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Journal International De Victimologie International Journal Of Victimology Tome 6, numéro 4 (Juillet 2008) Clinique de l'exil - Réflexions à partir d'un cas clinique RUDE-ANTOINE, EDWIGE [FRANCE] Auteure Directrice de recherche CERSES/Université Paris Descartes/CNRS/UMR 8137 Résumé L’auteur propose une réflexion sur la clinique de l’exil à partir de la présentation d’un cas clinique. Elle aborde ainsi les questions des effets profonds de l’exil dans le mécanisme de structuration du sujet. Mots-clés Exil, sujet, étrangeté, langue, demeure, existence ßC’est en tant que chercheur au CNRS que j’ai commencé à m’interroger, outre les questions relatives aux flux migratoires et à leur causalité politique et sociale, aux recompositions culturelles et identitaires, à la construction sociale des catégories de l’altérité ainsi qu’à la question de l’exil. Je voudrais dans le cadre de ce congrès dont la thématique est « Trauma et histoire, Histoires de traumas » exposer un cas clinique pour porter une réflexion sur l’exil et ses effets profonds dans le mécanisme de structuration du sujet. Je serai conduite ainsi à une interrogation sur la clinique de l’exil. L’exil est un thème qui a suscité beaucoup d’œuvres littéraires et poétiques[1]. Il a pris un sens mystico-religieux et s’inscrit dans toute une mythologie. Comme l’écrit Martin Heidegger dans « Être et Temps », l’exil relève de l’originaire existentiale : « d’une manière existentiale ou ontologique, le ne pas être chez soi doit être compris comme le phénomène le plus originel » (Heidegger, 1985). Ce serait cette phénoménalité originelle de l’exil qui semblerait expliquer que certains cliniciens [2] (Nathan, 1994) la nient, prétendant que puisque nous sommes tous exilés, il n’y a pas à tenir compte de cet exil pour les sujets. Le choix de cette notion et de la clinique de l’exil trouve sa raison pour moi dans ma pratique analytique auprès d’hommes et de femmes venues d’ailleurs. Dans cette expérience, j’ai été conduite à m’inscrire dans le courant de pensée développé par Fethi Benslama (1995-1996). Ce dernier déconstruit la notion « d’exil », afin de nous restituer ses multiples éclairages. Dans son séminaire, il commence par une analyse linguistique du terme « exil », insistant à la fois sur le fait que « ex » en latin veut dire « hors de » et « île » JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(4) :282 CLINIQUE DE L'EXIL - REFLEXIONS A PARTIR D'UN CAS CLINIQUE veut dire « insulaire », déduisant ainsi le fait du lieu . Pour Fethi Benslama, ce mot connote quelque chose de particulier dans l’expérience subjective du déplacement. Ce n’est pas un déracinement dans le sens où l’homme n’a pas de racines car souligne-t-il, « l’homme est un être qui marche sur le sol et ses racines sont des constructions qui se référent à la dimension de la souveraineté et du territoire et qui va le lier à une terre. Le terme « racine » doit être utilisé dans le sens où le rapport à la terre, au sol est un rapport institué. S’il existe une dimension de l’espace physique, il existe toujours un rapport mythique, une fondation dans le langage ». La dimension de l’exil est donc la dimension du déplacement en tant que ce déplacement exige le passage hors lieu. Pour les sujets qui ont vécu une rupture, nous pouvons en effet relever dans leur symptôme cette recherche du lieu comme espace investi par une représentation. Lorsqu’un sujet est déplacé à la suite d’un génocide, d’une violence d’état ou pour une autre cause, il ne rompt pas seulement avec un environnement, une terre, il rompt également avec un espace en tant que cet espace est nommé, référé, institué et cela porte à conséquence. Si la rupture avec l’espace du champ anthropologique du groupe d’appartenance peut avoir des effets, elle ne doit pas être mise en avant car bien souvent en clinique, la mise en avant d’éléments culturels peut arrêter le processus de parole susceptible d’engager le sujet dans une reconnaissance de ce qui lui était arrivé. Le culturel