NIKI DE SAINT-PHALLE: JARDIN MIGRANT, CHEMIN
Transcription
NIKI DE SAINT-PHALLE: JARDIN MIGRANT, CHEMIN
NIKI DE SAINT-PHALLE: JARDIN MIGRANT, CHEMIN MUTANT Éliane Chiron RÉSUMÉ: Le Jardin des Tarots serait, par hypothèse, issu de la migration des jardins qui ont traversé l’enfance et la jeunesse de Niki de Saint-Phalle. Ils traceraient, au gré de leurs errances dans le temps et l’espace, un chemin qui muterait jusqu’au nom du Jardin des Tarots. Le «tarot», d’origine inconnue, désigne indifféremment le chemin royal égyptien, la Torah hébraïque, la roue latine (Rota), l’étoile fixe en sanscrit, le Tao chinois. L’écriture de Niki s’entremêle avec la nôtre, pour envisager trois aspects de la migration transatlantique du jardin, puis quatre moments de la mutation du chemin; enfin, dans la figure de La Tempérance, émerge le thème fondateur du combat avec l’Ange, chiffre secret du rapport entre le corps-artiste et le paysage. Il serait le signe que les miroirs du chemin sont les agents mutagènes qui font de l’artiste une mutante, reflet d’un paysage-monde brisé, qui nous reflète à son tour. MOTS-CLÉS: Niki de Saint-Phalle; Jardin des Tarots; mutations; migration. Je bascule dans un autre monde… Un miroir reflète mes innombrables têtes. Les têtes s’effacent. Le soleil rose rouge brûlant est en train de s’enfoncer dans la mer. Je suis unie de nouveau.1 Niki de Saint-Phalle, sculpteur, écrivain, cinéaste, a réalisé en Toscane, à Garavicchio, de 1980 à 1988, dans une ancienne carrière orientée vers le sud et la mer2, le Jardin des Tarots. Ouvert au public selon la volonté de l’artiste, ce jardin pourrait se nommer le «Jardin des Chemins» puisque le mot «tarot», d’origine inconnue, désigne indifféremment le chemin royal égyptien, la Torah hébraïque, la roue latine (Rota), l’étoile fixe en sanscrit, le Tao chinois. Le plan du jardin a la forme d’une des célèbres Nanas de l’artiste, et c’est par son sexe que pénètre le public, comme dans la Hon de Stockholm3 ou L’Impératrice dans laquelle Niki habita et travailla pour le Jardin. La roche qui affleure partout sous nos pas, la végétation en désordre, les immenses sculptures polychromes (les vingt-deux figures des arcanes majeurs) nous font pénétrer dans un monde en train d’émerger, dont nous faisons partie. Nous éprouvons dès l’entrée, puis dans les grandes sculptures habitables – La Papesse, Le palais de l’Empereur, L’Impératrice, la chapelle de La Tempérance – la confusion originelle de la Terre et du Ciel, d’Ouranos et de Gaia et des monstres qu’ils engendrèrent. En haut d’escaliers gravés de chiffres, pavés de couleurs, bordés de miroirs, soudain, c’est pour le visiteur la surprise de la mer, au loin. Vue de la terrasse de L’Impératrice, elle est pour moi toutes les mers du monde. La regardant comme Niki l’a tant d’années contemplée depuis L’Impératrice, je sens que la mer au bout de ma vue, qui me rend mon regard, est une extension du jardin, et que de l’une à l’autre «le chemin est celui de mon corps».4 Le Jardin des Tarots serait, par hypothèse, issu de la migration des jardins qui ont traversé l’enfance et la jeunesse de l’artiste. Ils traceraient, au gré de déplacements erratiques dans le temps et l’espace, un chemin qui muterait jusqu’au nom du Jardin des Tarots. Les sculptures des Tarots recouvertes de miroirs brisés, verres teintés et morceaux de céramique étincelante, ont pour lignage le Palais du facteur Cheval et le Parc Güell de Gaudì à Barcelone. L’artiste les découvre après avoir fui l’Amérique, au milieu d’un siècle fracassé par deux guerres mondiales. Les premières peintures de Niki, dans les années cinquante, préfigurent la suite de son œuvre: notamment des paysages Sans titre (1958), Paysage nocturne (1958), Le château du monstre et la mariée (1955-56).5 On avancera cependant par la voie des récits et poèmes de l’artiste-écrivain, comme on enquêterait sur un crime à la manière d’Edgar Poe, un des auteurs favoris de Niki.6 On verra 3 Ibid., p. 168. 4 MERLEAU-PONTY, 1964, p. 300. 5 Cf. les reproductions dans le catalogue Niki de Saint-Phalle, op. cit. 1 SAINT-PHALLE, 1999, p. 104. Cf. CHIRON, 2010, p. 131-144. 2 HULTEN, 1992, p. 13-17. 6 Niki est initiée à la lecture des contes d’Edgar Allan Poe – qui fut aussi le pionnier américain du roman policier – par son grand-père maternel Harper, dans son château en France. Cf. SAINT-PHALLE, 1999, p. 155. 215 FRANÇAIS ÉLIANE CHIRON, Niki de Saint-Phalle: jardin migrant, chemin mutant FRANÇAIS 216 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 que «le propre de l’artiste est d’avoir des antennes qui permettent de capter les infimes frémissements, imperceptibles aux autres, [et que] pour ceux qui ont su conserver une part d’enfance, la vie d’adulte est tellement plus merveilleuse!».7 Les voyages incessants entre l’Amérique et l’Europe, entre ville, campagne et montagne, font partie de la vie de l’artiste au point que Rico Weber, son assistant et ami, lui dira un jour: «Je t’ai aidée vingt-huit fois à déménager, ça suffit. Pourquoi n’achètes-tu pas une roulotte?»8 Les artistes en ont l’expérience: les chocs créateurs ont lieu hors de l’atelier, lors de dépaysements. On envisagera ces chocs comme les bris du chemin, recueillis dans le Jardin des Tarots. À chaque étape, pour voir, il nous faudra des zones de contact, des obstacles semblables à ceux rencontrés par Niki pour édifier le Jardin et en construire le parcours créateur. L’écriture de Niki sera pour nous, rigoureusement, ce qu’après Valéry énonce Merleau-Ponty: «Le langage est tout, puisqu’il n’est la voix de personne, qu’il est la voix même des choses, des ondes et des bois».9 À travers la part impersonnelle de cette voix, qui se confondra avec la nôtre, on envisagera trois aspects de la migration transatlantique du jardin, puis quatre moments de la mutation du chemin; enfin, dans la figure de La Tempérance, émergera le thème fondateur du combat avec l’Ange. Ce combat, chiffre secret du rapport entre le corps-artiste et le paysage, serait-il le signe que les miroirs du chemin, fracassés par la guerre, brisant le paysage, sont les agents mutagènes qui font de l’artiste une mutante, impersonnelle, reflet d’un paysage-monde (jardins et chemins) pulsionnel et pelliculaire? *** La migration du jardin Le premier jardin-château, le viatique Il est lié au danger, à la perte et à l’abandon. Danger de mort à la naissance de Marie-Agnès en 1930, où le cordon ombilical risque de l’étrangler. Ruine de la banque Saint-Phalle, un an plus tôt, dont sa mère la rend responsable. Abandon: quelques mois après 7 Ibid., p. 121. 8 Ibid., p. 43. 9 MERLEAU-PONTY, 1964, p. 204. sa naissance près de Paris, sa mère se rend à New York avec son frère aîné Jean, tandis qu’elle est «envoyée dans la Nièvre, en pleine campagne, pour passer les trois premières années de sa vie dans le château de ses grands-parents».10 «Maman, Maman, où êtes-vous? Pourquoi m’avez-vous laissée, qu’ai-je fait de mal? Vous reverrai-je un jour?» «Je n’ai pas besoin de vous, Maman. Je me débrouillerai très bien sans vous. Maman, j’ai conquis le monde pour vous. Je suis une guerrière.» S’opposant à la banque paternelle ruinée, le château de Fillerval, propriété française du grand-père maternel Harper, était «beaucoup plus beau que celui des Saint-Phalle». Ce premier jardin-château, celui de l’abandon, sera un archétype; il migrera au gré des voyages transatlantiques, devenant lui-même le voyage: le viatique. Il «trônait au milieu d’immenses terres et de nombreuses fermes, et d’un merveilleux jardin Louis XIV dessiné par Le Nôtre. Est-ce que ce sont les châteaux de mon enfance qui m’ont inspiré les lieux imaginaires que je ferais plus tard, qui sembleraient sortir de contes de fées»?11 «Il y avait à demeure «18 domestiques, dont 8 jardiniers. Lorsque nous étions enfants, nous passions souvent les étés chez nos grands-parents, tandis que nos parents voyageaient.» Après son renvoi du couvent, elle passa chez eux une année très heureuse. «Je faisais du cheval. Je galopais à travers la forêt, enivrée par l’odeur des arbres.» Pourtant ce château, ce paysage, sont les signes d’une paix menacée. Niki n’a pas neuf ans, la guerre s’annonce: «Jean, en te parlant, l’odeur de l’été qui précéda la guerre me revient. Nous sommes dans les prés du château de grand-père Saint-Phalle dans la Nièvre».12 Château, jardin, forêt, pré se mêlent, comme plus tard à Garavicchio, dans la violence diffuse, la douleur et l’ivresse. Plus tard, le château de Cudot, propriété des Saint-Phalle, est le cadre de la première expérience amoureuse de Niki avec un cousin double germain. Le château-jardin oscille sans cesse entre paradis et enfer: pendant la guerre, la grand-mère Saint-Phalle meurt brûlée vive dans sa chambre de son château occupé par l’armée allemande. Le côté maternel l’emporte cependant: le premier jardin, jardin de l’abandon, migrera dans l’esprit d’un déracinement originaire: «Chaque été, nous 10 SAINT-PHALLE, 1999, p. 14, 15 et 60-61. 11 Ibid., p. 133, 134 et 135. 12 Ibid., p. 45 et 148. prenions nos vacances dans un endroit différent. [¼] De nouveaux espaces. [¼] De nouvelles odeurs. Pas de racines».13 Pour se sentir déracinée, il faut que l’artiste le soit avant même de naître. Naître migrante. Condition pour devenir mutante? Les jardins-chambres Après le krach, ne pouvant plus payer le luxueux appartement de New York, la famille s’installe à Greenwich, dans le Connecticut, parce que la vie y est bon marché. «Pour nous, les enfants, c’était le paradis parce qu’il y avait un jardin».14 Mais la source de sa création n’est pas simplement la vie dans les châteaux et leurs jardins, elle provient des lectures et visites de musées. Vers l’âge de onze ans, Niki commence à dessiner des arbres, à l’époque où sa mère l’emmène une fois par mois, le dimanche, au Metropolitan Museum. Les arbres, il faut les dessiner, les incorporer, en les intégrant à la sphère vivante de l’art et de la littérature. C’est au retour d’Europe, après le renvoi du couvent, dans le pensionnat du Maryland entouré d’un très beau paysage, qu’elle commence à beaucoup lire et écrire, dotant les jeux de l’enfance d’une structure romanesque et mythique. Très tôt l’artiste expérimente son jardin imaginaire. Un espace clos. Sa chambre. Elle étale ses jouets et en fait des petits tas comme le seront plus tard les sculptures des Tarots. Peu importe qu’elle soit souvent punie. Mais alors sa chambre devient vivante, «elle devient mienne, mon espace.» Il y a plus secret: la boîte magique sous son lit. «Parfois, elle est pleine de sable. J’ai cinq ans, je bâtis des palais de rêve.» Pour Niki c’est la boîte de Pandore, où demeure l’essentiel de la vie: l’espoir. Modèle réduit de son monde imaginaire, la boîte se substitue au monde des adultes dans lequel elle ne veut pas s’intégrer. Ce faisant, elle rejette le mythe de Pandora qui fait de la première femme un fléau pour les hommes et de la beauté un mal.15 Elle construit la nuit, avec son frère Jean, des temples dans le salon familial avec les draps de leurs lits.16 Jean Tinguely se substituera plus tard au frère qui était 13 Ibid., p. 43, 42, 70 et 35 14 Ibid., p. 42, 70 et 35. 15 Cf. HESIODE, 1993, vers 590. LORAUX, 1990, passim. 16 SAINT-PHALLE, 1999, p. 17. absent du château où sa mère l’abandonna. Une des «merveilles» de Paris après la guerre, s’opposant à l’appartement de New York, est «l’immense appartement de 12 pièces des oncle Alexandre et tante Hélène, au 16 rue Séguier, dans le Quartier latin.» Le grand désordre qui y règne l’enchante: c’est en somme, le désordre de la rue dans un intérieur aristocratique, la confusion du dehors et du dedans, l’état de chaos nécessaire à la création, propre aux artistes. Le paysage transatlantique Le jardin migre selon l’entrecroisement des voyages transatlantiques. Sur le Normandie, Niki fait l’expérience du paysage migrant. Avec Jackie Matisse, elle se rappelle «la traversée de l’Europe» avec leurs familles chaque été, avant la guerre. «Nous nous rappelons avec émotion le bouillon servi sur les ponts venteux des navires, accompagné d’un cracker. Nous étions emmitouflées dans des couvertures, tandis que la mer déferlait à perte de vue devant nous».17 Le glacier de Saint-Moritz sous la lune se substituera plus tard à l’infini de la mer et la mer se verra depuis le haut du Jardin des Tarots. Elle écrira: «Je suis2 […] Double. […] Non, je suis 2 + 2 au moins. Je me perds dans les nombres, sans vraie nationalité ni racines. Je suis une survivante. J’ai survécu au naufrage du vaisseau. […] J’ai absorbé tout ce que j’ai vu, entendu, humé; les artistes sont des éponges; Ils sont perméables».18 Dès le départ, comme dans La morphologie des contes de Vladimir Propp, l’artiste se met en route pour retrouver ce qui lui a été dérobé ou ce qui lui manque. Qu’est-ce qui lui manque? Un lieu inventé (trouvé-créé dirait Winnicott) où mettre ce qu’elle a trouvé, absorbé; ce sera le jardin de Garavicchio. Comment l’artiste s’y prend-t-elle? En pratiquant la permutation, la substitution. Des temps, des espaces, des personnes, des objets se substituent à d’autres: le Titanic en hiver au Normandie l’été, la Méditerranée à l’Atlantique, les hommes à d’autres hommes (père, frère, cousin, amants), les femmes à d’autres femmes (mère, sœurs, grand-mère, amies). Mais aussi permutation du jardin et du paquebot. Le luxe du Normandie se retrouvera dans les Tarots. Ainsi s’ouvre le chemin créateur, mutant, que Souriau nomme «l’œuvre à faire», toujours à faire par permutations, substitutions, perlaborations. Le paquebot, à l’intérieur luxueux, s’ouvre sur l’infini. Son sillage qui s’efface derrière lui devient le modèle du chemin mutant de l’artiste survivante. 17 Ibid., p. 73. 18 Ibid., p. 101, 49 et 88. 217 FRANÇAIS ÉLIANE CHIRON, Niki de Saint-Phalle: jardin migrant, chemin mutant FRANÇAIS 218 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 Mutation du chemin La substitution du nom Les révoltes de l’artiste contre sa classe sociale et son combat contre la maladie butent contre des obstacles, des situations qui se répètent et font muter le chemin. Très vite par un changement de prénom. Agnès est son prénom officiel donné par son père en souvenir de la première jeune fille qu’il avait aimée. Lorsqu’elle a trois ou quatre ans, quand elle revient de la Nièvre, sa mère la rebaptise «Niki».19 Cette emprise maternelle, en conflit avec la lignée paternelle, est le paradigme des mutations du chemin identitaire. «À l’adolescence, [¼] j’ai dû me recréer. Je n’avais pas d’identité claire. Je me sentais à moitié française, à moitié américaine; j’aurais aussi voulu être à la fois homme et femme.» Choisi comme nom d’artiste, cosmopolite, «Niki» pourrait venir de la rue. La rue de New York, la diversité Le retour à New York, ville d’immigration, a lieu quand Niki a sept ans. Elle constatera qu’on ne peut s’enraciner à New York, ville construite sur un «rocher». Ce mot est écrit sur une photo prise à Central Park, où Niki et sa sœur Élizabeth, qui se suicidera, sont assises sur un rocher. On ne peut pas davantage s’enraciner dans la rue, on y roule en patins et les chutes laisseront des cicatrices aux genoux.20 On y dessine à la craie des numéros de marelles sur lesquels on marchera dans les chemins du Jardin des Tarots. Les promenades magiques sur le dos d’un cheval peint y deviendront la carte de La Mort (de l’énergie spirituelle). Ce n’est pas la nature qui a le dessus, mais ce qu’elle impulse d’énergie vitale. «C’est elle, la rue de New York, sa diversité humaine extraordinaire, qui ont nourri mon expérience et ma vie. C’est d’elle que je viens, c’est à elle que je dois de pratiquer un art populaire.» Dans l’appartement de New York, «les murs du salon, et ceux du long corridor qui y menaient, étaient tout couverts de miroirs.» Dans les reflets de ces miroirs, Niki regarde «les meubles, les bouquets dans les vases, les personnes assises sur le sofa. […] Sur un meuble, des carafes en cristal contenaient des eaux colorées se reflétant dans les miroirs. […] Je voulais devenir couleur à mon tour». Un jour, les reflets colorés de maman réapparaîtraient dans le Jardin des Tarots. 19 Ibid., p. 49 et 88. 20 Ibid., p. 31, 85, 114 et 121. Béton, asphalte, rochers, miroirs, reflets: le chemin mute en surfaces minérales, lisses, immatérielles, où l’on ne peut s’enraciner. Propices à la métamorphose. Où «ce qui est dehors est dedans, et ce qui est dedans est dehors.» Dans l’esprit de l’artiste, la rue populaire et le luxe de l’appartement s’entrecroisent. Ainsi Niki ne fait pas de différence entre le réel et l’imaginaire. «La présumée séparation entre conscient et inconscient n’a, pour moi, aucune réalité.» En effet, «l’artiste commence par suspendre les barrières qui séparent en principe la réalité extérieure et la réalité intérieure. C’est faire pleinement droit à l’idée d’une face libidinale unique sans épaisseur et sans bornes, [¼] engendrée par les opérations métamorphosant telles intensités affectives en couleurs, sons, phrases».21 De l’appartement elle fait un labyrinthe, chemin de l’être perdu. «Il y a tellement de corridors dans ma maison imaginaire! […] Je suis dans un labyrinthe […]. Les murs du labyrinthe sont couverts de miroirs. Ils me renvoient mon reflet. Au secours! Je veux sortir! […] Les miroirs sont fragmentés, la lumière est fragmentée, je suis moi aussi fragmentée».22 On pense à la scène finale de La dame de Shangaï d’Orson Welles. Mais Niki n’a pas une vocation de victime. Ses performances, qui la rendent célèbre, où elle tire sur des tableaux, en témoignent. Le pré de l’impasse Ronsin, la guerre Les premiers tirs ont lieu dans un pré de l’impasse Ronsin, un terrain vague à côté de l’Hôpital des enfants malades. En plein Paris. De même qu’elle a joué à Hitler avec son frère Jean, après la seconde guerre mondiale, elle le rejoue en pleine guerre d’Algérie, à Paris. La série des Tableaux-tirs, commence le 12 février 1961. Dans ces jeux, avec une carabine de fête foraine, plus tard avec un 22 long rifle, Jean Tinguely a remplacé un autre Jean, le frère aîné. Tout se refonde en mutant, en passant par le chaos, en pleine guerre, en pleine ville, en plein hiver. C’est l’époque des attentats OAS dans Paris; l’artiste rejoue le geste de tirer que font en Algérie les soldats du contingent. Elle se livre à la reproduction mécanisée de la violence de l’Histoire qu’elle a incorporée dans son enfance: «Pas un jour ne se passait à la maison sans que nous ne parlions d’Hitler et de l’avancée de ses armées. Hitler et les nazis, c’était l’air 21 LYOTARD, 1974, p. 20. 22 SAINT-PHALLE, 1999, p. 155. qu’on respirait. On croyait au Bien et au Mal».23 «Nous avons tous un peu de Hitler en nous, ainsi qu’un peu de Dieu.» La confusion mythique, dans l’œuvre, du vécu de la mort et de la naissance, inséparables, s’inscrit non seulement dans l’action, mais aussi dans l’obsession ambivalente du blanc immaculé que doit avoir le relief avant le tir et le costume que Niki revêt dans ces circonstances. L’art rejoue la guerre comme un rituel qui ressemble à l’époque où prolifère, anarchique, la reproduction mécanisée des images. Dans un pré délaissé, inculte, à l’abandon. Il faut repasser par l’abandon, qui fait suite pour Niki à «l’abandon» de ses enfants, nécessaire pour devenir artiste. L’abandon se répète pour la troisième fois. Le traumatisme, en se répétant, mute en trajet créateur. «J’ai marché à l’intérieur de l’enfer. L’enfer, c’est l’Histoire. Les journaux sont les miroirs de l’enfer. Moi aussi je suis l’enfer. L’enfer est une tête coupée de son corps [¼] L’enfer est froid. Je suis l’œil de glace».24 Le glacier, la maladie En convalescence encore une fois, à Saint-Moritz, quand son amie Marina vient la voir, Niki va une nuit en traineau avec elle, «en pèlerinage» au glacier. Dépassant des couvertures, leurs yeux contemplent sous la lune la «glace mystérieuse et brûlante». Le traineau est tiré par deux chevaux magnifiques semblables à ceux du grand-père Harper. Comme Chateaubriand, en Suisse, à dix heures du soir, se disait «toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause et sans aliment»,25 Niki dit avoir besoin d’être en feu pour se sentir libre et qu’une part d’elle-même «tombe en cendres comme dans quelque sacrifice païen». Elle a l’idée d’un suicide parfait, qui accomplirait la fusion du temps, et qui serait une œuvre d’art. Ce serait un dîner de minuit, avec caviar, Dom Pérignon et somnifères. De même qu’elle lisait, petite, la nuit sous les draps, elle veut lire à l’aide de sa lampe de poche la quatrième Élégie de Duino «et puis rejoindre les étoiles».26«Deux jours avant le dernier jour», elle 23 Ibid., p. 53, 56 et 98. a une pneumonie. Son rêve de périr gelée provoque-t-il la maladie, afin que la fièvre brûlante réalise ce que Niki nomme le sacrifice rituel de sa vie amoureuse et de son art «sur l’autel du feu éternel». À Saint-Moritz, elle a fait corps avec le paysage. Les montagnes sont telles que Chateaubriand les a décrites au Saint-Gothard: «enveloppées dans la nuit dont elle épaissit le chaos».27 La clarté de la lune augmente leurs effets, les dépayse: «les astres les découpent et les gravent dans le ciel en pyramides, en obélisques, en architecture d’albâtre… En hiver, les montagnes nous présentent l’image des zones polaires». La Lune dans le Jardin des Tarots aura son propre visage, profil aérien découpé dans le ciel, tourné vers les étoiles, à l’écart. Le glacier de l’Engadine a la blancheur des reliefs des tirs avant qu’ils deviennent tableaux, la brillance laiteuse de miroirs voilés, la froideur de la mort. Le temps y est gelé comme la glace de la patinoire à New York où elle joue avec son amie Jackie Matisse. Mais Niki arrête le temps, évoque une autre scène, au même endroit, à la même date, en 1975, avec une autre femme. En Suisse, elle se rétablit de problèmes pulmonaires causés par son travail avec les matières plastiques. Marella, l’assistante-photographe de l’époque où Niki, à vingt ans, est mannequin à New York, vient la voir. Un jour, marchant en direction du glacier, Niki lui parle du «RÊVE DE [SA] VIE: construire un jardin qui serait un dialogue entre sculpture et nature; un lieu où rêver […], un JARDIN DE SCULPTURES».28 Elle le veut en Toscane, non loin de Florence où est née sa grand-mère maternelle qui remplaça sa mère les trois premières années de sa vie. L’idée du jardin en Toscane, formulée face au glacier, accomplit les deux opérations du travail du rêve: déplacer et condenser la vie de Niki depuis avant sa naissance. Marella trouvera le terrain, propriété de ses frères, à Garavicchio. La formulation de l’idée du jardin est l’instant de la mutation décisive du chemin de vie de l’artiste. L’agent mutagène du «Jardin de sculptures» est le feu de la glace; venu des miroirs de l’appartement de New York, certes, comme le dit l’artiste, reflétant la violence familiale cachée qui provoque le suicide d’une sœur plus jeune.29 La glace vient de toute la ville de New York, ville de rochers, de rues, de glace en hiver et 27 24 Ibid., p. 98. Ibid., p. 166. 28 25 CHATEAUBRIAND, 1998, p. 153. Ibid., p. 174. 29 26 Catalogue Niki de Saint-Phalle, op. cit., p. 171, 172 et 174. L’autre jeune sœur, Claire, mourra jeune. Niki sera la seule fille survivante de la fratrie. Comme si son art l’avait sauvée. 