NIKI DE SAINT-PHALLE: JARDIN MIGRANT, CHEMIN

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NIKI DE SAINT-PHALLE: JARDIN MIGRANT, CHEMIN
NIKI DE SAINT-PHALLE: JARDIN MIGRANT, CHEMIN MUTANT
Éliane Chiron
RÉSUMÉ: Le Jardin des Tarots serait, par hypothèse, issu de la
migration des jardins qui ont traversé l’enfance et la jeunesse de
Niki de Saint-Phalle. Ils traceraient, au gré de leurs errances dans le
temps et l’espace, un chemin qui muterait jusqu’au nom du Jardin
des Tarots. Le «tarot», d’origine inconnue, désigne indifféremment
le chemin royal égyptien, la Torah hébraïque, la roue latine (Rota),
l’étoile fixe en sanscrit, le Tao chinois. L’écriture de Niki s’entremêle
avec la nôtre, pour envisager trois aspects de la migration
transatlantique du jardin, puis quatre moments de la mutation du
chemin; enfin, dans la figure de La Tempérance, émerge le thème
fondateur du combat avec l’Ange, chiffre secret du rapport entre
le corps-artiste et le paysage. Il serait le signe que les miroirs du
chemin sont les agents mutagènes qui font de l’artiste une mutante,
reflet d’un paysage-monde brisé, qui nous reflète à son tour.
MOTS-CLÉS: Niki de Saint-Phalle; Jardin des Tarots; mutations; migration.
Je bascule dans un autre monde… Un miroir reflète mes
innombrables têtes. Les têtes s’effacent. Le soleil rose rouge
brûlant est en train de s’enfoncer dans la mer. Je suis unie de
nouveau.1
Niki de Saint-Phalle, sculpteur, écrivain, cinéaste, a réalisé en Toscane,
à Garavicchio, de 1980 à 1988, dans une ancienne carrière orientée
vers le sud et la mer2, le Jardin des Tarots. Ouvert au public selon
la volonté de l’artiste, ce jardin pourrait se nommer le «Jardin
des Chemins» puisque le mot «tarot», d’origine inconnue, désigne
indifféremment le chemin royal égyptien, la Torah hébraïque, la roue
latine (Rota), l’étoile fixe en sanscrit, le Tao chinois. Le plan du jardin
a la forme d’une des célèbres Nanas de l’artiste, et c’est par son
sexe que pénètre le public, comme dans la Hon de Stockholm3 ou
L’Impératrice dans laquelle Niki habita et travailla pour le Jardin. La
roche qui affleure partout sous nos pas, la végétation en désordre, les
immenses sculptures polychromes (les vingt-deux figures des arcanes
majeurs) nous font pénétrer dans un monde en train d’émerger,
dont nous faisons partie. Nous éprouvons dès l’entrée, puis dans les
grandes sculptures habitables – La Papesse, Le palais de l’Empereur,
L’Impératrice, la chapelle de La Tempérance – la confusion originelle
de la Terre et du Ciel, d’Ouranos et de Gaia et des monstres qu’ils
engendrèrent. En haut d’escaliers gravés de chiffres, pavés de couleurs,
bordés de miroirs, soudain, c’est pour le visiteur la surprise de la
mer, au loin. Vue de la terrasse de L’Impératrice, elle est pour moi
toutes les mers du monde. La regardant comme Niki l’a tant d’années
contemplée depuis L’Impératrice, je sens que la mer au bout de ma
vue, qui me rend mon regard, est une extension du jardin, et que
de l’une à l’autre «le chemin est celui de mon corps».4
Le Jardin des Tarots serait, par hypothèse, issu de la migration des
jardins qui ont traversé l’enfance et la jeunesse de l’artiste. Ils
traceraient, au gré de déplacements erratiques dans le temps et
l’espace, un chemin qui muterait jusqu’au nom du Jardin des Tarots.
Les sculptures des Tarots recouvertes de miroirs brisés, verres teintés
et morceaux de céramique étincelante, ont pour lignage le Palais du
facteur Cheval et le Parc Güell de Gaudì à Barcelone. L’artiste les
découvre après avoir fui l’Amérique, au milieu d’un siècle fracassé
par deux guerres mondiales.
Les premières peintures de Niki, dans les années cinquante,
préfigurent la suite de son œuvre: notamment des paysages Sans
titre (1958), Paysage nocturne (1958), Le château du monstre et la
mariée (1955-56).5 On avancera cependant par la voie des récits et
poèmes de l’artiste-écrivain, comme on enquêterait sur un crime à
la manière d’Edgar Poe, un des auteurs favoris de Niki.6 On verra
3
Ibid., p. 168.
4
MERLEAU-PONTY, 1964, p. 300.
5
Cf. les reproductions dans le catalogue Niki de Saint-Phalle, op. cit.
1
SAINT-PHALLE, 1999, p. 104. Cf. CHIRON, 2010, p. 131-144.
2
HULTEN, 1992, p. 13-17.
6
Niki est initiée à la lecture des contes d’Edgar Allan Poe – qui fut aussi le
pionnier américain du roman policier – par son grand-père maternel Harper,
dans son château en France. Cf. SAINT-PHALLE, 1999, p. 155.
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que «le propre de l’artiste est d’avoir des antennes qui permettent
de capter les infimes frémissements, imperceptibles aux autres, [et
que] pour ceux qui ont su conserver une part d’enfance, la vie
d’adulte est tellement plus merveilleuse!».7 Les voyages incessants
entre l’Amérique et l’Europe, entre ville, campagne et montagne, font
partie de la vie de l’artiste au point que Rico Weber, son assistant
et ami, lui dira un jour: «Je t’ai aidée vingt-huit fois à déménager,
ça suffit. Pourquoi n’achètes-tu pas une roulotte?»8
Les artistes en ont l’expérience: les chocs créateurs ont lieu hors
de l’atelier, lors de dépaysements. On envisagera ces chocs comme
les bris du chemin, recueillis dans le Jardin des Tarots. À chaque
étape, pour voir, il nous faudra des zones de contact, des obstacles
semblables à ceux rencontrés par Niki pour édifier le Jardin et en
construire le parcours créateur. L’écriture de Niki sera pour nous,
rigoureusement, ce qu’après Valéry énonce Merleau-Ponty: «Le langage
est tout, puisqu’il n’est la voix de personne, qu’il est la voix même
des choses, des ondes et des bois».9 À travers la part impersonnelle
de cette voix, qui se confondra avec la nôtre, on envisagera trois
aspects de la migration transatlantique du jardin, puis quatre
moments de la mutation du chemin; enfin, dans la figure de La
Tempérance, émergera le thème fondateur du combat avec l’Ange.
Ce combat, chiffre secret du rapport entre le corps-artiste et le
paysage, serait-il le signe que les miroirs du chemin, fracassés par
la guerre, brisant le paysage, sont les agents mutagènes qui font
de l’artiste une mutante, impersonnelle, reflet d’un paysage-monde
(jardins et chemins) pulsionnel et pelliculaire?
***
La migration du jardin
Le premier jardin-château, le viatique
Il est lié au danger, à la perte et à l’abandon. Danger de mort à
la naissance de Marie-Agnès en 1930, où le cordon ombilical risque
de l’étrangler. Ruine de la banque Saint-Phalle, un an plus tôt,
dont sa mère la rend responsable. Abandon: quelques mois après
7
Ibid., p. 121.
8
Ibid., p. 43.
9
MERLEAU-PONTY, 1964, p. 204.
sa naissance près de Paris, sa mère se rend à New York avec son
frère aîné Jean, tandis qu’elle est «envoyée dans la Nièvre, en pleine
campagne, pour passer les trois premières années de sa vie dans le
château de ses grands-parents».10 «Maman, Maman, où êtes-vous?
Pourquoi m’avez-vous laissée, qu’ai-je fait de mal? Vous reverrai-je
un jour?» «Je n’ai pas besoin de vous, Maman. Je me débrouillerai
très bien sans vous. Maman, j’ai conquis le monde pour vous. Je
suis une guerrière.»
S’opposant à la banque paternelle ruinée, le château de Fillerval,
propriété française du grand-père maternel Harper, était «beaucoup
plus beau que celui des Saint-Phalle». Ce premier jardin-château,
celui de l’abandon, sera un archétype; il migrera au gré des
voyages transatlantiques, devenant lui-même le voyage: le viatique.
Il «trônait au milieu d’immenses terres et de nombreuses fermes, et
d’un merveilleux jardin Louis XIV dessiné par Le Nôtre. Est-ce que
ce sont les châteaux de mon enfance qui m’ont inspiré les lieux
imaginaires que je ferais plus tard, qui sembleraient sortir de contes
de fées»?11 «Il y avait à demeure «18 domestiques, dont 8 jardiniers.
Lorsque nous étions enfants, nous passions souvent les étés chez
nos grands-parents, tandis que nos parents voyageaient.» Après son
renvoi du couvent, elle passa chez eux une année très heureuse. «Je
faisais du cheval. Je galopais à travers la forêt, enivrée par l’odeur
des arbres.» Pourtant ce château, ce paysage, sont les signes d’une
paix menacée. Niki n’a pas neuf ans, la guerre s’annonce: «Jean, en
te parlant, l’odeur de l’été qui précéda la guerre me revient. Nous
sommes dans les prés du château de grand-père Saint-Phalle dans
la Nièvre».12 Château, jardin, forêt, pré se mêlent, comme plus tard
à Garavicchio, dans la violence diffuse, la douleur et l’ivresse. Plus
tard, le château de Cudot, propriété des Saint-Phalle, est le cadre
de la première expérience amoureuse de Niki avec un cousin double
germain. Le château-jardin oscille sans cesse entre paradis et enfer:
pendant la guerre, la grand-mère Saint-Phalle meurt brûlée vive dans
sa chambre de son château occupé par l’armée allemande. Le côté
maternel l’emporte cependant: le premier jardin, jardin de l’abandon,
migrera dans l’esprit d’un déracinement originaire: «Chaque été, nous
10
SAINT-PHALLE, 1999, p. 14, 15 et 60-61.
11
Ibid., p. 133, 134 et 135.
12
Ibid., p. 45 et 148.
prenions nos vacances dans un endroit différent. [¼] De nouveaux
espaces. [¼] De nouvelles odeurs. Pas de racines».13 Pour se sentir
déracinée, il faut que l’artiste le soit avant même de naître. Naître
migrante. Condition pour devenir mutante?
Les jardins-chambres
Après le krach, ne pouvant plus payer le luxueux appartement de
New York, la famille s’installe à Greenwich, dans le Connecticut,
parce que la vie y est bon marché. «Pour nous, les enfants, c’était
le paradis parce qu’il y avait un jardin».14 Mais la source de sa
création n’est pas simplement la vie dans les châteaux et leurs
jardins, elle provient des lectures et visites de musées. Vers l’âge
de onze ans, Niki commence à dessiner des arbres, à l’époque où
sa mère l’emmène une fois par mois, le dimanche, au Metropolitan
Museum. Les arbres, il faut les dessiner, les incorporer, en les intégrant
à la sphère vivante de l’art et de la littérature. C’est au retour
d’Europe, après le renvoi du couvent, dans le pensionnat du Maryland
entouré d’un très beau paysage, qu’elle commence à beaucoup lire
et écrire, dotant les jeux de l’enfance d’une structure romanesque
et mythique. Très tôt l’artiste expérimente son jardin imaginaire.
Un espace clos. Sa chambre. Elle étale ses jouets et en fait des
petits tas comme le seront plus tard les sculptures des Tarots. Peu
importe qu’elle soit souvent punie. Mais alors sa chambre devient
vivante, «elle devient mienne, mon espace.» Il y a plus secret: la
boîte magique sous son lit. «Parfois, elle est pleine de sable. J’ai
cinq ans, je bâtis des palais de rêve.» Pour Niki c’est la boîte de
Pandore, où demeure l’essentiel de la vie: l’espoir. Modèle réduit de
son monde imaginaire, la boîte se substitue au monde des adultes
dans lequel elle ne veut pas s’intégrer. Ce faisant, elle rejette le
mythe de Pandora qui fait de la première femme un fléau pour
les hommes et de la beauté un mal.15 Elle construit la nuit, avec
son frère Jean, des temples dans le salon familial avec les draps de
leurs lits.16 Jean Tinguely se substituera plus tard au frère qui était
13
Ibid., p. 43, 42, 70 et 35
14
Ibid., p. 42, 70 et 35.
15
Cf. HESIODE, 1993, vers 590. LORAUX, 1990, passim.
16
SAINT-PHALLE, 1999, p. 17.
absent du château où sa mère l’abandonna. Une des «merveilles»
de Paris après la guerre, s’opposant à l’appartement de New York,
est «l’immense appartement de 12 pièces des oncle Alexandre et
tante Hélène, au 16 rue Séguier, dans le Quartier latin.» Le grand
désordre qui y règne l’enchante: c’est en somme, le désordre de la
rue dans un intérieur aristocratique, la confusion du dehors et du
dedans, l’état de chaos nécessaire à la création, propre aux artistes.
Le paysage transatlantique
Le jardin migre selon l’entrecroisement des voyages transatlantiques.
Sur le Normandie, Niki fait l’expérience du paysage migrant. Avec
Jackie Matisse, elle se rappelle «la traversée de l’Europe» avec
leurs familles chaque été, avant la guerre. «Nous nous rappelons
avec émotion le bouillon servi sur les ponts venteux des navires,
accompagné d’un cracker. Nous étions emmitouflées dans des
couvertures, tandis que la mer déferlait à perte de vue devant
nous».17 Le glacier de Saint-Moritz sous la lune se substituera plus
tard à l’infini de la mer et la mer se verra depuis le haut du
Jardin des Tarots. Elle écrira: «Je suis2 […] Double. […] Non, je
suis 2 + 2 au moins. Je me perds dans les nombres, sans vraie
nationalité ni racines. Je suis une survivante. J’ai survécu au naufrage
du vaisseau. […] J’ai absorbé tout ce que j’ai vu, entendu, humé;
les artistes sont des éponges; Ils sont perméables».18 Dès le départ,
comme dans La morphologie des contes de Vladimir Propp, l’artiste
se met en route pour retrouver ce qui lui a été dérobé ou ce qui
lui manque. Qu’est-ce qui lui manque? Un lieu inventé (trouvé-créé
dirait Winnicott) où mettre ce qu’elle a trouvé, absorbé; ce sera
le jardin de Garavicchio. Comment l’artiste s’y prend-t-elle? En
pratiquant la permutation, la substitution. Des temps, des espaces,
des personnes, des objets se substituent à d’autres: le Titanic en hiver
au Normandie l’été, la Méditerranée à l’Atlantique, les hommes à
d’autres hommes (père, frère, cousin, amants), les femmes à d’autres
femmes (mère, sœurs, grand-mère, amies). Mais aussi permutation du
jardin et du paquebot. Le luxe du Normandie se retrouvera dans les
Tarots. Ainsi s’ouvre le chemin créateur, mutant, que Souriau nomme
«l’œuvre à faire», toujours à faire par permutations, substitutions,
perlaborations. Le paquebot, à l’intérieur luxueux, s’ouvre sur l’infini.
Son sillage qui s’efface derrière lui devient le modèle du chemin
mutant de l’artiste survivante.
17
Ibid., p. 73.
18
Ibid., p. 101, 49 et 88.
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Mutation du chemin
La substitution du nom
Les révoltes de l’artiste contre sa classe sociale et son combat
contre la maladie butent contre des obstacles, des situations qui
se répètent et font muter le chemin. Très vite par un changement
de prénom. Agnès est son prénom officiel donné par son père en
souvenir de la première jeune fille qu’il avait aimée. Lorsqu’elle a
trois ou quatre ans, quand elle revient de la Nièvre, sa mère la
rebaptise «Niki».19 Cette emprise maternelle, en conflit avec la lignée
paternelle, est le paradigme des mutations du chemin identitaire.
«À l’adolescence, [¼] j’ai dû me recréer. Je n’avais pas d’identité
claire. Je me sentais à moitié française, à moitié américaine; j’aurais
aussi voulu être à la fois homme et femme.» Choisi comme nom
d’artiste, cosmopolite, «Niki» pourrait venir de la rue.
La rue de New York, la diversité
Le retour à New York, ville d’immigration, a lieu quand Niki a sept
ans. Elle constatera qu’on ne peut s’enraciner à New York, ville
construite sur un «rocher». Ce mot est écrit sur une photo prise
à Central Park, où Niki et sa sœur Élizabeth, qui se suicidera, sont
assises sur un rocher. On ne peut pas davantage s’enraciner dans
la rue, on y roule en patins et les chutes laisseront des cicatrices
aux genoux.20 On y dessine à la craie des numéros de marelles sur
lesquels on marchera dans les chemins du Jardin des Tarots. Les
promenades magiques sur le dos d’un cheval peint y deviendront
la carte de La Mort (de l’énergie spirituelle). Ce n’est pas la nature
qui a le dessus, mais ce qu’elle impulse d’énergie vitale. «C’est elle,
la rue de New York, sa diversité humaine extraordinaire, qui ont
nourri mon expérience et ma vie. C’est d’elle que je viens, c’est à
elle que je dois de pratiquer un art populaire.» Dans l’appartement
de New York, «les murs du salon, et ceux du long corridor qui y
menaient, étaient tout couverts de miroirs.» Dans les reflets de ces
miroirs, Niki regarde «les meubles, les bouquets dans les vases, les
personnes assises sur le sofa. […] Sur un meuble, des carafes en
cristal contenaient des eaux colorées se reflétant dans les miroirs.
[…] Je voulais devenir couleur à mon tour». Un jour, les reflets
colorés de maman réapparaîtraient dans le Jardin des Tarots.
19
Ibid., p. 49 et 88.
20
Ibid., p. 31, 85, 114 et 121.
Béton, asphalte, rochers, miroirs, reflets: le chemin mute en surfaces
minérales, lisses, immatérielles, où l’on ne peut s’enraciner. Propices
à la métamorphose. Où «ce qui est dehors est dedans, et ce qui
est dedans est dehors.» Dans l’esprit de l’artiste, la rue populaire
et le luxe de l’appartement s’entrecroisent. Ainsi Niki ne fait pas
de différence entre le réel et l’imaginaire. «La présumée séparation
entre conscient et inconscient n’a, pour moi, aucune réalité.» En
effet, «l’artiste commence par suspendre les barrières qui séparent
en principe la réalité extérieure et la réalité intérieure. C’est faire
pleinement droit à l’idée d’une face libidinale unique sans épaisseur
et sans bornes, [¼] engendrée par les opérations métamorphosant
telles intensités affectives en couleurs, sons, phrases».21 De
l’appartement elle fait un labyrinthe, chemin de l’être perdu. «Il
y a tellement de corridors dans ma maison imaginaire! […] Je
suis dans un labyrinthe […]. Les murs du labyrinthe sont couverts
de miroirs. Ils me renvoient mon reflet. Au secours! Je veux sortir!
[…] Les miroirs sont fragmentés, la lumière est fragmentée, je
suis moi aussi fragmentée».22 On pense à la scène finale de La
dame de Shangaï d’Orson Welles. Mais Niki n’a pas une vocation
de victime. Ses performances, qui la rendent célèbre, où elle tire
sur des tableaux, en témoignent.
Le pré de l’impasse Ronsin, la guerre
Les premiers tirs ont lieu dans un pré de l’impasse Ronsin, un
terrain vague à côté de l’Hôpital des enfants malades. En plein
Paris. De même qu’elle a joué à Hitler avec son frère Jean, après la
seconde guerre mondiale, elle le rejoue en pleine guerre d’Algérie,
à Paris. La série des Tableaux-tirs, commence le 12 février 1961.
Dans ces jeux, avec une carabine de fête foraine, plus tard avec
un 22 long rifle, Jean Tinguely a remplacé un autre Jean, le frère
aîné. Tout se refonde en mutant, en passant par le chaos, en pleine
guerre, en pleine ville, en plein hiver. C’est l’époque des attentats
OAS dans Paris; l’artiste rejoue le geste de tirer que font en Algérie
les soldats du contingent. Elle se livre à la reproduction mécanisée
de la violence de l’Histoire qu’elle a incorporée dans son enfance:
«Pas un jour ne se passait à la maison sans que nous ne parlions
d’Hitler et de l’avancée de ses armées. Hitler et les nazis, c’était l’air
21
LYOTARD, 1974, p. 20.
22
SAINT-PHALLE, 1999, p. 155.
qu’on respirait. On croyait au Bien et au Mal».23 «Nous avons tous
un peu de Hitler en nous, ainsi qu’un peu de Dieu.» La confusion
mythique, dans l’œuvre, du vécu de la mort et de la naissance,
inséparables, s’inscrit non seulement dans l’action, mais aussi dans
l’obsession ambivalente du blanc immaculé que doit avoir le relief
avant le tir et le costume que Niki revêt dans ces circonstances.
L’art rejoue la guerre comme un rituel qui ressemble à l’époque
où prolifère, anarchique, la reproduction mécanisée des images. Dans
un pré délaissé, inculte, à l’abandon. Il faut repasser par l’abandon,
qui fait suite pour Niki à «l’abandon» de ses enfants, nécessaire
pour devenir artiste. L’abandon se répète pour la troisième fois. Le
traumatisme, en se répétant, mute en trajet créateur.
«J’ai marché à l’intérieur de l’enfer. L’enfer, c’est l’Histoire. Les
journaux sont les miroirs de l’enfer. Moi aussi je suis l’enfer. L’enfer
est une tête coupée de son corps [¼] L’enfer est froid. Je suis
l’œil de glace».24
Le glacier, la maladie
En convalescence encore une fois, à Saint-Moritz, quand son amie
Marina vient la voir, Niki va une nuit en traineau avec elle, «en
pèlerinage» au glacier. Dépassant des couvertures, leurs yeux
contemplent sous la lune la «glace mystérieuse et brûlante». Le
traineau est tiré par deux chevaux magnifiques semblables à ceux
du grand-père Harper. Comme Chateaubriand, en Suisse, à dix heures
du soir, se disait «toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause
et sans aliment»,25 Niki dit avoir besoin d’être en feu pour se
sentir libre et qu’une part d’elle-même «tombe en cendres comme
dans quelque sacrifice païen». Elle a l’idée d’un suicide parfait, qui
accomplirait la fusion du temps, et qui serait une œuvre d’art. Ce
serait un dîner de minuit, avec caviar, Dom Pérignon et somnifères.
De même qu’elle lisait, petite, la nuit sous les draps, elle veut lire
à l’aide de sa lampe de poche la quatrième Élégie de Duino «et
puis rejoindre les étoiles».26«Deux jours avant le dernier jour», elle
23
Ibid., p. 53, 56 et 98.
a une pneumonie. Son rêve de périr gelée provoque-t-il la maladie,
afin que la fièvre brûlante réalise ce que Niki nomme le sacrifice
rituel de sa vie amoureuse et de son art «sur l’autel du feu éternel».
