La jeune femme qui n`aimait pas choisir

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La jeune femme qui n`aimait pas choisir
K_Gitsh
La jeune femme qui n'aimait
pas choisir
Publié sur Scribay le 03/05/2016
La jeune femme qui n'aimait pas choisir
À propos de l'auteur
"La connaissance ne se présente qu'en éclair.
Le texte est le roulement bien tardif du tonnerre "
Walter Benjamin
À propos du texte
« Le mari, l’amant caressent la même femme, mais c’est chacun une femme
différente qu’ils aiment. » Jérôme Touzalin.
Licence
Tous droits réservés
L'œuvre ne peut être distribuée, modifiée ou exploitée sans autorisation de l'auteur.
La jeune femme qui n'aimait pas choisir
24. G.
Gary attend. Il est nerveux. Il est inquiet. Il faut dire que la patience ne lui
correspond pas vraiment. Gary est un homme d’immédiat : attendre l’a toujours
profondément agacé. Tandis qu’il patiente tant bien que mal, il sent la tension qui
monte en lui. Il se demande comment la conversation avec Émilie va se passer.
Quand il lui a dit bonjour ce matin, il a trouvé étrange de l’embrasser sur les joues. Il
a essayé de paraître le plus naturel possible, il est probablement le seul à estimer
qu’il a réussi.
Il ne veut pas l’ignorer. Il le voudrait qu’il ne le pourrait pas. Il pense que parler les
soulagera. Il espère que les mots peuvent relâcher la tension qu’il sent en lui dès
qu’il la voit.
Gary attend qu’Émilie termine. Il regarde les petites taches de couleurs qui
parsèment le lino à ses pieds. Il les trouve fascinantes tout à coup. Lorsqu’elle arrive
enfin, elle est rayonnante. Ses lunettes cachent un peu ses yeux, c’est dommage. Ses
cheveux forment une tignasse folle autour de son visage, ils lui donnent un côté
sauvage et sexy. Il adore ses cheveux, ils sont magnifiques avec leurs énormes
boucles et leurs reflets châtains. Il a toujours pensé que la chevelure d’une femme
représente sa meilleure arme de séduction. Il a toujours pensé que c’est parce que
certaines femmes étalent ce genre de crinière que certains hommes les voilent.
Gary se qualifie comme un fervent féministe. Pour lui, la Femme, avec une
majuscule, définit l’essence même de la beauté. Le corps d’une femme est subtil, il
est en courbe et en recoin. C’est systématiquement une découverte. Il trouve que
sous leur fragilité, les femmes sont fortes, solides, téméraires. Il a toujours pensé
qu’elles sont la faiblesse des hommes. Quand Émilie s’avance vers lui, elle est tout
cela à la fois. Elle est libre et indomptable. C’est une amazone.
—
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Désolée, tu attends depuis longtemps ?
Non.
On y va ?
Oui, bien sûr.
Il s’entend parler et ses réponses laconiques lui donnent l’impression de ressembler
à un idiot. Il sait très bien que la plupart des gens le prennent pour un idiot, il n’a
pas trop envie qu’Émilie le voie ainsi. Il sait qu’il est plus intelligent que ça, il doit se
ressaisir. Elle a l’air si sûre d’elle, si détendue qu’elle l’intimide.
Elle l’entraîne vers le petit café qui trône deux rues plus loin. Ils marchent côte à
côte. Gary garde les mains dans ses poches et ne dit rien. Il n’a jamais trop su
comment lancer une conversation. Il regarde droit devant lui, mais jette de temps en
temps un petit coup d’œil vers elle. Il fait beau, le soleil danse dans ses cheveux. Elle
marche le nez en l’air comme si elle chassait les papillons. Les yeux grands ouverts,
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elle observe tout avec fascination. Il essaye de regarder autour de lui sans succès.
Quelque chose doit lui échapper car il ne comprend pas ce qu’elle juge intéressant
dans les voitures qui les croisent ou dans les trottoirs bancals. Il se dit qu’Émilie
évolue dans un autre monde que le sien. C’est vrai qu’elle paraît toujours distraite et
dans la lune. Il trouve ça plutôt charmant, mais un peu bizarre aussi.
Ils prennent une table à l’écart. Il commande deux cafés et se demande comment il
va bien pouvoir engager la conversation.
— Comment tu vas ?
À peine a-t-il posé la question qu’il a envie de disparaître.
— Ça va, merci. Et toi ?
— Ça va.
Nouveau silence. Elle regarde dans toutes les directions sauf la sienne. Elle tripote
une de ses boucles. Elle semble peut-être un peu plus nerveuse tout à coup.
— Tu as passé de bonnes fêtes ? demande-t-il à nouveau.
— Oh oui ! Les enfants sont toujours fous pour Noël. Ils sont horriblement gâtés et
ne savent jamais où donner de la tête.
— Oui, c’est vrai. La mienne est trop petite pour s’en rendre compte, elle préfère
jouer avec les emballages au lieu du cadeau.