219 FRANÇAIS ÉLIANE CHIRON, Niki de Saint-Phalle: jardin migrant, chemin mutant FRANÇAIS 220 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 de miroirs, dont elle fut éloignée à sa naissance. Ce moment gelé trône dans le Jardin au-dessus de la Papesse et de sa fontaine, sous l’aspect du Magicien, visage-main recouvert de miroirs, qui nous fait face à l’entrée, les yeux vides. Passés par le feu, céramiques et miroirs glacés deviendront des parures qui auront la beauté mêlée de l’enfer et du paradis. Cette hybridité du jardin est déjà – faut-il s’en étonner? – dans la formulation de l’idée. Et dans le paysage où elle a lieu, gelé comme la Tamise, métaphore du temps arrêté au milieu d’Orlando de Virginia Woolf. Gelé comme L’Enfer de Dante. Un enfer que Niki devra, comme le poète, traverser pour atteindre le Paradis que nous visitons aujourd’hui. Édifier le Jardin lui coûta tant de souffrances physiques que l’artiste n’y a pas connu le Paradis. Le Paradis, elle l’a construit, et nous l’offre. C’est une femme, accompagnée d’autres femmes: mère, grand-mère, amies, par-delà l’Atlantique et la Méditerranée, qui nous transmet le Paradis. Cette artiste échappe au chemin gravé dans les esprits par les mythes d’Ève et Pandora. Elle échappe au destin des femmes. Est-ce parce qu’elle ne renonce pas à l’enfant qu’elle a été, qui vit toujours en elle? Qui est-elle? C’est cette question que représente L’Ange de la Tempérance, la carte no XIV des Tarots. Le combat avec l’Ange «J’ai eu beaucoup de difficultés à comprendre cette carte, c’était trop loin de ma nature passionnée. La tempérance me semblait un compromis, le chemin du milieu. Un jour la lumière m’a éclairée, la tempérance était le CHEMIN JUSTE. J’en ai fait un ange, de cette carte qui couronne la Chapelle de la Tempérance.» La danse de l’Ange Quand Niki a dessiné La Tempérance, elle a gardé les ailes de la carte XIIII du Tarot de Marseille et transformé en pas de danse le mouvement qui agite la robe. L’Ange de la Tempérance n’a pas le hiératisme des autres figures. Même dans le Tarot de Marseille elle apparaît sexuée, le front orné d’une rose, cheveux dénoués du même or que les yeux; elle figure une danse ou un combat avec elle-même. Le chemin muterait en chemin de l’Ange, qui est sans sexe défini (ou combat des deux sexes en tout artiste?). On peut comprendre en ce sens que «l’œuvre à faire» soit pour Souriau «l’ange de l’œuvre».30 Ce chemin de l’œuvre est un combat à mener, avec cet Ange qui est notre Autre en nous, comme le montre la peinture de Delacroix, Le combat avec l’Ange. Ce combat dure toute la nuit et 30 SOURIAU, 1956, p. 5-35. laisse à Jacob une blessure à la hanche. Pendant qu’elle travaille au Jardin, Niki souffre longtemps d’arthrite aigüe qui paralyse ses mains. Elle dit que c’est son Enfer, refuse de se soigner. Ce n’est pas en allant danser que Niki trouve le chemin de la liberté, le chemin du Tarot, mais en faisant dans son art danser l’Ange de la Tempérance. La danse y acquiert son antique fonction mimétique. En maillot de bain et corps d’un bleu de lapis-lazuli, levant la jambe comme une patineuse sur la glace, elle se tient en équilibre sur un pied et touche le ciel de ses ailes d’or. Dans la Chapelle de la Tempérance une Vierge noire forme, avec l’Impératrice-sphynx, deux sœurs-mères au visage noir dans le monde occidental encore raciste des années quatre-vingt. Niki aurait-elle deviné que notre plus lointaine ancêtre était africaine? Dans le Jardin, Niki se construit une généalogie mythique, hybride, passant seulement par les femmes, qui ne sont jamais des mères, semblables aux femmes d’Athènes dont parle Nicole Loraux.31 Elle est, comme Athéna Parthenos, une guerrière. Et bien plus: «Une vierge folle est cachée dans mon cœur de femme, […] elle suit en aveugle une lumière blanche qui sort du centre de la forêt. Là elle rentre brusquement dans les flammes et danse, solitaire, la danse de la mort, la danse du paradis a commencé. Les morsures du feu s’inscrivent sur son visage. Elle sourit, elle a brûlé ses ailes d’ange dans la flamme noire de la nuit».32 Sorcellerie? Les sangs mêlés L’Ange de La Tempérance, autrement dit l’artiste, fraye de ses mains le chemin du sang; Ses mains tiennent les deux vases entre lesquels coule en torsade le flux d’un SANG qui passe en-dehors du corps. Le «Chemin juste» est bien le chemin du milieu, il commence au milieu de ce sang. L’Ange de la Tempérance est la figure des sangs mêlés. Puisque son geste fait circuler à l’extérieur le sang qui bat dans nos veines. Ce geste opère la réversibilité du sensible, sa torsion. Un sensible partagé, au point que ce sang irrigue le paysage. Parce que tout paysage se confond avec la vue qu’on en a. L’Ange a le jardin dessiné sur son maillot de bain; le chemin du Jardin lui colle à la peau. Et c’est tout son corps qui voit, dans ce contact pelliculaire, en miroir, que Merleau-Ponty nomme la «chair du monde». 31 LORAUX, 1990, passim. 32 SAINT-PHALLE, 1999, p. 122. La voie impersonnelle Et quand Niki veut prendre par la main sa mère morte pour lui faire visiter le Jardin, ce n’est pas tant pour se réconcilier avec elle – liquider son «Œdipe» – que pour reprendre le chemin au milieu. Pour reconstituer notre soi déchiré, il faut que se joignent deux mains qui n’appartiennent pas au même corps. La voie, passe entre les vivants et les morts, faisant de l’artiste cet être «insaisissable dans l’immanence, résidant aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas encore nés», selon l’inscription que Paul Klee fait graver sur sa tombe. Le Jardin comme «voie» aurait une fonction cultuelle, présente dans la Vierge noire placée dans la Chapelle de la Tempérance. Le Jardin serait le lieu dédié au culte des morts. La lutte avec l’Ange, lutte de l’artiste avec son double obscur, figure l’indifférenciation océanique. Cette lutte est figurée dans chacune des vingt-deux cartes du Tarot qui peuplent le jardin. Ces figures sont liées entre elles par un chemin secret, ultime avatar, ultime mutation du tarot: c’est le chemin qui, les reliant dans notre esprit, fait partie de la vie de chacun de nous en lui ouvrant les voies vers l’enfance, cet «être sauvage, ce tissu commun dont nous sommes faits».33 Ce chemin commence au milieu de chacun de nous. Pourtant «il est l’ensemble des chemins de mon corps […] et non une attitude d’une multitude d’individus».34 C’est notre paysage intérieur où «la chair est phénomène de miroir et le miroir une extension de mon rapport à mon corps.» Le chemin du milieu est un sensible «arraché à la chair» de l’artiste, prélevé sur sa chair, et sa chair elle-même est un des sensibles qui fait le paysage. La dernière mutation du chemin, cet invisible en latence derrière le sensible et en son cœur, «ténèbre bourrée de visibilité», dira Merleau-Ponty, serait la voie de l’indifférenciation océanique commune à tous les arts. Cette indifférenciation passe par l’entrelacs de jardin et d’écriture, de respiration de la mer au loin, inapprochable, vue depuis la terrasse de l’Impératrice, et de la respiration de l’écriture calligraphiée de Niki, reconnaissable entre toutes. «Il faut autre chose que le corps pour que la jonction se fasse», pour toucher l’autre à distance à travers cet intouchable que cet autre, lui-même, ne touchera pas non plus; il faut «faire germer un langage».35 Ce langage, 33 MERLEAU-PONTY, 1964, p. 257. 34 Ibid., p. 300, 309 et 313. 35 Ibid., p. 257 tout singulier qu’il soit, n’est cependant le langage de personne. La voie est «cette partie impersonnelle et non individuée [qui] n’est pas un passé chronologique […] que nous pouvons, éventuellement nous rappeler par la mémoire. Elle est toujours présente en nous, avec nous et inséparable de nous, dans le bien comme dans le mal». Les ailes d’or de l’Ange de La Tempérance «s’animent des reflets d’un présent immémorial qui frissonne au plus près de nous, en nous, comme quand nous étions petits».36 Les vingt-deux arcanes majeurs du Tarot, caressés de la même brise intemporelle, séparés et pourtant ensemble, se renvoient leurs couleurs qui sont leurs pollens, frayant à chaque instant notre labyrinthe en constante métamorphose, quand chacun de nous se reflète dans les miroirs brisés où jadis s’est reflétée l’artiste. C’est un milieu où chacun ressemble à tous, en un éclair, au milieu de l’indifférenciation océanique où se balance comme la mer, en ses miroirs, le Jardin. *** Dans le Jardin des Tarots, La distinction s’efface entre château, jardin et nature sauvage, les miroirs ne reflètent plus les invités du salon chic de New York, mais renvoient aux visiteurs leurs reflets fragmentés. Un paysage mutant émerge, où tout repère historique, tout chemin connu ont disparu. Dépaysés, nous y sommes des voyageurs perdus, des mutants. De même que notre sang irrigue de sa puissance et de son rythme le paysage, le paysage vit au rythme des reflets fugitifs des autres corps, dont nous ressentons la lumineuse obscurité. C’est cette lumière depuis longtemps éteinte, du corps de l’artiste, du corps subtil de ses récits, qui me touche à Garavicchio. Le Jardin des Tarots nous donne à éprouver qu’une œuvre n’est pas un objet mais un chemin qui nous fait voir la lumière au cœur des ténèbres de notre temps. Le jardin comme parcours initiatique, édifié avec des fragments récoltés au long du chemin, comme le fit le facteur Cheval, ne peut se saisir qu’au milieu de notre corps. Alors le jardin se retourne en cette voie spirituelle qu’est le Tarot. La voie émerge avec l’ultime mutation du chemin, quand il s’inscrit dans la chair de l’artiste qui est aussi miroir du monde. Le secret de la «voie juste», ou voie du milieu, pour Niki? Être disséminée dans chaque fragment de miroir et en diffracter la lumière qui à chaque instant nous pénètre. Chaque fragment est l’obscur qui contient sa part de lumière. Elle ne nous atteint jamais. Elle est en nous. Par la fragmentation du chemin en éclats de miroirs, 36 AGAMBEN, 2006, p. 10. 221 FRANÇAIS ÉLIANE CHIRON, Niki de Saint-Phalle: jardin migrant, chemin mutant FRANÇAIS 222 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 le Jardin des Tarots devient un milieu sans origine. Il est le reflet éclaté, disséminant, de tous les paysages, des guerres, des naufrages et des fortunes perdues, des traversées à fond de cale des esclaves noirs dont la descendante Cora, la cuisinière, chante des mélopées en buvant de la bière sur les marches de l’escalier qui mène à la cave. Le jardin contient le Bien et le Mal, et en joue. Dès l’entrée, la Roue de la Fortune réalisée par Tinguely en métal rouillé, ludique, absurde, agite l’eau bleue du bassin de La Papesse qui descend en escalier de sa bouche, tandis qu’indifférente, L’Impératrice à visage noir regarde au loin la mer, prêtant ses yeux à l’artiste. Et à nous. L’ultime fonction du jardin serait-elle d’ouvrir un chemin au milieu de la mer, qui est pour chacun le paysage originaire? La mer-horizon, comme dimension qui contient les autres, surface qui contient sa profondeur, est-elle l’ultime métamorphose de notre paysage intime? L’artiste Niki en qui s’ouvre cet horizon «y est prise, englobée. Son corps et les lointains participent à une même corporéité ou visibilité en général, qui règne entre eux et lui, et même par-delà l’horizon, en – deçà de sa peau, jusqu’au fond de l’être»37 irrigué d’un sang salé comme la mer. Chaque personne visitant le Jardin, prêtant ses yeux à l’artiste et à ses morts, regardant la mer avec les yeux de L’Impératrice, éprouve à son tour que le monde perçu est l’ensemble des chemins de son corps. À l’entrée du jardin, de sa main couverte de miroirs, le Magicien nous fait le signe immémorial que nous avons le choix du chemin parmi ceux, innombrables, que nous offre l’artiste. Parce qu’elle-même est devenue innombrable. Mutante en chacun de nous. Au retour du Jardin des Tarots, une mutation «s’exprime» en nous à partir de nos émotions, celles d’une enfance retrouvée. Que partageaient Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely? «L’Enfant sauvage» en eux.38 37 MERLEAU-PONTY, 1964, p. 95 et 300. 38 SAINT-PHALLE, 1999. p. 106. «Une des choses qui nous a le plus liés, jean Tinguely et moi, c’est que nous sommes devenus les Enfants Terribles de l’Art. Nous étions des Bonny and Clyde. Chacun encourageait la folie de l’autre». BIBLIOGRAPHIE AGAMBEN, G. Profanations (2005). Trad. Martin Rueff. Paris: Payot, Rivages, Poche, Petite Bibliothèque, 2006. CHATEAUBRIAND, F.-R. Mémoires d’Outre-Tombe. Paris: Garnier, Flammarion, 1998. CHIRON, Éliane. Niki de Saint-Phalle, figure de l’artiste en criminelle. CHAUVAUD, F.; GAUVARD, C.; SCHMITT-PANTEL, P. (Ed.). Actes du colloque Figures de femmes criminelles. Paris: Publications de la Sorbonne, 2010, p. 131-144. HESIODE. Théogonie. La naissance des dieux. Paris: Rivages, Poche, Petite Bibliothèque, 1993M. HULTEN, P. La fureur et le plaisir au travail. In: Niki de Saint-Phalle, catalogue des expositions de la Kunst-und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, juin-novembre 1992, et du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, juinseptembre 1993, Éditeur Kunst-und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 1992, p. 13-17. LORAUX, N. Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes. Paris: La Découverte, 1990. (coll. Points) LYOTARD. Par-delà la représentation. In: EHRENZWEIG, A. L’ordre caché de l’art, essai sur la psychologie de l’imagination artistique (1967). Trad. F. Lacoue-Labarthe et C. Nancy. Paris: Gallimard, 1974. MERLEAU-PONTY, M. Le visible et l’invisible, suivi de Notes de travail. Texte établi par C. Lefort. Paris: Gallimard, 1964. SAINT-PHALLE, Niki de. Traces. Une autobiographie. Remembering 1930-1949. Lausanne: Éd. Acatos, 1999. SOURIAU, E. Du mode d’existence de l’œuvre à faire. Bulletin de la Société française de philosophie, 1, 1956. ÉLIANE CHIRON: Docteur d’État, Professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, artiste plasticienne (images numériques, installations sonores, vidéos). À Paris 1, dirige le Centre de Recherche en Arts Visuels (CRAV). Dirige aux Publications de la Sorbonne une série d’ouvrages sur X, l’œuvre en procès: Croisements dans l’art (1996), Croisements des arts (1997), L’incertain dans l’art (1998), La main en procès dans les arts plastiques (2000), L’objet et son lieu (2004). Paysages croisés. La part du corps (2008), Migrations-mutations. Paysages dans l’art contemporain (2010). À paraître: L’intime, le privé, le public dans l’art contemporain. Ouvrage personnel à paraître: L’énigme du visible. Poïétique des arts visuels. A présidé le Conseil National des Universités (section des arts). Colloques et publications sur la poïétique, en France et à l’international. Expositions personnelles: France, Brésil, Martinique, Québec, Corée du Sud, Chine, Italie, Tunisie, Côte d’Ivoire, Bahreïn, Oman. Expositions collectives récentes: Abidjan, Québec, Paris et Metz (vidéos). LE PAYSAGE DE LA PEINTURE: MIGRATION DES COUCHES, MUTATION DE LA PROFONDEUR Bernard Paquet RÉSUMÉ: Ma stratégie est de m’introduire dans la peinture par un espacement des épaisseurs en provoquant leur migration et leur mutation. Cette altération du paradigme traditionnel se fait à partir de l’infographie vers un dispositif feuilleté peint, fait de plans transparents suspendus. Il permet de muter une profondeur picturale illusionniste en une profondeur tangible où la nature même du fond pictural subit également une mutation. MOTS-CLÉS: Peinture; couche; fond; matrice. Ma recherche récente en peinture répond au besoin de pallier le sentiment de pertes qu’une surface picturale close peut engendrer; résultante de dessous devenus inaccessibles comme autant d’œuvres perdues. Le désir de les récupérer relève du fantasme d’une peinture pouvant être décomposée en couches qui, à leur tour, s’afficheraient comme de nouvelles oeuvres. Sur le plan paradigmatique, j’interroge un processus consistant à superposer des couches de médium coloré sur une surface semblable à un écran, selon une conception frontale de l’image. Je me penche plus précisément sur la séparation des couches et leurs manipulations. La stratégie mise en œuvre est d’entrer dans la peinture par une opération de découpage et d’espacement des épaisseurs, pour provoquer leur migration et attendre l’apparition d’un phénomène de mutation. La couche en serait le gène. Cette altération du concept et de la pratique de la couche traditionnelle se fait à l’aide de la technologie infographique et permet de muter une profondeur picturale illusionniste en une profondeur tangible où la nature même du fond pictural est l’objet d’une autre mutation. comme l’équivalent d’une fenêtre sur le monde, avec des artifices menant à des effets illusionnistes de profondeur. À ce titre, elle joue encore d’un double statut: celui d’une surface opaque offrant à l’œil la transparence d’une projection. Selon Hubert Damisch1, ce véritable paradigme fait appel à un système comparable à celui de l’énonciation et prend en charge la position du sujet – celui qui regarde – et le statut de la représentation, impliquant la présence de l’Autre – celui qui est vu. Ce même paradigme «ne fait pas que poser, face au sujet, l’autre, comme toujours là: il introduit le tiers…», dans une structure à trois. La latéralité a donc son rôle à jouer2 dans la mesure où l’organisation du point de vue qui va de la proximité à l’éloignement, passe par divers plans et objets savamment organisés entre lesquels des intervalles permettent à d’éventuels acteurs, les tiers, d’entrer ou de sortir. Dès lors, séparer physiquement ces divers plans pour feuilleter l’illusion dans un dispositif spatial rendrait le tiers aussi réel que le sujet ou, plus précisément, autoriserait le sujet à se mettre en position du tiers. Cette structure à trois vise en réalité à rendre compte d’un élément essentiel de notre appréhension du monde: la profondeur, dont Merleau-Ponty3 dit qu’elle est la plus existentielle de toutes les dimensions parce qu’elle appartient à la perspective et non aux choses. On ne peut donc, pour ce dernier, la considérer dans le monde naturel qu’en lieu et place d’un spectateur latéral dont le regard englobe tous les objets et les plans. Il en va de même dans le sens technique de la peinture, alors que l’illusion de la profondeur faite de plans virtuels séparés par des vides supposés est le résultat d’un aplatissement bien réel des dessous, répondant à une des lois de base de la connaissance qui est la «séparation entre l’écran perceptuel et celui du monde réel»4. Le cas de la peinture abstraite, qui regarde la présentation plutôt que la représentation, n’est pas de nature différente. Bien qu’elle entraîne la dissolution du pictural dans la pure texture, elle ne peut empêcher des effets de volumétrie d’une profondeur qui se crée par 1 DAMISCH, 1993. 2 Ibid., p. 458. 3 Des dessous aux couches MERLEAU-PONTY, 1981, p. 296. Depuis la mise au point de la perspective monoculaire à la Renaissance, la peinture a souvent été pratiquée et comprise KRAUSS, 1981, p. 172. 4 223 FRANÇAIS BERNARD PAQUET, Le paysage de la peinture: migration des couches, mutation de la profondeur FRANÇAIS 224 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 le contraste simultané de couleurs ou par des variations de texture. Tout comme la peinture illusionniste, elle entraîne une expérience commune de profondeur frontale et invisible, par une fusion des dessous. En réalité, dans le passage historique de l’une à l’autre, le problème des dessous n’a été que déplacé, la peinture ayant conservé son épaisseur5, corollaire obligé des effets de profondeur. C’est là que se dévoile le principe de ma recherche qui rend possible l’entrée du tiers dans le tableau en pratiquant une ouverture dans les épaisseurs. Il faut passer des plans fictifs de la peinture, à la création de plans techniques réellement distincts qui se présenteraient comme des feuilles transparentes faisant office de couches. Leur ensemble n’assignerait plus, de front, une place unique au spectateur mais l’autoriserait plutôt à s’introduire de côté, dans la scène picturale, afin de mesurer la profondeur dans un espace réel. Le défi technique consiste à défaire la solidarité mécanique qui fusionne les différentes étapes de la peinture en un continuum de matière. La technologie qui fait migrer les couches La peinture a quelque chose à retenir de l’infographie qui réalise avec facilité la manipulation de couches libres en ignorant sa limite matérielle. Les couches numériques peuvent, en effet, par permutations, modifications, ajouts et retraits quasi illimités, participer à la formation d’une image plane sur l’écran. L’oeuvre virtuelle permet à l’acte pictural de devenir un processus désormais réversible dont on peut considérer les dessous séparément. Elle rend possible une activité picturale qui ne serait plus tributaire du procédé d’oblitération des dessous par des dessus; ce qui permettrait de quitter l’image frontale de l’écran avec toutes les couches qui l’auraient générée, avec le but de dilater la profondeur dans un complexe spatial. Pour concrétiser ce projet, je travaille avec le logiciel Painter et une tablette graphique reliée à l’ordinateur. Je crée des images dont celle d’un paysage réaliste structuré selon une perspective monoculaire, un genre qui représente une des esthétiques phares de l’histoire de la peinture. Chaque image est composée de quinze couches. Ces couches sont ensuite imprimées séparément sur des feuilles blanches ordinaires de format lettre US pour être affichées dans l’atelier. Elles sont retravaillées à la main avec de la peinture acrylique sur des supports flexibles transparents de 1,96m de largeur X 1,30 m 5 DAMISCH, 1984, p. 37. de hauteur, posés temporairement sur des panneaux rigides peints en blanc. Afin de tenir compte du changement de dimension, les compositions sont agrandies simplement à l’œil avec prise des mesures principales. J’essaie, en peignant, de demeurer le plus fidèle possible aux formes, textures et couleurs élaborées avec le logiciel, tout en accordant à la matière acrylique une certaine latitude quant à la spécificité de sa texture. L’écart entre l’écran numérique et la feuille transparente se perçoit notamment par la conversion que l’épaisseur du polycarbonate fait subir à la couleur vue de verso alors que la couche correspondante virtuelle peut être inversée dans l’ordinateur sans la moindre altération chromatique. Pour le paysage, les quinze feuilles transparentes sont libres et placées l’une derrière l’autre par une structure d’aluminium elle-même suspendue au plafond. J’obtiens ainsi un ensemble feuilleté formant une matrice spatiale autour de laquelle le corps peut se déplacer. Ici, la notion de matrice est inspirée du champ des mathématiques; c’est-à-dire comprise comme un complexe de fragments picturaux dont les organisations perçues peuvent être multipliées selon une infinité de points de vue et de directions. Ces feuilles sont reçues comme autant de couches participant à la fois des vues latérales, diagonales et frontales, qui nous autorisent à reconsidérer à la fois la pratique de la peinture et la notion même d’image picturale traditionnelle en tant que plan frontal. En faisant le tour de l’œuvre, il m’arrive de faire quelques interventions imprévues. Elles sont pratiquées sur les supports selon les besoins non pas d’une composition frontale mais bien de compositions qui sont aussi nombreuses et diversifiées que le nombre d’angles ou de positions d’un regard décentré par la déambulation du corps. Dans cette optique du dispositif matriciel, la volumétrie, l’intervalle vide entre chaque feuille suspendue, la transparence des supports, les couleurs qui se modifient selon l’angle d’approche et l’opacité des parties peintes sont les principaux facteurs qui altèrent les notions classique et moderne de profondeur picturale. La matrice feuilletée: un mutant de la profondeur La matrice munit d’une puissance «n» la profondeur. Celle-ci est dorénavant déplacée, renvoyée, dilatée, compressée, ou détournée par le mouvement des feuilles flottantes qui répond à celui du corps. L’échafaudage perspectif du paysage s’écroule tout comme celui de l’unité