Le Safir francophone
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SUPPLÉMENT MENSUEL PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS MARS 2016 LE SAFIR FRANCOPHONE Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe Fath Ali Shah peint par Mirza Baba (1799). Guerres ottomanes contre les Perses (1584). La Médina en Arabie Saoudite. Le sultan ottoman Sélim II peint par Ra’is Haydar (1570). ÉDITORIAL Talal Salman A propos du conflit irano-saoudien… et de la Turquie qui joue aux intermédiaires L’Arabie saoudite et l’Iran sont comme tous les pays en conflit, ils ne sauraient soutenir une guerre ouverte à l’infini. Les conflits peuvent jaillir et s’exacerber, mais seuls les intérêts gouvernent ; le contexte international s’impose, et chacun calcule ce qu’il a à perdre et à gagner. La crise a atteint son apogée, aussi est-il temps qu’elle régresse. L’Arabie saoudite a enregistré un gain politique (quoique purement formel) parce qu’elle a pu rassembler la plupart des pays arabes derrière elle, au-delà du poids financier des donations qu’elle a dû verser en contrepartie. Elle a pu aussi enregistrer un gain diplomatique en mettant à profit – en des circonstances politiques relativement opportunes – la faute tactique de l’Iran et les erreurs de quelques jeunes ou groupuscules lancés à l’assaut de son consulat et de son ambassade, le tout sur fond de conflit sunnochiite et d’exaspération sectaire et confessionnelle. Toute la région est sur un volcan : les régimes arabes se sentent égarés, inquiets, perplexes, pire, ils sont si secoués qu’ils se montrent désespérés et impuissants – tant économiquement que politiquement – face aux attentes et aux récriminations de leurs populations, et l’Arabie saoudite aux abois achète l’un après l’autre les régimes politiques arabes, apparaissant ainsi comme la seule force fiable de la région, légitimant sa puissance et son aspiration à en être l’unique porte-parole. D’où son animosité avec l’Iran, qu’elle considère comme son adversaire notamment parce que celui-ci a pris d’assaut son espace aérien et s’y impose. Dans ce conflit d’influence, l’Arabie saoudite brandit l’arme des lieux saints, d’un islam chargé d’or, tandis que l’Iran lui répond par le glaive de la doctrine et l’hostilité face à Israël et à l’Occident, usurpateurs de droits. Mais Iran et Arabie saoudite s’en remettent l’un comme l’autre à des raisonnements erronés : en effet, cette région n’est pas passée sous la coupe de l’Iran, et l’Arabie saoudite (complètement hors de l’ère moderne) n’est pas en mesure non plus d’en prendre le commandement – l’or noir est loin d’avoir contribué à un avenir meilleur sur cette terre, où jamais n’a été versé autant de sang arabe. En vérité, cette région est considérée et traitée par tous uniquement comme un terrain de conflit, qui n’aurait ni opinion ni désir propre à exprimer. Les conflits irano-saoudiens ont leurs limites, et il est certain que le langage de l’intérêt va prédominer. L’Occident et la Russie ne veulent pas que ce conflit dégénère, et il n’y a pas non plus de politique saoudienne en dehors de l’orbite américain. Impossible donc d’aller plus loin dans les passes d’armes. Ne supposons aucune émotion là-dedans, ni nulle position de principes – juste une question d’intérêts. Le pétrole est un enjeu international. Les protagonistes vont donc tous devoir s’asseoir autour de tables de négociations, et le plus tôt sera le mieux car les intermédiaires vont aussi vouloir prendre leur part, la Turquie en tête. C’est que de ce conflit, cette dernière tire un grand profit. Elle estime d’abord que tout ce qui nuit à l’Iran est à son avantage, et ne manque pas ensuite de saisir l’occasion de jouer le rôle du parrain, ou d’endosser son habit de sultan, c’està-dire du pays musulman le plus puissant, capable d’intervenir et de trancher, redorant ainsi son blason à l’international et… couvrant par la même occasion ses crises intérieures et ses relations détériorées avec l’Egypte, l’Irak et la Syrie. ■ Rédacteur en chef : Talal Salman Directrice de la publication : Leila Barakat Contributeurs : Mohammed Ali Chamseddine, Nagham Charaf, Lamia el-Saad, René Meeuws, Lorca Sbeity Traductrice : Nada el-Sayed Correctrice : Anne van Kakerken Maquettiste : Ahmed Berjaoui Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat. Publié grâce au soutien des éditions [liR]. Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban Courriel : [email protected] www.facebook.com/safir.francophone Site web : www.assafir.com Le pèlerinage à la Mecque en 1566. 