, donnent la majorité au
S.D.P. qui enlève dix sièges contre cinq au S.P.U.P. De ce fait, J. R. Mancham devient le ministre
principal (Premier ministre) du premier gouvernement responsable des Seychelles qui font ainsi
l'apprentissage du parlementarisme à l'anglaise.
Très vite surgit le problème de l'indépendance dont le S.P.U.P. fait son objectif principal au nom de la
lutte contre le colonialisme. Longtemps hostile à cette proposition à cause de la faiblesse du territoire,
J. R. Mancham et le S.D.P. finissent par s'y rallier et remportent les élections anticipées d'avril 1974 qui
se jouent sur ce thème. Grâce à la rigueur du mode de scrutin majoritaire à un tour, le S.D.P. enlève treize
sièges à l'Assemblée contre deux au S.P.U.P., mais les écarts en voix sont beaucoup plus réduits, 52,4 p.
100 des suffrages au S.D.P. et 47,6 p. 100 à son adversaire. Le bipartisme semble bien implanté.
Il faut deux conférences constitutionnelles à Londres pour mettre au point le canevas définitif de l'accès à
l'indépendance. La première (mars 1975) débouche sur une Constitution provisoire qui élargit la
composition de l'Assemblée (vingt-cinq sièges répartis à la proportionnelle) et celle du gouvernement. La
seconde, en janvier 1976, lève deux hypothèques sérieuses : celle du montant de l'aide britannique au
nouvel État, auquel Londres accorde un crédit de 10 millions de livres pour la période 1976-1980, et
surtout celle du respect de l'intégrité territoriale, dont le S.P.U.P. fait un préalable non négociable. La
restitution par le Royaume-Uni des trois îles seychelloises incluses en 1965 dans le B.I.O.T. met fin au
contentieux.
La proclamation de l'indépendance le 28 juin 1976 à minuit, dans un climat d'unité totale, et le principe
acquis d'une coalition équilibrée entre les deux partis jusqu'aux élections législatives de 1979 permettaient
d'augurer une « indépendance tranquille ». Mais l'évolution se fera selon un scénario différent, et à tous
égards inattendu, au moment de l'accès des Seychelles à la souveraineté internationale.
III - La république socialiste des Seychelles (1977-1993)
La Constitution du 29 juin 1976 instaure une république de type semi-présidentiel fidèle aux valeurs des
démocraties libérales. Inclinée diplomatiquement vers l'Occident, dépourvue d'armée, elle se veut
cependant ouverte au monde par-delà les concurrences idéologiques et entend donner l'image – en tirant
argument de sa faiblesse même – d'un authentique non-alignement. Utopie peut-être ? L'expérience tourne
court en moins d'un an. Le contrat politique unissant les deux partis dans le partage des responsabilités
gouvernementales, avec établissement au sommet d'une sorte de dyarchie (J. R. Mancham est président de
la République et F.-A. René Premier ministre), est rompu brutalement par le coup d'État pacifique du
5 juin 1977. En l'absence du président Mancham retenu à Londres par la conférence du Commonwealth,
F.-A. René est propulsé par ses partisans à la tête de l'État. Mancham ne sera plus autorisé à revenir au
pays, l'an I de la première république est déjà terminé. Ce n'est pas une simple révolution de palais, mais
bien un changement complet de régime, la « véritable indépendance ». Dans son discours-programme du
29 juin 1977, le président René résume ainsi l'orientation de la nouvelle société à construire : « Depuis le
5 juin 1977, le peuple seychellois est un peuple révolutionnaire qui ne s'endormira plus comme avant. »
L'organisation politique
Après deux années de transition à base de décrets présidentiels, les Seychelles se donnent, le 26 mars
1979, une nouvelle Constitution dont le projet a été longuement discuté au cours de débats populaires.
Elle crée un régime à la fois présidentialiste et socialiste. Les instruments du pouvoir sont au nombre de
trois. Un président de la République qui cumule les fonctions de chef d'État et de chef du gouvernement
(maximum dix ministres) ; élu au suffrage universel direct pour cinq ans, rééligible deux fois, il dispose
de prérogatives nombreuses et importantes. Une Assemblée populaire, instance suprême en théorie, mais
dont les vingt-cinq députés sont obligatoirement proposés par le parti. La création en 1977 du Front
192
progressiste du peuple seychellois (S.P.P.F.) a introduit le système du parti unique dans un pays jusqu'ici
ouvert au pluralisme. L'adoption d'un nouvel hymne national et d'un nouveau drapeau traduit la volonté
de changement de société, ainsi que la promotion du créole au rang de langue officielle aux côtés de
l'anglais et du français. Au bilinguisme équilibré suscité en 1976 succède un trilinguisme qui se justifie
amplement par l'importance de la langue créole dans l'archipel et dans l'ensemble des îles de l'océan
Indien.
Ce schéma institutionnel d'inspiration marxiste doit être replacé dans le cadre réduit d'un pays où le jeu
politique est proche de la démocratie directe. C'est dire que la tonalité et l'avenir du régime reposent
essentiellement sur la personnalité du chef de l'État. Élu en 1979 avec 97,99 p. 100 des suffrages, puis
réélu en 1984 et en 1989 pour un troisième et normalement dernier quinquennat, F.-A. René est à la fois
chef de l'État, chef du gouvernement et secrétaire général du parti unique. Le jugement sur ce cumul de
mandats au niveau le plus élevé, qui est le propre des dictatures, doit être nuancé. Il faut tenir compte
notamment de l'exiguïté territoriale et humaine qui fait des Seychelles un véritable laboratoire de
sociologie et d'anthropologie politique. Dénoncé parfois comme le dictateur type par ses adversaires, qui
soulignent effectivement le renforcement du système policier et autres contrôles, F.-A. René apparaît
néanmoins soucieux du devenir économique et social de cette société seychelloise à laquelle il appartient.
Enjeux économiques et diplomatiques
L'économie et la politique étrangère sont les deux domaines où le changement se manifeste le plus
concrètement après 1977.
Trois préoccupations économiques majeures guident l'action du pouvoir : la réforme agraire destinée à
accroître le développement des cultures vivrières, la création d'une industrie légère et l'industrialisation de
la pêche hauturière (du thon, en priorité) favorisée par l'instauration au niveau international de la zone
économique exclusive des 200 miles.
Par ailleurs, le plan national de développement 1978-1982 privilégie en matière d'investissements trois
secteurs : la pêche maritime, l'éducation et le logement social, tandis que le tourisme, déjà bien pourvu il
est vrai, arrive bon dernier.
Cela étant, le tourisme international, dont le grand élan en 1971-1974 a contribué à l'amélioration
spectaculaire de l'infrastructure et à la création d'emplois dans l'hôtellerie, est le premier fournisseur de
devises et de « recettes invisibles ».
En politique étrangère, la position des Seychelles est plus nuancée que ne le suggère le discours officiel
de l'époque sur le non-alignement « actif ». Parfaitement conscient de la position stratégique de l'archipel
et des convoitises qu'elle suscite, le président René s'efforce de maintenir l'équilibre des rapports entre
l'Est et l'Ouest. Son progressisme concerne avant tout l'océan Indien qu'il voudrait, comme d'autres, ériger
effectivement en zone de paix.
L'entrée en vigueur en 1984, à la suite de l'Accord général signé à Victoria, capitale des Seychelles, de la
Commission de l'océan Indien (C.O.I.) créée en 1982 a progressivement favorisé l'insertion des
Seychelles dans l'économie des pays insulaires océano-indiens.
Les difficultés économiques des années 1980, dues tout autant à la conjoncture internationale qu'aux
effets néfastes de la politique de « planification centralisée », ne doivent pas faire oublier qu'en 1994 les
Seychelles font partie des trois pays du continent africain au sens large les mieux placés au classement de
l'I.D.H. (indicateur de développement humain) adopté par l'O.N.U. Cela, en soi, n'est pas un constat
d'échec pour la république socialiste des Seychelles.
193
IV - Retour au constitutionnalisme libéral
En 1987, la république des Seychelles célébrait officiellement, sans triomphalisme mais avec assurance,
Dix Années de libération (opuscule publié par le gouvernement).
Quatre ans plus tard, c'est presque le retour à la case départ : pas de révolution, mais une évolution du
régime sous les pressions externes et internes, dans la suite des événements qui ont vu l'effondrement de
l'idéologie marxiste.
Le multipartisme, rétabli en décembre 1991, s'accompagne du retour des exilés politiques, dont l'ancien
président J. R. Mancham qui crée aussitôt son propre parti d'opposition (le Democratic Party). Une
Commission constitutionnelle est élue à la proportionnelle pour préparer une nouvelle Constitution,
laquelle doit être approuvée par référendum mais à la majorité qualifiée de 60 p. 100 des suffrages. Le
premier projet, qui n'obtient pas ce seuil au référendum du 15 novembre 1992, est remis en chantier. C'est
l'occasion pour les présidents René et Mancham de se réconcilier. Le second projet remanié obtient 74 p.
100 de oui au référendum du 18 juin 1993, et la nouvelle Constitution entre en vigueur le 21 juin 1993.
