Femmes réfugiées tchétchènes : des compagnes de route
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Femmes réfugiées tchétchènes : des compagnes de route
2012/06 Femmes réfugiées tchétchènes : des compagnes de route silencieuses ? par Christine Moderbacher Analyses & Études 1 Monde et Droits de l’Homme Siréas asbl Nos analyses et études, publiées dans le cadre de l’Education permanente, sont rédigées à partir de recherches menées par le Comité de rédaction de SIREAS sous la direction de Mauro Sbolgi, éditeur responsable. Les questions traitées sont choisies en fonction des thèmes qui intéressent notre public et développées avec professionnalisme tout en ayant le souci de rendre les textes accessibles à l’ensemble de notre public. Ces publications s’articulent autour de cinq thèmes Monde et droits de l’homme Notre société à la chance de vivre une époque où les principes des Droits de l’Homme protègent ou devraient protéger les citoyens contre tout abus. Dans de nombreux pays ces principes ne sont pas respectés. Économie La presse autant que les publications officielles de l’Union Européenne et de certains organismes internationaux s’interrogent sur la manière d’arrêter les flux migratoires. Mais ceux-ci sont provoqués principalement par les politiques économiques des pays riches qui génèrent de la misère dans une grande partie du monde. Culture et cultures La Belgique, dont 10% de la population est d’origine étrangère, est caractérisée, notamment, par une importante diversité culturelle Migrations La réglementation en matière d’immigration change en permanence et SIREAS est confronté à un public désorienté, qui est souvent victime d’interprétations erronées des lois par les administrations publiques, voire de pratiques arbitraires. Société Il n’est pas possible de vivre dans une société, de s’y intégrer, sans en comprendre ses multiples aspects et ses nombreux défis. Toutes nos publications peuvent être consultées et téléchargées sur nos sites www.lesitinerrances.com et www.sireas.be, elles sont aussi disponibles en version papier sur simple demande à [email protected] Siréas asbl Service International de Recherche, d’Éducation et d’Action Sociale asbl Secteur Éducation Permanente Rue du Champ de Mars, 5 – 1050 Bruxelles Tél. : 02/274 15 50 – Fax : 02/274 15 58 [email protected] www.lesitinerrances.com – www.sireas.be 2 Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles N adja, Tchétchène, a presque 80 ans et pourtant malgré son âge elle est encore pleine de vitalité. Autonome dans sa « nouvelle ville » qu’est Bruxelles, elle nous montre une « contre-image » de la représentation stéréotypée que donnent les médias des femmes réfugiées. Elle n’est bien entendu pas la seule femme réfugiée à s’adapter rapidement à sa nouvelle vie. J´ai rencontré Nadja dans le cadre de nos activités d’Éducation Permanente et cette rencontre m’a fait réfléchir sur les stéréotypes véhiculés dans la société à propos des femmes réfugiées. La représentation des femmes réfugiées Dans les médias, les femmes réfugiées sont le plus souvent dépeintes comme des victimes, passives - une masse uniforme sans nom, sans histoire. La télévision crée un stéréotype du réfugié passif et impuissant, silencieux et anonyme. Les Tchétchènes arrivés en Belgique rejoignent le rang de ces réfugiés représentés comme une masse sans histoire et apolitique. La guerre en Tchétchénie a sans doute été la moins médiatisée. Cependant le peu d’images captées et présentées au monde nous montre des femmes tchétchènes opprimées qui souffrent de la violence masculine. Elles tentent de survivre avec leurs enfants dans un Grozny bombardé et en ruines. Contrairement aux hommes qui eux sont souvent dépeints comme violents et rudes, les femmes réfugiées sont traitées et représentées comme des enfants et comme des victimes passives qui doivent être protégées et qui ne peuvent pas parler pour elles-mêmes. 