À Saint-Moritz, elle a fait corps avec le paysage. Les montagnes sont
telles que Chateaubriand les a décrites au Saint-Gothard: «enveloppées
dans la nuit dont elle épaissit le chaos».27 La clarté de la lune
augmente leurs effets, les dépayse: «les astres les découpent et les
gravent dans le ciel en pyramides, en obélisques, en architecture
d’albâtre… En hiver, les montagnes nous présentent l’image des
zones polaires». La Lune dans le Jardin des Tarots aura son propre
visage, profil aérien découpé dans le ciel, tourné vers les étoiles, à
l’écart. Le glacier de l’Engadine a la blancheur des reliefs des tirs
avant qu’ils deviennent tableaux, la brillance laiteuse de miroirs voilés,
la froideur de la mort. Le temps y est gelé comme la glace de la
patinoire à New York où elle joue avec son amie Jackie Matisse. Mais
Niki arrête le temps, évoque une autre scène, au même endroit, à
la même date, en 1975, avec une autre femme. En Suisse, elle se
rétablit de problèmes pulmonaires causés par son travail avec les
matières plastiques. Marella, l’assistante-photographe de l’époque où
Niki, à vingt ans, est mannequin à New York, vient la voir. Un jour,
marchant en direction du glacier, Niki lui parle du «RÊVE DE [SA]
VIE: construire un jardin qui serait un dialogue entre sculpture et
nature; un lieu où rêver […], un JARDIN DE SCULPTURES».28 Elle
le veut en Toscane, non loin de Florence où est née sa grand-mère
maternelle qui remplaça sa mère les trois premières années de sa
vie. L’idée du jardin en Toscane, formulée face au glacier, accomplit
les deux opérations du travail du rêve: déplacer et condenser la
vie de Niki depuis avant sa naissance. Marella trouvera le terrain,
propriété de ses frères, à Garavicchio. La formulation de l’idée du
jardin est l’instant de la mutation décisive du chemin de vie de
l’artiste. L’agent mutagène du «Jardin de sculptures» est le feu de
la glace; venu des miroirs de l’appartement de New York, certes,
comme le dit l’artiste, reflétant la violence familiale cachée qui
provoque le suicide d’une sœur plus jeune.29 La glace vient de toute
la ville de New York, ville de rochers, de rues, de glace en hiver et
27
24
Ibid., p. 98.
Ibid., p. 166.
28
25
CHATEAUBRIAND, 1998, p. 153.
Ibid., p. 174.
29
26
Catalogue Niki de Saint-Phalle, op. cit., p. 171, 172 et 174.
L’autre jeune sœur, Claire, mourra jeune. Niki sera la seule fille survivante de
la fratrie. Comme si son art l’avait sauvée.
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de miroirs, dont elle fut éloignée à sa naissance. Ce moment gelé
trône dans le Jardin au-dessus de la Papesse et de sa fontaine, sous
l’aspect du Magicien, visage-main recouvert de miroirs, qui nous
fait face à l’entrée, les yeux vides. Passés par le feu, céramiques et
miroirs glacés deviendront des parures qui auront la beauté mêlée
de l’enfer et du paradis. Cette hybridité du jardin est déjà – faut-il
s’en étonner? – dans la formulation de l’idée. Et dans le paysage
où elle a lieu, gelé comme la Tamise, métaphore du temps arrêté
au milieu d’Orlando de Virginia Woolf. Gelé comme L’Enfer de Dante.
Un enfer que Niki devra, comme le poète, traverser pour atteindre
le Paradis que nous visitons aujourd’hui. Édifier le Jardin lui coûta
tant de souffrances physiques que l’artiste n’y a pas connu le
Paradis. Le Paradis, elle l’a construit, et nous l’offre. C’est une femme,
accompagnée d’autres femmes: mère, grand-mère, amies, par-delà
l’Atlantique et la Méditerranée, qui nous transmet le Paradis. Cette
artiste échappe au chemin gravé dans les esprits par les mythes
d’Ève et Pandora. Elle échappe au destin des femmes. Est-ce parce
qu’elle ne renonce pas à l’enfant qu’elle a été, qui vit toujours en
elle? Qui est-elle? C’est cette question que représente L’Ange de la
Tempérance, la carte no XIV des Tarots.
Le combat avec l’Ange
«J’ai eu beaucoup de difficultés à comprendre cette carte, c’était
trop loin de ma nature passionnée. La tempérance me semblait un
compromis, le chemin du milieu. Un jour la lumière m’a éclairée,
la tempérance était le CHEMIN JUSTE. J’en ai fait un ange, de cette
carte qui couronne la Chapelle de la Tempérance.»
La danse de l’Ange
Quand Niki a dessiné La Tempérance, elle a gardé les ailes de la
carte XIIII du Tarot de Marseille et transformé en pas de danse le
mouvement qui agite la robe. L’Ange de la Tempérance n’a pas le
hiératisme des autres figures. Même dans le Tarot de Marseille elle
apparaît sexuée, le front orné d’une rose, cheveux dénoués du même
or que les yeux; elle figure une danse ou un combat avec elle-même.
Le chemin muterait en chemin de l’Ange, qui est sans sexe défini
(ou combat des deux sexes en tout artiste?). On peut comprendre
en ce sens que «l’œuvre à faire» soit pour Souriau «l’ange de
l’œuvre».30 Ce chemin de l’œuvre est un combat à mener, avec cet
Ange qui est notre Autre en nous, comme le montre la peinture de
Delacroix, Le combat avec l’Ange. Ce combat dure toute la nuit et
30
SOURIAU, 1956, p. 5-35.
laisse à Jacob une blessure à la hanche. Pendant qu’elle travaille
au Jardin, Niki souffre longtemps d’arthrite aigüe qui paralyse ses
mains. Elle dit que c’est son Enfer, refuse de se soigner.
Ce n’est pas en allant danser que Niki trouve le chemin de la liberté,
le chemin du Tarot, mais en faisant dans son art danser l’Ange de
la Tempérance. La danse y acquiert son antique fonction mimétique.
En maillot de bain et corps d’un bleu de lapis-lazuli, levant la
jambe comme une patineuse sur la glace, elle se tient en équilibre
sur un pied et touche le ciel de ses ailes d’or. Dans la Chapelle
de la Tempérance une Vierge noire forme, avec l’Impératrice-sphynx,
deux sœurs-mères au visage noir dans le monde occidental encore
raciste des années quatre-vingt. Niki aurait-elle deviné que notre
plus lointaine ancêtre était africaine?
Dans le Jardin, Niki se construit une généalogie mythique, hybride,
passant seulement par les femmes, qui ne sont jamais des mères,
semblables aux femmes d’Athènes dont parle Nicole Loraux.31 Elle
est, comme Athéna Parthenos, une guerrière. Et bien plus: «Une
vierge folle est cachée dans mon cœur de femme, […] elle suit en
aveugle une lumière blanche qui sort du centre de la forêt. Là elle
rentre brusquement dans les flammes et danse, solitaire, la danse
de la mort, la danse du paradis a commencé. Les morsures du feu
s’inscrivent sur son visage. Elle sourit, elle a brûlé ses ailes d’ange
dans la flamme noire de la nuit».32 Sorcellerie?
Les sangs mêlés
L’Ange de La Tempérance, autrement dit l’artiste, fraye de ses mains
le chemin du sang; Ses mains tiennent les deux vases entre lesquels
coule en torsade le flux d’un SANG qui passe en-dehors du corps. Le
«Chemin juste» est bien le chemin du milieu, il commence au milieu
de ce sang. L’Ange de la Tempérance est la figure des sangs mêlés.
Puisque son geste fait circuler à l’extérieur le sang qui bat dans
nos veines. Ce geste opère la réversibilité du sensible, sa torsion. Un
sensible partagé, au point que ce sang irrigue le paysage. Parce que
tout paysage se confond avec la vue qu’on en a. L’Ange a le jardin
dessiné sur son maillot de bain; le chemin du Jardin lui colle à la
peau. Et c’est tout son corps qui voit, dans ce contact pelliculaire,
en miroir, que Merleau-Ponty nomme la «chair du monde».
31
LORAUX, 1990, passim.
32
SAINT-PHALLE, 1999, p. 122.
La voie impersonnelle
Et quand Niki veut prendre par la main sa mère morte pour lui
faire visiter le Jardin, ce n’est pas tant pour se réconcilier avec
elle – liquider son «Œdipe» – que pour reprendre le chemin au
milieu. Pour reconstituer notre soi déchiré, il faut que se joignent
deux mains qui n’appartiennent pas au même corps. La voie,
passe entre les vivants et les morts, faisant de l’artiste cet être
«insaisissable dans l’immanence, résidant aussi bien chez les morts
que chez ceux qui ne sont pas encore nés», selon l’inscription que
Paul Klee fait graver sur sa tombe.
Le Jardin comme «voie» aurait une fonction cultuelle, présente
dans la Vierge noire placée dans la Chapelle de la Tempérance. Le
Jardin serait le lieu dédié au culte des morts. La lutte avec l’Ange,
lutte de l’artiste avec son double obscur, figure l’indifférenciation
océanique. Cette lutte est figurée dans chacune des vingt-deux
cartes du Tarot qui peuplent le jardin. Ces figures sont liées entre
elles par un chemin secret, ultime avatar, ultime mutation du tarot:
c’est le chemin qui, les reliant dans notre esprit, fait partie de la
vie de chacun de nous en lui ouvrant les voies vers l’enfance, cet
«être sauvage, ce tissu commun dont nous sommes faits».33 Ce
chemin commence au milieu de chacun de nous. Pourtant «il est
l’ensemble des chemins de mon corps […] et non une attitude
d’une multitude d’individus».34 C’est notre paysage intérieur où
«la chair est phénomène de miroir et le miroir une extension de
mon rapport à mon corps.» Le chemin du milieu est un sensible
«arraché à la chair» de l’artiste, prélevé sur sa chair, et sa chair
elle-même est un des sensibles qui fait le paysage.
La dernière mutation du chemin, cet invisible en latence derrière
le sensible et en son cœur, «ténèbre bourrée de visibilité», dira
Merleau-Ponty, serait la voie de l’indifférenciation océanique commune
à tous les arts. Cette indifférenciation passe par l’entrelacs de jardin
et d’écriture, de respiration de la mer au loin, inapprochable, vue
depuis la terrasse de l’Impératrice, et de la respiration de l’écriture
calligraphiée de Niki, reconnaissable entre toutes. «Il faut autre chose
que le corps pour que la jonction se fasse», pour toucher l’autre
à distance à travers cet intouchable que cet autre, lui-même, ne
touchera pas non plus; il faut «faire germer un langage».35 Ce langage,
33
MERLEAU-PONTY, 1964, p. 257.
34
Ibid., p. 300, 309 et 313.
35
Ibid., p. 257
tout singulier qu’il soit, n’est cependant le langage de personne.
La voie est «cette partie impersonnelle et non individuée [qui] n’est
pas un passé chronologique […] que nous pouvons, éventuellement
nous rappeler par la mémoire. Elle est toujours présente en nous,
avec nous et inséparable de nous, dans le bien comme dans le mal».
Les ailes d’or de l’Ange de La Tempérance «s’animent des reflets
d’un présent immémorial qui frissonne au plus près de nous, en
nous, comme quand nous étions petits».36 Les vingt-deux arcanes
majeurs du Tarot, caressés de la même brise intemporelle, séparés et
pourtant ensemble, se renvoient leurs couleurs qui sont leurs pollens,
frayant à chaque instant notre labyrinthe en constante métamorphose,
quand chacun de nous se reflète dans les miroirs brisés où jadis
s’est reflétée l’artiste. C’est un milieu où chacun ressemble à tous,
en un éclair, au milieu de l’indifférenciation océanique où se balance
comme la mer, en ses miroirs, le Jardin.
***
Dans le Jardin des Tarots, La distinction s’efface entre château, jardin
et nature sauvage, les miroirs ne reflètent plus les invités du salon
chic de New York, mais renvoient aux visiteurs leurs reflets fragmentés.
Un paysage mutant émerge, où tout repère historique, tout chemin
connu ont disparu. Dépaysés, nous y sommes des voyageurs perdus,
des mutants. De même que notre sang irrigue de sa puissance et de
son rythme le paysage, le paysage vit au rythme des reflets fugitifs
des autres corps, dont nous ressentons la lumineuse obscurité. C’est
cette lumière depuis longtemps éteinte, du corps de l’artiste, du
corps subtil de ses récits, qui me touche à Garavicchio.
Le Jardin des Tarots nous donne à éprouver qu’une œuvre n’est
pas un objet mais un chemin qui nous fait voir la lumière au cœur
des ténèbres de notre temps. Le jardin comme parcours initiatique,
édifié avec des fragments récoltés au long du chemin, comme le
fit le facteur Cheval, ne peut se saisir qu’au milieu de notre corps.
Alors le jardin se retourne en cette voie spirituelle qu’est le Tarot.
La voie émerge avec l’ultime mutation du chemin, quand il s’inscrit
dans la chair de l’artiste qui est aussi miroir du monde.
Le secret de la «voie juste», ou voie du milieu, pour Niki? Être
disséminée dans chaque fragment de miroir et en diffracter la lumière
qui à chaque instant nous pénètre. Chaque fragment est l’obscur
qui contient sa part de lumière. Elle ne nous atteint jamais. Elle
est en nous. Par la fragmentation du chemin en éclats de miroirs,
36
AGAMBEN, 2006, p. 10.
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FRANÇAIS
ÉLIANE CHIRON, Niki de Saint-Phalle: jardin migrant, chemin mutant
FRANÇAIS
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
le Jardin des Tarots devient un milieu sans origine. Il est le reflet
éclaté, disséminant, de tous les paysages, des guerres, des naufrages
et des fortunes perdues, des traversées à fond de cale des esclaves
noirs dont la descendante Cora, la cuisinière, chante des mélopées
en buvant de la bière sur les marches de l’escalier qui mène à la
cave. Le jardin contient le Bien et le Mal, et en joue. Dès l’entrée,
la Roue de la Fortune réalisée par Tinguely en métal rouillé, ludique,
absurde, agite l’eau bleue du bassin de La Papesse qui descend en
escalier de sa bouche, tandis qu’indifférente, L’Impératrice à visage
noir regarde au loin la mer, prêtant ses yeux à l’artiste. Et à nous.
L’ultime fonction du jardin serait-elle d’ouvrir un chemin au milieu
de la mer, qui est pour chacun le paysage originaire? La mer-horizon,
comme dimension qui contient les autres, surface qui contient sa
profondeur, est-elle l’ultime métamorphose de notre paysage intime?
L’artiste Niki en qui s’ouvre cet horizon «y est prise, englobée.
Son corps et les lointains participent à une même corporéité ou
visibilité en général, qui règne entre eux et lui, et même par-delà
l’horizon, en – deçà de sa peau, jusqu’au fond de l’être»37 irrigué
d’un sang salé comme la mer. Chaque personne visitant le Jardin,
prêtant ses yeux à l’artiste et à ses morts, regardant la mer avec
les yeux de L’Impératrice, éprouve à son tour que le monde perçu
est l’ensemble des chemins de son corps. À l’entrée du jardin, de sa
main couverte de miroirs, le Magicien nous fait le signe immémorial
que nous avons le choix du chemin parmi ceux, innombrables, que
nous offre l’artiste. Parce qu’elle-même est devenue innombrable.
Mutante en chacun de nous. Au retour du Jardin des Tarots, une
mutation «s’exprime» en nous à partir de nos émotions, celles
d’une enfance retrouvée. Que partageaient Niki de Saint-Phalle et
Jean Tinguely? «L’Enfant sauvage» en eux.38
37
MERLEAU-PONTY, 1964, p. 95 et 300.
38
SAINT-PHALLE, 1999. p. 106. «Une des choses qui nous a le plus liés, jean Tinguely
et moi, c’est que nous sommes devenus les Enfants Terribles de l’Art. Nous étions
des Bonny and Clyde. Chacun encourageait la folie de l’autre».
BIBLIOGRAPHIE
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Lausanne: Éd. Acatos, 1999.
SOURIAU, E. Du mode d’existence de l’œuvre à faire. Bulletin de la Société
française de philosophie, 1, 1956.
ÉLIANE CHIRON: Docteur d’État, Professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
artiste plasticienne (images numériques, installations sonores, vidéos).
À Paris 1, dirige le Centre de Recherche en Arts Visuels (CRAV). Dirige
aux Publications de la Sorbonne une série d’ouvrages sur X, l’œuvre
en procès: Croisements dans l’art (1996), Croisements des arts (1997),
L’incertain dans l’art (1998), La main en procès dans les arts plastiques
(2000), L’objet et son lieu (2004). Paysages croisés. La part du corps
(2008), Migrations-mutations. Paysages dans l’art contemporain (2010).
À paraître: L’intime, le privé, le public dans l’art contemporain. Ouvrage
personnel à paraître: L’énigme du visible. Poïétique des arts visuels. A
présidé le Conseil National des Universités (section des arts). Colloques et
publications sur la poïétique, en France et à l’international. Expositions
personnelles: France, Brésil, Martinique, Québec, Corée du Sud, Chine,
Italie, Tunisie, Côte d’Ivoire, Bahreïn, Oman. Expositions collectives
récentes: Abidjan, Québec, Paris et Metz (vidéos).
LE PAYSAGE DE LA PEINTURE: MIGRATION DES COUCHES,
MUTATION DE LA PROFONDEUR
Bernard Paquet
RÉSUMÉ: Ma stratégie est de m’introduire dans la peinture par
un espacement des épaisseurs en provoquant leur migration et
leur mutation. Cette altération du paradigme traditionnel se fait
à partir de l’infographie vers un dispositif feuilleté peint, fait de
plans transparents suspendus. Il permet de muter une profondeur
picturale illusionniste en une profondeur tangible où la nature même
du fond pictural subit également une mutation.
MOTS-CLÉS: Peinture; couche; fond; matrice.
Ma recherche récente en peinture répond au besoin de pallier le
sentiment de pertes qu’une surface picturale close peut engendrer;
résultante de dessous devenus inaccessibles comme autant d’œuvres
perdues. Le désir de les récupérer relève du fantasme d’une peinture
pouvant être décomposée en couches qui, à leur tour, s’afficheraient
comme de nouvelles oeuvres.
Sur le plan paradigmatique, j’interroge un processus consistant
à superposer des couches de médium coloré sur une surface
semblable à un écran, selon une conception frontale de l’image.
Je me penche plus précisément sur la séparation des couches et
leurs manipulations. La stratégie mise en œuvre est d’entrer dans
la peinture par une opération de découpage et d’espacement des
épaisseurs, pour provoquer leur migration et attendre l’apparition
d’un phénomène de mutation. La couche en serait le gène. Cette
altération du concept et de la pratique de la couche traditionnelle
se fait à l’aide de la technologie infographique et permet de muter
une profondeur picturale illusionniste en une profondeur tangible où
la nature même du fond pictural est l’objet d’une autre mutation.
comme l’équivalent d’une fenêtre sur le monde, avec des artifices
menant à des effets illusionnistes de profondeur. À ce titre, elle
joue encore d’un double statut: celui d’une surface opaque offrant
à l’œil la transparence d’une projection. Selon Hubert Damisch1, ce
véritable paradigme fait appel à un système comparable à celui de
l’énonciation et prend en charge la position du sujet – celui qui
regarde – et le statut de la représentation, impliquant la présence
de l’Autre – celui qui est vu. Ce même paradigme «ne fait pas
que poser, face au sujet, l’autre, comme toujours là: il introduit le
tiers…», dans une structure à trois. La latéralité a donc son rôle
à jouer2 dans la mesure où l’organisation du point de vue qui va
de la proximité à l’éloignement, passe par divers plans et objets
savamment organisés entre lesquels des intervalles permettent à
d’éventuels acteurs, les tiers, d’entrer ou de sortir. Dès lors, séparer
physiquement ces divers plans pour feuilleter l’illusion dans un
dispositif spatial rendrait le tiers aussi réel que le sujet ou, plus
précisément, autoriserait le sujet à se mettre en position du tiers.
Cette structure à trois vise en réalité à rendre compte d’un
élément essentiel de notre appréhension du monde: la profondeur,
dont Merleau-Ponty3 dit qu’elle est la plus existentielle de toutes
les dimensions parce qu’elle appartient à la perspective et non
aux choses. On ne peut donc, pour ce dernier, la considérer dans
le monde naturel qu’en lieu et place d’un spectateur latéral dont
le regard englobe tous les objets et les plans. Il en va de même
dans le sens technique de la peinture, alors que l’illusion de la
profondeur faite de plans virtuels séparés par des vides supposés
est le résultat d’un aplatissement bien réel des dessous, répondant
à une des lois de base de la connaissance qui est la «séparation
entre l’écran perceptuel et celui du monde réel»4.
Le cas de la peinture abstraite, qui regarde la présentation plutôt
que la représentation, n’est pas de nature différente. Bien qu’elle
entraîne la dissolution du pictural dans la pure texture, elle ne peut
empêcher des effets de volumétrie d’une profondeur qui se crée par
1
DAMISCH, 1993.
2
Ibid., p. 458.
3
Des dessous aux couches
MERLEAU-PONTY, 1981, p. 296.
Depuis la mise au point de la perspective monoculaire à la
Renaissance, la peinture a souvent été pratiquée et comprise
KRAUSS, 1981, p. 172.
4
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BERNARD PAQUET, Le paysage de la peinture: migration des couches, mutation de la profondeur
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
le contraste simultané de couleurs ou par des variations de texture.
Tout comme la peinture illusionniste, elle entraîne une expérience
commune de profondeur frontale et invisible, par une fusion des
dessous. En réalité, dans le passage historique de l’une à l’autre,
le problème des dessous n’a été que déplacé, la peinture ayant
conservé son épaisseur5, corollaire obligé des effets de profondeur.
C’est là que se dévoile le principe de ma recherche qui rend
possible l’entrée du tiers dans le tableau en pratiquant une
ouverture dans les épaisseurs. Il faut passer des plans fictifs de la
peinture, à la création de plans techniques réellement distincts qui
se présenteraient comme des feuilles transparentes faisant office
de couches. Leur ensemble n’assignerait plus, de front, une place
unique au spectateur mais l’autoriserait plutôt à s’introduire de
côté, dans la scène picturale, afin de mesurer la profondeur dans
un espace réel. Le défi technique consiste à défaire la solidarité
mécanique qui fusionne les différentes étapes de la peinture en un
continuum de matière.
La technologie qui fait migrer les couches
La peinture a quelque chose à retenir de l’infographie qui réalise
avec facilité la manipulation de couches libres en ignorant sa
limite matérielle. Les couches numériques peuvent, en effet, par
permutations, modifications, ajouts et retraits quasi illimités,
participer à la formation d’une image plane sur l’écran. L’oeuvre
virtuelle permet à l’acte pictural de devenir un processus désormais
réversible dont on peut considérer les dessous séparément. Elle
rend possible une activité picturale qui ne serait plus tributaire du
procédé d’oblitération des dessous par des dessus; ce qui permettrait
de quitter l’image frontale de l’écran avec toutes les couches qui
l’auraient générée, avec le but de dilater la profondeur dans un
complexe spatial.
Pour concrétiser ce projet, je travaille avec le logiciel Painter et une
tablette graphique reliée à l’ordinateur. Je crée des images dont celle
d’un paysage réaliste structuré selon une perspective monoculaire,
un genre qui représente une des esthétiques phares de l’histoire
de la peinture. Chaque image est composée de quinze couches. Ces
couches sont ensuite imprimées séparément sur des feuilles blanches
ordinaires de format lettre US pour être affichées dans l’atelier.
Elles sont retravaillées à la main avec de la peinture acrylique sur
des supports flexibles transparents de 1,96m de largeur X 1,30 m
5
DAMISCH, 1984, p. 37.
de hauteur, posés temporairement sur des panneaux rigides peints
en blanc. Afin de tenir compte du changement de dimension, les
compositions sont agrandies simplement à l’œil avec prise des mesures
principales. J’essaie, en peignant, de demeurer le plus fidèle possible
aux formes, textures et couleurs élaborées avec le logiciel, tout en
accordant à la matière acrylique une certaine latitude quant à la
spécificité de sa texture. L’écart entre l’écran numérique et la feuille
transparente se perçoit notamment par la conversion que l’épaisseur
du polycarbonate fait subir à la couleur vue de verso alors que la
couche correspondante virtuelle peut être inversée dans l’ordinateur
sans la moindre altération chromatique.