En juillet 1992 se déroulent, au suffrage universel direct, les élections législatives et présidentielle
pluralistes du nouveau régime, remportées nettement par F.-A. René et ses partisans. Le S.P.P.F. (ex-parti
unique) obtient les deux tiers des sièges à l'Assemblée qui compte trente-trois sièges. Et le président
sortant F.-A. René est élu président de cette IIIe République pour un mandat de cinq ans renouvelable
deux fois. Il obtient 59,5 p. 100 des voix contre 36,7 p. 100 à J. R. Mancham. La « dyarchie
concurrentielle » de 1976-1977 est presque reconstituée, J. R. Mancham étant officiellement reconnu
comme leader de l'opposition, rétribué sur fonds publics. F.-A. René qui, aux termes de la Constitution de
1979, avait épuisé la possibilité de renouveler son mandat présidentiel, est le grand gagnant du
rétablissement du processus démocratique, alors qu'il l'avait lui-même interrompu en 1977. Il est réélu en
mars 1998 puis en septembre 2001. Son état de santé le contraint en avril 2004 à céder la place à son viceprésident, James Michel, qui se succède à lui-même à l'occasion du scrutin présidentiel de juillet 2006,
qu'il remporte avec près de 54 p. 100 des suffrages exprimés. Le scrutin législatif anticipé de mai 2007
conforte le pouvoir du nouveau président.
En termes économiques et sociaux, les Seychelles ont considérablement progressé depuis l'indépendance.
Pêche (thon) et tourisme (140 000 visiteurs étrangers en 2006, dont 81 p. 100 d'Européens) demeurent, en
dépit d'une conjoncture difficile, des activités essentielles au développement. Une troisième composante a
pris de l'importance : la réexportation de produits pétroliers importés d'Arabie Saoudite, premier
fournisseur du pays en 2005 devant l'Allemagne, l'Espagne, Singapour et la France. La même année,
celle-ci est le deuxième client de l'archipel, derrière le Royaume-Uni et devant l'Italie. Le fort
endettement du pays le contraint néanmoins à de délicates négociations avec ses créanciers
internationaux.
Au bout du compte, les Seychelles ont renoué avec leur tradition de tolérance, qui s'impose presque
naturellement dans cet archipel esseulé de l'océan Indien, type même de l'État-nation. La population est à
plus de 90 p. 100 créole et à 95 p. 100 chrétienne (près de 90 p. 100 de catholiques et 6 p. 100 de
protestants anglicans). L'homogénéité sociale est forte malgré les différences de catégories
professionnelles et même de classes, et il n'y a pas de problème réel de minorités.
Les changements politiques intervenus depuis 1992 vont dans le sens de la compréhension et de la
modération après une longue période de militantisme exacerbé et d'ostracisme politique. La république
des Seychelles a retrouvé, en définitive, les conditions de relative sérénité qui devraient lui permettre
– selon le souhait formulé à sa naissance en 1976 – de naviguer... « au plus près du bonheur ».
Charles CADOUX,
E.U.
Bibliographie
194
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Annuaire des pays de l'océan Indien, chroniques économiques, politiques et bibliographiques,
C.N.R.S., Presses universitaires d'Aix-Marseille, Aix-en-Provence, dep. 1974
B. BENEDICT, People of the Seychelles, H.M.S.O., Londres, 3e éd. 1976
C. CADOUX, « Seychelles, l'an I de la République », in Annuaire des pays de l'océan Indien,
vol. III, 1976 ; « Seychelles 1978-1979, stabilisation du régime et développement socialiste »,
ibid., vol. VI, 1979
B. KOECHLIN dir., Les Seychelles et l'océan Indien, L'Harmattan, Paris, 2004
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J. M. OSTHEIMER dir., The Politics of the Western Indian Ocean Islands, Praeger, New York,
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A. W. T. WEBB, Story of Seychelles, Seychelles, 1964.
BORNÉO
Article écrit par E.U.
Une des plus grandes îles du monde, Bornéo est située à l’est de la péninsule malaise, dans les grandes
îles de la Sonde. Elle est baignée par la mer de Chine méridionale au nord-ouest et, en tournant dans le
sens des aiguilles d’une montre, par la mer de Sulu, la mer de Célèbes, le détroit de Macassar et la mer de
Java. Kalimantan, qui couvre les trois quarts de l’île, appartient à l’Indonésie. Le Sarawak et le Sabah,
situés respectivement sur la côte nord-ouest et à la pointe nord de l’île, et que sépare les deux enclaves du
sultanat de Brunei, ont été rattachés à la Malaisie en 1963. Bornéo comptait au début du xxie siècle
environ 12 millions d’habitants.
Très montagneuse, l’île est essentiellement couverte de forêts tropicales denses. Longue de
1 336 kilomètres du nord-est au sud-ouest pour une largeur maximale de 960 kilomètres, Bornéo (et les
îlots qui l’entourent) s’étend sur quelque 740 000 kilomètres carrés. Une chaîne orientée sud-ouest - nordest, qui culmine à près de 4 100 mètres au Kinabalu, traverse l’île.
Une grande partie de Bornéo est drainée par des cours d’eau navigables qui constituent la principale et
souvent la seule voie commerciale. Au nord, cependant, peu de rivières sont navigables sur plus de
150 kilomètres, et l’intérieur des terres y est demeuré longtemps quasi inexploré. Le climat équatorial,
chaud et humide (3 800 millimètres de pluie en moyenne par an), présente deux saisons marquées : la
mousson, d’octobre à mars, et une saison plus sèche le reste du temps. Bornéo est dotée d’une faune très
riche (orang-outan
, gibbon, léopard tacheté de Bornéo [Neofelis diardi, également présent à Sumatra],
éléphant, rhinocéros et nombreux insectes...) et d’une flore qui ne l’est pas moins (rafflesia, nepenthes,
3 000 espèces d’arbres...).
L’île affiche une faible densité démographique par rapport au reste de l’Asie. Concentrée pour les trois
quarts à Kalimantan, la population, multiethnique, comprend notamment des Dayak (non musulmans),
des colons Malais (musulmans), des Chinois et quelques Européens.
195
Bornéo possède des gisements de pétrole au Brunei, dont ils ont fait la fortune, et dans plus d’une
douzaine de sites au large de la côte nord de l’île ainsi que sur la côte est (Balikpapan, Attaka). Celle-ci
est également le lieu d’une production de gaz naturel destinée à l’exportation vers le Japon après
liquéfaction dans l’usine de Bontang, la plus grande du monde. Dans le Sud-Ouest sont exploités de la
bauxite (région de Cape Datu) et du charbon. Les autres ressources minières (or, diamants, antimoine,
mercure, gypse, fer) sont modestes.
Hormis quelques zones volcaniques fertiles, le sol de Bornéo est généralement pauvre, et la culture
traditionnelle est pratiquée sur brûlis. Le riz, culture de base, est complété par le maïs, le manioc, le
concombre et le potiron. L’exploitation du bois s’est développée à très vive allure à la fin du xxe siècle,
entraînant une réduction rapide de la forêt pluviale, par ailleurs attaquée par l’extension des cultures
commerciales (palmiers à huile, hévéas). À terme, la biodiversité de l’île est menacée.
La première mention de Bornéo qui nous soit connue est dans la Géographie de Ptolémée (iie s. apr. J.C.). La découverte de perles de troc romaines et d’artefacts indo-javanais atteste l’existence d’une
civilisation florissante au iie ou iiie siècle avant J.-C. Trois pierres de fondation portant une inscription du
début
du
ve siècle
après
J.-C.,
découvertes
à
Kutai,
témoignent
de
la
présence
d’un
royaume
hindou
dans
l’est
de
Kalimantan.
Dans
l’ouest
de
l’île,
de s
re pré s e nta tions
de
Brahmā
et
du
Bouddha
style Gupta ont été mises au jour dans les vallées du Kapuas et d’autres rivières. Les souverains de
Kalimantan furent ensuite probablement soumis à l’empire de Mojopahit, dans l’est de Java (env. 12931520). Avec l’introduction de l’islam au début du xvie siècle, plusieurs royaumes musulmans sont fondés,
notamment Banjarmasin, Sambas, Sukadana et Landak. Les souverains de Sukadana font allégeance au
sultan de Mataram, à Java.
Les Européens découvrent Bornéo en explorant l’Asie du Sud-Est, au xive siècle. Le premier dont le
passage sur l’île soit attesté, le franciscain Odoric de Pordenone, fait ainsi escale à Talamasim en 1330, en
se rendant d’Inde en Chine. Portugais puis Espagnols établissent des relations commerciales au début du
xvie siècle. Au début du siècle suivant, les Hollandais brisent leur monopole en intervenant dans les
affaires des sultanats et s’imposent à la place du Mataram. La bande côtière qui longe la mer de Chine
méridionale et la mer de Sulu, depuis longtemps tournée vers les Philippines, est souvent pillée par les
pirates. Les intérêts britanniques, en particulier dans le Nord et l’Ouest, mettent à mal l’influence
hollandaise. Le sultanat de Brunei, autrefois maître de l’île entière, n’en contrôle plus au xixe siècle que le
Nord et le Nord-Ouest. Sarawak s’en détache pour devenir un royaume indépendant, puis une colonie
britannique. Nord-Bornéo (Sabah) passe aux mains d’une société de négoce britannique chargée de mettre
fin à la piraterie, mais le territoire ne sera complètement délimité qu’en 1912. Affaibli par ces pertes,
Brunei recherche la protection britannique, qu’il obtient en 1888.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais envahissent Bornéo (1941-1942), chassant les
dernières troupes britanniques et néerlandaises de l’île, qui ne sera libérée qu’en 1945. En juillet 1946,
Sarawak et Nord-Bornéo deviennent des colonies de la couronne britannique. L’émergence d’un
nationalisme fort dans la partie néerlandaise de l’île conduit à des combats entre soldats indonésiens et
néerlandais lorsque ces derniers tentent de reprendre le contrôle de la région. La souveraineté est
transférée aux Indonésiens en 1949 et, en 1950, une nouvelle Constitution rattache la partie néerlandaise
de Bornéo à l’Indonésie.