compositionnelle de l’abstraction. Ce qui était conçu au départ comme une séparation de plans n’altère pas, en réalité, des plans de projection illusionniste qui seraient matérialisés par magie, mais plutôt un entrelacs de touches qui n’occupent pas, dans la peinture, des niveaux réguliers. La couche matricielle est plutôt un nouvel aplatissement de la peinture qui découpe, en le feuilletant, le continuum du médium coloré, grâce à la capacité générique et génétique de la couche dans la construction de l’image pleine. Elle ne peut être l’équivalent de l’organisation illusionniste. Une double mutation s’opère alors sur le gène de la peinture. La première était conceptuelle et consistait à ouvrir la masse de la peinture pour générer des plans physiques nommés «couches». La seconde est technique. Dans l’organisation de l’image plane de l’écran de l’ordinateur, chacune des quinze couches est soumise à une solidarité optique qui lui attribue une fonction précise dans la logique du paysage. Au sein du complexe feuilleté, sa couche correspondante perd une partie de la fonction qu’elle avait dans l’image numérique pour gagner, par le décalage dans l’espace et par des accès de biais, une nouvelle fonction qui l’implique dans le croisement multidirectionnel des points de vue matriciels. Elle se trouve enrichie d’une indépendance nouvelle, comme si l’identité et la singularité allaient de pair avec le statut maintenant acquis de l’autonomie. La frontalité de fonction est dénaturée. Le décalage entre les quinze feuilles détruit l’image initiale. L’espace n’est plus projectif; il est réel. J’ai désormais accès à des latéralités que la surface peinte illusionniste m’avait toujours refusées tout en me les faisant désirer. La profondeur n’est plus cachée par la fausse concavité perspective; elle ressort maintenant des choses vécues par le corps, devenant presque visible, même au toucher. Peut-être est-elle autre, car elle se dérobe constamment entre les divers moments de transparence et d’opacité offerts par la matrice feuilletée qui renvoie silhouettes et reflets. La décomposition matricielle en couches résoudrait donc ce refoulement de notre expérience effective de la profondeur, grâce à un accès entre les feuilles peintes qui autorise la position de latéralité. Le devant, l’arrière, la gauche et la droite du complexe feuilleté sont véritablement interchangeables. Le regard se pratique également dans l’oblique et à divers niveaux de verticalité. Chaque nouvelle vue signifierait d’autres latéralités entraînant à leur tour des mouvements supplémentaires du corps et ce, jusqu’à tendre vers un infini promu par la puissance «n». Dès lors, pour parvenir à un espace isotrope dont les propriétés ne dépendent pas de la direction qui permet, de traiter la profondeur comme une largeur considérée de profil, il faut «que le sujet quitte sa place, son point de vue sur le monde, et se pense dans une sorte d’ubiquité»6 6 MERLEAU-PONTY, 1981, p. 295. qui l’autorise, comme Dieu, à être partout, en rendant la largeur équivalente à la profondeur L’œil calcule des sens déployés vers toutes les directions, comme si toute la pulsion visuelle était feuilletée en de nouvelles composantes ou gonflée d’une nouvelle tactilité. Hors du plan et surtout du cadre traditionnel, l’opacité de formes peintes alterne avec les transparences du support. Tous les niveaux de translucidité partielle et même les reflets modulent les passages à la fois du corps et de l’oeil. À considérer le grand nombre de béances offertes par l’ouverture entre des formes peintes, on assiste à une sorte de mise en abyme de points de vue à fond variable. Les éléments bénéficient d’une véritable aération assurée par le vide alors que les paramètres du paysage sur toile occultent les vides en les assignant au rôle bien précis de simple relais perspectif. Ce n’est plus l’écran qui filtre un regard, mais un vestige qui désormais peut aussi bien s’échapper entre deux formes peintes qu’entre deux feuilles pour considérer un arrière plan qui peut être un mur ou une pièce et qui remet alors en question l’idée même du fond pictural. Le paysage muté sans fond La question du fond amène un changement de conception majeur qui se produit en atelier. Chaque feuille transparente, une fois achevée, est enlevée de son support rigide blanc pour être aussitôt suspendue, perdant son fond blanc opaque. À la différence de son homonyme numérique au fond incolore indéfini, elle possède l’environnement comme fond, grâce à la transparence qui laisse voir des formes et des couleurs constamment modifiées selon le contexte ambiant ou la mouvance du corps. La peinture traditionnelle qui est un milieu parfaitement autonome, parce qu’elle compose, dans le sens où l’entend Benjamin7, une matière qui n’est pas tributaire d’un fond, peut maintenant être remise en question selon les nouvelles conditions de la transparence et du décalage entre les couches. Le fond tel que l’on a toujours conçu devient, non seulement, un mode opératoire entièrement nouveau, mais encore, un mode de perception qui se détache de la position traditionnelle face à la pellicule peinte. Alors que les couches numériques travaillées séparément sont perdues de vue dès leur fusion qui, seule, permet d’appréhender une image totale sans fond, la matrice nous offre, au contraire, la présence simultanée de la double action des couches et de leur accumulation feuilletée. Le milieu de la peinture est dorénavant composé de 7 BENJAMIN, 1990. 225 FRANÇAIS BERNARD PAQUET, Le paysage de la peinture: migration des couches, mutation de la profondeur FRANÇAIS 226 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 plusieurs éléments, dont certains sont non picturaux: les espaces qui séparent les couches, leurs parties transparentes, l’accès de biais et les ouvertures vers l’extérieur ou l’intérieur. Relevant entièrement de l’environnement et d’une perception changeante, le paysage de la matrice feuilletée n’est donc jamais le même. Reçu sur une infinité de fonds, il propose le modèle de l’ubiquité d’une vision sans fin qui remet en question le rapport entre la visibilité et l’image. Face à une telle complexité de pellicules peintes qui laissent voir malgré elles des ouvertures obliques, mon désir originel de récupérer les couches comme autant d’œuvres perdues semble, en effet, comblé. De façon temporaire seulement, car la possibilité de décomposition d’une couche en d’autres couches s’annonce dans la logique d’un prolongement opératoire du numérique et du matriciel. Le projet initial se trouve déplacé. La visibilité n’est toujours pas résolue. Elle demeure encore mystérieuse devant un système qui fabrique en fait d’autres tranches du visible, d’autres écrans, pour mener l’œil aussi loin que la transparence peut l’attirer, sans fixer de fond permanent. Pour atteindre ce but, j’ai rendu les couches opératoires; je me suis donc introduit dans l’ouverture de l’œuvre. Ouvrir le paysage pour mieux connaître la peinture rend le mécanisme plus transparent mais entraîne de nouvelles interrogations, comme si la visibilité ne pouvait jamais satisfaire son besoin de profondeur, sans fond fixe et sans fin. Cette ouverture mine les habitudes contemplatives liées à la représentation du paysage qui doit de surcroît cohabiter avec le retour du fond et avec des éléments qui lui sont étrangers. Du paysage des fonds vers le paysage de la peinture Pourtant, chaque fois qu’une certaine organisation picturale cadrée sur un format horizontal met en place un minimum d’éléments suggérant l’horizon, un paysage est répété. Il a comme modèle la peinture qui est une organisation de la connaissance, un cadrage et un simple jeu de couches étalé sur l’axe horizontal. C’est cet effet qui se trouve multiplié en une seule œuvre par la matrice visuelle. Ce qui est une véritable distanciation opérée par le feuilletage autorise la venue d’autres possibles. La matrice visuelle rappelle que chaque couche contient un paysage, en appelle d’autres, et qu’une peinture cache en son sein un processus de répétitions des paramètres picturaux de plusieurs paysages. Chaque feuille en tant que cadrage se dresse comme un fragment. Chaque couche peinte est un autre fragment plan. Chaque parcelle peinte ou tracée se montre en fragment opaque. Toute trouée transparente et chaque espacement font surgir des fonds supplémentaires. Et ce ne sont pas seulement les fragments complétant le paysage qui comptent, mais l’absence des autres, appelés justement par un manque, sorte de vacuum à la fois technique, esthétique et existentiel qui est inhérent à la transparence des supports et à l’aération de l’ensemble. C’est pourquoi, au-delà de la question de la représentation ou du sujet, l’œuvre vise le motif du paysage mais elle travaille par le fait même le cœur de la peinture en s’appuyant sur l’apparition de fonds non picturaux. De nombreuses surfaces ont un minimum d’éléments qui relèvent plus de la présentation que de la représentation. Ces éléments sont aussi là pour eux-mêmes, en toute autonomie, hors paysage, hors sujet. Ils provoquent des digressions visuelles et conceptuelles, ils divergent et décentrent le paysage. Pour chaque feuille suspendue, un triple phénomène se produit: le paysage se répète, un autre paysage se glisse et le fragment en tant que forme peinte se dresse seul, hors de toute référence au paysage. La fragmentation et le feuilletage ouvrent l’image, et multiplient les images de la peinture. Il en va de même pour les différents fonds mis en action par la transparence et les décalages. Si le paysage de la toile ou de l’écran numérique est sans fond puisqu’il monopolise le regard en absolu, il laisse voir, avec la matrice, autre chose que lui-même. Cette «autre chose», issue des divers fonds, s’introduit comme une donne étrangère au cœur des paramètres picturaux qui construisent le paysage classique, pour le transformer. La mutation atteint bien la profondeur de l’œuvre. Au sens générique, elle s’avère être une migration de couches dans un axe perpendiculaire à la surface. Les couches ont bougé, l’image a subi une mutation, les points de vue éclatent, le fond disparaît, des fonds sont mutés en formes. La peinture a migré, feuilletés par ses propres gènes et s’est mutée en un autre paradigme qui dresse dorénavant un «paysage de la peinture» Bibliographie BENJAMIN, W. Peinture et graphisme. De la peinture ou le signe de la marque. La part de l’œil, n. 6, 1990 DAMISCH, H. L’origine de la perspective (1987), éd. Revue et corrigée. Paris: Flammarion, 1993. (coll. Champs) DAMISCH, H. Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture. Paris: Seuil, 1984. KRAUSS, R. Grilles. Communications, n. 34, 1981. MERLEAU-PONTY, M. Phénoménologie de la perception (1945). Paris: Gallimard, 1981. (coll. Tell) BERNARD PAQUET: Professeur agrégé à l’École des arts visuels de l’Université Laval à Québec, Canada, où il enseigne la peinture. Docteur en Arts et Sciences de l’Art (Paris I Panthéon-Sorbonne). DSAP de l’École Nationale Supérieure des beaux-arts de Paris. Une trentaine d’expositions solo et de groupe (Canada, Brésil, France, Monaco, Tunisie). De nombreuses conférences, et publications dans des revues, livres et catalogues (Brésil, Canada, France, Martinique, Royaume-Uni, Suisse, Tunisie). Sa pratique porte principalement sur le principe de couches en peinture et également sur le métissage du dessin et de la photographie. 227 FRANÇAIS BERNARD PAQUET, Le paysage de la peinture: migration des couches, mutation de la profondeur Exils PAYSAGES DE L’EXIL, LIEUX DE L’UTOPIE• Icleia Borsa Cattani RÉSUMÉ: Dans ce texte, il se sera question d’une modalité spécifique d’oeuvre: le passeport. Dans l’art du XXe siècle, a eu lieu un processus systématique de rupture de frontières entre les diverses techniques, les matériaux et les modalités de constitution de l’image. Sous cette logique d’effacement des limites, prend forme, entre autres, le livre d’artiste. Dans ce contexte, nous essayerons d’analyser le passeport créé par Lenir de Miranda, plasticienne brésilienne d’aujourd’hui. MOTS-CLÉS: Livre d’artiste; Lenir de Miranda; passeport; utopie; paysage. «Ce passeport est un document d’exilés. Une déclaration du désir de retour et des conditions portées par quelqu’un qui aspire à s’évader vers un autre univers».1 Ces déclarations ouvrent le livre d’artiste «Passeport d’Ulysse» de la plasticienne brésilienne Lenir de Miranda, oeuvre symptômatique et exemplaire d’importantes questions posées par l’art contemporain international et par l’art réalisé aux marges des centres culturels hégémoniques. Cette oeuvre pointe, aussi, notre désir de voyages utopiques et de retours au différent. «Passeport d’Ulysse» reprend le sens profond et universel de la trajectoire du héros mytique d’Homère et du personnage littéraire de James Joyce et guidera cette étude sur l’art, l’exil et l’utopie. • Certains éléments constants dans ce texte étaient déjà presents dans les études précédentes que l’auteur a publiées sur l’oeuvre de Lenir de Miranda: Ulisses Mix (2000) et Salvo-Conduto para a Utopia (2003), présentées dans la bibliographie. 1 MIRANDA, 2002. Si l’immigration au Noveau Monde semblait à l’origine un voyage vers des contrées utopiques, elle se montrait très rapidement comme une modalité d’exil. Très peu d’européens retournaient à leurs pays d’origine, ne fût-ce que pour une visite. Les conditions de vie dans leur nouvelle patries’étaient extrêmement difficiles. Le Pays de Cocagne rêvé s’avérait une dure réalité. Les Noirs venus d’Afrique, réduits à l’esclavage, étaient bel et bien dans la condition d’exilé à vie. Cette histoire a marqué nombre de latino-américains et elle apparaît souvent dans des oeuvres d’artistes, comme dans les cartographies contemporaines de l’argentin Guillermo Kuitca et de la brésilienne Anna Bella Geiger. Dans l’Amérique Latine, les cartographies constituent une des modalités artistiques de critique et de résistance sur les modèles hégémoniques, depuis l’acte inaugural de l’uruguayen Joaquín Torrres Garcia qui, en 1934, a dessiné la carte de l’Amérique Latine avec ses sens Nord-Sud inversés. En pratiquant cette inversion, il a opéré à la critique du «non-lieu» latinoaméricain dans la structuration géopolitique du monde occidental et a affirmé l’importance de son continent. Le titre de l’oeuvre était «Notre Nord est le Sud», contestant l’emprise des pays hégémoniques qui se tiennent tous dans l’hemisphère Nord. L’Amérique Latine s’est constituée d’une certaine manière par une cartographie qui a dressé l’inventaire des ressources à être exploitées. Les artistes contemporains instaurent de nouvelles modalités de critique des rapports hégémoniques, en créant des cartographies imaginaires, fantastiques et critiques. L’histoire de la représentation des lieux inconnus a suivi de près la création des cartographies. Paysages faits sur le motif ou à partir d’esquisses, ils avaient pour but de marquer les accidents de parcours, le sens de la navigation des fleuves, les obstacles, afin de rendre les expéditions plus faciles et de permettre ainsi, la conquête des terres de l’intérieur du continent. Dans la première modernité du XXeme siècle,les paysages ont constitué pour plusieurs artistes des lieux incertains2, entre tradition locale, recherche d’une identité culturelle propre et transformation des signes plastiques par les courants européens modernes. Au moment actuel, les artistes créent plutôt des lieux de passage, des lieux changeants dans lesquels les corps eux-mêmes se transforment. Tels sont les paysages créés par Lenir de Miranda dans ses livres d’artiste 2 CATTANI, 1998, p. 13. 229 FRANÇAIS ICLEIA BORSA CATTANI, Paysages de l’exil, lieux de l’utopie FRANÇAIS 230 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 et, par conséquent, dans le «Passeport d’Ulysse». Dans ce dernier, elle crée aussi desnon-lieux par le biais de paysages détournés. D’une certaine manière, ce passeport crée des cartographies, non pas par le biais des dessins mais du texte, ses allusions aux itinéraires et aux frontières. Par là, Miranda fait référence aux voyages, aux migrations et aux exils, se rapportant à sa propre situation d’artiste doublement exilée: vivant dans Pelotas, une ville de province de l’état de Rio Grande do Sul au Brésil, lieu extrêmement conservateur, appauvri après de longues années de richesse, et réalisant une oeuvre résolument contemporaine, elle vit aux marges de la marge du système artistique actuel, donc il est aisé de comprendre porquoi la première phrase de ce livre d’artiste est «Ce passeport est un document d’exilés».3 L’eau, le paysage Dans ce livre, tous les paysages dessinés sont envahis par l’eau. Celle-ci migre d’une page à l’autre, d’une dessin à l’autre, dès la couverture jusqu’à la fin. Elle est parfois délimitée par un cadre à l’intérieur des pages; parfois au contraire, elle envahit tout l’espace, ou alors coule derrière le texte, lui donnant un fond mouvant. Le paysage souffre des mutations, selon les mouvements de cette masse liquide qui leconstitue: avec ou sans ligne d’horizon, marqué au premier plan par d’autres signes, cadrages, divisions, il envahit souvent les maisons figurées en rompant avec la séparation intérieur/extérieur. Cette mer est simultanément celle du périple ulyssien et des migrations vers le Noveau Monde, dans lesquels tous empruntaient ce milieu liquide pendant les longs voyages qui les emmenaient d’un continent, d’un pays et d’une tradition à d’autres radicalement différents, où presque tout était à construire. De cette construction dans la différence radicale, une mémoire aussi s’élaborait, de laquelle faisaient partie et le pays d’origine avec son histoire et sa culture, et le périple pour arriver aux lieux nouveaux. Plusieurs familles gardent l’histoire de la traversée, des conditions adverses, des morts, et enfin de l’arrivée dans des lieux autres où les gens eux-mêmes se transformaient. Cette mer marque aussi son propre lieu: la ville de Pelotas est aux côtés de la plus grande lagune du Brésil, deuxième d’Amérique Latine, surnommée «la mer douce». Cette mer intérieure, qui relie la ville à l’océan tout proche, joua un rôle fondamental dans l’histoire de la ville. C’est par elle que 3 MIRANDA, 2002. la production de viande séchée (le charque), fondamentale pour le développement économique de Pelotas au XIXe. siècle, s’écoulait vers d’autres centres. C’est par elle aussi, qui arrivaient les artistes, chanteurs, comédiens, peintres qui enrichirent la vie culturelle de la ville dans ce passé de richesse. Miranda transforme l’eau, ce lieu mouvant et instable, en passage symbolique pour l’utopie qu’elle concrétise par le biais de son art. Elle ne voyage pas souvent, c’est son oeuvre qui refait, de manière diverse, le périple d’Ulysse.4 Les paysages sont transformés en chemins, en voies pour les allées et venues, en lieux du mythe. Le livre d’artiste Le livre d’artiste s’inscrit dans la logique de rupture de frontières entre les diverses techniques, les matériaux et les modalités de constitution de l’image qui caractérisent l’art du XXe siècle et de ce début du XXIe. Construire le corps d’une oeuvre d’arts plastiques comme un livre, est déjà créer une oeuvre autre, par rapport à la tradition artistique occidentale. Il s’agit de nouveaux rapports d’espace et de temps, et un nouvel engagement du corps du spectateur, qui se doit de manipuler l’oeuvre – et celle-ci ne se dévoilera que petit à petit, dans la mesure de son corps-à-corps avec le spectateur. Le livre d’artiste est une modalité récurrente de l’art international, à partir des années 60, quand apparaissent plusieurs nouvelles formes de constitution des oeuvres d’art, en augmentant les limites du champ de l’art jusqu’à sa fusion avec la vie quotidienne. Dans le processus progressif de dématérialisation que cette augmentation entraîne, et qui transparaît dans la performance, dans le body art et, surtout, dans l’art conceptuel, le livre d’artiste garde sa physicalité même si, éventuellement, il se transforme en autre chose, un objet ou une sculpture. Cette physicalité est essentielle pour plusieurs artistes qui, tout en ayant leur locus dans le champ de l’art contemporain, n’ont jamais renoncé au corps de l’oeuvre. Mais, il s’agit d’un corps nouveau, entre deux mondes, celui des contenus narratifs et celui de l’objet en soi même. Un corps métissé, dans le sens qu’il porte 4 Le Passeport d’Ulysse a été exposé, entre autres, au XVIII International James Joyce Symposium, Bloomsday, Université de Trieste, Italie, 2002; Museu de Arte Contemporânea, Porto Alegre, Brésil, 2003; Bloomsday Belo Horizonte, Brésil, 2004. En 2007, elle a été choisie pour la Plateforme online Documenta 12 Magazine, Kassel, Allemagne, avec une vidéo et a participé d’expositions au Museu de Arte Contemporânea et au Museu de Arte do Rio Grande do Sul, les deux à Porto Alegre, Brésil. En 2008, elle a exposé à Madrid, Espagne; Baia Mare, Roumanie; Buenos Aires, Argentine, Kiev, Ucranie. en soi deux origines différentes: celle de support physique pour un texte et celle d’oeuvre autonome. Lenir de Miranda, artiste-peintre, crée aussi des livres d’artiste qui s’insèrent dans cette tendance. Son dernier livre, dont il est question dans ce texte, est présenté comme un passeport et sous le parrainage d’Ulysse: mixte de livre et de document, d’écriture poétique et bureaucratique; croisements de mots et d’images, sans équivalence directe entre eux; oeuvre, simultanément, littéraire et plastique, imprimée en off-set mais ayant chaque exemplaire individualisé par l’artiste par des collages, des graphismes, et même, par son impression digitale. Un document de l’ordre du poétique et du politique, qui passe par le mythe pour convier aux voyages multiples qui puissent amener tout un chacun à créer (et, peut-être, à concrétiser) ses propres utopies, ouvertes et critiques. Il déclare, dans ses feuilles: «Ce Passeport ne porte pas sa destination en soi».5 Et, tout comme l’utopie, il présuppose le retour «comme Ulysse, nous sommes tous le timonier de notre retour – Nostos. Dans l’exil des jours, nous flottons tous, comme des survivants, jusqu’au retour à nous mêmes – Ithaque».6 Dans le processus du métissage, il y a des éléments différents et même antagoniques, qui ne fusionnent pas, mais qui établissent un équilibre en tension permanente.7 «Le choix pour le livre d’artiste en tant que véhicule pour l’expression plastique est, d’emblée, le choix pour l’ambiguïté. Le lieu artistique du livre d’artiste est le lieu des marges d’un univers de multiples, parfois en séparation, parfois en union. Deux comme pair ou comme l’addition d’impairs. Là où on peut se demander si la fonction est vraiment pervertie dans les objets hybrides et si le doute ne serait pas la meilleure et la plus souhaitable des réponses».8 Pour l’artiste, nous sommes tous des Ulysse. Le brouillard d’Ithaque envahit à nous tous. Lenir de Miranda crée des livres d’artiste depuis 1984. Après un voyage en Europe en 1989, quand elle a eu contact personnel avec plusieurs artistes qui créaient des livres, ceux-ci sont devenus des 5 MIRANDA, 2002. 6 MIRANDA, 2002. 7 LAPLANTINE; NOUSS, 1997. 