Émilie le fixe pour la première fois depuis qu’ils sont assis. Sur ses traits se mêlent
surprise et incrédulité. Émilie exhibe un visage extrêmement expressif. Elle fait
souvent preuve d’une sincérité et d’une franchise désarmante.
— La tienne ?
— Oui, ma fille. Elle a 18 mois, non, plutôt 20. Je m’y perds quand on parle en mois.
Bref, elle a bientôt deux ans.
— Tu as une fille.
— Oui Émilie, j’ai une fille.
— Tu es marié ?
— Pas encore. Avec la naissance de la petite, on n’a pas vraiment pu planifier le
mariage.
Elle porte sa main à sa bouche. Gary arrive à lire dans ses yeux à quel point elle se
sent attristée.
— Je suis désolée Gary, je ne savais pas.
— Je pensais que tu le savais.
— Comment j’aurais pu ? Tu ne m’as jamais parlé de ta femme ou de ta fille. À vrai
dire, on n’a jamais parlé de quoi que ce soit, avant de… de…
La serveuse leur apporte leur commande. Elle interrompt parfaitement leur
discussion. Tous les deux se penchent sur leur tasse, fascinés par le liquide noir
comme s’ils voyaient du café pour la première fois de leur vie. Émilie est la première
à rompre le silence.
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Je n’en reviens pas que tu sois marié, et père !
Pourquoi ça te paraît si surprenant ?
Je ne sais pas. Tu n’as pas vraiment le profil. J’imagine en tout cas.
Le profil ?
Disons que… tu ne donnes pas l’air très rangé comme garçon. Surtout l’autre soir.
Tu peux parler ! lui réplique-t-il un peu vexé.
Elle sourit en portant la tasse à ses lèvres.
— Ce n’est pas faux ! Il faut être deux pour ce genre de choses. Je suis vraiment
désolée, Gary.
— Moi, non. Sauf si tu te sens coupable vis-à-vis de ton mari.
— Honnêtement ? Non. Je ne me sens pas coupable. J’imaginais que je me sentirais
coupable, mais en fait, je me sens bien. Et toi ? Tu te sens coupable par rapport à ta
femme ?
— Je pense que si ma femme l’apprend, elle me coupe les couilles. Sinon, non, je ne
me sens pas coupable. Je crois que ça m’a fait du bien. Par contre, je te jure que ce
n’était pas prémédité.
— Je l’espère pour toi parce que moi non plus.
Gary se détend au fur et à mesure qu’elle lui répond. Ils ressentent la même chose et
ça le rassure. Il avait peur qu’Émilie soit une « casse-couilles » même s’il sent qu’elle
a un certain potentiel dans cette voix. Entendre qu’elle non plus, n’éprouve pas de
sentiment, finit de le déculpabiliser. Il poursuit.
— C’était pur et spontané. C’était le plaisir de l’instant et rien d’autre.
— Entièrement d’accord. Je ne sais pas si tu ressens la même chose, mais ça fait du
bien de se sentir… Comment dire ? Vivante.
— Libre, ajoute-t-il. Libre du quotidien et de toute cette vie bien rangée, déjà sur les
rails, comme s’il n’y avait plus de surprises, comme si tout était déjà cadré…
— Exactement ! Pouvoir se laisser encore surprendre. Ce n’était pas planifié, pas de
sentiment, uniquement des sensations et rien de plus. Ça fait du bien de juste
ressentir sans se poser de questions.
— Sans analyse, sans avoir peur de ce que l’autre va interpréter ou non.
— Mais oui ! Juste se laisser porter par l’intensité du moment, confirme-t-elle
— Pour être intense, c’était intense !
— Ouais… un peu décevant aussi si je peux me permettre.
Elle rit comme il baisse la tête sur le rappel de sa piètre performance. Il se sent
honteux.
— Je ne suis pas si précoce d’habitude, tu sais ? J’ai même beaucoup d’endurance !
— Surtout, ne te justifie pas : c’est pire ! dit-elle en riant de plus belle.
— Un jour, je te le prouverai.
Émilie s’arrête de rire instantanément et baisse les yeux sur sa tasse. C’est fou
comme le café devient fascinant par moments ! Gary perçoit son embarras. Il se
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satisfait de lui avoir cloué le bec. Il remarque surtout qu’il la trouble, de toute
évidence, et à cette pensée, il ressent à nouveau du désir pour elle. Il la fixe
intensément. Quand elle essaye de relever la tête, elle plonge ses grands yeux
noisette dans les siens et détourne immédiatement le regard en pinçant les lèvres.
Sur elles se dessine une moue à la fois gênée et amusée. Il a envie de l’embrasser, de
se rappeler le goût de sa bouche. À la façon qu’elle a de passer la langue sur ses
lèvres, il suppose qu’elle ressent la même chose.
Elle n’ajoute rien. Elle ne relève plus la tête. Elle se contente de terminer son café et
de sortir trois pièces qu’elle pose sur la table.
— Garde la monnaie, lui dit-elle sans lui laisser le temps de protester. Salut Gary, et
à demain.
Elle est partie. Gary commence à regretter ses derniers mots. Il se demande
pourquoi il les a prononcés. Il se dit qu’il est peut-être un peu con parfois.
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