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DOSSIER 1. « EUROPE PUISSANCE » : LA FIN D’UN RÊVE ? Ces Américains qui détestent l’Europe… PATRICK CHAMOREL* U Une vague d’anti-européanisme se développe aux Etats-Unis. Ses origines historiques sont anciennes, mais elle s’est fortement amplifiée depuis la guerre d’Irak. S’y mêlent des motivations relatives à la politique étrangère et au rôle des Etats-Unis dans le monde, la vision d’une Union européenne paralysée par ses divisions (mais aussi, paradoxalement, menaçante à terme pour l’hégémonie américaine), la conscience de différences croissantes entre les modèles économiques et sociaux de part et d’autre de l’Atlantique, et la réaction à la résurgence de l’anti-américanisme en Europe. Mais ces sentiments anti-européens sont aussi révélateurs des divisions internes de la société américaine. D Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 epuis le 11 septembre 2001, l’Amérique est hantée par la montée de l’anti-américanisme, y compris en Europe. Les Français ont découvert la francophobie en vogue aux Etats-Unis depuis la veille de la guerre d’Irak. Au-delà de l’opposition faite par le Secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, entre la « vieille » Europe, hostile à la guerre, et la « nouvelle » Europe, un autre phénomène est à l’œuvre depuis plusieurs années aux EtatsUnis : l’anti-européanisme. Le numéro de décembre 2002 de la revue de l’institut conservateur American Enterprise Institute (AEI) en est une des meilleures illustrations. Les articles, signés de com- * Crown Visiting Professor, Claremont McKenna College (Californie). 70 mentateurs influents, y ont pour titres « Le fléau européen », « Requiem germano-américain », « Dérive continentale », «Vieillotte et encombrante », « Les élites européennes sont le véritable problème », « L’Europe perd la tête »… Or, AEI n’est pas un institut de second ordre : devenu le porte-drapeau des néo-conservateurs, il est considéré comme le plus influent auprès de l’administration Bush. Il n’est pas seul à tenir ce discours. L’anti-européanisme, très en vogue à Washington depuis l’élection de George Bush, s’est intensifié depuis le 11 septembre 2001 et le conflit en Irak. Aux instituts tels que Heritage Foundation s’ajoutent des revues comme National Review, National Interest, Commentary, l’influent magazine néo-conservateur Weekly Standard, les célèbres éditorialistes du NewYork Times et du Washington Post William Safire, George Will et Charles Krauthammer, des quotidiens comme le Washington Times, le New York Sun, le New York Post, le Chicago Sun-Times et le National Post au Canada, sans oublier Fox Television. Beaucoup de ces organes appartiennent aux magnats conser- CES AMÉRICAINS QUI DÉTESTENT L’EUROPE… vateurs et eurosceptiques Rupert Murdoch et Conrad Black. Les opinions anti-européennes sont partagées aux plus hauts échelons de l’administration Bush – MaisonBlanche, Pentagone et même département d’Etat, pourtant réputé atlanticiste. C’est vrai aussi du Congrès depuis la vague républicaine de 1994. Si l’anti-européanisme a son noyau dur dans les cercles conservateurs, il ne s’y limite pas et irrigue plus largement les cercles politicoadministratifs, certains milieux d’affaires et l’électorat républicain. UN ANTI-EUROPÉANISME À USAGE INTERNE M Les arguments des anti-européens reflètent les objectifs politiques et idéologiques des différents courants conservateurs : néo-conservateurs plutôt réalistes en politique étrangère, libertaires, souverainistes et « conservateurs culturels ». L’antieuropéanisme projette sur l’Europe les débats de la politique intérieure américaine – sur le multilatéralisme, le multiculturalisme ou le welfare state – en les utilisant contre les Démocrates, le département d’Etat et les élites de gauche de la côte Est. En politique étrangère, les accusations d’anti-sémitisme contre la France ont été exploitées pour discréditer la politique française dans le conflit israélo-palestinien. ais il n’est pas l’image inversée L’anti-européanisme n’est pas noude l’anti-américanisme. Alors veau : c’est une composante de l’exque ce dernier a joué un rôle imporceptionnalisme américain. Comme tant dans la vie politique et intell’écrit l’historien C.Vann Woodward, lectuelle européenne, l’image de « depuis leur naissance, les Etatsl’Europe aux Etats-Unis est beaucoup Unis se sont définis moralement plus ténue. En fait, la pluen termes d’anti-europart des Américains sont Au nombre péanisme : ignorants ou indifférents limité des le pays de l’avenir contre à l’égard du Vieux contil’Europe d’un passé nent. L’anti-européanisme sources de déchu. L’Amérique est s’exprime