SEXE FAIBLE, MAILLON FORT - SSD-asbl | Solidarité Santé et

Transcription

SEXE FAIBLE, MAILLON FORT - SSD-asbl | Solidarité Santé et
Librement inspiré de vies réelles|
« SEXE FAIBLE, MAILLON FORT »
IBRAHIM RADJOULOUL-SALAME MOUHAMADOU
alias RADJOUL
MOUHAMADOU
76 rue Yakassa, Hountigomé
04 BP : 79, Lomé
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Contact : +228 90 84 28 76
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DEDICACE
A ma mère, ma force et mon moteur.
A toutes les celles qui donnent la vie
au péril parfois de leurs vies.
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PREFACE
Un frisson à couper le souffle. Un frémissement qui prend aux tripes. Le bruit des pages qui
se tournent à la poursuite des personnages, et les dédales de vies d’une crudité qui fait froid
dans le dos. Voilà ce que j’ai ressenti en lisant ce livre-témoignage. Un récit qui questionne et
ébranle le confort de nos petites vies bien rangées. Une piqûre qui nous rappelle combien nos
certitudes ne sont que des montagnes de sons livrés aux vents des tempêtes du destin.
Un récit d’une humanité bafouée par la précarité du quotidien et la fragilité des liens. J’ai
apprécié le style de l’auteur et son attachement à éviter de noyer le récit dans un vocabulaire
trop excessif et caricatural. J’ai aimé me laisser porter par sa prose apaisante dont la légèreté
et la fluidité rendent supportable la violence du récit.
J’y ai croisé des personnages attachants. Entrainé par le torrent de souffrance qui coulait des
pages de ce récit terrible, j’ai ouvert sans le savoir ma porte à ces femmes debout comme des
statues de bronze. J’ai ressenti tour à tour indignation, culpabilité, gêne et devoir d’assistance.
La fatalité se nourrit de l’inaction des hommes de bien.
Une gêne, mêlée à de l’empathie, qui rappelle l’urgence d’agir pour ces femmes. La vérité de
ce livre, c’est qu’il raconte une histoire vraie, donc proche et dont le scénario s’écrit sous nos
yeux dans l’indifférence générale. L’ignorance de la maladie dans l’opinion publique amplifie
vraisemblablement l’insensibilité générale à la douleur de ces femmes. Et pourtant, la fistule
obstétricale fait des ravages dans nos sociétés africaines. Elle semble une maladie des pauvres
et des pays pauvres parce qu’elle a disparu sous les latitudes des pays riches et développés.
La fistule obstétricale bien qu’elle constitue l’une des plus graves affections liées à la
grossesse n’est reconnue que depuis peu sur le plan international. Les actions combinées de
partenariats menés au cours de ces dernières années ont permis d’attirer l’attention du monde
sur la problématique.
Sur le plan mondial, en 2001, l’UNFPA, la Fédération internationale des gynécologues et
obstétriciens et le Programme de prévention de la mortalité et de l’incapacité maternelle de
l’Université Columbia (AMDD) ont convoqué la première réunion d’experts avec pour
principal objectif d’encourager l’intervention au niveau international, de sensibiliser au
problème et de réfléchir sur les stratégies et mesures propres à prévenir, et traiter la fistule
obstétricale, en particulier en Afrique.
Dans cette même optique, un consensus s’est dégagé entre les acteurs au sujet d’une stratégie
concertée visant à prévenir et traiter la fistule en Afrique subsaharienne au cours d’une
deuxième réunion qui est tenue en 2002.
En 2003, suite à cette deuxième réunion, l’UNFPA a lancé une campagne mondiale
d’élimination de la fistule obstétricale en tendant à la rendre aussi rare en Afrique, en Asie
qu’en pays développés.
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Cette campagne pour éliminer des fistules obstétricales favorise une approche intégrée, qui
situe les programmes de lutte contre la fistule dans le cadre plus général de la maternité sans
risques et de la santé reproductive.
En 2005, l’UNFPA a mis en place un groupe de travail chargé de l’élaboration de la stratégie
régionale africaine pour l’élimination des fistules obstétricales conformément à trois points
d’intervention stratégiques que sont : prévention, traitement et réinsertion.
Au Togo, la problématique de la fistule obstétricale est complexe car les mesures de
prévention et de traitement sont connues, mais ne sont pas toujours accessibles à toutes les
femmes pour des raisons diverses ; mais il y a une réelle volonté politique au sommet de
l’Etat qui s’est manifestée à travers le financement de deux campagnes nationales de
réparation des fistules obstétricales par le Chef de l’Etat en 2011 et en 2012. Depuis lors, il y
a un regain d’intérêt pour la prise en charge des fistules obstétricales au Togo avec
l’implication de la partie gouvernementale, des partenaires techniques et financiers dont
l’UNFPA, la Communauté Economique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), la
société civile. Pour ce faire, le CHR de Sokodé a vu ses capacités renforcées et rendues
opérationnelles à cause de sa situation géographique qui le place au cœur de la région où la
prévalence des fistules obstétricales est élevée. Ce centre de référence national a accueilli
plusieurs campagnes de réparation chirurgicale.
En effet, les activités menées de longues dates par l'UNFPA dans le cadre de programmes
visant à réduire la mortalité et la morbidité maternelles le placent dans une position
privilégiée pour relever le défi de la fistule obstétricale. En outre, cette affection touche à
pratiquement tous les aspects du mandat du Fonds, notamment la santé et les droits à la santé
en matière de reproduction, l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes et la santé des
adolescents en matière de reproduction.
Alors qu’attendre d’un livre consacré à la fistule obstétricale ?
En l’ouvrant, je l’avoue, je pensais entrer dans l’univers funeste d’un hôpital et dans la misère
d’une littérature maladive. Je me suis retrouvé à lire un éloge à la femme togolaise, une ode à
la vie paysanne.
Ce texte vif a été écrit pour sensibiliser l’opinion à cette maladie qui détruit des vies et brise
les familles. C’est un livre que j’invite à lire, à lire entièrement, à faire lire et relire. Malgré
toutes les meurtrissures qui s’en dégagent, c’est un livre étonnamment optimiste. Chacune des
histoires se solde par une fin heureuse.
Pour finir, je dirais que ce livre décrit avec lyrisme et réalisme sans verser dans le morbide,
des parcours de femmes sinistrées par la fistule obstétricale. Ce livre est un manifeste de
combat. Lisez-le et armez vos consciences. Fourbissez votre indignation et ensemble montons
au front pour éradiquer la fistule obstétricale au Togo.
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Tchabinandi KOLANI YENTCHARE
Ministre de l’Action Sociale, de la Promotion de la
Femme et de l’Alphabétisation du Togo
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À-PROPOS
Ce livre est une compilation de témoignages, à la fois bouleversants et édifiants, librement
mis en récit sous le titre de : SEXE FAIBLE, MAILLON FORT : témoignages de
survivantes des fistules obstétricales. Dans les lignes qui vont suivre, le narrateur prend ses
aises avec la vérité des vécus, en grossissant parfois ses traits pour la rendre plus ou moins
tragique, ceci afin de coller à l’exigence de l’écriture romanesque qui est en prise directe avec
le réel. Retranscrire sans travestir, raconter sans dénaturer, restituer avec honnêteté en
respectant l’authenticité du vécu singulier de chacun des personnages, tel est ainsi défini
l’objectif de ce projet d’écriture. Ecouter et retranscrire des vies au lieu de raconter des
histoires au risque d’édulcorer les vécus, tel est l’épreuve didactique assignée à ce récit. Le
choix de la formule du livre-témoignage répond à la nécessité de mettre en lumière l’aspect
psychosociologique et l’expérience intime de la pathologie chez les femmes qui en sont
victimes. Il est également question de mettre le doigt sur les marqueurs, les indicateurs
concordants qui permettent d’esquisser le portrait-robot de la fistuleuse-type.
“Selon le site internet de l’UNFPA: « une fistule obstétricale s’entend comme une lésion
résultant de l’accouchement qui a été relativement négligée, malgré son impact destructeur sur
la vie des adolescentes et des femmes. Elle est généralement causée par un travail prolongé et
difficile, parfois plusieurs jours, sans intervention obstétrique pratiquée en temps voulu,
généralement une césarienne, pour mettre fin aux pressions excessives exercées par le fœtus
sur l’organisme de la femme. Les effets sont souvent dévastateurs : le bébé meurt dans la
plupart des cas et la femme souffre d’une incontinence chronique ». (www.unfpa.org)
Il s’agira de comprendre la question des fistules obstétricales dans toute sa complexité en
explicitant les mécanismes qui la sous-tendent. Ce sera une plongée en apnée dans l’univers
peuplé de misères, de solitude et d’espérances de ces femmes souffrant ou ayant survécu aux
fistules obstétricales. Le style romanesque de par sa nature psychodramatique, emprunte aux
sciences du comportement les techniques de séquençage psychologique qui donnent de
l’épaisseur aux êtres qu’il met en scène en ayant directement accès au siège de leurs
sentiments, en entrouvrant un angle de vue sur l’âme, l’affect et la réalité psychosociologique
des personnes-personnages. Cela s’observe dans le choix même des témoins, anti-iconoclastes
à souhait et souvent conditionnés par une éducation patriarcale fort contraignante. Ils sont les
reflets d’une certaine programmation sociale des individus. Des femmes nées pour ne devenir
que des femmes ! Des femmes aux prises avec le mythe de leur féminité - déconstruit par
Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe - et le pouvoir masculin aliénant. Des femmes
dépositaires du sexe dit faible. Des femmes socialement programmées pour remplir une
fonction sociale, à l’arrière-garde du train du progrès social qui remodèle depuis des
décennies les sociétés africaines en général et la société togolaise en particulier. Si le monde
rural en Afrique subsaharienne est une zone très fertile avec une fécondité beaucoup plus
dynamique que dans les grands centres urbains, il est paradoxalement une zone grise où les
indicateurs de bien-être familial et de santé de la reproduction sont souvent dans le rouge avec
un faible niveau de scolarisation surtout chez les jeunes filles, un fort taux de déperdition
scolaire, de mariages et de grossesses précoces. Généralement, dans ces localités on observe
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une liaison fatale de deux faiblesses : le manque cruel d’équipements dans les structures
sanitaires et la faible exposition des femmes aux discours et aux moyens de contraception.
Les fistules obstétricales sont la conséquence irrésistible de la conjugaison de la somme de
ces faiblesses structurelles, qui se résorbent progressivement à la faveur de politiques
publiques volontaristes et du soutien des organismes techniques et financiers de coopération.
Le gâchis humain provoqué par les fistules obstétricales se chiffre entre 50 000 et 100 000
femmes victimes chaque année à travers le monde. On estime à 2 millions le nombre de
femmes atteintes en Afrique subsaharienne et en Asie. En 2010 au Togo, on recensait 250
femmes souffrant de la fistule et l’enquête MISC4 a révélé que la prévalence est estimée à
0,03% (soit 3 cas sur 1000 accouchements) dans les tranches d’âge comprises au-dessus de 15
ans. Cette hécatombe de bout de chaîne pourrait être évitée avec une politique de scolarisation
féminine plus vigoureuse, des campagnes de prévention plus musclées et un renforcement des
structures sanitaires en amont. Au-delà du volet prévention, l’UNFPA est très en pointe,
depuis 2003, dans le combat pour l’élimination des fistules à travers le monde qui couvre la
réparation de femmes victimes. Au Togo, le Centre Hospitalier Régional de Sokodé, sous la
houlette de l’UNFPA, des autorités sanitaires du pays et de l’ONG SSD, est le pôle
d’excellence où se pratique la chirurgie de réparation des fistules depuis 3 ans. Avec des
résultats très encourageants, depuis 2010, plus de 300 femmes ont été opérées.
Ce livre-témoignage plonge les lecteurs de plain-pied dans le quotidien, le parcours, les
aspirations, les rêves secrets, la souffrance intime, les espoirs et les désillusions de ces
femmes avec pour décor le CHR de Sokodé. Bref, le livre rend à ces femmes leur humanité
parfois déniée par la société. C’est un récit vivant, une fresque peuplée de personnages, de
parfums, de senteurs, de lieux, de visages et de caractères pour mettre en relief la vie ordinaire
de femmes de courage et de combats. De mères-courages, de femmes survivantes et fortes! À
travers le prisme des mots, percer la bulle de ces femmes démunies mais généreuses, souvent
condamnées pendant longtemps à la souffrance en silence. Des femmes d’amour qui se sont
déchirées dans leurs chairs comme du textile bas de gamme importé de Chine en donnant la
vie. Suivant le mercure des saisons, la tradition les cantonne à jouer les seconds rôles.
Oppressées par le patriarcat qui s’échine à les aliéner, rabaisser et enchaîner sous le fardeau
asservissant de millénaires d’us et coutumes, les femmes se tordent de douleurs, se courbent
sous des pesanteurs et se cassent sous le poids des fagots noués par codes et rôles sociaux
déséquilibrés. Souffre-douleur d’une société rurale dominée de la tête aux pieds par les
hommes et les pères. La femme dans un tel contexte remplit le même rôle qu’une poule
pondeuse qu’on élève pour pérenniser le groupe, la communauté. Et les enfants, les fruits des
entrailles des mères, sont juste de la “chair d’œuvre’’ : mi-main d’œuvre et mi-chair à canon
pour travaux champêtres. De terres ingrates et arides, d’hommes scélérats et avides. La
société traditionnelle comme un organisme vivant crée et perpétue un ordre social inégalitaire
qui musèle l’expression féminine.
La fistule, sus-explicitée, est une blessure physique charnelle et intime, une fracture
psychologique et sociale. Les chirurgiens et les kinésithérapeutes s’occupant de l’aspect
somatique et physiologique de la maladie, il revient aux mots et à la littérature d’exorciser les
blessures sociales invisibles, infligées indûment à ces femmes. Il revient aux mots de rendre à
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ces femmes leur lettre de noblesse, de les resituer à leur juste place dans l’ordre social, celui
de mères des nations, maillon fort de nos sociétés. L’objectif ultime de ce livre est de braquer
les projecteurs sur la situation des fistuleuses pour provoquer un électrochoc dans l’opinion
publique, de mettre en lumière le travail des ouvriers de l’ombre qui s’effectue dans le
domaine de la lutte contre cette maladie. Il s’agit également de saluer l’effort du
Gouvernement, de l’UNFPA et des autres partenaires techniques et financiers qui alimentent
ce travail à la chaîne de solidarité qui permet de réparer des destins brisés par cette terrible
morbidité.