2 RENCONTRE AVEC UN EXPATRIÉ Le houmous du chef Soliman Les Libanais qui réussissent à l’étranger doivent-ils se rapatrier ? Leila Barakat L’ auteur de cet article est réticente à raconter le drame humain qui suit, ayant toujours fermement plaidé contre l’émigration. L’histoire ne fournissant pas d’exemple d’un peuple qui accomplit à la place d’un autre son devoir de citoyenneté, l’émancipation du Liban ne pourra s’accomplir si ses natifs lui tournent le dos. Mais les mésaventures de ceux qui restent ou de ceux qui reviennent ne trahissentelles pas l’utopie de nos propres convictions ? Elles rendent tout au moins le questionnement légitime : en élisant domicile au pays des Cèdres, sommes-nous les bâtisseurs coriaces et résistants d’un Etat dont nous refusons l’effondrement, ou les simples victimes d’un choix émotionnel ? « Permettez-moi de vous faire savourer ce houmous * libanais à l’huile d’olive et ces feuilles de vigne farcies »… C’est avec cette alléchante invitation que le chef Soliman accostait les clients, et c’est ainsi que je fis sa connaissance au Palace Yeldiz à Amman. Mais l’histoire poignante et banale de ce restaurateur libanais questionnait surtout notre passion pour le pays natal : ne sommes-nous pas la proie d’un amour à sens unique ? A l’image d’une bonne partie de ses compatriotes, le chef Soliman était arrivé en Jordanie en quête d’un travail ; après avoir cherché la meilleure manière de servir Dieu et les hommes, il avait en effet constaté qu’un travail bien fait et accompli avec conscience, était la seule valeur sacrée à laquelle il importait de se dévouer. Malheureusement sa patrie adorée s’était révélée incapable de lui fournir le moindre travail, tandis que miroitait la légende des Libanais s’illustrant miraculeusement à l’étranger, et sur lesquels des livres entiers s’ébahissaient, entonnant les louanges un brin chauvinistes d’un certain Liban d’outre-mer. Soliman émigra donc, mais vers une terre proche dans l’idée de faire des allers-retours à la première occasion ˗ ou du moins dans cette illusion. L’Orient est terre d’émotivité ; « émigrer », dans son langage, n’est qu’un mot rebattu qui cache une séparation infiniment douloureuse, laquelle peut être ressentie, selon les témoignages de ceux qui l’ont accomplie et des parents qui la subissent, aussi violemment que les souffrances de l’écorché vif. Le raffinement de la gastronomie du terroir est particulièrement prisé à l’étranger, les mezzés libanais tout spécialement ; ce patrimoine hérité de nos ancêtres ayant permis à plus d’un Libanais de faire carrière loin de chez lui, Soliman trouva donc judicieux sur sa terre d’accueil, de se spécialiser dans la restauration. Economisant sou après sou afin de réintégrer au plus vite son paradis natal, cet amoureux du Liban se privait souvent, mais ne s’en plaignait guère : promu chef, puis directeur de restaurant, il parvint en fin de compte à mettre de côté 400 000 dollars. Dans une époque où ses semblables pâtissaient du chômage dans le royaume hachémite, il considéra qu’il avait eu sa petite success-story à l’échelle des gens ordinaires. Il ne fut ni plus heureux ni plus lésé qu’un autre, mais En cette époque où la presse écrite se consume, peut-être qu’un article doit se contenter de témoigner des réalités, laissant à l’intelligence du lecteur le soin de déduire la morale qui lui sied. lorsqu’un jour le miroir lui renvoya l’image d’un homme flétri, il eut cette vertu des gens honnêtes qui, ayant troqué une jeunesse de labeur contre un pain gagné décemment, ne réclament pas au destin de leur restituer les années volées. L’expatrié comprit que l’hiver de sa vie arriverait bientôt, et il prit avec empressement le chemin du retour vers son havre rêvé. Hélas ! ce n’est pas pour rien que notre terre est surnommée « le cimetière des rêves » : le chef Soliman fut d’abord désenchanté par l’immuabilité du paysage politique, les nouvelles instances dirigeantes n’étant autres que la progéniture des auteurs de ses malheurs de jeunesse – et des nôtres. Comme elles sont plus rapides à passer le flambeau du pouvoir à leurs enfants que le peuple n’est prompt à accéder à la maturité, elles nous volent jusqu’à nos espoirs d’avenir. La précarité de la situation politique inquiétait également Soliman parce qu’elle se répercutait sur le secteur bancaire : il voulait placer ses économies à la banque, mais on le lui déconseilla. Celui qui pensait finir ses jours à l’abri du besoin dut donc se creuser la tête pour décider où Le raffinement de la gastronomie libanaise est particulièrement prisé à l’étranger, les mezzés tout spécialement, ce patrimoine hérité de nos ancêtres. MOISSON CULTURELLE SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2016 et comment investir son magot, et il finit par opter pour l’électroménager, en ouvrant à Bar Elias une série de magasins. Mais quelques mois plus tard tout avait été dévalisé. Il découvrit alors la partialité de la justice à la mode libanaise, inféodée à l’opulente mafia au pouvoir. Au village natal, enfin, il ne trouva personne pour l’héberger, les siens ayant été rappelés à Dieu. En moins de cent jours, la marâtre patrie lui avait ôté, comme une ogresse dévorant ses enfants, les fruits de toute une vie de labeur, l’acculant à retourner désargenté en Jordanie, pour recommencer à zéro à l’âge de la retraite. L’ogresse s’est chargée de déraciner de son cœur jusqu’à la moindre trace d’espérance. Ceux qui, de passage à Amman, ont envie de goûter quelques mezzés libanais (et d’écouter une bien triste histoire) peuvent rencontrer Soliman au Palace Yeldiz, ce restaurant de Rabieh dans le 4ème arrondissement. Il ne s’appesantira pas, je vous le garantis. « Permettezmoi de vous faire savourer ce houmous libanais à l’huile d’olive et ces feuilles de vigne farcies », vous proposera-t-il simplement, avec l’accent d’un chagrin profond mal dissimulé. Qu’oserait insinuer cet article ? Que l’amour du pays du lait et du miel est stérile, qu’il ne faut pas espérer en être payé de retour ? En cette époque