davantage à tra- tension la terre de l’innocence, vers les éditoriaux de transatlantique de la vertu, du bonheur presse que dans la rue. En et de la liberté, l’Europe outre, il est plutôt de du temps de la celle du vice, de l’ignodroite, alors que l’anti-amé- guerre froide a rance, de la misère et de ricanisme européen est de succédé une la tyrannie ». gauche. Le second se nourCertains Américains ont rit de l’envie et du ressen- pléthore de toujours été allergiques timent, le premier, de la désaccords à l’élitisme et à la sophisméfiance et du mépris. tication européennes. portant sur L’isolationnisme s’est Les deux phénomènes l’Irak, le conflit nourri de la vision d’une sont cependant liés : ils se israéloEurope déchirée par les nourrissent de leur oppo- palestinien, le conflits. Eisenhower luisition. La droite américaine même a publiquement exagère l’influence de terrorisme, condamné le welfare state la gauche en Europe, et l’ONU, l’OTAN, scandinave et l’« immoinversement, chacune pro- les OGM… ralité » d’une société jetant une image négative française sécularisée. et déformée de l’autre rive de l’AtL’anti-européanisme s’alimente aussi lantique. Au-delà des politiques spédes crises qu’ont traversées les relacifiques, c’est l’identité même des tions transatlantiques comme Suez, Etats-Unis et de l’Europe qui est les relations difficiles avec de Gaulle, visée. le Vietnam, le Moyen-Orient, l’Ostpolitik, le pipeline soviétique ou les Pershing II. Néanmoins, la vague anti-européenne actuelle innove de plusieurs façons : au nombre limité des sources de tension transatlantique du temps de la guerre froide (colonialisme et communisme, détente et prolifération nucléaire) a succédé une pléthore de désaccords portant sur l’Irak, le conflit israélo-palestinien, le terrorisme, l’ONU, l’OTAN, les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou encore la peine de mort. De même, les anciennes divergences n’impliquaient qu’un ou deux pays européens à la fois, le plus souvent la France, le seul vis-à-vis duquel s’est développé dans certains milieux d’affaires et politico-administratifs américains un sentiment ambivalent, voire hostile. Au cours des dernières années, c’est l’Europe de l’Ouest tout entière qui a été la cible d’attaques acerbes de la part des milieux conservateurs. Cette critique transcende les différences de traitement dont font par ailleurs l’objet la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Elle se nourrit de la francophobie, mais ne s’y réduit pas. Ce « recalibrage » à l’échelle de l’Europe s’explique par plusieurs facteurs : d’abord, du fait de l’approfondissement et de l’élargissement de l’Union, les désaccords transatlantiques concernent de plus en plus des sujets relevant de cette entité. Pour les plus eurosceptiques, c’est l’intégration européenne ellemême qui est à l’origine des conflits. Les attaques visent aussi des caractéristiques communes à tous les Européens, et qui sont à la source de leur identité, par exemple le multilatéralisme, l’économie sociale de marché, le Welfare state. Enfin, l’opinion publique européenne est relativement homogène sur les questions-clés des relations transatlantiques : opposition à la guerre contre l’Irak, méfiance à l’égard d’Ariel Sharon sur la question de la paix au Moyen-Orient, opposition aux OGM, à la défense anti-missile, soutien au protocole de Kyoto sur Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 71 DOSSIER le changement climatique, sentiments très mitigés sur George Bush… : on comprend pourquoi cette opinion publique est une cible de choix pour les conservateurs américains. GRANDEUR ET SERVITUDES DE LA « SUPERPUISSANCE » P lus précisément, les principaux thèmes anti-européens relèvent à la fois de la politique étrangère, des questions de société et de l’économie. En révélant la faiblesse de l’Europe et son anti-américanisme, le conflit des Balkans a servi de point de départ aux attaques. Les efforts des Européens pour la levée des sanctions contre l’Irak ont fortement irrité les conservateurs. Puis sont venues les réactions à l’élection controversée de George Bush, à la défense anti-missile et au rejet du protocole de Kyoto : de quoi rappeler aux conservateurs l’accueil réservé vingt ans plus tôt à Ronald Reagan. Après le 11 septembre, les critiques s’intensifièrent contre le « Schadenfreude »1 européen, l’opposition à la guerre en Afghanistan et la mise en cause du traitement des prisonniers à Guantanamo. Certains sondages faisaient même ressortir que les Européens condamnaient davantage Sharon que les attentats suicides palestiniens, et que les Etats-Unis menaçaient davantage la sécurité mondiale que Saddam… 1 Littéralement, le fait de se réjouir du malheur d’autrui. Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 72 Bref, aux yeux des conservateurs, les Européens vivent dans un monde imaginaire qui les rend aveugles aux menaces extérieures, auxquelles ils n’ont ni la volonté ni la capacité de répondre. Plutôt que de rallier les combats des Etats-Unis, ils préfèrent les critiquer, voire prendre parti pour Saddam et Arafat. Ils ne font pas seulement preuve d’ingratitude envers l’Amérique qui les a sauvés du nazisme et du communisme : ce sont des traîtres. 1. « EUROPE PUISSANCE » : LA FIN D’UN RÊVE ? Autre cible, le penchant européen pour le multilatéralisme. En refusant de reconnaître les obligations particulières auxquelles est soumise la superpuissance américaine, l’Europe aurait empêché les Etats-Unis de ratifier le protocole de Kyoto et celui sur l’interdiction des mines anti-personnelles, ainsi que l’accord sur le Tribunal pénal international. Elle aurait exploité la popularité de ces accords pour forger une identité européenne de supériorité morale, par opposition à l’« égoïsme » américain. l’OTAN et une marginalisation du Vieux continent. Le sous-secrétaire d’Etat au département d’Etat, John Bolton, écrivait en 1996, alors qu’il était vice-président de l’AEI : « Les Européens n’ont jamais perdu la foi dans l’apaisement comme mode de vie ». DES VISIONS OPPOSÉES DE LA SOCIÉTÉ O utre la politique étrangère, les attaques des néo-conservateurs et des « conservateurs culturels » visent la société et la culture européennes. Les Européens sont égale- Aux yeux des Un des thèmes principaux ment accusés de recourir conservateurs, est la résurgence de l’anau multilatéralisme pour tisémitisme en Europe. Ce repousser les problèmes, les Européens diagnostic se fonde sur comme dans le cas de l’Irak. vivent dans l’accroissement du Ils tolèrent l’utilisation des un monde nombre d’incidents antiorganisations internatiosémites, surtout en nales à des fins de propa- imaginaire France, et sur le succès gande anti-américaine, qui les rend électoral inattendu de anti-israélienne et anti- aveugles aux Jean-Marie Le Pen en avril démocratiques – par 2002. En Allemagne, le leaexemple la Commission menaces der politique Jürgen Moldes Droits de l’homme de extérieures, lemann a fait des l’ONU, où ils ont fait élire auxquelles ils commentaires frisant la Libye et la Syrie plutôt l’antisémitisme pendant la que les Etats-Unis. Mais n’ont ni la campagne électorale l’objection la plus fonda- volonté ni la de septembre 2002. mentale au multilatéralisme capacité de Beaucoup en ont tiré la européen est qu’il aurait conclusion que l’Europe a pour objectif de contenir répondre. renoué avec ses vieux l’influence des Etats-Unis, démons, ce qui expliquerait ses que les unilatéralistes néo-conserpositions pro-palestiniennes. « L’Euvateurs cherchent au contraire à rope est à nouveau malade, écrit étendre. par exemple l’éditeur de presse Mortimer Zuckerman. Le fascisme Enfin, comme l’a écrit Robert et le communisme ont passé, l’antiKagan, le multilatéralisme serait sémitisme est resté. Aujourd’hui, « l’arme des faibles ». Les Euroil connaît une nouvelle vie ». péens montreraient une faiblesse coupable à l’égard du terrorisme Autre stéréotype, « l’Europe, terreau et des armes de destruction masdu terrorisme », surtout depuis la sive en raison de leurs liens polidécouverte que des highjackers de tiques avec le monde arabe, de leur septembre 2001 avaient vécu à Hamcupidité commerciale et de la prébourg et dans d’autres grandes villes sence sur leurs territoires de du continent. A l’inverse des Etatsfortes populations musulmanes. Unis, l’Europe ne parviendrait pas à L’Europe est accusée de réduire assimiler ses musulmans. Le refus de son effort militaire. Bénéficiant de la répression et les excès du welfare la protection américaine, elle préstate seraient aussi responsables. « Si fère dépenser dans le domaine vous travaillez dix heures d’affilée, social. D’où un affaiblissement de CES AMÉRICAINS QUI DÉTESTENT L’EUROPE… écrit ainsi le critique culturel Mark Steyn, vous êtes trop épuisé pour faire sauter l’Amérique. Mais dans les HLM sordides de Londres, Paris, Francfort et Rotterdam, le gouvernement vous paie pour que vous passiez votre temps à planifier la domination du monde ». Répondant aux critiques européennes visant la violence urbaine et la peine de mort aux EtatsUnis, les commentateurs conservateurs font valoir que la criminalité en Europe a eu tendance à croître et qu’une majorité d’Européens sont favorables à la peine de mort. de l’Europe communiste comme une preuve du défaut d’idéalisme démocratique et de l’égoïsme