risque alors de fonctionner comme un bouclier qui dévie en quelque sorte la signifiance de son cours vers le sujet, en tombant dans un déterminisme hors de son histoire propre. L’invocation culturelle peut transformer l’individualité en une masse anonyme. La reconnaissance culturelle empêche le sujet de s’identifier à son symptôme. Pour démontrer cela, je voudrais exposer un cas clinique, celui de Fatou. Fatou violente sa femme. Cet homme justifie sa violence en s’appuyant sur sa culture où les femmes doivent respecter le mari, me dit-il. Si je deviens complice de cette invocation culturelle, rien ne pourra changer dans cette situation. J’invite cet homme à me livrer les éléments de son histoire. Il ressort qu’il a été orphelin de père très tôt à 7 ans, que son père avait 60 ans et sa mère 12 ans quand elle l’a mise au monde. Il en veut beaucoup à sa JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(4) : mère car à cause d’elle, dit-il, il a été expatrié, c’est-à-dire sacrifié. À supposer même que la tradition pose que la femme doit respecter son mari, ce qui importe ici, c’est d’entendre que cet homme n’a pas pu être le fils de sa mère (qui l’a mis au monde trop jeune, avec un père trop âgé) et que l’histoire de son exil est liée à cette posture d’être le fruit d’une relation qu’il juge incestueuse et qui explique qu’il a manifesté en tant qu’étudiant contre un État qui autorise ce type d’union, manifestation qu’il l’a renvoyé à une imposture. J’apprendrai, en effet, au cours des séances suivantes, que la cause de sa venue en France n’a pas été le suivi d’études supérieures comme il me l’avait présenté au début de nos rencontres, mais faisait suite à une période de prison, conséquence d’actes militants où il avait mis le feu à une station d’essence et contrevenu à l’ordre public. Sa famille le fait libérer sous condition qu’il quitte le pays. Il prend l’avion pour la France, sachant que s’il retourne au pays, il risque d’être à nouveau emprisonné. Il sera d’ailleurs jugé pour ses actes des années après. La violence qu’il fait subir à sa femme, une Française, plus âgée que lui, qu’il a épousée alors qu’elle était enceinte de leur première enfant et contraint par sa future bellefamille, trouve toute sa portée par rapport à ces éléments de son histoire et non en la referant à sa culture. N’ayant pas pu être le fils d’une mère trop jeune et né d’une relation qu’il jugera « incestueuse » – ce sont ses propres mots – ayant peur de l’inceste – imaginaire avec sa propre mère du fait d’une différence d’âge de 12 ans seulement (et qui lui provoque une profonde angoisse), il tape sur sa femme qui est aussi devenue mère. Il aura de cesse dans les entretiens cliniques de rejeter toute relation affective avec une femme de la même culture que lui, les représentant comme des femmes pour lesquelles il ne peut avoir aucune attirance. Il préfère rester au loin, et se protéger contre cette société « analphabète », dira-t-il. Évidemment et ce cas clinique le montre, chacun exprime sa souffrance selon un univers symbolique et langagier dans lequel il a été élevé. L’analyste ne peut refuser d’écouter et d’entendre les références de chaque patient dans la langue dite maternelle ; Cela peut d’ailleurs justifier le recours à un traducteur. Mais comme le souligne Fethi 283 RUDE-ANTOINE, E. Benslama, « une chose est l’hospitalité que nous devons à la culture des patients selon les lois du langage comme processus métaphorique et une autre chose est l’utilisation comme interprétation du cas, qui efface toute singularité par un durcissement de la métaphore (Nietzsche) devenant la vérité transcendante. Le thérapeute n’a pas à légitimer la sclérose de la métaphore sous quelque prétexte identitaire que ce soit. Au contraire, sa tâche est de rendre possible les transpositions, d’avoir la patience de laisser émerger une traduction balbutiante dans la langue du patient afin qu’il se réapproprie ce qui était un propre commun et anonyme » (Benslama, 1997). Cet homme que nous avons reçu a retrouvé d’autant mieux les