3 D’après le « global trends » de l’UNHCR 2011 (1), il y a 22 402 réfugiés et 19 006 demandeurs d’asile en Belgique. Parmi eux, les demandeurs d’asile venant de la Fédération de Russie, principalement d’origine tchétchène, sont devenus l’un des groupes les plus important en Europe. (2) Alors que les femmes sont marginalisées dans la représentation des medias et dans la littérature scientifique où elles sont répertoriées comme étant seulement des compagnes, elles représentent quand même 30% des demandeurs d’asile en Europe. Récemment, quelques corrections ont été apportées dans la recherche scientifique (3). Une variable a en effet été ajoutée sur le genre, mais le sujet n’est pas devenu un axe de recherche central pour autant. Cela s’explique peut être par la simple raison que les femmes réfugiées sont doublement victimes, non seulement en tant que réfugiées, mais aussi en tant que femmes pendant et après leur fuite. Elles restent en effet des proies faciles pour les mauvais traitements et les abus sexuels. (4) Une vision différenciée Nadja est tout le contraire d’une victime passive. A près de 80 ans, elle maîtrise la grammaire française, elle cite Tolstoï et Dostoïevski et se met en colère si elle estime perdre son temps surtout lorsqu’elle n’apprend pas suffisamment en cours de français. Elle est cultivée, sociable et pleine d’humour. Du haut de son 1m50 et avec son allure toujours très soignée, Nadja nous offre une « contre-représentation », une vision différenciée de l’image habituelle donnée des femmes réfugiées. Les premières années en Belgique n’ont pourtant pas été faciles pour Nadja. Ne parlant aucune des 3 langues nationales, les choses élémentaires du quotidien paraissaient insurmontables à ce petit bout de femme. Elle a vécu dans la peur pendant sa demande d’asile. La Belgique, le Danemark, la Norvège, la République Slovaque, la Suède et le Royaume-Uni ont renvoyé certains demandeurs d’asile vers la Russie. (2) Les activités d’Éducation Permanente que nous proposons nous permettent souvent d’en apprendre un peu plus sur le passé de nos participants. Ainsi, au cours d’une visite du centre historique de Bruxelles, Nadja s’est arrêtée devant un magasin de musique avec un grand nombre de pianos. « J’avais l’habitude de jouer », nous dit-elle. A la question « Et pourquoi vous ne le faites plus? » Nadja a répondu: « Ma maison à Grozny boom, boom ! – plus de piano. » 4 Grozny et les deux guerres en Tchétchénie : des années de destruction totale La capitale Grozny comptait environ un demi-million d’habitants avant la première guerre de 1994. Les deux guerres ont eu raison de la Capitale et Grozny a été entièrement dévastée. La société tchétchène n’a jamais été un État indépendant avec une structure de pouvoir centralisé - elle fonctionne comme une organisation tribale patriarcale et segmentaire. En résultent encore aujourd’hui des conflits de clans. Le peuple tchétchène a toujours résisté aux invasions, cela fait partie de son histoire. L’occupation de la Tchétchénie commence en 1818 lorsque le Général Ermolov, pour assurer l’assise militaire de l’empire russe dans le Caucase du Nord, édifie quelques forteresses, dont Grozny (5). 160 ans plus tard, bien qu’il y ait eu des possibilités pour gérer le conflit pacifiquement, la Russie a finalement attaqué la Tchétchénie sous Eltsine, en 1994. Cette guerre a causé des milliers de morts et la capitale a été entièrement bombardée. Après seulement deux années de paix officielle entre 1997 et 1999, la deuxième guerre a commencé et fait plus de 160 000 morts. De nombreux Tchétchènes voulurent s’enfuir. Durant l’année 2007, 15 000 Tchétchènes ont quitté leur pays pour demander protection en Europe de l’ouest. Actuellement seulement 12 % de Tchétchènes veulent ou peuvent rester vivre à Grozny. Les guerres ont laissé leurs traces même si elles sont terminées. Mais d’autres problèmes encore provoquent le départ des Tchétchènes. Il n’y a plus de peuple tchétchène, déclare l’écrivain et président du conseil de la diaspora tchétchène, Soutan Iachourkaev dans un entretien: « L’Identité est comme la virginité : une fois perdue, on ne peut pas la retrouver. » Quand il est venu en Belgique il s’est senti comme « un Tchétchène sans visage, comme une empreinte digitale », il explique la perte de