de l’Europe de l’Ouest, et le refus d’accueillir la Turquie plus tôt comme un signe d’intolérance religieuse. Récemment, l’opposition de la France et de l’Allemagne à la guerre contre l’Irak a confirmé les craintes de ceux qui ont toujours vu dans la construction européenne un projet d’inspiration française et antiaméricaine, où le couple franco-allemand imposerait ses vues aux autres Etats membres. Enfin, l’économie européenne n’échappe pas non plus aux attaques. La multiplication des différends commerciaux (notamment sur les OGM) nourrit des accusations de protectionnisme et d’antimodernisme. Le blocage par la Commission européenne de la fusion General Electric-Honeywell a été interprété comme le signe d’une méconnaissance des règles de la concurrence, et un empiétement sur la souveraineté américaine. Plus généralement, le modèle économique européen est réputé anti-croissance, anti-emploi, antiinnovation, et marqué par un excès de taxes, de réglementations et de dépenses. C’est là, en effet, le principal argument contre l’Union européenne : son ambition de devenir une puissance indépendante des Etats-Unis, dotée de sa propre politique étrangère et de défense, semble motivée par l’anti-américanisme. Ce dernier serait même devenu le ciment de l’identité européenne et de l’Union. Ces conceptions dominent au sein de l’adminis- Le modèle tration Bush, dont communautaire l’objectif non avoué, mais clair, est d’affaiblir et de de partage de diviser l’Europe. souveraineté L’EUROPE UNIE, UNE MENACE ? L ’Union européenne elle-même est devenue une cible de choix. Chez les conservateurs, l’euroscepticisme est un trait ancien et traditionnel : dans les années 90, les Britanniques partisans de Margaret Thatcher étaient venus recruter des alliés aux Etats-Unis, les appelant à « sauver » leur meilleur allié des griffes d’une Europe « socialiste ». Si les eurosceptiques ne sont pas tous anti-européens, la plupart des anti-européens sont eurosceptiques. Beaucoup d’observateurs ont interprété le rythme et les conditions de l’élargissement aux anciens pays LES EFFETS EN CHAÎNE DE LA FIN DE LA GUERRE FROIDE C omment expliquer cette vague anti-européenne ? Il n’existe pas d’explication unique, mais un ensemble de facteurs qui se combinent. La première hypothèse serait une réaction à l’anti-américanisme européen. Mais ce dernier n’est pas nouveau.A-t-il connu un essor récent ? Les Américains y sont-ils devenus plus sensibles ? En fait, le noyau dur de l’anti-américanisme idéologique en Europe s’est plutôt dilué au cours des dernières années : ce sentiment est déclaré par moins de 10 % des Européens interrogés. Cependant, il est indéniable que l’élection de George Bush a provoqué une forte réaction à sa personne et à ses politiques. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les conservateurs soient les plus sensibles aux attaques dirigées contre le président qu’ils soutiennent. L’assimilation saperait qu’ils font entre hostilité Un autre argument contre envers Bush et anti-amél’Union est plus subtil : le les identités ricanisme s’explique à la modèle communautaire nationales et, de partage de souveraifois par leur patriotisme en s’étendant neté saperait les identités et par une raison tacnationales et, en s’éten- au système tique : accuser les Eurodant au système interna- international, péens tional, défierait l’influence d’anti-américanisme est défierait et la souveraineté des un moyen de décrédibilil’influence et Etats-Unis. ser leurs critiques. En outre, le sentiment, depuis la souveraineté Enfin, une critique – comle 11 septembre, d’être en des Etats-Unis. mune aux eurosceptiques guerre et vulnérables au américains et européens risque terroriste a abaissé – a trait au caractère élitiste, bureaule niveau de tolérance des Américratique et anti-démocratique de cains aux critiques, d’où qu’elles l’Union. Depuis la présidence Delors, viennent. Sentiment que résume la celle-ci serait aussi devenue sociaformule de George Bush : « Ceux liste et avide de réglementations. A qui ne sont pas avec nous sont avec preuve, le ralliement des partis les terroristes ». sociaux-démocrates à la cause européenne. Les conservateurs attribuent volontiers à leurs adversaires un préjugé selon lequel « l’Amérique a toujours tort ». De fait, la vision de certains Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 73 DOSSIER Européens, pour lesquels l’Amérique est devenue un « Etat-voyou », est en opposition frontale avec le sentiment, répandu dans la droite américaine, que les Etats-Unis volent de succès en succès depuis leur victoire dans la guerre froide et traversent une des périodes les plus glorieuses de leur histoire. 