où la presse écrite se consume, peut-être qu’un article doit se contenter de témoigner des réalités, laissant à l’intelligence du lecteur le soin de déduire la morale qui lui sied. Que chacun tire pour soi les conclusions adéquates, je n’ai pas la prétention de dicter s’il convient ou non d’étouffer les ferveurs du patriotisme… moi qui n’ai pas la force d’éteindre le mien. A vos amours. ■ 3 Cette patrie marâtre qui ne fournit pas de travail à ses enfants ◆ « Le travail est le pain nourricier des grandes nations. » (Mirabeau) ◆ « Il n’y a de vraie joie dans le repos, le loisir, que si le travail joyeux le précède. » (André Gide) ◆ « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. » (Voltaire) ◆ « Tout travail est noblesse que l’on accroche à une étoile. » (Raoul Follereau) ◆ « Le travail est l’aliment des âmes nobles. » (Sénèque) ◆ « L’oisiveté est comme la rouille ; elle use plus que le travail. » (Benjamin Franklin) ◆ « La vie fleurit par le travail. » (Arthur Rimbaud) ◆ « La tempérance et le travail sont les meilleurs médecins de l’homme. » (Jean-Jacques Rousseau) ◆ « Il n’y a point de travail honteux. » (Socrate) * Le houmous est une préparation culinaire à base de purée de pois chiches. La francophonie se porte moins mal qu’on voudrait nous le faire croire (Source : Internet) PICTORAM est à la fois un livre et un magazine qui promeut l’art et la culture du Liban partout dans le monde selon les mots de son fondateur Robert A. Matta. Plus de deux cents pages d’enquêtes et d’hommages témoignent de « la force de l’engagement » et des « valeurs plus que jamais fédératrices » qui animent les artistes, tant sur le sol libanais que dans la diaspora. Cette revue annuelle francophone est née il y a deux ans et est disponible gratuitement en 2 000 exemplaires sur papier, ou téléchargeable dans son intégralité sur le site www.pictorammag.com. Le musée Sursock a été récemment le théâtre d’une conférence de presse pour en célébrer le deuxième numéro, sous le patronage de M. Raymond Araygi, ministre de la Culture au Liban. On y trouve notamment un dossier complet sur les coulisses d’un théâtre national vigoureux, lui qu’on dit souvent moribond, porté par des dramaturges, metteurs en scène et acteurs totalement dédiés à leur art. Suit un état des lieux des musées et galeries du pays, avec une mention particulière pour le musée Sursock récemment réouvert, dont la programmation ambitieuse entend démocratiser l’accès à l’art moderne et contemporain. La revue consacre par ailleurs de nombreuses pages à l’édition et à la presse, célébrées et encouragées en dépit de leurs difficultés, parmi elles Le Safir francophone, désormais partie intégrante du paysage culturel francophone. PICTORAM, selon sa rédactrice en chef Randa Sadaka, « mène l’investigation et rend aussi hommage aux bons mots des autres, à une presse culturelle libanaise vaillante, sachant maintenir le cap, même en eaux troubles ». Les visages et les noms, les initiatives se multiplient au fil des pages, montrant une scène artistique et culturelle brillante et dynamique. Face à un environnement destructeur, opposant au chaos la force de sa créativité, le Liban semble ainsi placer ses dons artistiques au cœur de sa résistance. ■ 4 DOSSIER DU MOIS : DES CORPS ET DES FEMMES Le 8 mars, islamistes et féministes s’accordent pour immoler Barbie La Journée internationale de la femme est célébrée le 8 mars. Curieuse époque où deux entités supposées antinomiques, les islamistes et les féministes, se rejoignent pour immoler Barbie, jugée offensante pour la dignité féminine. Les premiers la trouvent choquante en vertu de leur conception de l’islam, les autres la déclarent insultante pour le cerveau féminin, imposant des mensurations irréalistes et réduisant la femme à son image de poupée. Cela n’est guère une plaisanterie : en Arabie saoudite, en Iran et dans nombre de pays musulmans on a bel et bien banni la Barbie, au profit de Fulla, une poupée habillée en conformité avec les enseignements religieux. A quoi ressemble ce monde dont les dirigeants se mettent à faire la guerre aux Barbies ? ■ Barbie. Une guerre contre le corps des femmes Mohammed Ali Chamseddine (…) Rien de plus épouvantable que de regarder cette guerre qui se déroule aujourd’hui contre le corps arabe et musulman en Syrie, en Irak et ailleurs, à travers le corps des femmes. Le corps des femmes incarne la guerre la plus dangereuse et la plus excitante, il est aussi le plus à même d’exprimer, de représenter la violation du muharram (le sacré et l’interdit) dans la vie humaine sur cette terre, encore plus parlant que le corps du petit Alan jeté comme un jouet endormi sur la côte méditerranéenne. Peut-être que la guerre véritable est celle qui se déroule autour du corps d’une femme. ■ Le corps mal aimé des créateurs orientaux Lorca Sbeity On rencontre rarement un écrivain ou un poète, un peintre ou un musicien qui prenne soin de son apparence, se soucie de son corps pour en préserver la souplesse, ou qui soit attentif à se maintenir en bonne santé. On voit rarement la gent des intellectuels et des artistes pratiquer de l’exercice physique, suivre un régime ou porter attention à la manière dont elle s’habille, à l’élégance de la mode. Nous nous sommes habitués à cette catégorie de créateurs, grands