(2016 Analyse Ne tirez pas sur l`oiseau moqueur - les

Transcription

(2016 Analyse Ne tirez pas sur l`oiseau moqueur - les
ANALYSE
Mai 2016
Ne tirez pas sur l'oiseau
moqueur : les USA des
années 30 ? Des leçons pour
le monde d’aujourd’hui!
Publié avec le soutien de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
Ed resp : Axelle Fischer, Commission Justice et Paix
31/6, Rue Maurice Liétart - 1150 Bruxelles – Belgique
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Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur : les USA des
années 30 ? Des leçons pour le monde
d’aujourd’hui !
Mots-clés : Justice sociale – Droits de l’Homme
Le groupe Café littéraire de Justice et Paix s’est penché, au début de cette année
2016, sur le livre Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, de Harper Lee. L'écrivaine
américaine est décédée le 19 février 2016. Ces quelques lignes sont l'occasion de lui
rendre hommage, et de rappeler à quel point ce roman (qui est resté son unique
publication durant plus de 50 ans) est toujours d'actualité, non seulement aux USA
mais aussi dans nos pays européens.
C'était
l'Amérique,
années 30 ?
comment,
dans les
Maycomb, petite ville d'Alabama dans les
années 30. La narratrice, Scout, cinq ans au
début du roman, se plaît à décrire
longuement les étés caniculaires, le caractère
de ses voisins, la personnalité de son père l'avocat Atticus Finch -, les jeux organisés avec
son frère Jem pour passer le temps, leurs
frayeurs d'enfants et les petits événements qui
rythment leur vie.
Ces descriptions sont l'occasion, pour le
lecteur, d'aller à la rencontre des habitants de
la ville, de comprendre leurs réflexions et de
cerner leurs réactions dans cette société où la
ségrégation règne en maître. Ségrégation non
seulement entre les Blancs et les Noirs, mais
aussi entre riches et pauvres, citadins et
paysans, notables « bien nés » et « petites
gens »...
Nous voilà plongés, par la voix de la petite
Scout, dans l'Amérique profonde des années
30 : « Quand je vins au monde, Maycomb
était déjà une vieille ville sur le déclin. Par
temps de pluie, ses rues prenaient l'aspect de
bourbiers rouges ; l'herbe poussait sur les
trottoirs, le palais de justice penchait vers la
place. »1
La vie quotidienne de Maycomb, les petites
mesquineries entre voisins, les ententes et
mésententes entre les enfants de l'école, le
travail d'Atticus, et sa façon d'agir pour tenter
de les éduquer comme il peut (« Jem et moi
étions très satisfaits de notre père : il jouait
avec nous, nous faisait la lecture et nous
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traitait avec un détachement courtois »2), tout
cela constitue autant de petites histoires dans
l'histoire, et rend la partie descriptive du livre
passionnante.
Les choses sérieuses commencent néanmoins
bientôt, lorsqu’un enfant de la classe de Scout
se moque du fait que son père défend les
« Nègres ». Atticus Finch a en effet été
commis d'office pour défendre un jeune
homme noir, Tom Robinson, accusé du viol
d’une jeune femme blanche. Or à l’époque,
prendre la défense des Noirs est très mal vu.
Atticus sait donc d'avance que cette affaire va
entraîner des moments difficiles pour lui et
ses enfants. Tom Robinson n'a que peu de
chance de se tirer d'affaire lors du procès :
beaucoup
d'habitants
de
la
région
n’envisagent même pas qu’il puisse être
légitime, pour un Noir, de se défendre dans
un tribunal, devant un jury populaire. Du
reste, la parole d'un Noir pèse peu face à celle
d'un Blanc, et dans cette affaire, il n'y a pas de
témoin, c'est la parole de Tom contre celle de
la jeune fille. Et bien entendu, les jurés sont
tous blancs…
Un roman à la portée
universelle
Ce roman a été écrit en 1960 et a obtenu le
prix Pullitzer en 1961. Il est rapidement
devenu un livre culte aux Etats-Unis et est,
aujourd’hui encore, lu par des millions
d'Américains chaque année. Pourquoi ce
succès ? Les explications sont sans doute
nombreuses, mais le fait que cette histoire
soit emblématique de la lutte pour les droits
civiques des Noirs en est certainement l’une
des principales. Les premiers lecteurs ont dû
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années 30 ? Des leçons pour le monde
d’aujourd’hui !
voir en ce livre une belle démonstration du
fait que, même si du chemin avait été
parcouru depuis les années 30 en matière de
lutte pour l'égalité des chances, il restait
cependant encore bien des étapes à franchir.
