A la découverte du tahtib, le bâton égyptien

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A la découverte du tahtib, le bâton égyptien
A la découverte du tahtib, le bâton égyptien
Une entrevue avec Luc Dumas
Il n’existe pas un berceau unique des arts martiaux. L’Egypte, la Grèce, Rome,
l’Inde, la Chine, l’Occident médiéval, l’Espagne du "siècle d’or", toutes les
grandes civilisations ont connu la pratique des arts martiaux. Avec le
développement technologique et la déchéance des castes militaires ceux-ci
ont perdu de leur importance pour ne survivre souvent que dans les milieux
populaires du monde rural traditionnel. C’est ce que l’on constate par
exemple en Egypte où les pratiques guerrières des soldats de Pharaon ont
donné naissance à un jeu de bâton à la fois esthétique et redoutable, le
tathib (1). Luc Dumas, bâtonniste passionné, nous parle de cette discipline
exotique.
José Carmona : Bonjour Luc. Tu as pratiqué plusieurs disciplines martiales dont
le karaté shito ryu. Pendant plusieurs années je t’ai vu aux côtés de JeanMarc Ortega auquel tu servais de partenaire lors de séances photos
percutantes organisées pour le magazine Arts et Combats. Nous nous étions
éloignés quelques temps et je te retrouve aujourd’hui avec une passion pour
les arts du bâton et notamment cette technique étonnante qui a voyagé de
l’Egypte des pharaons jusqu’à nous, le tahtib. D’où vient ton intérêt pour la
plus simple et rudimentaire des armes ?
Luc Dumas : C’est par l’intermédiaire de Bernard Maquin que j’ai été
contaminé par ce virus. Bernard Maquin (1932-2004) était un créateur de
joaillerie de grand renom qui a terminé sa carrière en Thaïlande où il a
transmis son savoir-faire et été choisi par le roi pour habiller le célèbre
Bouddha d’émeraude (2). C’était un homme cultivé qui avait de nombreux
centres d’intérêts dont les arts martiaux _ il a été le premier champion de
France de karaté (3) _ et le zen du maître zen Deshimaru. J’ai fait sa
connaissance en 1976 dans son dojo de Charenton en région parisienne où il
enseignait principalement le karaté et la méditation zen en introduisant
parfois des disciplines annexes. C’est ainsi que j’ai découvert avec lui le
bâton français et la canne dans une méthode que je pense être celle du
maître Roger Lafond (4).
J. Carmona : Tu m’as dit que Bernard Maquin avait développé des formes de
bâtons. Raconte-nous la genèse de cette création qui nous mène par des
détours inattendus au tahtib égyptien.
L. Dumas : Vers 1980, je me suis mis à l’étude de l’aïkido en parallèle avec ma
pratique du karaté. Mon professeur nous initia au maniement de ce bâton
relativement court que l’on désigne sous le nom de jo. De retour au dojo de
B. Maquin, j’ai montré à ce dernier ce que j’avais appris et il fut vivement
intéressé par cette façon de manier le bâton. Quelques temps plus tard et à
ma grande surprise, il annonça à ses élèves qu’il avait créé une forme de
bâton qu’il intégra à son enseignement. Jusqu’en 1982, il composa quatre
enchaînements au bâton qui témoignent de ses étonnantes capacités
créatrices. Plus tard, il ajouta une dernière forme inspirée par combat au
poignard qu’il avait pratiqué alors qu’il était chez les parachutistes au cours
des années 1950.
J. Carmona : Ces formes ont-elles été diffusées ?
L. Dumas : Tout cela est resté plus ou moins confidentiel jusqu’à ce que
Bernard fasse la connaissance d’un karateka égyptien, Adel-Paul Boulad, qui
s’intéressait beaucoup de son côté à l’art du bâton. Bernard, étant alors
malade, il me demanda de présenter ces techniques ce qui aboutit
finalement à la réalisation de cinq cahiers techniques au cours des années
1999 et 2000. Adel-Paul Boulad de son côté nous a permis de découvrir l’art
du tathib en invitant en France Mohamed el Sayed un danseur et
chorégraphe. Ces deux pratiquants de tahtib sont à l’origine des premiers
groupes constitués en France ainsi que des premières présentations
publiques.