fumeurs, vieillissant avant l’âge, paresseux, abusant de l’alcool, préoccupés seulement des sept cieux c’est-à-dire de leur cerveau, dont ils exercent les neurones par la lecture, l’écriture et l’imagination. La relation à leur corps, en revanche, n’est pas saine. De quoi pousser la poétesse égyptienne Alia Abdul Salam à se demander : « Comment un poète peut-il me parler de la beauté alors qu’il dégage une odeur repoussante ? Et comment peut-il m’entretenir de la légèreté et de la sensibilité du processus créatif, alors qu’il est pratiquement obèse ? » ■ Fulla. SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2016 Barbie et la stéréotypisation du corps féminin Nagham Charaf Ruth Handler a créé en 1959 une poupée de plastique qu’elle a appelée Barbie, du nom de sa fille Barbara, afin de répondre au désir de l’enfant de jouer avec une poupée ayant un véritable corps d’adulte et un visage de blonde aux traits fins. La poupée au corps de femme allait connaître un succès sans précédent chez les petites filles du monde entier (et même les adolescentes) et pulvériser les chiffres de vente. Bien davantage, avec ses mensurations idéales, la Barbie allait entrer dans le langage des adultes, une belle femme recevant le compliment « jolie comme une Barbie ». En 2015, les ventes de Barbie diminuent de 14 %, après que des études ont assuré que ce genre de poupée pouvait provoquer une déstabilisation psychologique des enfants. Mais cette baisse des ventes est aussi liée à la diffusion d’un courant d’opinion qui refuse la stéréotypisation d’un corps féminin représenté comme trop parfait. Cela coïncide avec une tendance sur les réseaux sociaux à revenir à un corps « normal », y valorisant des photos de gens ordinaires, et avec une propension plus générale à se réconcilier avec son corps. S’alignant sur cette évolution, le fabricant de jouets Mattel vient de créer de nouvelles versions de sa Barbie, plus petites et plus rondes. ■ Le corps spirituel Anne van Kakerken L’homme immature et sans conscience donne à voir son corps blessé, malade ou meurtrier, guerrier contre l’humain, perdant son âme à chaque flot de sang. Ses dissensions et ses failles se révèlent à la façon dont il use de son corps. Toi qui es femme, connais-tu ton corps, sais-tu ce qui en toi cristallise le désir si constant au cours de l’histoire, de t’avilir, de te soumettre, te nier dans ta chair ? Il doit dormir en ton corps une puissance, une splendeur dont tu as égaré la clef, pour que s’abattent contre toi les plus infâmes tyrannies. Et si c’était au travers du corps que Dieu invitait à sa rencontre ? Alors toute atteinte serait profanation. Si la sagesse véritable, la spiritualité libérée des dogmes et des religions, passaient par le corps au lieu de le dénigrer, de le croire entrave au travail de l’esprit ? Avez-vous déjà observé l’intelligence de votre corps, pour lequel rien n’est hasard, où tout fait sens, avez-vous appris à écouter les intuitions qu’il vous prodigue, mieux, saurez-vous le considérer comme un don, le temple d’un souffle incarné, un oracle à consulter, interroger, dispensateur de connaissance par la voix de votre inconscient ou de vos sens, dans le réceptacle de vos cellules dont on sait qu’elles contiennent une mémoire prodigieuse ? Avoir un corps serait loin d’être suffisant ; être ce corps, l’habiter pleinement, conduirait à un authentique chemin de spiritualité et d’accomplissement. L’homme a considéré qu’en son cerveau résidait toute la force de sa compréhension ; son ego s’en est satisfait, s’est constitué maître en certitudes, et a organisé ainsi la société. Pourtant, il a bien noté qu’à ses côtés, la femme n’agit ni ne discipline son être tout à fait comme lui. C’est ainsi qu’il n’a cessé d’être fasciné par elle, à moins qu’une peur ne l’étreigne au contact de mystères qu’il a méprisés. N’est-ce pas précisément parce que la femme est plus naturellement initiée à la spiritualité de son corps, aux savoirs qui s’y nichent, liée plus intimement aux cycles des saisons et des astres, aux confidences de la terre ? C’est qu’elle fut prêtresse bien avant que ne poussent les barbes bibliques, prophétesse et chamane en amont de toute révélation consignée, mais elle a été particulièrement écartée par les religions du livre, dénigrée comme sorcière, mise en dehors du fait religieux, dans lequel pourtant elle excelle, détentrice d’une science ancestrale, capable d’écouter le « divin en soi », habile à déchiffrer les messages et les signes, le langage des rêves et des émotions. En bâillonnant le versant féminin de lui-même, l’homme s’est privé tout à la fois de l’humain et du divin, comme le démontre si cruellement l’état du monde. La femme elle-même a oublié qui elle était ; pire, on la voit enfermée dans la haine de sa propre féminité, s’organisant en milice pour combattre ses sœurs. Pourtant nous avons besoin, de toute urgence, que la femme réintègre son temple déserté, qu’elle se penche sur cette sagesse enracinée dans les profondeurs de son corps. C’est seulement ainsi qu’il sera possible de rééquilibrer le fléau de la balance, car féminin et masculin sont deux polarités indissociables, dont l’union et l’étreinte, ne livrant plus leurs corps à la détestation mais à l’amour, se placent non seulement à la source de toute vie, mais