Pour le paysage, les quinze feuilles transparentes sont libres
et placées l’une derrière l’autre par une structure d’aluminium
elle-même suspendue au plafond. J’obtiens ainsi un ensemble
feuilleté formant une matrice spatiale autour de laquelle le corps
peut se déplacer. Ici, la notion de matrice est inspirée du champ
des mathématiques; c’est-à-dire comprise comme un complexe de
fragments picturaux dont les organisations perçues peuvent être
multipliées selon une infinité de points de vue et de directions. Ces
feuilles sont reçues comme autant de couches participant à la fois
des vues latérales, diagonales et frontales, qui nous autorisent à
reconsidérer à la fois la pratique de la peinture et la notion même
d’image picturale traditionnelle en tant que plan frontal.
En faisant le tour de l’œuvre, il m’arrive de faire quelques
interventions imprévues. Elles sont pratiquées sur les supports
selon les besoins non pas d’une composition frontale mais bien de
compositions qui sont aussi nombreuses et diversifiées que le nombre
d’angles ou de positions d’un regard décentré par la déambulation
du corps. Dans cette optique du dispositif matriciel, la volumétrie,
l’intervalle vide entre chaque feuille suspendue, la transparence des
supports, les couleurs qui se modifient selon l’angle d’approche et
l’opacité des parties peintes sont les principaux facteurs qui altèrent
les notions classique et moderne de profondeur picturale.
La matrice feuilletée: un mutant de la profondeur
La matrice munit d’une puissance «n» la profondeur. Celle-ci est
dorénavant déplacée, renvoyée, dilatée, compressée, ou détournée par
le mouvement des feuilles flottantes qui répond à celui du corps.
L’échafaudage perspectif du paysage s’écroule tout comme celui
de l’unité compositionnelle de l’abstraction. Ce qui était conçu au
départ comme une séparation de plans n’altère pas, en réalité, des
plans de projection illusionniste qui seraient matérialisés par magie,
mais plutôt un entrelacs de touches qui n’occupent pas, dans la
peinture, des niveaux réguliers. La couche matricielle est plutôt un
nouvel aplatissement de la peinture qui découpe, en le feuilletant,
le continuum du médium coloré, grâce à la capacité générique et
génétique de la couche dans la construction de l’image pleine. Elle
ne peut être l’équivalent de l’organisation illusionniste.
Une double mutation s’opère alors sur le gène de la peinture. La
première était conceptuelle et consistait à ouvrir la masse de la
peinture pour générer des plans physiques nommés «couches». La
seconde est technique. Dans l’organisation de l’image plane de
l’écran de l’ordinateur, chacune des quinze couches est soumise à
une solidarité optique qui lui attribue une fonction précise dans
la logique du paysage. Au sein du complexe feuilleté, sa couche
correspondante perd une partie de la fonction qu’elle avait dans
l’image numérique pour gagner, par le décalage dans l’espace et
par des accès de biais, une nouvelle fonction qui l’implique dans
le croisement multidirectionnel des points de vue matriciels. Elle se
trouve enrichie d’une indépendance nouvelle, comme si l’identité et
la singularité allaient de pair avec le statut maintenant acquis de
l’autonomie. La frontalité de fonction est dénaturée.
Le décalage entre les quinze feuilles détruit l’image initiale. L’espace
n’est plus projectif; il est réel. J’ai désormais accès à des latéralités
que la surface peinte illusionniste m’avait toujours refusées tout
en me les faisant désirer. La profondeur n’est plus cachée par la
fausse concavité perspective; elle ressort maintenant des choses
vécues par le corps, devenant presque visible, même au toucher.
Peut-être est-elle autre, car elle se dérobe constamment entre les
divers moments de transparence et d’opacité offerts par la matrice
feuilletée qui renvoie silhouettes et reflets.
La décomposition matricielle en couches résoudrait donc ce
refoulement de notre expérience effective de la profondeur, grâce
à un accès entre les feuilles peintes qui autorise la position de
latéralité. Le devant, l’arrière, la gauche et la droite du complexe
feuilleté sont véritablement interchangeables. Le regard se pratique
également dans l’oblique et à divers niveaux de verticalité. Chaque
nouvelle vue signifierait d’autres latéralités entraînant à leur tour
des mouvements supplémentaires du corps et ce, jusqu’à tendre
vers un infini promu par la puissance «n». Dès lors, pour parvenir
à un espace isotrope dont les propriétés ne dépendent pas de la
direction qui permet, de traiter la profondeur comme une largeur
considérée de profil, il faut «que le sujet quitte sa place, son point
de vue sur le monde, et se pense dans une sorte d’ubiquité»6
6
MERLEAU-PONTY, 1981, p. 295.
qui l’autorise, comme Dieu, à être partout, en rendant la largeur
équivalente à la profondeur
L’œil calcule des sens déployés vers toutes les directions, comme si
toute la pulsion visuelle était feuilletée en de nouvelles composantes
ou gonflée d’une nouvelle tactilité. Hors du plan et surtout du cadre
traditionnel, l’opacité de formes peintes alterne avec les transparences
du support. Tous les niveaux de translucidité partielle et même
les reflets modulent les passages à la fois du corps et de l’oeil.
À considérer le grand nombre de béances offertes par l’ouverture
entre des formes peintes, on assiste à une sorte de mise en abyme
de points de vue à fond variable. Les éléments bénéficient d’une
véritable aération assurée par le vide alors que les paramètres du
paysage sur toile occultent les vides en les assignant au rôle bien
précis de simple relais perspectif. Ce n’est plus l’écran qui filtre un
regard, mais un vestige qui désormais peut aussi bien s’échapper
entre deux formes peintes qu’entre deux feuilles pour considérer
un arrière plan qui peut être un mur ou une pièce et qui remet
alors en question l’idée même du fond pictural.
Le paysage muté sans fond
La question du fond amène un changement de conception majeur qui
se produit en atelier. Chaque feuille transparente, une fois achevée,
est enlevée de son support rigide blanc pour être aussitôt suspendue,
perdant son fond blanc opaque. À la différence de son homonyme
numérique au fond incolore indéfini, elle possède l’environnement
comme fond, grâce à la transparence qui laisse voir des formes
et des couleurs constamment modifiées selon le contexte ambiant
ou la mouvance du corps. La peinture traditionnelle qui est un
milieu parfaitement autonome, parce qu’elle compose, dans le sens
où l’entend Benjamin7, une matière qui n’est pas tributaire d’un
fond, peut maintenant être remise en question selon les nouvelles
conditions de la transparence et du décalage entre les couches. Le
fond tel que l’on a toujours conçu devient, non seulement, un mode
opératoire entièrement nouveau, mais encore, un mode de perception
qui se détache de la position traditionnelle face à la pellicule peinte.
Alors que les couches numériques travaillées séparément sont perdues
de vue dès leur fusion qui, seule, permet d’appréhender une image
totale sans fond, la matrice nous offre, au contraire, la présence
simultanée de la double action des couches et de leur accumulation
feuilletée. Le milieu de la peinture est dorénavant composé de
7
BENJAMIN, 1990.
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BERNARD PAQUET, Le paysage de la peinture: migration des couches, mutation de la profondeur
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plusieurs éléments, dont certains sont non picturaux: les espaces qui
séparent les couches, leurs parties transparentes, l’accès de biais et
les ouvertures vers l’extérieur ou l’intérieur. Relevant entièrement de
l’environnement et d’une perception changeante, le paysage de la
matrice feuilletée n’est donc jamais le même. Reçu sur une infinité
de fonds, il propose le modèle de l’ubiquité d’une vision sans fin
qui remet en question le rapport entre la visibilité et l’image.
Face à une telle complexité de pellicules peintes qui laissent voir
malgré elles des ouvertures obliques, mon désir originel de récupérer
les couches comme autant d’œuvres perdues semble, en effet, comblé.
De façon temporaire seulement, car la possibilité de décomposition
d’une couche en d’autres couches s’annonce dans la logique d’un
prolongement opératoire du numérique et du matriciel. Le projet
initial se trouve déplacé. La visibilité n’est toujours pas résolue. Elle
demeure encore mystérieuse devant un système qui fabrique en fait
d’autres tranches du visible, d’autres écrans, pour mener l’œil aussi
loin que la transparence peut l’attirer, sans fixer de fond permanent.
Pour atteindre ce but, j’ai rendu les couches opératoires; je me suis
donc introduit dans l’ouverture de l’œuvre. Ouvrir le paysage pour
mieux connaître la peinture rend le mécanisme plus transparent
mais entraîne de nouvelles interrogations, comme si la visibilité
ne pouvait jamais satisfaire son besoin de profondeur, sans fond
fixe et sans fin. Cette ouverture mine les habitudes contemplatives
liées à la représentation du paysage qui doit de surcroît cohabiter
avec le retour du fond et avec des éléments qui lui sont étrangers.
Du paysage des fonds vers le paysage de la peinture
Pourtant, chaque fois qu’une certaine organisation picturale cadrée
sur un format horizontal met en place un minimum d’éléments
suggérant l’horizon, un paysage est répété. Il a comme modèle la
peinture qui est une organisation de la connaissance, un cadrage
et un simple jeu de couches étalé sur l’axe horizontal.
C’est cet effet qui se trouve multiplié en une seule œuvre par la
matrice visuelle. Ce qui est une véritable distanciation opérée par
le feuilletage autorise la venue d’autres possibles. La matrice visuelle
rappelle que chaque couche contient un paysage, en appelle d’autres,
et qu’une peinture cache en son sein un processus de répétitions des
paramètres picturaux de plusieurs paysages. Chaque feuille en tant
que cadrage se dresse comme un fragment. Chaque couche peinte
est un autre fragment plan. Chaque parcelle peinte ou tracée se
montre en fragment opaque. Toute trouée transparente et chaque
espacement font surgir des fonds supplémentaires. Et ce ne sont
pas seulement les fragments complétant le paysage qui comptent,
mais l’absence des autres, appelés justement par un manque, sorte
de vacuum à la fois technique, esthétique et existentiel qui est
inhérent à la transparence des supports et à l’aération de l’ensemble.
C’est pourquoi, au-delà de la question de la représentation ou du
sujet, l’œuvre vise le motif du paysage mais elle travaille par le fait
même le cœur de la peinture en s’appuyant sur l’apparition de fonds
non picturaux. De nombreuses surfaces ont un minimum d’éléments
qui relèvent plus de la présentation que de la représentation. Ces
éléments sont aussi là pour eux-mêmes, en toute autonomie, hors
paysage, hors sujet. Ils provoquent des digressions visuelles et
conceptuelles, ils divergent et décentrent le paysage. Pour chaque
feuille suspendue, un triple phénomène se produit: le paysage se
répète, un autre paysage se glisse et le fragment en tant que
forme peinte se dresse seul, hors de toute référence au paysage. La
fragmentation et le feuilletage ouvrent l’image, et multiplient les
images de la peinture. Il en va de même pour les différents fonds
mis en action par la transparence et les décalages. Si le paysage de
la toile ou de l’écran numérique est sans fond puisqu’il monopolise
le regard en absolu, il laisse voir, avec la matrice, autre chose que
lui-même. Cette «autre chose», issue des divers fonds, s’introduit
comme une donne étrangère au cœur des paramètres picturaux qui
construisent le paysage classique, pour le transformer.
La mutation atteint bien la profondeur de l’œuvre. Au sens
générique, elle s’avère être une migration de couches dans un axe
perpendiculaire à la surface. Les couches ont bougé, l’image a subi
une mutation, les points de vue éclatent, le fond disparaît, des
fonds sont mutés en formes. La peinture a migré, feuilletés par ses
propres gènes et s’est mutée en un autre paradigme qui dresse
dorénavant un «paysage de la peinture»
Bibliographie
BENJAMIN, W. Peinture et graphisme. De la peinture ou le signe de la marque.
La part de l’œil, n. 6, 1990
DAMISCH, H. L’origine de la perspective (1987), éd. Revue et corrigée. Paris:
Flammarion, 1993. (coll. Champs)
DAMISCH, H. Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture. Paris: Seuil, 1984.
KRAUSS, R. Grilles. Communications, n. 34, 1981.
MERLEAU-PONTY, M. Phénoménologie de la perception (1945). Paris: Gallimard,
1981. (coll. Tell)
BERNARD PAQUET: Professeur agrégé à l’École des arts visuels de
l’Université Laval à Québec, Canada, où il enseigne la peinture.
Docteur en Arts et Sciences de l’Art (Paris I Panthéon-Sorbonne).
DSAP de l’École Nationale Supérieure des beaux-arts de Paris. Une
trentaine d’expositions solo et de groupe (Canada, Brésil, France,
Monaco, Tunisie). De nombreuses conférences, et publications dans
des revues, livres et catalogues (Brésil, Canada, France, Martinique,
Royaume-Uni, Suisse, Tunisie). Sa pratique porte principalement sur
le principe de couches en peinture et également sur le métissage
du dessin et de la photographie.
227
FRANÇAIS
BERNARD PAQUET, Le paysage de la peinture: migration des couches, mutation de la profondeur
Exils
PAYSAGES DE L’EXIL, LIEUX DE L’UTOPIE•
Icleia Borsa Cattani
RÉSUMÉ: Dans ce texte, il se sera question d’une modalité spécifique
d’oeuvre: le passeport. Dans l’art du XXe siècle, a eu lieu un processus
systématique de rupture de frontières entre les diverses techniques,
les matériaux et les modalités de constitution de l’image. Sous cette
logique d’effacement des limites, prend forme, entre autres, le livre
d’artiste. Dans ce contexte, nous essayerons d’analyser le passeport
créé par Lenir de Miranda, plasticienne brésilienne d’aujourd’hui.
MOTS-CLÉS: Livre d’artiste; Lenir de Miranda; passeport; utopie; paysage.
«Ce passeport est un document d’exilés. Une déclaration du désir
de retour et des conditions portées par quelqu’un qui aspire à
s’évader vers un autre univers».1
Ces déclarations ouvrent le livre d’artiste «Passeport d’Ulysse» de
la plasticienne brésilienne Lenir de Miranda, oeuvre symptômatique
et exemplaire d’importantes questions posées par l’art contemporain
international et par l’art réalisé aux marges des centres culturels
hégémoniques. Cette oeuvre pointe, aussi, notre désir de voyages
utopiques et de retours au différent.
«Passeport d’Ulysse» reprend le sens profond et universel de la
trajectoire du héros mytique d’Homère et du personnage littéraire
de James Joyce et guidera cette étude sur l’art, l’exil et l’utopie.
•
Certains éléments constants dans ce texte étaient déjà presents dans les études
précédentes que l’auteur a publiées sur l’oeuvre de Lenir de Miranda: Ulisses Mix
(2000) et Salvo-Conduto para a Utopia (2003), présentées dans la bibliographie.
1
MIRANDA, 2002.
Si l’immigration au Noveau Monde semblait à l’origine un voyage
vers des contrées utopiques, elle se montrait très rapidement
comme une modalité d’exil. Très peu d’européens retournaient à
leurs pays d’origine, ne fût-ce que pour une visite. Les conditions
de vie dans leur nouvelle patries’étaient extrêmement difficiles. Le
Pays de Cocagne rêvé s’avérait une dure réalité. Les Noirs venus
d’Afrique, réduits à l’esclavage, étaient bel et bien dans la condition
d’exilé à vie.
Cette histoire a marqué nombre de latino-américains et elle apparaît
souvent dans des oeuvres d’artistes, comme dans les cartographies
contemporaines de l’argentin Guillermo Kuitca et de la brésilienne
Anna Bella Geiger. Dans l’Amérique Latine, les cartographies
constituent une des modalités artistiques de critique et de
résistance sur les modèles hégémoniques, depuis l’acte inaugural de
l’uruguayen Joaquín Torrres Garcia qui, en 1934, a dessiné la carte
de l’Amérique Latine avec ses sens Nord-Sud inversés. En pratiquant
cette inversion, il a opéré à la critique du «non-lieu» latinoaméricain
dans la structuration géopolitique du monde occidental et a affirmé
l’importance de son continent. Le titre de l’oeuvre était «Notre
Nord est le Sud», contestant l’emprise des pays hégémoniques qui
se tiennent tous dans l’hemisphère Nord.
L’Amérique Latine s’est constituée d’une certaine manière par une
cartographie qui a dressé l’inventaire des ressources à être exploitées.
Les artistes contemporains instaurent de nouvelles modalités de
critique des rapports hégémoniques, en créant des cartographies
imaginaires, fantastiques et critiques.
L’histoire de la représentation des lieux inconnus a suivi de près la
création des cartographies. Paysages faits sur le motif ou à partir
d’esquisses, ils avaient pour but de marquer les accidents de parcours,
le sens de la navigation des fleuves, les obstacles, afin de rendre
les expéditions plus faciles et de permettre ainsi, la conquête des
terres de l’intérieur du continent.
Dans la première modernité du XXeme siècle,les paysages ont
constitué pour plusieurs artistes des lieux incertains2, entre tradition
locale, recherche d’une identité culturelle propre et transformation des
signes plastiques par les courants européens modernes. Au moment
actuel, les artistes créent plutôt des lieux de passage, des lieux
changeants dans lesquels les corps eux-mêmes se transforment. Tels
sont les paysages créés par Lenir de Miranda dans ses livres d’artiste
2
CATTANI, 1998, p. 13.
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FRANÇAIS
ICLEIA BORSA CATTANI, Paysages de l’exil, lieux de l’utopie
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
et, par conséquent, dans le «Passeport d’Ulysse». Dans ce dernier,
elle crée aussi desnon-lieux par le biais de paysages détournés.
D’une certaine manière, ce passeport crée des cartographies, non pas
par le biais des dessins mais du texte, ses allusions aux itinéraires
et aux frontières. Par là, Miranda fait référence aux voyages, aux
migrations et aux exils, se rapportant à sa propre situation d’artiste
doublement exilée: vivant dans Pelotas, une ville de province de
l’état de Rio Grande do Sul au Brésil, lieu extrêmement conservateur,
appauvri après de longues années de richesse, et réalisant une oeuvre
résolument contemporaine, elle vit aux marges de la marge du
système artistique actuel, donc il est aisé de comprendre porquoi
la première phrase de ce livre d’artiste est «Ce passeport est un
document d’exilés».3
L’eau, le paysage
Dans ce livre, tous les paysages dessinés sont envahis par l’eau.
Celle-ci migre d’une page à l’autre, d’une dessin à l’autre, dès la
couverture jusqu’à la fin. Elle est parfois délimitée par un cadre à
l’intérieur des pages; parfois au contraire, elle envahit tout l’espace,
ou alors coule derrière le texte, lui donnant un fond mouvant.
Le paysage souffre des mutations, selon les mouvements de cette
masse liquide qui leconstitue: avec ou sans ligne d’horizon, marqué
au premier plan par d’autres signes, cadrages, divisions, il envahit
souvent les maisons figurées en rompant avec la séparation
intérieur/extérieur.
Cette mer est simultanément celle du périple ulyssien et des
migrations vers le Noveau Monde, dans lesquels tous empruntaient
ce milieu liquide pendant les longs voyages qui les emmenaient
d’un continent, d’un pays et d’une tradition à d’autres radicalement
différents, où presque tout était à construire. De cette construction
dans la différence radicale, une mémoire aussi s’élaborait, de
laquelle faisaient partie et le pays d’origine avec son histoire et
sa culture, et le périple pour arriver aux lieux nouveaux. Plusieurs
familles gardent l’histoire de la traversée, des conditions adverses,
des morts, et enfin de l’arrivée dans des lieux autres où les gens
eux-mêmes se transformaient. Cette mer marque aussi son propre
lieu: la ville de Pelotas est aux côtés de la plus grande lagune du
Brésil, deuxième d’Amérique Latine, surnommée «la mer douce».
Cette mer intérieure, qui relie la ville à l’océan tout proche, joua
un rôle fondamental dans l’histoire de la ville. C’est par elle que
3
MIRANDA, 2002.
la production de viande séchée (le charque), fondamentale pour
le développement économique de Pelotas au XIXe. siècle, s’écoulait
vers d’autres centres. C’est par elle aussi, qui arrivaient les artistes,
chanteurs, comédiens, peintres qui enrichirent la vie culturelle de
la ville dans ce passé de richesse.
Miranda transforme l’eau, ce lieu mouvant et instable, en passage
symbolique pour l’utopie qu’elle concrétise par le biais de son art.
Elle ne voyage pas souvent, c’est son oeuvre qui refait, de manière
diverse, le périple d’Ulysse.4 Les paysages sont transformés en chemins,
en voies pour les allées et venues, en lieux du mythe.
Le livre d’artiste
Le livre d’artiste s’inscrit dans la logique de rupture de frontières
entre les diverses techniques, les matériaux et les modalités de
constitution de l’image qui caractérisent l’art du XXe siècle et de
ce début du XXIe.
Construire le corps d’une oeuvre d’arts plastiques comme un livre,
est déjà créer une oeuvre autre, par rapport à la tradition artistique
occidentale. Il s’agit de nouveaux rapports d’espace et de temps,
et un nouvel engagement du corps du spectateur, qui se doit de
manipuler l’oeuvre – et celle-ci ne se dévoilera que petit à petit,
dans la mesure de son corps-à-corps avec le spectateur.
Le livre d’artiste est une modalité récurrente de l’art international, à
partir des années 60, quand apparaissent plusieurs nouvelles formes
de constitution des oeuvres d’art, en augmentant les limites du champ
de l’art jusqu’à sa fusion avec la vie quotidienne. Dans le processus
progressif de dématérialisation que cette augmentation entraîne, et
qui transparaît dans la performance, dans le body art et, surtout,
dans l’art conceptuel, le livre d’artiste garde sa physicalité même
si, éventuellement, il se transforme en autre chose, un objet ou une
sculpture. Cette physicalité est essentielle pour plusieurs artistes
qui, tout en ayant leur locus dans le champ de l’art contemporain,
n’ont jamais renoncé au corps de l’oeuvre. Mais, il s’agit d’un corps
nouveau, entre deux mondes, celui des contenus narratifs et celui
de l’objet en soi même. Un corps métissé, dans le sens qu’il porte
4
Le Passeport d’Ulysse a été exposé, entre autres, au XVIII International James
Joyce Symposium, Bloomsday, Université de Trieste, Italie, 2002; Museu de Arte
Contemporânea, Porto Alegre, Brésil, 2003; Bloomsday Belo Horizonte, Brésil, 2004.
En 2007, elle a été choisie pour la Plateforme online Documenta 12 Magazine,
Kassel, Allemagne, avec une vidéo et a participé d’expositions au Museu de Arte
Contemporânea et au Museu de Arte do Rio Grande do Sul, les deux à Porto
Alegre, Brésil. En 2008, elle a exposé à Madrid, Espagne; Baia Mare, Roumanie;
Buenos Aires, Argentine, Kiev, Ucranie.
en soi deux origines différentes: celle de support physique pour un
texte et celle d’oeuvre autonome.
Lenir de Miranda, artiste-peintre, crée aussi des livres d’artiste
qui s’insèrent dans cette tendance. Son dernier livre, dont il est
question dans ce texte, est présenté comme un passeport et sous
le parrainage d’Ulysse: mixte de livre et de document, d’écriture
poétique et bureaucratique; croisements de mots et d’images, sans
équivalence directe entre eux; oeuvre, simultanément, littéraire
et plastique, imprimée en off-set mais ayant chaque exemplaire
individualisé par l’artiste par des collages, des graphismes, et même,
par son impression digitale.