1. « EUROPE PUISSANCE » : LA FIN D’UN RÊVE ? trines stratégiques qui découlent de cette asymétrie de puissance, des instincts unilatéralistes de l’administration Bush et de la conscience des menaces depuis le 11 septembre ne font que souligner le fossé intellectuel et stratégique avec l’Europe. UN DIVORCE DES CULTURES ET DES VALEURS ? Une seconde piste d’explication de la montée de l’anti-européanisme ne autre influence sur t i e n t à l a t r a n s fo r m a t i o n d u l’anti-européanisme contexte international. Le américain tient à la monsoutien américain à l’uniLa disparition dialisation. Paradoxalefication européenne ment, celle-ci a mieux fait devait beaucoup à la de l’Union apparaître les différences guerre froide. En outre, soviétique a culturelles et réglemenEurope et Etats-Unis ne fait ressortir taires induites par les rôles dépendent plus autant distincts du marché, de l’un de l’autre pour leur les contrastes l’Etat, du droit et de la relisécurité. Paradoxalement, entre les gion des deux côtés de la mission américaine est systèmes l’Atlantique. La disparition désormais accomplie : de l’Union soviétique a fait l’Europe est enfin libre, économiques ressortir les contrastes prospère, unie et paci- des Etats-Unis entre les systèmes éconofique. Dans la mesure où et de l’Europe miques des Etats-Unis et elle peut vivre en sécurité de l’Europe continentale. sans un engagement aussi continentale. En fait, le modèle européen important des Etats-Unis, est devenu la seule voie ceux-ci peuvent se touralternative, admiré par certains ner vers d’autres priorités, au Démocrates mais considéré comme Moyen-Orient et en Asie. Par l’anti-modèle par la plupart des ailleurs, le relâchement des liens Américains. Par ailleurs, l’Europe stratégiques transatlantiques a favoest souvent perçue aux Etats-Unis risé une explosion des contentieux comme frileuse à l’égard de la monéconomiques, auparavant maintedialisation et comme la base arrière nus sous le boisseau. Le « coût stradu mouvement anti-mondialiste tégique » des débats de société – incarné par José Bové. sur la peine de mort ou l’antisémiOr la droite américaine comme la tisme – s’est considérablement gauche européenne associent faciallégé. lement anti-mondialisme et antiaméricanisme. L’anti-européanisme est donc moins la cause que la conséquence d’un Quatrième hypothèse, fossé croissant entre les perspecun véritable divorce des valeurs, et tives stratégiques américaine et l’apparition d’un fossé culturel. Les européenne : les néo-conservateurs ne manquent Etats-Unis ont des responsabilités pas de souligner l’opposition entre mondiales, celles de l’Europe sont le tempérament des Américains, régionales. La conscience de la « viril », empreint de certitudes menace terroriste depuis le 11 sepmorales à l’instar de leurs héros tembre 2001 est plus aiguë outreChurchill, Reagan ou Thatcher, et Atlantique. Forts de leur potentiel celui des Européens « mauviettes » militaire, les Etats-Unis sont plus portées au compromis, voire à la enclins à recourir à la force, comme reddition. Ils se montrent allergiques l’affirme Kagan. Les nouvelles doc- U Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 74 aux élites politiques et intellectuelles européennes, considérées comme prétentieuses et non-représentatives du reste de la population. Selon Kagan, « les Américains viennent de Mars, les Européens de Vénus ». Ce qui est vrai, c’est que Bush le Texan n’a jamais eu d’affinité pour l’Europe et sa culture, à l’inverse d’un Clinton qui était la version américaine d’un social-démocrate européen. Clinton s’évertuait à désarmorcer les tensions transatlantiques, alors que Bush les fait ressortir et les aggrave. En outre, depuis 1994, le profil du Congrès est devenu plus conservateur, plus sudiste et plus populiste. Les atlantistes y sont en voie d’extinction. Les régions à forte vitalité démographique et économique sont les moins influencées par l’Europe, tandis que les descendants de l’immigration européenne représentent une fraction déclinante de la population. Reagan a ressuscité la conscience de l’exceptionnalisme américain et réhabilité les valeurs traditionnelles du pays, en particulier la méfiance à l’égard du gouvernement, la responsabilité personnelle, la religion, l’optimisme, le patriotisme, l’antiélitisme, le risque, la répression de la criminalité, le recours à la force militaire, le sens de la souveraineté nationale et l’acceptation des inégalités induites par le capitalisme. Dans le même temps, les Européens continuent à valoriser l’égalité sociale, l’interventionnisme étatique, la résistance au changement, la suppression de la peine de mort