Et aujourd’hui, en 2016, l’analyse reste à bien
des égards identique…
En outre, les thèmes traités sont universels et
ce, peu importe que l'histoire se passe à une
époque révolue dans une petite ville perdue
du sud des Etats-Unis… L’auteure y aborde de
façon très nuancée et délicate la question de
l'enfance et de l'éducation, celle de l'égalité
des chances, du racisme et de la xénophobie,
de la justice et des conditions pour que celleci puisse s'exercer correctement. Les risques
d’un retour à la « loi du Talion », dans le cas
contraire, transparaissent d’ailleurs clairement
dans le roman.
« On a la justice qu'on
mérite »
Ce thème de la justice est traité de façon très
large, lorsque sont abordées notamment les
discriminations à la fois raciales et sociales.
Dès les premières pages du roman, le lecteur
perçoit certaines fractures au sein de la
société de Maycomb : si Scout et Jem ont la
chance d'avoir un père intellectuel, qui leur
démontre l'importance d'aller à l'école, de lire,
de s'instruire, ce n'est pas le cas de certains de
leurs condisciples, dont les parents sont à
peine lettrés. L'institutrice a beau tenter de
« gommer » ces inégalités lorsque tous ces
enfants se retrouvent dans sa classe, elle ne
fait parfois que les renforcer. Et même si
Atticus et ses enfants ne vivent pas dans
l’opulence, ils sont très bien lotis par rapport
à d'autres habitants réduits à vivre dans la
misère, notamment à cause du crash boursier
de 1929.
Des pages passionnantes sont liées au procès
de Tom Robinson, qui révèlent un aspect
particulier et pointu de la justice américaine
des années 30. Nous y apprenons, sans
grande surprise, que le jury est constitué
exclusivement d'hommes. Que ceux qui sont
désignés peuvent refuser d’en faire partie
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(souvent par manque d'intérêt pour l'affaire,
ou par peur, explique Atticus à son fils). Nous
y suivons les témoignages des uns et des
autres, en ce qui concerne le viol présumé,
ainsi que la plaidoirie d'Atticus. A l'issue du
procès, nous sommes tiraillés, tout comme
Jem, entre la nécessité d'un jury populaire et
les faiblesses dont les gens qui le constituent
peuvent faire preuve.
Les enfants du roman vont ainsi, d’une
expérience
à
l’autre,
comprendre
progressivement la complexité des situations
et la nécessité de faire preuve de recul avant
de juger… Leçon toujours utile à rappeler aux
lecteurs adultes que nous sommes.
Lire entre les lignes et y
déceler les défis de nos
sociétés
Pour saisir d’autres aspects encore de l'intérêt
que comporte ce roman et notamment son
actualité brûlante pour nous en Belgique, il
faut parfois lire entre les lignes, ce que nous
nous sommes employés à faire lors de nos
deux rencontres autour de ce livre.
Ci-après, voici deux extraits retenus par les
participants aux cafés littéraires :
Le premier souligne la portée universelle et
l'actualité, même 50 ans plus tard, de ce livre.
Les deux enfants parlent d'une institutrice de
leur école :
- « Miss Gates... elle déteste Hitler…
- Qu'est-ce qu'il y a de mal à ça ?
- Aujourd'hui elle nous a expliqué comme il
était méchant avec les Juifs. C'est pas bien de
persécuter les gens, hein, Jem? Je veux dire
même en pensée?
- Évidemment que non, Scout! Qu'est-ce qui
te prend ?