8 SILVEIRA, 2000. éléments centraux de sa création, parallèlement à la peinture. Des livres ayant ou n’ayant pas de texte, élaborés avec des matériaux divers: des tissus, de la cire, du bois, du métal. Des livres hauts en couleurs et avec des textures marquantes, «du lisse au très rugueux»; et créant «des solutions figuratives et abstraites».9 Le livre répond dans son oeuvre à un besoin de communication, face auquel la peintura s’avère insuffisante à son avis il est plus proche des gens, plus chaud, je peux l’emporter là où je vais, le «montrer, les gens peuvent le manipuler».10 Il faut dire que, depuis une position de marge, les artistes doivent trouver des stratégies pour pouvoir communiquer et se faire connaître. Tout comme l’art postal, dont l’artiste a aussi participé, le livre contribue à rompre l’isolement et à insérer l’artiste dans un circuit où les réponses (la reconnaissance, le respect) sont possibles. Se reconnaître dans le regard de l’autre, dans le miroir qui est l’autre. Le passeport Le passeport réel est un document de passage qui, tout en établissant l’identité de son porteur, lui rend possible de franchir les frontières, d’éliminer les barrières. C’est lui qui permet la réalisation de périples, le droit d’aller et de revenir, de traverser et de retraverser les lieux et les territoires. En même temps, il définit l’appartenance – et, dans une certaine mesure, l’identité – de son propriétaire. Marque identitaire, signe des lieux: voilà l’ampleur du carnet vert, rouge ou bleu que nous présentons aux contrôleurs, de notre pays pour consigner notre sortie, des autres nations pour permettre notre entrée dans leurs territoires. La dimension symbolique de ce petit document est très vaste, de même que son pouvoir réel. Le «Passeport d’Ulysse» présente des aspects multiples. Il s’agit tout d’abord d’un objet, conçu comme un passeport véritable; mais il ne devient «valable» qu’après la performance où l’artiste signe chaque exemplaire. Loin donc d’être un acte bureaucratique et anonyme, celui-ci constitue en lui-même une action artistique. En même temps, il s’agit d’une oeuvre individuelle, mais qui n’acquiert tout son sens que quand il est co-signé par son propriétaire. Il possède des formes, des textes, des matières créées par l’artiste; mais, pour être complet, il faut que son propriétaire accepte d’être photographié et d’y coller son image. 9 SILVEIRA, 1999, p. 229. 10 MIRANDA, 2000. 231 FRANÇAIS ICLEIA BORSA CATTANI, Paysages de l’exil, lieux de l’utopie FRANÇAIS 232 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 L’acquéreur, donc, en plus d’acheter une oeuvre d’art, participe à celle-ci, en accomplissant les actes qui lui accordent son sens et en s’impliquant en son existence, physique et symbolique. À ce réseau de significations, s’ajoutent encore d’autres: un passeport présuppose l’existence de lieux différents, la présence de frontières. Il sous-entend aussi l’idée de parcours: erratique ou bien défini, inventé en marchant ou prévu à l’avance. Pour l’accomplir, le voyageur établit ses cartographies, passe par des paysages nouveaux, qu’il modifie en traversant et par lesquels il est transformé. Nous sommes multiples, tout comme Ulysse: le passeport nous donne l’illusion d’une unité impossible. Mais, ce passeport presuppose l’entrée dans le monde de l’art (avec la photographie et la signature de son propriétaire): l’art en tant qu’espace de liberté et de transgression, de critique et de rêve. Le document conseille «se taire et voyager».11 Le mythe Le périple d’Ulysse est narration exemplaire de l’impossible retour du même: celui qui revient est un autre, il est devenu un autre, le trajet lui-même l’a transformé. Et le lieu vers lequel il retourne, n’est pas non plus celui duquel il est parti: transformé par l’attente elle-même et par la suspension du temps qu’elle provoque; modifié, aussi, par les événements qui ont eu lieu pendant l’absence du héros et dont quelques-uns ont été rendus possibles par cette absence même. Voilà le mythe d’Ulysse. Recréé par James Joyce, comprimé en un jour de la vie de Leopold Bloom. L’intemporel mythique est redimensionné dans sa chronologie et dans son spatialité, par la modernité. La narration mythique racontée en un langage qui, elle aussi, se (ré) invente. Selon le psychanalyste Edson Souza, «(…) il y a des oeuvres qui créent une atmosphère de mythe parce qu’elles s’inscrivent dans un lieu de fondation d’un nouveau chemin. Nous pouvons dire que ces oeuvres inaugurent la possibilité d’un nouveau discours».12 Les oeuvres de Lenir de Miranda, soit-il à cause ou en conséquence de la fascination et du dialogue avec «l’Ulysse» de James Joyce, ont pris souvent la forme du corps qui garde la narration du mythe 11 MIRANDA, 2002. 12 SOUZA, 1993, p. 358. dans les sociétés occidentales modernes: le livre. Car le mythe est étymologiquement de l’ordre de la narration, de la fable (c’est cela le sens du mot grec muthos). Lenir de Miranda, pourtant, recrée le mythe en unissant l’image à l’écriture. Son livre-art concrétise une utopie, qui est celle de créer un lieu pour le mythe. N’est-ce pas celui-là, un des rôles majeurs de l’art, même au moment présent? L’écriture peinte, la peinture écrite L’intégration mot-image dans le «Passeport d’Ulysse», bien comme dans les autres livres d’artiste de Lenir de Miranda, n’a rien à voir avec l’illustration de l’écriture par l’image, ni avec l’ «explication» de celle-ci par le texte: les deux vont ensemble, elles ont des rapports sans s’expliquer l’une l’autre, elles se complémentent sans fusionner. Chaque moyen d’expression reste intègre en lui-même, dans un dialogue tendu, car l’un ne traduit pas l’autre; parce qu’ils ne sont pas équivalents; enfin, parce que leurs éléments constitutifs sont uniques et irréductibles l’un à l’autre: «Le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. Non pas que la parole soit imparfaite, et en face du visible dans un déficit qu’elle s’efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles l’un à l’autre: on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe.»13 Il n’y a pas de fusion entre le texte et l’image, mais il y a «contamination» de l’un par l’autre. Ils ne se juxtaposent pas seulement, comme dans les livres illustrés, mais ils se superposent. L’écriture est recouverte par endroits par des taches de peinture, ou par des traits de crayon. Le dessin présente souvent des phrases ou des mots isolés, qui ne sont pas des titres, ni des explications, mais des éléments formels qui interagissent avec les images. «L’image naît et elle exige des réponses. Au moment même où je peins, je la vois. La figure est là, qui me regarde et me défie. Soit je trouve ce qu’elle veut, soit je perds tout».14 L’artiste perd tout, ou elle se perd elle-même? L’art est pareil au Sphynx: «déchiffre-moi, ou je te dévore». 13 FOUCAULT, 1992, p. 25. 14 MIRANDA, 2000. Lenir de Miranda aspire aux mots tout comme elle aspire aux formes, aux couleurs, aux gestes que la peinture et le dessin rendent possibles. Son Ulysse est le héros de la narration, mais il est aussi l’univers de paysages, de scènes, de figures que cette narration elle-même déchaîne dans son imaginaire. Il en est ainsi avec l’image de l’océan, qui va et vient, dans un retour cyclique dans lequel il n’est jamais le même, tout comme Ulysse: le graphisme qui représente ce flux continu n’est, lui non plus, jamais pareil, car le geste change toujours, de manière presque inconsciente. L’eau est l’élément qui conduit la main, de même que les vagues conduisent Ulysse. L’Ulysse de Lenir de Miranda est son Ulysse, qui n’existe que dans l’équilibre tendu entre ses mots et ses images. Le corps écrire, le corps figurés L’écriture forme toujours un corps, un ensemble de signes qui crée sur le support un tissage, comme une tapisserie. La main qui écrit et l’oeil qui lit accomplissent un mouvement régulier, linéaire, rythmique, comme s’il tissait et ré-tissait un corps constitué de trames. Dans les livres de Lenir de Miranda, ce corps est irrégulier: les espacements, les formes des lettres, leur taille varient; parfois, l’écriture manuscrite rompt la régularité des lettres d’imprimerie et introduit le tremblement touchant du corps qui crée. Des vides, des mots biffés, des notes aux marges constituent aussi ce corps textuel, niant sa vocation à l’uniformité et mettant en évidence son caractère d’organisme vivant: avec ses cicatrices, ses imperfections, ses irrégularités. Il reconstitue la génèse des mythes, la narration orale, avec ses rythmes irréguliers, ses emphases, ses pauses. Et la présence indispensable du corps qui raconte. La narration de l’artiste, même lorsqu’elle est imprimée en caractères mécaniques, crée un rythme qui évoque les graphismes de ses dessins: rapidité, urgence, le besoin d’enregistrer l’idée au moment même où celle-ci «sort» de sa tête et coule vers sa main. Le corps créé par l’écriture est, aussi, figuré par le dessin et par la peinture. Il n’est jamais décrit ou représenté, car la figure est autre chose: quand il y a une forme sur un fond (soit isolée, soit en coexistence avec d’autres formes), il y a figure. Celle-ci peut donc être, tant le corps humain que la représentation visuelle d’une forme et même, un espace délimité qui se détache d’un fond. Dans ce sens, tout ce qui est figuré dans ce passeport s’équivaut: la photographie du propriétaire, les dessins de visages et de corps humains, les graphismes qui indiquent le flux des eaux (toujours présents dans les travaux de l’artiste), les lignes droites qui enserrent un morceau de la surface de la toile ou du papier, en créant un espace confiné. Pour Lenir de Miranda, la cellule et la mer représentent deux substitutifs symboliques du corps, enfermé et libre simultanément. Le corps est donc présent (mais non pas, figuré) dans les dessins des lieux. Métaphores et métamorphoses des corps humains, de nos propres corps. Selon Jean Lancri, «Dans cette oeuvre si particulière de Lenir de Miranda, de quoi s’agit-il? D’une façon d’assigner notre identité au nomadisme, de rendre notre identité à jamais vagabonde. Car rien ne demeure fixe lorsque chacun, comme c’est ici le cas, est invité à coller sa photo d’identité sur des flots, sur une mer de tableaux, sur un océan de coups de pinceaux. Ainsi tout un chacun, par le biais de ce singulier visa, est-il convié à glisser son visage dans la figure de Ulysse, alias Léopold Bloom, alias N’Importe Qui; ainsi chacun se voit-il contraint de se couler dans la figure de l’humanité tout entière, à travers les métamorphoses et les transferts qui la colportèrent naguère de Ithaque à Dublin, qui la transportent de nos jours dans les rues de Pelotas comme dans celles de Porto Alegre».15 Le corps est suggéré, comme dans les peintures de Anselm Kiefer, un des modèles définis par l’artiste. Le (noveau) mythe Lenir de Miranda prend comme modèle l’Ulysse de Joyce, mais elle crée un nouveau mythe, dans lequel l’image et le texte sont inséparables, bien qu’ils ne soient pas complémentaires. Joyce a innové l’écriture, et la manière de personnifier le mythe. Dans les livres d’artiste de la plasticienne, et dans le «Passeport d’Ulysse» en particulier, le mythe glisse dans le texte et dans les images, il migre d’un langage à l’autre, il rattache un langage à l’autre. Il naît dans l’abîme qui sépare l’un de l’autre, et dans les ponts successifs jetés entre l’un et l’autre, en se métamorphosant constamment, dans sa manière d’être presentifié (le livre en tant que corps physique – le mot – l’image), dans ses modalités de représentation (Ulysse – Lenir de Miranda – nous mêmes), dans ses fragmentations et reconstitutions. En dernière instance, le mythe créé par l’artiste est le passeport lui-même et nous tous qui embarquons dans ce voyage, vers d’autres lieux. 15 LANCRI, 2003. 233 FRANÇAIS ICLEIA BORSA CATTANI, Paysages de l’exil, lieux de l’utopie FRANÇAIS 234 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 Exil, retour, paysages Un autre univers. D’autres mers. De nouvelles étoiles. L’eau est toujours présente, comme en Ulysse: elle nous lave des (mauvaises) habitudes acquises et nous transporte vers des paysages qui n’existent pas encore. Des paysages qui n’existent sans doute que dans ses flux, dans ses périples sans fin, qui transgressent les limites et éliminent les frontières. Qui transforment les différences irréconciliables dans des altérités qui s’additionnent, comme dans presque toutes les modalités de l’art contemporain. L’art crée des utopies (u topos, non-lieu). «L’Utopie est le désir d’alterité, est une invitation pour la transformation qui construit le nouveau, est la recherche d’émancipation sociale, est la conquête de la liberté. Utopie n’est pas un concept ni un cadre théorique, mais une constellation de sens et de projets. La véritable utopie est la vision critique du présent et de ses limites et une proposition pour le transformer positivement».16 L’art crée des utopies et, simultanément, crée ses propres lieux. «Passeport d’Ulysse» concrétise cet paradoxe apparent: il est le laissez-passer pour arriver aux lieux qu’il matérialise lui-même. Car il est l’utopie de laquelle nous nous sentons exilés, pour laquelle nous voulons retourner sans qu’elle ait jamais existé auparavant. Il représente la dialectique entre l’évasion et l’affrontement critique du monde et de nous-mêmes, et c’est à nous de chercher (et de créer) nos chemins. Nous retrouvons son sens dans ses propres pages: «Le passeport émis dans des petits matins animiques, veut accorder à son voyageur quelques renseignements pour qu’il puisse embarquer dans une vaste gamme de directions et d’interprétations. La décision d’embarquer appartient à son porteur. La distance parcourue dépend du désir d’aller, de venir, de manipuler, de compléter des routes commencées par des images ou par des mots. Ce passeport ne porte pas en lui-même son destin. Celui-ci lui est attribué par son propriétaire et ses circonstances. Cette oeuvre – passeport porte en elle-même, un noyau de possibilités. Comme Ulysse, nous sommes le timonier de notre retour-Nostos. Dans l’exil des jours, nous flottons tous, comme des survivants, jusqu’au retour à nous-mêmes».17 En quelle mesure l’art peut-il nous renvoyer à nous-mêmes? Jusqu’où notre trajectoire existentielle, qui nous transforme en auto-exilés, 16 A. D. CATTANI, 2003, p. 269. 17 MIRANDA, 2002. peut-elle être rachetée par un passeport symbolique, qui nous invite à voyager, non pas vers l’extérieur, mais vers son intérieur et le nôtre? Invitation et provocation simultanées. Incitation aux retrouvailles. Avertissement critique. Par le mythe, par la figure du voyage, par les paysages traversés, mutants, marqués par l’image de la mer, par le livre – objet d’art – passeport et les migrations qu’il présuppose, par sa parole qui vient de la marge, la plasticienne nous propose de créer nos propres utopies, individuelles et collectives. N’est-ce pas celui-ci, le retour possible à Ithaque? BIBLIOGRAPHIE CATTANI, A. D. Utopia, A Outra Economia. Porto Alegre: Veraz, 2003. CATTANI, I. Salvo-Conduto para a Utopia. Aplauso nº 44, 5e ano, Porto Alegre, 2003. CATTANI, I. UlissesMix. In: MIRANDA, L. de. A Sinalização. Livro de Artista. Pelotas, 2000. CATTANI, I. Les Lieux Incertains ou l’apprentissage de la modernité de Tarsila do Amaral. In: CHIRON, E. (Dir.). L’Incertain dans l’Art. X, L’OEuvre en Procès III. Paris: CÉRAP, Publications de la Sorbonne, 1998. FOUCAULT, M. Les mots et les choses. Paris: Gallimard, 1992. LANCRI, J., «Esquisse d’un seuil pour les oeuvres de Lenir de Miranda», catalogue de l’exposition Passaporte de Ulisses, Porto Alegre, MACRS, 2003. LAPLANTINE, E.; NOUSS, A. Le Métissage. Paris: Flammmarion, 1997. MIRANDA, L. de. A Sinalização. Livro de Artista. Pelotas, 2000. MIRANDA, L. de. Passaporte de Ulisses. Livro de Artista. Pelotas, 2002. RIOT-SARCEY, M.; BOUCHET, T.; PICON, A. Dictionnaire des Utopies. Paris: Larousse, 2002. SILVEIRA, P. A página violada. Dissertação de Mestrado. PPGAVI, IA, UFRGS. Porto Alegre, 1999. SILVEIRA, P. O contexto dos livros de Lenir de Miranda. In: MIRANDA, L. de. A Sinalização. Livro de Artista. Pelotas, 2000. SOUSA, E. L. A. de. Temps et répétition: les paradoxes de la répétition – contribution psychanalytique à l’étude critique de l’écriture poétique de Thomas Stearns Eliot. Thèse de Doctorat, Université de Paris VII, UFR de Sciences Humaines Cliniques, Paris, 1993. ICLEIA BORSA CATTANI: Critique d’art et commissaire d’exposition. Professeur Titulaire de l’Institut des Arts de l’UFRGS, Directeur de maîtrise et de thèse. Chercheur CNPq - UFRGS. Doctorat en histoire de l’art contemporain à l’Université de Paris I - PanthéonSorbonne. Livres: Mestiçagens na Arte Contemporânea (Org.) Porto Alegre: EDUFRGS, 2007. Icleia Cattani. Org. A. Farias. Rio de Janeiro: FUNARTE, 2004; Espaços do Corpo. Porto Alegre: EDUFRGS, 1995 (Co-aut).; Modernidade. Porto Alegre: EDUFRGS, 1991 (Co-org.). Elle publie régulièrement dans livres, revues et catalogues d’exposition au Brésil et à l’étranger. 235 FRANÇAIS ICLEIA BORSA CATTANI, Paysages de l’exil, lieux de l’utopie GEORGES ROUSSE. L’ART D’HABITER EN VOYAGEUR Anaïs Lelièvre RÉSUMÉ: Cet article explore la posture paradoxale de Georges Rousse qui, tout en se définissant comme «artiste voyageur», procède à des actes d’installations fixés par la photographie. Comment peut-on à la fois habiter et voyager? En croisant l’œuvre de Georges Rousse au «Quadriparti» de Heidegger, à la «maison natale» de Bachelard et à la poésie de Hölderlin, nous éprouverons l’hypothèse qu’habiter consiste à faire muter l’espace de telle sorte que l’on migre sur place. Nous étudierons comment s’opère une mutation du paysage distant en un lieu relationnel, puis comment l’habitant migre de l’extériorité à une intériorité charnelle, enfin, comment l’habiter se redéfinit par son extension du champ quotidien à celui de l’art. Le nomadisme serait-il la manière d’habiter de l’artiste, qui ne se maintiendrait créateur que par une migration, sans cesse réactivée, de l’habitude vers l’inhabituel? MOTS-CLÉS: Georges Rousse; nomadisme; migration; mutation. Voyager-habiter Alors qu’il est demandé à Georges Rousse de se situer, l’artiste rétorque: «j’aimerais plutôt artiste voyageur ou artiste nomade [… pour] contredire toute idée de stabilité et de fixité dans un seul lieu ou dans une seule catégorie».1 Cependant, s’il accepte pour seule définition d’être en constante migration, ce que je saisis, persistant dans tout son ouvrage, est la mise en œuvre de l’activité d’habiter que Mayol décrit ainsi: «l’appropriation de l’espace […] implique des actions qui recomposent l’espace proposé par l’environnement à la mesure de l’investissement des sujets».2 Georges Rousse lui-même établit sa 1 Pour toutes les citations de paroles et d’écrits de Georges Rousse, voir la Bibliographie. 2 MAYOL, 1994, p. 21. démarche en ces termes: «dès mes premiers travaux, j’ai voulu me mesurer aux lieux insalubres», «construire […] cette relation de soi à l’espace», «m’approprier le lieu», «demeurer dans un lieu». En effet, il «nettoie» le bâtiment pour «évacuer tout un passé», le rend propre à devenir pour-lui. Puis il le remanie, créant une nouvelle composition qui unit les figures tracées, «comme des autoportraits», à l’architecture qui les supporte. L’intervention est éphémère mais l’habiter de Georges Rousse se maintiendra par la photographie qu’il considère non comme documentaire mais comme l’œuvre artistique même: elle est l’acte décisif qui achève sa démarche, l’accomplissement de son habiter, rejoignant cette pensée de Rilke: «J’eus le sentiment que le temps subitement était hors de la chambre».3 Habiter n’est pas tant avoir un domicile fixe mais (vouloir) se fixer pour l’éternité, une relation hors de toute temporalité. D’où la synonymie avec «demeurer» et «résider» lié à «subsister» et à «posséder» par le «siège» qui lui donne son «assise»: l’habiter «reste», «résiste aux destructions»,4 à l’image du feu à surveiller pour que (même si le bâtiment disparaissait) jamais ne s’éteigne le foyer. Georges Rousse «utilis[e] souvent le terme d’ «installation» pour parler de [s]es œuvres»:5 «installer», de stall «demeure», signifie «aménager une maison», «mettre quelqu’un dans un logement pour qu’il y vive de façon habituelle» et «définitive». Comment peut-on à la fois habiter et voyager, «demeurer» «en permanence» «en un lieu» et «partir ailleurs» «dans un lieu […] lointain ou étranger»? Migrer sur place par la mutation de l’espace Face à ces photographies abouties, se pose avec insistance la question du «comment». Comment l’artiste a-t-il créé ce lieu? Comment l’homme créé-t-il son lieu? Comment habiter? Selon Heidegger «on tente de remédier à la crise en créant de nouveaux logements [… alors] qu’il […] faut d’abord apprendre à habiter».6 Si la finalité 3 BACHELARD, 1948, p. 111. 4 Pour toutes les définitions et étymologies indiquées, voir la Bibliographie. 5 LUPIEN, 2008, p. 17. 6 HEIDEGGER, 1958, p. 193. 237 FRANÇAIS ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur FRANÇAIS 238 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 de l’habiter est d’être dans un état fixe, celui-ci n’est pas acquis avec l’habitat mais requiert une activité. Comment «bâtir» l’habiter? En habitant l’inhabitable, Georges Rousse pointe la voie qui mène à l’habiter. Avant son intervention, les espaces, saturés d’altérité, nous posent en spectateur: nous sommes devant un paysage, «vue d’ensemble que l’on a d’un point» extérieur. Or, habiter n’est pas «observer» une «étendue»7 lointaine et inconnue, mais se sentir avoir lieu dans l’espace environnant: à la différence du paysage qui est une unité distante, selon Heidegger «seul […] un lieu peut accorder une place».8 Poser la question du comment habiter, revient alors à se demander: comment migrer à l’intérieur d’un paysage? «Il y a une espèce d’interpénétration entre ces deux espaces, le mien et celui du passé.» En effet, dans Embrasures, la substance du mur, d’un rouge très nuancé, paraît avoir absorbé la peinture dont Georges Rousse l’a habillé. Le local d’origine et l’homme qui s’y investit s’unissent en un genre nouveau – ni paysage, ni portrait – comme une cellule se modifie par l’«insertion […] d’un nouveau fragment»:9 incorporant une présence humaine, les espaces désaffectés, inhabitables vus de l’extérieur, mutent en lieux affectifs, réhabilités, habités. Tout en restant dans le même volume d’espace, au même point géographique, faire muter son environnement, «changer de lieu», revient à migrer.10 Du paysage lointain à l’intimité du lieu, on se déplace sur place. Aussi, plutôt que d’opposer habiter et voyager, quotidienneté et art, proposons-nous cette hypothèse: tel que révélé par l’activité artistique, habiter consiste à migrer sur place en faisant muter l’espace. Approches Chacune des trois parties aura son départ dans une théorie reformulée en relation avec notre sujet: premièrement dans la philosophie existentielle d’Heidegger où habiter c’est faire muter l’espace en lieu d’«unité» de l’homme avec son environnement; puis dans la pensée psychanalytique de Bachelard pour qui habiter 7 Termes issus de définitions de «paysage». 8 HEIDEGGER, 1958, p. 182. 9 Définition de «mutation». «Etre inséré» signifie «être incorporé». 