En 1963, la Grande-Bretagne abandonne sa souveraineté sur Sabah et Sarawak, qui rejoignent la
fédération de Malaisie. Les hostilités qui éclatent alors à la frontière avec les guérilleros indonésiens
cessent avec le traité de 1966. Le sultanat de Brunei, protectorat britannique, accède quant à lui à
l’indépendance le 1er janvier 1984.
E.U.
196
de
CUBA
Article écrit par Janette HABEL, Oruno D. LARA, Jean Marie THÉODAT,
Tous les auteurs
L'île de Cuba, la plus grande de l'archipel des Caraïbes (110 922 km2), occupe une position stratégique à
77 km de Haïti et à 140 km de la Jamaïque. Longue de 1 200 km – alors que sa largeur varie de 32 à
145 km –, Cuba est très proche du continent, des États-Unis et du Mexique. Parmi les nombreux facteurs
naturels qui ont contribué au développement de la monoculture sucrière, qui prit un essor extraordinaire
au XIXe siècle, la topographie de l'île a joué un rôle important. Elle possède des plaines, ce qui favorise la
mécanisation de l'agriculture. Un quart seulement de la surface de l'île est occupé par des régions
montagneuses assez dispersées qui abritent une paysannerie spécifique.
Les structures coloniales espagnoles qui s'enracinent et se déploient pendant près de cinq siècles ont
profondément marqué l'économie et la société cubaines. Après la phase de conquête et de pillage – qui
entraîne le génocide des aborigènes –, la colonisation s'implante autour de la monoculture sucrière dans la
partie sud (Santiago). Le glissement vers La Havane, qui s'opère vers 1540-1542, ouvre l'ère d'une
nouvelle prospérité fondée sur le commerce d'exportation des sucres, des cuirs, du café et du tabac. Le
port de La Havane, devenu une des clés de la mer des Caraïbes, attire les convoitises des corsaires
anglais, français et hollandais avant d'être pris par les Anglais en 1762. Cette occupation (1762-1763)
provoque un « boom économique » grâce à l'introduction d'une main-d'œuvre africaine et à l'injection de
capitaux dans l'économie. L'accélération de la production sucrière après 1790 va intensifier les difficultés
sociales et les contradictions inhérentes au système esclavagiste. La colonisation espagnole, qui parvient à
restreindre les visées annexionnistes des États-Unis et intègre les capitaux nord-américains dans
l'économie de l'île, se heurte à la résistance intérieure. La décolonisation passe d'abord par le processus de
destruction des rapports esclavagistes, qui débute avec la guerre de Dix Ans (1868-1878) et qui se
poursuit, après la création du Parti révolutionnaire cubain (P.R.C.) fondé par José Martí, avec la guerre
hispano-cubaine (1895-1898). L'armée espagnole est vaincue, l'État colonial brisé, c'est l'intervention
nord-américaine qui tranche en faveur d'une troisième voie : le néo-colonialisme. De 1902 à 1959, Cuba,
devenue une république, est placée dans l'orbite des États-Unis qui, grâce à l'amendement Platt, imposent
leur domination et placent des dirigeants politiques à leur service. Le groupe armé conduit par Fidel
Castro et Ernesto Guevara prend le pouvoir après une lutte de guérilla et renverse la dictature du général
Batista ; il procède à de profondes transformations politiques, économiques et sociales. La production
cubaine, toujours fondée sur l'industrie sucrière, s'intégra au C.A.E.M. recevant l'aide de l'U.R.S.S. La
dépendance de Cuba sur le plan énergétique et sur le plan financier (dette publique) pose de graves
problèmes économiques et politiques. Au tournant des années 1990, l'effondrement de l'Union soviétique
ouvre une période critique pour la révolution cubaine qui, privée de ses ressources et de ses débouchés
principaux, se voit contrainte à l'ouverture économique. Se pose alors la question de la survie même du
régime, relancée en 2006 par les problèmes de santé du Líder Máximo et son retrait définitif de la vie
politique deux ans plus tard.
Oruno D. LARA
I - Géographie
Géographie physique
Structure et relief
197
Ouvert largement sur des rivages peu profonds, Cuba entre d'autre part en contact, au pied de la sierra
Maestra, avec une fosse de plus de 6 000 m (fosse de Bartlett) qui la sépare de la Jamaïque et se trouve
dans le prolongement de la grande fosse des Caïmans.
Les systèmes montagneux et les affleurements géologiques se présentent en bandes plus ou moins
parallèles à l'axe de l'île. L'analyse tectonique et la stratigraphie de Cuba semblent d'ailleurs indiquer que
les unités paléogéographiques ont été continuellement disposées selon cette direction, au moins depuis le
début du Jurassique, époque dont dateraient les roches métamorphiques, maintenant serpentinisées, qui
constituent le « complexe de base » de l'île.
Au Jurassique s'étendait une fosse géosynclinale orientée grossièrement est-ouest et recevant une
sédimentation abondante, d'abord essentiellement détritique et saline, en provenance d'une terre ferme
située au sud de l'île actuelle, et constituée en majeure partie de roches métamorphiques et intrusives.
Puis, après l'émersion d'une ride géanticlinale séparant la fosse en deux bassins, la sédimentation se
diversifie : au nord de la ride, dépôts carbonatés (dolomies et calcaires) et, plus au nord encore (plateforme des Bahamas), roches salines ; au sud du géanticlinal (zone de Zaza et du Cauto), sédiments
volcano-détritiques.
Cette évolution se poursuit au Crétacé. Des faciès récifaux se développent autour d'îlots, tandis que
l'activité volcanique au sud prend de plus en plus d'importance, notamment le long de grandes fractures
qui affectent alors cette région de l'écorce terrestre. À la fin du Crétacé interviennent des mouvements très
importants (charriages vers le nord, plissements) suivis d'une phase d'érosion intense affectant les zones
émergées, en particulier les régions d'Escambray, de Pinar del Río, de l'île de la Jeunesse (ancienne île des
Pins) ainsi que celles de Zaza où coexistent les zones de subsidence et les zones de relief.
Ces terres sont partiellement recouvertes au Paléocène, tandis que les faciès carbonatés cèdent la place à
des faciès argileux, sauf au nord, sur la plate-forme des Bahamas, où des dolomies continuent à se former.
Des mouvements très intenses accroissent considérablement la surface des terres émergées à l'Éocène
moyen « phase cubaine » tandis que des intrusions basiques et des minéralisations se produisent. En
revanche, les activités volcaniques cessent.
À la suite de nouveaux mouvements (Éocène supérieur), la paléogéographie, à l'Oligocène, devient très
différente. La majeure partie de l'île est alors exondée et l'érosion domine ; la sédimentation marneuse et
argileuse se localise dans les dépressions tandis que les reliefs les plus importants se trouvent à
l'emplacement de l'île de la Jeunesse et dans l'Escambray.
Au Miocène a lieu la dernière grande transgression marine au cours de laquelle cependant s'affirment des
reliefs importants dans la région de Pinar del Río, le centre de Cuba, la province de Camagüey, la zone
d'Holguín, la sierra Maestra, Mayarí et Baracoa ; en revanche, les dépressions poursuivent leur
subsidence avec, sur de grandes épaisseurs, le dépôt de calcaires, de marnes, de conglomérats,
d'anhydrites. À cette époque, Cuba est constituée par plusieurs grandes îles séparées par des bras de mer.
Cette configuration est modifiée au Pliocène par le soulèvement de toute la zone cubaine qui est alors
vraisemblablement reliée à l'Amérique centrale et soumise à une pénéplanation importante. Celle-ci,
entretenue par des mouvements de « block faulting » qui rajeunissent les reliefs, s'effectue en plusieurs
phases dont on retrouve encore aujourd'hui les traces, mais qui sont difficilement datables.
Au Quaternaire, Cuba prend ses contours actuels et continue à connaître des phases de soulèvements qui
intensifient les processus d'érosion.
Dans la partie orientale, d'importantes dislocations mettent en place les grands blocs faillés de la sierra
Maestra, dont le point culminant se trouve aujourd'hui à plus de 2 000 m.
La destruction du relief est générale : des deux phases de pénéplanation du Pliocène, il ne reste que
quelques vestiges dans le relief actuel : d'une part les yunques (enclumes) situés au-dessus de 500 m, qui
correspondent à la pénéplaine la plus ancienne, et pratiquement limités au yunque de Baracoa et, d'autre
part, les cuchillas, vers 300-400 m, que l'on retrouve sur les sommets de certaines montagnes de Baracoa,
des hauteurs de Matanzas ainsi que sur la plupart des massifs et cordillères de la région de Pinar del Río.
198
Les processus de formation des latérites nickélifères de la région d'Oriente, amorcés avec les nivellements
pliocènes, se poursuivent au Quaternaire.
Pendant toute cette période, Cuba s'est trouvée sous l'influence d'un climat chaud. Les roches en place
sont soumises à une intense érosion. La dissolution des calcaires par les eaux chaudes est un facteur
prépondérant de désagrégation.