et le pacifisme (en Allemagne notamment). Ces différences ne sont pas nouvelles, mais étaient en partie masquées, pendant la guerre froide, par le mythe d’un monde occidental unifié. Par ailleurs, en même temps qu’elle rejetait la tutelle des élites du Nord-Est, la société américaine se débarrassait de son complexe d’infériorité culturelle vis-à-vis de l’Europe.William Kristol, qui dirige CES AMÉRICAINS QUI DÉTESTENT L’EUROPE… le Weekly Standard, écrit : « L’Amérique est nationaliste, religieuse et martiale, l’Europe est post-nationaliste, post-chrétienne et pacifiste ». UN RÉVÉLATEUR DES DIVISIONS AMÉRICAINES C es sentiments des milieux conservateurs proches du pouvoir sont-ils ceux de l’ensemble de la population ? En réalité, une forte majorité d’Américains préfère les approches multilatérales, soutient l’unification européenne et souhaite même que l’Europe joue un rôle croissant dans le monde. Il semblerait donc que les élites néo-conservatrices soient plus déconnectées de leur opinion publique que les élites européennes des leurs. Il n’en demeure pas moins que les Américains sont devenus plus sensibles à leur souveraineté et méfiants à l’égard des organisations multilatérales, et qu’ils rejettent l’idée de donner un droit de veto à un pays étranger lorsque leurs intérêts vitaux sont en jeu, comme on l’a vu dans le cas de l’Irak. En fait, le fossé culturel divise peutêtre davantage l’Amérique qu’il n’oppose les deux rives de l’Atlantique : d’un côté, les côtes Est et Ouest cosmopolites, multilatéralistes et tolérantes, de l’autre l’intérieur du pays, plus nationaliste et culturellement conservateur. Cette opposition culturelle comporte une dimension partisane, puisque les principaux clivages et les facteurs prédictifs du vote sont d’ordre culturel : ce sont des sujets comme la pratique religieuse, l’avortement, l’homosexualité ou le port des armes à feu. De plus, les Républicains sont moins enclins au multilatéralisme et à ce qu’ils perçoivent comme des concessions faites aux Européens. Quelle est, enfin, l’influence des facteurs politiques et idéologiques dans l’anti-européanisme ? Les affinités idéologiques sont de peu de poids aux yeux des conservateurs américains, si on les met en balance avec l’attitude des gouvernements européens face à la politique étrangère de l’administration Bush. Les « bons » gouvernements européens comprennent les travaillistes britanniques et les sociaux-démocrates d’Europe de l’Est, ainsi que les conservateurs italiens et espagnols. Parmi les « mauvais » figurent les conservateurs français, tout autant que les sociaux-démocrates allemands. Il n’empêche que les cultures politiques de part et d’autre de l’Atlantique semblent diverger. L’ascension, les idées et l’impact des néo-conservateurs n’ont pas d’équivalent en Europe, sans doute parce qu’ils reflètent le statut de superpuissance des Etats-Unis.A l’inverse, la gauche européenne est plus influente que la gauche américaine, affaiblie, notamment dans les grands débats internationaux – d’où l’intérêt que lui portent aujourd’hui les néo-conservateurs. François Furet avait bien compris que la disparition de l’Union soviétique incitait la gauche européenne à attaquer l’Amérique, le capitalisme et la mondialisation, car elle l’exemptait d’avoir à défendre le communisme ou même d’avoir à proposer un modèle alternatif. Elle a également fait disparaître l’anti-communisme comme contrepoids à l’anti-américanisme européen. L’anti-européanisme ne s’appuie plus seulement sur une Amérique profonde isolationniste, populiste et anti-élitiste. Ses nouveaux propagateurs sont des intellectuels internationalistes de la côte Est, familiers de l’Europe. Tournant le dos au multilatéralisme, leur internationalisme est paradoxalement d’inspiration nationaliste, souverainiste, unilatéraliste et eurosceptique. Leur vision est pessimiste : c’est celle d’une Europe non seulement anti-américaine, antisémite et réfractaire à l’immigration, mais en profond déclin démographique, économique, militaire, culturel et moral. L’intérêt des Etats-Unis est donc, à leurs yeux, d’ignorer, de diviser et de marginaliser l’Europe, et d’abord l’Union européenne, pour leur substituer des coalitions ad hoc. Le contraste est tranché avec la vision de la plupart des Européens, et de quelques rares Américains, d’une Europe unie et ascendante sur la scène internationale, qui annoncerait une ère de rivalité transatlantique. Poussant leur logique jusqu’au bout, certains caressent l’idée d’une « Europe atlantique », qui permettrait de sauvegarder la cohésion occidentale sous leadership américain. Ainsi, la GrandeB re t a g n e p o u rr a i t re j o i n d