10 «Migration» vient de migratio «changement de lieu». revient à migrer vers sa maison natale; enfin dans le point de vue artistique d’Holderlin, exploré par Heidegger, indiquant que «la poésie est le véritable «faire habiter».11 Afin de comprendre ces thèses, nous tenterons de les éprouver à travers des œuvres (Embrasure et La flèche 1993 de Georges Rousse et ma création Le Foyer), et des expériences sensibles, vécues personnellement ou transcrites par d’autres auteurs. L’espace, du paysage au lieu: une mutation? D’après Heidegger,12 l’homme n’habite (sur terre) que s’il sort de lui-même pour s’unir avec son contraire, les divins et le ciel. Habiter serait confondre l’espace terrestre et l’espace céleste et s’y confondre, faisant muter le paysage où ils sont séparés en un «lieu» indéfini ««ménage[a]nt» une place» au «Quadriparti». Cette théorie, à première vue peu familière, est-elle cependant fondée sur une pratique de l’habiter? Cette première partie vérifiera un aspect de l’hypothèse: dans la dynamique de l’habiter, l’espace est-il effectivement muté dans ses qualités? Coloration matérielle: mutation de la substance Embrasures (1987) de Georges Rousse sont «des espaces entièrement peints en rouge». «Rouge cinabre, en italien, c’est la cendre, la braise». «J’ai voulu reproduire ici […] la braise du soleil.» «On est dans le feu». Par sa chaleur et son rayonnement optiques, le pigment fixant la couleur, inséré au bâti, fait muter l’espace en foyer. En foyer au sens d’espace habité? L’artiste a étendu sur tous les murs la couleur du cinabre, d’un rouge sang, qui dans l’Alchimie élève à l’immortalité des Dieux: cette pierre, extraite de gisements souterrains, dérivés de «gésir» (de jacere «être étendu») signifiant «résider» et d’où est construit le «gîte», mène-t-elle à l’éternité de l’habiter? Face à La flèche 1993 (1993), d’abord devant une architecture dont je suis séparée, qui me sépare du monde extérieur, sépare sol et ciel, je suis ensuite absorbée à l’intérieur du cercle rouge: non pas entourée de murs rouges, mais immergée dans le rouge, un rouge continu jusque dans l’air que je vois rouge et que j’aspire en moi-même. «A travers toutes mes photos, j’essaie de créer, de reproduire cette possibilité d’entrer dans l’image, dans 11 HEIDEGGER, 1958, p. 224-227. 12 HEIDEGGER, 1958, p. 176-184. l’espace». Et l’artiste dit à propos d’Embrasures: «Le rouge est tellement puissant, […] on est au cœur de l’incandescence; [… c’est] une expérience intérieure de la lumière que j’essaie ici de traduire.» Par cette couleur, le spectateur entre à l’intérieur de l’espace auparavant distant. Ce foyer que l’artiste bâtit est-il le lieu qui, selon Heidegger, réunit le Quadriparti et dans lequel l’homme habite? Creusée dans le mur séparateur, une «embrasure», à travers laquelle Georges Rousse entend la «braise», et qui est ici créée par une couleur «feu», ouvre une voie à l’homme du monde terrestre à la lumière céleste. Le feu évoque le soleil et le noyau de la Terre, il est une «invention» de l’homme et apporté par le divin Prométhée; et il a en lui la puissance de se propager à la terre, de se diffuser dans l’air, d’échauffer le corps jusqu’à se confondre à sa chaleur interne. La place centrale où est établi le feu à partir duquel les hommes ont dès l’Age préhistorique organisé leur logis, peut-elle alors être comprise par une nécessité existentielle plutôt que pragmatique? Projection visuelle: mutation de l’apparence «Je cherchais […] à me brûler les yeux avec la peinture.» Alors qu’une surface plus réduite aurait pu suffire, Georges Rousse investit de rouge tout un bâtiment. «Je suis comme ébloui par le soleil et quand je ferme les yeux, j’ai cette espèce de persistance rétinienne qui fait voir tout rouge intérieurement et, dans ces lieux abandonnés, c’est ça […] qu’on peut éprouver». En quoi se brûler les yeux, faire ses yeux devenir feu, serait-ce lié à l’activité d’habiter? «Lorsque je découvre un lieu abandonné […], mon acuité se développe, je suis à l’écoute […] de toutes les taches de couleurs». Pour revenir à sa naissance, (re)découvrir Embrasures avec une telle ouverture de la vue. L’ouvrage que je feuilletais s’est ouvert à l’image IV: un grand œil me regardant. Une forme circulaire, une partie centrale, un éclat de vitalité… Mais une tache déroutait la pleine perception d’un œil: vers la droite, trop claire et étendue. A force d’en détourner mon regard, je m’y suis retournée et l’ai enfin vue: une tête, œil ouvert, dirigée vers l’embrasure que nous voyons, au centre de l’(œil-)image, sur notre rétine. Le spectateur y apparaît, l’activité de sa vision est mise en vue. Et si la forme de l’œil est de profil, l’iris et la pupille sont retournés, frontaux. Voir le lieu revient à se voir (se) voir, à se déplacer du monde visible à l’intérieur de sa propre vision: révélation à rebours d’un processus de projection, «fait de situer dans le monde extérieur [s]es impressions»? Selon les Anciens, les dieux «ont agencé en premier lieu les yeux porteurs de lumière». Dans l’œil «brille une flamme dont la lueur s’échappe au loin», nous «projette» «hors de nous», par nos «rayons visuels», animés du feu de l’«âme», dans l’espace qu’ils vont voir et toucher13, espace où a lieu notre vision, lieu de projection ou d’«investissement des sujets»: d’habitation selon Mayol. Est-ce par ses yeux enflammés, rayonnants comme le soleil, que Georges Rousse embrase le bâtiment en foyer? Est-ce la projection de la vision qui fait muter l’environnement, l’atteignant dans son apparence? Dans Embrasures, l’architecture est touchée dans sa substance même par le contact du pigment: par cette mutation matérielle de la réalité extérieure, l’art exprime-t-il la mutation visuelle et intérieure qui est à l’œuvre dans l’habiter ordinaire? Existe-t-il alors un mode de regard spécifique et fondateur de l’habiter, une vision du lieu, vision du dedans, différente de l’observation posant le paysage à distance? Extension virtuelle du corps: mutation de la relation De son foyer, délimité par un muret, le feu s’étend, flammes translucides, chaleur diffuse et fumée vaporeuse se confondant avec son environnement. Comme lorsque je gomme numériquement d’un outil flou et quasi-transparent les bords des multiples photographies de ma main en mouvement, créant une nuée de corps fusionnant, un corps déployé dans tout le foyer… même autour, dans les veines rougies du bois et de la pierre. Ce corps défiguré figure mon corps existant animé par la dynamique extensive (du feu). S’étendre, c’est à la fois rester à sa place et migrer dans tout l’espace qui mute en (lieu du) corps… Habiter? Le feu en extension éclaire-t-il l’habiter du point de vue du corps vécu de l’intérieur, révélant en même temps les théories antiques (invalidées par l’observation scientifique de la réalité optique) comme l’expression d’une vision sensible, vision du corps dont la chaleur s’entrelace à celle du monde extérieur? Lors d’une séance de relaxation, j’ai senti mon corps immobile, gisant au sol, mais irradiant d’une intense énergie, à la fois se détendre loin sous terre et s’étendre jusqu’au ciel… habitant en conscience, car «chez soi» justement, on se détend, on étire son corps dans son environnement. Heidegger, dans sa conférence sur l’«habiter», indique que «nous nous déplaçons toujours à travers les espaces de telle façon que nous nous y tenons déjà dans toute leur extension14». Par sa puissance de mobilité, le corps ouvre les limites 13 Auteurs antiques cités, reformulés, analysés par G. Simon, Le regard, l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité, Paris, Editions du Seuil, Des Travaux, 1988, passim. 14 M. Heidegger, «Bâtir habiter penser», op. cit., p. 187. 239 FRANÇAIS ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur FRANÇAIS 240 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 de son étendue à celle, auparavant distincte et lointaine, de son environnement. L’image numérique retouchée, tout en étant au plus proche du corps matériel par sa précision photographique, éclaire son étendue virtuelle autrement sentie mais invisible. Dans l’habiter, ce qui mute, plutôt que l’espace matériel, est la relation de l’homme à son environnement. Dans une mutation biologique, la nature d’une cellule est modifiée par l’insertion d’un élément étranger, c’est-à-dire – dans une vision élargie au contexte et au processus – par l’évolution d’une relation, de la distinction à la confusion. Aussi le lieu (envisagé dans la dynamique de sa création et situé dans l’intervalle qu’il rend lien entre l’homme et son environnement, plutôt que fixé comme «partie de l’espace bien définie») appelle-t-il à une définition relationnelle. Suite à cette recherche des propriétés fondamentales du lieu, nous allons tenter de comprendre ce qui s’opère dans l’autre versant de l’habiter, chez l’homme qui devient habitant. La démarche, d’abord de principe philosophique, tendra alors vers une réflexion à tendance psychanalytique. Pour l’homme, la mutation de sa relation à l’espace est-elle vécue comme une migration de soi-même? L’habitant, de l’extériorité à l’intériorité: une migration? Selon Bachelard, «la maison natale», «maison habitée», «vient vivre, par le songe, dans une maison nouvelle.15» Pour être habité, le paysage, étendue inconnue, deviendrait le lieu d’un autre lieu, déjà familier. Habiter serait migrer de l’espace extérieur vers sa maison d’enfance. Cependant Georges Rousse n’en porte en lui que l’absence: «Mon père étant militaire, j’ai eu l’occasion de voyager dès mon plus jeune âge. […] J’ai plutôt souffert d’une telle situation et de l’instabilité que cela suppose». Dans un autre ouvrage, Bachelard entrevoit une racine plus lointaine: «Habiter oniriquement, c’est plus qu’habiter par le souvenir. [… C’est] un besoin qui vient de plus loin.16» Quel est ce soubassement si lointain qu’il est hors de la mémoire et vers lequel l’homme migre en devenant habitant? «Dans toute demeure, dans le château même, trouver la coquille initiale, voilà la tâche première du phénoménologue.17» Il s’agira, 15 G. Bachelard, La poétique de l’espace (1957), Paris, P.U.F., Quadrige, Grands textes, 9e édition, 2007, p. 32 et 25. 16 G. Bachelard, La terre et les rêveries du repos, op. cit., p. 112. 17 G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit., p. 24. dans cette deuxième partie, de faire apparaître le contenu du lieu vers lequel l’homme, en voie d’habiter, migrerait. Régression psychique: migrer dans l’intériorité originelle Les murs teintés d’Embrasures sont confusément agités de nuances indiscernables: l’architecture statique est mutée en matière grouillante. D’après Gilbert Durand, le grouillement est une «projection assimilatrice de l’angoisse devant le changement» dont la «premièr[e] expérienc[e]» est «la naissance18», «traumatisme de la différence» que Delassus image ainsi: «un voyageur changeant de continent, arrivant dans des terres étrangères […]. C’est un monde […] inhabitable.19» Aussi Bachelard écrit-il: «je serai un habitant du monde, malgré le monde.20» Habiter est-ce, depuis la naissance, une tentative continuée d’habiter l’inhabitable, de migrer à l’intérieur de la radicale extériorité? Face à La flèche 1993, hors du lieu rouge et courbe, dans l’espace vide entre les murs détachés, résistants, rectilignes et gris, loin de mes formes et de mes couleurs, mon corps est isolé. «J’ai commencé par construire dans une forme circulaire parce que […] les espaces dans lesquels nous vivons sont orthogonaux, […] la courbe n’est pas comprise.» Le rond, à l’image d’un ventre plein, comblerait un manque. Et par le rouge, «couleur unique […qui] uniformis[e] toute cette profondeur et tous ces reliefs différents», l’architecture distanciée par le regard «euclidien21» de l’adulte mute en milieu charnel où l’embryon, également de chair, se confond. Enfin, dans Embrasures, l’artiste a couvert le ciment de cire d’abeille22, substance servant à créer des cellules pour loger les œufs et conserver le miel, faisant muter l’espace en un lieu fécond et nutritif. Par ces mutations, l’homme migre, plus loin que sa «maison natale», dans 18 G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale (Paris, Bordas, 1969), Paris, Dunod, 11e édition, 1992, p. 76-78. 19 J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Paris, Dunod, Psychismes, 2005, p. 117-121. 20 G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit., p. 58. 21 Georges Rousse: «mes photographies contrecarrent cet ordre euclidien». 22 Information qui m’a été transmise par Anne-Marie Rousse. Courriel du 09/09/2008. le milieu prénatal, voire jusque dans la première cellule qui le contenait en puissance, comme le reste du monde, dans la confusion de la «soupe primitive». A travers ces «installations» artistiques, est-ce la régression (inconsciemment) vécue par tout habitant qui est mise à jour? «Les mortels sont dans le Quadriparti lorsqu’ils habitent […], le laissant revenir à son être». «Les Quatre […] forment un tout à partir d’une Unité originelle23». Le milieu prénatal est-il le lieu de cette «Unité originelle» du Quadriparti qu’il faut selon Heidegger rebâtir pour habiter? La chair, créatrice, y est mon ciel et ma terre, et moi-même par le cordon qui m’y unit. Et c’est animée par le soleil et les éclairs célestes que la «soupe primitive», au sein de la terre, donna naissance à l’être vivant. C’est même, selon un mythe, «une boule de feu» qui naît «hors du conduit génital» de la femme24. Or, dans La Roche-sur-Yon 1983 de Georges Rousse, des flammes apparaissent dans le lieu, dans le ventre de la figure humaine qui est une embrasure: «dans ces pièces sans lumière, […] je voulais régénérer quelque chose de la lumière.» Ses premières peintures in situ représentent des personnages «comme des autoportraits» qui font corps avec les murs, deviennent environnement: ils figurent, «flott[ants]» ce que Georges Rousse revit par l’installation, «peaufin[ant]», «resserr[ant]» sa «relation au lieu» (selon les termes de l’artiste). S’agit-il à travers le «bâtir» d’un foyer, de «laisser revenir» une relation fusionnelle au milieu? Habiter serait-ce refaire à l’envers la première migration de la naissance, une régression plutôt qu’une progression? Gilbert Durand, quant au grouillement, précise que «l’adaptation animale ne fai[t] dans la fuite que compenser un changement brusque par un autre changement brusque25», réaction que l’on peut retrouver dans la psychanalyse de la naissance par Delassus: «Au commencement, s’opère une naissance au-dedans […]. Puis la projection brutale dans un monde inadéquat par rapport à l’origine […]. Il faudra un troisième temps natal pour recomposer […] ce qui nous avait constitué à l’origine.26» «Recompose[r] l’espace […] à [s]a mesure»: selon Mayol, 23 habiter. Habiter serait-ce alors migrer seulement pour annuler une migration passée et retrouver la stabilité d’un monde où la conscience du temps n’était pas? Une fixation à travers une migration? Permanence corporelle: migrer à l’intérieur de son corps? «Je vois. Par taches.» «Je continue à chercher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant.» «Apportons» plutôt que «perdons», d’après Cézanne27. Et en effet, selon Delassus, le fœtus «commence par voir au-dedans» «son propre état intérieur, […] émois de la chair» et, par sa «disponibilité corticale», il «enregistre […] la vie prénatale» «intra-utérine28», dans le corps maternel qui constitue son milieu. Toute vision, fixation de la première, continue-t-elle à confondre la chair de son propre corps voyant et la texture de son environnement? Dans l’Optique antique, c’est le «feu qui réside en nous [… qu’ ils] firent couler par les yeux29» jusqu’à l’objet vu. Et Bachelard se demande «La vie du feu […] ne rappelle-t-elle pas la vie de la fourmilière?» «On voit les fourmis grouiller et sortir tumultueusement de leur demeure souterraine: de même […], on voit les animalcules ignés se rassembler et se produire en dehors sous une apparence lumineuse.30» Le feu de la vision, dont les murs d’Embrasures sont empreints, d’un rouge vermillon31 animé des vers dont il est originaire, est-il la chair fourmillante et chaude du corps? Plutôt que migrer ailleurs, habiter consiste-t-il à migrer en soi-même, dans une intériorité physique plutôt que seulement psychique? Le chair du milieu originel, constitutive de (la nature charnelle de) mon corps, y persiste, permanent (terme issu de permanere «rester jusqu’au bout», et lié à «manoir», du latin maneren, mansus «demeurer»). Le sens figuré de l’expression «aller chez soi» coïncide-t-il avec 27 Cité par H. Maldiney, «Forme et art informel», dans Regard Parole Espace (1973), Lausanne, L’âge d’homme, Amers, 1994, p. 106. 28 J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, op. cit., p. 35-55. M. Heidegger, «Bâtir Habiter Penser», op. cit., p. 176-177. 29 24 Platon cité par G. Simon, op. cit., p. 29. G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, Paris, P.U.F., 1988, p. 70. 30 25 G. Durand, op. cit., p. 76-78. 26 J.-M. Delassus, op. cit., p. 17. G. Bachelard, et J.-B. Robinet cité par G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, op. cit., p. 83. 31 Le cinabre est vermillon. 241 FRANÇAIS ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur FRANÇAIS 242 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 son sens littéral? Habiter, plutôt que migrer physiquement dans un paysage, est-ce déplacer sa vision à l’intérieur de soi-même en occultant toute extériorité? Révélation charnelle: migrer en la chair du monde «Recomposer», «selon les données du monde» précise Delassus32, suppose de partir de l’extériorité existante et consiste à opérer des déplacements qui font voir l’ensemble autrement. C’est à partir d’un espace précis que Georges Rousse élabore son projet. Dans La flèche 1993, «il a inscrit un cercle dont la forme était déjà suggérée par ce plafond voûté33» dont l’importance est ainsi accentuée. Dans Embrasures, ce sont les murs détériorés, que la cire laisse transparaître, qui font le rouge grouiller, rouge qui fait apparaître les murs comme une chair animée. «Cette série est inspirée de sa fréquentation avec les ruines antiques où il a pu observer que les anciens utilisaient de la peinture monochrome rouge pour peindre des pans entiers de mur.34» Dans ce bâtiment situé à proximité de Rome, l’artiste fait ressurgir une culture passée. Et le rouge, le grouillement, l’évocation de la natalité présentent la fonction de cet ancien poulailler dans toute sa réalité charnelle. Migrer à l’intérieur d’un espace extérieur, est-ce plutôt que d’y projeter son intériorité psychique et physique, s’ouvrir à l’extériorité, l’explorer de l’intérieur? Dans l’Optique antique comme dans la pensée de Merleau-Ponty35, la vision s’opère sans distance avec son objet. Mais dans l’une elle est une projection, dans l’autre une ouverture au monde «brut», aux «autres» […] qui me hantent» depuis l’ «unité préalable moi-monde» persistant en une «même chair» qui, au contraire de la science qui pose son objet à distance, permet à l’homme d’«habite[r]». Plutôt que simplement lieu de l’homme ou lieu d’un autre lieu, le lieu habité est lieu d’une confusion entre l’homme et le monde. D’après Descartes, le corps est de «la même étendue […] qui constitue l’espace», appartenant au «corps indéfiniment étendu» de 32 J.-M. Delassus, op. cit., p. 17. «l’univers36». L’habitation, plutôt que migration dans un passé révolu, serait la révélation d’une relation toujours existante mais jusqu’alors invisible; une révélation qui suppose à la fois une permanence et une migration dans ce qui est extérieur à la conscience. Conformément à l’hypothèse de départ, au fil de cette étude, les œuvres d’art ont été révélatrices de ce qui s’opère dans l’habiter. Mais, assimilées à une expérience quotidienne, leur dimension créative et singulière, c’est-à-dire artistique, a été occultée. L’art n’est-il que révélation? 3. L’habiter, de l’habitude à l’art: une révélation? L’œuvre n’est-elle qu’une embrasure inactive, simplement traversée par cette activité habituelle de l’habiter, et transportant à la vue ses fondements latents? Selon Georges Rousse, «le travail d’artiste doit passer nécessairement par l’engagement physique. […] Le contact physique avec les espaces réels fait partie intégrante de ma démarche.» A la différence de l’approche descriptive du philosophe ou du psychanalyste, l’artiste entre dans la matière en «apport[ant] son corps37», lui accordant une place, il s’active habitant. Mais le créateur, se déplaçant sans cesse hors des définitions et habitudes établies, n’est-il pas essentiellement «artiste voyageur»? «Toute habitation n’est-elle pas à jamais incompatible avec la manière des poètes […] rejetée comme fuite dans un rêve sentimental38»? L’artiste peut-il à la fois habiter et migrer? Ayant précédemment associé migration et habitation, c’est avec davantage de complexité que nous pouvons maintenant aborder cette question. Après avoir noté une contradiction, Heidegger, s’appuyant sur une poésie d’Holderlin, soutient au contraire que «la poésie est le véritable «faire habiter»39». Cette théorie semble vérifiée dans l’expérience de Georges Rousse qui écrit qu’«il devient possible pour moi de «demeurer dans un lieu», même éphémèrement, par la poésie.» «Dès que j’ai été artiste, […] j’ai commencé à voyager: 36 R. Descartes, «Les Principes de la philosophie» (1644), dans Œuvres philosophiques, Paris, Bordas, 1989, t. 3, p. 155 et 166. 33 Anne-Marie Rousse, courriel du 09/09/2008. 37 P. Valéry cité par M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 16. 34 Ibid. 38 M. Heidegger, «… l’homme habite en poète…», op. cit., p. 224. 35 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (1964), Paris, Gallimard, Folio/Essais 13, 1999, p. 9 et 13; Le visible et l’invisible (1964), Paris, Gallimard, Tel 36, 2002, p. 309. 39 Ibid., p. 227. […] marquer les points où je suis et […] créer comme une sorte de réseau autour du monde d’endroits où j’ai été et qui font que je m’approprie finalement le nulle part.» L’art pourrait-il combler un manque d’habiter passé par un habiter actuel démultiplié jusqu’à défier l’inhabitable? Déplacé du quotidien habituel au domaine très différent de l’art, l’habiter en est-il profondément muté? Migration de la finalité d’habiter dans l’art: une nécessité La cheminée que j’ai photographiée appartenait au nouvel appartement que je devais habiter. Pour avoir eu recours à l’art, l’usage habituel ne suffit-il pas à l’habiter? Mon père m’a appris à faire naître du feu dans l’orifice de la cheminée. Prendre une allumette entre deux doigts. Frotter d’un mouvement se mesurant à la vitesse de l’éclair, condensant les premiers gestes qui ont su créer des flammes. Le point rouge au bout de mes doigts déborde de lui-même, le feu se répand au papier puis au bois, il étincelle sur le sol jusqu’à le trouer et enfume les murs qui le conduisent au ciel. J’observais mon rayonnement énergétique s’étendre devant moi. Par le feu né de l’animation de mes doigts, j’habitais le foyer. Le feu, «fils des deux morceaux de bois», «aussitôt né, il dévorait son père et sa mère». «L’enfant veut faire comme son père, loin de son père, et de même qu’un petit Prométhée il dérobe des allumettes». Le «complexe de Prométhée» proposé par Bachelard40 rejoint le fantasme d’autoengendrement: vouloir remplacer le créateur, devenir son propre géniteur, non seulement retourner dans le milieu prénatal subi mais s’y placer en acteur. Selon Guin, Georges Rousse est un «voleur de lumière, tel Prométhée, dont on nous dit aussi qu’il est le père des techniques […], maître de ses apparition-disparition. […] Deux fantasmes sont à l’œuvre: un fantasme de retour au sein maternel, et un fantasme d’autoengendrement41». Etait-ce moi qui créait et était créée? Je ne créais pas le feu mais reproduisais une technique qu’on m’avait transmise; c’était mon père, voire les premiers hommes, qui continuaient à le créer à travers mes gestes actualisant les leurs. Physiquement active, mais pas créatrice de mes actes: ce n’était pas «moi» qui habitait. Par l’habitude ou l’habitus, le «moi» se perd, fondu dans la normale ou la norme qu’il perpétue, habiter est répéter et s’aliéner: c’est 40 M. Muller cité par G. Bachelard, et G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, op. cit, p. 51-52 et 29-30. 