Dans les régions en relief où dominent les calcaires, la destruction a lieu sous l'action conjuguée de
l'érosion superficielle et du creusement des rivières souterraines. Il en résulte une morphologie karstique
en forme de cône (mogotes) caractéristique d'un milieu tropical.
Les types karstiques les plus remarquables se rencontrent dans la sierra de Los Organos, constituée,
aujourd'hui, d'une part d'une série de chaînes plus ou moins parallèles, et de l'autre de mogotes isolés,
séparés par des poljés fertiles. La structure de cet ensemble actuellement si déchiqueté correspond à un
ancien anticlinal constitué essentiellement de calcaires jurassiques supérieurs.
La plupart des plaines cubaines, bien que n'ayant pas toutes une origine commune, ont été soumises à une
karstification intense.
Il en est ainsi pour la plaine karstique occidentale s'étendant d'Artemisa à Cienfuegos, et pour la plaine
orientale allant de Trinidad au centre de la province d'Oriente (cette dernière étant interrompue par des
affleurements volcaniques, granitiques et ultrabasiques).
Sur ces deux plaines anciennes, les processus de formation de sols argileux latéritiques sont avancés.
Pour les plaines récentes formées de calcaires quaternaires (Guanahacabibes, Zapata et sud de l'île de la
Jeunesse), la dissolution de la roche en place a donné naissance à des lapiés (dientes de perros, « dents de
chiens ») et des microdolines fertiles (casimbas).
Les dépôts détritiques provenant des montagnes de Pinar del Río ont colmaté la plaine située au pied de la
grande ligne de faille dans la moitié sud de cette province.
La plaine du Cauto Alto Cedro, qui repose sur une stratigraphie calcaire, est de formation alluviale.
Des mouvements tectoniques, tantôt ascendants tantôt descendants, ne cessent d'affecter encore
actuellement les contours de l'île. Il existe en différents points des côtes cubaines des terrasses émergées
dont les plus remarquables sont celles de Maisí, s'échelonnant sur dix niveaux différents jusqu'à une
altitude de 400 m. Il existe également deux terrasses sous-marines situées à moins 9 m et à moins 18 m.
Les mouvements descendants ont affecté une partie de la côte sud, provoquant ainsi la formation de
marécages.
En raison de sa forme allongée et étroite, et de la disposition de son relief, Cuba ne possède pas de longs
cours d'eau, le plus important étant le fleuve Cauto (250 kilomètres de longueur).
Climat, végétation, sols
Le climat de Cuba réunit les caractéristiques des climats de la zone tropicale humide.
En janvier, mois frais et sec, presque tout le territoire, y compris un ample secteur montagnard, connaît
une moyenne supérieure à 20 0C (pour Köppen, l'isotherme 18 0C pour le mois le moins chaud établit la
limite de la zone tropicale humide). En juillet, mois chaud et humide, les températures moyennes sont
partout supérieures à 21 0C, l'isotherme 27 0C étant le plus représentatif. Les amplitudes diurnes, par
contre, sont supérieures aux écarts saisonniers des températures.
Bien qu'inégales dans leur répartition, les précipitations annuelles dépassent généralement 1 000 mm dans
les plaines, et leur volume croît avec l'altitude. De la distribution des pluies au long de l'année, la
199
caractéristique essentielle est la grande quantité de précipitations mensuelles pendant la saison humide (de
mai à octobre) et l'existence de plusieurs mois de saison sèche correspondant aux mois les plus frais
(d'octobre à mai).
L'évaporation et l'écoulement ne sont pas très importants, étant donné d'une part la grande humidité de
l'atmosphère (assez constante d'un bout de l'année à l'autre) et, d'autre part, la topographie plane du
territoire où coulent des fleuves courts et peu abondants. L'eau non évaporée et non drainée vers la mer
alimente des nappes souterraines situées à faible profondeur.
Ainsi, malgré des précipitations moyennes pour un climat tropical humide et l'existence d'une saison
sèche, les sols conservent une humidité suffisante qui permet la croissance d'une végétation souvent
exubérante et variée.
Dans leurs travaux sur les ressources climatiques de Cuba, Davitaya et Trusov, considérant qu'une région
sur laquelle le rapport entre l'évapotranspiration et les précipitations est égal ou inférieur à 1 correspond à
la zone forestière, concluent que 50 p. 100 du territoire cubain appartient à cette catégorie. Dans une
moindre mesure, certaines régions correspondent à la forêt-savane, et des micro-régions (côte méridionale
de la province d'Oriente) à la savane sèche.
Cependant, les paysages de Cuba appartiennent au type savane parsemée d'arbres ou de formations
broussailleuses.
Le développement de l'agriculture et l'usage inconsidéré des richesses forestières ont entraîné dans les
plaines la disparition des anciennes forêts tropicales et leur dégradation dans les montagnes. Dès le milieu
des années soixante, un effort important de reboisement fut entrepris. Estimée alors à 8 p. 100 du
territoire, la forêt en occupait près de 20 p. 100 à la fin des années quatre-vingt.
Les formations végétales cubaines sont très variées, malgré l'apparente monotonie qu'elles confèrent au
paysage. Elles ont été classées en fonction de leur nature et de leur localisation en trois grands groupes :
les forêts aux espèces variées (plus de 2 000), les formations végétales des – mogotes qui s'agrippent à
leurs parois verticales, et les pinèdes qui ont donné leur nom à l'île des Pins et à la province de Pinar del
Río ;
–les plantes de savanes classées d'après le sol sur lequel elles poussent (sols argileux, sols sableux, sols
formés sur serpentine...) ;
les formations littorales : essentiellement des mangliers. –
Les processus de formation des sols sont actifs toute l'année grâce à des températures élevées et à une
humidité entretenue par les nappes phréatiques. Malgré des roches mères peu différentes, des sols variés
se sont développés en fonction des conditions bioclimatiques locales.
Les argiles latéritiques, classées en fonction de leur couleur et de leur texture, sont des sols profonds et
généralement fertiles. Les sols dits de "savane" sont moins fertiles et souvent plus érodés. Les sols de
montagne, lorsqu'ils sont suffisamment profonds, sont fertiles et conviennent aux plantations. Enfin, la
plupart des plaines de formation récente sont actuellement impropres à l'agriculture.
Victoire ZALACAIN
Géographie humaine et économique
Avec une superficie de 110 860 kilomètres carrés, Cuba est de loin la plus grande île des Grandes Antilles
et, avec une population, en 2004, de 11,3 millions d'habitants, le pays le plus peuplé. Cuba est soumise à
un blocus commercial nord-américain depuis 1960 et survit au milieu de difficultés quotidiennes dues au
200
rationnement des produits de première nécessité. Après avoir bénéficié de l'aide des pays communistes du
bloc soviétique, Cuba doit désormais affronter les règles de l'économie de marché et les principes de la
mondialisation
Le poids du sucre
La production du sucre occupe, depuis le XVIe siècle, une place centrale dans le paysage insulaire. Avec
1,3 million d'hectares cultivés, soit 30 p. 100 de la surface agricole utile du pays, la canne à sucre est la
culture reine. Introduit par les conquérants espagnols, le sucre est devenu, à partir du XIXe siècle, la
principale exportation cubaine. Ce sont des planteurs français, rescapés des massacres perpétrés, en 1804,
par Jean-Jacques Dessalines, le chef de l'Armée indigène en Haïti, qui ont introduit l'agriculture de
plantation à grande échelle dans l'Oriente cubain. Celle-ci, fondée sur le recours à la main-d'œuvre servile
des Africains réduits en esclavage, a connu un développement sans précédent dans les plaines, sous
l'impulsion des Américains, dont les capitaux ont afflué à la fin du XIXe siècle et ont permis le
développement de villes comme Santiago de Cuba, Camagüey, Holguín. Parmi les compagnies agricoles,
certaines, comme la Cuban Atlantic Sugar Company (250 000 ha), étaient la propriété de citoyens nordaméricains établis dans l'île. À la fin des années 1950, les États-Unis recevaient plus des trois quarts des
exportations cubaines de sucre.
Avec la révolution de 1959 et le virage communiste pris à partir de 1960 (nationalisation des plantations
appartenant à des étrangers), le sucre devient le fer de lance de la résistance au capitalisme. Dans le cadre
de la coopération avec les pays communistes, avant 1991, Cuba se spécialise dans la monoculture du
sucre afin de satisfaire le marché captif des pays de l'Est – dans le cadre du Conseil d'assistance
économique mutuelle (C.A.E.M.), les échanges étaient fondés sur un système de troc entre pays frères. En
1995 encore, le sucre représentait 70 p. 100 des exportations nationales. Il a fait l'objet d'une
survalorisation par rapport au marché international, ce qui a permis la monoculture et la mise en place
d'une agriculture intensive, planifiée, sur le modèle des pays communistes européens.
Pendant la période de 1960 à 1991, l'agriculture cubaine a connu des transformations profondes, à la fois
sur le plan des structures et des systèmes de production. Certaines grandes propriétés ont été redistribuées
à des paysans sans terres. Dans le même temps, l'État a constitué des exploitations collectives sur le
modèle soviétique. La mécanisation poussée et le recours systématique à l'irrigation et à l'engrais
chimique ont permis d'améliorer les résultats et les rendements. La production annuelle atteint, certaines
années (1970 notamment), le chiffre record de huit millions de tonnes. Au moment de la zafra (récolte des
cannes), les agriculteurs recevaient l'appoint de main-d'œuvre des jeunesses communistes qui montraient
ainsi leur attachement à la révolution. Depuis les réformes économiques de 1993, le sucre ne constitue
plus un produit stratégique. En 2002 a été décidée la fermeture de 71 des 156 unités de production. Le
sucre ne représente plus que 27 p. 100 des exportations cubaines en 2005, et la surface cannière a reculé
de 40 p. 100 entre 1993 et 2003.