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AVIS AUX LECTEURS
Ce livre n’est pas une collection de verbatim des entretiens de l’auteur avec les héroïnes de
l’histoire, ce n’est ni un roman médical, ni une œuvre de fiction. Il est basé exclusivement sur
des témoignages récoltés avec des techniques d’investigation qui sont à la confluence des
méthodes du journalisme et de la sociologie. Cependant, le texte qui va suivre, emprunte au
verbatim le souci d’une certaine fidélité aux témoignages et au roman l’art de construire un
imaginaire, de nouer une intrigue et de fabriquer des décors pour les animer.
Ce livre n’est pas une simple compilation de biographies emboitées les unes dans les autres.
Ce serait risquer de tomber dans la caricature que de prendre le risque de forcer les traits
quand la réalité rattrape et outrepasse la fiction. La biographie est par essence subjective, elle
ne reste que le point de vue d’un auteur. En plus, les mots sont parfois perfides, ils trahissent
souvent involontairement le sens des choses. Il serait très prétentieux de dire de ce texte,
d’une redoutable crudité, qu’il retranscrit mot à mot une histoire entièrement vraie. C’est
pourquoi, à un certain seuil du tragique, la vérité devient illusoire voire dérisoire.
Ce livre est un miroir déformé de la réalité, parce que l’ambition de l’auteur était moins
d’écrire des biographies, de tirer des portraits que de réaliser une photographie de groupe des
femmes malades de fistule obstétricale. Le fil rouge de ce travail littéraire était de s’attacher à
tirer le portrait général des femmes, venant de tous les recoins du pays, croisées au CHR de
Sokodé. L’objectif est que chaque femme togolaise souffrant de cette terrible affection puisse
s’y mirer et s’y reconnaître. Que les lecteurs, également, y trouvent une clé d’entrée dans
l’univers sinistré de la fistule obstétricale.
Ce livre est un récit librement inspiré de faits et de parcours réels. La liberté s’entend ici
comme le refus de l’enfermement dans un huis clos avec des témoignages bruts. La liberté
s’entend ici comme une ouverture du texte aux vents des éléments pour l’enrichir de la
diversité du monde. La liberté s’entend ici comme une certaine renonciation à une quête de
vérité absolue des vécus. La liberté dans ce contexte fait bon ménage avec les infidélités aux
syntagmes du langage ou à la syntaxe des témoignages.
Ce livre est un récit romancé qui s’étend sur deux chapitres : le « Travail » et le « Délivrance
», comme les deux phases de l’accouchement. La référence aux étapes de la parturition n’est
pas fortuite, elle montre à quel point la fistule obstétricale est un attentat contre la maternité.
Le premier chapitre est une retranscription fidèle des témoignages des six femmes interrogées
pour réaliser ce livre. Les entretiens ayant été réalisés en langues vernaculaires (Mina,
Kotokoli et Tchokossi), ils ont été traduits soit par l’auteur lui-même soit par le biais d’un
traducteur. D’une manière générale, malgré les éventuelles altérations de sens qui pourraient
venir des traductions successives des langues togolaises en français, cette partie s’attache avec
force de précisions et de détails à rester fidèle aux témoignages des femmes.
Le deuxième chapitre correspond à la description d’un exercice de « maïeutique » collective,
la science de l’« accouchement des vérités » inventée par Socrate. Elle est essentiellement
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imaginaire, puisse qu’aucune des femmes dans ce livre n’a le bagage intellectuel nécessaire
pour initier une telle entreprise. Malgré que certaines parlaient le mina, la barrière de langue,
entre elles, ne facilite pas de tels échanges. La scène de la thérapie collective est le fruit de
l’imagination de l’auteur. Si ce chapitre plonge ses racines dans l’antique philosophie
grecque, c’est dans les techniques modernes de psychothérapie développées à la suite de
Freud que l’auteur essayer d’exorciser les tourments internes de ces femmes sur le gril.
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PROLOGUE
Des funambules en équilibre fragile sur la corde raide de la vie. Des silhouettes d’ombres en
voltige sur des poussières de temps volages. Des destins écrasés entre l’enclume des traditions
inertes et le marteau de la précarité sociale. Les cernes défigurés par la chaleur, les rides
accentuées par l’âge et la rudesse d’une vie paysanne passée à ensemencer, à labourer et à
bichonner la terre. Une vie monotone entrecoupée par l’enchaînement successif de saisons
sèches et pluvieuses. Vu de l’extérieur, la vie rurale reflète tous les accents d’une vie lyrique,
une vie de poésie où l’humus de la sueur dessine des sillons sur des visages rougis par l’effort.
Le travail de la terre devient vite un travail de forçat quand l’agriculture de subsistance est
pratiquée avec des outils rudimentaires. Des muscles fermes, des paumes couvertes
d’ampoules et la douleur de vivre… La sueur de l’effort irrigue le sol brun des champs de sa
fertilité naturelle. On y respire toute la chlorophylle de ses feuilles en prenant une bouffée
d’oxygène pendant qu’on promène ses narines dans les hectares de céréales. Rien ne semble
désaltérer la soif d’étendre son empire champêtre vers l’horizon lointain. La solidarité entre
paysans, les greniers pleins à rebord et le chant des moineaux au faîte des épis de maïs en
fleurs. L’insouciance et la légèreté de l’art de vivre avec le minimum, les subtilités culinaires
et les recettes à trois sous qui affolent les papilles. Des dabas perchées sur des épaules
d’hommes et des fagots de bois sur la tête des femmes au coucher du soleil. Ils s‘en vont
rejoindre leurs maisons en terre battue à la toiture de paille nichées sous les grands baobabs.
Le vacarme des enfants jouant à cache-cache va bientôt étouffer la symphonie des champs.
Les dernières ombres allongées se faufilent entre les tiges de mil et se perdent dans les
parcelles. Le jour peu à peu s’éclipse pour laisser l’estrade à un concert de crissements de
cigales en chaleur. Dans ce décor de nature-morte, les femmes apportent une nuance de
couleurs qui jure avec le manque de panache des éléments. Elles couvent les champs, bercent
les hommes, entretiennent la maisonnée et remplissent le temps. Mais le village est enrobé
dans un temps-mort qui s’écoule, parfois en cascade, souvent en bloc. L’ennui s’installe dans
les raideurs des instants fugaces où couchés dans de sombres vestibules, les hommes se
reposent sur des nattes. Pour échapper à la pesanteur du temps, ils s’abritent sous l’ombrelle
convexe et protectrice des femmes, sous les latitudes paradisiaques des tropiques. Elles sont
au four et au moulin, déchirées entre leurs casquettes d’épouses et celles de mères. Pour ceux
et celles dont ces décors d’une beauté intemporelle, ont meublé la scène de leur vie
quotidienne depuis la naissance, il est difficile de s’en éloigner définitivement. Tous les
quatre éléments de la matière y sont réunis : la terre, le grand air, l’eau et les enfants qui
jouent à allumer des feux de brousse. Il y a soi, tous ceux qu’on aime et des pépinières
d’espoir à perte de vue qui ne demandent qu’à être fécondées. Face à ce trop-plein de
bonheur, les mirages et les infrastructures de la ville semblent à certains égards bien
dérisoires. Et pourtant…
Derrière une porte métallique à vitre fumée, légèrement ouverte, quelques voix de femmes
bourdonnaient dans le crépuscule frais et sec de Sokodé. Le couloir désert du Bloc Opératoire
s’enflammait et s’éteignait au rythme des éclats de rire et des creux de silences. Elles se
racontaient leurs histoires, leurs enfants, leurs hommes, leurs villages, leurs chaumières et
leurs expériences au Centre Hospitalier Régional (CHR) de Sokodé. Pour la plupart, elles
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étaient là depuis bientôt un mois. Le mal du village commençait par se faire sentir. Certaines
ne boudaient pas leur plaisir de profiter des commodités de la vie urbaine alors que d’autres la
tempéraient. Sans doute, les premières pensaient-elles au train-train quotidien de la vie à la
ferme, privée d’électricité et parfois même d’eau potable. Ici, elles avaient l’eau à portée de
robinet et un lavabo dont elles ne savaient pas vraiment s’en servir. Indéniablement, elles
avaient pris goût au confort de cette vie urbaine qui incite beaucoup de villageois à l’exode
rural. Et pourtant cette vie dans les draps douillets de l’hôpital était d’un confort relativement
basique : un lit sans oreillers ni traversins, une chambre en dur certes et la lumière terne des
ampoules au néon. De plus, elles s’étaient accoutumées à cette oisiveté flemmarde que seule
la convalescence savait instiller. Des journées entières agrafées au lit, à se délecter du
sommeil- réparateur avec une armée de médecins aux petits soins. La vie au village est
généralement très rude quand on fait abstraction de ses décors bucoliques. Elles n’avaient
pourtant connu que cela, donc fatalement elle leur manquait à toutes, à des proportions
différentes. Le village représentait pour elles la vie réelle : la reprise des corvées d’eau, des
tâches ménagères et des travaux champêtres... Les plus enthousiastes à l’idée du retour
avaient déjà bouclé leurs affaires depuis la veille et les autres remettaient le pliage des pagnes
au plus tard possible. Elles le feront in extrémis, car le départ de l’hôpital est prévu pour le
lendemain à la première heure. Qu’elles le voulaient ou non, cette petite escapade urbaine
était belle et bien finie. Le retour à la vie réelle était proche. Ce séjour était certainement l’un
des plus importants de leurs vies, sa fin avait le goût amer d’un retour vers le passé aux faux
airs de nouveau départ. Et pour cause, secrètement elles rêvaient toutes de retourner dans
leurs communautés pour prendre leur revanche sur ceux et celles qui s’étaient moqués d’elles
pendant que, mises au banc de la société, elles souffraient le martyre. Elles diront sans doute à
leurs ex-détracteurs qu’elles ont triomphé de leurs préjugés et de leurs railleries imbéciles.
Elles avaient été sauvées des griffes des fistules obstétricales ! Elles diront : « Je ne me pisse
plus dessus. Voyez, je suis redevenue normale ! ». Mais seulement, redevient-on normal après
avoir aussi longtemps souffert d’exclusion sociale ? La foi en l’humain pouvait se retrouver
ébranlée au regard des traitements stigmatisant que la société pouvait infliger à ses membres
jugés défaillants. Cette expérience malheureuse laissera sans doute des séquelles sociales
durables. Il faudra, à coup sûr, réapprendre le goût de la normalité, baisser la garde et
réapprendre à avoir des rapports simples avec les autres.
Le soir même, l’administrateur de l’ONG SSD mit fin à leur attente. Après les avoir toutes
réunies, il remit une enveloppe de quelques dizaines de milliers de francs CFA à chacune
d’elles pour payer leur ticket-retour dans leurs localités d’origine. Il y en avait assez pour
payer le voyage et de quoi vivre les premières semaines. À l’appel de son nom, chaque femme
s’avançait vers le responsable pour retirer son enveloppe : « Votre séjour ici tire à sa fin,
demain vous regagnerez vos villages et réintégrerez vos familles, au nom de l’ONG, de ses
partenaires et en mon nom propre, nous vous souhaitons un bon retour, concluait-il à chaque
fois ». Ce à quoi, elles répondaient d’un timide « merci ». « Merci de nous avoir restitué notre
dignité et nos vies » devaient- elles penser. Après les échanges d’amabilité, l’atmosphère
s’étant détendue d’un cran, le responsable de l’ONG lança sa dernière recommandation : « À
présent, vous êtes devenues les ambassadrices de la lutte contre les fistules dans vos
communautés. Parlez de ce qu’on a fait pour vous dans votre voisinage afin que d’autres
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femmes malades puissent en bénéficier ». Dans ce type de campagne, les organisateurs misent
beaucoup sur l’effet boule de neige que va provoquer la guérison de ces femmes sur le
recensement lors des prochaines campagnes de dépistages. Elles acquiescèrent pour ces
adieux sans déchirure et sans larmes en promettant de porter le message. Une photo souvenir
fut prise pour immortaliser l’instant. Pour la beauté de la photo d’adieu, il fallait montrer des
sourires de circonstance, ce qui n’était pas gagné d’avance. En simulation de sourires,
certaines étaient plus inspirées que d’autres, car il faut dire qu’avec les parcours qui ont été les
leurs, on ne pouvait leur reprocher de ne pas avoir le sourire ostentatoire. Cependant, l’une
d’elle était loin d’avoir perdu tout sens de l’humour. Elle interpella le président de l’ONG en
dénouant son pagne : « Regardez par ici ! Je peux à nouveau mettre un pantalon, en esquissant
quelques pas de danse. Ce qui ne lui était plus arrivé depuis plus de dix ans, ajouta-t-elle ».
Elle portait un pantalon noir en nylon sous un pagne bleu à motif floral chatoyant.
Entraînant par contagion l’une de ses compagnonnes d’infortune à enchaîner avec une autre
blague : « Fini avec les couches, les chiffons et les plastiques ! Bientôt les minijupes et les
collants, dit-elle en arborant un large sourire pudique ». Ensuite tout le petit monde éclata de
rires. Cette petite dose d’émotion se transforma en deux grosses gouttes de larmes qui
déchirèrent les joues de cette dernière. Elle pleura un ruisseau de larmes de joie. Hormis l’une
d’elle qui avait des traits d’adolescente, ces femmes avaient toutes passé l’âge de jouer les
coquettes. Et pourtant, elles se sentaient comme envahies par une seconde jeunesse, une
nouvelle adolescence. Une fois n’est pas coutume, l’histoire se terminait par un happy end.
Le fou rire de ces femmes fut le seul brin de soleil qui resplendissait dans le bloc opératoire
ultramoderne qui jouxte la maternité du Centre Hospitalier Régional (CHR) de Sokodé ce
soir-là. De construction récente, le financement de cette extension a été octroyé par un
organisme belge. Quelques semaines plutôt, l‘UNFPA a doté le bloc d’un groupe électrogène
pour le mettre à l’abri des délestages. Intempestivement des cris de parturientes venaient
déchirer le silence qui colorait les allées en blanc et bleu ciel, aux couleurs de l’organisation
qui gère les lieux. Des cris aussitôt relayés par des encouragements ou des coups de becs des
accoucheuses. Le cycle de la vie se perpétuait ainsi au rythme alternatif des peines de mères et
des premiers cris de nouveau-nés.