constituent aussi notre seule évolution possible. ■ Comment les femmes orientales se servent intelligemment de leur corps et de leur cerveau René Meeuws L e mois dernier à Amman une jeune femme voilée conduisant une voiture a attiré mon attention. Les deux mains bien posées sur le volant, elle parlait avec animation sans toutefois esquisser le moindre geste, se contentant de cligner des yeux. Je cherchai son interlocuteur, mais il n’y avait personne d’autre dans la voiture. Son téléphone portable était fixé entre son oreille droite et son joli foulard bariolé, et elle parlait ainsi les mains libres. N’est-ce pas astucieux ? Un foulard peut se décliner en accessoire multifonction, il suffit d’un peu d’imagination. Aux Pays-Bas, l’un de nos politiciens appelle le voile un « compresseur de tête » ; ce monsieur ne possède visiblement pas l’imagination requise, seul un séjour en Orient lui permettrait peut-être de gagner en nuance… La méthode masculine est tout autre. J’en veux pour preuve cette expérience vécue il y a quelques années à Mascate, la capitale féerique du sultanat d’Oman : un taxi m’emmenait de l’aéroport au centre-ville, et nous venions de dépasser un poste de police à 140 km/h lorsque le téléphone du chauffeur a sonné. Il s’en est aussitôt emparé et a commencé à converser, tenant le volant d’une seule main, ce qui ne semblait pas le gêner le moins du monde. Soudain un autre portable s’est mis à sonner ; je tâtai mes poches, pensant qu’il s’agissait du mien. Mais non ! c’était aussi le sien… Il l’a attrapé de son unique main libre, et, pour pouvoir s’en sortir, n’a pas hésité à prendre le volant entre ses genoux ! Puis il a commencé à envoyer un sms, le volant toujours coincé entre ses jambes. C’est ce qu’on appelle un homme polyvalent… enfin, je suppose. Je n’en menais pas large et j’ai demandé à combien de rials me revenait la course jusqu’au centre-ville. « Huit rials », m’a-t-il répondu. Je me suis alors empressé de lui faire une proposition : « Je t’en donnerai dix si tu réduis ta vitesse à 90 km/h et si tu fermes tes deux téléphones ». Dans les deux secondes qui suivirent ses deux portables étaient fermés, et le taxi roulait à la vitesse modeste de 85 km/h. Comparez ces deux exemples des sexes féminin et masculin maniant le téléphone au volant, et voyez vous-mêmes ce qu’il est permis de conclure quant au sens pratique et à l’intelligence de l’un et de l’autre… Oui, les femmes sont plus intelligentes. Aucun doute là-dessus. Je me rappelle avoir organisé un atelier en tant que « gender specialist » lors d’une formation, dans un projet portant sur le transport fluvial en Egypte. Après la session d’ouverture, la gent masculine a commencé à s’agiter ; j’entendais déjà gronder la révolte, tant l’expression des mâles révélait leur mécontentement. Puis un homme à longue barbe s’est dressé dans sa djellaba pour m’invectiver : « Qui es-tu pour enseigner à nos femmes ce qu’elles doivent faire et comment elles doivent se comporter ? ». Or nous avions avec nous une femme égyptienne qui jouait le rôle de modératrice. Elle est immédiatement intervenue, féroce, ne laissant rien passer. Résultat : peu à peu les hommes se sont calmés, ils sont devenus de plus en plus coopératifs, et vers la fin de l’atelier j’eus même la surprise de les voir montrer de l’enthousiasme. Cet exploit, c’était elle seule qui l’avait accompli. Retournons à Amman. Un soir je dînais dans mon restaurant favori, un merveilleux restaurant libanais, le Diwan al Sultan Ibrahim, réputé pour sa fameuse salade fattoush. J’observais, près de ma table, un homme en train de prendre son repas en compagnie… Fulla. de ses quatre épouses. C’est ce qu’on appelle « family time », un moment en famille. Trois de ses épouses étaient considérablement plus jeunes que lui. Mais surtout, chacune des quatre possédait un smartphone et s’amusait à prendre des photos, ensemble, avec ou sans lui. Elles lui montrèrent progressivement les résultats, qu’il sembla contempler avec une admiration sans borne. Mais de quoi était-il donc si ébahi ? La réponse est simple : il était le seul à ne pas avoir de smartphone – et visiblement il ignorait tout à fait comment manipuler cet objet. Il frottait ses mains inaptes et souriait timidement. Je me sentis désolé pour lui, pour son absence de maîtrise des technologies modernes – moins, je l’avoue, pour son pouvoir de jouir de tout un quatuor d’épouses. ■ René Meeuws est un expert néerlandais qui a travaillé dans plus de soixante pays dans les domaines du transport et de la facilitation du commerce. SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2016 Des origines de la corruption au Mont-Liban Lamia el Saad E lle a le visage faussement innocent du cadeau, celui plus audacieux des pots-de-vin et des dessous de table, celui, plus coupable encore, du vol et de l’extorsion, mais aussi… celui plus sournois du « système », un visage qu’on ne remarque presque plus tant il est inscrit dans le paysage. La corruption a présenté tous ces visages durant la domination ottomane. 