La période spéciale
La chute de l'U.R.S.S. en 1991 a placé l'économie cubaine en porte-à-faux. De 1990 à 1993, le P.I.B.
diminue de 30 p. 100, Cuba ne bénéficiant plus de traitement de faveur de la part de Moscou. Cette
évolution met le pays en difficulté : par son niveau d'éducation, son taux de croissance, les conditions
sanitaires et le mode de vie, la population cubaine présente les caractères d'un pays développé, mais la
pénurie alimentaire et le manque de carburant paralysent l'économie tout entière. Le pays doit se procurer
sur le marché international des produits rares à un prix d'autant plus élevé que le blocus imposé par les
États-Unis a été renforcé en 1996 par la loi Helms-Burton, qui frappe de sanctions économiques toute
entreprise acceptant de faire des transactions avec Cuba.
L'agriculture se diversifie : les agrumes, le tabac, le café pour l'exportation, et surtout le riz, afin de pallier
le poids des importations et de diminuer la dépendance alimentaire de l'île. Les importations
201
préférentielles avec les pays du C.A.E.M. avaient entraîné la désaffection de l'agriculture vivrière. Cuba
doit aujourd'hui réapprendre à produire pour satisfaire les besoins d'une population devenue urbaine à
plus de 75 p. 100. C'est pour faire face à ce défi que les grandes fermes d'État (coopératives de production
agricole) ont été progressivement démantelées à partir de 1993. Elles totalisaient 80 p. 100 des terres en
1980, soit plus d'1 million d'hectares, pour une taille moyenne de 20 000 hectares. Désormais, en plus de
fournir le marché officiel – selon les principes du plan quinquennal –, les paysans peuvent vendre sur le
marché libre une partie de leurs récoltes et garder les bénéfices pour investir dans leurs exploitations
individuelles dont l'orientation capitaliste se précise de jour en jour.
Mais les effets du blocus sont tangibles : le pays manque de pièces détachées, de médicaments, de
matières premières. Néanmoins, les marchandises américaines atteignent Cuba en passant par des relais
comme le Mexique ou la Jamaïque, mais ces détours engendrent un surcoût qui limite à quelques
privilégiés l'accès à ce marché parallèle. Pour faire face aux nouveaux défis, la relance de l'exploitation du
nickel, dont le pays est le cinquième producteur mondial (77 000 tonnes en 2006) est un élément clé. Les
cours mondiaux sont au plus haut, mais les installations sont vétustes, et il faudrait ouvrir le capital du
secteur minier aux investissements étrangers pour augmenter significativement la production.
Les nouvelles perspectives
Le tourisme est un phénomène ancien à Cuba, mais il a longtemps été délaissé par la révolution. Déjà
dans les années 1920-1930, l'aristocratie nord-américaine prenait ses quartiers d'hiver à La Havane,
réputée pour sa culture latine, la douceur de son climat, la musique, les cigares et le rhum. À partir de
1995, les recettes du tourisme dépassent celles des exportations de sucre. Le nombre de touristes entrés
dans le pays s'élevait à 350 000 en 1990, ils étaient 1,2 million en 1997, et plus de 2 millions en 2005.
D'abord limité à un petit nombre de sympathisants communistes, le tourisme cubain est en train de
devenir un phénomène de masse, sur le modèle dominicain. Des entreprises mixtes à capitaux publics et
privés (souvent espagnols tels Sol Melia, Iberostar, mais également français, comme Accor, ClubMed)
ont été créées pour prendre en charge les infrastructures et les équipements nécessaires à ce nouveau
démarrage du tourisme. Varadero, l'île de la Juventud (ou île des Pins), la Vieille Havane sont les
éléments du nouveau tourisme cubain
L'ouverture sur la Caraïbe présente des perspectives très prometteuses du fait de l'existence d'une clientèle
déjà sensible aux charmes de la région. Car l'embargo pourrait s'assouplir. En effet, depuis le début des
années 2000, l'arrivée au pouvoir en Amérique latine de dirigeants de gauche prenant ouvertement le
Lider Máximo pour modèle a mis fin à l'isolement politique et idéologique dans lequel se trouvait Cuba
depuis des décennies. Le plus important des soutiens est celui qu'apporte le Venezuela de Hugo Chávez,
cinquième exportateur mondial de pétrole, qui propose à La Havane cet hydrocarbure à un prix
préférentiel.
Cet isolement est également rompu par la diaspora cubaine. Il y a environ 1,5 million de Cubains installés
aux États-Unis, 350 000 au Venezuela, 70 000 au Mexique et 50 000 en Espagne. Cette diaspora effectue
d'importants transferts d'argent à destination des familles restées au pays (environ 1 milliard de dollars en
2005). Ainsi apparaît un nouveau clivage social entre les Cubains qui ont un parent à l'étranger, et ceux
qui ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Pour ces derniers, il reste alors à adhérer au Parti
communiste pour avoir droit à certains avantages, voire à des prébendes. Les clivages sociaux, s'ils sont
moins criants que partout ailleurs en Amérique latine, reposent sur des paramètres nouveaux :
l'engagement dans la vie politique et associative, l'existence de parents à l'étranger, le niveau des études,
etc.
Le paradoxe cubain réside dans le décalage entre la satisfaction des besoins élémentaires (alimentaires et
sanitaires) et les pénuries observées pour des services et des biens tout à fait banaux. Le taux
d'analphabétisme est le plus bas de toute l'Amérique latine (3,1 p. 100 en 2003), le taux de natalité (11 p.
1000 en 2005) témoigne d'une transition démographique avancée et d'un contrôle de la croissance de la
202
population qui permet de mieux répondre aux attentes des Cubains. L'espérance de vie (77,4 ans en 2005,
contre 52 ans en Haïti) est un indice de la qualité de l'encadrement sanitaire : le paludisme, maladie
endémique qui fait des ravages sous les tropiques a été éradiqué dans toute l'île, au prix d'une politique
systématique de réduction de la population d'anophèles (moustiques). Avec un P.I.B. par habitant de
3 900 dollars (estimations de 2006), Cuba fait figure de pays riche parmi les pauvres, mais de pays pauvre
parmi les riches. Les principaux fléaux propres aux pays en développement semblent sous contrôle :
exode rural, croissance anarchique des villes, chômage massif (limité à 3 p. 100 de la population active)
et malnutrition. Mais le contrôle étroit exercé par le régime sur le système engendre des frustrations qui
font paraître obsolètes les acquis anciens. Les plus hardis se lancent sur des embarcations de fortune à
travers le détroit de Floride où ils vont grossir une diaspora cubaine évaluée à plus de 800 000 personnes
sur les 2,1 millions que compte le comté de Miami-Dade.
Par la qualité de son enseignement, par exemple, Cuba est un vivier de techniciens, d'agronomes, de
médecins (plus de 22 000 répartis à travers le monde, en 2006), que le régime castriste utilise, depuis les
années 1990, comme les nouveaux ambassadeurs de la révolution. Des accords de coopération ont été
signés avec le Venezuela et Haïti pour l'envoi de coopérants dans ces pays. Dans les campagnes
haïtiennes, ils sont souvent plus présents que les médecins locaux ; et, par ailleurs, dans les universités
cubaines viennent se former des étudiants venus de toute l'Amérique latine. En outre, Cuba dépend
désormais du Venezuela pour le tiers de sa consommation de pétrole, sur la base d'un accord politique qui
risque, si Hugo Chávez venait à perdre le pouvoir, de placer le pays dans une situation dramatique.
Jean Marie THÉODAT
La partie II, purement historique a été supprimée par le monteur
III - Cuba contemporain
Tensions croissantes avec l'U.R.S.S.
Au début de la décennie 1980, la société cubaine donnait des signes d'essoufflement. En 1985, Mikhail
Gorbatchev est nommé secrétaire du Parti communiste de l'Union soviétique (P.C.U.S.). Les relations
entre l'U.R.S.S. et Cuba vont rapidement se dégrader.
Dix ans après la mise en place, en 1975, d'un nouveau système de direction et de planification de
l'économie destiné à remédier aux graves difficultés de l'économie cubaine, Fidel Castro fait un bilan
négatif de son application. En 1986, le troisième congrès du Parti communiste cubain (P.C.C.) se tient en
deux sessions et marque un tournant à l'opposé de la glasnost et de la perestroïka. La seconde session du
Congrès (reportée en décembre 1986) est l'occasion d'engager un « processus de rectification des erreurs
et des tendances négatives dans toutes les sphères de la société ». Ce processus, qualifié de « stratégique »
par Castro, est surnommé avec humour par les Cubains « le processus de ratification des horreurs ». Pour
le Líder máximo, il s'agit « d'éviter des problèmes politiques sérieux car nous étions en train d'affaiblir la
révolution » (1987). La signification de ce processus évolue au fil des mois, et son premier effet a été la
reprise en main de l'appareil d'État, dont certains dirigeants étaient attirés par le discours de Gorbatchev.