J. Carmona : Le tathib a donc été présenté à ce moment-là comme un
aspect du folklore traditionnel égyptien…
L. Dumas : En effet, la pratique comporte des pas dansés et les joutes sont
accompagnées par des instruments de musique tels que le derbouka et la
flûte mizmar. Mohamed el Sayed a insisté sur la dimension artistique inhérente
à cette discipline. C’est cette version du tahtib qui a été présentée au public
de Bercy en 2010.
J. Carmona : Qu’en est-il de la pratique guerrière du tathib?
L. Dumas : Elle est indissociable de cette dimension artistique. La pratique
guerrière est attestée depuis dès la Ve dynastie, il y a 4000 ans. Les fresques
plus récentes qui ornent les tombeaux de Beni Hassan (5) en témoignent au
milieu de nombreux scènes représentants des exercices martiaux de toutes
sortes. La pratique traditionnelle qui s’est conservée jusqu’à nous comporte
de nombreux aspects chevaleresques et peut-être d’autant plus rude que ce
maniement du bâton privilégie les attaques à la tête. Celle-ci n’est en
principe qu’effleurée mais on imagine que si les jouteurs se laissent emporter
par leurs passions les chocs peuvent être violents…
La tenue du bâton dans la pratique du thatib
J. Carmona : Peux-tu nous décrire le jeu du tahtib dans ses grandes lignes ?
L. Dumas : Comme je l’ai signalé la pratique est accompagnée par des
musiciens qui rythment les échanges. Le bâton qui est en rotin et mesure
environ 1m30 est tenu dans la main droite par un de ses bouts. Le jeu du
poignet est important pour le faire tournoyer, la main gauche venant en
renfort dans certaines positions d’attaque et de défense. Selon les écoles, on
utilisera une seule extrémité du bâton ou les deux. La joute qui se déroule à
l’intérieur d’un cercle comporte des exercices codifiés, parfois effectués en
position assise ou allongée pour le défenseur. Le combat libre se fait à la
touche la victoire se remportant au bout de trois contacts, une seule touche
à la tête étant décisive. L’importance de la tête comme cible principale
explique que les gardes soient particulièrement hautes. Les échanges sont
précédés d’un salut complexe et de pas de danses au cours desquels les
adversaires se jaugent.
J. Carmona : Tu as fondé avec d’autres fervents bâtonnistes une association
pour promouvoir les arts du bâton, quels sont ses buts ?
L. Dumas : Il s’agit de l’Association des Arts et jeux de combat (AAJC). L’idée
est d’utiliser le bâton comme un moyen sans s’enfermer dans le carcan d’une
technique particulière ou dans une logique gagnant-perdant. Nous y
professons donc le non-dualisme en utilisant le jeu comme moyen
pédagogique. Autrement dit, ne pas se battre contre, mais ce battre avec
ce qui d’ailleurs est l’étymologie du terme « combat ». Nous nous inspirons
bien évidemment des cinq formes de Bernard Maquin et du tahtib mais notre
étiquette est celle du « bâton libre », une recherche évolutive privilégiant
l’échange en collaboration.
Propos recueillis par José Carmona
Pour en savoir plus :
www.arts-et-jeux-de-combats.fr
www.tahtib.com
Notes de la rédaction :
(1) Le nom complet est Fann al nazaha wal tahtib qui peut être traduit par
« Art de la droiture et du bâton ».
(2) Symbole de la dynastie royale, le Bouddha d’Emeraude est une petite
statue en jadéite qui est exposée dans la chapelle du Grand Palais de
Bangkok. Selon un rituel lié aux saisons, le roi lui-même revêt la statue de l’un
de ses trois costumes d’or et de pierreries.
(3) Sur Wikipédia, on trouve pour ce premier titre de champion de France
l’indication de l’année 1957 ce qui correspond à la date de la première
compétition nationale organisée… au Japon ! En fait, les premiers
championnats de France eurent lieu en 1962.
(4) Roger Lafond (1913-2011), héritier de la tradition des maîtres d’armes du
bataillon de Joinville, virtuose du bâton et de la canne, créateur du Panache
_ une méthode de combat éclectique _ est surtout connu pour avoir été
l’une des principales figures de la boxe française.
(5) Le site de Beni Hassan est un ensemble de tombeaux princiers remontant
au Moyen Empire (2033-1786 av. J.-C.) situé sur la rive droite du Nil, à 18 km au
sud d’Al-Minya.