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Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (1) : 59-62
Prix Nobel d’économie 2013
De la formation des prix des actifs financiers
Oscar Bernal
Département des sciences de gestion
Université de Namur
En 2013, le prix Nobel aura été attribué à pas moins de trois économistes
américains, Eugène Fama, 74 ans, Lars Peter Hansen, 61 ans et Robert Shiller,
67 ans. Fait notable, ces chercheurs n’ont jamais co-signé d’article scientifique
et ce bien que leurs travaux les plus significatifs concernent tous les méthodes
utilisées aujourd’hui pour l’étude des prix des actifs financiers aussi bien par
les académiques que les professionnels.
La pertinence des travaux des trois lauréats tient au fait que la formation
et l’évolution des prix des actifs financiers sont au cœur des préoccupations
quotidiennes des agents économiques. En effet, c’est sur base de l’idée que ces
derniers se font concernant les changements dans le temps des prix des actifs
et plus généralement de la dynamique des marchés financiers qu’ils prendront
des décisions cruciales comme celles liées à leur consommation ou leur
épargne pour les ménages ou celles concernant leurs investissements pour les
entreprises.
Ainsi, les travaux des prix Nobel d’économie 2013 posent la question de
la prévisibilité de l’évolution des prix des actifs financiers. À cette question
essentielle, les travaux de Fama, Hansen et Shiller – comme le souligne le
comité Nobel – apportent une réponse pour le moins contrastée : la prédiction de l’évolution des prix des actifs financiers est quasiment impossible à
court terme. Toutefois, à moyen terme, l’identification, au moins de la tendance lourde suivie par les prix des actifs, est possible.
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Comment expliquer une telle conclusion, à première vue si pleine de
contradiction ? Eugène Fama et Lars Peter Hansen, tous deux professeurs à
l’Université de Chicago, se basent en réalité sur le paradigme de la rationalité
des agents prôné par l’école néoclassique.
Eugène Fama
est considéré comme le père de l’hypothèse d’efficience des marchés, évoquée
dès 1970 dans un article publié dans le
Journal of Finance. Celle-ci, sous ses
différentes formes – forte, semi-forte et
faible – établit que dans un marché où
interviennent des agents rationnels, les
prix des actifs reflètent l’ensemble de
l’information pertinente disponible à
un moment donné, et s’établissent à un
niveau correspondant à un prix
« juste » où ils suivent un processus dit de marche aléatoire, par définition
imprévisible. Dans ce cadre, les interactions des agents rationnels sur les marchés sont sensées mener ces derniers vers un équilibre optimal. Notons que
bien que ce soit en s’efforçant de prouver l’hypothèse d’efficience des marchés
qu’Eugène Fama a acquis l’essentiel de sa notoriété, il est également connu
pour avoir amélioré le modèle d’évaluation des actifs au travers du fameux
modèle de Fama-French à trois facteurs, développé avec son collègue Kenneth
French.
Lars Peter Hansen
de son côté, spécialisé en économétrie
et en macroéconomie et ayant publié à
de nombreuses reprises dans des revues
prestigieuses telles qu’Econometrica ou
encore l’American Economic Review, est
certainement moins connu du grand
public que ses co-lauréats. Hansen a
notamment étudié le lien entre le système financier et l’économie réelle.
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Plus récemment, il s’est attaqué aux défis posés par l’identification et la mesure du risque systémique. Toutefois, c’est le développement de la méthode
des moments généralisés qui constitue sans aucun doute sa contribution majeure. Cette méthode, efficace dans les situations où les estimations par maximum de vraisemblance ne sont pas possibles, s’avère être particulièrement
adaptée aux propriétés statistiques des données financières et a permis de tester les théories rationnelles de fixation des prix des actifs.
En résumé, le paradigme de la rationalité des agents et l’hypothèse d’efficience des marchés qui en découle suppose que les prix sur les marchés financiers soient en accord avec les « fondamentaux », ce qui en théorie implique
l’impossibilité de prévoir leur évolution à court terme. Toutefois, les crises financières successives ont montré que des déséquilibres peuvent apparaître et
se développer prenant par exemple la forme de « bulles » susceptibles de donner lieu à des corrections – souvent brutales comme lors de « krachs » – capables de déstabiliser l’ensemble du système économique dont la crise de 2008
n’est que la dernière illustration retentissante.
Robert Shiller
le troisième lauréat, professeur à l’Université de Yale, s’est précisément intéressé à ces phénomènes et ce faisant
s’est détourné de l’hypothèse de rationalité des agents. Il publie ainsi en
1981 un article dans l’American Economic Review dans lequel il met en lumière les limites de l’hypothèse
d’efficience des marchés. Shiller a ainsi
mis en évidence le fait que les cours des
actions fluctuent plus que ce que supposent les flux de dividendes des entreprises et qu’une correction peut être attendue lorsque le ratio des cours sur les
dividendes se trouve à un niveau élevé et inversement, autorisant ainsi la prévision de l’évolution des prix de ces actifs à moyen terme. Dès lors, en considérant que la rationalité des agents n’est pas systématique et en explorant la
dimension psychologique du comportement de ceux-ci, Robert Shiller s’est
positionné comme un des pères fondateurs de la finance comportementale
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qui étudie précisément les situations où les marchés ne sont pas efficients.
Shiller est sans aucun doute le plus connu des trois lauréats 2013 et a notamment développé un indice sur les prix de l’immobilier aux États-Unis (l’indice
Case-Shiller) sur lequel il s’est basé pour démontrer l’existence d’une bulle
spéculative dont l’éclatement lors de la crise des subprimes a confirmé l’existence.
Il est par ailleurs intéressant de noter que le débat entre les tenants de
l’hypothèse d’efficience des marchés et ceux d’une rationalité des agents nonsystématique est loin d’être clos et que la portée de celui-ci dépasse la sphère
académique pour atteindre les discussions concernant la manière dont le système financier doit être encadré (ou non). Ainsi, Fama et Shiller se positionnent aux antipodes l’un de l’autre, le premier rejetant le concept même de
« bulle » ainsi que toute forme de régulation qu’il perçoit comme une entrave
au bon fonctionnement du marché et le second, à l’inverse, se positionnant
comme un partisan d’une meilleur régulation du système financier, voyant
dans les turbulences provoquées par la crise de 2008 comme autant d’imperfections qu’il faut corriger.
On le voit, les différences conceptuelles des contributions respectives des
trois prix Nobel de 2013 rendaient particulièrement improbable qu’ils soient
récompensés en même temps. Pourtant, leurs travaux constituant l’essence de
notre compréhension de la manière dont les prix des actifs financiers se forment et évoluent, qu’ils aient été primés ensemble fait sens. À ce jour, il n’est
en effet pas exagéré d’affirmer que les contributions de Fama, Hansen et
Shiller forment la pierre angulaire de la finance moderne.
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