41 P. Guin, «Préparatifs de la photographie d’un intérieur en ville», dans Une œuvre de Georges Rousse. «Marseille 1989», Marseille, Muntaner, Iconotexte, 1993, p. 55. l’autre qui habite. A cet habiter manquait mon statut d’auteur. Poiêtes: «auteur». Manquait-il la poésie, issue du grec poiein «faire», le «faire habiter»? L’artiste Georges Rousse a fait le choix d’«un travail long et épuisant, que j’entreprenais en solitaire parce que je devais être moi-même à la source du travail». Mutation de la manière d’habiter Georges Rousse «conserve» de son père la photographie et les ruines. «Mais il ne s’agit pas pour moi de retrouver ces sensations de l’enfance». La photographie est pour lui «une manière […] d’éliminer le présent en tant que ruine et de le «développer» autrement.» Dans sa dimension d’auteur, l’artiste échappe à une pleine détermination psychique: plutôt que de devenir (comme) son père en l’imitant, s’engendrer autrement, pas une nouvelle fois qui ne serait que répétition, mais d’une nouvelle manière, créer, en autre, en auteur, les modalités de sa propre création. Si l’œuvre figure l’habiter universel, c’est dans sa manière, toute singulière, que «je» réside. Georges Rousse indique ainsi: «Ce qui m’intéresse […], c’est de détourner de tels lieux et d’en faire le point de départ de nouvelles énergies.» C’est par le détour d’une autre substance, le numérique, lui-même détourné vers la chair, que le feu devient mon feu, «moi» feu, que mon corps habite le foyer. Et dans la mécanique inhumaine, j’accorde une place à ma main qui s’agite frottant diversement l’interface contre le tapis pour étendre son image à l’écran; cette main, manus, est à l’origine de la manière (maneoer, «manier») et de maintenir, et ses racines profondes (man-) rejoignent la maison, manere, mansus, «demeurer»42. L’œuvre extraordinaire dévie le contexte quotidien, marqué par les nouvelles technologies, hors de l’habitude. Hors de l’habiter, originellement lié à l’habitude? L’habiter hors de lui. En faisant migrer la finalité générale de l’habiter dans le champ artistique, comme une matière à façonner ou à recomposer, l’artiste en fait profondément muter la manière, créant son propre art d’habiter: par l’inhabitude. Habitation de l’habiter: révélation et extension «Je réordonne le monde visible en un espace inédit et imprévu. […] N’est-ce pas le projet de l’artiste que de montrer le monde de façon imprévue?» Et, en cela, de l’habiter: par la création artistique, «j’» habite (le contexte habituel de) l’habiter, me l’«appropr[iant]» en le «recompos[ant]» à ma manière pour le faire «à la mesure» de 42 De plus, habitus – lié à «habiter» – signifie «maintien», habitudo «manière d'être». 243 FRANÇAIS ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur FRANÇAIS 244 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 l’«investissement» de ma singularité (selon les termes employés par Mayol pour décrire l’habiter). Activité d’habiter, l’art serait – d’après les conclusions des parties précédentes – à la fois extension et révélation. Par l’inhabitude, l’artiste créé une extension de l’habiter. Et d’après Brecht,43 par une «représentation […] inhabituelle», «distancier un processus ou un caractère […], c’est [… lui] enlever […] tout ce qu’il a d’évident, de connu, de patent, et faire naître à son endroit étonnement et curiosité» pour une chose alors «représentée», au sens de révélée, «comme un phénomène social qui ne va pas de soi». Dans l’écart de l’inhabitude, sont révélées les spécificités de ce que l’artiste étend à son domaine et de ce dont, malgré tout, il se différencie. elle-même? Et le spectateur actif, dans la dynamique de sa vision qui «recompos[e] […] à [s]a mesure», devient-il un habitant de l’oeuvre, migrant dans l’intériorité de l’œuvre-paysage ainsi mutée en œuvre-lieu? «Paysage» et «lieu» peuvent-ils alors encore être étendus dans leur usage, désignant chacun l’objet présent à l’homme sur un mode particulier, celui de l’observation et de l’habitation? Conclusion Révéler l’art d’habiter La mutation et la migration sont à l’œuvre dans l’habiter mais selon des modalités particulières qui les associent à leur contraire: elles se précisent respectivement comme extension, mutation d’une relation immatérielle, et révélation, migration dans une permanence invisible et à la fois intérieure et extérieure. Pour Georges Rousse, «voyager est une façon […] de ne pas me limiter à des modèles définitifs.» L’artiste, plus que révélateur, est l’«habiteur» (au sens de «faiseur d’habiter») par excellence, et ce, car il est tout autant essentiellement voyageur, se maintenant créateur par une migration, sans cesse réactivée, de l’habitude vers l’inhabituel. Le nomadisme, «mode de vie», est la manière d’habiter de l’artiste. Chaque œuvre d’art pourrait-elle alors être étudiée comme l’œuvrer d’un habiteurvoyageur, en saisissant la singularité de son art d’habiter: l’inhabitude dans lequel il (fait) migre(r) et la mutation de l’habiter qu’il créé? Etendre «paysage» et «lieu»? La méthode de cette étude a consisté à mettre en relation, pour les comprendre de l’intérieur, des théories et des œuvres avec mes propres expériences. La pensée exposée, «investissement d[u] suje[t]», extension personnelle et révélation qui montre son objet sous un jour inhabituel, est-elle, elle-même, activité d’habiter? Dans l’œuvre de Georges Rousse, la photographie donne à observer à distance et de l’extérieur ce qui est devenu un lieu pour l’artiste. D’une manière générale, pour un spectateur, une œuvre est-elle d’abord paysage, étendue lointaine et nettement délimitée, unité en 43 BRECHT, 1999, p. 110 et 127. BIBLIOGRAPHIE: ARROUYE, J. Une Amérique du regard. In: Une œuvre de Georges Rousse. Marseille 1989. Marseille: Muntaner, Iconotexte, 1993. BACHELARD, G. La terre et les rêveries du repos. Paris: Corti, Les massicotés, 1948. BAUMGARTNER, E.; MENARD, P. Dictionnaire étymologique et historique de la langue française. Paris: Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1996. BRECHT, B. Théâtre épique, théâtre dialectique (1991). Paris: L’Arche, 1999. BUIGNET, C. Le rouge des Embrasures; LUPIEN, J. Conversation en chantier avec Georges Rousse; et ORTEL, P. Virtualités de Georges Rousse. In: Georges Rousse. Tour d’un monde (1981-2008). Arles: Actes Sud, 2008. DELASSUS, J.-M. Psychanalyse de la naissance. Paris: Dunod, Psychismes, 2005. DURAND, G. Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale. 11e édition. Paris: Dunod, 1992. Encyclopædia Universalis, 12, édition 2007 [DVD-ROM]. Paris: Encyclopædia Universalis France S.A., 2006. Entretien de Georges Rousse avec Démosthènes Davvetas. In: Georges Rousse. Chemin, 1981-1987. Paris: Paris Audiovisuel, 1988. Entretien entre Michèle Moutashar et Georges Rousse. In: Georges Rousse. Arles. Arles: Actes Sud, Musée Réattu, 2006. HEIDEGGER, M. Essais et Conférences (1954). Paris: Gallimard, 1958. Larousse, Encyclopédie Multimédia, l’essentielle 2008 [DVD-ROM]. Paris: Larousse, 2007. Jocelyne Lupien. Georges Rousse. In: Georges Rousse. 1981-2000. Genève: BärtschiSalomon Editions Sàrl, 2000. KRIEF, J.-P. Georges Rousse. Contacts [DVD], Arte France, KS Visions, Le Centre National de la Photographie, 2001-2004, t. 3. LUPIEN, J. Conversation en chantier avec Georges Rousse. In: Georges Rousse. Tour d’un monde (1981-2008). Arles: Actes Sud, 2008. MAYOL, P. Habiter. In: DE CERTEAU, M.; GIARD, L.; MAYOL, P. L’invention du quotidien, t. 2: Habiter, cuisiner. Paris: Gallimard, 1994. (Folio essais 238) PICOCHE, J. Dictionnaire étymologique du Français (1994). Paris: Le Robert, Poche, 2002. PIGUET, P. Georges Rousse, le regard ébloui; Georges Rousse, Philippe Piguet, entretien. In: Georges Rousse. Châteauroux, Nantes: Musées de Châteauroux, Editions Joca seria, 2003. SIMON, G. Le regard, l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité. Paris: Editions du Seuil, Des Travaux, 1988. ANAÏS LELIEVRE: Doctorante allocataire-monitrice agrégée en Arts plastiques sous la direction de Mme Éliane Chiron, au sein du CRAV, à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. A partir d’une pratique artistique personnelle, sa thèse interroge la création numérique comme un nouvel art d’habiter le monde. En relation avec ses recherches, elle a publié plusieurs articles et dirige la revue en ligne Réel-Virtuel: enjeux du numérique. 245 FRANÇAIS ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur dont la thématique m’accompagne depuis l’enfance, représente la première étape d’une lente et décisive modification de ma pratique. Les différents séjours à Paris ne m’ont pas seulement ouvert la «porte» de la Mongolie intérieure; ils m’ont permis d’exprimer – au sens ou la mutation s’exprime – une technique et une quête très personnelles, structurées par les lieux que j’ai rencontrés. À PARIS, ENTRE CHINE ET MONGOLIE, MUTATION DE LA SCULPTURE Hong Biao Shen RÉSUMÉ: A Paris, j’avais sculpté une tête qui évoquait le paysage de la Mongolie intérieure chinoise. Mais ce paysage était invisible, hors-champ, à l’intérieur de la sculpture comme dans ma propre tête. Nous verrons comment, entre Paris et Pékin, la mutation de ma pratique sculpturale a révélé un paysage intérieur que personne ne pouvait voir. Je ne pouvais ressentir qu’à Paris la part chinoise ou mongole de mon travail. Ce qui importe dans l’art chinois, ce n’est pas de représenter une chose, mais de l’évoquer, de même, le punctum dont parle Barthes est cette chose indicible, située hors-champ, qui rejoint la voie chinoise du Tao. Suivre cette voie m’a permis de sculpter les habitants de Mongolie tels une steppe ondoyante sous le vent, pour essayer de sauver ce qui reste de la steppe, menacée de désertification et tenter de sauver ce qui reste des Mongols. MOTS-CLÉS: Paysage; Chine; Mongolie; art chinoise; Tao. A Paris, j’avais sculpté une tête qui évoquait le paysage mongol. Mais ce paysage était invisible, hors-champ, à l’intérieur de la sculpture comme de ma propre tête. Depuis mon installation à Pékin, je garde toujours mon paysage avec moi; il s’est installé dans ma création artistique sous forme de brassées d’herbes sauvages. Nous allons voir comment, entre Paris et Pékin, la mutation de ma pratique sculpturale a révélé ce paysage intérieur que personne ne pouvait voir. Tout a commencé alors que je passais six mois à Paris, début 1999, invité par le professeur Pincas à effectuer un stage à l’École supérieure des Beaux-Arts de Paris. Pendant cette période de solitude, ce n’était pas le souvenir de ma vie à Pékin, où je suis enseignant à l’École des Beaux-Arts, ni celui de Shenyang, la ville où je suis né et où j’ai grandi, qui m’ont le plus manqué; mais c’était le souvenir de l’immensité de la steppe mongole. Je me mis alors à sculpter une tête en pierre que j’ai appelée Portrait de Mongolie, et qui était si lourde que trois personnes ne pouvaient la soulever. Cette tête a été créée grâce au souvenir des corps virils et des visages rigoureux des gardiens de chevaux et des lutteurs mongols. Nous allons voir que cette sculpture, La sculpture comme hors-champ Mon premier paysage est celui de ma ville natale, Shenyang, capitale industrielle. Dès l’enfance, j’avais déjà choisi ma pratique sculpturale: réaliser des têtes en argile où le corps était de facto hors-champ. Un souvenir explique mon thème de prédilection artistique, ma passion pour les têtes sculptées: pour mes cinq ans, mon père m’a offert deux poupées d’argile qu’il avait fabriquées lui-même. Je les adorais tellement que j’ai cherché à les reproduire. Seule la réalisation de la tête me passionnait. Je commençais à comprendre qu’il fallait laisser un espace à l’intérieur de la forme pour obtenir un résultat satisfaisant. La question n’était pas seulement de faire une boule d’argile sur laquelle on ajoute des yeux, un nez et une bouche, il s’agissait de réussir à former une tête. J’avais déjà tous les éléments entre mes mains: le vide et le portrait. Mais cela ne suffisait pas à exprimer mon paysage intérieur. J’ai alors beaucoup regardé des photographies de sculptures de Rodin. Elles me fascinaient parce qu’elles décrivaient des personnages aux formes sensuelles et parce qu’une extraordinaire sensation d’espace s’en dégageait. Ces modèles m’ont permis de réaliser des bustes de mes camarades qui ont eu leur petit succès. Je me suis senti encouragé et poussé à apprendre la sculpture de manière encore plus assidue. Grâce aux amis de mes parents, j’ai rencontré un professeur du département de sculpture de l’Institut central des Beaux-Arts de Pékin, qui m’a conseillé d’explorer davantage la structure formelle abstraite plutôt qu’anatomique, pour ne plus faire de «creux». Ainsi, à force de questionner la forme, j’ai pu préparer le concours d’entrée à l’Université de ma ville natale. J’ai commencé mes études à la Luxun Academy of Beaux-Arts de Shenyang.1 Mes professeurs travaillaient à 1 Shenyang fut un des fleurons de l’industrie lourde chinoise. Elle est la capitale de la province du Liaoning (Manchourie) qui fournissait, dans les années 50, 45% de l’acier de la République Populaire de Chine. Actuellement, Shenyang est en décalage avec la Chine ouverte à l’économie de marché. Son industrie est encore dans la transition des entreprises d’Etat vers des entreprises à capitaux privés. Les usines sont revendues ou liquidées entraînant un chômage record. De la gloire passée, il ne reste qu’une ville polluée de 4 millions d’habitants, dédiée au système des unités de travail sans travail. cf. PAGES. 247 FRANÇAIS HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture FRANÇAIS 248 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 partir de sculptures chinoises contemporaines et des formes qu’ils avaient sous les yeux (sac de pommes de terre) à défaut d’images ou d’œuvres occidentales. Il s’agissait par exemple de savoir pourquoi le Monument aux héros du peuple sur la place Tian’anmen2 semblait si énergique. Les différents monuments et sculptures créés en Chine au XXe siècle étaient tous orientés politiquement. Il a fallu du temps, entre «l’ouverture» de la Chine à des idées occidentales plus larges et l’émergence d’un art contemporain chinois, afin d’introduire de nouvelles grilles de lecture de la réalité et d’interroger sa relation à la tradition. En fait, l’ouverture de la Chine aux courants de pensée occidentale remonte à plus loin encore. Par exemple, des paysans chinois ont migré vers la côte ouest de l’Amérique dans les années 1850 pour survivre, emportant avec eux leur ville (Chinatown). Tout le XXe siècle est pour la Chine une période de migration de certaines méthodes économiques et culturelles occidentales. Il a fallu attendre l’extrême fin de ce siècle pour que la mutation s’opère… Mais cela ne suffisait toujours pas à exprimer mon paysage intérieur. La pratique artistique en Chine et la commande Seule l’école du paysage peint semble ne pas avoir été trop utilisée à des fins politiques. Peut-être parce qu’il s’agit d’une tradition très ancienne qui a su perdurer: les ouvrages et les tableaux de Shi Tao3 ont toujours eu une grande influence. Huáng Binhóng4 a toujours pu exercer son talent en Chine, ainsi que Qi Baishi.5 Mais nombreux ont été les peintres chinois à quitter le pays. Le grand Maître Zhang Daqian6 a quitté la Chine en 1949 et a été 2 En 1952, Liu Kaiqu s’est joint à la construction du Hero Memorial du Tiananmen Square, il était le chef de l’équipe de sculpteurs: http://www.chinagendiao.com. cn/ywb/lkq06.asp 3 Shí Tao (1641-1720) écrivain (Citation de la peinture) et peintre (Dix mille méchants points d’encre). 4 Huáng Binhóng (1865-1955) a vécu jusqu’à 90 ans. C’est surtout à partir de 80 ans que son style empreint de sentiments vifs et chaleureux s’est révélé dans toute sa puissance. 5 Qi Baishi (1864-1957) a même son effigie sur un timbre soviétique. redécouvert et admiré par les chinois après 1989, au point d’être nommé «première personne de la Chine depuis 500 ans» alors qu’il n’a jamais remis les pieds sur le continent. Dans le domaine de la sculpture, la situation est difficile. La statuaire est au service de la doctrine politique. Liu Kaiqu7 est allé à Paris en tant que secrétaire du Consulat d’Ambassade en 1928 grâce au soutien de Cai Yuanpei.8 En 1929, il a été admis au département de sculpture de l’École des Beaux-Arts de Paris. Avec l’invasion de la Chine par le Japon, Liu Kaiqu s’est engagé à soutenir la Chine et à résister au Japon, et est donc retourné en Chine vers 1933. Cai le reçut et lui dit: «vous êtes revenu avec un métier de sculpteur. C’est très bien. Mais tout est différent en Chine pour la sculpture. Ainsi j’espère que vous pourrez vous engager dans l’éducation pour former les plus jeunes.» Alors Liu Kaiqu s’est consacré à l’Éducation et a fait de grand progrès (dans l’art politique sculpté, ce qu’il n’avait pas appris à Paris). Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949, des départements de sculpture ont été établis dans les meilleurs instituts d’Art en Chine, et les étudiants ont été envoyés dans l’ancienne Union Soviétique pour se perfectionner. Jusqu’à aujourd’hui, en Chine, la conception artistique la plus représentée se situe dans la lignée de la tradition de Yan’an9, et ne dépasse toujours pas le réalisme académique européen des XVIIIe et XIXe siècles. On considère généralement en Occident que l’art moderne débute en 1907 avec les Demoiselles d’Avignon de Picasso, et que l’art contemporain débute vers 1960 avec Fluxus et le Pop art. L’art chinois contemporain débute à la fin des années 197010 avec une double mission: digérer les apports à la fois modernes et contemporains de l’art occidental… Le 5 février 1989, eût lieu la grande exposition de l’art moderne chinois au musée national des Beaux-Arts de Beijing. En Chine, l’art contemporain n’est pas accessible au grand public. C’est un 7 Liu Kaiqu, (date de naissance inconnue-1987), sculpteur. 8 Cai Yuanpei (1868-1940) était un éducateur chinois et le président de l’Université de Pékin (1917), connu pour sa critique de la culture chinoise qui conduit au mouvement du 4 mai 1919. 9 Yan’an était la base politique et militaire du parti communiste chinois après la Longue Marche de 1935 à 1948. 6 Zhang Daqian, (1899-1983) a quitté la Chine en 1949 et s’est installé à Taipei, Taiwan. 10 Cf. l’exposition Étoile aux Beaux-Arts. art d’avant-garde au sens d’«art inconnu» car il n’apparaît pas dans les médias. L’exposition portait sur le «renouvellement des formes artistiques, en comparaison avec les traditions (nouvelles et anciennes)». Le comité qui essayait de l’organiser depuis 1987, l’avait au début intitulée «exposition des échanges académiques des jeunes artistes de tout le pays».11 Elle était strictement «rétrospective» et très traditionnelle: elle enterrait l’art moderne des années 1980: «les deux coups de revolver12 ont sonné le glas»13 d’une appropriation réussie des idées occidentales. La pratique artistique en Chine et la politique Néanmoins, l’année 1989 domine dans l’histoire de l’Art contemporain chinois. Le language artistique a brusquement changé, marquant le point de départ de la nouvelle culture des années 1990. Les peintres de la nouvelle génération possédaient un espace plus vaste. Un phénomène appelé «ruée sur Mao Zedong» a surgi dans la rue (sous forme de badges, de statuettes, de cassettes de poèmes et citations concernant Mao Zedong). Les artistes se sont emparés de cette mouvance et se sont inspirés de la forme du langage pop occidental, combinant les signes commerciaux avec les images politiques des pays socialistes pour en souligner les aspects humoristiques, absurdes, sarcastiques et ironiques. Le pop politique est le produit de circonstances politiques et sociales spécifiques à la Chine et une réaction à la culture contemporaine. Si entre 1985 (année du «renouvellement des pensées» et de la visite de Rauschenberg qui nous a fait découvrir que l’art ne se réduisait pas à de la peinture sur châssis) et 1989, l’art avait une teinte anti-rationnelle, avec le pop politique nous atteignons une dimension rationnelle décalée. Il se débarrasse du recours à la mythologie, à l’héroïsme, à l’idéalisme et à l’esthétisme. Comme un courant d’air, le pop politique a émergé silencieusement, sans gong, sans tambour, ni mot d’ordre, comme une mutation s’exprime, de manière invisible. 11 Elle devait avoir lieu au Palais agricole des expositions de Beijing. 12 En référence à la performance Cabine de Xiao Lu et Tang Song (tirer sur une cabine téléphonique avec un revolver). 13 XIANTING, 1999, p. 61. Si Andy Warhol a saisi la culture américaine à travers les images de bouteilles de Coca Cola et de la vedette sensuelle Marilyn Monroe, et si Joseph Beuys a saisi la culture allemande par une série de «sculptures sociales», on peut dire que le pop politique chinois a révélé la culture contemporaine chinoise. Mais à la différence du pop américain qui divinise l’image populaire, le pop politique vulgarise ou rend humoristique l’image divine. Et alors que le pop américain travaille les images contemporaines, le pop chinois régurgite le passé: le pop politique suggère qu’il y a des affinités entre les signes utilisés par le capitalisme et ceux utilisés par le communisme pour promouvoir une certaine vision sociale. Tous deux utilisent des images populaires et des mots-clés pour créer une communauté – que se soit une communauté de consommateurs ou de citoyens. Aujourd’hui, il n’y a plus grande différence entre un consommateur et un citoyen. Mais, savoir cela ne suffisait pas à exprimer mon paysage intérieur. Paysage mongol et chinois Car ma pratique sculpturale n’est pas politique: elle se réfère au caractère hiératique de la statuaire politique, mais aussi de la sculpture mongole. Quand j’ai découvert la steppe mongole, je n’ai pas tout de suite réalisé comment cela pouvait irriguer ma pratique. La culture mongole est une source d’inspiration qui s’exprime dans ma pratique mais qui au début était invisible. J’ai découvert, lors d’un stage en Mongolie intérieure pour «étudier et expérimenter la nature» (en troisième année à l’Université d’art), que ma grand-mère maternelle était d’origine mongole. J’ai d’abord ressenti une très grande admiration pour la splendide vue de la steppe de Ximrng, puis je me suis senti comme dans un rêve car j’y découvrais chaque chose avec une impression de déjà vu, de familiarité. Les pasteurs et autochtones avaient des traits qui me rappelaient ceux de ma mère et de son frère. En rentrant à Shengyang, je me suis précipité chez ma mère pour lui parler de mes impressions, et elle m’a appris que ma grand-mère était Mongole. Je décidais alors de parcourir le pays, la Chine et ses treize régions autonomes, et, naturellement, la Mongolie Intérieure. La steppe de Wuzhumuxin était devenue mon «vrai pays». Je découvrais ainsi toute la culture traditionnelle mongole. La rudesse du climat mongol a forgé non seulement de fortes personnalités, mais aussi une culture singulière. Nomade, le peuple mongol ne peut s’embarrasser de toiles peintes; en revanche, les sculptures se dressent majestueusement. Malgré leur masse, leurs lignes sont légères, souples et amples. Taillées dans la pierre, elles semblent avoir germé, être issues de la terre. Après avoir subi, en hiver, le vent, la pluie, le froid rigoureux et, en été, la chaleur 249 FRANÇAIS HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture FRANÇAIS 250 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 infernale pendant des milliers d’années, ces sculptures de pierre se sont renforcées. La nature a continué le travail, en érodant les bords, en courbant les lignes, en épaississant les formes. Ma pratique sculpturale n’est pourtant pas seulement «mongole», elle est aussi chinoise. C’est lors de mon retour à Paris que j’ai mieux saisi les aspects mongols et chinois de mon travail. Je suis revenu à Paris, trois mois après mon stage; et de ma sculpture Portrait de Mongolie14, il ne restait plus qu’une photographie: elle avait été volée, malgré son poids. Je rencontrais le professeur Éliane Chiron et lui montrais cette photo. Le professeur me dit voir, dans ce portrait, surtout le corps, pourtant