Dans la grande salle de prise en charge post-opératoire, où les patientes passaient le clair de
leurs journées en soins intensifs, le médecin de garde faisait sa petite ronde habituelle pour
vérifier le niveau du sérum branché sur le bras gauche de la vieille dame étendue sur le lit
dans l’angle. Il y avait là sept patientes en convalescence. La pauvre vieille était sortie du bloc
opératoire le soir même, où elle avait subi une longue intervention chirurgicale. Le médecin
rejoignit ensuite un petit groupe de femmes qui dévoraient passionnément, depuis plusieurs
heures, une télé novelas sud-américaine, les yeux rivés sur l’écran de l’ordinateur personnel
de ce dernier. Les femmes, indépendamment de leur milieu social, raffolent de ces feuilletons
à l’eau-de-rose dont l’intrigue était souvent cousue de fil blanc. Le scénario, comme presque
toujours identique, portait sur une histoire d’amour au préalable impossible entre de jeunes
gens de milieux sociaux différents. Ensuite… sans doute ils braveront les obstacles pour
l’imposer à tous, et fin de l’histoire. C’est toujours la même histoire, un éternel
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recommencement, seuls les acteurs qui changent. L’amour, faut-il le noter, est l’ingrédient
miracle de la recette du succès de ces feuilletons populaires. L’intérêt pour la télé novelas ne
pouvait qu’être décuplé chez les spectatrices du soir, toutes des femmes issues de milieux
ruraux où l’on continue de s’éclairer avec des lampes à pétrole. Dans ces milieux, seuls
quelques rares privilégiés disposent de postes téléviseurs alimentés parfois avec des groupes
électrogènes. Souvent absorbées par les tâches ménagères et les obligations conjugales, les
femmes ne pouvaient simplement pas se taper des kilomètres à pieds pour suivre un
feuilleton. Alors l’occasion faisant le larron, elles en profitaient allègrement.
Dans la chambre d’à-côté, on préférait de loin passer ses dernières heures à l’hôpital entre
‘’copines’’. Mais difficile de prendre langue avec une personne qui ne parle pas un même
dialecte que vous. La petite salle de garde des malades ressemblait à une véritable auberge
espagnole où différentes langues provenant des quatre coins du pays résonnaient et
s’accordaient symphoniquement. Il y avait là une Kotokoli étendue sur son lit à tripoter son
téléphone, une Akposso en discussion avec une Kabyè en éwé et, une Ewé et une Tchokossi
qui se regardaient sans mot dire. Cela donnait l’impression d’un Togo en miniature où des
représentants de chacune des cinq régions du pays cohabitaient harmonieusement. Les unes
croyaient voir le reflet de leurs vicissitudes dans le miroir que leur renvoyaient les regards
pleins d’empathie des autres. Instinctivement, des amitiés et des liens de solidarité se sont
ainsi noués. De cette solidarité éphémère des ébranlées qu’elles construisaient autour d’une
identité de circonstance, d’une souffrance partagée, la conscience d’un même destin était née.
Marquées à vif par les stigmates de cette horrible maladie et ses meurtrissures on a tendance à
se replier sur soi, mais pouvoir parler à des gens qui ont vécu la même expérience a
potentiellement un pouvoir désinhibant. Le plus dur était de se savoir en face du bon
interlocuteur et de ne pas pouvoir lui parler. La barrière de la langue ne résista pas longtemps
à l’envie du partage ; alors par mime, par signes on se parla. Un drôle de langage sans mot
s’est alors établi… Rien ne se dit, un simple geste, un sourire, un « hum ! » suffit à briser la
glace. Pour la première fois certaines fendaient l’armure, se racontaient et laissaient les autres
entrer dans leurs histoires personnelles pour mieux se projeter dans celles des autres.
Il y avait là six femmes que les épreuves de la vie avaient réunies, six femmes qui
s’apprêtaient à rentrer dans leurs foyers le lendemain après trois semaines de soins. Elles s’en
allaient rejoindre un mari, des enfants, des parents avec plus ou moins d’empressement, ou
s’en allaient rejoindre personne. Elles s’en allaient reprendre le cours d’une vie laissée en
jachère ou retourner dans une maison vide qui les enfermera sans doute dans la solitude et le
désert de leurs existences. Intimement, elles avaient le sentiment que cette dernière nuit à
Sokodé avait un parfum spécial, ce devait être la nuit de l’inventaire d’une vie d’une tiédeur
parfois désarmante. Si l’expérience qu’elles avaient vécue à Sokodé avait le mérite d’être
une parenthèse revigorante dans une existence en dents de scie, il était temps de tirer les
conseils qu’on fait porter aux nuits. Elles s’éveillèrent pour la première fois à la conscience
d’elles-mêmes, de leur libre-arbitre dans les orientations qu’il fallait donner à leurs vies. Des
papillons fragiles et libres de voguer à contre-courant, à contre-sens de la direction indiquée
par les panneaux de signalisations traditionnelles.
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D’abord, cette opération gracieusement offerte était un billet-retour, un aller-simple vers la
société, la famille et la vie réelle. Une société qui les a parfois violemment renvoyées aux
marges, mises à l’écart parce que malades. La guérison était une belle revanche sur les
mauvaises langues. Un chèque en blanc venait de leur être délivré pour tourner les pages
noires de leurs misères de vie. Et c’est quoi le bonheur si ce n’est une page blanche
d’insouciance, un verre à moitié plein, un possible imparfait, une promesse irréaliste d’un
meilleur devenir, un optimisme naïf, une foi inaltérable en son devenir ? Il faut avoir foi en
l’avenir pour être heureuse, se dirent-elles. Tout le monde a droit au bonheur ! C’est tout le
mal qu’on puisse se souhaiter.
Même sans pouvoir toutes se comprendre, elles décidèrent de faire enfin connaissances. De se
raconter les unes aux autres dans une espèce de thérapie collective semblable à ce qui se fait
avec les addictions aux stupéfiants ou narcotiques. Cela à travers un groupe de parole qu’on
pourrait baptiser : les fistuleuses anonymes. Elles entreprenaient le chantier de cette thérapie
de groupe sans thérapeute, mais ce petit ensemble de braves femmes croyait au pouvoir
thérapeutique des mots, celui de la catharsis. Grâce aux interactions entre les membres du
groupe, on pouvait se passer, dans ces circonstances, de thérapeute dont le rôle se résume en
la matière à juste encourager les échanges et à les diriger. Dans ce processus inédit, elles ont
tout misé sur les vertus de la confession. Mêmes dépourvus de molécules, les mots suffisaient
à exorciser les maux et les tourments de l’âme. La plus âgée des femmes, c’est ainsi dans les
sociétés gérontocrates, se chargea de diriger les échanges et de distribuer la parole.
Chacune assise sur son lit, les jambes allongées, dos au mur, les bras croisés pour certaines et
les yeux fixant le regard des autres. L’une des anonymes leva l’index droit vers le ciel. La
doyenne lui donna son approbation de la tête. Elle racla sa gorge et leva le voile : « je
commence, susurra-t-elle ». Dès qu’elle empoigna la parole, elle cessa d’être une anonyme
aux autres, elle cessa d’être une inconnue qui rase les murs blancs de l’hôpital.
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CHAPITRE I :
TRAVAIL
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CAGE DE FOLIE
Je m’appelle Yawa comme aucun de mes ancêtres auparavant. Ils doivent d’ailleurs se
retourner dans leurs tombes. Ils n’auraient jamais imaginé qu’une de leur descendante kabyè
porte un prénom géographiquement et culturellement consonné de culture éwé. Cependant, je
ne suis ni la première ni la dernière de notre groupe ethnique à porter ce type de prénom. Mes
parents ont quitté leur région de reliefs de caractère et de monts accidentés pour les plaines
fertiles plus au sud du pays, bien longtemps avant ma naissance. Après avoir vadrouillé dans
toute la région, ils ont fini par s’établir et prendre racines à Garangi. Mon prénom est le gage
de leur désir de s’intégrer dans leur village d’adoption, à moins que ce ne soit la marque de
leur volonté de se fondre dans la masse. Cette mode qui consiste à adopter les prénoms à
consonance autochtone par des allogènes a encore cours aujourd’hui. Je dois avoir quelque
chose comme trente ans. C’est l’âge apposé sur mon dossier médical. Que je ne sache pas
mon âge réel n’a rien d’anormal non plus. Par là où je suis née, on ne tenait point de registre
de naissance, l’administration étant quasi absente. Le premier réflexe des parents n’était pas
de filer en ville déclarer les naissances de leurs nouveau-nés à l’état-civil. On se contentait
tout au plus de rattacher les naissances à des événements marquant comme des sécheresses,
des inondations ou des événements politiques majeurs. En plus trente, trois à côté de zéro, ce
nombre rond a de la gueule. À défaut de connaître mon âge réel, je m’en contente bien.
Je suis l’aînée d’une fratrie de quatre enfants. Mon père était paysan comme son père avant lui
et le père de son père avant, et ma mère femme de paysan, donc forcément paysanne,
ménagère et commerçante au gré des saisons. Le poids de tout un monde à porter sur ses
petites épaules, mais elle était digne, belle et forte. Mon père, quant à lui, était une force de la
nature, un cultivateur inépuisable, un fin connaisseur des caprices des saisons et du cycle des
céréales. Il avait des paumes endurcies à force de les élimer contre sa rugueuse daba. Une
énorme daba dont la lame fine creusait de longs et infinis sillons dans nos champs. Il était
légèrement voûté à force de s’abaisser pour sarcler et couper les mauvaises herbes dans ses
champs. Riche de peu de biens, pauvre de rien, il ne pouvait offrir à ma mère qu’une vie
rustique, au confort minimum à l’abri du superflu… Elle s’en satisfaisait de toute évidence,
puisqu’elle ne s’en est jamais plainte ouvertement. Parti de zéro, mon père avait réussi à se
construire une maison et s’était constitué un petit cheptel. Des fois les soirs, il s’essayait sous
le manguier au centre de la cour pour chiquer du tabac. Il restait de longues heures stoïque,
imperturbable et absorbé par ses pensées. À quoi pouvait-il penser ? À la prochaine récolte ?
À son Lassa natal ou à sa jeunesse sacrifiée dans les champs ? Il n’était pas différent des
autres pères de son époque, peu bavards et sévères sur les bords avec un amour paternel pas
démonstratif du tout. Ce trait de caractère est resté une énigme pour moi encore aujourd’hui.
Etait-il seulement heureux ou malheureux ? Je ne le saurais jamais. Il était trop pudique pour
se révéler.
À huit ans, mes parents prirent la décision courageuse de m’inscrire à l’école et non sans
réserve. Ma mère a dû peser de tout son poids pour faire basculer la balance du côté de
l’éducation à l’occidental. Mon père ne voyait pas l’opportunité de la scolarité pour une fille
dans un monde paysan. Le principal argument en ma faveur était la situation de l’école,
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nichée dans un terrain vague à vol d’oiseau de notre petite maison. Iln’y avait alors qu’un seul
bâtiment abritant trois classes rassemblant tous les élèves du CP1 au CM2 ; et une poignée
d’enseignants qui s’occupait de dispenser les cours. Le nombre d’élèves non plus n’était guère
élevé, et les filles se comptaient sur les des doigts d’une main. Plus on progressait en classes,
moins il y avait de filles. À mon époque, il n’y avait qu’une seule fille au CM2. On y
rassemblait les élèves des Cours Préparatoires (CP1 & 2), les Cours Elémentaires (CE1 & 2)
et les Cours Moyens (CM 1 & 2) dans une même classe. Cela donnait une ambiance parfois
électrique. Les bancs étaient disposés de façon à ce que les deux niveaux se fassent dos.
La proximité de l’école avec ma maison me permettait de courir pour y déjeuner pendant les
récréations. C’était presque toujours le même menu : de la pâte de maïs de la veille avec une
sauce d’adémè, de gombo ou de feuilles de baobab. La pâte servie avec une variété de sauces
était notre aliment de base. Les autres mets comme le riz et le fufu étaient cuisinés à des
occasions spéciales. Aussitôt la panse remplie, je me hâtais de retourner en classe avant que
ne sonne la cloche. Il faut dire que les maîtres d’école n’étaient pas des enfants de chœur avec
les retardataires et les paresseux. Ces instituteurs pouvaient parfois montrer un zèle excessif
pour punir les mauvais élèves, au point que beaucoup finirent par renoncer à l’école pour
échapper aux punitions sévères. Studieuse et pas moins brillante, mon parcours fut couronné
de succès de la classe de CP1 au CE1. En quatre années, j’étais au CE2 à la porte du CM2, à
deux années de terminer ma scolarité primaire. Je rêvais alors du Collège, de la possibilité de
quitter ma robe en kaki pour un corsage blanc et une jupe comme les grandes filles. Je me
voyais finir mes études en ville et embrasser la profession de sage-femme pour soigner les
malades dans notre village.
Cette année-là, ma mère venait d’accoucher de mon troisième jeune frère. Mon père en était
particulièrement heureux. La liste de sa progéniture masculine s’allongeant, il ne pouvait que
se réjouir. Il y voyait une assurance-vie, une relève pour pérenniser son héritage pastoral.
Quant à moi, j’étais indifférente à l’arrivée de ce petit dernier. Un cadet de plus équivalait à
plus de travaux domestiques pour moi : plus de lessives, plus de vaisselles à faire et moins de
temps à consacrer à mes leçons. De plus, ma mère en congé maternel de fait, je devais aider
en cuisine et m’occuper du reste des tâches : moudre la farine, chercher de l’eau au marigot,
etc... J’étais cependant loin de me douter que cette naissance allait à ce point bouleverser le
confort de mon petit monde. Qu’elle allait mettre un terme définitif à mon timide parcours
scolaire.
J’aimais étudier, j’avais beaucoup appris des livres et des leçons de mes différents instituteurs
en quatre années. J’étais passionnée par l’éducation scientifique et pratique, et surtout par
l’arithmétique, car elle permettait d’aider ma mère à faire les comptes. Elle tenait un cabaret
de vente de Tchoukoutou (la bière de mil locale) en saison sèche. Ce qui plaisait plutôt bien à
mon père qui pouvait boire à volonté et gratuitement de la bière faite maison. Quelques
semaines après la naissance du petit dernier, ma mère tomba gravement malade. Une maladie
sourde et aveugle que nous n’avions pas vu venir transforma progressivement la femme qui
m’avait tout appris en l’ombre de ce qu’elle était auparavant. Les charlatans conclurent à une
possession par les mauvais esprits qu’ils ne purent point chasser. D’abord passagère, la
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possession devint définitive au bout de quelques semaines. Il était alors devenu impossible
d’avoir une conversation avec elle. Elle semblait présente de corps mais absente d’esprit.