re l’ALENA, ou bien une « Anglosphère » les associant aux EtatsUnis et à l’Australie, au cas où une Union européenne indépendante ferait obstacle à ce renouveau de l’Ouest. POUR COMBIEN DE TEMPS ? L’ anti-européanisme est-il appelé à durer ? Son intensité variera sans doute au gré des crises internationales, des soutiens européens aux initiatives américaines et de l’évolution de l’intégration européenne. La forme extrême qu’on lui a connue récemment sera probablement réservée aux périodes de crise, mais celles-ci pourraient se multiplier à l’avenir. Même par des temps apaisés, l’anti-européanisme devrait faire de plus en plus pendant à l’anti-américanisme et compliquer les relations transatlantiques. On peut en dire autant de l’euroscepticisme, qui a désormais franchi l’Atlantique et pourrait renforcer son influence en cas de concomitance d’une administration républicaine à Washington et conservatrice à Londres. D’ores et déjà, George W. Bush a innové en ne faisant plus de l’Eu- Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 75 DOSSIER 1. « EUROPE PUISSANCE » : LA FIN D’UN RÊVE ? Les courants de la politique étrangère américaine Les Etats-Unis acceptent-ils l’idée d’une Europe puissance ? La réponse n’est pas simple. Sur la politique étrangère, plusieurs écoles de pensée1 coexistent outre-Atlantique. Domine actuellement celle des néo-conservateurs : bien implantée dans les structures du pouvoir, elle s’appuie sur un réseau puissant et structuré de groupes de réflexion et de médias. H 1 Pour un point de vue complet, lire Pierre Hassner et Justin Vaisse, Washington et le monde : les dilemmes d’une superpuissance, Paris, Autrement, 2003. 2 Lire Madeleine Allbright et James Schlesinger, « Pour le renouveau du partenariat transatlantique », Le Monde, 15 mai 2003. Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 76 érité du président Woodrow Wilson, le wilsonisme est traditionnellement une doctrine défendue par les Démocrates. Il suppose un engagement de Washington sur la scène internationale, qui privilégie le multilatéralisme comme mode d’action. C’est cette volonté qui a conduit les EtatsUnis à proposer en 1919 la création de la Société des Nations (SDN) puis de l’ONU. WILSONIENS ET « RÉALISTES » D ditionnelles. En clair, Washington ne doit pas s’imposer comme le leader du monde libre, mais plutôt comme le garant de ses propres intérêts nationaux. A l’inverse des isolationnistes, dans le contexte actuel, les réalistes font leur l’idée d’engagement extérieur. George W. Bush est souvent considéré comme jacksonien, dans la mesure où il puise sa force – comme l’illustre Andrew Jackson, président de 1829 à 1837 – dans les sentiments de l’homme de la rue ; dans la mesure aussi où il assume pleinement ses engagements une fois la décision prise. Donnant aux intérêts des Etats-Unis la priorité sur toute autre considération, estimant nécessaire de propager le message américain à l’extérieur en fonction des circonstances, cette école de pensée se trouve à la jonction des deux précédentes (wilsonisme et réalisme). epuis la fin de la guerre froide, de nombreux Républicains se réclament du wilsonisme, plaidant en faveur d’un engagement accru de Washington sur la scène internationale. Cependant, ce nouveau multilatéralisme propagé par les néoconservateurs, devenus très influents, ressemble beaucoup à un unilatéralisme qui irait au bout de sa logique : les Etats-Unis sont porteurs d’une mission universelle, que l’administration doit assumer en proposant des coalitions de circonstance groupant des alliés défendant les mêmes valeurs. Cette école de pensée qui se veut hégémoniste est souvent assimilée à de l’impérialisme. En fait, plus que l’Amérique elle-même, ce sont les valeurs qu’elle défend qu’il s’agit d’imposer dans le monde. Ces différents courants sont fortement représentés chez les Républicains, les Démocrates restant pour leur part un peu absents des débats sur les questions internationales – même s’ils souhaitent dans leur majorité sauvegarder le lien transatlantique, et s’ils ont critiqué les modalités de la lutte contre le terrorisme après le triple attentat de Riyad. Les réalistes, héritiers de Richard Nixon et d’Henry Kissinger, et qui se réclament aujourd’hui de Colin Powell, ont une autre vision. Pour eux, l’engagement extérieur de Washington n’est ni une fatalité, ni une contrainte. En fonction des événements, et quand les intérêts nationaux sont en jeu, l’intervention à l’étranger peut être envisagée, mais moins en fonction d’une « mission » que de motivations plus tra- Les Américains cautionnent, dans l’ensemble, la définition d’une nouvelle stratégie dont les coalitions de