Un document de l’ordre du poétique et du politique, qui passe par
le mythe pour convier aux voyages multiples qui puissent amener
tout un chacun à créer (et, peut-être, à concrétiser) ses propres
utopies, ouvertes et critiques. Il déclare, dans ses feuilles:
«Ce Passeport ne porte pas sa destination en soi».5
Et, tout comme l’utopie, il présuppose le retour «comme Ulysse, nous
sommes tous le timonier de notre retour – Nostos. Dans l’exil des
jours, nous flottons tous, comme des survivants, jusqu’au retour à
nous mêmes – Ithaque».6
Dans le processus du métissage, il y a des éléments différents et
même antagoniques, qui ne fusionnent pas, mais qui établissent un
équilibre en tension permanente.7
«Le choix pour le livre d’artiste en tant que véhicule pour l’expression
plastique est, d’emblée, le choix pour l’ambiguïté.
Le lieu artistique du livre d’artiste est le lieu des marges d’un univers
de multiples, parfois en séparation, parfois en union. Deux comme
pair ou comme l’addition d’impairs. Là où on peut se demander si
la fonction est vraiment pervertie dans les objets hybrides et si le
doute ne serait pas la meilleure et la plus souhaitable des réponses».8
Pour l’artiste, nous sommes tous des Ulysse. Le brouillard d’Ithaque
envahit à nous tous.
Lenir de Miranda crée des livres d’artiste depuis 1984. Après un
voyage en Europe en 1989, quand elle a eu contact personnel avec
plusieurs artistes qui créaient des livres, ceux-ci sont devenus des
5
MIRANDA, 2002.
6
MIRANDA, 2002.
7
LAPLANTINE; NOUSS, 1997.
8
SILVEIRA, 2000.
éléments centraux de sa création, parallèlement à la peinture. Des
livres ayant ou n’ayant pas de texte, élaborés avec des matériaux
divers: des tissus, de la cire, du bois, du métal. Des livres hauts en
couleurs et avec des textures marquantes, «du lisse au très rugueux»;
et créant «des solutions figuratives et abstraites».9
Le livre répond dans son oeuvre à un besoin de communication,
face auquel la peintura s’avère insuffisante à son avis il est plus
proche des gens, plus chaud, je peux l’emporter là où je vais, le
«montrer, les gens peuvent le manipuler».10
Il faut dire que, depuis une position de marge, les artistes doivent
trouver des stratégies pour pouvoir communiquer et se faire
connaître. Tout comme l’art postal, dont l’artiste a aussi participé,
le livre contribue à rompre l’isolement et à insérer l’artiste dans un
circuit où les réponses (la reconnaissance, le respect) sont possibles. Se
reconnaître dans le regard de l’autre, dans le miroir qui est l’autre.
Le passeport
Le passeport réel est un document de passage qui, tout en établissant
l’identité de son porteur, lui rend possible de franchir les frontières,
d’éliminer les barrières. C’est lui qui permet la réalisation de périples,
le droit d’aller et de revenir, de traverser et de retraverser les lieux
et les territoires. En même temps, il définit l’appartenance – et,
dans une certaine mesure, l’identité – de son propriétaire. Marque
identitaire, signe des lieux: voilà l’ampleur du carnet vert, rouge
ou bleu que nous présentons aux contrôleurs, de notre pays pour
consigner notre sortie, des autres nations pour permettre notre
entrée dans leurs territoires. La dimension symbolique de ce petit
document est très vaste, de même que son pouvoir réel.
Le «Passeport d’Ulysse» présente des aspects multiples. Il s’agit
tout d’abord d’un objet, conçu comme un passeport véritable; mais
il ne devient «valable» qu’après la performance où l’artiste signe
chaque exemplaire. Loin donc d’être un acte bureaucratique et
anonyme, celui-ci constitue en lui-même une action artistique. En
même temps, il s’agit d’une oeuvre individuelle, mais qui n’acquiert
tout son sens que quand il est co-signé par son propriétaire. Il
possède des formes, des textes, des matières créées par l’artiste;
mais, pour être complet, il faut que son propriétaire accepte d’être
photographié et d’y coller son image.
9
SILVEIRA, 1999, p. 229.
10
MIRANDA, 2000.
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L’acquéreur, donc, en plus d’acheter une oeuvre d’art, participe à
celle-ci, en accomplissant les actes qui lui accordent son sens et en
s’impliquant en son existence, physique et symbolique.
À ce réseau de significations, s’ajoutent encore d’autres: un passeport
présuppose l’existence de lieux différents, la présence de frontières. Il
sous-entend aussi l’idée de parcours: erratique ou bien défini, inventé
en marchant ou prévu à l’avance. Pour l’accomplir, le voyageur
établit ses cartographies, passe par des paysages nouveaux, qu’il
modifie en traversant et par lesquels il est transformé. Nous sommes
multiples, tout comme Ulysse: le passeport nous donne l’illusion
d’une unité impossible.
Mais, ce passeport presuppose l’entrée dans le monde de l’art (avec
la photographie et la signature de son propriétaire): l’art en tant
qu’espace de liberté et de transgression, de critique et de rêve. Le
document conseille «se taire et voyager».11
Le mythe
Le périple d’Ulysse est narration exemplaire de l’impossible retour du
même: celui qui revient est un autre, il est devenu un autre, le trajet
lui-même l’a transformé. Et le lieu vers lequel il retourne, n’est pas
non plus celui duquel il est parti: transformé par l’attente elle-même
et par la suspension du temps qu’elle provoque; modifié, aussi, par
les événements qui ont eu lieu pendant l’absence du héros et dont
quelques-uns ont été rendus possibles par cette absence même.
Voilà le mythe d’Ulysse. Recréé par James Joyce, comprimé en un jour
de la vie de Leopold Bloom. L’intemporel mythique est redimensionné
dans sa chronologie et dans son spatialité, par la modernité. La
narration mythique racontée en un langage qui, elle aussi, se (ré)
invente. Selon le psychanalyste Edson Souza,
«(…) il y a des oeuvres qui créent une atmosphère de mythe
parce qu’elles s’inscrivent dans un lieu de fondation d’un
nouveau chemin. Nous pouvons dire que ces oeuvres inaugurent
la possibilité d’un nouveau discours».12
Les oeuvres de Lenir de Miranda, soit-il à cause ou en conséquence
de la fascination et du dialogue avec «l’Ulysse» de James Joyce, ont
pris souvent la forme du corps qui garde la narration du mythe
11
MIRANDA, 2002.
12
SOUZA, 1993, p. 358.
dans les sociétés occidentales modernes: le livre. Car le mythe est
étymologiquement de l’ordre de la narration, de la fable (c’est cela
le sens du mot grec muthos).
Lenir de Miranda, pourtant, recrée le mythe en unissant l’image à
l’écriture. Son livre-art concrétise une utopie, qui est celle de créer
un lieu pour le mythe. N’est-ce pas celui-là, un des rôles majeurs
de l’art, même au moment présent?
L’écriture peinte, la peinture écrite
L’intégration mot-image dans le «Passeport d’Ulysse», bien comme
dans les autres livres d’artiste de Lenir de Miranda, n’a rien à voir
avec l’illustration de l’écriture par l’image, ni avec l’ «explication»
de celle-ci par le texte: les deux vont ensemble, elles ont des
rapports sans s’expliquer l’une l’autre, elles se complémentent sans
fusionner. Chaque moyen d’expression reste intègre en lui-même,
dans un dialogue tendu, car l’un ne traduit pas l’autre; parce qu’ils
ne sont pas équivalents; enfin, parce que leurs éléments constitutifs
sont uniques et irréductibles l’un à l’autre:
«Le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. Non
pas que la parole soit imparfaite, et en face du visible dans un
déficit qu’elle s’efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles
l’un à l’autre: on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge
jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images,
des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le
lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux,
mais celui que définissent les successions de la syntaxe.»13
Il n’y a pas de fusion entre le texte et l’image, mais il y a
«contamination» de l’un par l’autre. Ils ne se juxtaposent pas
seulement, comme dans les livres illustrés, mais ils se superposent.
L’écriture est recouverte par endroits par des taches de peinture, ou
par des traits de crayon. Le dessin présente souvent des phrases ou
des mots isolés, qui ne sont pas des titres, ni des explications, mais
des éléments formels qui interagissent avec les images.
«L’image naît et elle exige des réponses. Au moment même où je
peins, je la vois. La figure est là, qui me regarde et me défie. Soit
je trouve ce qu’elle veut, soit je perds tout».14
L’artiste perd tout, ou elle se perd elle-même? L’art est pareil au
Sphynx: «déchiffre-moi, ou je te dévore».
13
FOUCAULT, 1992, p. 25.
14
MIRANDA, 2000.
Lenir de Miranda aspire aux mots tout comme elle aspire aux
formes, aux couleurs, aux gestes que la peinture et le dessin
rendent possibles. Son Ulysse est le héros de la narration, mais
il est aussi l’univers de paysages, de scènes, de figures que cette
narration elle-même déchaîne dans son imaginaire. Il en est
ainsi avec l’image de l’océan, qui va et vient, dans un retour
cyclique dans lequel il n’est jamais le même, tout comme Ulysse:
le graphisme qui représente ce flux continu n’est, lui non plus,
jamais pareil, car le geste change toujours, de manière presque
inconsciente. L’eau est l’élément qui conduit la main, de même
que les vagues conduisent Ulysse. L’Ulysse de Lenir de Miranda
est son Ulysse, qui n’existe que dans l’équilibre tendu entre ses
mots et ses images.
Le corps écrire, le corps figurés
L’écriture forme toujours un corps, un ensemble de signes qui crée
sur le support un tissage, comme une tapisserie. La main qui écrit et
l’oeil qui lit accomplissent un mouvement régulier, linéaire, rythmique,
comme s’il tissait et ré-tissait un corps constitué de trames.
Dans les livres de Lenir de Miranda, ce corps est irrégulier: les
espacements, les formes des lettres, leur taille varient; parfois,
l’écriture manuscrite rompt la régularité des lettres d’imprimerie et
introduit le tremblement touchant du corps qui crée.
Des vides, des mots biffés, des notes aux marges constituent aussi
ce corps textuel, niant sa vocation à l’uniformité et mettant en
évidence son caractère d’organisme vivant: avec ses cicatrices, ses
imperfections, ses irrégularités. Il reconstitue la génèse des mythes, la
narration orale, avec ses rythmes irréguliers, ses emphases, ses pauses.
Et la présence indispensable du corps qui raconte. La narration de
l’artiste, même lorsqu’elle est imprimée en caractères mécaniques,
crée un rythme qui évoque les graphismes de ses dessins: rapidité,
urgence, le besoin d’enregistrer l’idée au moment même où celle-ci
«sort» de sa tête et coule vers sa main.
Le corps créé par l’écriture est, aussi, figuré par le dessin et par
la peinture. Il n’est jamais décrit ou représenté, car la figure est
autre chose: quand il y a une forme sur un fond (soit isolée, soit
en coexistence avec d’autres formes), il y a figure. Celle-ci peut donc
être, tant le corps humain que la représentation visuelle d’une forme
et même, un espace délimité qui se détache d’un fond. Dans ce sens,
tout ce qui est figuré dans ce passeport s’équivaut: la photographie
du propriétaire, les dessins de visages et de corps humains, les
graphismes qui indiquent le flux des eaux (toujours présents dans
les travaux de l’artiste), les lignes droites qui enserrent un morceau
de la surface de la toile ou du papier, en créant un espace confiné.
Pour Lenir de Miranda, la cellule et la mer représentent deux
substitutifs symboliques du corps, enfermé et libre simultanément.
Le corps est donc présent (mais non pas, figuré) dans les dessins
des lieux. Métaphores et métamorphoses des corps humains, de
nos propres corps.
Selon Jean Lancri,
«Dans cette oeuvre si particulière de Lenir de Miranda, de quoi
s’agit-il? D’une façon d’assigner notre identité au nomadisme, de
rendre notre identité à jamais vagabonde. Car rien ne demeure fixe
lorsque chacun, comme c’est ici le cas, est invité à coller sa photo
d’identité sur des flots, sur une mer de tableaux, sur un océan de
coups de pinceaux. Ainsi tout un chacun, par le biais de ce singulier
visa, est-il convié à glisser son visage dans la figure de Ulysse, alias
Léopold Bloom, alias N’Importe Qui; ainsi chacun se voit-il contraint
de se couler dans la figure de l’humanité tout entière, à travers
les métamorphoses et les transferts qui la colportèrent naguère de
Ithaque à Dublin, qui la transportent de nos jours dans les rues
de Pelotas comme dans celles de Porto Alegre».15
Le corps est suggéré, comme dans les peintures de Anselm Kiefer,
un des modèles définis par l’artiste.
Le (noveau) mythe
Lenir de Miranda prend comme modèle l’Ulysse de Joyce, mais
elle crée un nouveau mythe, dans lequel l’image et le texte sont
inséparables, bien qu’ils ne soient pas complémentaires. Joyce a
innové l’écriture, et la manière de personnifier le mythe. Dans les
livres d’artiste de la plasticienne, et dans le «Passeport d’Ulysse»
en particulier, le mythe glisse dans le texte et dans les images,
il migre d’un langage à l’autre, il rattache un langage à l’autre.
Il naît dans l’abîme qui sépare l’un de l’autre, et dans les ponts
successifs jetés entre l’un et l’autre, en se métamorphosant
constamment, dans sa manière d’être presentifié (le livre en tant
que corps physique – le mot – l’image), dans ses modalités de
représentation (Ulysse – Lenir de Miranda – nous mêmes), dans ses
fragmentations et reconstitutions. En dernière instance, le mythe créé
par l’artiste est le passeport lui-même et nous tous qui embarquons
dans ce voyage, vers d’autres lieux.
15
LANCRI, 2003.
233
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Exil, retour, paysages
Un autre univers. D’autres mers. De nouvelles étoiles. L’eau est
toujours présente, comme en Ulysse: elle nous lave des (mauvaises)
habitudes acquises et nous transporte vers des paysages qui n’existent
pas encore. Des paysages qui n’existent sans doute que dans ses flux,
dans ses périples sans fin, qui transgressent les limites et éliminent
les frontières. Qui transforment les différences irréconciliables dans
des altérités qui s’additionnent, comme dans presque toutes les
modalités de l’art contemporain.
L’art crée des utopies (u topos, non-lieu).
«L’Utopie est le désir d’alterité, est une invitation pour la
transformation qui construit le nouveau, est la recherche
d’émancipation sociale, est la conquête de la liberté. Utopie n’est pas
un concept ni un cadre théorique, mais une constellation de sens et
de projets. La véritable utopie est la vision critique du présent et de
ses limites et une proposition pour le transformer positivement».16
L’art crée des utopies et, simultanément, crée ses propres lieux.
«Passeport d’Ulysse» concrétise cet paradoxe apparent: il est le
laissez-passer pour arriver aux lieux qu’il matérialise lui-même. Car
il est l’utopie de laquelle nous nous sentons exilés, pour laquelle
nous voulons retourner sans qu’elle ait jamais existé auparavant. Il
représente la dialectique entre l’évasion et l’affrontement critique
du monde et de nous-mêmes, et c’est à nous de chercher (et de
créer) nos chemins. Nous retrouvons son sens dans ses propres pages:
«Le passeport émis dans des petits matins animiques, veut accorder
à son voyageur quelques renseignements pour qu’il puisse embarquer
dans une vaste gamme de directions et d’interprétations.
La décision d’embarquer appartient à son porteur.
La distance parcourue dépend du désir d’aller, de venir, de manipuler,
de compléter des routes commencées par des images ou par des mots.
Ce passeport ne porte pas en lui-même son destin.
Celui-ci lui est attribué par son propriétaire et ses circonstances. Cette
oeuvre – passeport porte en elle-même, un noyau de possibilités.
Comme Ulysse, nous sommes le timonier de notre retour-Nostos.
Dans l’exil des jours, nous flottons tous, comme des survivants,
jusqu’au retour à nous-mêmes».17
En quelle mesure l’art peut-il nous renvoyer à nous-mêmes? Jusqu’où
notre trajectoire existentielle, qui nous transforme en auto-exilés,
16
A. D. CATTANI, 2003, p. 269.
17
MIRANDA, 2002.
peut-elle être rachetée par un passeport symbolique, qui nous invite à
voyager, non pas vers l’extérieur, mais vers son intérieur et le nôtre?
Invitation et provocation simultanées. Incitation aux retrouvailles.
Avertissement critique. Par le mythe, par la figure du voyage, par les
paysages traversés, mutants, marqués par l’image de la mer, par le
livre – objet d’art – passeport et les migrations qu’il présuppose,
par sa parole qui vient de la marge, la plasticienne nous propose
de créer nos propres utopies, individuelles et collectives. N’est-ce
pas celui-ci, le retour possible à Ithaque?
BIBLIOGRAPHIE
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psychanalytique à l’étude critique de l’écriture poétique de Thomas Stearns
Eliot. Thèse de Doctorat, Université de Paris VII, UFR de Sciences Humaines
Cliniques, Paris, 1993.
ICLEIA BORSA CATTANI: Critique d’art et commissaire d’exposition.
Professeur Titulaire de l’Institut des Arts de l’UFRGS, Directeur
de maîtrise et de thèse. Chercheur CNPq - UFRGS. Doctorat en
histoire de l’art contemporain à l’Université de Paris I - PanthéonSorbonne. Livres: Mestiçagens na Arte Contemporânea (Org.) Porto
Alegre: EDUFRGS, 2007. Icleia Cattani. Org. A. Farias. Rio de Janeiro:
FUNARTE, 2004; Espaços do Corpo. Porto Alegre: EDUFRGS, 1995
(Co-aut).; Modernidade. Porto Alegre: EDUFRGS, 1991 (Co-org.). Elle
publie régulièrement dans livres, revues et catalogues d’exposition
au Brésil et à l’étranger.
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FRANÇAIS
ICLEIA BORSA CATTANI, Paysages de l’exil, lieux de l’utopie
GEORGES ROUSSE. L’ART D’HABITER EN VOYAGEUR
Anaïs Lelièvre
RÉSUMÉ: Cet article explore la posture paradoxale de Georges Rousse
qui, tout en se définissant comme «artiste voyageur», procède à des
actes d’installations fixés par la photographie. Comment peut-on à
la fois habiter et voyager? En croisant l’œuvre de Georges Rousse
au «Quadriparti» de Heidegger, à la «maison natale» de Bachelard
et à la poésie de Hölderlin, nous éprouverons l’hypothèse qu’habiter
consiste à faire muter l’espace de telle sorte que l’on migre sur
place. Nous étudierons comment s’opère une mutation du paysage
distant en un lieu relationnel, puis comment l’habitant migre de
l’extériorité à une intériorité charnelle, enfin, comment l’habiter se
redéfinit par son extension du champ quotidien à celui de l’art.
Le nomadisme serait-il la manière d’habiter de l’artiste, qui ne se
maintiendrait créateur que par une migration, sans cesse réactivée,
de l’habitude vers l’inhabituel?
MOTS-CLÉS: Georges Rousse; nomadisme; migration; mutation.
Voyager-habiter
Alors qu’il est demandé à Georges Rousse de se situer, l’artiste
rétorque: «j’aimerais plutôt artiste voyageur ou artiste nomade […
pour] contredire toute idée de stabilité et de fixité dans un seul
lieu ou dans une seule catégorie».1
Cependant, s’il accepte pour seule définition d’être en constante
migration, ce que je saisis, persistant dans tout son ouvrage,
est la mise en œuvre de l’activité d’habiter que Mayol décrit
ainsi: «l’appropriation de l’espace […] implique des actions qui
recomposent l’espace proposé par l’environnement à la mesure de
l’investissement des sujets».2 Georges Rousse lui-même établit sa
1
Pour toutes les citations de paroles et d’écrits de Georges Rousse, voir la
Bibliographie.
2
MAYOL, 1994, p. 21.
démarche en ces termes: «dès mes premiers travaux, j’ai voulu me
mesurer aux lieux insalubres», «construire […] cette relation de
soi à l’espace», «m’approprier le lieu», «demeurer dans un lieu». En
effet, il «nettoie» le bâtiment pour «évacuer tout un passé», le rend
propre à devenir pour-lui. Puis il le remanie, créant une nouvelle
composition qui unit les figures tracées, «comme des autoportraits»,
à l’architecture qui les supporte.
L’intervention est éphémère mais l’habiter de Georges Rousse
se maintiendra par la photographie qu’il considère non comme
documentaire mais comme l’œuvre artistique même: elle est l’acte
décisif qui achève sa démarche, l’accomplissement de son habiter,
rejoignant cette pensée de Rilke: «J’eus le sentiment que le temps
subitement était hors de la chambre».3 Habiter n’est pas tant avoir
un domicile fixe mais (vouloir) se fixer pour l’éternité, une relation
hors de toute temporalité. D’où la synonymie avec «demeurer» et
«résider» lié à «subsister» et à «posséder» par le «siège» qui lui
donne son «assise»: l’habiter «reste», «résiste aux destructions»,4
à l’image du feu à surveiller pour que (même si le bâtiment
disparaissait) jamais ne s’éteigne le foyer. Georges Rousse «utilis[e]
souvent le terme d’ «installation» pour parler de [s]es œuvres»:5
«installer», de stall «demeure», signifie «aménager une maison»,
«mettre quelqu’un dans un logement pour qu’il y vive de façon
habituelle» et «définitive».
Comment peut-on à la fois habiter et voyager, «demeurer» «en
permanence» «en un lieu» et «partir ailleurs» «dans un lieu […]
lointain ou étranger»?
Migrer sur place par la mutation de l’espace
Face à ces photographies abouties, se pose avec insistance la question
du «comment». Comment l’artiste a-t-il créé ce lieu? Comment
l’homme créé-t-il son lieu? Comment habiter? Selon Heidegger «on
tente de remédier à la crise en créant de nouveaux logements […
alors] qu’il […] faut d’abord apprendre à habiter».6 Si la finalité
3
BACHELARD, 1948, p. 111.
4
Pour toutes les définitions et étymologies indiquées, voir la Bibliographie.
5
LUPIEN, 2008, p. 17.
6
HEIDEGGER, 1958, p. 193.
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FRANÇAIS
ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
de l’habiter est d’être dans un état fixe, celui-ci n’est pas acquis
avec l’habitat mais requiert une activité. Comment «bâtir» l’habiter?
En habitant l’inhabitable, Georges Rousse pointe la voie qui mène
à l’habiter. Avant son intervention, les espaces, saturés d’altérité,
nous posent en spectateur: nous sommes devant un paysage, «vue
d’ensemble que l’on a d’un point» extérieur. Or, habiter n’est pas
«observer» une «étendue»7 lointaine et inconnue, mais se sentir
avoir lieu dans l’espace environnant: à la différence du paysage qui
est une unité distante, selon Heidegger «seul […] un lieu peut
accorder une place».8 Poser la question du comment habiter, revient
alors à se demander: comment migrer à l’intérieur d’un paysage?
«Il y a une espèce d’interpénétration entre ces deux espaces, le
mien et celui du passé.» En effet, dans Embrasures, la substance
du mur, d’un rouge très nuancé, paraît avoir absorbé la peinture
dont Georges Rousse l’a habillé. Le local d’origine et l’homme
qui s’y investit s’unissent en un genre nouveau – ni paysage, ni
portrait – comme une cellule se modifie par l’«insertion […]
d’un nouveau fragment»:9 incorporant une présence humaine, les
espaces désaffectés, inhabitables vus de l’extérieur, mutent en lieux
affectifs, réhabilités, habités.
Tout en restant dans le même volume d’espace, au même point
géographique, faire muter son environnement, «changer de lieu»,
revient à migrer.10 Du paysage lointain à l’intimité du lieu, on se
déplace sur place. Aussi, plutôt que d’opposer habiter et voyager,
quotidienneté et art, proposons-nous cette hypothèse: tel que révélé
par l’activité artistique, habiter consiste à migrer sur place en
faisant muter l’espace.