Vulgairement, elle était devenue folle, sujette par la suite à des crises hystériques de démence
au cours desquelles elle avait failli une fois briser la nuque à son dernier-né en le laissant
tomber. Après cet incident, ma mère fut jugée inapte à la vie en société, mais personne ne
jugea utile de l’emmener consulter un spécialiste parce que trop cher et trop loin. Incapable
d’assumer son rôle de mère, ma mère fut enchaînée et cloitrée dans une chambre nuit et jour
fermée à clé. Elle ne pouvait voir la lumière du jour que lorsque je lui apportais son déjeuner
ou son dîner.
Je dus, en ma qualité de première fille prendre la relève de ma mère afin de tenir le foyer. De
ma mère, il ne subsistait que des hurlements glauques et des élucubrations insanes provoquées
par ses crises psychotiques. Mais la plupart du temps, elle était calme et silencieuse dans sa
prison familiale. Mon père ayant refusé de se remarier, je sentais dès lors que l’école était
finie pour moi. Dès ce moment, je fus catapultée de l’enfance à l’âge adulte avant l’heure.
C’était fini de l’insouciance et du monde merveilleux de l’apprentissage scolaire. Je devais à
présent porter la jupe de ma mère et m’occuper de mes pauvres petits frères. Mère de
substitution pour le plus petit des garçons, baby-sitter pour les plus âgés, je ne refoulerai plus
jamais l’intérieur d’une salle de classe. Il ne me restait plus que les travaux champêtres où
j’aidais mon père à semer, sarcler et à récolter…
Privée d’école à la veille de mon adolescence, les choses sont allées vite par la suite. En 1997,
j’étais mariée à quinze ans avec un paysan comme ma mère avant moi et sa mère à elle avant
et ainsi de suite. L’élu de mon cœur, je l’ai rencontré la première fois au détour d’un sentier
de retour des champs. C’était un jeune homme plus physique que vif d’esprit. D’abord
hésitant, il finit par m’aborder et brisa la glace. Il m’attendait chaque soir au même endroit et
nous rentrions ensemble des champs. Nous passions de longs moments à traîner ensemble, à
discuter de tout et de rien. À nos âges, le sujet de la conversation n’avait pas d’importance,
nous ne recherchions juste que le plaisir de la compagnie. Il fut le premier à jeter son regard
sur moi, le premier homme à me désirer et je ne puis lui résister longtemps. Les semaines qui
suivirent, il me fit assidûment la cour jusqu’à ce que je lui donne l’autorisation d’aller
demander ma main à mon père. Il était fort, robuste et bon cultivateur ; des qualités qui
plurent de facto à mon père qui vérifia la vivacité physique de son futur gendre dans ses
parcelles de maïs. Il avait comme moi fait un bref passage sur les bancs d’école. Parvenu au
CM1, il avait dû à son tour arrêter ses études à la suite du décès de son père. Après notre
mariage, nous décidâmes de nous installer à Agbandi, à une dizaine de kilomètres de notre
village natal. De toute façon, je devais m’y résoudre puisque peu de temps après la cérémonie,
mon père décida de retourner avec mes frères vivre à Lassa du côté de ses montagnes natales.
Quelques mois plutôt, ma mère avait rendu l’âme et mon père devait porter son deuil et rendre
hommage à sa tendre épouse en retournant là où ils s’étaient rencontrés.
De mon côté, la vie continua… Avec mon mari, nous eûmes successivement trois enfants
Kobéyo, Aklemesso et Albertine. L’aîné a aujourd’hui seize ans et poursuit sa scolarité au
Collège en classe de 4e. Le cadet en a treize, malgré quelques difficultés d’élocution, il tire
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bien son épingle du jeu ; il est en classe de CM1. Et la benjamine, âgée de dix ans, de loin ma
préférée est en classe de CE1. J’ai particulièrement bataillé et je continue de le faire pour que
mes enfants franchissent tous le seuil de la scolarité primaire.
En 2011, je tombai à nouveau enceinte, je portais alors ma quatrième grossesse. Une de plus,
une de trop peut-être… ? En tout cas ce fut la grossesse du drame. Tout s’était déroulé sans
accroc, les neuf mois que durèrent la grossesse jusqu’au terme. L’accouchement tourna mal
dans le petit dispensaire d’Agbandi. Aussitôt avais-je commencé à perdre les eaux, un peu
avant 20 heures, que mon mari me transporta précipitamment au dispensaire du village. Dans
la salle de travail, je fus étendue sur la table d’accouchement. Les choses pour cette fois
n’allèrent pas rapidement : « On y va, encore un petit peu ! Pousse plus fort ! »
m’encouragèrent les accoucheuses toute la nuit. Quelque chose d’anormal semblait se passer :
« Qu’est-ce qu’il attend pour sortir ? Allez mon bonhomme un peu d’effort ! » lâcha l’une
d’elle en me faisant faire des inspirations et des expirations aux alentours de minuit.
Mon tout premier accouchement avait duré environ une dizaine d’heures de temps, les deux
suivants me prirent un peu moins, de 7 à 9 heures. Je m’attendais donc à accoucher dans cette
fourchette de temps. Je sentais le petit être se débattre hargneusement pour venir au monde et
suivant son élan, je poussais de toutes mes forces. Mais cette fois-là, j’eus beau y mettre tout
mon cœur à l’ouvrage, rien ne pouvait expulser le fœtus hors de l’utérus. Il semblait bloqué
par une main invisible, une force qui l’écrasait contre les parois de mon utérus. Les douleurs
et les cris devinrent, au fil de la nuit, de plus en plus insupportables. Mon mari sentant ma
détresse alla réveiller l’infirmier en chef qui s’empressa de rejoindre le dispensaire. Ce dernier
se joignit à la petite équipe d’accoucheuses qui n’était pas arrivée au bout de cinq heures à me
faire accoucher. Je n’étais pas encore arrivée au bout de ma peine.
_ « Que se passe-t-il infirmier ? Qu’est-ce qui ne va pas avec mon bébé ? Vous pensez qu’il
est encore en vie ? Répondez-moi infirmier ! » demandais-je d’une voix exténuée de douleur
mêlée de fatigue.
_ « Ne vous inquiétez pas madame, répondit-il, il est encore en vie. Il y a visiblement des
complications, il faut que vous poussiez plus fortement sinon on va le perdre. Contentez-vous
de suivre mes instructions et ça ira..» me rassura-t-il.
La nuit dura une éternité troublée par mes cris qui, au fil des heures, baissaient en tonalité au
profit des chants de coqs. Au petit matin, le fœtus semblait à son tour exténué, je le sentais de
plus en plus en faible. Quant à moi, j’étais vidée, j’avais pleuré et expulsé toutes les larmes de
mon corps durant la nuit. Un peu après 9 heures, l’infirmier fit appeler mon mari qui avait
passé la nuit au dispensaire attendant la venue au monde de ce quatrième enfant.
Ils s’enfermèrent dans le bureau de l’infirmier et discutèrent longuement :
_ « Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour aider votre femme… dit-il d’une voix
dépitée à mon mari ».
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_ « Je vous en remercie, mais qu’est-ce qui arrive à ma femme et au bébé ? » l’interrompit
mon mari.
_ « Ils vont bien tous les deux pour le moment lança-t-il, mais les choses se présentent très
mal. Elle fait une dystocie, c’est-à-dire une complication que nous ne pouvons pas prendre en
charge dans notre dispensaire. Il vous faut l’évacuer sur Sokodé le plus tôt possible. C’est
suffisamment grave car le pronostic vital du bébé est engagé. La mère devra subir une
césarienne si vous voulez les sauver tous les deux. Pour être honnête, c’est compromis pour le
fœtus, mais plus le temps passera moins vous aurez de chance de sauver votre femme. Le
temps joue contre vous. Vous devez faire vite ! »
_ « Docteur, ma femme a toujours accouché naturellement, déplora mon mari. Nous sommes
de pauvres gens qui n’avons pas de moyens. Vous estimez que l’intervention à Sokodé va me
coûter combien ? »
_ « Vous savez, si dès le départ elle avait été suivi en consultation prénatale nous n’aurions
pas mis sa vie en danger en tentant de la faire accoucher ici. Mais rassurez-vous, la césarienne
ne coûte plus grand-chose ! Elle est prise en charge par l’Etat à hauteur de 80%. L’opération
en soi devrait te coûter 10 000 francs, mais il faudra que tu t’acquittes des ordonnances
éventuelles ajouta-t-il avec un sourire au coin ».
Au bout de quelques heures, mon mari réapparu accompagné de l’une de ses sœurs avec un
taxi-brousse, après avoir rassemblé autant d’argent qu’il pouvait emprunter dans l’urgence,
nous embarquâmes avec ma belle-sœur à l’arrière du véhicule et mon mari s’installa à l’avant.
À notre arrivée au CHR de Sokodé dans l’après-midi, je fus aussitôt transportée sur civière
vers le bloc opératoire. Dans l’urgence et dans la détresse à Sokodé, je pressentais fatalement
que j’allais perdre mon bébé. Il était déjà mort quelques heures plus tôt me disait mon instinct
maternel. J’ai senti la vie le quitter dans un dernier effort pour se dégager et plus rien. À mon
tour, je sentais mon pouls faiblir. La césarienne, par la suite, consista à me sauver la vie et à
retirer le fruit mort de mes entrailles. Le médecin m’expliquera plus tard que dans ces cas,
beaucoup d’hypothèses pouvaient expliquer la mort du fœtus : soit il s’est noyé dans le
liquide amniotique, soit il est mort d’épuisement ou encore étranglé avec son cordon
ombilical à force de se débattre. Je pleurai sans larmes, parce que je m’étais totalement
asséchée de l’intérieur. Ma convalescence dura deux semaines d’hospitalisation, consacrées à
me remettre sur pieds. Je passai mes journées sous perfusion. Les bras perfusés étaient
attachés au bord du lit par des sangles. Une sonde cannelée plongeait dans mon vagin, où
s’écoulait un liquide rouge pourpre de sang mélangé à de l’urine. Ce long séjour était
imputable à la gravité des dégâts infligés à mon corps par cet accouchement périlleux. J’ai
bien failli y laisser ma peau aussi. L’incontinence chronique est apparue au fur et à mesure de
ma convalescence, à la suite du retrait de la sonde. Au début, je pensais que c’était un
phénomène passager, une conséquence de l’intervention chirurgicale. Désarmés à l’époque
face à cette séquelle, les médecins du CHR se contentèrent de me rassurer quant à une
hypothétique guérison prochaine. Crédulement j’y crus, mais des semaines passèrent sans que
je puisse reprendre le contrôle de ma vessie. Je ne la reprendrai plus.
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À mon retour à Agbandi, j’étais exsangue, sans mon bébé que je n’avais même pas pu prendre
dans mes bras. Un bébé mis en terre à la va-vite que je n’ai pas eu le temps de pleurer. J’étais
submergée par ce sentiment d’impuissance à contrôler mes urines et ma vessie. Tout à coup,
mon corps n’était plus mien. Une fiente d’urine malodorante s’écoulait régulièrement sans
crier gare. Cette situation nouvelle se corsa quand le voisinage s’en mêla. Tout est monté
graduellement, les allusions sourdes ont succédé aux railleries sournoises qui ont fini par
déboucher sur des insultes de plus en plus frontales. Peu à peu, je devins un paria, mis au banc
de la communauté. L’exclusion sociale se fit plus pernicieuse ; par la suite, je fus privée
d’invitations aux manifestations publiques. J’étais encore vivante, mais aux yeux de la société
j’étais une ombre, une mort-vivante. Bannie des mariages et baptêmes, je n’étais plus qu’un
débris humain qui rasait littéralement les murs. De toute façon, j’avais fini par développer une
agoraphobie pour me protéger du regard des autres. Un réflexe défensif qui me cloitrait dans
ma solitude. Le plus dur pour moi, était les coups becs de mon ivrogne d’époux. Comme tous
les hommes, quand il broyait du noir, il noyait son chagrin et son dégoût pour moi dans
l’alcool. Il s’était mis à se saouler régulièrement, et à chaque fois, il crachait son venin sur
moi. Je me disais alors que ce n’était que sous l’emprise de l’alcool que mon mari livrait ses
vrais sentiments. L’alcool fonctionnait comme un sérum de vérité qui me révélait le vrai fond
de la pensée de l’homme à qui j’avais déjà fait trois enfants. Pourtant, quand il était sobre, il
semblait comprendre et partager mon désarroi. D’ordinaire plus compatissant, l’alcool le
transformait radicalement. Il se mettait à m’insulter, à m’invectiver et à me traiter de tous les
noms d’oiseau. Pour lui, j’étais devenue la cause du malheur de la famille. Une fois, il m’a
glissé une méchanceté qui m’est restée en travers de la gorge : « tu finiras comme ta fofolle de
mère. C’est peut-être une malédiction familiale qui sait ? Ta mère en son temps est devenue
folle et toi tu te pisses dessus… ». Tête de turc du village et défouloir de mon mari, j’étouffais
dans le sanglot de ma dépression nerveuse. Mes enfants, les seuls êtres qui ne m’aient pas
rejeté, étaient tout autant tristes que moi. Je voyais dans leurs yeux que, pour eux, j’étais
restée leur mère et que la maladie n’y changerait rien. Ils avaient des yeux remplis d’amour et
de compassion. Ils furent ma raison d’espérer et me donnèrent la force de continuer à me
battre.
Deux récoltes plus tard, mon mari qui tenait manifestement toujours à moi rassembla
suffisamment d’argent pour me payer un voyage sur Lomé pour me faire soigner. Par une
journée légèrement ensoleillée et douce, je me rendis dans la capitale chez un oncle maternel,
lequel me conduisit le lendemain au CHU Sylvanus Olympio, le plus grand hôpital public du
pays. L’établissement était tellement vaste et bruissant de monde qu’il ressemblait à un
marché de campagne. Dans les allées, il y avait des blouses blanches, bleues et même vertes ;
jamais je n’avais vu autant de médecins concentrés dans un seul endroit. Assise sur un banc à
l’entrée d’un bureau où il y avait marqué « Service d’urologie », nous attendîmes patiemment
dans une file de patients à peu près une demi-heure. Je fus ensuite reçue par un homme d’un
certain âge. On pouvait déduire à ses manières qu’il était rompu au métier. Il n’eut pas froid
aux yeux pendant qu’il me palpait; il m’installa sur un lit et avec ses doigts gantés, il inspecta
mes parties intimes. J’étais morte de gêne, ce qui ne semblait pas émouvoir le spécialiste, le
moins du monde. Après m’avoir auscultée, et pris le temps de me poser deux ou trois
questions. Il me tendit ensuite une longue liste de médicaments. Il parla ensuite longuement
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avec mon oncle. Que s’étaient-ils dits ? Mon oncle resta muet, avare en détails. Il se contenta
juste de régler l’ordonnance dans une pharmacie située à l’entrée du CHR. Le soir même, il
me conduisit à la gare routière d’Agbalépédogan où je pris un bus pour Agbandi. L’espoir
renaissait des cendres de mes souffrances passées. Je tenais enfin un traitement, après des
années de souffrance.