- Eh bien, l'autre soir en sortant du tribunal....
Je l'ai entendu dire qu'il serait temps que
quelqu'un leur donne une bonne leçon, qu'ils
se sentaient plus et qu'un de ces jours ils
finiraient par penser qu'ils pouvaient nous
épouser. Jem, comment peut-on tellement
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années 30 ? Des leçons pour le monde
d’aujourd’hui !
détester Hitler si c'est pour se montrer odieux
avec les gens de son pays? »3
Ce
double
discours,
ces
propos
contradictoires, ne nous renvoient-ils pas à
des situations vécues dans nos sociétés
aujourd'hui en 2016 ? Défendre oralement de
belles idées est louable, ne pas les oublier
dans nos actions au quotidien serait
préférable…
Le deuxième extrait est une phrase tirée du
plaidoyer d'Atticus, lorsqu'il tente de défendre
Tom Robinson :
« Vous connaissez la vérité, et la vérité est que
certains Noirs mentent, certains Noirs sont
immoraux, certains Noirs représentent un
danger pour les femmes - noires ou blanches.
Mais cette vérité s'applique au genre humain
dans son ensemble, pas à une race en
particulier. »4
Si nous relisons aujourd’hui cette phrase, et
remplaçons le mot « noir » par le mot
« étranger » ou « réfugié », cela ne nous
évoque-t-il pas des événements récents ? Des
articles lus ou des reportages entendus ces
derniers mois ? La crise économique et le
phénomène de paupérisation s’accélérant ces
dernières années dans nos sociétés semblent
encore augmenter la fragilité face à des
discours populistes qui rejettent bien souvent
la faute sur l’étranger. La tendance au repli
sur soi et la crainte de ceux que nous ne
comprenons pas peuvent être observées de
façon croissante dans de nombreux pays du
monde. Cette tendance se traduit par des
choix, via les urnes notamment, qui
plébiscitent les discours méprisants, voire
haineux à l’encontre de l’autre. Hier les
« Juifs », les « Noirs », aujourd’hui les
migrants, mexicains, arabes, homosexuels ou
autres? Les idées ou « solutions » simplistes et
excluantes énoncées par certains responsables
doivent être dénoncées avec force, encore et
toujours.
font que renforcer les injustices. Atticus
termine d'ailleurs son plaidoyer en disant que
non, « les hommes ne naissent pas égaux au
sens où certains voudraient nous le faire
croire (…). Mais ce pays met en application
l'idée que tous les hommes naissent égaux
dans une institution humaine qui fait du
pauvre l'égal d'un Rockefeller, du crétin l'égal
d'un Einstein, et de l'ignorant l'égal de
n'importe quel directeur de lycée. Cette
institution, messieurs les jurés, c'est le
tribunal. »5 Une élégante façon de rappeler
aux jurés (et à nous, lecteurs !) que Tom
Robinson a le droit d'être jugé, non comme
un Noir ou comme un moins que rien, mais
comme un Homme, l'égal de ceux-là même
qui le condamneront ou l'acquitteront. Et que
l’institution « Justice » doit être et rester, au
fil du temps et des évolutions de la société, à
la hauteur de ce défi. En Belgique, les récentes
réformes du secteur de la justice et les grands
débats qui les entourent sont cruciaux. Sont
en jeu la confiance à porter à ce système et sa
crédibilité. Pour qu’une société fonctionne
bien, elle doit s’appuyer sur un système
judiciaire et des mécanismes de protection
juridiques à la fois efficaces et respectueux
des droits de chaque citoyen. Ses acteurs
doivent donc disposer des moyens d’action
nécessaires, qu’ils soient financiers, politiques
ou autres.
Lisez ce roman : en plus d’être captivant, il
fait réfléchir !
Auteures :
Marie-Pierre Jadin et
Laure Malchair
De nombreux passages du livre soulignent
d’ailleurs les discriminations et les préjugés à
l'encontre de certains groupes sociaux, à
l'égard des femmes, des Noirs ou des Métis.
Harper Lee dénonce ces discriminations qui ne
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