Approches
Chacune des trois parties aura son départ dans une théorie
reformulée en relation avec notre sujet: premièrement dans la
philosophie existentielle d’Heidegger où habiter c’est faire muter
l’espace en lieu d’«unité» de l’homme avec son environnement;
puis dans la pensée psychanalytique de Bachelard pour qui habiter
7
Termes issus de définitions de «paysage».
8
HEIDEGGER, 1958, p. 182.
9
Définition de «mutation». «Etre inséré» signifie «être incorporé».
10
«Migration» vient de migratio «changement de lieu».
revient à migrer vers sa maison natale; enfin dans le point de
vue artistique d’Holderlin, exploré par Heidegger, indiquant que
«la poésie est le véritable «faire habiter».11 Afin de comprendre
ces thèses, nous tenterons de les éprouver à travers des œuvres
(Embrasure et La flèche 1993 de Georges Rousse et ma création
Le Foyer), et des expériences sensibles, vécues personnellement ou
transcrites par d’autres auteurs.
L’espace, du paysage au lieu: une mutation?
D’après Heidegger,12 l’homme n’habite (sur terre) que s’il sort
de lui-même pour s’unir avec son contraire, les divins et le ciel.
Habiter serait confondre l’espace terrestre et l’espace céleste et
s’y confondre, faisant muter le paysage où ils sont séparés en un
«lieu» indéfini ««ménage[a]nt» une place» au «Quadriparti». Cette
théorie, à première vue peu familière, est-elle cependant fondée sur
une pratique de l’habiter?
Cette première partie vérifiera un aspect de l’hypothèse: dans la
dynamique de l’habiter, l’espace est-il effectivement muté dans
ses qualités?
Coloration matérielle: mutation de la substance
Embrasures (1987) de Georges Rousse sont «des espaces entièrement
peints en rouge». «Rouge cinabre, en italien, c’est la cendre, la
braise». «J’ai voulu reproduire ici […] la braise du soleil.» «On
est dans le feu». Par sa chaleur et son rayonnement optiques, le
pigment fixant la couleur, inséré au bâti, fait muter l’espace en
foyer. En foyer au sens d’espace habité? L’artiste a étendu sur tous
les murs la couleur du cinabre, d’un rouge sang, qui dans l’Alchimie
élève à l’immortalité des Dieux: cette pierre, extraite de gisements
souterrains, dérivés de «gésir» (de jacere «être étendu») signifiant
«résider» et d’où est construit le «gîte», mène-t-elle à l’éternité
de l’habiter? Face à La flèche 1993 (1993), d’abord devant une
architecture dont je suis séparée, qui me sépare du monde extérieur,
sépare sol et ciel, je suis ensuite absorbée à l’intérieur du cercle
rouge: non pas entourée de murs rouges, mais immergée dans le
rouge, un rouge continu jusque dans l’air que je vois rouge et
que j’aspire en moi-même. «A travers toutes mes photos, j’essaie
de créer, de reproduire cette possibilité d’entrer dans l’image, dans
11
HEIDEGGER, 1958, p. 224-227.
12
HEIDEGGER, 1958, p. 176-184.
l’espace». Et l’artiste dit à propos d’Embrasures: «Le rouge est
tellement puissant, […] on est au cœur de l’incandescence; […
c’est] une expérience intérieure de la lumière que j’essaie ici de
traduire.» Par cette couleur, le spectateur entre à l’intérieur de
l’espace auparavant distant. Ce foyer que l’artiste bâtit est-il le lieu
qui, selon Heidegger, réunit le Quadriparti et dans lequel l’homme
habite? Creusée dans le mur séparateur, une «embrasure», à travers
laquelle Georges Rousse entend la «braise», et qui est ici créée par
une couleur «feu», ouvre une voie à l’homme du monde terrestre
à la lumière céleste. Le feu évoque le soleil et le noyau de la
Terre, il est une «invention» de l’homme et apporté par le divin
Prométhée; et il a en lui la puissance de se propager à la terre,
de se diffuser dans l’air, d’échauffer le corps jusqu’à se confondre
à sa chaleur interne.
La place centrale où est établi le feu à partir duquel les hommes
ont dès l’Age préhistorique organisé leur logis, peut-elle alors être
comprise par une nécessité existentielle plutôt que pragmatique?
Projection visuelle: mutation de l’apparence
«Je cherchais […] à me brûler les yeux avec la peinture.» Alors
qu’une surface plus réduite aurait pu suffire, Georges Rousse
investit de rouge tout un bâtiment. «Je suis comme ébloui par le
soleil et quand je ferme les yeux, j’ai cette espèce de persistance
rétinienne qui fait voir tout rouge intérieurement et, dans ces
lieux abandonnés, c’est ça […] qu’on peut éprouver». En quoi se
brûler les yeux, faire ses yeux devenir feu, serait-ce lié à l’activité
d’habiter? «Lorsque je découvre un lieu abandonné […], mon
acuité se développe, je suis à l’écoute […] de toutes les taches
de couleurs». Pour revenir à sa naissance, (re)découvrir Embrasures
avec une telle ouverture de la vue. L’ouvrage que je feuilletais
s’est ouvert à l’image IV: un grand œil me regardant. Une forme
circulaire, une partie centrale, un éclat de vitalité… Mais une
tache déroutait la pleine perception d’un œil: vers la droite, trop
claire et étendue. A force d’en détourner mon regard, je m’y
suis retournée et l’ai enfin vue: une tête, œil ouvert, dirigée vers
l’embrasure que nous voyons, au centre de l’(œil-)image, sur notre
rétine. Le spectateur y apparaît, l’activité de sa vision est mise
en vue. Et si la forme de l’œil est de profil, l’iris et la pupille
sont retournés, frontaux. Voir le lieu revient à se voir (se) voir,
à se déplacer du monde visible à l’intérieur de sa propre vision:
révélation à rebours d’un processus de projection, «fait de situer
dans le monde extérieur [s]es impressions»? Selon les Anciens, les
dieux «ont agencé en premier lieu les yeux porteurs de lumière».
Dans l’œil «brille une flamme dont la lueur s’échappe au loin»,
nous «projette» «hors de nous», par nos «rayons visuels», animés
du feu de l’«âme», dans l’espace qu’ils vont voir et toucher13, espace
où a lieu notre vision, lieu de projection ou d’«investissement des
sujets»: d’habitation selon Mayol.
Est-ce par ses yeux enflammés, rayonnants comme le soleil, que
Georges Rousse embrase le bâtiment en foyer? Est-ce la projection
de la vision qui fait muter l’environnement, l’atteignant dans son
apparence? Dans Embrasures, l’architecture est touchée dans sa
substance même par le contact du pigment: par cette mutation
matérielle de la réalité extérieure, l’art exprime-t-il la mutation
visuelle et intérieure qui est à l’œuvre dans l’habiter ordinaire?
Existe-t-il alors un mode de regard spécifique et fondateur de
l’habiter, une vision du lieu, vision du dedans, différente de
l’observation posant le paysage à distance?
Extension virtuelle du corps: mutation de la relation
De son foyer, délimité par un muret, le feu s’étend, flammes
translucides, chaleur diffuse et fumée vaporeuse se confondant avec
son environnement. Comme lorsque je gomme numériquement d’un
outil flou et quasi-transparent les bords des multiples photographies
de ma main en mouvement, créant une nuée de corps fusionnant, un
corps déployé dans tout le foyer… même autour, dans les veines
rougies du bois et de la pierre. Ce corps défiguré figure mon corps
existant animé par la dynamique extensive (du feu). S’étendre, c’est
à la fois rester à sa place et migrer dans tout l’espace qui mute en
(lieu du) corps… Habiter? Le feu en extension éclaire-t-il l’habiter
du point de vue du corps vécu de l’intérieur, révélant en même
temps les théories antiques (invalidées par l’observation scientifique
de la réalité optique) comme l’expression d’une vision sensible, vision
du corps dont la chaleur s’entrelace à celle du monde extérieur?
Lors d’une séance de relaxation, j’ai senti mon corps immobile,
gisant au sol, mais irradiant d’une intense énergie, à la fois se
détendre loin sous terre et s’étendre jusqu’au ciel… habitant en
conscience, car «chez soi» justement, on se détend, on étire son
corps dans son environnement. Heidegger, dans sa conférence sur
l’«habiter», indique que «nous nous déplaçons toujours à travers les
espaces de telle façon que nous nous y tenons déjà dans toute leur
extension14». Par sa puissance de mobilité, le corps ouvre les limites
13
Auteurs antiques cités, reformulés, analysés par G. Simon, Le regard, l’être et
l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité, Paris, Editions du Seuil, Des Travaux,
1988, passim.
14
M. Heidegger, «Bâtir habiter penser», op. cit., p. 187.
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FRANÇAIS
ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
de son étendue à celle, auparavant distincte et lointaine, de son
environnement. L’image numérique retouchée, tout en étant au plus
proche du corps matériel par sa précision photographique, éclaire
son étendue virtuelle autrement sentie mais invisible.
Dans l’habiter, ce qui mute, plutôt que l’espace matériel, est la
relation de l’homme à son environnement. Dans une mutation
biologique, la nature d’une cellule est modifiée par l’insertion d’un
élément étranger, c’est-à-dire – dans une vision élargie au contexte
et au processus – par l’évolution d’une relation, de la distinction
à la confusion. Aussi le lieu (envisagé dans la dynamique de sa
création et situé dans l’intervalle qu’il rend lien entre l’homme et
son environnement, plutôt que fixé comme «partie de l’espace bien
définie») appelle-t-il à une définition relationnelle.
Suite à cette recherche des propriétés fondamentales du lieu, nous
allons tenter de comprendre ce qui s’opère dans l’autre versant de
l’habiter, chez l’homme qui devient habitant. La démarche, d’abord
de principe philosophique, tendra alors vers une réflexion à tendance
psychanalytique. Pour l’homme, la mutation de sa relation à l’espace
est-elle vécue comme une migration de soi-même?
L’habitant, de l’extériorité à l’intériorité: une migration?
Selon Bachelard, «la maison natale», «maison habitée», «vient vivre,
par le songe, dans une maison nouvelle.15» Pour être habité, le
paysage, étendue inconnue, deviendrait le lieu d’un autre lieu, déjà
familier. Habiter serait migrer de l’espace extérieur vers sa maison
d’enfance. Cependant Georges Rousse n’en porte en lui que l’absence:
«Mon père étant militaire, j’ai eu l’occasion de voyager dès mon
plus jeune âge. […] J’ai plutôt souffert d’une telle situation et de
l’instabilité que cela suppose». Dans un autre ouvrage, Bachelard
entrevoit une racine plus lointaine: «Habiter oniriquement, c’est
plus qu’habiter par le souvenir. [… C’est] un besoin qui vient de
plus loin.16» Quel est ce soubassement si lointain qu’il est hors de
la mémoire et vers lequel l’homme migre en devenant habitant?
«Dans toute demeure, dans le château même, trouver la coquille
initiale, voilà la tâche première du phénoménologue.17» Il s’agira,
15
G. Bachelard, La poétique de l’espace (1957), Paris, P.U.F., Quadrige, Grands
textes, 9e édition, 2007, p. 32 et 25.
16
G. Bachelard, La terre et les rêveries du repos, op. cit., p. 112.
17
G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit., p. 24.
dans cette deuxième partie, de faire apparaître le contenu du lieu
vers lequel l’homme, en voie d’habiter, migrerait.
Régression psychique: migrer dans l’intériorité originelle
Les murs teintés d’Embrasures sont confusément agités de nuances
indiscernables: l’architecture statique est mutée en matière grouillante.
D’après Gilbert Durand, le grouillement est une «projection
assimilatrice de l’angoisse devant le changement» dont la «premièr[e]
expérienc[e]» est «la naissance18», «traumatisme de la différence»
que Delassus image ainsi: «un voyageur changeant de continent,
arrivant dans des terres étrangères […]. C’est un monde […]
inhabitable.19» Aussi Bachelard écrit-il: «je serai un habitant du
monde, malgré le monde.20» Habiter est-ce, depuis la naissance, une
tentative continuée d’habiter l’inhabitable, de migrer à l’intérieur
de la radicale extériorité?
Face à La flèche 1993, hors du lieu rouge et courbe, dans l’espace
vide entre les murs détachés, résistants, rectilignes et gris, loin de
mes formes et de mes couleurs, mon corps est isolé. «J’ai commencé
par construire dans une forme circulaire parce que […] les espaces
dans lesquels nous vivons sont orthogonaux, […] la courbe n’est
pas comprise.» Le rond, à l’image d’un ventre plein, comblerait un
manque. Et par le rouge, «couleur unique […qui] uniformis[e]
toute cette profondeur et tous ces reliefs différents», l’architecture
distanciée par le regard «euclidien21» de l’adulte mute en milieu
charnel où l’embryon, également de chair, se confond. Enfin, dans
Embrasures, l’artiste a couvert le ciment de cire d’abeille22, substance
servant à créer des cellules pour loger les œufs et conserver le
miel, faisant muter l’espace en un lieu fécond et nutritif. Par ces
mutations, l’homme migre, plus loin que sa «maison natale», dans
18
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale (Paris, Bordas, 1969), Paris, Dunod, 11e édition, 1992, p. 76-78.
19
J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Paris, Dunod, Psychismes, 2005,
p. 117-121.
20
G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit., p. 58.
21
Georges Rousse: «mes photographies contrecarrent cet ordre euclidien».
22
Information qui m’a été transmise par Anne-Marie Rousse. Courriel du 09/09/2008.
le milieu prénatal, voire jusque dans la première cellule qui le
contenait en puissance, comme le reste du monde, dans la confusion
de la «soupe primitive». A travers ces «installations» artistiques,
est-ce la régression (inconsciemment) vécue par tout habitant qui
est mise à jour?
«Les mortels sont dans le Quadriparti lorsqu’ils habitent […], le
laissant revenir à son être». «Les Quatre […] forment un tout à
partir d’une Unité originelle23». Le milieu prénatal est-il le lieu de
cette «Unité originelle» du Quadriparti qu’il faut selon Heidegger
rebâtir pour habiter? La chair, créatrice, y est mon ciel et ma terre,
et moi-même par le cordon qui m’y unit. Et c’est animée par le soleil
et les éclairs célestes que la «soupe primitive», au sein de la terre,
donna naissance à l’être vivant. C’est même, selon un mythe, «une
boule de feu» qui naît «hors du conduit génital» de la femme24.
Or, dans La Roche-sur-Yon 1983 de Georges Rousse, des flammes
apparaissent dans le lieu, dans le ventre de la figure humaine qui
est une embrasure: «dans ces pièces sans lumière, […] je voulais
régénérer quelque chose de la lumière.» Ses premières peintures
in situ représentent des personnages «comme des autoportraits»
qui font corps avec les murs, deviennent environnement: ils
figurent, «flott[ants]» ce que Georges Rousse revit par l’installation,
«peaufin[ant]», «resserr[ant]» sa «relation au lieu» (selon les termes
de l’artiste). S’agit-il à travers le «bâtir» d’un foyer, de «laisser
revenir» une relation fusionnelle au milieu?
Habiter serait-ce refaire à l’envers la première migration de la
naissance, une régression plutôt qu’une progression? Gilbert Durand,
quant au grouillement, précise que «l’adaptation animale ne fai[t]
dans la fuite que compenser un changement brusque par un autre
changement brusque25», réaction que l’on peut retrouver dans la
psychanalyse de la naissance par Delassus: «Au commencement, s’opère
une naissance au-dedans […]. Puis la projection brutale dans un
monde inadéquat par rapport à l’origine […]. Il faudra un troisième
temps natal pour recomposer […] ce qui nous avait constitué à
l’origine.26» «Recompose[r] l’espace […] à [s]a mesure»: selon Mayol,
23
habiter. Habiter serait-ce alors migrer seulement pour annuler une
migration passée et retrouver la stabilité d’un monde où la conscience
du temps n’était pas? Une fixation à travers une migration?
Permanence corporelle: migrer à l’intérieur de son corps?
«Je vois. Par taches.» «Je continue à chercher l’expression de ces
sensations confuses que nous apportons en naissant.» «Apportons»
plutôt que «perdons», d’après Cézanne27. Et en effet, selon Delassus,
le fœtus «commence par voir au-dedans» «son propre état intérieur,
[…] émois de la chair» et, par sa «disponibilité corticale», il
«enregistre […] la vie prénatale» «intra-utérine28», dans le
corps maternel qui constitue son milieu. Toute vision, fixation de
la première, continue-t-elle à confondre la chair de son propre
corps voyant et la texture de son environnement? Dans l’Optique
antique, c’est le «feu qui réside en nous [… qu’ ils] firent couler
par les yeux29» jusqu’à l’objet vu. Et Bachelard se demande «La
vie du feu […] ne rappelle-t-elle pas la vie de la fourmilière?»
«On voit les fourmis grouiller et sortir tumultueusement de leur
demeure souterraine: de même […], on voit les animalcules
ignés se rassembler et se produire en dehors sous une apparence
lumineuse.30» Le feu de la vision, dont les murs d’Embrasures
sont empreints, d’un rouge vermillon31 animé des vers dont il est
originaire, est-il la chair fourmillante et chaude du corps? Plutôt
que migrer ailleurs, habiter consiste-t-il à migrer en soi-même, dans
une intériorité physique plutôt que seulement psychique? Le chair du
milieu originel, constitutive de (la nature charnelle de) mon corps,
y persiste, permanent (terme issu de permanere «rester jusqu’au
bout», et lié à «manoir», du latin maneren, mansus «demeurer»).
Le sens figuré de l’expression «aller chez soi» coïncide-t-il avec
27
Cité par H. Maldiney, «Forme et art informel», dans Regard Parole Espace (1973),
Lausanne, L’âge d’homme, Amers, 1994, p. 106.
28
J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, op. cit., p. 35-55.
M. Heidegger, «Bâtir Habiter Penser», op. cit., p. 176-177.
29
24
Platon cité par G. Simon, op. cit., p. 29.
G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, Paris, P.U.F., 1988, p. 70.
30
25
G. Durand, op. cit., p. 76-78.
26
J.-M. Delassus, op. cit., p. 17.
G. Bachelard, et J.-B. Robinet cité par G. Bachelard, Fragments d’une poétique
du feu, op. cit., p. 83.
31
Le cinabre est vermillon.
241
FRANÇAIS
ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur
FRANÇAIS
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
son sens littéral? Habiter, plutôt que migrer physiquement dans
un paysage, est-ce déplacer sa vision à l’intérieur de soi-même en
occultant toute extériorité?
Révélation charnelle: migrer en la chair du monde
«Recomposer», «selon les données du monde» précise Delassus32,
suppose de partir de l’extériorité existante et consiste à opérer
des déplacements qui font voir l’ensemble autrement. C’est à partir
d’un espace précis que Georges Rousse élabore son projet. Dans La
flèche 1993, «il a inscrit un cercle dont la forme était déjà suggérée
par ce plafond voûté33» dont l’importance est ainsi accentuée.
Dans Embrasures, ce sont les murs détériorés, que la cire laisse
transparaître, qui font le rouge grouiller, rouge qui fait apparaître
les murs comme une chair animée. «Cette série est inspirée de sa
fréquentation avec les ruines antiques où il a pu observer que les
anciens utilisaient de la peinture monochrome rouge pour peindre
des pans entiers de mur.34» Dans ce bâtiment situé à proximité
de Rome, l’artiste fait ressurgir une culture passée. Et le rouge, le
grouillement, l’évocation de la natalité présentent la fonction de cet
ancien poulailler dans toute sa réalité charnelle. Migrer à l’intérieur
d’un espace extérieur, est-ce plutôt que d’y projeter son intériorité
psychique et physique, s’ouvrir à l’extériorité, l’explorer de l’intérieur?
Dans l’Optique antique comme dans la pensée de Merleau-Ponty35,
la vision s’opère sans distance avec son objet. Mais dans l’une elle
est une projection, dans l’autre une ouverture au monde «brut»,
aux «autres» […] qui me hantent» depuis l’ «unité préalable
moi-monde» persistant en une «même chair» qui, au contraire
de la science qui pose son objet à distance, permet à l’homme
d’«habite[r]». Plutôt que simplement lieu de l’homme ou lieu d’un
autre lieu, le lieu habité est lieu d’une confusion entre l’homme et le
monde. D’après Descartes, le corps est de «la même étendue […] qui
constitue l’espace», appartenant au «corps indéfiniment étendu» de
32
J.-M. Delassus, op. cit., p. 17.
«l’univers36». L’habitation, plutôt que migration dans un passé révolu,
serait la révélation d’une relation toujours existante mais jusqu’alors
invisible; une révélation qui suppose à la fois une permanence et
une migration dans ce qui est extérieur à la conscience.
Conformément à l’hypothèse de départ, au fil de cette étude, les
œuvres d’art ont été révélatrices de ce qui s’opère dans l’habiter.
Mais, assimilées à une expérience quotidienne, leur dimension
créative et singulière, c’est-à-dire artistique, a été occultée. L’art
n’est-il que révélation?
3. L’habiter, de l’habitude à l’art: une révélation?
L’œuvre n’est-elle qu’une embrasure inactive, simplement traversée
par cette activité habituelle de l’habiter, et transportant à la vue
ses fondements latents? Selon Georges Rousse, «le travail d’artiste
doit passer nécessairement par l’engagement physique. […] Le
contact physique avec les espaces réels fait partie intégrante de ma
démarche.» A la différence de l’approche descriptive du philosophe
ou du psychanalyste, l’artiste entre dans la matière en «apport[ant]
son corps37», lui accordant une place, il s’active habitant. Mais le
créateur, se déplaçant sans cesse hors des définitions et habitudes
établies, n’est-il pas essentiellement «artiste voyageur»? «Toute
habitation n’est-elle pas à jamais incompatible avec la manière
des poètes […] rejetée comme fuite dans un rêve sentimental38»?
L’artiste peut-il à la fois habiter et migrer?
Ayant précédemment associé migration et habitation, c’est avec
davantage de complexité que nous pouvons maintenant aborder cette
question. Après avoir noté une contradiction, Heidegger, s’appuyant
sur une poésie d’Holderlin, soutient au contraire que «la poésie est
le véritable «faire habiter»39». Cette théorie semble vérifiée dans
l’expérience de Georges Rousse qui écrit qu’«il devient possible
pour moi de «demeurer dans un lieu», même éphémèrement, par la
poésie.» «Dès que j’ai été artiste, […] j’ai commencé à voyager:
36
R. Descartes, «Les Principes de la philosophie» (1644), dans Œuvres philosophiques,
Paris, Bordas, 1989, t. 3, p. 155 et 166.
33
Anne-Marie Rousse, courriel du 09/09/2008.
37
P. Valéry cité par M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 16.
34
Ibid.
38
M. Heidegger, «… l’homme habite en poète…», op. cit., p. 224.
35
M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (1964), Paris, Gallimard, Folio/Essais 13, 1999,
p. 9 et 13; Le visible et l’invisible (1964), Paris, Gallimard, Tel 36, 2002, p. 309.
39
Ibid., p. 227.
[…] marquer les points où je suis et […] créer comme une sorte
de réseau autour du monde d’endroits où j’ai été et qui font que
je m’approprie finalement le nulle part.» L’art pourrait-il combler
un manque d’habiter passé par un habiter actuel démultiplié jusqu’à
défier l’inhabitable? Déplacé du quotidien habituel au domaine très
différent de l’art, l’habiter en est-il profondément muté?