signifiants de sa culture qu’il a fait un travail sur lui-même et qu’il a fait une expérience de ce que la clinique de l’exil appelle l’expérience « d’étrangeté » qui ouvre à une certaine réappropriation créatrice. Dans ce cas clinique, au début de nos rencontres, la patient a eu un refus total de parler sa langue maternelle et un rejet total de montrer ses attaches avec son pays d’origine. Il a fallu un temps assez long pour que cet homme puisse reconnaître sa migration et ses effets irréversibles. Souvent pour ces hommes et ces femmes, il y a une dénégation de ce qui a eu lieu. Les sujets effacent les conséquences de ce qu’ils ont fait – dans le cas de Fatou, cet homme efface son action militante, le fait qu’il a mis le feu à une station d’essence et qu’il a été emprisonné, mais aussi le fait qu’il a porté atteinte à l’ordre public de son pays. Il se soustrait ainsi de la responsabilité de son acte d’immigrer, acte qui recèle la signification d’une transgression, confinant à l’effroyable. C’est sa mère qui est responsable. Fatou a le sentiment qu’il subit. Il est dans une posture passive de déplacé. Sujets sans histoire, sans mémoire, ces patients sont exilés de leur exil, étrangers à leur étrangeté et ils ne veulent rien en savoir. Ils sont les victimes innocentes d’une perte de mémoire de leur existence. Certains parlent de la honte qu’ils éprouvent par rapport à leurs compatriotes restés au pays. Ils se disent être là sans être là. Ils vivent leur déplacement comme une malédiction, une chute infinie sans atterrir quelque part. En invitant les patients à une reconstruction de l’histoire interne de l’exil, j’ai pu constater qu’il y avait une préoccupation parfois pathétique du lieu. L’exil crée une rupture dans le cours de la vie du sujet lequel reste comme étranger à ce qui a eu lieu alors que son déplacement a modifié son existence. Or, c’est cette mise en question de l’existence qui est au cœur des troubles psychiques de certains immigrés. Les renvoyer au sens de leur culture d’origine, c’est les empêcher d’entrer en rapport avec cette mise en question là où ils sont. C’est les soustraire à leur possibilité comme sujet, dans le choix qu’ils ont fait eux et non un autre de leur famille d’aller ailleurs et de se confronter à l’étranger. Le problème de ces patients est d’avoir perdu la capacité d’être là alors qu’ils y sont bien. L’exil a bouleversé leur rapport au monde en tant qu’existant au point de perdre le rapport au là, de leur être là. Comme le souligne Fethi Benslama, « l’exilé n’a plus de propre parce que son existence est ajournée, non pas en projet, mais suspendue à la fin de l’exil qui n’en finit plus » (Benslama, 1997). L’exilé a perdu la possibilité d’être soi. Il est comme un vivant en arrêt d’existence. « La souffrance de l’exil est donc cet étrangement de soi à soi, par lequel l’exilé est hors de son exil, exilé de l’exil, en tant que fait primordial pour tout être humain » (Benslama, 1997). Jacques Lacan a indiqué très tôt et d’une manière précise que la grande altérité est « le lieu (A) d’où peut se poser au sujet la question de son existence » (Lacan, 1966). Et il ajoute dans un sens qui nous concerne ici : « Car c’est une vérité d’expérience pour l’analyse qu’il se pose pour le sujet la question de son existence, non pas sous l’espèce d’une angoisse qu’elle suscite au niveau du Moi (…) mais en tant qu’une question articulée : « Que suis-je là ? concernant son sexe et sa contingence dans l’être, à savoir qu’il est homme ou femme d’une part, d’autre part qu’il pourrait n’être pas, les deux conjuguent leur mystère, et le nouant dans le symbole de la procréation et de la mort. Que la question de son existence baigne le sujet, le supporte, l’envahisse, voire le déchire de toutes parts, c’est ce dont les tensions, les suspens, les fantasmes que l’analyste rencontre, lui témoignent (…) » (Lacan, 1966). La question n’est donc pas « Qui suis-je ? » mais « Que suis-je là ? », ce que Fethi Benslama définit comme le hors-lieu de « l’exil radical » ou « l’exil inactuel » où se