1. Cadeaux et bakchichs La vénalité des Ottomans était bien connue des émirs du Mont-Liban, notamment de Fakhreddine II Maan, combattu en 1613 par une Sublime Porte qui le trouvait bien trop puissant. Réfugié en Toscane chez le grand-duc Cosme II de Médicis, il négocia son retour durant cinq longues années et finit par obtenir l’amân du sultan. Bien plus… la Sublime Porte lui accorda en 1623 le titre de « sultan al-Barr », ce qui signifie littéralement « sultan de la terre ferme », le sultan ottoman portant le titre réservé de « sultan des deux terres et roi des deux mers ». Comment expliquer ce revirement ? « Certains chroniqueurs rapportent que l’octroi de ce titre extraordinaire au prince libanais lui aurait coûté en cadeaux et bakchichs des sommes fabuleuses » (Boutros Dib, Histoire du Liban des origines au XXème siècle, p. 364). Précisons toutefois que ces cadeaux et cet argent n’empêchèrent nullement les Ottomans de le combattre à nouveau en 1633, de le retenir prisonnier à Istanbul et de l’exécuter en 1635. 2. De chères amitiés Les Chéhab n’échappèrent pas plus que les Maan à ce genre de pratiques. Atteint d’un mal mystérieux et incurable, l’émir Melhem Chéhab abdiqua en 1758 au profit de ses deux frères Ahmad et Mansour. Le premier avait la faveur du parti Yazbaki et le second celle du parti Joumblati. Ils finirent par se brouiller au retour d’une partie de chasse et par revendiquer chacun le titre d’unique grand émir. Mansour s’était lié d’amitié avec le wali de Saïda, Mohammad pacha al-‘Azm. Il lui envoya de précieux cadeaux assortis de la coquette somme de 10 000 piastres, lui demandant de le confirmer en tant qu’unique gouverneur du Chouf et de lui fournir une assistance militaire. « Ses demandes furent exaucées : le wâlî prit la tête d’une armée et se porta au secours de l’émir Mansour » (Yassine Soueid, Histoire militaire des muqâta‘a-s libanais à l’époque des deux émirats, T.II L’émirat chéhabite 1698-1842, p. 406). Il campa dans la forêt de Beyrouth et, « l’y rejoignant, l’émir Mansour prit courage et marcha en sa compagnie vers Deir-al-Kamar » (Salim Hassan Hichi, Târîkh al ’umara’ al-Chahâbiyyîn bî qalam ahad ’umara’ ihim fî Wâdî al-Taym, p. 102). L’émir Ahmad, abandonné par ses alliés Yazbakis qui s’étaient dispersés, craignant le danger, se résigna à implorer le pardon de son frère. Mansour lui imposa alors de ne plus se mêler des affaires de l’émirat. Après avoir écarté son frère, l’émir Mansour fit main basse sur la fortune de son neveu l’émir Youssef (fils du défunt émir Melhem) et de ses frères, et confisqua leurs propriétés. Malgré l’intercession bienveillante de l’émir Ali Chéhab (oncle des fils de l’émir Melhem et frère de l’émir Mansour), ainsi que celle de l’émir Kassen Ben-Omar et du cheikh Ali Joumblat, puissant muqâta‘jî druze et meilleur allié de l’émir Mansour, celui-ci refusa catégoriquement de leur restituer leurs biens – pour la simple raison que la fortune permettait de se maintenir au pouvoir en versant de l’argent au pacha ottoman. 3. La pressurisation fiscale Toutes les provinces de l’Empire ottoman avaient coutume de payer au sultan un tribut appelé mîrî. Au Mont-Liban, le mîrî était perçu par les muqâta‘jîs qui le reversaient au grand émir après en avoir prélevé une partie. Contraint de payer au wali d’Acre la somme fixée et exigée par lui, le grand émir ne réussissait pas toujours à se réserver une petite part de ce tribut. Le système était conçu de telle sorte que le wali puisse réaliser la plus grande marge bénéficiaire, une marge qui pouvait représenter la moitié de la somme totale. De tous les pachas d’Acre, celui qui reste le plus associé à la pressurisation fiscale du Mont-Liban est, sans conteste, Ahmad pacha al-Jazzar. De 270 bourses en 1772, le mîrî qui ne cessa d’augmenter durant les vingt-neuf années du gouvernement de Jazzar, était passé à 800 bourses en 1804, à la mort du pacha. Le fait est que pour pouvoir conserver son poste de gouverneur d’Acre, le très impopulaire Jazzar était contraint de soudoyer régulièrement les hauts dignitaires d’Istanbul. Cela était, bien entendu, très dispendieux mais le redoutable pacha n’était jamais à court d’imagination pour se trouver de nouvelles rentrées d’argent. 4. Le jeu de la surenchère Il revenait au pacha d’Acre de confirmer le choix des muqâta‘jîs quant à l’élection du grand émir du MontLiban ; seule sa confirmation rendait l’élu légitime. Durant le gouvernement d’Ahmad pacha al-Jazzar, « l’investiture était soumise à un cycle d’enchères » (Toufic Touma, Paysans et institutions féodales chez les Druzes et les Maronites au Liban du XVIIe siècle à 1914, p. 93) et littéralement vendue au plus offrant, pour peu qu’il soit un émir chéhabite. Jazzar exploitait ainsi les ambitions des émirs, favorisant leurs rivalités pour en tirer profit. Il joua à ce jeu très lucratif notamment avec l’émir Youssef Chéhab et le jeune Bachir (futur Bachir II), les considérant comme « deux chevaux en compétition qu’il pouvait diriger à son gré pour détruire le pays et lui soutirer des richesses » (Yassine Soueid, op. cit., p. 526). Empochant l’argent de l’un, il lui remettait la tunique d’investiture, pour la lui retirer dès qu’il recevait une somme plus importante de l’autre. L’émirat était pris, perdu, repris, reperdu… jusqu’à la ruine de l’un des deux émirs… mais la fortune de Jazzar était faite ! 