Migration de la finalité d’habiter dans l’art: une nécessité
La cheminée que j’ai photographiée appartenait au nouvel
appartement que je devais habiter. Pour avoir eu recours à l’art,
l’usage habituel ne suffit-il pas à l’habiter? Mon père m’a appris
à faire naître du feu dans l’orifice de la cheminée. Prendre une
allumette entre deux doigts. Frotter d’un mouvement se mesurant
à la vitesse de l’éclair, condensant les premiers gestes qui ont su
créer des flammes. Le point rouge au bout de mes doigts déborde
de lui-même, le feu se répand au papier puis au bois, il étincelle
sur le sol jusqu’à le trouer et enfume les murs qui le conduisent au
ciel. J’observais mon rayonnement énergétique s’étendre devant moi.
Par le feu né de l’animation de mes doigts, j’habitais le foyer. Le
feu, «fils des deux morceaux de bois», «aussitôt né, il dévorait son
père et sa mère». «L’enfant veut faire comme son père, loin de son
père, et de même qu’un petit Prométhée il dérobe des allumettes».
Le «complexe de Prométhée» proposé par Bachelard40 rejoint le
fantasme d’autoengendrement: vouloir remplacer le créateur, devenir
son propre géniteur, non seulement retourner dans le milieu prénatal
subi mais s’y placer en acteur. Selon Guin, Georges Rousse est un
«voleur de lumière, tel Prométhée, dont on nous dit aussi qu’il est
le père des techniques […], maître de ses apparition-disparition.
[…] Deux fantasmes sont à l’œuvre: un fantasme de retour au
sein maternel, et un fantasme d’autoengendrement41».
Etait-ce moi qui créait et était créée? Je ne créais pas le feu mais
reproduisais une technique qu’on m’avait transmise; c’était mon
père, voire les premiers hommes, qui continuaient à le créer à
travers mes gestes actualisant les leurs. Physiquement active, mais
pas créatrice de mes actes: ce n’était pas «moi» qui habitait. Par
l’habitude ou l’habitus, le «moi» se perd, fondu dans la normale
ou la norme qu’il perpétue, habiter est répéter et s’aliéner: c’est
40
M. Muller cité par G. Bachelard, et G. Bachelard, Fragments d’une poétique du
feu, op. cit, p. 51-52 et 29-30.
41
P. Guin, «Préparatifs de la photographie d’un intérieur en ville», dans Une œuvre
de Georges Rousse. «Marseille 1989», Marseille, Muntaner, Iconotexte, 1993, p. 55.
l’autre qui habite. A cet habiter manquait mon statut d’auteur.
Poiêtes: «auteur». Manquait-il la poésie, issue du grec poiein «faire»,
le «faire habiter»? L’artiste Georges Rousse a fait le choix d’«un
travail long et épuisant, que j’entreprenais en solitaire parce que
je devais être moi-même à la source du travail».
Mutation de la manière d’habiter
Georges Rousse «conserve» de son père la photographie et les
ruines. «Mais il ne s’agit pas pour moi de retrouver ces sensations
de l’enfance». La photographie est pour lui «une manière […]
d’éliminer le présent en tant que ruine et de le «développer»
autrement.» Dans sa dimension d’auteur, l’artiste échappe à une
pleine détermination psychique: plutôt que de devenir (comme) son
père en l’imitant, s’engendrer autrement, pas une nouvelle fois qui
ne serait que répétition, mais d’une nouvelle manière, créer, en
autre, en auteur, les modalités de sa propre création. Si l’œuvre
figure l’habiter universel, c’est dans sa manière, toute singulière, que
«je» réside. Georges Rousse indique ainsi: «Ce qui m’intéresse […],
c’est de détourner de tels lieux et d’en faire le point de départ
de nouvelles énergies.» C’est par le détour d’une autre substance,
le numérique, lui-même détourné vers la chair, que le feu devient
mon feu, «moi» feu, que mon corps habite le foyer. Et dans la
mécanique inhumaine, j’accorde une place à ma main qui s’agite
frottant diversement l’interface contre le tapis pour étendre son
image à l’écran; cette main, manus, est à l’origine de la manière
(maneoer, «manier») et de maintenir, et ses racines profondes
(man-) rejoignent la maison, manere, mansus, «demeurer»42. L’œuvre
extraordinaire dévie le contexte quotidien, marqué par les nouvelles
technologies, hors de l’habitude. Hors de l’habiter, originellement
lié à l’habitude? L’habiter hors de lui. En faisant migrer la finalité
générale de l’habiter dans le champ artistique, comme une matière
à façonner ou à recomposer, l’artiste en fait profondément muter la
manière, créant son propre art d’habiter: par l’inhabitude.
Habitation de l’habiter: révélation et extension
«Je réordonne le monde visible en un espace inédit et imprévu. […]
N’est-ce pas le projet de l’artiste que de montrer le monde de façon
imprévue?» Et, en cela, de l’habiter: par la création artistique, «j’»
habite (le contexte habituel de) l’habiter, me l’«appropr[iant]» en
le «recompos[ant]» à ma manière pour le faire «à la mesure» de
42
De plus, habitus – lié à «habiter» – signifie «maintien», habitudo «manière
d'être».
243
FRANÇAIS
ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur
FRANÇAIS
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
l’«investissement» de ma singularité (selon les termes employés par
Mayol pour décrire l’habiter). Activité d’habiter, l’art serait – d’après
les conclusions des parties précédentes – à la fois extension et
révélation. Par l’inhabitude, l’artiste créé une extension de l’habiter.
Et d’après Brecht,43 par une «représentation […] inhabituelle»,
«distancier un processus ou un caractère […], c’est [… lui]
enlever […] tout ce qu’il a d’évident, de connu, de patent, et faire
naître à son endroit étonnement et curiosité» pour une chose alors
«représentée», au sens de révélée, «comme un phénomène social
qui ne va pas de soi». Dans l’écart de l’inhabitude, sont révélées
les spécificités de ce que l’artiste étend à son domaine et de ce
dont, malgré tout, il se différencie.
elle-même? Et le spectateur actif, dans la dynamique de sa vision
qui «recompos[e] […] à [s]a mesure», devient-il un habitant de
l’oeuvre, migrant dans l’intériorité de l’œuvre-paysage ainsi mutée
en œuvre-lieu? «Paysage» et «lieu» peuvent-ils alors encore être
étendus dans leur usage, désignant chacun l’objet présent à l’homme
sur un mode particulier, celui de l’observation et de l’habitation?
Conclusion
Révéler l’art d’habiter
La mutation et la migration sont à l’œuvre dans l’habiter mais
selon des modalités particulières qui les associent à leur contraire:
elles se précisent respectivement comme extension, mutation d’une
relation immatérielle, et révélation, migration dans une permanence
invisible et à la fois intérieure et extérieure. Pour Georges Rousse,
«voyager est une façon […] de ne pas me limiter à des modèles
définitifs.» L’artiste, plus que révélateur, est l’«habiteur» (au sens
de «faiseur d’habiter») par excellence, et ce, car il est tout autant
essentiellement voyageur, se maintenant créateur par une migration,
sans cesse réactivée, de l’habitude vers l’inhabituel. Le nomadisme,
«mode de vie», est la manière d’habiter de l’artiste. Chaque œuvre
d’art pourrait-elle alors être étudiée comme l’œuvrer d’un habiteurvoyageur, en saisissant la singularité de son art d’habiter: l’inhabitude
dans lequel il (fait) migre(r) et la mutation de l’habiter qu’il créé?
Etendre «paysage» et «lieu»?
La méthode de cette étude a consisté à mettre en relation, pour
les comprendre de l’intérieur, des théories et des œuvres avec
mes propres expériences. La pensée exposée, «investissement d[u]
suje[t]», extension personnelle et révélation qui montre son objet
sous un jour inhabituel, est-elle, elle-même, activité d’habiter? Dans
l’œuvre de Georges Rousse, la photographie donne à observer à
distance et de l’extérieur ce qui est devenu un lieu pour l’artiste.
D’une manière générale, pour un spectateur, une œuvre est-elle
d’abord paysage, étendue lointaine et nettement délimitée, unité en
43
BRECHT, 1999, p. 110 et 127.
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Editions du Seuil, Des Travaux, 1988.
ANAÏS LELIEVRE: Doctorante allocataire-monitrice agrégée en Arts
plastiques sous la direction de Mme Éliane Chiron, au sein du CRAV,
à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. A partir d’une pratique
artistique personnelle, sa thèse interroge la création numérique
comme un nouvel art d’habiter le monde. En relation avec ses
recherches, elle a publié plusieurs articles et dirige la revue en
ligne Réel-Virtuel: enjeux du numérique.
245
FRANÇAIS
ANAÏS LELIÈVRE, Georges Rousse. L’art d’habiter en voyageur
dont la thématique m’accompagne depuis l’enfance, représente la
première étape d’une lente et décisive modification de ma pratique.
Les différents séjours à Paris ne m’ont pas seulement ouvert la
«porte» de la Mongolie intérieure; ils m’ont permis d’exprimer – au
sens ou la mutation s’exprime – une technique et une quête très
personnelles, structurées par les lieux que j’ai rencontrés.
À PARIS, ENTRE CHINE ET MONGOLIE, MUTATION DE LA SCULPTURE
Hong Biao Shen
RÉSUMÉ: A Paris, j’avais sculpté une tête qui évoquait le paysage
de la Mongolie intérieure chinoise. Mais ce paysage était invisible,
hors-champ, à l’intérieur de la sculpture comme dans ma propre
tête. Nous verrons comment, entre Paris et Pékin, la mutation de ma
pratique sculpturale a révélé un paysage intérieur que personne ne
pouvait voir. Je ne pouvais ressentir qu’à Paris la part chinoise ou
mongole de mon travail. Ce qui importe dans l’art chinois, ce n’est
pas de représenter une chose, mais de l’évoquer, de même, le punctum
dont parle Barthes est cette chose indicible, située hors-champ, qui
rejoint la voie chinoise du Tao. Suivre cette voie m’a permis de
sculpter les habitants de Mongolie tels une steppe ondoyante sous
le vent, pour essayer de sauver ce qui reste de la steppe, menacée
de désertification et tenter de sauver ce qui reste des Mongols.
MOTS-CLÉS: Paysage; Chine; Mongolie; art chinoise; Tao.
A Paris, j’avais sculpté une tête qui évoquait le paysage mongol. Mais
ce paysage était invisible, hors-champ, à l’intérieur de la sculpture
comme de ma propre tête. Depuis mon installation à Pékin, je garde
toujours mon paysage avec moi; il s’est installé dans ma création
artistique sous forme de brassées d’herbes sauvages. Nous allons voir
comment, entre Paris et Pékin, la mutation de ma pratique sculpturale
a révélé ce paysage intérieur que personne ne pouvait voir.
Tout a commencé alors que je passais six mois à Paris, début 1999,
invité par le professeur Pincas à effectuer un stage à l’École supérieure
des Beaux-Arts de Paris. Pendant cette période de solitude, ce n’était
pas le souvenir de ma vie à Pékin, où je suis enseignant à l’École des
Beaux-Arts, ni celui de Shenyang, la ville où je suis né et où j’ai grandi,
qui m’ont le plus manqué; mais c’était le souvenir de l’immensité
de la steppe mongole. Je me mis alors à sculpter une tête en pierre
que j’ai appelée Portrait de Mongolie, et qui était si lourde que trois
personnes ne pouvaient la soulever. Cette tête a été créée grâce au
souvenir des corps virils et des visages rigoureux des gardiens de
chevaux et des lutteurs mongols. Nous allons voir que cette sculpture,
La sculpture comme hors-champ
Mon premier paysage est celui de ma ville natale, Shenyang, capitale
industrielle. Dès l’enfance, j’avais déjà choisi ma pratique sculpturale:
réaliser des têtes en argile où le corps était de facto hors-champ.
Un souvenir explique mon thème de prédilection artistique, ma
passion pour les têtes sculptées: pour mes cinq ans, mon père
m’a offert deux poupées d’argile qu’il avait fabriquées lui-même.
Je les adorais tellement que j’ai cherché à les reproduire. Seule la
réalisation de la tête me passionnait. Je commençais à comprendre
qu’il fallait laisser un espace à l’intérieur de la forme pour obtenir
un résultat satisfaisant. La question n’était pas seulement de faire
une boule d’argile sur laquelle on ajoute des yeux, un nez et une
bouche, il s’agissait de réussir à former une tête. J’avais déjà tous
les éléments entre mes mains: le vide et le portrait. Mais cela ne
suffisait pas à exprimer mon paysage intérieur. J’ai alors beaucoup
regardé des photographies de sculptures de Rodin. Elles me fascinaient
parce qu’elles décrivaient des personnages aux formes sensuelles et
parce qu’une extraordinaire sensation d’espace s’en dégageait. Ces
modèles m’ont permis de réaliser des bustes de mes camarades qui
ont eu leur petit succès. Je me suis senti encouragé et poussé à
apprendre la sculpture de manière encore plus assidue. Grâce aux
amis de mes parents, j’ai rencontré un professeur du département
de sculpture de l’Institut central des Beaux-Arts de Pékin, qui
m’a conseillé d’explorer davantage la structure formelle abstraite
plutôt qu’anatomique, pour ne plus faire de «creux». Ainsi, à force
de questionner la forme, j’ai pu préparer le concours d’entrée à
l’Université de ma ville natale. J’ai commencé mes études à la Luxun
Academy of Beaux-Arts de Shenyang.1 Mes professeurs travaillaient à
1
Shenyang fut un des fleurons de l’industrie lourde chinoise. Elle est la capitale
de la province du Liaoning (Manchourie) qui fournissait, dans les années 50,
45% de l’acier de la République Populaire de Chine. Actuellement, Shenyang est
en décalage avec la Chine ouverte à l’économie de marché. Son industrie est
encore dans la transition des entreprises d’Etat vers des entreprises à capitaux
privés. Les usines sont revendues ou liquidées entraînant un chômage record.
De la gloire passée, il ne reste qu’une ville polluée de 4 millions d’habitants,
dédiée au système des unités de travail sans travail. cf. PAGES.
247
FRANÇAIS
HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture
FRANÇAIS
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
partir de sculptures chinoises contemporaines et des formes qu’ils
avaient sous les yeux (sac de pommes de terre) à défaut d’images
ou d’œuvres occidentales. Il s’agissait par exemple de savoir pourquoi
le Monument aux héros du peuple sur la place Tian’anmen2 semblait
si énergique. Les différents monuments et sculptures créés en Chine
au XXe siècle étaient tous orientés politiquement. Il a fallu du temps,
entre «l’ouverture» de la Chine à des idées occidentales plus larges
et l’émergence d’un art contemporain chinois, afin d’introduire de
nouvelles grilles de lecture de la réalité et d’interroger sa relation à
la tradition. En fait, l’ouverture de la Chine aux courants de pensée
occidentale remonte à plus loin encore. Par exemple, des paysans
chinois ont migré vers la côte ouest de l’Amérique dans les années
1850 pour survivre, emportant avec eux leur ville (Chinatown). Tout
le XXe siècle est pour la Chine une période de migration de certaines
méthodes économiques et culturelles occidentales. Il a fallu attendre
l’extrême fin de ce siècle pour que la mutation s’opère… Mais
cela ne suffisait toujours pas à exprimer mon paysage intérieur.
La pratique artistique en Chine et la commande
Seule l’école du paysage peint semble ne pas avoir été trop utilisée
à des fins politiques. Peut-être parce qu’il s’agit d’une tradition
très ancienne qui a su perdurer: les ouvrages et les tableaux de
Shi Tao3 ont toujours eu une grande influence. Huáng Binhóng4
a toujours pu exercer son talent en Chine, ainsi que Qi Baishi.5
Mais nombreux ont été les peintres chinois à quitter le pays. Le
grand Maître Zhang Daqian6 a quitté la Chine en 1949 et a été
2
En 1952, Liu Kaiqu s’est joint à la construction du Hero Memorial du Tiananmen
Square, il était le chef de l’équipe de sculpteurs: http://www.chinagendiao.com.
cn/ywb/lkq06.asp
3
Shí Tao (1641-1720) écrivain (Citation de la peinture) et peintre (Dix mille
méchants points d’encre).
4
Huáng Binhóng (1865-1955) a vécu jusqu’à 90 ans. C’est surtout à partir de
80 ans que son style empreint de sentiments vifs et chaleureux s’est révélé
dans toute sa puissance.
5
Qi Baishi (1864-1957) a même son effigie sur un timbre soviétique.
redécouvert et admiré par les chinois après 1989, au point d’être
nommé «première personne de la Chine depuis 500 ans» alors qu’il
n’a jamais remis les pieds sur le continent.
Dans le domaine de la sculpture, la situation est difficile. La statuaire
est au service de la doctrine politique. Liu Kaiqu7 est allé à Paris
en tant que secrétaire du Consulat d’Ambassade en 1928 grâce au
soutien de Cai Yuanpei.8 En 1929, il a été admis au département
de sculpture de l’École des Beaux-Arts de Paris. Avec l’invasion de
la Chine par le Japon, Liu Kaiqu s’est engagé à soutenir la Chine et
à résister au Japon, et est donc retourné en Chine vers 1933. Cai le
reçut et lui dit: «vous êtes revenu avec un métier de sculpteur. C’est
très bien. Mais tout est différent en Chine pour la sculpture. Ainsi
j’espère que vous pourrez vous engager dans l’éducation pour former
les plus jeunes.» Alors Liu Kaiqu s’est consacré à l’Éducation et a
fait de grand progrès (dans l’art politique sculpté, ce qu’il n’avait
pas appris à Paris). Après la fondation de la République populaire
de Chine en 1949, des départements de sculpture ont été établis
dans les meilleurs instituts d’Art en Chine, et les étudiants ont été
envoyés dans l’ancienne Union Soviétique pour se perfectionner.
Jusqu’à aujourd’hui, en Chine, la conception artistique la plus
représentée se situe dans la lignée de la tradition de Yan’an9, et ne
dépasse toujours pas le réalisme académique européen des XVIIIe
et XIXe siècles. On considère généralement en Occident que l’art
moderne débute en 1907 avec les Demoiselles d’Avignon de Picasso,
et que l’art contemporain débute vers 1960 avec Fluxus et le Pop
art. L’art chinois contemporain débute à la fin des années 197010
avec une double mission: digérer les apports à la fois modernes et
contemporains de l’art occidental…
Le 5 février 1989, eût lieu la grande exposition de l’art moderne
chinois au musée national des Beaux-Arts de Beijing. En Chine,
l’art contemporain n’est pas accessible au grand public. C’est un
7
Liu Kaiqu, (date de naissance inconnue-1987), sculpteur.
8
Cai Yuanpei (1868-1940) était un éducateur chinois et le président de l’Université
de Pékin (1917), connu pour sa critique de la culture chinoise qui conduit au
mouvement du 4 mai 1919.
9
Yan’an était la base politique et militaire du parti communiste chinois après la
Longue Marche de 1935 à 1948.
6
Zhang Daqian, (1899-1983) a quitté la Chine en 1949 et s’est installé à
Taipei, Taiwan.
10
Cf. l’exposition Étoile aux Beaux-Arts.
art d’avant-garde au sens d’«art inconnu» car il n’apparaît pas
dans les médias. L’exposition portait sur le «renouvellement des
formes artistiques, en comparaison avec les traditions (nouvelles et
anciennes)». Le comité qui essayait de l’organiser depuis 1987, l’avait
au début intitulée «exposition des échanges académiques des jeunes
artistes de tout le pays».11 Elle était strictement «rétrospective» et
très traditionnelle: elle enterrait l’art moderne des années 1980: «les
deux coups de revolver12 ont sonné le glas»13 d’une appropriation
réussie des idées occidentales.
La pratique artistique en Chine et la politique
Néanmoins, l’année 1989 domine dans l’histoire de l’Art contemporain
chinois. Le language artistique a brusquement changé, marquant
le point de départ de la nouvelle culture des années 1990. Les
peintres de la nouvelle génération possédaient un espace plus
vaste. Un phénomène appelé «ruée sur Mao Zedong» a surgi
dans la rue (sous forme de badges, de statuettes, de cassettes de
poèmes et citations concernant Mao Zedong). Les artistes se sont
emparés de cette mouvance et se sont inspirés de la forme du
langage pop occidental, combinant les signes commerciaux avec les
images politiques des pays socialistes pour en souligner les aspects
humoristiques, absurdes, sarcastiques et ironiques. Le pop politique
est le produit de circonstances politiques et sociales spécifiques à
la Chine et une réaction à la culture contemporaine.
Si entre 1985 (année du «renouvellement des pensées» et de la
visite de Rauschenberg qui nous a fait découvrir que l’art ne se
réduisait pas à de la peinture sur châssis) et 1989, l’art avait
une teinte anti-rationnelle, avec le pop politique nous atteignons
une dimension rationnelle décalée. Il se débarrasse du recours à
la mythologie, à l’héroïsme, à l’idéalisme et à l’esthétisme. Comme
un courant d’air, le pop politique a émergé silencieusement, sans
gong, sans tambour, ni mot d’ordre, comme une mutation s’exprime,
de manière invisible.
11
Elle devait avoir lieu au Palais agricole des expositions de Beijing.
12
En référence à la performance Cabine de Xiao Lu et Tang Song (tirer sur une
cabine téléphonique avec un revolver).
13
XIANTING, 1999, p. 61.
Si Andy Warhol a saisi la culture américaine à travers les images de
bouteilles de Coca Cola et de la vedette sensuelle Marilyn Monroe,
et si Joseph Beuys a saisi la culture allemande par une série de
«sculptures sociales», on peut dire que le pop politique chinois a
révélé la culture contemporaine chinoise. Mais à la différence du pop
américain qui divinise l’image populaire, le pop politique vulgarise
ou rend humoristique l’image divine. Et alors que le pop américain
travaille les images contemporaines, le pop chinois régurgite le passé:
le pop politique suggère qu’il y a des affinités entre les signes
utilisés par le capitalisme et ceux utilisés par le communisme pour
promouvoir une certaine vision sociale. Tous deux utilisent des images
populaires et des mots-clés pour créer une communauté – que se
soit une communauté de consommateurs ou de citoyens. Aujourd’hui,
il n’y a plus grande différence entre un consommateur et un citoyen.
Mais, savoir cela ne suffisait pas à exprimer mon paysage intérieur.
Paysage mongol et chinois
Car ma pratique sculpturale n’est pas politique: elle se réfère au
caractère hiératique de la statuaire politique, mais aussi de la
sculpture mongole. Quand j’ai découvert la steppe mongole, je n’ai
pas tout de suite réalisé comment cela pouvait irriguer ma pratique.
La culture mongole est une source d’inspiration qui s’exprime dans
ma pratique mais qui au début était invisible. J’ai découvert, lors
d’un stage en Mongolie intérieure pour «étudier et expérimenter la
nature» (en troisième année à l’Université d’art), que ma grand-mère
maternelle était d’origine mongole. J’ai d’abord ressenti une très
grande admiration pour la splendide vue de la steppe de Ximrng,
puis je me suis senti comme dans un rêve car j’y découvrais chaque
chose avec une impression de déjà vu, de familiarité. Les pasteurs
et autochtones avaient des traits qui me rappelaient ceux de ma
mère et de son frère. En rentrant à Shengyang, je me suis précipité
chez ma mère pour lui parler de mes impressions, et elle m’a appris
que ma grand-mère était Mongole. Je décidais alors de parcourir
le pays, la Chine et ses treize régions autonomes, et, naturellement,
la Mongolie Intérieure. La steppe de Wuzhumuxin était devenue
mon «vrai pays». Je découvrais ainsi toute la culture traditionnelle
mongole. La rudesse du climat mongol a forgé non seulement de
fortes personnalités, mais aussi une culture singulière. Nomade, le
peuple mongol ne peut s’embarrasser de toiles peintes; en revanche,
les sculptures se dressent majestueusement. Malgré leur masse, leurs
lignes sont légères, souples et amples. Taillées dans la pierre, elles
semblent avoir germé, être issues de la terre. Après avoir subi, en
hiver, le vent, la pluie, le froid rigoureux et, en été, la chaleur
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HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
infernale pendant des milliers d’années, ces sculptures de pierre
se sont renforcées. La nature a continué le travail, en érodant les
bords, en courbant les lignes, en épaississant les formes.