L'année 1986 fut une année charnière. À la dette renégociée annuellement avec le Club de Paris s'ajoutait
la dette à l'égard de l'U.R.S.S. et du C.A.E.M. (Conseil d'assistance économique mutuelle), puisqu'il avait
été décidé, en 1972 (date de l'admission de Cuba dans le C.A.E.M.), que le paiement des soldes débiteurs
en monnaies non convertibles serait effectué à partir de 1986 sans intérêts et en nature (nickel, sucre,
etc.).
L'économie cubaine, marquée par la gabegie des moyens de production collectivisés, se dégrade. À cette
crise de la gestion bureaucratique s'ajoutent les déséquilibres provoqués par la chute des prix des matières
premières et par les conséquences de la dette sur une économie subissant un déficit structurel du
203
commerce extérieur. La dépendance à l'égard de ce dernier est marquée par l'importance des articles
importés, alors que les exportations cubaines sont limitées. Le sucre représente la principale source de
devises du pays, les autres produits d'exportation étant, pour l'essentiel, des minerais (le nickel en
particulier) et des produits alimentaires.
La direction cubaine avait opté, dans les années 1960, pour une stratégie de développement fondée sur
l'agriculture : les exportations agricoles telles que le sucre, les agrumes, les produits de la pêche, et le
tabac devaient être la base du développement industriel. Ces objectifs, combinés à une politique de
substitution d'importations, préconisée par la Commission économique pour l'Amérique latine
(C.E.P.A.L.), afin d'échapper à la monoculture sucrière, allaient se heurter à plusieurs obstacles. D'une
part, les ressources énergétiques du pays, nécessaires à l'industrialisation, étaient extrêmement limitées.
Et, d'autre part, le nombre de produits d'exportation susceptibles de financer un processus
d'industrialisation impliquant un niveau élevé d'importations occidentales était très restreint.
En 1989, la part des exportations sucrières dans les exportations totales oscillait entre 75 et 85 p. 100, soit
une proportion équivalente à celle antérieure à la révolution, bien que la destination et le financement
soient différents. Dans ces conditions, il devenait indispensable de transformer la structure du commerce
extérieur en substituant les biens importés à des produits fabriqués à Cuba, et en accélérant
l'industrialisation du pays. Le débat sur la stratégie économique, engagé par Ernesto Guevara en 1964 et
clos après son départ, était donc réouvert. Le rôle prédominant que jouaient les exportations de sucre vers
l'U.R.S.S. et le C.A.E.M. était critiqué en raison de la vulnérabilité qu'impliquait la place centrale d'un
seul produit agricole soumis aux vicissitudes du climat et aux aléas des prix des matières premières
agricoles.
Trente ans après le discours de Che Guevara à Punta del Este (1961), qui prévoyait la transformation de
Cuba en l'un des pays les plus industrialisés d'Amérique latine, dans lequel le sucre ne représenterait plus
que 60 p. 100 de la valeur des exportations, l'économie cubaine restait confrontée aux effets de la
dépendance sucrière. Il n'existait pas d'alternative, à court terme, pour obtenir les devises nécessaires à
l'importation des biens indispensables à l'industrialisation, et ce malgré les entorses faites à la solidarité
« socialiste » pratiquées par Cuba qui, à plusieurs reprises, a vendu sur le marché libre des cargaisons de
sucre en principe réservées à l'U.R.S.S. Il fallait contrebalancer la dynamique incertaine de la division du
travail établie dans le cadre du C.A.E.M. : Cuba devait fournir sucre, nickel, agrumes et tabac en échange
de machines, équipements et combustibles dont la qualité et le niveau technologique étaient peu
performants.
Il est vrai que l'aide de l'U.R.S.S. a permis la survie de Cuba, alors que la brutalité de la rupture avec les
États-Unis imposait des solutions d'urgence. Il fallait – dans le contexte d'une économie dominée par la
monoculture de la canne à sucre et l'absence de ressources énergétiques – assurer l'écoulement de la
production sucrière et garantir les livraisons de pétrole. Ainsi, l'aide soviétique a permis à la révolution
cubaine, jusqu'aux années 1990, de générer une « croissance dans l'équité » et d'offrir des acquis sociaux
à la population, notamment la garantie de l'emploi et le droit à la retraite. Les performances cubaines en
matière de santé publique (gratuité et qualité des soins) et d'éducation (également gratuite) sont reconnues
à l'échelle internationale.
Cuba a payé le prix, sur les plans économique et politique, d'un certain type d'échanges avec l'U.R.S.S. :
le pays est devenu très vulnérable. En dernière instance, la dynamique de l'économie cubaine était
déterminée par les décisions prises à Moscou quant aux subventions et échanges commerciaux, et les
mécanismes compliqués de l'aide étaient opaques. Le coût de ces accords de troc est difficilement
chiffrable. L'aide n'ayant pas été accordée en monnaie (convertible ou pas), il est aujourd'hui très difficile
d'évaluer le montant exact de la dette cubaine réclamée par la Russie.
1989 : annus horribilis
C'est dans ce contexte qu'éclate l'affaire Ochoa. En juillet et en août 1989, le général Arnaldo Ochoa,
« héros de la République de Cuba », et trois officiers du ministère de l'Intérieur sont condamnés à mort
par une Cour martiale lors d'un procès expéditif. Les accusations portent sur le trafic de devises et d'ivoire
204
en Angola par des combattants cubains, les malversations de chargés d'affaires cubains au Panamá, les
opérations frauduleuses et le trafic de drogue. Quatre ministres sont destitués, dont le ministre de
l'Intérieur, José Abrantes, membre du comité central du P.C.C., condamné à vingt ans de prison quelques
semaines après l'exécution d'Ochoa.
Cette crise de direction fut la plus grave que la révolution cubaine ait connue. Irresponsabilité, cynisme,
corruption personnelle ou boucs émissaires ? Les condamnés ont-ils permis au pouvoir de sauver la face ?
C'est ce qu'affirment de nombreux analystes qui croient impossible que le général Ochoa ait agi sans le
feu vert de Fidel et de son frère Raúl Castro. De même, le général Ochoa était-il influencé par
Gorbatchev ? Autrement dit, le procès a-t-il masqué des divergences politiques ? Il est probable que le
nouveau secrétaire général du P.C.U.S., décidé à conclure des accords avec Washington (accords qui
allaient se concrétiser à Malte à la fin de 1989) ait souhaité mettre à l'écart ou affaiblir son allié, devenu
encombrant, des Caraïbes. Y a-t-il eu complot comme certains l'ont prétendu ? Les liens cubains avec la
hiérarchie soviétique (militaire ou au sein du parti) rendent l'interprétation plausible, bien qu'aucune
preuve ne permette de l'étayer. Pour le journal du comité central du P.C.C., Granma, daté du
10 septembre 1989, le procès Ochoa n'a pas été le fait d'« agents de l'ennemi », il ne s'agissait pas de
« régler un affrontement entre révolution et contre-révolution » mais, plus grave encore, l'ennemi était à
l'intérieur, et ces personnes « issues de nos propres rangs » pouvaient faire plus de mal à la révolution que
n'importe quel dissident.
Au niveau du P.C.C., les premières mesures n'allaient pas tarder : une campagne de confirmation (d'autoépuration) des adhérents eut lieu, plus de six mille d'entre eux furent sanctionnés et quelque deux mille
autres exclus du parti. Celui-ci n'était pas le seul concerné : dans le cadre de la préparation du
XVIe Congrès de la Confédération des travailleurs cubains (C.T.C.), prévu pour janvier 1990, les
assemblées ouvrières de base débattirent de l'avant-projet du rapport central. Ce texte prenait position
« contre les phénomènes répugnants et nocifs d'enrichissement illicite, de corruption et d'autres indices de
délinquance détectés dans les entreprises et certaines unités de production » ; il admettait « la
responsabilité de la C.T.C. et des syndicats à l'égard des erreurs et des déviations commises qu'ils ont, soit
partagées, soit omis de dénoncer avec l'énergie nécessaire au moment opportun » (Granma, 8 octobre
1989). L'épuration allait frapper non seulement le ministère de l'Intérieur, mais de nombreux autres
départements ministériels, et également les entreprises mixtes, dont les représentants cubains furent mis
en cause pour leur train de vie luxueux. Des centaines de Cubains furent arrêtés pour pratique du marché
noir.
Alors que l'année 1989 s'achève sur une vaste campagne contre la corruption, la fin d'un cycle historique
approche. Après trois décennies d'intégration au camp soviétique, Cuba allait se retrouver seule après
l'effondrement de l'U.R.S.S.
La politique extérieure cubaine avait supporté le poids des contradictions dont souffrait la révolution ellemême. Asphyxiée par l'embargo américain, soumise aux aléas de la politique soviétique, la révolution a
été, d'une certaine manière, « hypothéquée » (selon le sociologue américain Irving Louis Horowitz). Et
pourtant, La Havane occupe sur la scène internationale une place disproportionnée par rapport à
l'importance réelle du pays.