Malheureusement, ce traitement médicamenteux n’eut pas vraiment l’effet escompté. J’eus
beau vider tous les flacons de médicaments, l’incontinence ne me lâcha point. Quand le
dernier comprimé fut avalé, je retournai à ma routine et mon existence dépressive d’ermite. Je
me demandais alors : « De quel mal pouvais-je bien souffrir ? Un mal qui résiste à tous les
traitements ? ». Les jours passaient et je me morfondais : « Mon mari avait-il raison ? Était-ce
une maladie d’essence surnaturelle ? Etait-ce ma malédiction à moi de me pisser dessus le
restant de mes jours ? ». Mais je continuais à élever mes enfants et prendre soin de mon mari,
attendant fatalement que la mort me frappe pour que cesse mon calvaire.
Un matin, je croisai l’infirmier du dispensaire local qui me donna une nouvelle qui remonta
mon moral. Il me fit part avec conviction de l’existence d’une ONG qui s’occupait de femmes
souffrant du même mal que moi. Il affirma qu’il s’était fait écho à la radio et qu’il avait été
approché par une ONG locale afin qu’il leur signale les cas de femmes malades. Il se trouvait
que cette organisation menait une campagne de dépistage au CHP de Sotouboua. Le soir
venu, j’en parlai à mon mari et je lui fis part de mon désir de m’y rendre dès le lendemain.
D’un hochement de tête, il me donna sa bénédiction pour entreprendre le périple à condition
d’être vite rentrée, avant le soir pour lui servir son repas. Il faut dire qu’il était totalement
incrédule à mes chances de guérison. Le lendemain, je pris le premier taxi-brousse qui
remontait vers Sotouboua où je subis une échographie. C’est alors que les médecins mirent un
nom sur le mal qui me rongeait de l’intérieur depuis trois ans : « fistule obstétricale » avaientils dit. Un nom barbare pour une maladie qui l’est tout autant. Ils firent ensuite le lien avec
mon dernier accouchement prolongé. Après la confirmation, je fus inscrite sur une courte liste
de femmes à opérer, recensées à travers toute la région. Inscrite sur la liste de l’ONG, je
n’avais plus qu’à attendre patiemment en ruminant ma souffrance... Le soir même, j’expliquai
à mon mari que les docteurs avaient donné une explication clinique à ma maladie qui excluait
toute malédiction. Il s’empressa de me demander ironiquement : « Crois-tu qu’ils pourront te
soigner alors même que les grands docteurs de Lomé n’y ont rien pu ?». Cette question me
replongea à nouveau dans le doute, mon enthousiasme s’émoussa légèrement. J’entrai dans
les détails pour le convaincre (mais avant tout pour me convaincre moi-même) :
« Tu te souviens de ma dernière grossesse ? Le docteur m’a expliqué que la tête du bébé
s’était compressée contre ma vessie empêchant l’écoulement de sang dans la zone. Le manque
de sang a provoqué la mort des tissus, ce qui a créé un trou entre mon vagin et ma vessie.
C’est ce qui est à l’origine de la fuite chronique d’urine. Il m’avait ensuite expliqué que je
serai convoquée à Sokodé en décembre pour me faire opérer ». L’explication laissa mon mari
de marbre. « Qu’il en soit ainsi… » rouspéta-t-il. Mais l’espoir renaissait une nouvelle fois
pour moi… Même si au fond de moi je redoutais plus que tout, un nouvel échec, le sentiment
d’espoir était plus fort que la peur de l’échec.
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Le 11 décembre de cette année, l’attente prit fin devant le fronton du CHR de Sokodé. Deux
jours plus tôt, l’ONG avait appelé mon mari sur son téléphone portable pour confirmer le jour
de ma venue à Sokodé. Il m’accompagna jusqu’au CHR ; devant l’entrée, était étendue une
bâche où on pouvait lire : « Campagne de réparation des fistules obstétricales… ». Je passai
ma première nuit à Sokodé dans le village des accompagnants construit à l’extrémité sudouest de l’hôpital par l’ONG SSD pour accueillir les femmes souffrant de fistules entre autres.
Ce soir-là, je compris deux choses : je n’étais pas la seule femme à en souffrir et j’étais enfin
arrivée au terminus de mon périple. En voyant toutes ces femmes, je me dis que s’il y avait un
endroit où il existait un remède contre cette abominable maladie, ça devait bien être Sokodé.
Ce fut la rencontre de la goutte d’eau et de l’océan, des ruisseaux de souffrances intimes avec
le raz-de-marée collectif de peines. Un sentiment d’apaisement spontané envahissait chaque
être qui avait trop longtemps porté le fardeau d’une maladie qu’il ne savait ni nommer, ni
soigner.
Le surlendemain, après avoir passé les examens préalables, j’entrai en bloc opératoire où,
pendant de longues heures, une équipe de chirurgiens chevronnés s’occupèrent à me réparer.
Ils avaient promis de me restituer ma santé et je les croyais capables. Je m’étais endormie le
cœur léger sous l’effet des anesthésiants. L’intervention dura pour moi une minute. Juste le
temps d’une incision. Une longue minute à l’échelle d’une vie de blessures. J’avais le
sentiment d’être dans de bonnes mains et je puis dormir et rêver à nouveau d’une vie normale.
Au réveil, mon vœu était exaucé ! En réalité, m’a-t-on expliqué par la suite, l’opération de la
fistule est une opération lourde qui dure des heures et qui nécessite une expertise de haute
précision.
À présent, je vais très bien. J’ai repris le contrôle de ma vessie. Je renais, je revis enfin. Je
retourne à Agbandi pour le nouvel an. Mon mari m’a appelée la veille, il m’a promis que tout
est fin prêt pour mon retour. J’ai eu également ma fille au téléphone, ça m’a fait chaud au
cœur d’entendre sa petite voix. Albertine a occupé le dixième rang aux examens du premier
trimestre ; elle est ma pupille. Je veux qu’elle ait la vie dont j’ai rêvée pour moi à son âge. Je
veux qu’elle ait une bonne éducation et qu’elle devienne une femme autonome. Et si jamais
elle ne pouvait pas poursuivre les études, je ferais tout pour m’assurer qu’elle apprenne le
métier de couturière. Je veux qu’elle échappe au destin de femme de paysan. Quant à moi, je
vais reprendre le cours d’une vie normale avec mon mari et nos champs. Je veux profiter au
maximum de mes enfants et veiller à ce qu’ils aient de meilleurs destins que nous.
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MARIAGE PAR CONTUMACE
Des enfants, ma mère en a eu sept, elle en a enterré quatre et continue de les pleurer encore
aujourd’hui. Je suis l’aînée des rescapées de cette famille que paludisme, fièvre jaune et
typhoïde ont décimée. Awa c’est l’équivalent dans certaines langues africaines d’Eve. Mes
parents m’ont appelée ainsi parce que je suis leur première fille. Je n’ai pas eu le privilège
d’entrer à la « Primary School » de N’Koko, dans le nord-est du Ghana où j’ai grandi. Cet
apanage est réservé aux seuls jeunes garçons, privilège du sexe mâle, m’a-t-on expliqué. Pour
nous autres petites filles de la famille, nous ne devions nous occuper que des tâches
ménagères et des corvées agricoles. Alors, pendant que je passais des journées monotones
dans les champs d’ignames, de maïs, de riz et de mil, mes petits frères étaient en classe à
apprendre à lire, compter et écrire.
Ma tendre enfance a ainsi été gaspillée dans les champs. On y allait tôt les matins. Souvent
dès l’aube, à l’heure où la rosée humide se déposait gouttelette après gouttelette sur les
herbes, en marchant dans des sentiers dessinés par les traces de pas laissés à travers les
broussailles. Dans les arbres aux alentours, de curieux oiseaux chantaient de sinistres augures,
et des cris stridents de singes dans les branches semblaient nous défier. Le but de la
manœuvre était de profiter au maximum de la fraîcheur matinale et de se reposer quand le
soleil monterait à son zénith. Outre les mauvaises herbes, l’autre cauchemar des paysans était
le soleil. Dans la savane dégarnie, le soleil brûlait à chaude vapeur les dos des paysans
téméraires qui osaient défricher leurs champs, une fois passées onze heures. Mon père était un
paysan envié, ses rendements étaient parmi les plus élevés du village. Ma mère et nous ses
enfants constituions naturellement la main d’œuvre gratuite qui participait pleinement à
maintenir le grenier familial à flot et la réputation paternelle au fil des saisons.
Aux premières lunes de ma puberté, j’ai été mariée de force avec un parfait inconnu sans
avoir eu mon mot à dire. À quinze ans à peine, j’étais casée avec un homme qui avait le
double de mon âge. J’ai découvert celui avec qui je devrais passer le restant de ma vie le soir
de notre nuit de noce. Notre mariage a été arrangé avec mon paternel et célébré à la va-vite
par le grand-frère de mon époux. Il a conclu le mariage avec mon père sans recueillir mon
consentement. D’ailleurs, mon avis n’a jamais compté dans cette famille. Toutes les décisions
importantes de ma vie ont été prises dans mon dos.
Un matin, effectuant mes corvées matinales, j’étais rentrée de mon septième tour du marigot,
nécessaires pour remplir toutes les jarres de la maison. Ensuite, je me mis à balayer la cour et
à m’occuper d’autres tâches habituelles, comme c’était le cas les matins. De son côté, ma
mère préparait la bouillie de mil qu’elle servait en guise de petit-déjeuner. Je balayai ensuite
les feuilles sèches tombées au pied du grand baobab à l’entrée du vestibule et des autres
arbres alentours. De régulières bourrasques violentes faisaient tomber de nouvelles feuilles
mortes, ce qui avait le don de me compliquer la tâche. Au loin, une silhouette inconnue se
mouvait à vive allure en déchirant le manteau de brume qu’avait dressé l’harmattan. Elle
pointait droit sur l’entrée de la concession paternelle perchée sur une vieille moto dont le
moteur vociférait à échappement déployé. De leur côté, les poules caquetaient et leurs
poussins accourraient dès qu’elles débusquaient un grain de maïs ou un ver de terre. Quant
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aux coqs, ils s’admiraient chanter en gardant un œil sur leur harem commun avant de fondre
en bagarre. Deux éperviers, visiblement en quête de petit déjeuner, faisaient leurs premiers
vols de reconnaissance au-dessus de la basse-cour. Ce qui, en plus d’agacer les poules,
ravivait leur instinct de protection. Le vieux chien des voisins aboyait violemment sur
l’inconnu dans la grisaille… On dit souvent que les chiens ont un troisième œil, peut-être
avait-il pressenti de mauvaises intentions chez l’inconnu à moto ? En tout cas, il fut le seul à
voir venir ses intentions.
L’homme venait de l’autre côté de la frontière. Quand il se rapprocha davantage, je puis
l’identifier : c’était mon cousin Abdou. Il avait dû quitter Sadori dès l’aube pour arriver de si
bonne heure à N’koko. Qu’est-ce qu’il pouvait bien apporter comme nouvelle ? En général,
quand un membre de la branche togolaise de notre famille nous tombait dessus à l’improviste,
c’était pour nous annoncer un décès, un mariage ou un baptême. Dès que nous échangeâmes
les salutations, il s’empressa de me demander si mon père était encore à la maison. Il me
précisa qu’il comptait s’entretenir avec lui sur un sujet de la plus grande importance. «
J’espère qu’il n’est pas déjà parti au champ ? » plaisanta-t-il. Je lui fis signe de me suivre, et
le conduisis à la porte de la chambre paternelle où j’annonçai l’invité avant d’aller lui
chercher une calebasse remplie d’eau fraîche. Mon père l’invita à s’installer sur une peau de
mouton étendue sur le sol et à partager sa bouillie avec lui. Offre qu’il ne déclina pas. Ils
s’enfermèrent à deux discutant à petite voix. Quelques minutes après, mon père fit signe à ma
mère de les rejoindre. À son tour, elle s’engouffra dans la chambre et tous les trois
discutaillèrent longuement.
Peu de temps après le départ du cousin, nous empoignâmes houes et bassines, direction les
champs. Naturellement, mon père partit en avance sur son vélo, suivi à la trace par ma mère et
moi à pieds. En chemin, ma mère m’expliqua qu’Abdou était venu demander ma main pour
son petit frère qui vit dans un village du côté togolais de la frontière. Elle avait été instruite
pour me tenir informer de la décision paternelle de répondre favorablement à ladite demande.
Fatalement, ma mère semblait se réjouir à l’idée de marier sa fille, qu’elle ne jugea pas utile
de me demander si j’étais d’accord ou non. Elle savait que tant que mon père avait donné son
accord, c’était couru d’avance. Le mariage était prévu pour la prochaine lune, avant celle de
ramadan. J’écoutai ma mère avec beaucoup d’attention sans mot dire et continuai de marcher
droit devant. Je n’étais ni heureuse, ni malheureuse à l’idée d’épouser un parfait inconnu.
Etait-il beau ou moche, jeune ou vieux, riche ou pauvre, cela n’avait aucune espèce
d’importance tant qu’il avait trouvé un terrain d’attente avec mon père. Qui ne dit mot
consent, dit-on ? Mais j’avais été éduquée pour obéir et me taire. J’aurais pu m’enfuir. Mais
où irais-je ?
Quatre semaines plus tard, une délégation de femmes venant de la frontière togolaise se
joignit aux autres femmes de notre famille à N’Koko pour célébrer ce mariage sans grand
faste. Un mariage dont les préparatifs se révélèrent coûteuses pour mes parents qui durent me
payer toute la vaisselle de mariage du jour au lendemain. Essentiellement des ustensiles de
cuisine qui furent complétés par quatre rouleaux de pagnes au titre de la dot. L’union fut
scellée à la mosquée du village, là encore sans demander mon avis, et le soir venu, nous
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embarquâmes pour « Koumongoukan », le village de résidence de mon mari, m’expliqua-ton.