Ma pratique sculpturale n’est pourtant pas seulement «mongole», elle
est aussi chinoise. C’est lors de mon retour à Paris que j’ai mieux
saisi les aspects mongols et chinois de mon travail. Je suis revenu
à Paris, trois mois après mon stage; et de ma sculpture Portrait
de Mongolie14, il ne restait plus qu’une photographie: elle avait été
volée, malgré son poids. Je rencontrais le professeur Éliane Chiron et
lui montrais cette photo. Le professeur me dit voir, dans ce portrait,
surtout le corps, pourtant absent, hors-champ. Ce corps absent lui
semblait être ce qui importait dans l’image: un paysage hors-champ.
Je me sentis perdu. Je ne comprenais pas qu’Éliane Chiron ait pu
voir ce qu’il n’y avait pas sur la photo. Je m’inscrivis à son cours
de DEA à l’Université Paris 1, au département Arts plastiques et
sciences de l’art. Soudainement, je me suis souvenu d’une histoire
appartenant à la théorie de la peinture traditionnelle chinoise.
Un maître de peinture demande à ses trois élèves de faire une
peinture à partir du thème suivant: un temple antique caché dans
les montagnes lointaines. Celui qui eut la meilleure note fût celui
qui dessina les marches conduisant au temple à travers les hautes
montagnes et non pas ceux qui représentèrent un temple. Ce qui
importe dans l’art chinois, ce n’est pas de représenter une chose
fidèlement, mais de l’évoquer. Le punctum15 dont parle Barthes (à
propos de la Photographie, medium qui joue avec la représentation
d’un réel) est cette chose indicible qui échappe à toute analyse
mais qui est ressentie, située hors-champ, et qui pourrait rejoindre
la voie chinoise du Tao.
Dans la tradition chinoise, toutes les activités artistiques ont
pour objet d’incarner ou de transmettre le Tao. Mais le Tao est
invisible, il est l’élan qui conduit au visible. C’est l’image de l’eau
parfaitement tranquille: «rien qui ne tende plus à l’équilibre, au
repos et à la limpidité, au point de refléter jusqu’aux poils de la
barbe et des sourcils de celui qui s’y mire».16 L’esprit doit être
vide et calme afin d’être contrôlé et renforcé par le Tao mystique.
L’esprit dépasse alors l’étroitesse de l’esprit personnel et devient
14
Hong Biao Shen, Portrait de Mongolie, sculpture en pierre, 55 x 45 x 45 cm,
Paris, 1999.
l’esprit transcendant qui reflète l’essentiel de la vie et de l’univers.
Le sage «se meut donc souvent en dehors du monde et médite à
l’intérieur, involontaire et vide, pour vivre dans le monde réel. Il
meut donc son corps sans changer d’air, il fait face à des milliers
d’évènements et reste indifférent et imperturbable».17 Dans l’art,
l’esprit essentiel se joint à l’esprit subjectif. Les sons, les couleurs,
les formes, les figures acquièrent une profondeur: Xi Yi (incolore et
aphone), Hun Mang (état infini), Xu Ling (flexible et non prédictible).
Les cours de DEA à Paris m’ont permis de découvrir que mes
œuvres étaient irriguées par deux sources différentes: mes cours
d’esthétique traditionnelle chinoise et mes réminiscences mongoles;
l’une est rationnelle, l’autre est sensible. Pour comprendre cela, pour
ressentir cette pensée rationnelle, il avait fallu que je m’éloigne
physiquement de mes origines. Je ne pouvais ressentir qu’à Paris la
part chinoise ou mongole de mon travail. En même temps, l’intérêt
de mon professeur m’incita à m’immerger complètement dans la
vie mongole. C’est ainsi qu’en rentrant de Paris, en septembre 1999,
j’assistai pour la première fois à une cérémonie de lutte mongole à
Xi Wuzhumuxin. Commençait alors à s’exprimer mon paysage intérieur.
L’obo et le paysage
Cet épisode de la fête traditionnelle du Nadaam me fit beaucoup
d’effet. Je voyais les Boke («hommes forts») comme une foule d’ours
se tenant debout dans un champ de blé. Je m’inscrivis même comme
lutteur. En 2004, ma sculpture commençait à refléter mon paysage
invisible: j’ai construit une première structure dans la steppe. Je me
suis placé comme les «constructeurs» d’autrefois, au sommet d’une
montagne, comme pour célébrer la capture d’une grosse proie et
occasionner une manifestation de joie collective. En mongol, obo
signifie «tas». Ce sont des tas de pierres aisément repérables. Les
steppes mongoles sont très étendues et la population y très peu
dense: les nomades y circulent constamment d’un pâturage à l’autre
mais s’y rencontrent peu. Deux moments dans l’année sont propices
à une concentration de la population: à la fin de l’hiver quand les
chevaux sont engraissés et à la fin du printemps quand les cours
d’eau dégèlent. Les obos deviennent les lieus où sont organisées
les grandes rencontres de Nadaam.18 C’est l’obo de Timur de la
17
15
XIANG, 2001, p. 141.
BARTHES, 1980, p. 71.
18
16
JIANGUO, 1993, p. 251.
Nadaam, «distraction», foire où ont lieu les luttes, les courses à cheval, les danses
et les échanges commerciaux.
Bannière Wushen de la ligue d’Ikezhao qui me fascinait: la légende
dit que sous cet obo est enterré le général de Gengis Khan, Tuogong
Timur. Tout obo comprend une partie souterraine à l’intérieur de
laquelle on enterre beaucoup de choses, notamment des couronnes,
des habits, de l’or, de l’argent, des armes et d’autres objets sacrés.
J’y retrouvais cette idée de hors-champ enterré qui me fascinait. J’ai
construis un obo en résine (de manière à obtenir un effet «laque
rocheuse») sur une ossature métallique. Ma sculpture mesure quatre
mètres de haut et représente une tête stylisée. Elle n’est vraiment
un obo que si les gens qui viennent la voir, déposent à sa base un
bloc de pierre et entonnent un chant traditionnel Hoomi. Dès mon
retour de Paris, je me suis inscrit aux cours d’un grand maître de
chant Hoomi, Battar Adsuren. Je ressentais la nécessité de m’immerger
complètement dans la culture mongole, par le chant Hoomi mais
aussi par l’art équestre. Je n’ai pas eu besoin de suivre de cours,
car à peine me suis-je assis sur la croupe d’un cheval mongol
qu’un sentiment très intense de bien-être m’envahit: j’étais à l’aise
avec ma monture. Je pris même l’habitude, lorsque nous galopions,
mon petit cheval bleu et moi, de me tenir debout sur le dos du
cheval et d’ouvrir mes bras vers le ciel immense en imitant l’aigle
qui s’envole. Je jouais avec le vent. L’altitude moyenne du plateau
mongol étant supérieure à 1000 mètres, la pression atmosphérique
est plus faible19 et l’impact du vent est plus sensible. Le chant
Hoomi requiert un apprentissage de la technique de division vocale,
observée lors d’un phénomène naturel: lorsque le vent des fleuves
traverse une grotte circulaire dans les montagnes Ala Shan, il se
produit un son harmonieux. Le mouvement de convection du souffle
ou du vent est la condition indispensable à la naissance du Hoomi.
Le rituel mongol était respecté. Mais cet obo que j’avais construit
à Xilingele en Mongolie était en fait la représentation d’une tête
comme celles que j’avais crées dans mon enfance à Shenyang grâce
à mon père, puis à Pékin. Après mon séjour à Paris, je pouvais
retourner travailler à Pékin, dans mon atelier. Mon paysage intérieur
m’accompagnerait partout.
sculptures avec des os de bœuf et résine. Je me sentais plus libre
techniquement pour travailler avec des matériaux à la fois plus
traditionnels et plus modernes: la fonte est à la fois un matériau
traditionnel de sculpteur, mais aussi un matériau industriel. Je l’utilise
comme un simple support pour mettre en scène un matériau qui n’a
rien de sculptural, mais qui est parfaitement traditionnel, les herbes
sauvages. En fait, je souhaite aménager un espace où la force de
la nature et la force humaine paraissent s’affronter. Dans la série
Feng hua «Érosion éolienne», le corps de l’athlète mongol, en fonte,
est comme érodé par le vent. Dans la série Feng gu «force de
caractère», ce sont des petits morceaux de squelettes d’animaux qui
ont le pouvoir de créer un homme. La série Feng jing «paysages»,
constituée de 18 pièces, est une série de portraits des plus grands
champions de lutte mongole. J’aurais pu faire plusieurs tirages avec
le même prototype, selon le principe de la fonte industrielle. Mais j’ai
préféré que chaque tête soit particulière, pour mieux saisir la diversité
humaine. Cela m’a fait penser à la théorie picturale de Shi Tao20 grand
maître des dynasties Ming et Qing, à cette comparaison continuelle
entre les spécificités formelles et spirituelles du paysage naturel et de
l’être humain, et son expression. «L’eau est abondante, elle ressemble à
ces personnes nobles et vertueuses douées de générosité; elle s’écoule
verticalement, comme les personnes fidèles qui peuvent accepter de
revenir sur leur pas…».21 Ces comparaisons de Shi Tao montrent
que le peintre ne doit pas se contenter de décrire le paysage naturel:
il faut qu’il approfondisse l’analogie entre la nature et l’homme. Ce
qui était valable à l’époque Ming et a influencé les Impressionnistes
(peignant par succession de touches rapides), continuait à irriguer
ma production sculptée. «C’est en observant le Tao des temps anciens
qu’on peut gouverner les existences d’aujourd’hui. Si l’homme peut
connaître l’origine des choses anciennes, on dit qu’il tient le fil
du Tao»22 L’art moderne et contemporain occidental me nourrissait
parce que j’avais retrouvé à travers lui des forces émergentes plus
anciennes. Savoir cela me suffisait pour laisser s’exprimer mon paysage
intérieur de manière involontaire.
Les Paysages
Depuis mon enfance, j’ai toujours travaillé l’argile et j’ai toujours
voyagé. Dans mon atelier, idéal pour expérimenter les techniques, je
réalisai à Pékin des sculptures en fonte et herbes sauvages et des
20
TAO, 2003.
21
Ibid., p. 34.
19
À 1000 m d’altitude, la pression est de 900 hPa (hecto Pascal) soit 200 hPa
de moins qu’au niveau de la mer.
22
LAO ZI, 1997, p. 24.
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HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
Mutations
Toutefois, à la différence de Shi Tao, mon travail ne se fonde pas
sur l’analogie entre la nature et l’homme. Mon paysage intérieur
cherche à s’exprimer à travers la représentation humaine car il n’y
a pas de séparation entre le paysage et celui qui le regarde mais
une étroite interaction. La nature a toujours été insaisissable pour
l’homme, mais le peuple mongol est sans doute celui qui a le mieux
compris et intégré cette part à la fois impitoyable et bénéfique de
la nature. En m’intéressant aux Mongols, je m’intéresse aux liens
étroits qui peuvent se tisser entre deux forces antagonistes. Ce qui
est important pour moi c’est de dépeindre l’homme de Mongolie
tel une steppe ondoyante sous le vent, pour essayer de sauver ce
qui reste de la steppe, menacée de désertification (les tempêtes
de vent et de sable deviennent de plus en plus fréquentes et
violentes, arrivant jusqu’à Pékin) et tenter de sauver ce qu’il reste
des Mongols, qui, parce que leur mode de vie est parfaitement
adaptée au biotope de la steppe, se trouvent eux aussi menacés.
Pour l’instant, le désert résiste. Et je peux encore m’émerveiller à
chaque fois que je me rends là-bas, devant les vertes étendues de
la steppe. Grâce à l’altitude du plateau, les herbes sont plus hautes.
Les écarts de température sont plus importants. Les herbes sont
très sensibles aux conditions climatiques: à midi, en juillet, le soleil
frappe sans pitié les herbes vertes du plateau, affaiblit leur vitalité.
La plupart d’entre elles prennent une tonalité cotonneuse et se
courbent vers la terre puis se redressent le soir. Leur parfum est
plus intense: au printemps, la fraîcheur de leur odeur me remplit
d’ivresse. La façon dont elles ondulent sous le vent me fait penser
à une étendue d’eau: les herbes me paraissent couler à flot vers
le ciel. Dans les chansons traditionnelles, les herbes sont toujours
présentes: «Le ciel sans limite, et la steppe à perte de vue. Quand
le vent se met à souffler, les herbes se courbent, révélant les
bœufs et les moutons». Comme les herbes, les nomades ont des
caractéristiques physiques particulières, déterminées par la vie en
altitude: une pression artérielle plus faible, une concentration en
globule rouge plus forte;23 la concentration en oxygène est plus
faible mais le corps le fixe mieux et en consomme moins. Cette
analyse rationnelle me permet de comprendre ce pays et la façon
dont les lignes sont sculptées, à la fois tendres et coulantes et
cependant compressant fortement les formes, à la fois par la main
de l’homme et par le travail de la nature. C’est ainsi que mon
23
Grâce à l’hormone de croissance des précurseurs des globules rouges EPO.
paysage intérieur cherche à s’exprimer: à travers la représentation
humaine, mais comme un travail naturel.
La pensée imaginaire, que l’on peut nourrir en explorant la voie des
réflexes innés ou médullaires,24 m’a guidé vers un espace inconnu
de ma pensée rationnelle: la Mongolie intérieure. Excités par les
organes capteurs (la peau et les sens) mes muscles ont réagi et
réalisé des performances et des objets. Toutes ces actions m’ont
conduit à une réflexion sur des interférences entre des univers et
des lieux hétéroclites dont j’étais le point sensible et agissant, de
manière involontaire et expérimentale, naturelle. Je me suis rendu
compte que mon paysage intérieur cherchait à s’exprimer à la fois
à travers la représentation humaine et comme un travail de la
nature, car il n’y a pas de séparation entre le paysage et celui
qui le regarde, mais une construction d’espaces qui mettent à jour,
grâce à des vides aménagés de façon particulière, des points de
vue essentiels sur l’invisible. J’ai pu conduire cette quête imaginaire
à travers le filtre de la pensée rationnelle. Cette quête m’a permis
de mieux comprendre comment, dans la discontinuité des espaces,
ma continuité intérieure se crée: cette pratique sculpturale mutant
de manière imprévisible et souterraine, rendant visible le paysage
intérieur qui m’est venu de très loin et qui ne me quitte jamais.
Le paysage mongol qui me hantait inconsciemment, a réussi, au fil
de mes déplacements, à s’exprimer et à faire muter ma pratique
sculpturale. Le paysage et la sculpture se sont rencontrés à un
instant précis de ma vie…
24
Ces réflexes font intervenir la moelle épinière et ont un caractère héréditaire.
BIBLIOGRAPHIE
BARTHES, R. La chambre claire. Paris: Édition de l’étoile, Gallimard, Le seuil, 1980.
JIANGUO, Liu. Traduction et notes de Zhuang Zi. Changchun: Maison d’édition de
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TAO, Shi. Yang Chengyang. Pékin: Maison d’édition de l’Université du peuple, 2003
XIANG, Guo. Ciel et terre. Chengdu: Maison d’édition de Sichuan, 2001.
XIANTING, Li. Recueil de Li Xianting. Tianjin: Maison d’édition de la littérature
et des arts Baihua, 1999.
HONG BIAO SHEN: Sculpteur, docteur en Arts plastiques de l’Université
Paris 1, Professeur Titulaire à l’Institut supérieur des beaux-arts de
Pékin. Musées et collections: Chine et Australie notamment.
253
FRANÇAIS
HONG BIAO SHEN, À Paris, entre Chine et Mongolie, mutation de la sculpture
MARCHER: EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE, DÉPLOIEMENT virtuel
processus artistiques concernant l’hybridation de techniques et des
procédés, en outre de l’instant décisif où l’artiste se dessaisit de
son projet de façon à ce que l’événement de l’œuvre se déroule
sous ses yeux. Les mutations sont au centre des métamorphoses,
soit de l’espace en représentation, soit des matériaux et formes,
en significations. Les mutations qui nous intéressent sont celles qui
sont en rapports avec l’hybridation de procédés permettant de
constater un événement capable de provoquer une rupture dans
le statut de l’image.
Sandra Rey
RÉSUMÉ: L’article approche les concepts de migration et mutation
par le biais d’un projet artistique personnel où il est proposé des
expériences esthétiques en liaison avec le territoire et le paysage.
Les analyses portent premièrement sur l’acte de se déplacer en tant
qu’action artistique et sur un dispositif technique basé sur la photo
numérique qui permet de capter, sauvegarder et ordonner en tant
que mémoire visuelle, nombreuses «images documents» de paysage.
Ensuite l’objet de l’analyse est dirigé vers des expérimentations
susceptibles de provoquer des mutations formelles et sémantiques
dans les images.
MOTS-CLÉS: Paysage; déplacement; archive; dépliement; migration;
mutation.
Un projet artistique lié au territoire et à l’hybridation
de procédés
Cela dit, nous voulons signaler le dessein d’approcher les concepts de
migration et de mutation par le biais d’un projet artistique personnel
où il est proposé des expériences esthétiques en liaison avec le
territoire: les déPLIements du paysage est donc, un projet1 artistique
comprenant trois axes indépendants et très étroitement articulés.
Circonscrit par certaines règles, le projet suppose des transversalités
et entrecroisements entre les trois pratiques artistiques qu’englobent
ses axes:
1.
2.
Migrations
3.
Les migrations désignent les déplacements du lieu de vie d’un
individu, soit-il temporaire ou définitif. Les rapports entre l’art
contemporain et le concept de migration sont étroits en vue
de la mondialisation, des proliférations des résidences d’artiste,
des travaux in situ, les interventions et les installations dans les
grandes expositions internationales. Nous allons aborder ce concept
par le biais du déplacement et de la marche en tant qu’attitude
esthétique, pratiques qu’obtiennent d’importance croissante dans les
processus artistiques à partir de manifestations historiquement liés au
mouvement Dada, au Surréalisme et à l’International Situationniste
et ses résonances dans le Minimalisme et dans le Land Art.
l’expérience esthétique dans le paysage: les déplacements
(migrations) dans les paysages;
une collection de documents visuels, de registres photographiques
de fragments de paysages: les archives de déplacements;
un champ expérimental proposant la métamorphose de
données du réel en images à caractère onirique (mutations):
les déPLIements du paysage.
Le projet propose des expériences artistiques incluant des
déplacements dans des paysages, des processus d’archivage et
l’acte créatif visant à la mutation des données prises du réel, en
images onirique. L’ensemble participant d’un procès en chaîne, ces
expériences visent, pourtant, la production de résultats esthétiques
indépendants et autonomes, soutenues par des recherches en
l’histoire de l’art, particulièrement en art contemporain, ainsi que des
investigations transdisciplinaires de concepts impliqués dans le projet.
En ce qui concerne le dispositif technique, le projet joue sur
Mutations
Le terme mutation, originaire du domaine scientifique, est utilisé pour
désigner une modification irréversible conduisant à une recombinaison
des éléments d’un organe. Les mutations se trouvent au centre des
1
Ce projet a été esquissé par une collection d’images captés à Tréport et Mers,
en France, en 2003, et fut définitivement conçu lors d’une exposition personnelle
au Musée d’art contemporain à Uberlândia, au Brésil, en 2005.
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SANDRA REY, Marcher: expérience esthétique, déploiement numérique
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REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 17, Nº 29, NOVEMBRO/2010
les possibilités du dispositif numérique qui permet de capter,
sauvegarder et ordonner en tant que mémoire visuelle, nombreuses
«images documents» de paysages, captées lors des déplacements.
Postérieurement, en laboratoire, le processus créatif est dirigé vers
des expérimentations virtuelles, mettant en place des combinatoires2
susceptibles de provoquer des mutations formelles et sémantiques
dans les images. Le concept du pli est un concept opératoire activé
par les déplacements d’un paysage à l’autre, ainsi que dans le
mouvement incessant de répétition de la même image, ou bien,
de deux ou trois images, juxtaposées ou superposées à un nombre
indéfini de fois.
L’expérience esthétique dans le paysage
L’action de traverser l’espace naît du besoin naturel de se déplacer
à fin de trouver des aliments et des informations indispensables à la
survie. Néanmoins, en dépit de la satisfaction d’exigences primaires,
le fait de se déplacer s’est converti en tant qu’action symbolique
permettant à l’homme d’habiter le monde.
L’acte de marcher fût largement expérimenté pendant les premières
décennies du XXème siècle: dans un premier moment, en tant que
forme d’anti-art, puis, en tant qu’acte primaire de transformation
symbolique du territoire et, postérieurement, comme une forme
d’art autonome.
Suite au flâneur, qui par un acte de rébellion contre la modernité
se laissait aller de l’absurde à l’insolite dans ses errances dans
Paris de la fin du XIXème siècle, Dada promeut la tradition de la
flânerie3 au rang d’opération esthétique.4
Nous savons à quel point la représentation du mouvement, et de la
vitesse, a été explorée dans le Futurisme, et pourtant, la perception
visuelle, tactile et sonore des espaces urbains en processus accéléré
de transformation, n’était pas considérée pour les Futuristes comme
acte esthétique. C’est Dada – lors de la “visite” à l’église Saint
Julien le Pauvre, à la date précise de 14, avril, 1921, à trois heures
de l’après-midi, sous une pluie torrentielle, qui opère la transition
de la représentation du mouvement à la construction d’une action
esthétique qui devrait être menée dans la vie réelle quotidienne.
Avec Dada, on passe de la représentation du mouvement à sa
pratique dans l’espace réel. À partir des visites de Dada ainsi
que les déambulations de surréalistes, l’acte de parcourir l’espace
est pris en tant que forme esthétique capable de substituer la
représentation et, par là, de tout système de l’art.5
En effet, les déambulations des Surréalistes et Dadaïstes, ainsi que
les dérives du mouvement International Situationniste, sont des
concepts opératoires qui ont permis aux artistes d’entreprendre
des actions dans l’espace réel en tant que pratiques artistiques
afin de promouvoir de l’expérience esthétique. Suite aux expériences
européennes, le Land Art, développé en Amérique, confirme la marche
au rang de pratique esthétique ainsi qu’instrument de connaissance
et de modification physique de l’espace: I chose to make art by
walking, utilizing lines and circles, or stone and days6 a déclaré
Richard Long, auteur de A line make by walking, 1967.
Du nomadisme primitif des pierres dressées de Carnac à Dada, puis
du Surréalisme au Land Art, la marche et le trajet sont pris en tant
qu’expérience profonde, capable d’opérer symboliquement autant dans
les territoires que dans l’imaginaire et la subjectivité des individus.
Dans la Modernité,7 les voyages deviennent une nouvelle expérience
avec l’objectif découvrir et d’explorer et des nouveaux territoires.
Les voyages inaugurent des rapports originaux avec l’environnement.
Cependant, dans le monde contemporain les relations des individus
avec l’environnement sont beaucoup plus complexes. L’ordre politique,
ainsi que les identités liés aux territoires et aux aspects culturels,
sont constamment remis en question dans la mondialisation. La
déterritorialisation s’est imposée en tant que réalité dans un
quotidien marqué par l’intervention des moyens de communication,
2
Cf. LEIBNIZ apud DELEUZE, 2007, p. 82.