5. L’achat du pardon et du pouvoir Si Ahmad pacha al-Jazzar s’est distingué par sa vénalité et une réputation de « boucher », Daher al-Omar est connu pour n’avoir jamais reçu de nomination officielle. En effet, il fit simplement assassiner son prédécesseur et prit sa place. Habile diplomate, il sut trouver des arguments convaincants pour apaiser le courroux du sultan ottoman. Il lui envoya quelques milliers de sequins et lui écrivit pour lui assurer qu’il était « le sujet très soumis du sultan » (Dominique Chevallier, La société du MontLiban à l’époque de la révolution industrielle en Europe, p. 92). Il s’engagea, par ailleurs, à percevoir le mîrî et à le lui verser régulièrement. Son plaidoyer, agrémenté de la somme rondelette qui l’accompagnait, fit un bel effet à Istanbul. De fait, si le principal souci de la Sublime Porte était d’encaisser le mîrî, « elle s’inquiétait médiocrement s’il lui était assuré par les pachas ou par les chefs locaux » (Henri Lammens, La Syrie : précis historique, T. II, p. 104). 2016. Le système confessionnel alimente toujours la corruption au Liban, laquelle ne cesse de sévir. Dessin de © Swaha cartoons 6. Deux moutassarrifs malhonnêtes Après la chute de l’émirat en 1842, la Sublime Porte entreprit d’imposer un gouvernement militaire au MontLiban et, afin d’affaiblir le peuple, exploita les sensibilités confessionnelles, dressant druzes et maronites les uns contre les autres. Il ne restait plus qu’à diviser le pays ; mais le système des deux Caïmacamats, voué à l’échec, allait céder la place en 1861 à la Moutassarrifiya. Le Liban était alors reconnu en tant que province ottomane autonome et doté d’un « Règlement organique » dont l’application était garantie par les puissances européennes. De 1861 à 1915, huit moutassarrifs se sont succédé, dont deux se distinguèrent par leur manque d’intégrité : a) Wassa pacha : Il fut un homme « pressé de s’enrichir et d’enrichir les siens » (Antoine Khair, Le Moutassarrifat du Mont-Liban, p. 91). Lui et son gendre Kupélian ne pensaient qu’à satisfaire leur amour de l’argent. En 1887, « la corruption était devenue telle que l’administration et la justice étaient complètement paralysées » (Boutros Dib, op. cit., p. 660). La population libanaise ne se sentait plus gouvernée, mais systématiquement dépouillée et spoliée. « Bien qu’animé à son arrivée d’une assez bonne volonté, Wassa pacha, faible et mal entouré, devait succomber à ses défauts et donner de son mandat de gouverneur l’image la plus médiocre du Moutassarrifat » (Antoine Khair, op. cit., p. 90). b) Mouzaffar pacha : (…) Dans son sillage, Mouzaffar pacha allait, sous couvert de réformes, révoquer un grand nombre de fonctionnaires. « Il les réintégra, quelque temps après, dans leurs anciens postes ou dans des postes supérieurs après leur avoir extorqué la rançon fixée… Les postes de l’administration et de la justice se vendaient ainsi aux plus offrants. Les aventuriers, les contrebandiers et les bandits commençaient à infester la Montagne, assurés qu’ils étaient de leur impunité » (Boutros Dib, op. cit., p. 669). L’insécurité de la campagne et des routes aggrava la crise économique dont souffrait le Liban depuis plusieurs décennies et poussa les Libanais à émigrer en masse. Mouzaffar pacha aurait même « violé le règlement en créant illégalement des impôts et en s’immisçant irrégulièrement dans l’organisation et le fonctionnement de la justice » (Antoine Khair, op. cit., p. 94). Dire que le Liban doit l’apprentissage de la corruption aux Ottomans serait sans doute exagéré… Il n’en demeure pas moins qu’ils y auront contribué pour une large part… ■ Lamia el Saad est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université Saint-Joseph et professeur d’histoire à l’université pour Tous. Elle est l’auteur du Bonheur Bleu et d’Effeuillages, ainsi que d’une thèse de doctorat, Le MontLiban durant la seconde moitié du XVIIIème siècle. 8 LA PAGE DE TALAL SALMAN A la mémoire de Fouad Chéhab, l’homme d’Etat orphelin Talal Salman A u printemps de l’année 1964, j’avais lancé, dans l’hebdomadaire As-Sayad dont j’étais alors rédacteur en chef, un cri de douleur. Dans un article intitulé L’État borgne, j’avais décrit la route que je prenais pour me rendre, de nuit, toutes les semaines, de Beyrouth à Chmestar, mon village natal. La route brillait de mille lumières entre Beyrouth et la région limitrophe de Zahlé. Puis, au-delà, tout le pays plongeait dans une obscurité totale ; la route – déjà étroite – se rétrécissait encore, et la voiture bringuebalait, secouait son passager en tous sens en tentant d’éviter les crevasses. Le conducteur n’avait d’autre choix que de rester alerte et vigilant afin de ne pas percuter un homme ou un animal traversant au cœur des ténèbres. Deux jours plus tard, je fus surpris par un coup de téléphone. A l’autre bout du fil, mon interlocuteur se présenta aimablement : « Je suis Fouad el-Bizri. Vous ne me connaissez pas personnellement. Je suis le directeur général du Service des ressources hydrauliques et électriques au sein du ministère des Travaux publics. J’ai lu votre article, et il m’a profondément affecté. Je vous appelle pour vous inviter à me rendre visite dans mon bureau à Sfeir, non loin de l’église de Mar Mikhaïl à Chiyah. Je suis désolé de devoir vous demander de venir, mais ce que j’ai à vous montrer ne peut pas être déplacé, car cela occupe une pièce entière ». Cet appel me fit grand plaisir. Je répondis à son invitation dès le