l’identité. « Notre malheur est que nos intellectuels n’ont pas réussi à trouver une place dans les processus politiques et sociaux, dont les conséquences sont tragiques. La majorité d’entre-eux se réfugient dans un passé qu’ils idéalisent, leurs héros sont « figés » dans une idéalisation ethnographique, alors que la vie bouge et avance. C’est comme si Camus avait réécrit La chanson de Roland.» (5) En plus, « Il y a, évidement, une fracture dans la société. Dans la république déchirée par la guerre, ils ont mis en place une sorte de régime islamique. (6) Et bien que les deux guerres du point de vue de Moscou aient probablement été également conduites pour contrer le « danger de l’islamisation », le pouvoir a été accordé à un homme dont le but est inverse : Ramzan Kadyrov. (6) 5 En outre, il y a très peu de travail en Tchétchénie. L’argent que Moscou a envoyé en Tchétchénie n’est pas utilisé pour créer des emplois ou aider les personnes traumatisées et normaliser la vie. Il va dans les poches des partisans de Kadyrov et dans des projets de prestige comme la construction d’une grande mosquée. Les indemnités destinées à ramener les gens dans leurs maisons détruites n’ont été que très partiellement versées, voire pas du tout. La corruption fleurit. (6) Les femmes sont particulièrement à risque en République tchétchène. Des rapports expliquent que des jeunes filles sont forcées de contracter un mariage avec des hommes qui travaillent pour le président Kadyrov. On a enregistré des incidents d’enlèvement de ces jeunes filles, souvent marquées psychologiquement, qui retournent chez leurs parents après leur «mariage». En octobre 2010, Ramzan Kadyrov a interdit l’enlèvement des épouses, les considérant comme une violation de la législation russe. Les femmes doivent porter un foulard pour entrer dans un bâtiment du gouvernement. Des rapports récents expliquent que Ramzan Kadyrov veut que toutes les enseignantes porte le foulard dans les écoles. En outre, il a suggéré que les femmes devraient porter le hijab et une longue robe qui les recouvre entièrement. Tout cela va à l’encontre de la société traditionnelle tchétchène1 et les femmes non-musulmanes se retrouvent exclues de la société, comme Nadja. (2) Elle fait partie des personnes qui ne pouvaient et ne voulaient plus rester et qui ont dû quitter leur maison détruite à Grozny. Plus jamais de piano « Plus jamais de piano » Avec des mots qui ne sont pas ceux de sa langue maternelle, Nadja nous livre un bout de son histoire: elle enseignait la musique et la littérature dans un lycée à Grozny. Si, en racontant cela, elle semble triste pendant un moment, elle se reprend vite. Najda n’a en effet pas beaucoup de temps pour se perdre dans 1 La Tchétchénie est majoritairement musulmane. La plupart des tchétchènes appartiennent à l’Islam sunnite et suivent la pensée de l’école Shafi’i, tandis qu’une minorité appartient á l´école Hanafi. Mais il y a aussi une tradition soufi et des croyants catholiques romain. Une petite minorité du groupe des rebelles tchétchènes modernes est Salafiste. 6 ses souvenirs. Elle a beaucoup d’autres choses à faire : des cours à suivre, des cours de piano à donner à ses petites-filles, le ménage dans la maison qu’elle partage avec son fils, sa belle-fille, ses deux petits enfants, etc. Nadja a fait sa vie à Bruxelles et s’est trouvé des amis. Bien entendu, le reste de sa famille et la Tchétchénie lui manquent. De son point de vue, il est plus facile pour une femme que pour un homme de s’adapter à sa nouvelle vie après l’exil. Dans la communauté tchétchène, la répartition des tâches est encore fort basée sur le genre. Les femmes doivent s’occuper de la famille, du ménage, de l’éducation des enfants, tandis que les hommes sont censés trouver un travail. Chose qui s’avère compliquée lorsqu’ils ne connaissent ni la langue, ni le fonctionnement, ni les us et coutumes du pays d’accueil. Nadja explique avec regrets que Bruxelles propose beaucoup plus de formations, de cours de langues et de programmes de loisirs pour des femmes que pour les hommes. Les femmes s’adaptent dès lors plus