La Fabrique de l`Innovation II

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La Fabrique de l`Innovation II
La Fabrique de l’Innovation II
Nous le savons tous: le bestseller absolu de l’horlogerie est la Swatch, vendue depuis 1983 à plus de 400 millions d’exemplaires. Les tâtonnements conceptuels et matériels qui conduisirent à cette innovation de rupture font l’objet d’un
livre en train de devenir un bestseller, du moins dans les écoles de management.
La première édition de
l’ouvrage sortie en 2012
(voir Gold’Or 9/2012) fut
suivie l’an suivant déjà
d’une traduction allemande augmentée de
deux nouveaux chapitres
(voir Gold’Or 5/2013). Et
tout récemment suivirent
une deuxième édition
française considérablement augmentée [1] et sa
traduction anglaise [2].
Les auteurs de l’ouvrage sont Gilles Garel,
professeur à l’Ecole Polytechnique à Paris, et
Elmar Mock, à l’époque
ingénieur chez ETA à
Granges et, avec Jacques Muller, co-inventeur
de la Swatch. Personne
[1] La Fabrique de l’Innovation. Par Gilles
n’est mieux qualifié que
Garel et Elmar Mock, préface d’Yves PigMock pour relater les
neur. 2e Edition, Dunod, Paris (2016), ISBN
chemins rocailleux par
978-2-10-074605-7. – [2] The Innovation
lesquels il fallut passer
Factory. Taking the Plunge! Gilles Garel,
pour aboutir à la montreElmar Mock, Foreword by Yves Pigneur.
CRC Press, Boca Raton, London, New York
bracelet non-réparable
(2016). ISBN 978-1-4987-4021-0
au boîtier en plastique
servant de platine pour le
mouvement à l’architecture très peu orthodoxe. Son prix de production était trois fois moindre que celui du mouvement quartz le meilleur marché de l’époque.
Elle devint un objet-culte mondial, malgré le manque de flexibilité au
niveau du boîtier.
Le boîtier et le bracelet étant toujours identiques, les variations
exigées par la mode constamment en mouvement ne pouvaient s’exprimer que par les couleurs et le design graphique, toute latitude
étant donnée au cadran et aux aiguilles. L’innovation majeure, forcée
par la Swatch et dont on entend trop peu parler, fut le montage entièrement automatique, obligatoire pour la Swatch. Une fois réalisé
(ce qui coûta cher), il s’imposa très vite même pour les mouvements
mécaniques relativement compliqués.
Horlogers versus robots
Il n’y a pas de doute que la technologie du montage automatique
se serait imposée même sans la Swatch, mais beaucoup plus tard.
Le pénible travail d’horlogers hautement qualifiés était dorénavant
remplacé par des chaînes de montage équipées de mini-robots et
ne nécessitant aucune intervention humaine. Une fois ces investissements faits, le prix des mouvements baissa au point que la réparation classique fut remplacée par un simple échange de mouvements
complets.
Il est intéressant de constater que l’invention de la Swatch est une
application classique de la théorie CK, formulée par Gilles Garel que
Mock et Muller appliquèrent sans la connaître – avec des emprunts
généreux à la morphologie non-dimensionnelle de Fritz Zwicky, dont
Mock et Muller n’avaient jamais entendu parler. Décidément, les
grands esprits se rencontrent!
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Swatch et théorie CK
Résumée en quelques mots, la théorie CK – C pour l’anglais «concept», K pour «knowledge» relate la genèse de toute innovation.
Celle-ci commence toujours par un catalogue d’idées plus ou moins
folles dont il vaut la peine d’examiner systématiquement toutes les
variations possibles. Mais leur réalisation doit être obligatoirement
confrontée aux lois immuables de la physique et des frontières de
nos connaissances – que l’on pourra élargir ad hoc, particulièrement
en franchissant les frontières des disciplines.
La deuxième édition de l’ouvrage ajoute à la première un chapitre
du plus grand intérêt concernant la structure et la philosophie de la
Société Créaholic, créée par Mock à Bienne trois ans après le lancement de la Swatch. Créaholic compte aujourd’hui une trentaine de
collaborateurs (partenaires dans le jargon de l’entreprise) qui ne font
qu’inventer, développer et breveter surtout pour des clients externes,
mais à 20 pour cent environ pour la création de spinoffs qui industrialisent certains concepts particulièrement inusités. Dans ce cadre,
Mock présente sa fameuse thèse du matriarcat, parallèles étonnantes
et pertinentes entre le monde de l’industrie et celui du vivant.
Lucien F. Trueb