En plus d’être un mariage consanguin, notre alliance sans amour était un mariage de
déracinement. Entre peuples d’une même ethnie, la frontière établie par les colons ne freinait
point les échanges. Les Tchokossi qui vivent de part et d’autre de cette frontière cohabitent en
bonne intelligence depuis des siècles. Les alliances, les liens familiaux et culturels ne
pouvaient être distendus par une construction aussi abstraite qu’une frontière. Un bras du
fleuve Oti servait à démarquer les deux pays. Un fleuve ne divise pas, il réunit deux rives…
Je fus acheminée avec bagages et chagrins, à moto puis en pirogue pour cet autre village, cet
autre pays et livrée à un parfait inconnu. Un homme d’âge mûr, paysan jusqu’à l’os. Tout
chez lui inspirait la terre et tout expirait l’agriculture. Il avait allègrement dépassé la trentaine
et avait un appétit sexuel aussi inépuisable que sa vivacité au labour. Quant à moi, j’étais
assez pudique, je n’avais pas encore entièrement perdu toutes mes dents de lait. La première
nuit nous eûmes une discussion laconique. De toute façon, il n’y avait pas de place pour les
mots. J’étais vierge et il était peu bavard. Le lendemain matin, le drap ensanglanté fut brandi
comme un trophée. La veille encore, j’étais la petite fille dans les champs, à présent j’étais
enchaînée, ligotée avec cet homme qui pourrait être mon père.
Même aujourd’hui, après douze ans de mariage, je ne suis toujours pas amoureuse de mon
mari. Je n’aurai peut-être jamais le loisir de connaître l’amour. L’amour tel qu’il est raconté
dans les télés novélas brésiliennes. Il s’est construit entre nous une relation de respect et
d’obéissance un peu comme celle qu’il me liait à mon père. Nous sommes à des annéeslumière de la passion fusionnelle qui embrase en général les cœurs des époux. Dans ce
mariage de désamour et d’eau fraîche, la seule richesse fut les enfants. Dans les premiers mois
qui suivirent la cérémonie, je tombai enceinte. D’ailleurs avec mon mari, nous n’avons pas
perdu du temps, au bout six années de mariage, j’en étais à ma quatrième grossesse. Des trois
premières grossesses nous eûmes successivement deux garçons et une adorable petite fille.
Pour chacune de mes grossesses, je me faisais suivre par l’agent de santé communautaire du
village. Un homme aux connaissances médicales, somme toute, élémentaires mais d’un bon
sens remarquable. La première fut de loin la plus éprouvante. À l’époque j’étais une petite
fille frêle avec un ventre énorme qui, de crise palustre en crise palustre, vivait mal sa
gestation. L’agent de santé souffla alors à mon mari l’idée de me faire accoucher à Mango.
C’est ainsi que mon premier bébé est venu au monde au Centre Hospitalier Préfectoral (CHP)
de Mango. Comme son nom l’indique, c’est le plus grand centre sanitaire de la préfecture, la
prise en charge est de très bonne qualité. Le moment venu, mon mari me proposa de faire le
voyage sur Mango pour habiter chez des proches parents. Après l’accouchement, comme le
veut la coutume, je retournai à N’koko chez ma mère pour y passer les trois mois suivant. Un
congé maternel qui intervenait traditionnellement lors de la première naissance. Durant ce
stage de maternité, j’appris tout ce qu’il fallait savoir sur les nouveau-nés : l’allaitement, la
diététique, le bain avec délicatesse, etc… Cette trêve conjugale a deux objectifs fondamentaux
: apprendre la maternité à la jeune primipare et lui éviter une nouvelle grossesse en attendant
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que le cycle hormonal se remette en place. Y a-t-il plus dur apprentissage que celui de l’école
de la vie ?
Un an et huit mois plus tard, mon deuxième bébé naquit au dispensaire de Sadori avec
quelques complications mineures. Après le baptême du feu, on était en droit d’estimer que les
choses se passeraient sans grabuge la deuxième fois. Cette grossesse semblait moins à risque,
moins éprouvante que la première, donc je dus accoucher au village. Je pensais être rodée,
que le chemin avait été tracé par le premier bébé et que les autres n’avaient plus qu’à
l’emprunter. Une erreur que je payai cash !
Dès les premières contractions, je fus acheminée à moto vers le dispensaire de Sadori. Nous
traversâmes des sentiers tortueux, des routes poussiéreuses au grand dam de mes douleurs au
ventre et de mes contractions. Le voyage fut si éprouvant que je commençai à perdre les eaux
à quelques encablures du dispensaire. À chaque fois que les pneus de la moto cognaient le
fond d’une crevasse, j’avais l’impression de recevoir un coup de pied au ventre. Une fois
descendue de la moto le pagne trempé et la scelle mouillée, je fus transportée aussitôt en salle
de travail. Dans ce petit hôpital de campagne qui n’avait ni le personnel et ni les matériels du
CHP de Mango, les choses se passeront-elles bien ? L’accouchement dura un peu plus
longtemps et il se fallut de peu pour que je perde le bébé. La proximité des deux grossesses,
m’expliqueront les médecins, était la cause de cet accouchement périlleux. Cette fois-là je
l’avais échappé belle.
Un an et demi plus tard, j’étais à nouveau enceinte du troisième enfant. Les crises palustres et
des douleurs dorsales refirent leur apparition. Perpétuellement malade, je ne pouvais plus
vraiment m’occuper de mes deux garçons qui dépérissaient. Mon mari, pour éviter les
complications, décida de ne pas prendre de risque. Il me fit accoucher à l’Hôpital de
Tanguiéta dans le nord-ouest du Bénin. Un complexe hospitalier de qualité largement
supérieure à tous les autres centres de soins environnants et ceci dans les 200 kilomètres à la
ronde. L’accouchement se passa sans accro majeurs puisque je dus subir une césarienne.
C’était une petite fille.
L’année suivante mon mari embarqua femme et petite fille, direction un village nigérian, pour
travailler dans les grandes exploitations agricoles des riches rentiers locaux. Les terres
lessivées de la plaine de l’Oti ne suffisaient plus à enrichir les paysans qui lui consacraient
pourtant toutes leurs énergies. Beaucoup de ceux qui avaient fait l’aventure nigériane en
vantait les mérites. De plus, il n’y avait pas plus bel argument qu’une maison en dur flambant
neuve. La majorité des exilés agricoles construisaient des demeures en dur dans leur village
l’année qui suivait leur départ. L’appât du profit était irrésistible. C’est en exil avec mon
époux au Nigéria, pour travailler dans les exploitations que je tombai enceinte pour la
quatrième fois. L’eldorado agricole était paradoxalement un cauchemar sanitaire, j’allais m’en
rendre compte à mes dépens.
Dans ce village de fermiers, loin de toute installation sanitaire, je dus me faire accoucher par
des pairs, d’autres femmes de fermiers qui avaient suivi leurs maris dans leur soif de richesse.
L’accouchement se passa très mal, je perdis beaucoup de sang et je fus transportée à l’hôpital
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sérieusement anémiée. Le bébé y laissa la vie dans le transfert et mon calvaire commença. Les
semaines qui suivirent marquèrent à jamais ma misérable petite existence. Mon organisme
semblait ne plus m’appartenir. J’avais le sentiment que quelque chose dysfonctionnait : la
mort du fœtus a précédé le début de l’incontinence. Je me surprenais à me pisser dessus
comme une gamine de trois ans. C’était comme si j’avais épuisé mes patins durant
l’accouchement, je ne pouvais plus retenir ni contrôler le débit d’urine qui s’écoulait
directement de mon vagin. L’odeur était nauséabonde et je ne pouvais plus avoir de relations
intimes avec mon mari. Ne servant plus à rien, je fus renvoyée à Mango par mon époux,
lequel ne voulait plus s’embarrasser de ma présence devenue fort dérangeante. De retour au
Togo, je passai deux mois dans ma belle-famille.
Un après-midi de vendredi, un messager vint jusqu’à moi me porter une bonne nouvelle. Un
peu après la grande prière, le beau-frère Abdou rentré de Sadori passa rendre visite à la
famille. Il fit un crochet par ma porte pour me relayer une information qu’il disait avoir
entendue sur les ondes de la radio communautaire. Elle invitait les femmes ayant des
difficultés urinaires à venir se faire dépister et prendre en charge à l’hôpital de Mango. Il me
conseilla vivement d’allumer la radio et de bien tendre les oreilles au moment des avis et
communiqués. En effet, le coup du sort voulait que je sois à Mango au meilleur moment. Un
peu après 18 heures, la radio annonça en langue locale l’information que mon beau-frère était
venu me porter quelques heures plutôt. Je venais de boucler un an de souffrance sourde et
toutes mes complaintes résonnaient jusqu’à cet instant dans le vide. Je croyais souffrir d’une
maladie honteuse et incurable… La providence passe parfois par de drôles de messagers pour
acheminer sa bonne fortune. L’ironie du destin a voulu que ce soit l’homme à l’origine de
mon mariage précoce six ans plutôt qui soit le porteur de ma nouvelle espérance. Sur le coup,
je fus partagée entre tempérance et explosion de joie. Enfin, mes prières avaient été entendues
! Il faut avouer que les bruits commençaient à courir sur ma maladie dans le quartier, ce qui
va de soi quand on imagine aisément que les commères vivaient dans la même cour que moi.
Dans ces concessions familiales où les gens vivent les uns sur les autres, difficile de cacher
une incontinence chronique bien longtemps. Ça sent si fort l’urine que l’odeur ne peut se
dissimuler. J’étais devenue la risée des malveillants, l’objet de regards railleurs et parfois
étonnamment compatissants. Je vivais quasiment recluse en limitant au strict minimum mes
sorties. Par peur des jugements et du regard des gens. Certains regards nous renvoient à notre
propre étrangeté dans un monde en perte de repères moraux, alors que d’autres nous
réconfortent et nous apaisent. Sous les kapokiers où aimaient s’attrouper les femmes pour
laver leur linges sales en public, ma mystérieuse maladie était devenue le sujet numéro un des
conversations. Les spéculations allaient bon train sur les origines supposées de la maladie, les
plus récurrentes étaient la défaillance mentale ou la malédiction. En général, ce que l’esprit
humain ne peut expliquer, c’est une constante universelle, il le recouvre aussitôt d’une
explication erronée voire surnaturelle. Un beau proverbe Anoufoh très révélateur décrit cette
impuissance de l’esprit à travers cette exhortation : « si tu es confronté à un arbre que tu ne
peux abattre, empresse-toi de l’ériger en totem ! ». Cette injonction entérine l’aveu
d’impuissance et la paresse intellectuelle du corps social vis-à-vis de phénomènes nouveaux
ou méconnus. Dans l’ombre du totem sont blottis la malédiction et tous les fantasmes
métaphysiques. Quoiqu’il en soit, le lundi qui suivit, je me rendis à l’hôpital. Les médecins
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posèrent un diagnostic et me proposèrent de me recevoir à Sokodé dans les prochaines
semaines pour me faire opérer. Ils prirent surtout le temps de m’expliquer en détails la cause,
les symptômes et les conséquences de la maladie. Cette maladie, m’expliqua l’un des
docteurs, est « clinique et a un traitement clinique ». Cette explication à elle seule suffit à
battre en brèche toutes les tentatives d’explications fantaisistes qui reliaient l’incontinence liée
aux fistules à une défaillance mentale ou une pseudo-colère des esprits.
Le mois suivant, je me rendis à Sokodé avec un groupe de femmes d’autres quartiers de
Mango sous la conduite d’une ONG locale qui disait être partenaire de SSD. Nous trouvâmes
sur place, toute une cohorte de femmes venant de toutes les régions du pays qu’on présentait
aussi comme des « fistuleuses ». Par cadence de deux ou trois femmes par jours, nous
passâmes toutes sous le bistouri.
Et les chirurgiens tombèrent sous le coup de la stupeur ! Après m’avoir injecté suffisamment
d’anesthésiant pour me plonger dans un sommeil qui mette ma conscience en veilleuse, ils
m’incisèrent légèrement au- dessus de la taille. Avec la précision d’orfèvre qui caractérise ces
interventions, l’objectif de l’intervention étaient de cautériser la zone perforée par le choc de
l’accouchement pour empêcher toute communication anormale entre le vagin et la vessie. Au
bout de presqu’une heure d’opération, le chef de l’équipe chirurgicale fit une étonnante
découverte. Il y avait, niché dans mon utérus, un corps étranger qui se trouvait être une pierre.
Que pouvait bien faire cette pierre d’apparence ronde d’environ six centimètres de diamètre à
cet endroit ? La question révulsa plus d’un chirurgien. Pendant que j’étais toujours dans les
vapes, ils prirent l’initiative de l’extraire. Cette découverte impromptue avorta l’opération de
réparation de la fistule. L’équipe prit grand soin de me recoudre et d’entamer le processus de
réanimation. Fin de l’opération.
L’origine de cette pierre taraudait l’esprit des spécialistes. Ils ne pouvaient s’empêcher de
penser que cela ait été introduit là dans une tentative de guérison tradithérapeutique. Ainsi
l’imputèrent-ils à un charlatan qui a voulu jouer aux apprentis chirurgiens. Cette hypothèse
recueillit l’assentiment général de ceux-ci. À leurs yeux de praticiens chevronnés de la
médecine moderne, l’hypothèse d’une intervention mystique ne semblait pas plausible. Il
fallait donc attendre mon réveil pour écouter mon explication qui fixerait définitivement les
uns et les autres. Le soir tombant, ils durent remettre l’explication au lendemain. Je ne serais
pas réveillée à temps pour la grande mise au point le soir même. Il faudrait d’abord que je me
remettre des doses d’anesthésiant qui me donnaient encore le vertige et la sensation de planer.
Le jour suivant, un peu vers 9 heures, je reçus la visite de la doctoresse qui avait pris en
charge mon opération. Sa soif de comprendre l’origine du passager clandestin retrouvé dans
mon utérus était restée intacte. Elle voulait certainement être fixée pour satisfaire sa curiosité
scientifique où pour chasser l’hypothèse d’un phénomène surnaturel. Elle prit une chaise et
s’assit près de moi, elle me montra sur un plateau l’objet de sa curiosité. Elle engagea alors la
discussion avec moi sous l’assistance d’un traducteur.
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_ « Madame nous avons retrouvé cet objet dans votre utérus. Est-ce que vous pouvez
m’expliquer ce qu’il faisait là ? Pourquoi l’avoir mis là-dedans, si tant est que c’est vous qui
l’avez fait ? ».
Sans détours, je lui expliquai que c’était le résidu de l’une des nombreuses tentatives
infructueuses entreprises par mon mari pour me soigner alors que je vivais encore au Nigéria.
Nous avions eu recours à plusieurs potions et tisanes aux vertus vendues comme hautement
thérapeutiques. Mais ce ne fut que de la poudre aux yeux. C’est alors que nous fîmes la
rencontre d’une guérisseuse réputée qui me fit suivre beaucoup de séances de délivrance, en
vain, pour finir par introduire cet objet là où vous l’avez sorti.