Alors que Cuba s'est toujours considéré avant tout membre de la communauté latino-américaine et porteparole du Tiers Monde, la politique internationale de Gorbatchev déséquilibra la direction castriste. Ce
dernier voulait rénover la coexistence pacifique. Mais pour les révolutionnaires d'Amérique centrale
comme le Front sandiniste de libération nationale (F.S.L.N.) au Nicaragua, le Front Farabundo Martí de
libération nationale (F.M.L.N.) du Salvador et l'Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque
(U.N.R.G.), c'était une condamnation de leur combat ; pour la révolution cubaine, c'était un risque
d'asphyxie. Au-delà du contentieux économique, Fidel Castro porta donc très tôt un jugement négatif sur
la politique étrangère de Gorbatchev. Critique, le leader cubain estimait que, pour préserver le dialogue
avec les États-Unis, l'U.R.S.S. s'était ralliée aux conditions américaines et avait accepté de négocier les
conflits régionaux. La fin de l'aide soviétique au F.S.L.N. nicaraguayen et au F.M.L.N. salvadorien, et
l'échec ultérieur de ces mouvements révolutionnaires, affaiblissaient Cuba. Les critiques faites à la
politique extérieure de Gorbatchev étaient donc également l'expression d'intérêts d'État divergents.
205
La crise (1990-1993)
Avec l'effondrement du bloc de l'Est, en 1990, l'intégration économique de Cuba dans le cadre du
C.A.E.M. – dont il était membre depuis 1972 – fut remise en cause. Même si l'importance des accords
économiques avec l'U.R.S.S. avait entraîné la dépendance de l'île, la permanence et la stabilité des
échanges semblaient garanties. Mais le prix à payer pour le peuple cubain fut élevé. Il fallait définir une
nouvelle voie de développement.
Par ailleurs, la défaite politique des sandinistes, en février 1990, porta un autre coup à la politique
cubaine, alors que la victoire du F.S.L.N. en juillet 1979 avait rompu vingt ans d'isolement entre le
Nicaragua et Cuba ; à Grenade, Maurice Bishop était un allié de Castro jusqu'en 1983, date à laquelle les
marines envahissent le pays dont le régime révolutionnaire, selon Washington, menaçait la région ; enfin,
la victoire du F.M.L.N. salvadorien semblait inéluctable à la fin des années 1980, modifiant ainsi le
rapport de forces régional. Mais ces perspectives allaient être anéanties avec la fin de l'aide soviétique.
Victime d'un embargo économique renforcé par les lois Torricelli et Helms-Burton adoptées en 1992 et
en 1996, le pays devait survivre. Sa vulnérabilité se manifesta de façon dramatique : entre 1988 et 1990,
les livraisons de pétrole soviétique avaient diminué de 13 millions à 9 millions de tonnes. Le
rationnement du pain, intervenu en février 1990 pour cause de non-livraison de farine de blé, était tout
aussi inquiétant. Pour la première fois, une campagne de discrédit à l'égard de Cuba était engagée dans la
presse soviétique : les Izvestia publièrent le montant de la dette cubaine – jamais rendue publique –, soit
15 milliards de roubles, et les Nouvelles de Moscou louaient la réussite économique du Chili d'Augusto
Pinochet, redoublant ainsi les inquiétudes de La Havane. Le président américain Bush s'empressa de
conditionner l'aide américaine envers l'U.R.S.S. à l'arrêt de l'aide soviétique à Cuba. L'économie de l'île
était dorénavant à la merci des bouleversements en U.R.S.S., d'autant plus que le C.A.E.M. était en voie
d'éclatement (dissolution en 1991). Andrei Kortunov, conseiller du Soviet suprême pour les Affaires
étrangères reflétait l'état d'esprit de la direction soviétique en déclarant, en 1990 : « La réunification
allemande est beaucoup plus importante pour l'U.R.S.S. que tout ce qui peut se passer à Cuba sur le plan
géographique, historique ou militaire. » Il justifia sa position par l'aide que Castro apportait déjà, selon
lui, aux conservateurs de Moscou.
Dès août 1990, début de la « période spéciale en temps de paix » – euphémisme castriste pour caractériser
l'état d'urgence –, les autorités cubaines annoncèrent que les livraisons de pétrole avaient encore diminué.
Cette mesure coïncidait avec les débuts de la crise du Golfe (1990), l'augmentation des prix du pétrole et
la perspective de devoir payer le pétrole soviétique en devises à partir de 1991. La direction castriste se
retrouva confrontée à une situation d'une extrême gravité. Un plan de rationnement général fut décidé. Un
tournant majeur s'amorçait.
Le putsch d'août 1991 en U.R.S.S. précipita la rupture. Pour Castro, la politique internationale, la
« nouvelle pensée » et la « désidéologisation » des conflits, préconisées par Gorbatchev, étaient lourdes
de menaces : les divergences lors de la guerre du Golfe (Cuba et l'U.R.S.S. votèrent de façon opposée à
l'O.N.U.) devaient confirmer ses craintes. Dès lors, la direction castriste ne condamna pas la tentative de
coup d'État. Tout en faisant part de sa « profonde préoccupation », le gouvernement cubain déclarait qu'il
« ne lui appartenait pas de juger les événements en cours en Union soviétique ». Gorbatchev, « dans
l'incapacité d'assumer ses fonctions présidentielles », selon Moscou, n'allait pas oublier ce pas de clerc et
Boris Eltsine s'empressa d'en tirer parti. Dès le 6 septembre 1991, le président russe déclarait que « le
personnel militaire soviétique serait retiré graduellement de l'île ». Le lendemain, Gorbatchev confirmait
la nouvelle dans les Izvestia, sonnant ainsi le glas de trois décennies de rapports privilégiés.
IV - L'ouverture économique
C'est lors du quatrième congrès du P.C.C., en 1991, qu'ont été adoptées les premières orientations qui
définissaient les fondements et les limites de l'ouverture économique : assainissement des finances
internes, décentralisation progressive du monopole d'État sur le commerce extérieur, restructuration des
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entreprises publiques, réorganisation du travail. L'introduction des mécanismes de marché dans une
économie centralisée devait se faire de manière graduelle et contrôlée, la régulation par l'État restant
prédominante. Il fallait peu à peu combler l'immense vide laissé par l'effondrement des échanges avec le
C.A.E.M., réorienter le commerce extérieur et réorganiser un pays qui se trouvait confronté à un dilemme
analogue à celui des années 1960 : comment reconvertir une économie brutalement privée de ses
ressources énergétiques ? À quelles conditions Cuba pourrait-il survivre dans le nouvel ordre mondial ?
La mise en place des réformes économiques marchandes, en 1993 et en 1994, visait à ouvrir des espaces
au marché et au capital étrangers en légalisant le dollar, en autorisant les entreprises mixtes, en
développant le tourisme, en créant des coopératives agricoles, en permettant le travail indépendant pour
certaines activités artisanales et commerciales (comme les petits restaurants privés appelés paladares).
Ces réformes vont bouleverser la société cubaine, sans pour autant que soit tiré le bilan de l'insertion du
pays dans le C.A.E.M., alors que Cuba a servi pendant trente ans de grenier à sucre aux pays du bloc
socialiste et d'atout stratégique pendant la guerre froide.
Le coût social de l'ouverture au marché, décidée en pleine crise, est patent. La légalisation du dollar,
notamment, eut des conséquences plus graves que prévu, tant sur le plan social que sur le plan
idéologique, car elle introduisit un clivage entre ceux qui pouvaient consommer dans les supermarchés en
devises et ceux qui n'y avaient pas accès. L'ouverture au marché a également créé une différenciation
forte entre une population salariée appauvrie par la dollarisation, parfois en situation précaire, et d'autres
groupes (paysans, artisans, petits commerçants) qui se sont enrichis grâce aux réformes. Les tensions sont
d'autant plus fortes qu'après les espoirs suscités par la reprise de la croissance au milieu des années 1990
(liée aux réformes et à l'ouverture économique), la situation s'est de nouveau détériorée au début des
années 2000, avec la hausse des cours du pétrole. La réflexion sur la stratégie économique à adopter allait
resurgir avec la restructuration drastique du secteur sucrier, lancée en avril 2002.
Les interrogations sur la sortie de la « période spéciale », sur la viabilité du système économique actuel
sont récurrentes. Les évaluations des réformes divisent les Cubains. Pour certains, les différenciations
sociales, la croissance des inégalités sont le produit néfaste de l'ouverture économique, alors que pour
d'autres, il n'y a pas d'autre alternative face à l'échec de l'économie bureaucratiquement centralisée.
Le tournant monétaire de 2004 : la fin de la dollarisation
En novembre 2004, le dollar qui circule sur l'île depuis onze ans est remplacé par le peso convertible.
Utilisé, désormais, pour les transactions en espèces dans l'île, celui-ci – qui s'échange au taux de un peso
pour un dollar – n'est toutefois pas convertible hors du pays. Quant au peso, utilisé comme monnaie
courante (notamment pour les salaires), il s'échange au taux de 26 pesos pour un dollar. La dualité du
système monétaire avait provoqué de nombreuses tensions et eu des conséquences économiques jugées
négatives. Les mesures prises ont permis au gouvernement de récupérer une partie de l'épargne en dollars,
thésaurisée par certains secteurs de la population, et de faire ainsi face à la grave pénurie de devises et à
des difficultés financières chroniques. À cette augmentation des réserves s'est ajoutée, en 2005, une
réévaluation de 8 p. 100 du peso, grâce à laquelle le pouvoir d'achat de la population s'est un peu
amélioré.