lendemain. Je fus reçu très poliment par Monsieur el-Bizri. Ce dernier entreprit de m’expliquer en détail le programme établi par le ministère pour alimenter en eau et en électricité différentes régions du Liban, notamment celles plongées dans les ténèbres, la privation et l’oubli. M. el-Bizri me demanda ensuite de passer dans une autre pièce, dont le mur face à la porte était tapissé de la carte du Liban, une carte du Liban avec toutes ses villes, ses villages, ses fermes… Rien n’avait été oublié, les lieux les plus prestigieux y côtoyaient ceux qui s’étaient trouvés exclus de la mémoire du pays. M. el-Bizri me précéda et appuya sur un bouton ; sur la carte s’allumèrent une multitude de petites ampoules, qui ressemblaient à des yeux de chats. Il me dit, tout en pointant une règle qu’il tenait dans sa main : « Voilà le village de Chmestar. Nous avons presque terminé les travaux d’excavation, l’extension du réseau et l’installation des stations, et bientôt nous mettrons en place les poteaux. Votre région rayonnera de mille lumières au milieu du mois de mai prochain, et au cours de cette même période, vous commencerez à recevoir aussi les eaux de Yammouné ». Nous revînmes à son bureau ; j’étais admiratif. « Pour la première fois dans l’histoire du Liban, me dit-il, nous mettons en place un plan d’action global qui apportera l’eau et l’électricité dans les zones considérées jusqu’ici comme défavorisées. » Il me parla de la mission de l’IRFED (Institut de recherche et de formation en vue du développement), du rôle du père Lebret et du ministère de l’Urbanisme, ainsi que de l’importance de la planification, sans laquelle le pays resterait divisé en régions et en fiefs où les services seraient monopolisés par les gens riches et puissants. Le jour dit, je me tins parmi les gens de mon village ; ils s’étaient réunis incrédules et regardaient sans y croire les ingénieurs et les ouvriers qui se préparaient à donner le coup d’envoi de cette remarquable réalisation... A midi sonnant, les lampes s’allumèrent sur le haut des poteaux. Le gouverneur s’approcha, ouvrit les robinets, et l’eau jaillit en abondance au milieu des acclamations du public : « Gloire à Dieu ! Que Dieu protège le président Fouad Chéhab ! ». ***** Je n’ai jamais rencontré Fouad Chéhab lorsqu’il était président, je ne l’ai jamais entendu prononcer un discours, et je n’ai jamais non plus lu ses écrits… Mais je crois pouvoir affirmer qu’il est le seul « vrai » président parmi tous ceux qui ont occupé ce poste prestigieux dans l’histoire moderne du Liban… Je ne verse pas dans les louanges en disant cela… Le président Fouad Chéhab fit entrer des mots nouveaux dans le lexique libanais, introduisant dans ce système républicain unique en son genre, établi sur des bases sectaires, et dans ce système démocratique basé sur des règles féodales et civiles, des expressions inédites, comme par exemple : la planification ; la reconnaissance de tous les citoyens, sans exception, et l’assertion que ceux-ci tous ensemble formaient le peuple ; la justice sociale, notamment après l’intégration des habitants de toutes les régions et de toutes les zones, en particulier les plus reculées, celles qui jusqu’alors étaient demeurées hors de la vue des dirigeants (or il est à noter que l’accès à la région la plus éloignée de la capitale, que ce soit vers le nord, vers l’est ou vers l’ouest, ne nécessite pas plus de deux heures de trajet dans une voiture poussive). Fouad Chéhab restera dans l’histoire de cette République le symbole de la dignité, de l’intégrité, et de la foi en l’unité du peuple. Chéhab croyait aux institutions, à la planification ainsi qu’au droit Fouad Chéhab des citoyens, de tous les citoyens, à bénéficier de prestations sociales, d’autant plus qu’ils contribuent à ces prestations par leurs impôts… J’ai mentionné quelques-unes des réalisations de ce président, de cet homme d’Etat, lui qui naquit orphelin et connut la misère noire ; il quitta le pouvoir, le haut commandement de l’armée puis la présidence de la République, les mains et la conscience propres, pauvre en comparaison avec les gens de la classe moyenne, ainsi qu’avec ceux qui se sont enrichis en puisant dans l’argent public et ont appauvri le pays. Je ne l’ai pas connu personnellement. Je ne l’ai pas entendu prononcer un discours. Je ne l’ai jamais rencontré parmi le public des festivals de danse, je ne l’ai jamais vu non plus participer aux programmes de divertissement à la télévision... Des décennies après sa mort, rien n’a pu être dit sur lui qui puisse remettre en doute son patriotisme, son intégrité, sa réputation de droiture, ou sa foi en l’Etat... Ceci est chose rare dans l’histoire du système corrompu et vicieux de notre pays… Que Dieu bénisse ce président, cet homme d’Etat. Il a dirigé un système qui n’a jamais su l’accepter. Le jour de sa sortie du pouvoir, il craignait pour son pays plus encore que le jour où il en avait pris les rênes, lucide face à ce système et à la corruption qu’il génère. Il voyait clair dans cette classe politique créée par la corruption, et qui, à son tour, la nourrit et la fait perdurer, aux dépens de l’Etat, du peuple et des générations futures. ■ Fouad Chéhab a transformé le pays des Cèdres en Etat moderne. Chmestar Edward Lear, « Les cèdres du Liban », 1858.