noue la question du sujet et de l’existence. Or, il arrive que l’exil actuel occulte par ses avatars pour un sujet, le hors-lieu de l’exil inactuel. Alors non seulement, l’exilé n’est plus là, mais il ne peut plus reconnaître son existence comme sienne. Il erre, non pas à la recherche d’un pays, mais à la recherche de son exil perdu, mais il ne le sait pas. JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(4) :284 CLINIQUE DE L'EXIL - REFLEXIONS A PARTIR D'UN CAS CLINIQUE La question de l’existence, c’est-à-dire celle de l’étrangeté de l’être renvoie également au rapport à la demeure au séjour, c’est-à-dire à ce que Fethi Benslama nomme un étrangement qui en appelle aux lois de l’hospitalité parmi les hommes. Demeurer, « c’est la maison, le lieu au sens de la dimension matérielle », écrit Fethi Benslama alors qu’exister s’entend comme l’accès du sujet à son propre désir, la possibilité et sa propre autorisation à devenir sujet désirant. Dans le fait même de s’exiler, il faut insister sur le fait même du dédoublement de l’exister. Bien que différents, il y a entre les deux plans – exister et demeurer - des rapports de nécessité, donc de concordance et de conflit. Certains étrangers disent « je suis là et je ne suis pas là ». « Je suis là-bas et je n’y suis pas », etc… Autant de formules qui montrent des positions où l’existence et la demeure sont tendues vers un conflit du propre et de l’étranger. La clinique de l’exil procède par le biais du langage qui repose sur une neutralité, neutralité absolue, à l’articulation entre le lieu de l’existant et le lieu du demeurant de sorte que ces deux lieux soit étroitement interdépendants. Je rejoins ainsi Roland Gori qui précise que « l’exilé est Autre par rapport aux autres, autre par rapport à soi, que l’exilé est dédoublement sans cesse amplifié dans un espace d’absence, sa nouvelle demeure » (Fori, 1998). Dans le même ordre d’idées, Amadéo Lopez insiste sur le fait que « l’exil n’est pas seulement du registre géographique, mais concerne bien évidemment les traversées, les déplacements, les répudiations et les mises aux arrêts de la langue » (Lopez, 1992). Citons aussi Jacques Hassoun qui parle de l’exil de la langue lorsqu’il analyse le changement de la langue s’accompagnant bien souvent d’un sentiment de dévalorisation de soi-même (Hassoun, 1993). Ainsi l’exil est reconnu comme fondateur de l’ordre de la culture et de la subjectivité. Tant que le sujet erre en dedans, il n’y a pas fondation. La fuite hors du sujet, hors du temps, hors de l’espace est une question essentielle dans l’histoire de l’exilé et c’est l’objet de la clinique de l’exil à laquelle l’expérience clinique renvoie très souvent. JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(4) : Références Benslama, F. (1995-1996). séminaire « Clinique de l’exil ». Extrait du Benslama, F. (1997). Extrait du séminaire « Épreuves de l’exil ». Gori, R. (1998). L’esprit de la langue. Cliniques méditerranéennes, n° 55-56 , pp. 7-19. Hassoun, J. (1993) L’exil de la langue. Paris: Eres. (Hassoun, 1993) Heidegger, M. (1985). Être et Temps (E. Martineau, Trans.). Authentica. Lacan, J. (1966). D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Paris: Seuil. Lopez, A. (1992). « L’autre et son double : les exilés espagnols et latino-américains », Exils et émigrés hispaniques au XXème siècle, Université Paris VII, CERIC. Nathan, T. (1994). L’influence qui guérit. Paris: O. Jacob. [1] Cf. Un extrait du poème « L’exil » du Chilien Pablo Neruda 1904-1973 « L’exil est un rond, un cercle, un anneau Tes pieds en font le tour, tu traverses la terre, et ce n’est pas ta terre. Le jour s’éveille et ce n’est pas le tien La nuit arrive, il manque tes étoiles Tu te trouves des frères, mais ce n’est pas ton sang » Poème du Chilien Pablo Neruda 1904-1973 « L’exil » [2] Ce sont des cliniciens qui s’appuient sur des théories culturalistes et donnent des interprétations culturelles dans le cadre de consultation de psychothérapie de migrants : Nathan, T. (1994). L’influence qui guérit. Paris: O. Jacob. 285