absent, hors-champ. Ce corps absent lui semblait être ce qui importait dans l’image: un paysage hors-champ. Je me sentis perdu. Je ne comprenais pas qu’Éliane Chiron ait pu voir ce qu’il n’y avait pas sur la photo. Je m’inscrivis à son cours de DEA à l’Université Paris 1, au département Arts plastiques et sciences de l’art. Soudainement, je me suis souvenu d’une histoire appartenant à la théorie de la peinture traditionnelle chinoise. Un maître de peinture demande à ses trois élèves de faire une peinture à partir du thème suivant: un temple antique caché dans les montagnes lointaines. Celui qui eut la meilleure note fût celui qui dessina les marches conduisant au temple à travers les hautes montagnes et non pas ceux qui représentèrent un temple. Ce qui importe dans l’art chinois, ce n’est pas de représenter une chose fidèlement, mais de l’évoquer. Le punctum15 dont parle Barthes (à propos de la Photographie, medium qui joue avec la représentation d’un réel) est cette chose indicible qui échappe à toute analyse mais qui est ressentie, située hors-champ, et qui pourrait rejoindre la voie chinoise du Tao. Dans la tradition chinoise, toutes les activités artistiques ont pour objet d’incarner ou de transmettre le Tao. Mais le Tao est invisible, il est l’élan qui conduit au visible. C’est l’image de l’eau parfaitement tranquille: «rien qui ne tende plus à l’équilibre, au repos et à la limpidité, au point de refléter jusqu’aux poils de la barbe et des sourcils de celui qui s’y mire».16 L’esprit doit être vide et calme afin d’être contrôlé et renforcé par le Tao mystique. L’esprit dépasse alors l’étroitesse de l’esprit personnel et devient 14 Hong Biao Shen, Portrait de Mongolie, sculpture en pierre, 55 x 45 x 45 cm, Paris, 1999. l’esprit transcendant qui reflète l’essentiel de la vie et de l’univers. Le sage «se meut donc souvent en dehors du monde et médite à l’intérieur, involontaire et vide, pour vivre dans le monde réel. Il meut donc son corps sans changer d’air, il fait face à des milliers d’évènements et reste indifférent et imperturbable».17 Dans l’art, l’esprit essentiel se joint à l’esprit subjectif. Les sons, les couleurs, les formes, les figures acquièrent une profondeur: Xi Yi (incolore et aphone), Hun Mang (état infini), Xu Ling (flexible et non prédictible). Les cours de DEA à Paris m’ont permis de découvrir que mes œuvres étaient irriguées par deux sources différentes: mes cours d’esthétique traditionnelle chinoise et mes réminiscences mongoles; l’une est rationnelle, l’autre est sensible. Pour comprendre cela, pour ressentir cette pensée rationnelle, il avait fallu que je m’éloigne physiquement de mes origines. Je ne pouvais ressentir qu’à Paris la part chinoise ou mongole de mon travail. En même temps, l’intérêt de mon professeur m’incita à m’immerger complètement dans la vie mongole. C’est ainsi qu’en rentrant de Paris, en septembre 1999, j’assistai pour la première fois à une cérémonie de lutte mongole à Xi Wuzhumuxin. Commençait alors à s’exprimer mon paysage intérieur. L’obo et le paysage Cet épisode de la fête traditionnelle du Nadaam me fit beaucoup d’effet. Je voyais les Boke («hommes forts») comme une foule d’ours se tenant debout dans un champ de blé. Je m’inscrivis même comme lutteur. En 2004, ma sculpture commençait à refléter mon paysage invisible: j’ai construit une première structure dans la steppe. Je me suis placé comme les «constructeurs» d’autrefois, au sommet d’une montagne, comme pour célébrer la capture d’une grosse proie et occasionner une manifestation de joie collective. En mongol, obo signifie «tas». Ce sont des tas de pierres aisément repérables. Les steppes mongoles sont très étendues et la population y très peu dense: les nomades y circulent constamment d’un pâturage à l’autre mais s’y rencontrent peu. Deux moments dans l’année sont propices à une concentration de la population: à la fin de l’hiver quand les chevaux sont engraissés et à la fin du printemps quand les cours d’eau dégèlent. Les obos deviennent les lieus où sont organisées les grandes rencontres de Nadaam.18 C’est l’obo de Timur de la 17 15 XIANG, 2001, p. 141. BARTHES, 1980, p. 71. 18 16 JIANGUO, 1993, p. 251. Nadaam, «distraction», foire où ont lieu les luttes, les courses à cheval, les danses et les échanges commerciaux. Bannière Wushen de la ligue d’Ikezhao qui me fascinait: la légende dit que sous cet obo est enterré le général de Gengis Khan, Tuogong Timur. Tout obo comprend une partie souterraine à l’intérieur de laquelle on enterre beaucoup de choses, notamment des couronnes, des habits, de l’or, de l’argent, des armes et d’autres objets sacrés. J’y retrouvais cette idée de hors-champ enterré qui me fascinait. J’ai construis un obo en résine (de manière à obtenir un effet «laque rocheuse») sur une ossature métallique. Ma sculpture mesure quatre mètres de haut et représente une tête stylisée. Elle n’est vraiment un obo que si les gens qui viennent la voir, déposent à sa base un bloc de pierre et entonnent un chant traditionnel Hoomi. Dès mon retour de Paris, je me suis inscrit aux cours d’un grand maître de chant Hoomi, Battar Adsuren. Je ressentais la nécessité de m’immerger complètement dans la culture mongole, par le chant Hoomi mais aussi par l’art équestre. Je n’ai pas eu besoin de suivre de cours, car à peine me suis-je assis sur la croupe d’un cheval mongol qu’un sentiment très intense de bien-être m’envahit: j’étais à l’aise avec ma monture. Je pris même l’habitude, lorsque nous galopions, mon petit cheval bleu et moi, de me tenir debout sur le dos du cheval et d’ouvrir mes bras vers le ciel immense en imitant l’aigle qui s’envole. Je jouais avec le vent. L’altitude moyenne du plateau mongol étant supérieure à 1000 mètres, la pression atmosphérique est plus faible19 et l’impact du vent est plus sensible. Le chant Hoomi requiert un apprentissage de la technique de division vocale, observée lors d’un phénomène naturel: lorsque le vent des fleuves traverse une grotte circulaire dans les montagnes Ala Shan, il se produit un son harmonieux. Le mouvement de convection du souffle ou du vent est la condition indispensable à la naissance du Hoomi. Le rituel mongol était respecté. Mais cet obo que j’avais construit à Xilingele en Mongolie était en fait la représentation d’une tête comme celles que j’avais crées dans mon enfance à Shenyang grâce à mon père, puis à Pékin. Après mon séjour à Paris, je pouvais retourner travailler à Pékin, dans mon atelier. Mon paysage intérieur m’accompagnerait partout. sculptures avec des os de bœuf et résine. Je me sentais plus libre techniquement pour travailler avec des matériaux à la fois plus traditionnels et plus modernes: la fonte est à la fois un matériau traditionnel de sculpteur, mais aussi un matériau industriel. Je l’utilise comme un simple support pour mettre en scène un matériau qui n’a rien de sculptural, mais qui est parfaitement traditionnel, les herbes sauvages. En fait, je souhaite aménager un espace où la force de la nature et la force humaine paraissent s’affronter. Dans la série Feng hua «Érosion éolienne», le corps de l’athlète mongol, en fonte, est comme érodé par le vent. Dans la série Feng gu «force de caractère», ce sont des petits morceaux de squelettes d’animaux qui ont le pouvoir de créer un homme. La série Feng jing «paysages», constituée de 18 pièces, est une série de portraits des plus grands champions de lutte mongole. J’aurais pu faire plusieurs tirages avec le même prototype, selon le principe de la fonte industrielle. Mais j’ai préféré que chaque tête soit particulière, pour mieux saisir la diversité humaine. Cela m’a fait penser à la théorie picturale de Shi Tao20 grand maître des dynasties Ming et Qing, à cette comparaison continuelle entre les spécificités formelles et spirituelles du paysage naturel et de l’être humain, et son expression. «L’eau est abondante, elle ressemble à ces personnes nobles et vertueuses douées de générosité; elle s’écoule verticalement, comme les personnes fidèles qui peuvent accepter de revenir sur leur pas…».21 Ces comparaisons de Shi Tao montrent que le peintre ne doit pas se contenter de décrire le paysage naturel: il faut qu’il approfondisse l’analogie entre la nature et l’homme. Ce qui était valable à l’époque Ming et a influencé les Impressionnistes (peignant par succession de touches rapides), continuait à irriguer ma production sculptée. «C’est en observant le Tao des temps anciens qu’on peut gouverner les existences d’aujourd’hui. Si l’homme peut connaître l’origine des choses anciennes, on dit qu’il tient le fil du Tao»22 L’art moderne et contemporain occidental me nourrissait parce que j’avais retrouvé à travers lui des forces émergentes plus anciennes. Savoir cela me suffisait pour laisser s’exprimer mon paysage intérieur de manière involontaire. Les Paysages Depuis mon enfance, j’ai toujours travaillé l’argile et j’ai toujours voyagé. Dans mon atelier, idéal pour expérimenter les techniques, je réalisai à Pékin des sculptures en fonte et herbes sauvages et des 20 TAO, 2003. 21 Ibid., p. 34. 19 À 1000 m d’altitude, la pression est de 900 hPa (hecto Pascal) soit 200 hPa de moins qu’au niveau de la mer. 22 LAO ZI, 1997, p. 24. 251 FRANÇAIS HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture FRANÇAIS 252 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 Mutations Toutefois, à la différence de Shi Tao, mon travail ne se fonde pas sur l’analogie entre la nature et l’homme. Mon paysage intérieur cherche à s’exprimer à travers la représentation humaine car il n’y a pas de séparation entre le paysage et celui qui le regarde mais une étroite interaction. La nature a toujours été insaisissable pour l’homme, mais le peuple mongol est sans doute celui qui a le mieux compris et intégré cette part à la fois impitoyable et bénéfique de la nature. En m’intéressant aux Mongols, je m’intéresse aux liens étroits qui peuvent se tisser entre deux forces antagonistes. Ce qui est important pour moi c’est de dépeindre l’homme de Mongolie tel une steppe ondoyante sous le vent, pour essayer de sauver ce qui reste de la steppe, menacée de désertification (les tempêtes de vent et de sable deviennent de plus en plus fréquentes et violentes, arrivant jusqu’à Pékin) et tenter de sauver ce qu’il reste des Mongols, qui, parce que leur mode de vie est parfaitement adaptée au biotope de la steppe, se trouvent eux aussi menacés. Pour l’instant, le désert résiste. Et je peux encore m’émerveiller à chaque fois que je me rends là-bas, devant les vertes étendues de la steppe. Grâce à l’altitude du plateau, les herbes sont plus hautes. Les écarts de température sont plus importants. Les herbes sont très sensibles aux conditions climatiques: à midi, en juillet, le soleil frappe sans pitié les herbes vertes du plateau, affaiblit leur vitalité. La plupart d’entre elles prennent une tonalité cotonneuse et se courbent vers la terre puis se redressent le soir. Leur parfum est plus intense: au printemps, la fraîcheur de leur odeur me remplit d’ivresse. La façon dont elles ondulent sous le vent me fait penser à une étendue d’eau: les herbes me paraissent couler à flot vers le ciel. Dans les chansons traditionnelles, les herbes sont toujours présentes: «Le ciel sans limite, et la steppe à perte de vue. Quand le vent se met à souffler, les herbes se courbent, révélant les bœufs et les moutons». Comme les herbes, les nomades ont des caractéristiques physiques particulières, déterminées par la vie en altitude: une pression artérielle plus faible, une concentration en globule rouge plus forte;23 la concentration en oxygène est plus faible mais le corps le fixe mieux et en consomme moins. Cette analyse rationnelle me permet de comprendre ce pays et la façon dont les lignes sont sculptées, à la fois tendres et coulantes et cependant compressant fortement les formes, à la fois par la main de l’homme et par le travail de la nature. C’est ainsi que mon 23 Grâce à l’hormone de croissance des précurseurs des globules rouges EPO. paysage intérieur cherche à s’exprimer: à travers la représentation humaine, mais comme un travail naturel. La pensée imaginaire, que l’on peut nourrir en explorant la voie des réflexes innés ou médullaires,24 m’a guidé vers un espace inconnu de ma pensée rationnelle: la Mongolie intérieure. Excités par les organes capteurs (la peau et les sens) mes muscles ont réagi et réalisé des performances et des objets. Toutes ces actions m’ont conduit à une réflexion sur des interférences entre des univers et des lieux hétéroclites dont j’étais le point sensible et agissant, de manière involontaire et expérimentale, naturelle. Je me suis rendu compte que mon paysage intérieur cherchait à s’exprimer à la fois à travers la représentation humaine et comme un travail de la nature, car il n’y a pas de séparation entre le paysage et celui qui le regarde, mais une construction d’espaces qui mettent à jour, grâce à des vides aménagés de façon particulière, des points de vue essentiels sur l’invisible. J’ai pu conduire cette quête imaginaire à travers le filtre de la pensée rationnelle. Cette quête m’a permis de mieux comprendre comment, dans la discontinuité des espaces, ma continuité intérieure se crée: cette pratique sculpturale mutant de manière imprévisible et souterraine, rendant visible le paysage intérieur qui m’est venu de très loin et qui ne me quitte jamais. Le paysage mongol qui me hantait inconsciemment, a réussi, au fil de mes déplacements, à s’exprimer et à faire muter ma pratique sculpturale. Le paysage et la sculpture se sont rencontrés à un instant précis de ma vie… 24 Ces réflexes font intervenir la moelle épinière et ont un caractère héréditaire. BIBLIOGRAPHIE BARTHES, R. La chambre claire. Paris: Édition de l’étoile, Gallimard, Le seuil, 1980. JIANGUO, Liu. Traduction et notes de Zhuang Zi. Changchun: Maison d’édition de la littérature et de l’histoire de Jilin, 1993. Lao Zi. Traduit et commenté par Liang Haiming. Wuhan, Maison d’édition de Wuhan, 1997. PAGES, Xavier. Shenyang au coeur de la Manchourie, par Xavier Pages, http://www. asile.org/errances/numero15/shenyang/shenyang.htm (consulté le 15/06/2007). TAO, Shi. Yang Chengyang. Pékin: Maison d’édition de l’Université du peuple, 2003 XIANG, Guo. Ciel et terre. Chengdu: Maison d’édition de Sichuan, 2001. XIANTING, Li. Recueil de Li Xianting. Tianjin: Maison d’édition de la littérature et des arts Baihua, 1999. HONG BIAO SHEN: Sculpteur, docteur en Arts plastiques de l’Université Paris 1, Professeur Titulaire à l’Institut supérieur des beaux-arts de Pékin. Musées et collections: Chine et Australie notamment. 253 FRANÇAIS HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture MARCHER: EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE, DÉPLOIEMENT virtuel processus artistiques concernant l’hybridation de techniques et des procédés, en outre de l’instant décisif où l’artiste se dessaisit de son projet de façon à ce que l’événement de l’œuvre se déroule sous ses yeux. Les mutations sont au centre des métamorphoses, soit de l’espace en représentation, soit des matériaux et formes, en significations. Les mutations qui nous intéressent sont celles qui sont en rapports avec l’hybridation de procédés permettant de constater un événement capable de provoquer une rupture dans le statut de l’image. Sandra Rey RÉSUMÉ: L’article approche les concepts de migration et mutation par le biais d’un projet artistique personnel où il est proposé des expériences esthétiques en liaison avec le territoire et le paysage. Les analyses portent premièrement sur l’acte de se déplacer en tant qu’action artistique et sur un dispositif technique basé sur la photo numérique qui permet de capter, sauvegarder et ordonner en tant que mémoire visuelle, nombreuses «images documents» de paysage. Ensuite l’objet de l’analyse est dirigé vers des expérimentations susceptibles de provoquer des mutations formelles et sémantiques dans les images. MOTS-CLÉS: Paysage; déplacement; archive; dépliement; migration; mutation. Un projet artistique lié au territoire et à l’hybridation de procédés Cela dit, nous voulons signaler le dessein d’approcher les concepts de migration et de mutation par le biais d’un projet artistique personnel où il est proposé des expériences esthétiques en liaison avec le territoire: les déPLIements du paysage est donc, un projet1 artistique comprenant trois axes indépendants et très étroitement articulés. Circonscrit par certaines règles, le projet suppose des transversalités et entrecroisements entre les trois pratiques artistiques qu’englobent ses axes: 1. 2. Migrations 3. Les migrations désignent les déplacements du lieu de vie d’un individu, soit-il temporaire ou définitif. Les rapports entre l’art contemporain et le concept de migration sont étroits en vue de la mondialisation, des proliférations des résidences d’artiste, des travaux in situ, les interventions et les installations dans les grandes expositions internationales. Nous allons aborder ce concept par le biais du déplacement et de la marche en tant qu’attitude esthétique, pratiques qu’obtiennent d’importance croissante dans les processus artistiques à partir de manifestations historiquement liés au mouvement Dada, au Surréalisme et à l’International Situationniste et ses résonances dans le Minimalisme et dans le Land Art. l’expérience esthétique dans le paysage: les déplacements (migrations) dans les paysages; une collection de documents visuels, de registres photographiques de fragments de paysages: les archives de déplacements; un champ expérimental proposant la métamorphose de données du réel en images à caractère onirique (mutations): les déPLIements du paysage. Le projet propose des expériences artistiques incluant des déplacements dans des paysages, des processus d’archivage et l’acte créatif visant à la mutation des données prises du réel, en images onirique. L’ensemble participant d’un procès en chaîne, ces expériences visent, pourtant, la production de résultats esthétiques indépendants et autonomes, soutenues par des recherches en l’histoire de l’art, particulièrement en art contemporain, ainsi que des investigations transdisciplinaires de concepts impliqués dans le projet. En ce qui concerne le dispositif technique, le projet joue sur Mutations Le terme mutation, originaire du domaine scientifique, est utilisé pour désigner une modification irréversible conduisant à une recombinaison des éléments d’un organe. Les mutations se trouvent au centre des 1 Ce projet a été esquissé par une collection d’images captés à Tréport et Mers, en France, en 2003, et fut définitivement conçu lors d’une exposition personnelle au Musée d’art contemporain à Uberlândia, au Brésil, en 2005. 255 FRANÇAIS SANDRA REY, Marcher: expérience esthétique, déploiement numérique FRANÇAIS 256 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 les possibilités du dispositif numérique qui permet de capter, sauvegarder et ordonner en tant que mémoire visuelle, nombreuses «images documents» de paysages, captées lors des déplacements. Postérieurement, en laboratoire, le processus créatif est dirigé vers des expérimentations virtuelles, mettant en place des combinatoires2 susceptibles de provoquer des mutations formelles et sémantiques dans les images. Le concept du pli est un concept opératoire activé par les déplacements d’un paysage à l’autre, ainsi que dans le mouvement incessant de répétition de la même image, ou bien, de deux ou trois images, juxtaposées ou superposées à un nombre indéfini de fois. L’expérience esthétique dans le paysage L’action de traverser l’espace naît du besoin naturel de se déplacer à fin de trouver des aliments et des informations indispensables à la survie. Néanmoins, en dépit de la satisfaction d’exigences primaires, le fait de se déplacer s’est converti en tant qu’action symbolique permettant à l’homme d’habiter le monde. L’acte de marcher fût largement expérimenté pendant les premières décennies du XXème siècle: dans un premier moment, en tant que forme d’anti-art, puis, en tant qu’acte primaire de transformation symbolique du territoire et, postérieurement, comme une forme d’art autonome. Suite au flâneur, qui par un acte de rébellion contre la modernité se laissait aller de l’absurde à l’insolite dans ses errances dans Paris de la fin du XIXème siècle, Dada promeut la tradition de la flânerie3 au rang d’opération esthétique.4 Nous savons à quel point la représentation du mouvement, et de la vitesse, a été explorée dans le Futurisme, et pourtant, la perception visuelle, tactile et sonore des espaces urbains en processus accéléré de transformation, n’était pas considérée pour les Futuristes comme acte esthétique. C’est Dada – lors de la “visite” à l’église Saint Julien le Pauvre, à la date précise de 14, avril, 1921, à trois heures de l’après-midi, sous une pluie torrentielle, qui opère la transition de la représentation du mouvement à la construction d’une action esthétique qui devrait être menée dans la vie réelle quotidienne. Avec Dada, on passe de la représentation du mouvement à sa pratique dans l’espace réel. À partir des visites de Dada ainsi que les déambulations de surréalistes, l’acte de parcourir l’espace est pris en tant que forme esthétique capable de substituer la représentation et, par là, de tout système de l’art.5 En effet, les déambulations des Surréalistes et Dadaïstes, ainsi que les dérives du mouvement International Situationniste, sont des concepts opératoires qui ont permis aux artistes d’entreprendre des actions dans l’espace réel en tant que pratiques artistiques afin de promouvoir de l’expérience esthétique. Suite aux expériences européennes, le Land Art, développé en Amérique, confirme la marche au rang de pratique esthétique ainsi qu’instrument de connaissance et de modification physique de l’espace: I chose to make art by walking, utilizing lines and circles, or stone and days6 a déclaré Richard Long, auteur de A line make by walking, 1967. Du nomadisme primitif des pierres dressées de Carnac à Dada, puis du Surréalisme au Land Art, la marche et le trajet sont pris en tant qu’expérience profonde, capable d’opérer symboliquement autant dans les territoires que dans l’imaginaire et la subjectivité des individus. Dans la Modernité,7 les voyages deviennent une nouvelle expérience avec l’objectif découvrir et d’explorer et des nouveaux territoires. Les voyages inaugurent des rapports originaux avec l’environnement. Cependant, dans le monde contemporain les relations des individus avec l’environnement sont beaucoup plus complexes. L’ordre politique, ainsi que les identités liés aux territoires et aux aspects culturels, sont constamment remis en question dans la mondialisation. La déterritorialisation s’est imposée en tant que réalité dans un quotidien marqué par l’intervention des moyens de communication, 2 Cf. LEIBNIZ apud DELEUZE, 2007, p. 82. 5 Ibid., p. 70. 3 «[…] C’est là le regard d’un flaneur, don’t le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futures de nos métropoles. Le flaneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à traves lequel la ville familière se meut pour le flaneur en fantasmagorie” (BENJAMIN, 1991, p. 301). 4 CARERI, 2005, p. 74. 6 Ibid., p.145. 