Elle resta bouche bée d’étonnement et grimaçant de stupeur par mon récit… Mais dans sa tête
de doctoresse, on pouvait sentir bouillonner et se bousculer des tonnes de questions
concernant les conditions de cette implantation, les mesures d’hygiène, les dégâts que cela a
pu créer, etc… Elle devait imaginer que l’omission de ce gros détail n’avait rien de fortuit.
Elle ne pouvait refléter qu’une tentative de l’esprit de fuir le souvenir douloureux en tentant
de le gommer, me rassura-t-elle. En psychanalyse, cela s’appelle l’amnésie partielle, c’est un
mécanisme de défense de l’esprit contre les souvenirs traumatiques, conclut-elle.
La doctoresse me fit alors le point sur ma situation thérapeutique. Elle m’expliqua que
l’intervention n’avait pas pu atteindre l’objectif initial et qu’une deuxième intervention serait
nécessaire pour atteindre la fistule. En bref, je n’étais pas encore sortie de l’auberge, en plus je
devais revenir à Sokodé dans deux mois pour subir une nouvelle opération. Au bout de deux
semaines de convalescence, je regagnai Koumongoukan revoir mes enfants qui poursuivaient
leur scolarité au village. Le temps passa très vite. C’est souvent le cas quand on compte les
jours et qu’on a hâte qu’un jour chasse l’autre…
En décembre, je suis revenue à Sokodé pour la seconde opération qui s’est plutôt bien passée.
Au début, je n’estimais ne pas être complètement guérie parce que l’urine continuait à couler.
J’ai alors interpellé, sur le sujet, les médecins qui m’ont rassurée avec de solides arguments.
Ils m’ont rassurée que sur le plan physiologique l’intervention avait colmaté la fistule, il ne
restait plus qu’à m’appliquer lors des séances de rééducation pelvienne. La rééducation, c’est
l’autre paire de manche. Elle consiste en une série d’exercices de contraction de la région du
bas-ventre. Le but de la manœuvre est de remuscler la vessie pour restituer à la cavité
musculaire réparée, sa pleine fonction de rétention et de miction de l’urine.
Aujourd’hui à 25 ans, je songe sérieusement à arrêter de faire des enfants. Dès mon retour, je
vais en discuter avec mon mari. J’ai échangé avec les médecins des meilleures méthodes de
contraception qui nous mettraient à l’abri d’une nouvelle grossesse. Je vais surtout rentrer
m’occuper de mes trois enfants qui ont considérablement grandi. L’aîné de mes fils passe en
classe de CE1, le second garçon fait sa première rentrée. Quant à ma petite dernière, je ne
compte pas l’abandonner à la sous-école du village de Koumongoukan car c’est une école
qui n’élève point l’esprit mais qui exploite les jeunes enfants. De surcroit, les enseignants
médiocres et sans scrupules les utilisent pour entretenir leurs champs au lieu de leur apprendre
à lire, écrire et compter. Je ne pense pas que mes fils et ma fille aient un avenir scolaire dans
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ces conditions. À moins qu’ils ne quittent la ferme pour étudier dans une grande ville, je doute
qu’ils fassent de longues études. Mais à défaut, je me contenterai, pour ma fille, de m’assurer
qu’elle apprenne le métier de couturière. Les garçons deviendront invraisemblablement, des
cultivateurs comme leur père. Ainsi va la vie à la ferme !
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SEULE AU MONDE
Je m’appelle Safiétou. Je suis à 37 ans la doyenne de ce petit groupe de femmes. Je viens de
Yélimpé dans la Région centrale du pays… Mes parents, paix à leurs âmes, morts
accidentellement trop jeunes, ont semé derrière eux quatre orphelins dont deux filles et deux
garçons. Après ce désastre, nous fûmes séparés et confiés à des tuteurs différents. Je ne revis
mes frères et sœur que des années plus tard. J’eus pour ma part la chance d’être confiée à ma
grand-mère paternelle, une brave femme pieuse qui vouait un culte immodéré aux valeurs
passéistes. Un passé qui cloître les filles, qui cloisonne la femme dans l’ombre des hommes.
Elle jugeait l’école occidentale superflue et m’en avait défendu l’accès. Une situation que ma
petite âme de rebelle ne supportait que difficilement. Je voyais d’un mauvais œil que je fus la
seule fille exclue des bancs de l’école alors que d’autres enfants de mon âge y avaient droit. Il
vrai que beaucoup n’en vantaient pas le mérite, mais j’avais développé une petite fixette pour
l’école. Certainement, étais-je attirée par cette espèce de force magnétique qui se dégage de
l’interdit.
Un matin, je décidai de m’offrir une escapade en territoire miné. La veille j’avais débusqué
une vieille ardoise et des bouts de bâtons de craie dans les affaires de mes oncles. J’avais
passé toute la journée à griffonner tout ce qui me passait par la tête sur le bout d’ardoise
vieillie. C’est en dessinant les gribouillis que me vint l’idée folle imprudente de désobéir à la
consigne de ma grande mère. Le soir venu, je cachai ma trouvaille du matin jalousement sous
ma petite malle dans le coin de la chambre. Au petit matin du jour suivant, je choisis une
robe propre dans mes affaires et m’empressai de quitter la maison avant le réveil de la vieille
dame. Du haut de mes huit ans, ardoise en main, j’arpentai le chemin de l’école déterminée et
imperturbable. Quand la cloche retentit, tous les élèves se mirent en rang devant le mât pour
exécuter l’hymne national. Un frisson traversa mon corps et une boule me saisit à la gorge.
Les couleurs nationales montées, les élèves rentrèrent en classes en chantant. Je me tenais à
l’écart derrière un arbre qui me donnait une vue imprenable sur la cour de l’école et ses
classes en claies. Etrangère à ce monde propret qui en apparence avait l’air enchanté, je restai
sans mot. Un silence envahit la cour désertée par tous les élèves, après que des « Bonjour
Monsieur... » collectifs se turent dans les classes. J’entrepris alors de rentrer à la maison
émerveillée par tout le spectacle que je venais de vivre. Je ne me sentais pas vraiment à ma
place. Je craignais d’être refoulée par les enseignants. Sur le chemin du retour, je fus
interceptée par l’un des instituteurs qui m’interpella violemment : « Où vas-tu pendant que tes
camarades sont en classes ? Où es ton kaki ? Retourne en classe ! ». Je restai muette,
tremblante de peur, ne comprenant pas un seul mot de français. Il me saisit par la main et me
conduisit dans la classe de CP1. Les cours avaient déjà commencé un peu plus tôt. Le maître
m’intima l’ordre d’aller m’asseoir et de suivre au tableau. Nous écrivîmes, lûmes et
chantâmes. Le maître nous fit réviser quelques lettres de l’alphabet et les chiffres de zéro à
dix. Ce fut une journée magique. À onze heures et demie, la cloche retentit à nouveau alors
que nous chantions une comptine dont je ne me souviens aujourd’hui que de la mélodie.
Toutes les classes se vidèrent et les élèves accoururent dans tous les sens pour regagner leurs
maisons. Je suivis le mouvement avec empressement, car j’avais une faim de loup. En
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récréation, je m’étais contentée d’une tranche de pâté et de quelques gorgées de bouillie
offertes par mon camarade de banc. Un garçonnet généreux issu d’une famille aisée.
Cette première journée fut malheureusement la dernière de ma vie d’écolière. Braver
l’interdiction de ma grand-mère fit abattre son courroux sur moi. Ce midi-là, je fus privée de
repas. La vieille ne porta aucune attention à mon regard de chien battu, ayant compris que ma
fugue matinale avait échoué sur les bancs de l’école. J’eus tellement faim que je pleurai à en
tomber malade. Le chantage à la nourriture a été une arme très efficace. Je dus me résoudre à
renoncer définitivement à l’école. Tout compte fait, le plaisir du jeu ne valait pas le sacrifice.
L’école pour moi était finie. Je gardai comme souvenir de cette expérience, les quelques
lettres que j’avais réussies à reproduire sur mon ardoise. Cette mésaventure changea
durablement ma vie. Désormais, en lieu et place d’une enfance scolaire, ma grand-mère veilla
à m’inculquer l’esprit de la débrouillardise et le sens du commerce caractéristiques des
femmes Kotokoli. Si les portes de l’école se sont violemment refermées, celles des marchés
s’ouvraient grandement. J’y vendais des légumes frais pour le compte de ma grand-mère dès
que je sus compter. Je pris la relève à la suite du décès de cette dernière.
Je me suis mariée ensuite par amour avec mon époux jusqu’à sa mort l’année dernière. Nous
eûmes trois merveilleux enfants dont une petite fille. Mais tout comme mon mari, je les ai
tous portés en terre, les uns après les autres. C’est difficile pour une mère de survivre à ses
enfants. Aucun être humain ne devrait avoir à vivre ça. Les visages de mes enfants ne me
quittent jamais et hantent mes nuits. Je les pleure encore aujourd’hui et je n’arrêterai jamais.
Dans ma communauté, une femme ‘’habitée par la mort’’, comme moi, est vue d’un très
mauvais œil. Parfois, même moi, je me demande ce qui ne va pas chez moi. La perte de tous
ceux que j’aime et la ‘’maladie de l’urine’’ me donnaient souvent l’impression que j’étais
réellement habitée par le mal. Je me disais que c’est peut-être ma faute si tout ce que je touche
meurt. D’abord mes parents, ensuite mes propres enfants et enfin mon mari.
Et pourtant, je n’ai pas toujours été malade. C’est à la naissance de ma fille que les choses ont
dérapé. Pour cette grossesse particulièrement, le travail avait commencé pendant la nuit à
Yélimpé avant mon transfert le lendemain à l’hôpital de Pagala mieux équipé. Les médecins
de Pagala tentèrent en vain avant de me renvoyer au CHR d’Atakpamé à une cinquantaine de
kilomètres le jour suivant. Au bout de 72 heures de tergiversations, j’avais parcouru près
d’une centaine de kilomètres d’abord à moto entre mon village et Pagala, ensuite en taxibrousse pour rallier Atakpamé. Par un coup de chance inexplicable, je puis sauver mon bébé
grâce à une césarienne tardive au CHR d’Atakpamé. Les médecins m’expliquèrent qu’il s’en
est fallu de peu pour qu’il fût mort-né. C’était une fille, le portrait craché de ma mère. Sa
naissance rendit mon mari fou de joie, il lui réserva un baptême de tonnerre en sacrifiant à
l’occasion un énorme bélier.
Pour moi, la naissance de ce bébé était le lot de consolations d’un accouchement qui avait été
très éprouvant. J’avais pu sauver ma fille, mais le prix payé était trop élevé. J’y ai laissé ma
vessie. Dix ans après l’opération au CHR, je vivais toujours avec cette maladie de misère. Dix
années au cours desquelles j’ai perdu tour à tour tous les membres de ma famille. Je pense
souvent à mes fils, le premier a vécu neuf années. Il était en classe de CE1 à sa mort. Le
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deuxième garçon était en classe de CP1, quant à ma petite fille elle n’aura même pas goûté au
plaisir du cartable. Tous ont été fauchés dans la fleur de l’âge. Cruelle vie que celle d’une
femme sans enfant. Après avoir enterré mes enfants pour relever la tête, j’ai entrepris de me
rendre à Lomé au CHU, où j’ai été opérée sans grand succès, lors de l’une des toutes
premières campagnes de réparations organisées dans le pays.
À Yélimpé, le mépris social s’accroissait au fur et à mesure, entre ceux qui se bouchent les
narines à mon passage et ceux qui colportaient des méchancetés sur moi ; je ne savais plus où
donner la tête. Des femmes et parfois des hommes s’y mettaient honteusement à ce jeu
détestablement lâche. C’est dans cette ambiance délétère que mon mari finit par me répudier
en m’accusant de tous les noms. Il me traita de sorcière ayant mangé les âmes de ses propres
enfants. Après s’être débarrassé de moi, il s’empressa de se remarier et eut de nouveaux
enfants. Abonnée présent aux malheurs, j’ai vécu quelques temps en location. Devenue une
mère indigne et une épouse répudiée aux entrailles réputées maudites, je me faisais discrète
dans le village. Je rasais les murs… Je me consacrai entièrement à la seule chose que ma
grand-mère m’avait apprise : le commerce. Je me mis à vendre des légumes frais et des
céréales, de marché en marché tous les jours de la semaine. La course derrière la roue de la
fortune me permettait d’oublier l’échec de ma vie sociale et conjugale. Au bout de plusieurs
années d’effort, j’ai réussi à construire ma propre maison où j’habite aujourd’hui et que je
partage avec quelques locataires. J’ai ensuite pris en adoption l’une de mes nièces qui est
aujourd’hui en classe de 6e. Si ma propre fille avait survécu, elle aurait eu le même âge et
serait dans la même classe. J’ai donc transféré toute l’affection que j’aurais pu donner à ma
fille à cette nièce qui emplit dorénavant ma vie.
Une de mes belles-sœurs venue accoucher au CHR de Sokodé en début d’année a eu vent de
ce qui s’y faisait pour les femmes qui avaient des problèmes d’incontinence chronique comme
moi. À son retour à Yélimpé, elle me fit part de la nouvelle. A priori, je ne voyais aucune
raison objective d’être optimiste, puisque la dernière opération gratuite s’était soldée par un
échec cuisant. De fil en aiguille, j’ai réussi à m’inscrire pour la campagne de fin d’année et à
discuter avec les responsables de l’ONG qui s’occupent de la campagne. Ils ont apporté des
réponses qui ont apaisé mes inquiétudes. Alors en décembre, je me suis fait réopérer afin de
cautériser la fistule. La seconde fois fut la bonne. Aujourd’hui, je vais bien et la fistule est
derrière moi. À présent, j’envisage sereinement l’avenir. Je rêve d’avoir une nouvelle vie, de
rencontrer un nouvel homme et de me remarier. Je voudrais aussi avoir de nouveaux enfants
si mon horloge biologique le permet le moment venu. Je suis à un âge où la ménopause n’est
plus loin. Je compte croquer le reste de la vie qui me reste à pleines dents. Survivre à la
fistule, c’est regarder droit devant soi… et avancer.
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UNE VIE QUASI-NORMALE
Je m’appelle Agbéssi, je viens de Tchèkpo-Djigblé. J’ai 30 ans et j’ai un fils adolescent. J’ai
été interdite d’école par un père qui voyait dans l’école du Blanc un instrument de perversion
des esprits féminins. La seule école que j’ai fréquentée avec assiduité fut celle de la vie et mes
seules classes furent les huttes dans les fermes du Yoto. Mon père a toujours pensé que la
scolarisation était un truc d’homme. Pour devenir une bonne épouse, il fallait maîtriser l’art de
faire du bon gari tout blanc, être une bonne paysanne obéissante à son homme, disait-il.