circonstance sont l’aspect le plus visible2. Mais, parmi les Républicains, les désaccords sont spectaculaires, par exemple entre Newt Gingrich et Colin Powell pendant la crise irakienne. Dans la campagne électorale de 2004, George W. Bush sera sans doute contraint de choisir entre les deux tendances. LES COURANTS DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE LES NÉO-CONSERVATEURS ET LEURS THINK TANKS P rincipalement issus des communautés juives et chrétiennes, les néo-conservateurs américains ne sont pas des politiciens professionnels, mais plutôt des analystes politiques, des idéologues activistes et des universitaires qui ont contribué à forger l’agenda de nombreux think tanks à droite de l’échiquier politique. Ils sont imprégnés de l’idée de la supériorité morale des Etats-Unis, ce qui facilite leur alliance avec la droite chrétienne et d’autres groupes de conservateurs-sociaux. Les néo-conservateurs occupent un espace laissé vacant au sein de la droite américaine : ils sont les seuls à s’intéresser de près aux questions extérieures, auxquelles les élus ne sont pas très sensibles. Sur la question du Moyen-Orient, leur soutien à Israël a été constant depuis 1967, et ils entretiennent des relations étroites avec le Likoud. Leur influence a été renforcée après l’élection de George W. Bush, et plus encore après les attentats du 11 septembre, en particulier sur les questions de sécurité. Des think tanks tels que l’American Enterprise Institute, Cato Institute, Heritage Foundation ou Hudson Institute se font souvent l’écho de leurs travaux, et sont aujourd’hui les centres les plus influents en matière de politique étrangère. Plusieurs membres de l’administration Bush en sont issus. Parmi les personnalités du mouvement qui comptent dans les réseaux décisionnels à Washington, on trouve Richard Perle (président du comité consultatif du département de la Défense), Irving Kristol (animateur de l’American Enterprise Institute), Gary Bauer (ex-conseiller de Ronald Reagan et président du groupe d’influence American Values) et Daniel Pipes (directeur du Middle East Forum), mais également les éditorialistes Charles Krauthammer,Wiliam Safire et Abe Rosenthal. Bien organisés, bien implantés dans les structures du pouvoir, influents dans les médias et dotés de ressources financières solides, ces néo-conservateurs constituent le cerveau du « war party ». Le mouve- ment s’appuie principalement sur des publications telles que Commentary, New Republic, et le Weekly Standard. On le retrouve également dans les lignes éditoriales du Wall Street Journal et de National Review, et parfois même du Washington Times et de l’American Spectator3. Le moins qu’on puisse dire est que les projets de politique européenne de sécurité et de défense (PESD) n’ont pas bonne presse auprès d’eux. Les think tanks réunissent des représentants de l’université, du monde des affaires, de la fonction publique, de l’exécutif et du législatif au sein de groupes de discussion. Mais ces activités ne se limitent pas à l’échange d’informations ou à la formulation d’idées. Elles servent à rallier des partisans et à dégager un consensus sur des questions fondamentales : quels sont les problèmes les plus importants du moment, en quoi les points de vue divergent-ils, quelle devrait être l’approche des Etats-Unis ? Les think tanks sont des réservoirs de talents dans lesquels l’exécutif ou le Congrès peuvent puiser. Ils offrent en outre un refuge idéal aux responsables de l’administration qui ont quitté leurs fonctions mais veulent continuer de s’occuper de politique étrangère. Typiquement américain, ce mouvement de vaet-vient entre administration et groupes de réflexion contribue beaucoup à l’innovation dans la fonction publique et à l’apport d’idées nouvelles. Ainsi, le rôle grandissant des groupes de réflexion dans la politique étrangère américaine et dans la sécurité nationale répond naturellement à l’engagement de plus en plus poussé des Etats-Unis sur la scène internationale depuis un demi-siècle. Il contribue à former les dirigeants, façonne les politiques futures (au-delà de celles du gouvernement en place), pousse le Congrès à intervenir et sensibilise l’opinion publique. Ces groupes sont finalement devenus indispensables à la formulation de la politique étrangère et au rôle des Etats-Unis dans le monde. 3 Voir l’article de Patrick Chamorel p.70. BARTHÉLÉMY COURMONT * Sociétal N° 41 e * Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Barthélémy Courmont a récemment publié Les guerres asymétriques, Paris, PUF, 2002 et Terrorisme et contre-terrorisme : l’incompréhension fatale, Paris, Cherche-Midi, 2003. 3 trimestre 2003 77