7 La Modernité entendue comme ensemble de changements très complexes qu’affecte toutes les sociétés humaines da manière très distincte et selon mécanismes fort variés, depuis le siècle XVI, dès l’Europe Occidental. des médias institutionnalisés, et de la consommation, dont la conséquence la plus visible est l’uniformisation des comportements. Les technologies conduisent à l’unification symbolique des espaces physiques et à l’abolition imaginaire des frontières géographiques. Les presses internationales et le marché mondial proposent un monde où tous les signes se croisent et se ressemblent. Il devient difficile de reconnaître les différences fondées uniquement sur les références territoriales, telles que jusqu’au milieu du XXème siècle.8 De quelle façon la marche ou les déplacements peuvent-ils produire des expériences artistiques? Les premières expériences explorant le fait de marcher et les parcours erratiques en tant que forme d’anti-art ont été réalisés comme une expansion du champ d’action de la littérature jusqu’aux arts visuels. Les visites, les déambulations e les dérives ont été des expériences apparues dans les pratiques artistiques en étroite liaison avec le domaine littéraire; surtout aux positions théoriques d’André Breton et de Guy Débord. Dans la suite de ces expériences pionnières, les artistes du Minimalisme et du Land Art, adoptent la marche comme expérience esthétique profonde, entièrement ancrée dans les champs des arts visuels. Ma façon de faire de l’art est un bref voyage à pied dans le paysage (…). Les photos sont la seule chose dont on a besoin de prendre du paysage. La seule chose qu’on doit laisser sont les empreintes de nos pieds.9 Dans quelle mesure cette expérience peut-elle devenir une expérience perceptive; dans quelle mesure peut-elle se distinguer des déplacements ordinaires, réalisés pour aller d’un côté à l’autre quotidiennement? Parmi les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique recourrant. Le concept de dérive est définitivement lié à la reconnaissance des effets de nature psycho-géographique et à l’affirmation d’un comportement ludoconstructif en opposition à tous les aspects et notions classiques de voyage et de promenade. Une ou plusieurs personnes qui se lancent dans la dérive renoncent pendant un temps, plus ou 8 BULHÕES, 2002, p. 153. 9 FULTON apud CARERI, 2005, p. 145. moins long, aux motifs pour se déplacer ou agir normalement dans ses relations de travail et loisirs habituels, pour se laisser aller dans les sollicitations du terrain et les rencontres que lui correspondent.10 La revue Artforum11 publia, le mois de décembre 1966, le rapport d’un voyage réalisé par Tony Smith dans une autoroute en construction dans la périphérie de New York. À ce premier voyage, peut-on attribuer la série de randonnées réalisées dans le désert et dans les périphéries urbaines, vers la fin des années soixante. Dans la nuit, avec quelques étudiants, Smith décida de s’introduire sans permission dans les chantiers de l’autoroute et parcourir en voiture la ceinture d’asphalte noir qui traverse les espaces marginaux de la périphérie américaine. Pendant ce voyage, Smith a vécu une espèce d’extase ineffable qu’il a définie comme «la fin de l’art» et il remarqua: l’asphalte occupe une grande partie du paysage artificiel, et pourtant, il n’est pas possible de le considérer comme une œuvre d’art. Smith pose des problèmes de fond par rapport à la nature esthétique du parcours: …la route est une œuvre d’art ou pas? Si oui, de quelle façon? Comme un objet ready-made? En tant que signe abstrait que croise le paysage? En tant qu’objet ou bien-, en tant qu’expérience? Comme espace en soi-même, ou en tant que traversée? Quel est le rôle du paysage tout autour?12 À ces questions posées par Tony Smith, plusieurs voies s’ouvrent. Elles seront analysées dans l’art minimaliste et dans le Land Art. Dans le Minimalisme, la route est considérée en tant que signe et objet à travers duquel la traversée se réalise; dans le Land Art c’est la traversée elle-même en tant qu’expérience et en tant qu’attitude, qui devient l’objet et le fait esthétiques.13 10 DEBORD, 1958. 11 WAGSTAFF, 1966. 12 CARERI, 2005, p. 120. 13 Ibid., p. 121. 257 FRANÇAIS SANDRA REY, Marcher: expérience esthétique, déploiement numérique FRANÇAIS 258 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 Vers la fin des années soixante, l’expérience de Tony Smith a été largement déployée par plusieurs artistes, la plupart sculpteurs. La marche conditionnait le regard et le regard conditionnait la marche, ce qu’il semblait que seulement les pieds étaient capables de regarder. Robert Smithson Dans les démarches fort intéressantes, nous trouvons celle de Carl André et Richard Long. Carl André a réalisé des objets où l’on peut marcher tel que “Sixteen Steel Cardinal”, 1974, tandis que l’art de Richard Long (Walking a line in Peru, 1972) était constitué par l’acte même de marcher. Il affranchit son art d’avoir un objet en tant que produit; avec lui on passe à la marche en tant qu’attitude et expérience esthétiques. Est-ce que, dans le monde contemporain, les lieux géographiques peuvent-ils fournir le support pour des expériences capables d’innover le champ de l’art et de mettre en cause des habitudes et des valeurs constitutives des identités culturelles? Prenons comme exemple dans l’art contemporain, George Rousse, qui parcourt le monde à la recherche de lieux abandonnés pour les transformer en espace pictural et y construire une œuvre éphémère, unique, que seule la photographie restitue, par le biais du point de vue. Sa production est mise en place par des nombreuses migrations, dans la France et ailleurs, à la recherche d’entrepôts en ruine et immeubles destinés à la démolition. Dans ces lieux, il intervient en peignant les murs, le sol et les plafonds de façon à créer l’illusion de volumes géométriques simples, ou des graphismes très élaborés, auxquels, comme par magie, ce qui est aplati dans l’espace réel, mute en volume dans la photographie. Ces tableaux photographiques résultent des croisements liés à la peinture, la photographie et l’architecture, convoquées dans un lieu spécifique qui sera détruit par la suite, avec l’objectif de produire de l’imaginaire et de rendre indiscernable le réel et de l’irréel. Dans le projet, la première pratique est constituée par les actions de déplacement auprès des lieux géographiques; il est supposé la mobilité prenant en compte l’expérience de déterritorialisation, vu que les images sont prises dans des situations de déplacements: des voyages, randonnés, trajets et dérives. L’objectif est de récolter des images du monde en tant que produits des déplacements dans les paysages. Des images captées de manière informelle, quelquefois distraite et sans ambition de faire une photo très réussie. Il s’agit surtout de penser la photographie à partir de son fonctionnement élémentaire et de son processus réduit au dispositif physique que la sous-tend: d’un côté la représentation des choses du monde et, d’un outre, l’attestation de son existence. Les photos dénotent parfois un regard de biais, qui cherche à dévier le premier plan. Un regard toujours fragmenté par l’acte de cadrer et, la plupart du temps résistent à ce qui se donne en spectacle. Un regard qui cherche de l’expérience esthétique dans l’ordre de la nature (encore) et se veut peu contaminé par les déterminations de la culture de masse. Un regard attentif à ce dont il n’est pas pris en compte dans l’expérience quotidienne, et qui griffe, garde la mémoire visuelle d’un passage: ça a été. Cela a été comme ça; un jour, je suis passé par là … Des images ordinaires, sans aucun rapport avec “l’instant décisif” de Cartier-Bresson, tout en se voulant proche du merveilleux que se trouve dans le banal, selon Breton. Les archives de déplacements Dans l’art contemporain, on voit se multiplier les usages de la photographie dans les projets des artistes, pas seulement en tant que produit d’une expérience esthétique, mais aussi en tant qu’outil et matériau dans les processus artistiques. André Rouillé14 observe la coïncidence entre l’intérêt de l’art contemporain pour le petit récit, le quotidien, l’ordinaire, avec l’ascension de la photographie en tant qu’un des matériaux majeurs de l’art. Pour lui la “défaillance de la modernité”15 s’est accompagné d’un repli des œuvres sur des préoccupations locales, intimes et quotidiennes car, au tournant des années 1980, on observe les grands récits, qui ont marqué la modernité esthétique, faisant place à une prolifération de petits récits coïncidant avec l’emploi croissant de la photographie dans les pratiques artistiques. Dans le second axe du projet, il est question de sauvegarder et ranger les images prises dans les déplacements, un tant que récit des voyages. Il s’agit bien des documents de lieux de passage. Les photos prises, impliquent le registre des paysages par découpage, vu dispositif photographique qui, lui, travaille par soustraction: Ainsi, chaque photo découpe et isole une portion de l’extension; les images extraites du monde ne sont, donc, que des fragments discontinus du visible. Si les photographies peuvent contenir un geste, celui-ci consiste à soustraire une portion de l’espace étendu du paysage. La prise 14 ROUILLÉ, 2005, p. 478-483. 15 LYOTARD, 1988. de vue est un acte qui fragment le visible; ce qu’elle révèle sera toujours quelque chose de partiel et impliquera dans un résidu que Dubois appelle hors champ ou espace off: «ce qu’une photographie ne montre pas est aussi important que ce qu’elle révèle».16 Sa thèse est en rapport avec la notion de coupe dans la photographie comme la question de son rapport avec l’espace et avec le temps: L’acte photographique implique donc non seulement un geste de coupe dans la continuité du réel, mais aussi l’idée d’un ‘passage’, d’une transposition irréductible. Quand il coupe, l’acte photographique fait passer de l’autre côté de la (tranche); d’un temps évolutif à un temps pétrifié, de l’instant à la perpétuation, du mouvement à l’immobilité…17 Les photos de paysages sauvegardés dans les archives de déplacements exposent des rapports avec la nature et des manières de regarder le monde en lui révélant par des petits récits visuels. Ces photos sont contaminées par les déterminants technologiques et sociaux qu’expriment des relations avec l’environnement. La constitution d’archives est fort pratiquée dans l’art contemporain. À côté de son œuvre en peinture, fondée sur la photographie, Gerhard Richter18 accumule, pendant des années durant, des images qui jouent en tant que sources potentielles pour ses peintures. Il ramasse ces images, dans un certain ordre, sur des panneaux. Cette collection nommée “Atlas” est un grand réservoir d’images à la disposition des projets de l’artiste. Ils contiennent, en majorité, des instantanés d’amateur ainsi que des reproductions des journaux et des magasines populaires. Ce sont ajoutés à ces catégories, un grand nombre de portraits pornographiques et des photos des figures historiques et d’événements célèbres comme des survivants des champs de concentration d’Hitler, entre autres. L’Atlas rempli, de toute évidence, d’autres fonctions que celui d’un simple dépôt de stockage d’images mémorables. Cette évidence est confirmée quand les croquis pour des installations, les plans pour les commissions publiques, les schémas techniques pour l’ameublement 16 DUBOIS, 2000, p. 179. 17 Ibid. p. 168. 18 http://www.gerhard-richter.com/art/atlas/atlas. Consulte réalisée le 15 janvier, 2009. domestique, et les collages des arrangements hypothétiques sur une échelle véritablement monumentale y étaient ajoutés. Plus récemment, un grand nombre des différents paysages, presque en série, produits au cours des voyages ont été incorporés. Ce qu’au départ avait un caractère contingent, improvisé et cumulatif, a pris avec du temps et avec la présentation publique répétée, une certaine logique interne et une dynamique particulière de l’Atlas lui-même. De cette façon, la collection à caractère d’albums a muté dans un projet potentiellement encyclopédique, alimenté par les impulsions personnelles, temporaires, et par accroissement continu. Richter fréquemment affirme qu’il n’a aucun programme et aucune idéologie, et qu’il procède selon aucune prévision préconçue concernant son œuvre. L’Atlas n’est régi par aucune logique de dépassement, ni aucune polémique: des fragments du monde les plus divers coexistent côte à côte en état de latence. Ce qui l’Atlas révèle par l’absence d’idéologie, est bien l’appréhension photographique de l’artiste dans l’élaboration de son art. Dans déPLIement du paysage, il est question de photographier l’univers circonscrit dans le passage, de prendre des documents dans l’acte même de l’expérience du paysage, ou bien, de fixer certaines traces du trajet, en tant que des données visuelles, bruts, du réel. Cette collection d’images prise dans les trajets demandent, par la suite, un processus d’archivage numérique. Elles constituent un work-in-progress de fragments de paysages; une banque d’images, constamment alimentée qui compte aujourd’hui, avec 12.000 photos numériques environs, prises des différents lieux dans la nature ou dans des zones urbaines au Brésil, en France et Espagne. Les agencements par trajet, date, lieux et sujet donnent déjà du sens, étant donné qu’ils forment un genre de journal de bord des déplacements et supposent, en quelque sorte, un ordre symbolique du réel. La mutation du paysage dans sa représentation Entreprendre un projet artistique qui implique le procédé photographique demande une large connaissance du procédé luimême et de surtout de l’objet qu’il fabrique. Nous voulons dire par là de la nécessité de prendre en considération que la photo n’est pas un miroir transparent du monde et qu’il ne faut pas oublier qu’elle codifie les apparences par convention. Parmi les techniques de figuration, la photographie est celle où la représentation est au plus proche de l’objet par son rapport physique, direct, entre l’image et le référent. Les théories sur la photo montrent combien l’objet se trouve intimement lié avec sa représentation. Et, à la fois, définitivement 259 FRANÇAIS SANDRA REY, Marcher: expérience esthétique, déploiement numérique FRANÇAIS 260 REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010 séparés à cause du dispositif technique qui détermine cette coupure entre le réel et la réalité de la photo. Il en résulte, malgré la liaison entre la représentation photographique et l’objet de son origine, qu’une distance absolue entre le deux soit irrémédiable. La fermeture de l’obturateur détermine une coupure à l’instant même qu’une photo est faite et toute liaison avec le réel reste purement symbolique. C’est comme si une fine tranche coupait définitivement le fil qui lie l’image au monde19. Dans toute photo, il y a toujours une image séparée, imprégné par un instant d’intimité avec le réel, disparu pour toujours. Toute photo reste une image isolée mais obsédée par cette liaison avec le réel. Roland Barthes, (La chambre claire) attire notre attention sur ce fait incontesté de la photographie: «ce que la photographie reproduit à l’infini est arrivé seulement une fois. La photo répète mécaniquement ce que jamais pourra se répéter dans l’existence».20 Cette coupure du flux du temps lie, symboliquement, l’image à la mort, renvoyant au célèbre «ça a été»21 de Roland Barthes. Impossible de revenir à l’instant de la prise de vue néanmoins le registre d’un fragment de lieu, d’un espace, d’une étendue de la nature, ou d’un instant de l’existence reste à jamais figés dans la mince couche de l’image photographique. La photographie opère toujours l’aller-retour entre le présent de la photo et l’ailleurs du référent et du moment vécu, imagé dans la photo. Cette magie c’est la fascination que la photographié exerce sur nous, dès son surgissement. Regarder une photo c’est voir quelque chose qu’un jour a été devant l’appareil photo, et qui reste au plus présent dans notre imaginaire, autant que nous savons de l’impossibilité et de l’irréversibilité des événements vécus. La distance dans la proximité, l’absence dans la présence, l’imaginaire dans le réel: c’est bien cette l’oscillation entre l’ici de la photo et l’ailleurs du moment de la prise de vue, qui fait l’aura de la photographie telle que Walter Benjamin l’a définie. Les notions d’empreinte et de trace du réel, inspirées par la sémiotique de Pierce, sont attachées à la photographie. Vu que toute photo renvois à un trait quelconque du réel, l’indice s’instaure au moment de la prise de vue, par les rapports de contiguïté entre l’image captée, et le référent. Dans les catégories de Pierce pourtant, 19 DUBOIS. Op. cit. 45-53. 20 BARTHES, 1998, p. 17. 21 Ibid., p. 109. la photo est un hybride, c’est-à-dire, indice dans le processus d’instauration, et icône dans sa configuration, dans ses rapports de ressemblance avec le motif, en tant que produit achevé. Une fois la photo importée dans l’ordinateur devient une image virtuelle, une fine couche de données iconiques sur lesquelles on peut intervenir: du matériau pour faire de l’art. La photographie dans l’art depuis l’événement du numérique Avec l’appareil photo numérique, la photographie s’est enrichie énormément de ressources de cette nouvelle technique. Le film est remplacé par le senseur électronique ce qui permet de capter et stocker d’un grand nombre d’images22 sous la forme numérique. À travers l’écran de cristal liquide de l’appareil photo, de regarder l’image à l’instant qui suit la prise de vue. Une fois déchargées sur l’ordinateur, les images sont, soit visualisées sur l’écran, soit elles sont soumises à des traitements divers par le biais des logiciels de traitement d’images ou de programmation informatique. Manovich observe que la photographie a survécu à des vagues de changements technologiques, y compris l’automatisation de toutes les étapes de sa production et de la distribution culturelle, dû au fait de sa flexibilité et possibilité d’hybridation avec d’autres médiums. Vraisemblablement, la photographie s’avère un code représentatif incroyablement résistant aux mutations subies par l’art et la société, et cela, sans doute, grâce à la flexibilité de croisement avec toutes autres formes visuelles à 2 ou 3 dimensions, d’images fixes, ou en mouvement. En effet, la photographie répond avec efficacité aux besoins des artistes contemporains en tant qu’outil pour capter des images du réel en vue de leurs faire subir à des processus d’hybridations. Avec les possibilités technologiques, on peut prendre comme point de départ les informations visuelles du réel, obtenues par la prise de vue, pour arriver à d’autres résultats. Dans les pratiques des artistes contemporains la photographie se présente, souvent, comme une première couche d’un processus d’hybridation. Couchot23 observe que la révolution technologique ajoute à la chambre noire de la photographie, la chambre virtuelle de l’ordinateur. 22 Le plus souvent dans des cartes qu’ont une capacité plus large de mémoire. 23 COUCHOT, 2000, p. 25-32. Effectivement, la photographie après l’événement du numérique, dépasse le statut de la représentation si bien fondé dans les catégories de Pierce, l’icône, le symbole et l’indice, pour basculer du côté du simulacre. Les données du réel sont contaminées par une infinité de variations possibles dû au traitement numérique les renversant du côté de la fiction, comme dans l’œuvre “Fantasia de Compensação” où l’artiste Rodrigo Braga présente, dans une série des photos, les fragments d’un processus chirurgical de la mutation de sa propre tête avec celle d’un chien. En effet, l’astuce de l’artiste consiste à faire jouer les codes culturels de la photographie document (devant une photographie chacun est convaincu d’une certaine réalité de l’objet), tout en travaillant avec les simulations numériques. Ou bien dans la série “Heliópolis”, les grandes photos de Dionisio Gonzalez où l’artiste fait une critique sociale et une réécriture architecturale des “favelas” du Brésil. Dans les photos des favelas, où l’on constate, de toute évidence, l’absence de planification et d’ordre, l’artiste incruste des fragments architecturaux contemporains vraisemblablement réalisés avec des matériaux portant une technologie poussée, en contrepoint avec l’improvisation et la précarité des maisons réelles. Ce contraste crée par l’hybridation des vrais cabanons avec d’autres façades virtuelles provoque un sentiment d’étrangeté promu par la juxtaposition entre le précaire et l’improvisé parue l’image des façades réelles et la planification technologique des fragments de bâtiments inclus virtuellement. Ces exemples, comme tant d’autres proposés dans les lieux d’exposition d’art contemporain, confirment la variabilité en tant qu’un des principes définissant les nouveaux médias24. On remarque que l’image photographique traitée par l’ordinateur, favorise la mutation de la réalité de la vision dû évidement aux rapports de la photographie avec les questions de la représentation, par une réalité de conception car elle n’est pas, définitivement, quelque chose de fixe, une fois pour toutes. Mais possible d’exister par des différentes et infinies versions. Les déPLIements du paysage En partant de cette collection de données iconiques du monde, en laboratoire, quelques images de l’archive sont choisies pour êtres traités. La proposition consiste à reconstruire les images du monde en déconstruisant le référent de la photo, lui, resté dans la réalité et perdu pour toujours dans un instant passé. La construction du travail reprend les procédés de la peinture sachant que la peinture est faite par adition de matière sur la toile et par la construction de plans en superposition. Prenant appuy sur les processus additifs de la peinture, la démarche consiste à choisir une, deux ou trois images dans les archives de déplacements, pour tenter, virtuellement, de les signifier à nouveau. À cette peau infra mince extraite du réel, un nombre indéfini de couches, avec ses propres donnés iconiques, y sont ajoutés. Dans ses reconstructions, en vue de soutenir la cohérence des enjeux sémantiques, une règle fondamentale s’impose: ne rien ajouter aux informations visuelles que ne soient pas au préalable, dans les images. Il est question uniquement de répéter systématique et indéfiniment dans des séries combinatoires, les données iconiques de chaque image. Les procédés sont restreints à la superposition, juxtaposition et les systèmes d’inclusion… Dans cette marge étroite d’opérations, il devient possible re-signifier les informations visuelles du référent photographique et rendre expansible à l’infini, le processus de l’image. Dans déPLIements du paysage, pourrait-on dire, “règne le principe de l’adition infinie”.25 Autrement dit, il s’agit de répéter à l’exhaustion les mêmes éléments iconiques, choisis au préalable, en les répétant26 jusqu’à en trouver des nouvelles syntaxes capables de produire de l’irréel, à partir des données du réel. Dans une certaine mesure, un processus en rapport avec le concept de collage et les photomontages surréalistes portant cette différence: dans les déPLIements du paysage il s’agit de répéter, exhaustivement, les mêmes images, tandis que dans les propos surréalistes il s’agissait de rassembler sur le même support des éléments hétéroclites, déconnecte ou bien, retirés de contextes différents, sans les répéter. Un processus aussi en proximité avec les procédés employés par Max Ernest dans les œuvres où il explorait des nouvelles syntaxes à partir d’images connues. 25 24 “New media is characterized by variability. […] Instead of identical copies, a new media object typicaly gives rise to many differents versions. And rather then being crated completely by human author, these versions are often in part automatically assembled by computer. […] Thus the principle of variability is closely connect to automation” (MANOVICH, 2001, p. 36). FOUCAULT, 2006, p. 326. 26 Pour avoir l’idée du nombre de répétitions mises en place, à partir de photos avec 1 à 7 Megabytes de mémoire, dans les déPLIements du paysage, sont gérés des archives numériques avec 1,2, 3, et même 4 Gigabytes. 261 FRANÇAIS SANDRA REY, Marcher: expérience esthétique, déploiement numérique