5
Ibid., p. 70.
3
«[…] C’est là le regard d’un flaneur, don’t le genre de vie dissimule derrière
un mirage bienfaisant la détresse des habitants futures de nos métropoles. Le
flaneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à traves lequel la
ville familière se meut pour le flaneur en fantasmagorie” (BENJAMIN, 1991, p. 301).
4
CARERI, 2005, p. 74.
6
Ibid., p.145.
7
La Modernité entendue comme ensemble de changements très complexes
qu’affecte toutes les sociétés humaines da manière très distincte et selon
mécanismes fort variés, depuis le siècle XVI, dès l’Europe Occidental.
des médias institutionnalisés, et de la consommation, dont la
conséquence la plus visible est l’uniformisation des comportements.
Les technologies conduisent à l’unification symbolique des espaces
physiques et à l’abolition imaginaire des frontières géographiques.
Les presses internationales et le marché mondial proposent un
monde où tous les signes se croisent et se ressemblent. Il devient
difficile de reconnaître les différences fondées uniquement sur les
références territoriales, telles que jusqu’au milieu du XXème siècle.8
De quelle façon la marche ou les déplacements peuvent-ils produire
des expériences artistiques?
Les premières expériences explorant le fait de marcher et les
parcours erratiques en tant que forme d’anti-art ont été réalisés
comme une expansion du champ d’action de la littérature jusqu’aux
arts visuels. Les visites, les déambulations e les dérives ont été
des expériences apparues dans les pratiques artistiques en étroite
liaison avec le domaine littéraire; surtout aux positions théoriques
d’André Breton et de Guy Débord. Dans la suite de ces expériences
pionnières, les artistes du Minimalisme et du Land Art, adoptent la
marche comme expérience esthétique profonde, entièrement ancrée
dans les champs des arts visuels.
Ma façon de faire de l’art est un bref voyage à pied dans le
paysage (…). Les photos sont la seule chose dont on a besoin
de prendre du paysage. La seule chose qu’on doit laisser sont les
empreintes de nos pieds.9
Dans quelle mesure cette expérience peut-elle devenir une
expérience perceptive; dans quelle mesure peut-elle se distinguer
des déplacements ordinaires, réalisés pour aller d’un côté à l’autre
quotidiennement?
Parmi les divers procédés situationnistes, la dérive se présente
comme une technique recourrant. Le concept de dérive est
définitivement lié à la reconnaissance des effets de nature
psycho-géographique et à l’affirmation d’un comportement ludoconstructif en opposition à tous les aspects et notions classiques
de voyage et de promenade. Une ou plusieurs personnes qui
se lancent dans la dérive renoncent pendant un temps, plus ou
8
BULHÕES, 2002, p. 153.
9
FULTON apud CARERI, 2005, p. 145.
moins long, aux motifs pour se déplacer ou agir normalement
dans ses relations de travail et loisirs habituels, pour se laisser
aller dans les sollicitations du terrain et les rencontres que lui
correspondent.10
La revue Artforum11 publia, le mois de décembre 1966, le rapport
d’un voyage réalisé par Tony Smith dans une autoroute en
construction dans la périphérie de New York. À ce premier voyage,
peut-on attribuer la série de randonnées réalisées dans le désert
et dans les périphéries urbaines, vers la fin des années soixante.
Dans la nuit, avec quelques étudiants, Smith décida de s’introduire
sans permission dans les chantiers de l’autoroute et parcourir en
voiture la ceinture d’asphalte noir qui traverse les espaces marginaux
de la périphérie américaine. Pendant ce voyage, Smith a vécu une
espèce d’extase ineffable qu’il a définie comme «la fin de l’art»
et il remarqua: l’asphalte occupe une grande partie du paysage
artificiel, et pourtant, il n’est pas possible de le considérer comme
une œuvre d’art. Smith pose des problèmes de fond par rapport à
la nature esthétique du parcours:
…la route est une œuvre d’art ou pas? Si oui, de quelle
façon? Comme un objet ready-made? En tant que signe abstrait
que croise le paysage? En tant qu’objet ou bien-, en tant
qu’expérience? Comme espace en soi-même, ou en tant que
traversée? Quel est le rôle du paysage tout autour?12
À ces questions posées par Tony Smith, plusieurs voies s’ouvrent. Elles
seront analysées dans l’art minimaliste et dans le Land Art. Dans
le Minimalisme, la route est considérée en tant que signe et objet
à travers duquel la traversée se réalise; dans le Land Art c’est la
traversée elle-même en tant qu’expérience et en tant qu’attitude,
qui devient l’objet et le fait esthétiques.13
10
DEBORD, 1958.
11
WAGSTAFF, 1966.
12
CARERI, 2005, p. 120.
13
Ibid., p. 121.
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Vers la fin des années soixante, l’expérience de Tony Smith a été
largement déployée par plusieurs artistes, la plupart sculpteurs.
La marche conditionnait le regard et le regard conditionnait
la marche, ce qu’il semblait que seulement les pieds étaient
capables de regarder. Robert Smithson
Dans les démarches fort intéressantes, nous trouvons celle de Carl
André et Richard Long. Carl André a réalisé des objets où l’on peut
marcher tel que “Sixteen Steel Cardinal”, 1974, tandis que l’art de
Richard Long (Walking a line in Peru, 1972) était constitué par
l’acte même de marcher. Il affranchit son art d’avoir un objet en
tant que produit; avec lui on passe à la marche en tant qu’attitude
et expérience esthétiques.
Est-ce que, dans le monde contemporain, les lieux géographiques
peuvent-ils fournir le support pour des expériences capables d’innover
le champ de l’art et de mettre en cause des habitudes et des
valeurs constitutives des identités culturelles?
Prenons comme exemple dans l’art contemporain, George Rousse,
qui parcourt le monde à la recherche de lieux abandonnés pour les
transformer en espace pictural et y construire une œuvre éphémère,
unique, que seule la photographie restitue, par le biais du point de
vue. Sa production est mise en place par des nombreuses migrations,
dans la France et ailleurs, à la recherche d’entrepôts en ruine et
immeubles destinés à la démolition. Dans ces lieux, il intervient en
peignant les murs, le sol et les plafonds de façon à créer l’illusion
de volumes géométriques simples, ou des graphismes très élaborés,
auxquels, comme par magie, ce qui est aplati dans l’espace réel,
mute en volume dans la photographie. Ces tableaux photographiques
résultent des croisements liés à la peinture, la photographie et
l’architecture, convoquées dans un lieu spécifique qui sera détruit
par la suite, avec l’objectif de produire de l’imaginaire et de rendre
indiscernable le réel et de l’irréel.
Dans le projet, la première pratique est constituée par les actions
de déplacement auprès des lieux géographiques; il est supposé la
mobilité prenant en compte l’expérience de déterritorialisation, vu
que les images sont prises dans des situations de déplacements:
des voyages, randonnés, trajets et dérives.
L’objectif est de récolter des images du monde en tant que produits
des déplacements dans les paysages. Des images captées de manière
informelle, quelquefois distraite et sans ambition de faire une photo
très réussie. Il s’agit surtout de penser la photographie à partir
de son fonctionnement élémentaire et de son processus réduit au
dispositif physique que la sous-tend: d’un côté la représentation des
choses du monde et, d’un outre, l’attestation de son existence. Les
photos dénotent parfois un regard de biais, qui cherche à dévier
le premier plan. Un regard toujours fragmenté par l’acte de cadrer
et, la plupart du temps résistent à ce qui se donne en spectacle.
Un regard qui cherche de l’expérience esthétique dans l’ordre de
la nature (encore) et se veut peu contaminé par les déterminations
de la culture de masse. Un regard attentif à ce dont il n’est pas
pris en compte dans l’expérience quotidienne, et qui griffe, garde
la mémoire visuelle d’un passage: ça a été. Cela a été comme ça;
un jour, je suis passé par là … Des images ordinaires, sans aucun
rapport avec “l’instant décisif” de Cartier-Bresson, tout en se voulant
proche du merveilleux que se trouve dans le banal, selon Breton.
Les archives de déplacements
Dans l’art contemporain, on voit se multiplier les usages de la
photographie dans les projets des artistes, pas seulement en tant
que produit d’une expérience esthétique, mais aussi en tant qu’outil
et matériau dans les processus artistiques. André Rouillé14 observe
la coïncidence entre l’intérêt de l’art contemporain pour le petit
récit, le quotidien, l’ordinaire, avec l’ascension de la photographie en
tant qu’un des matériaux majeurs de l’art. Pour lui la “défaillance
de la modernité”15 s’est accompagné d’un repli des œuvres sur
des préoccupations locales, intimes et quotidiennes car, au tournant
des années 1980, on observe les grands récits, qui ont marqué la
modernité esthétique, faisant place à une prolifération de petits
récits coïncidant avec l’emploi croissant de la photographie dans
les pratiques artistiques.
Dans le second axe du projet, il est question de sauvegarder et
ranger les images prises dans les déplacements, un tant que récit
des voyages. Il s’agit bien des documents de lieux de passage. Les
photos prises, impliquent le registre des paysages par découpage,
vu dispositif photographique qui, lui, travaille par soustraction:
Ainsi, chaque photo découpe et isole une portion de l’extension;
les images extraites du monde ne sont, donc, que des fragments
discontinus du visible.
Si les photographies peuvent contenir un geste, celui-ci consiste
à soustraire une portion de l’espace étendu du paysage. La prise
14
ROUILLÉ, 2005, p. 478-483.
15
LYOTARD, 1988.
de vue est un acte qui fragment le visible; ce qu’elle révèle sera
toujours quelque chose de partiel et impliquera dans un résidu que
Dubois appelle hors champ ou espace off: «ce qu’une photographie
ne montre pas est aussi important que ce qu’elle révèle».16 Sa
thèse est en rapport avec la notion de coupe dans la photographie
comme la question de son rapport avec l’espace et avec le temps:
L’acte photographique implique donc non seulement un geste
de coupe dans la continuité du réel, mais aussi l’idée d’un
‘passage’, d’une transposition irréductible. Quand il coupe, l’acte
photographique fait passer de l’autre côté de la (tranche); d’un
temps évolutif à un temps pétrifié, de l’instant à la perpétuation,
du mouvement à l’immobilité…17
Les photos de paysages sauvegardés dans les archives de
déplacements exposent des rapports avec la nature et des manières
de regarder le monde en lui révélant par des petits récits visuels.
Ces photos sont contaminées par les déterminants technologiques et
sociaux qu’expriment des relations avec l’environnement.
La constitution d’archives est fort pratiquée dans l’art contemporain.
À côté de son œuvre en peinture, fondée sur la photographie,
Gerhard Richter18 accumule, pendant des années durant, des images
qui jouent en tant que sources potentielles pour ses peintures. Il
ramasse ces images, dans un certain ordre, sur des panneaux. Cette
collection nommée “Atlas” est un grand réservoir d’images à la
disposition des projets de l’artiste. Ils contiennent, en majorité, des
instantanés d’amateur ainsi que des reproductions des journaux
et des magasines populaires. Ce sont ajoutés à ces catégories, un
grand nombre de portraits pornographiques et des photos des
figures historiques et d’événements célèbres comme des survivants
des champs de concentration d’Hitler, entre autres.
L’Atlas rempli, de toute évidence, d’autres fonctions que celui d’un
simple dépôt de stockage d’images mémorables. Cette évidence est
confirmée quand les croquis pour des installations, les plans pour les
commissions publiques, les schémas techniques pour l’ameublement
16
DUBOIS, 2000, p. 179.
17
Ibid. p. 168.
18
http://www.gerhard-richter.com/art/atlas/atlas. Consulte réalisée le 15 janvier,
2009.
domestique, et les collages des arrangements hypothétiques sur une
échelle véritablement monumentale y étaient ajoutés. Plus récemment,
un grand nombre des différents paysages, presque en série, produits
au cours des voyages ont été incorporés. Ce qu’au départ avait un
caractère contingent, improvisé et cumulatif, a pris avec du temps et
avec la présentation publique répétée, une certaine logique interne
et une dynamique particulière de l’Atlas lui-même. De cette façon, la
collection à caractère d’albums a muté dans un projet potentiellement
encyclopédique, alimenté par les impulsions personnelles, temporaires,
et par accroissement continu. Richter fréquemment affirme qu’il n’a
aucun programme et aucune idéologie, et qu’il procède selon aucune
prévision préconçue concernant son œuvre. L’Atlas n’est régi par
aucune logique de dépassement, ni aucune polémique: des fragments
du monde les plus divers coexistent côte à côte en état de latence.
Ce qui l’Atlas révèle par l’absence d’idéologie, est bien l’appréhension
photographique de l’artiste dans l’élaboration de son art.
Dans déPLIement du paysage, il est question de photographier
l’univers circonscrit dans le passage, de prendre des documents
dans l’acte même de l’expérience du paysage, ou bien, de fixer
certaines traces du trajet, en tant que des données visuelles,
bruts, du réel. Cette collection d’images prise dans les trajets
demandent, par la suite, un processus d’archivage numérique. Elles
constituent un work-in-progress de fragments de paysages; une
banque d’images, constamment alimentée qui compte aujourd’hui,
avec 12.000 photos numériques environs, prises des différents lieux
dans la nature ou dans des zones urbaines au Brésil, en France et
Espagne. Les agencements par trajet, date, lieux et sujet donnent
déjà du sens, étant donné qu’ils forment un genre de journal de
bord des déplacements et supposent, en quelque sorte, un ordre
symbolique du réel.
La mutation du paysage dans sa représentation
Entreprendre un projet artistique qui implique le procédé
photographique demande une large connaissance du procédé luimême et de surtout de l’objet qu’il fabrique. Nous voulons dire par
là de la nécessité de prendre en considération que la photo n’est
pas un miroir transparent du monde et qu’il ne faut pas oublier
qu’elle codifie les apparences par convention. Parmi les techniques
de figuration, la photographie est celle où la représentation est
au plus proche de l’objet par son rapport physique, direct, entre
l’image et le référent.
Les théories sur la photo montrent combien l’objet se trouve
intimement lié avec sa représentation. Et, à la fois, définitivement
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séparés à cause du dispositif technique qui détermine cette coupure
entre le réel et la réalité de la photo. Il en résulte, malgré la
liaison entre la représentation photographique et l’objet de son
origine, qu’une distance absolue entre le deux soit irrémédiable. La
fermeture de l’obturateur détermine une coupure à l’instant même
qu’une photo est faite et toute liaison avec le réel reste purement
symbolique. C’est comme si une fine tranche coupait définitivement
le fil qui lie l’image au monde19. Dans toute photo, il y a toujours
une image séparée, imprégné par un instant d’intimité avec le réel,
disparu pour toujours. Toute photo reste une image isolée mais
obsédée par cette liaison avec le réel. Roland Barthes, (La chambre
claire) attire notre attention sur ce fait incontesté de la photographie:
«ce que la photographie reproduit à l’infini est arrivé seulement
une fois. La photo répète mécaniquement ce que jamais pourra
se répéter dans l’existence».20 Cette coupure du flux du temps lie,
symboliquement, l’image à la mort, renvoyant au célèbre «ça a été»21
de Roland Barthes. Impossible de revenir à l’instant de la prise de
vue néanmoins le registre d’un fragment de lieu, d’un espace, d’une
étendue de la nature, ou d’un instant de l’existence reste à jamais
figés dans la mince couche de l’image photographique.
La photographie opère toujours l’aller-retour entre le présent de la
photo et l’ailleurs du référent et du moment vécu, imagé dans la
photo. Cette magie c’est la fascination que la photographié exerce
sur nous, dès son surgissement. Regarder une photo c’est voir
quelque chose qu’un jour a été devant l’appareil photo, et qui reste
au plus présent dans notre imaginaire, autant que nous savons de
l’impossibilité et de l’irréversibilité des événements vécus. La distance
dans la proximité, l’absence dans la présence, l’imaginaire dans le
réel: c’est bien cette l’oscillation entre l’ici de la photo et l’ailleurs
du moment de la prise de vue, qui fait l’aura de la photographie
telle que Walter Benjamin l’a définie.
Les notions d’empreinte et de trace du réel, inspirées par la
sémiotique de Pierce, sont attachées à la photographie. Vu que toute
photo renvois à un trait quelconque du réel, l’indice s’instaure au
moment de la prise de vue, par les rapports de contiguïté entre
l’image captée, et le référent. Dans les catégories de Pierce pourtant,
19
DUBOIS. Op. cit. 45-53.
20
BARTHES, 1998, p. 17.
21
Ibid., p. 109.
la photo est un hybride, c’est-à-dire, indice dans le processus
d’instauration, et icône dans sa configuration, dans ses rapports de
ressemblance avec le motif, en tant que produit achevé. Une fois la
photo importée dans l’ordinateur devient une image virtuelle, une
fine couche de données iconiques sur lesquelles on peut intervenir:
du matériau pour faire de l’art.
La photographie dans l’art depuis l’événement du
numérique
Avec l’appareil photo numérique, la photographie s’est enrichie
énormément de ressources de cette nouvelle technique. Le film est
remplacé par le senseur électronique ce qui permet de capter et
stocker d’un grand nombre d’images22 sous la forme numérique. À
travers l’écran de cristal liquide de l’appareil photo, de regarder
l’image à l’instant qui suit la prise de vue. Une fois déchargées sur
l’ordinateur, les images sont, soit visualisées sur l’écran, soit elles
sont soumises à des traitements divers par le biais des logiciels de
traitement d’images ou de programmation informatique.
Manovich observe que la photographie a survécu à des vagues de
changements technologiques, y compris l’automatisation de toutes les
étapes de sa production et de la distribution culturelle, dû au fait
de sa flexibilité et possibilité d’hybridation avec d’autres médiums.
Vraisemblablement, la photographie s’avère un code représentatif
incroyablement résistant aux mutations subies par l’art et la société,
et cela, sans doute, grâce à la flexibilité de croisement avec toutes
autres formes visuelles à 2 ou 3 dimensions, d’images fixes, ou
en mouvement.
En effet, la photographie répond avec efficacité aux besoins des
artistes contemporains en tant qu’outil pour capter des images
du réel en vue de leurs faire subir à des processus d’hybridations.
Avec les possibilités technologiques, on peut prendre comme point
de départ les informations visuelles du réel, obtenues par la prise
de vue, pour arriver à d’autres résultats. Dans les pratiques des
artistes contemporains la photographie se présente, souvent, comme
une première couche d’un processus d’hybridation. Couchot23 observe
que la révolution technologique ajoute à la chambre noire de la
photographie, la chambre virtuelle de l’ordinateur.
22
Le plus souvent dans des cartes qu’ont une capacité plus large de mémoire.
23
COUCHOT, 2000, p. 25-32.
Effectivement, la photographie après l’événement du numérique,
dépasse le statut de la représentation si bien fondé dans les
catégories de Pierce, l’icône, le symbole et l’indice, pour basculer
du côté du simulacre. Les données du réel sont contaminées par
une infinité de variations possibles dû au traitement numérique les
renversant du côté de la fiction, comme dans l’œuvre “Fantasia de
Compensação” où l’artiste Rodrigo Braga présente, dans une série des
photos, les fragments d’un processus chirurgical de la mutation de sa
propre tête avec celle d’un chien. En effet, l’astuce de l’artiste consiste
à faire jouer les codes culturels de la photographie document (devant
une photographie chacun est convaincu d’une certaine réalité de
l’objet), tout en travaillant avec les simulations numériques. Ou bien
dans la série “Heliópolis”, les grandes photos de Dionisio Gonzalez où
l’artiste fait une critique sociale et une réécriture architecturale des
“favelas” du Brésil. Dans les photos des favelas, où l’on constate, de
toute évidence, l’absence de planification et d’ordre, l’artiste incruste
des fragments architecturaux contemporains vraisemblablement
réalisés avec des matériaux portant une technologie poussée, en
contrepoint avec l’improvisation et la précarité des maisons réelles.
Ce contraste crée par l’hybridation des vrais cabanons avec d’autres
façades virtuelles provoque un sentiment d’étrangeté promu par
la juxtaposition entre le précaire et l’improvisé parue l’image des
façades réelles et la planification technologique des fragments de
bâtiments inclus virtuellement.
Ces exemples, comme tant d’autres proposés dans les lieux
d’exposition d’art contemporain, confirment la variabilité en tant
qu’un des principes définissant les nouveaux médias24. On remarque
que l’image photographique traitée par l’ordinateur, favorise la
mutation de la réalité de la vision dû évidement aux rapports de
la photographie avec les questions de la représentation, par une
réalité de conception car elle n’est pas, définitivement, quelque
chose de fixe, une fois pour toutes. Mais possible d’exister par des
différentes et infinies versions.
Les déPLIements du paysage
En partant de cette collection de données iconiques du monde, en
laboratoire, quelques images de l’archive sont choisies pour êtres
traités. La proposition consiste à reconstruire les images du monde
en déconstruisant le référent de la photo, lui, resté dans la réalité
et perdu pour toujours dans un instant passé. La construction du
travail reprend les procédés de la peinture sachant que la peinture
est faite par adition de matière sur la toile et par la construction
de plans en superposition. Prenant appuy sur les processus additifs
de la peinture, la démarche consiste à choisir une, deux ou trois
images dans les archives de déplacements, pour tenter, virtuellement,
de les signifier à nouveau. À cette peau infra mince extraite du réel,
un nombre indéfini de couches, avec ses propres donnés iconiques,
y sont ajoutés. Dans ses reconstructions, en vue de soutenir la
cohérence des enjeux sémantiques, une règle fondamentale s’impose:
ne rien ajouter aux informations visuelles que ne soient pas au
préalable, dans les images.
Il est question uniquement de répéter systématique et indéfiniment
dans des séries combinatoires, les données iconiques de chaque
image. Les procédés sont restreints à la superposition, juxtaposition
et les systèmes d’inclusion… Dans cette marge étroite d’opérations,
il devient possible re-signifier les informations visuelles du référent
photographique et rendre expansible à l’infini, le processus de l’image.
Dans déPLIements du paysage, pourrait-on dire, “règne le principe
de l’adition infinie”.25
Autrement dit, il s’agit de répéter à l’exhaustion les mêmes éléments
iconiques, choisis au préalable, en les répétant26 jusqu’à en trouver
des nouvelles syntaxes capables de produire de l’irréel, à partir
des données du réel.
Dans une certaine mesure, un processus en rapport avec le concept
de collage et les photomontages surréalistes portant cette différence:
dans les déPLIements du paysage il s’agit de répéter, exhaustivement,
les mêmes images, tandis que dans les propos surréalistes il s’agissait
de rassembler sur le même support des éléments hétéroclites,
déconnecte ou bien, retirés de contextes différents, sans les répéter.
Un processus aussi en proximité avec les procédés employés par
Max Ernest dans les œuvres où il explorait des nouvelles syntaxes
à partir d’images connues.
25
24
“New media is characterized by variability. […] Instead of identical copies, a
new media object typicaly gives rise to many differents versions. And rather
then being crated completely by human author, these versions are often in part
automatically assembled by computer. […] Thus the principle of variability is
closely connect to automation” (MANOVICH, 2001, p. 36).
FOUCAULT, 2006, p. 326.
26
Pour avoir l’idée du nombre de répétitions mises en place, à partir de photos
avec 1 à 7 Megabytes de mémoire, dans les déPLIements du paysage, sont gérés
des archives numériques avec 1,2, 3, et même 4 Gigabytes.
261
FRANÇAIS
SANDRA REY, Marcher: expérience esthétique, déploiement numérique

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