rapidement à leur nouvelle vie et cela peut parfois créer des problèmes dans la structure interne de la cellule familiale. «Et comme mon mari ne trouvait pas de travail, il a commencé à déprimer. Il a fait tout son possible mais c’est vrai que l’offre pour les femmes est beaucoup plus grande que pour les hommes,” nous explique Magdalena, elle aussi réfugiée tchétchène à Bruxelles. Ce changement de rôle lié au genre conduit souvent à une crise d’identité et une remise en cause de la masculinité. Selon Gisela Spreizhofer, anthropologue autrichienne, il s’agit là d’un phénomène fréquent lié à la migration. Une fois dans le pays d’accueil, le modèle familial traditionnel éclate puisque ce sont en général les femmes qui sont les premières à sortir et à nouer de nouveaux contacts de par leurs enfants et/ou les cours de langue. Tout cela crée un stress supplémentaire pour les membres de la famille qui sont déjà dans une situation difficile. Les femmes s’adaptent plus facilement à cette nouvelle configuration même si celle-ci mène parfois à des conflits intrafamiliaux. « La première fois… c’était le 14 juin 2001. On est arrivé à la Gare du nord et on nous a envoyés au centre pour réfugiés de Charleroi. Ici, j’ai retrouvé espoir en un avenir meilleur. Les enfants vont à l’école et moi j’ai suivi des cours de français. Après une année, mon mari a trouvé du travail. Il se sent mieux maintenant » écrivait Nadja dans un livret intitulé «Témoignages de femmes». Loin des clichés dont on affuble la plupart du temps les migrants et particulièrement les femmes, Nadja nous raconte fièrement qu’elle partira très bientôt au Japon, avec Magdalena, son amie tchétchène également âgée de 80 ans. Ensemble et accompagnées d’un groupe, elles vont rencontrer 7 des tchétchènes qui vivent au Japon. Le témoignage de Nadja et celui de Magdalena nous montrent que le femmes migrantes sont bien souvent plus que de « simples victimes qui accompagnent leurs hommes. » Cependant, ce témoignage met également clairement en évidence l’inégalité des hommes et des femmes migrants dans le processus d’adaptation au pays d’accueil. Tout ceci devrait constituer des pistes de réflexion dans l’établissement des politiques sociales d’accueil. 8 Bibliographie Toutes les sources ci-après ont été consultées aux mois de mai et juin 2012. 1. UNHCR, Global Trends 2011 http://www.unhcr.org/4fd6f87f9.html 2. ECRE: Guidelines on the treatment of chechen Internally Displaced Persons (IDPs), Asylum Seekers and Refugees in Europe: ECRE 2011 3. Schinnerl, Herwig/ Schmidinger Thomas/ Dem Kreieg entkomen? Tschetschenien und TschetschenInnen in Oesterreich. Wiener Neustadt, 2009 4. Malkki, Lisa: Speechless Emissaries: Refugees, Humanitarianism, and Dehistoricization. In: Cultural Anthropology 1996/11.5: 377 – 404 5. Entretien avec Soultan Iachourkaev: Tchétchènes en exil: un peuple sans visage. La Revue Nouvelle 8, 2007 6. S choll, Susanne: Die Normalität der Männer. Alltag in Tschetschenien heute.In: Schinnerl, Herwig/ Schmidinger Thomas/ Dem Kreieg entkomen? Tschetschenien und TschetschenInnen in Oesterreich. Wiener Neustadt, 2009 p. 121 – 127 Également à lire sur le sujet Amnesty International : Russie : Des défenseurs des droits humains de nouveau victimes de menaces et d’actes de harcèlement en Tchétchénie http://www.amnesty.fr/AI-en-action/Protegeons-les-personnes/Defenseurs-des-Droits-Humains/Actualites/Russie-Des-defenseurs-desdroits-humains-victimes-de-menaces-en-Tchetchenie-3223 Arapieva, Milana: A chechen at own will. http://www.doshdu.ru/digest. html?subsection=2§ion=15 Dunlop, John B.: Russia confronts Chechnya – Roots of a Separatist Conflict. Cambridge 1998 9 Sabra, Samah: Re-imagining home and belonging: feminism, nostalgia, and critical memory. Resources for feminist research 2008 Souleimanov, Emil: An endless war: The Russian-Chechen Conflict in Perspective. Frankfurt/Main 2007 Soultan Iachourkaev: Survivre en Tchetchenie. Traduit par Marianne Gourg. Gallimard 2006 Vatchagaev, Mairbek: Chechnya‘s Exodus to Europe: http://www.jamestown.org/chechnya_weekly/article.php?articleid=2373923 10 11 12