La dé-dollarisation de l'économie cubaine s'est accompagnée d'une nouvelle centralisation et d'un contrôle
étatique renforcés. Les entreprises et les banques doivent, désormais, obtenir l'accord d'un « Comité
d'approbation des devises », seul habilité à autoriser leurs opérations financières. Fidel Castro a justifié
ces décisions par l'importance des investissements en provenance du Venezuela, de la Chine et du
Canada. La réorientation des échanges cubains vers de nouveaux partenaires et, en premier lieu, le
Venezuela est, en effet, manifeste. L'axe Caracas-La Havane est désormais une réalité. La coopération
entre Fidel Castro et Hugo Chávez se développe sur les plans économique, politique, diplomatique et
militaire. La signature de l'accord entre le Venezuela et Cuba en décembre 2004, l'Alternative
bolivarienne pour les Amériques (Alba), puis avec la Bolivie en 2006, vise à un développement intégré de
l'Amérique latine. Ce traité, qui s'oppose à l'Alca (Accord de libre-échange des Amériques, incluant
l'Amérique du Nord) impulsé par le président George W. Bush, a pour objectif de construire un front de
résistance latino-américain en faisant progresser l'intégration régionale. Ce projet couvre de nombreux
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domaines, en premier lieu celui de l'énergie. Un autre partenaire, la Chine, est venu élargir les marges de
manœuvre de La Havane, grâce à une forte augmentation des échanges commerciaux entre les deux pays.
Le panorama régional se présente donc sous les meilleurs auspices. La victoire d'Evo Morales, le
dirigeant du Mouvement vers le socialisme, à la présidentielle de 2006 en Bolivie, est un succès pour La
Havane, car l'adhésion de ce troisième partenaire à l'Alba devrait permettre de faire avancer l'intégration
régionale au niveau énergétique. En effet, le Venezuela et la Bolivie possèdent plus de 65 p. 100 des
réserves d'hydrocarbures connues en Amérique latine. Caracas livre environ 100 000 barils de pétrole par
jour à La Havane, en 2006, contre l'envoi de milliers de médecins cubains et une coopération multiforme
comme la modernisation par La Havane des hôpitaux et des principaux centres de santé du Venezuela,
renforçant ainsi les appuis sociaux et le pouvoir de Hugo Chávez.
Mais l'alliance entre les deux pays préoccupe de plus en plus l'administration américaine. À Washington,
la préparation de l'après-castrisme est à l'ordre du jour avec la publication finale, en juillet 2006, d'un
Rapport pour la transition à Cuba (Commission for Assistance to a free Cuba) signé par la secrétaire
d'État Condoleezza Rice, rendu en mai 2004 au président Bush. Ce rapport, dont une annexe est gardée
secrète, est un véritable traité d'ingérence qui place sur le même plan la dictature de Batista et le régime
de Castro, détaille les conditions d'une transition soumise à l'approbation de Washington qui récuse d'ores
et déjà la présidence du frère du líder máximo, Raúl Castro, ministre des F.A.R. (Forces armées
révolutionnaires) depuis 1959.
En dépit des tensions entre les deux pays, les États-Unis sont les premiers fournisseurs des produits
alimentaires de Cuba, grâce à une dérogation législative à l'embargo, obtenue par le lobby de
l'agrobusiness au Congrès en octobre 2000. Le sénateur républicain Larry Craig voudrait étendre cette
dérogation aux entreprises pétrolières afin de les autoriser à pratiquer des explorations offshore avec la
compagnie cubaine d'État Cupet. En effet, alors que le Venezuela et la Chine prospectent depuis 2005
dans les eaux cubaines à proximité des côtes américaines, les entreprises américaines en sont empêchées à
cause de l'embargo, et ce malgré l'invitation de La Havane.
Quant à l'Union européenne (U.E.), ses relations commerciales avec Cuba ont connu une amélioration
globale. Les exportations vers l'île ont augmenté de 31 p. 100 en 2005. Sur le plan politique, l'U.E. a
décidé, le 12 juin 2006, de reconduire la levée des sanctions adoptées en 2003, lorsque des dissidents
accusés de conspiration avec l'ennemi avaient été condamnés à des peines de prison et que les trois
auteurs du détournement d'un ferry dans la baie de La Havane avaient été exécutés. L'U.E. prépare
également l'après-castrisme.
Une succession délicate
Avant son opération en juillet 2006, Fidel Castro s'était engagé dans une grande « bataille d'idées ». Des
jeunes, formés comme « travailleurs sociaux », devaient combattre le marché noir et le détournement des
biens publics. La lutte contre la corruption s'était intensifiée et plusieurs limogeages avaient affecté de
hauts fonctionnaires. Mais toutes ces batailles ne sont pas efficaces. Les pénuries, la centralisation
bureaucratique, le manque total de transparence obligent la population à se débrouiller par tous les
moyens, alors que la vie quotidienne est harassante, l'alimentation est chère, les transports fonctionnent
mal, et le manque de logements et leur dégradation est un des problèmes les plus graves. Certains secteurs
de la jeunesse s'intéressent peu à la politique et forment l'un des maillons faibles du régime. Ils voudraient
pouvoir voyager, avoir accès à Internet plus facilement, améliorer leurs conditions de vie.
La succession de Fidel Castro (il a eu quatre-vingts ans le 13 août 2006) avait été évoquée à Cuba
plusieurs mois avant l'intervention chirurgicale et la passation « provisoire » des pouvoirs du líder
máximo à son frère. Mais alors que Raúl Castro est consacré seul héritier par la Constitution, Fidel Castro
a reconnu que le problème était « générationnel », car c'est la génération de la révolution qui est en train
de disparaître. Certes, son frère cadet, qui est désigné comme son successeur à la tête de l’État le
24 février 2008, doit être le garant de la continuité, mais cette solution ne rassure pas ceux qui craignent
que la disparition du commandant en chef ouvre, malgré tout, la voie à de profondes transformations de la
politique cubaine.
208
Le P.C.C. a été désigné par Raúl Castro, lors d'un discours prononcé le 14 mai 2006, comme étant le
« seul héritier digne de Fidel Castro, en tant qu'institution qui regroupe l'avant-garde révolutionnaire,
garantie solide et sûre de l'unité des Cubains en tout temps ». Cette volonté de revitaliser le P.C.C. devrait
permettre d'assurer la continuité du système après Castro. Mais s'il est vrai que le P.C.C. sert de rouage
administratif, de courroie de transmission, s'il est, en tant que parti unique, la colonne vertébrale de l'État,
c'est un parti sans réelle cohérence idéologique depuis la chute de l'U.R.S.S. À l'exception de certains
secteurs – intellectuels et chercheurs marginalisés –, ses analyses et sa production théorique sont limitées,
ses capacités de direction collective sans l'arbitrage de Castro sont problématiques.
L'armée est le second pilier institutionnel du pays. La cohésion et la discipline en font l'une des entités les
plus solides du régime et respectée par la population. Forte d'environ 50 000 hommes sous la houlette de
Raúl Castro (selon les estimations britanniques et américaines les plus fiables pour 2005 et 2006), elle
représente une puissance économique majeure qui investit dans le tourisme, l'agriculture, l'industrie, les
télécommunications et contrôle les deux tiers de l'économie. Certains observateurs n'hésitent pas à
affirmer que les F.A.R. sont « les pionniers du capitalisme cubain ». Leur efficacité économique est un
atout pour Raúl Castro qui tente d'appliquer leurs méthodes dans les entreprises d'État.
Quant à l'opposition intérieure, elle est faible et très divisée. En décrétant trois jours de deuil national lors
de la mort du pape Jean-Paul II en avril 2005, en donnant la parole à la télévision au cardinal cubain
Jaime Ortega, et en étant présent lors de l'hommage rendu au pape à la cathédrale de La Havane, Castro a
désamorcé les critiques d'une partie de la dissidence chrétienne organisée depuis 2002 autour du « projet
Varela » de l'opposant Oswaldo Payá, président du Mouvement chrétien de libération, qui réclame un
référendum pour impulser des réformes économiques et politiques. La hiérarchie catholique prêche pour
une « réconciliation nationale », et elle a appelé à prier pour Castro lors de son opération, alors qu'à
Miami les opposants festoyaient.
À terme, de nouvelles institutions devront émerger. Une tâche difficile lorsqu'il faudra à la fois mettre en
œuvre une nouvelle politique économique et définir un projet démocratique alternatif, tout en préservant
les conquêtes de la révolution. Le rapport charismatique et paternaliste du líder avec le peuple, substitut
démocratique, devrait laisser la place progressivement à un nouveau paradigme institutionnel. Mais il ne
saurait être question, pour les nouveaux dirigeants cubains, d'une libéralisation rapide qui menacerait la
stabilité et la sécurité intérieures. Les leçons de l'effondrement soviétique ont été tirées.
Janette HABEL
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ATLAS
Des pays et espaces cités dans ce recueil
L’arc insulaire antillais
211
La Guadeloupe
212
Saint-Pierre et Miquelon
Terres Australes Françaises
213
Ile de kerguelen TAF)
Martinique
214
Ile de la Réunion
215
Nouvelle Calédonie
216
Océanie, carte générale
Micronésie
217
Mélanésie
Polynésie Française
218
Ile de la Nouvelle-Guinée
Cartes Ile de Pâques
219
Archipel des Hawaï
220
221
Taïwan (ex-Formose)
Ta
Japon
222
Singapour
Indonésie
223
Iles Salomon
Archipel des Galapagos (Equateur)
224
Ile Maurice (archipel des Mascareignes)
225
Archipel des Seychelles (îles intérieures)
226
Kalimantan (ex- Bornéo)
Cuba
227