Originaires de Vogan, mes parents, authentiques paysans du sud du pays, ont choisi le cadre
pittoresque de Tchèkpo pour vivre du travail de la terre. La plaine du Yoto, vaste étendue
plane de terre de barre rouge gorgée de soleil, est très fertile et nappée d’un couvert végétal de
qualité. Il avait planté plusieurs variétés de palmiers à perte de vue dans les champs. Le mode
de vie fermier dans toute sa quintessence séduisait de nombreux aventuriers en quête d’une
vie rustique. On vivait à la ferme à plein temps, dans un confort dérisoire mais personne ne
s’en plaignait. Il faut avouer que cette vie avait aussi ses bons côtés. Parmi ceux-ci, la récolte
du vin de palme au petit matin, le meilleur moment de la journée. Il y avait souvent dissimulé
sous des touffes d’herbes, des troncs écorchés de palmier d’où coulait le précieux breuvage.
Beaucoup de paysans en buvaient pour se désaltérer, et d’autres préféraient le fermenter pour
en tirer le célèbre sodabi. Au bout d’un procédé complexe dont chacun cachait jalousement sa
recette, le vin de palme était mélangé à d’autres substances pour obtenir un spiritueux d’une
transparence laiteuse. Une boisson revendue à prix d’or à des distributeurs qui inondaient
ensuite les marchés et les bistrots en villes. C’était une ivresse de vie. Vivre sous l’emprise de
l’alcool et de poudre de tabac soulageait du poids d’une vie fermière d’une pesanteur
écrasante.
Dans ma famille, point de sodabi, nous nous étions spécialisées dans la transformation du
manioc. Ce tubercule sert à la fabrication du gari et du tapioca que nous allions vendre à
Vogan les jours de marché. J’ai passé mon enfance à cheval entre les silences du monde des
fermiers et la cohue des marchés citadins. Des journées harassantes à cuire le gari à la chaleur
du bois de chauffe dans des fermes grouillant de reptiles et autres insectes. La passation de
témoin avec ma mère s’opéra graduellement. Ma mère m’a appris toutes les subtilités et le
savoir-faire des femmes du Yoto dans ce qu’elles ont de touche particulière dans l’art de faire
le gari. J’ai appris le labeur au gré des coups d’humeur de mon père qui passait toutes ses
journées sous l’empire des vins et liqueurs de palme. Mis à part ces désagréments, j’ai eu une
enfance joyeuse et typique d’une fermière.
J’ai fini par quitter le cocon familial pour me marier avec un paysan de la même région.
Proches des yeux, proches du cœur. Tous les deux fils de paysans, à quelques lieux l’un de
l’autre, nous finassâmes par nous amouracher. Ce ne fut qu’une question de temps avant que
nous ne tombâmes amoureux. Nous avons aujourd’hui un grand fils que nous avons nommé
Basile. Il a étudié jusqu’à la lisière du Collège sans y parvenir. Il a essuyé plusieurs échecs à
l’examen du CEPD. Aujourd’hui, il est revendeur de friperie à Tsévié. Basile c’est ma fierté,
mon réconfort, sur ses épaules reposent tous mes espoirs.
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Depuis dix ans, je souffre en silence d’un mal qui n’a pas de nom, là d’où je viens. Dix ans de
fistule, dix ans d’un chemin de croix solitaire et d’une souffrance sourde. Basile n’est pas
vraiment fils-unique, ce sont les circonstances qui en ont décidé ainsi. J’ai eu aussi trois autres
enfants à la suite qui sont tous morts dès le bas âge. Les deux premières grossesses ont été
portées à leur terme à Tchèkpo-Dédékpoé dont celle de Basile. La prise en charge dans les
centres de soins de campagne n’a rien à voir avec la rigueur que je connaîtrai plus tard dans
des centres mieux équipés en hommes et en matériels. En effet, à la naissance de mes deux
dernières filles, avec mon mari, nous avions fini par échouer à l’hôpital d’Afagnan. Mais nous
nous sommes pris sur le tard. C’est très éprouvant pour une femme de perdre coup pour coup
trois bébés sur des tables d’accouchement. Avec le recul, je me rends compte que
l’observance des consultations et soins prénataux auraient pu sauver mes pauvres bébés. La
dernière grossesse s’est terminée par une césarienne, après avoir tenté vainement d’accoucher
dans le dispensaire du village... À notre arrivée à Afagnan, il était une nouvelle fois trop tard.
Après une semaine d’hospitalisation à Afagnan, retour à Tchèkpo avec un début
d’incontinence qui devint chronique au fur et à mesure…
Je n’ai souffert d’aucune espèce de discrimination. Dans nos fermes isolées, les habitats
dispersés ne facilitent pas les contacts sociaux et leurs cortèges de stigmatisation qu’on peut
imaginer. Personnellement, je prenais des mesures d’hygiènes drastiques. J’étais devenue un
bébé obligé de mettre des couches pour parer aux fuites intempestives d’urine. J’ai très bien
su dissimuler ma maladie durant les dix dernières années.
À l’hôpital d’Afagnan, un des centres hospitaliers les plus performants du sud-est du pays,
mon mari et moi avons investi nos maigres économies pour stopper l’incontinence. Bien qu’à
l’abri de toute stigmatisation et bénéficiant du soutien de mon mari, c’était désobligeant de
vivre avec une incontinence. Les médecins nous ont prescrit alors des traitements qui ne
m’ont apporté aucune d’amélioration.
En fin de cette année, nous eûmes vent, par le biais d’une ONG locale, d’une campagne qui se
préparait à Sokodé pour venir en aide à des femmes souffrant de fistules. Elle nous fit faire
des écographies à l’hôpital de Tsévié pour confirmer le diagnostic et nous programma pour la
campagne de décembre. Mon mari qui est l’agent de santé communautaire attitré du village
m’a accompagnée à Sokodé pour me faire réparer. Malgré quelques difficultés à uriner, la
machine redémarre… L’opération est un succès.
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LES VOIX INPENETRABLES…
J’ai 25 ans et je m’appelle Kéké. Je viens de Glito, un petit village situé à l’est de la ville
d’Atakpamé. Mes parents y vivent aussi et me sont d’un très grand soutien. C’est d’ailleurs
ma mère qui m’a accompagnée à Sokodé avec la bénédiction de mon mari. J’aime beaucoup
mon mari et il me le rend relativement bien. Ce n’est pas le meilleur mari du monde, mais ce
n’est pas non plus le pire. Il sait être patient, attentionné et compréhensif avec moi. J’ai
toujours gravité autour d’un noyau familial solide et aimant.
Une enfance des plus classiques. Elle fut essentiellement champêtre, passée à travailler dans
les champs d’arachide, de maïs du matin au soir. L’agriculture ne m’a cependant pas épargnée
la corvée des tâches ménagères. Tous les chemins me menaient à l’époque aux champs de
toute façon. La seule école primaire de la zone étant située à Atséné. C’était la seule dans un
rayon de dix kilomètres à la ronde. Je ne pouvais pas me taper les vingt kilomètres de distance
pour l’aller-retour. Mon plus grand regret dans la vie, c’est de n’avoir pas pu aller à l’école. Si
j’avais pu le faire, j’aurais souhaité devenir infirmière pour soigner les fermiers dans un de
nos dispensaires de campagne.
Aux premiers tintements de cloches de la puberté, je fus foudroyée du premier regard par un
jeune paysan du coin. Le coup de foudre va se solder par un mariage dans les deux mois.
Nous ne tarderons pas à devenir parents. Du haut de mes seize ans, je m’efforçai d’être la
meilleure mère possible. Mon mari quant à lui, était un bon père, un mari aimant et tendre. Il
avait tout pour lui, tout pour faire chavirer le cœur de ne n’importe quelle fille du village.
Mon mari, contrairement aux autres mâles de son âge, a eu la chance de fréquenter l’école
parce qu’à l’époque, son père lui avait offert un vélo. Grâce à ce vélo, il pouvait aisément
rallier l’école primaire d’Atséné. C’est le drame des femmes ça, jamais un père de mon
village n’a acheté de vélo à sa fille pour la sortir de l’obscurantisme. Tout est fait à dessein,
dans le but de s’assurer que les filles n’échappent pas à leur destin de paysanne au foyer.
Durant l’accouchement interminable de mon troisième enfant au dispensaire du village, les
choses se compliquèrent. La routine se transforma en cauchemar. Au bout de 48h de travail
infructueux, je fus évacuée par taxi-brousse vers Atakpamé. Opérée dans l’urgence, les
médecins du CHR ne parvinrent pas à sauver mon bébé. Je passai un mois d’hospitalisation au
CHR d’Atakpamé pour me remettre de la perte du bébé et des séquelles de l’intervention. À
mon retour à Glitto, les railleries de ma coépouse commencèrent dans l’indifférence de mon
mari. Il ne me fut d’aucun recours, préférant rester sourd-muet à mes plaintes. Il n’avait
d’yeux que pour la petite jeune de teint clair qu’il avait épousée deux ans plutôt. Il n’osait pas
me répudier mais il m’ignorait royalement et ne partageait plus mon lit. Nous vivions une
séparation de corps de fait. Ce qui ne me gênait pas plus que ça, puisque je n’avais vraiment
pas la tête à jouer la jalouse effarouchée, mais plutôt à guérir de cette terrible maladie. Malgré
mes supplications, mon mari se refusait à m’emmener en ville voir un spécialiste. Cela avait
le don de m’écœurer. Une fois, il m’avoua qu’il continue à supporter ma présence dans le
foyer à cause des enfants. Le message était alors clair : j’étais devenue «persona non grata »
dans mon propre foyer. Ma coépouse avait une influence de plus en plus grande sur notre
époux. Elle le menait par le bout de la baguette et il lui obéissait au doigt et à l’œil. J’ai par la
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suite acquis la conviction qu’elle n’était pas étrangère à la décision de non-assistance décrétée
par mon mari à mon encontre. Je me rendis cependant au dispensaire de Djougbé où le
médecin m’expliqua que soigner la maladie dont je souffrais n’était pas dans ses cordes. Il me
recommanda de me rendre au CHR d’Atakpamé afin de consulter un « urologue ». Le nœud
gordien était loin d’être tranché ! Il me fallait pour entreprendre un tel voyage avoir
l’autorisation de mon mari, l’argent pour la consultation et les traitements éventuels. Ce qui
était loin d’être acquis !
Contre les quolibets et poncifs sur cette maladie méconnue et inexplicable, les Evangiles
m’ont servi de talisman. Je me suis réfugiée dans les saintes écritures contre l’incontinence de
critiques et de moqueries. Sur l’autel de l’église, je priais et pleurais sur mon sort tous les
jours. Parfois, en pleine messe, pour éviter de polluer l’atmosphère, je m’échappais de
l’édifice pour me réfugier chez une de mes belles-sœurs. Elle habitait non loin du temple, j’y
allais pour me refaire une toilette intime et changer de couches ou de pagnes avant de
retourner chercher pénitence devant mon Seigneur. Il ne me restait que le Seigneur pour me
sauver des griffes de cette maladie sans nom. Une maladie déshumanisante qui m’avait fait
perdre mon mari. Derrière le cordon sanitaire dont m’affublait la maladie, il y avait mes
parents. Ils étaient un refuge pour moi, une source apaisante de compassion et d’amour
inépuisable. Malgré leur soutien, mes parents n’avaient pas non plus les moyens de me payer
une consultation à Atakpamé.
Un soir, l’assistant médical de l’hôpital de Djougbé appela mon époux pour lui conseiller de
m’inscrire sur la liste d’une ONG (Odjougbo) qui aidait à faire réparer les femmes souffrant
d’incontinence chronique. Le surlendemain, mon mari me donna enfin l’autorisation de me
rendre à Djougbé rejoindre les membres de l’ONG basée à Atakpamé qui allait me conduire
au CHR de la ville. Par la suite, le docteur Clocuh confirma le diagnostic et m’expliqua le
protocole de l’opération chirurgicale ainsi que le chronogramme des prochaines étapes à
venir. Quelques semaines plus tard, une date fut communiquée à mon mari. Quand le moment
fut venu, l’ONG vint me chercher et me conduisit à Sokodé.
En début décembre, ma mère et moi débarquons à Sokodé. Nous fûmes accueillies par une
équipe aimable et professionnelle. S’en suivront l’opération chirurgicale et les séances de
kinésithérapie. Au bout de trois semaines de soins intensifs, j’étais complètement guérie.
Aujourd’hui, je suis redevenue propre. L’équipe de l’ONG SSD a été d’une incroyable
humanité. À présent, j’ai hâte de retrouver mon époux et mes enfants. Mon mari a prévu venir
me chercher à la gare d’Atakpamé pour que nous rentrions ensemble à Glito. Est-ce un déclic
? Le début de la normalisation de ma vie conjugale ? Ce serait trop facile. Je l’aime toujours,
mais je n’ai pas apprécié d’être traitée comme une serpillière. Quelque chose s’est brisée entre
nous. On va devoir se reconstruire progressivement... Mes peines se cautérisent, mais mes
cicatrices ne s’effaceront jamais.
Je ne compte plus retomber enceinte et quant à ma coépouse, je ne lui en veux pas. Je crois
qu’elle est victime de sa naïveté. Sa méchanceté a été guidée par son ignorance d’une maladie
méconnue par nous tous. Les médecins m’ont assuré que ce sont la faiblesse des structures
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sanitaires et les accouchements à domicile qui en étaient les principales causes. Je pense
qu’elle n’est pas non plus à l’abri de la fistule, dans la mesure où elle a accouché et continue
d’accoucher dans des dispensaires où il n’y a que chloroforme et paracétamol.
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EN TERRE MECONNUE
Je m’appelle Tchilalo, à 25 ans j’habite la concession paternelle à Degol-kopé du côté d’Anié.
Je suis la maman ratée d’un bébé mort-né. L’amoureuse déchue d’un amour impossible entre
un jeune Kotokoli et moi, la Kabyè. Avec lui, nous avons vécu une idylle passionnelle à la
Roméo et Juliette. Nous tirions des plans sur la comète et avions l’impression de vivre dans
un rêve. Nos parents, d’un côté comme de l’autre, se sont opposés énergiquement à notre
histoire d’amour. Mon père me prédestinait à un mariage arrangé avec un vaillant paysan
Kabyè qu’il aurait au préalable adoubé. Pour caricaturer, il voulait m’offrir à un mari taillé sur
mesure pour une vie de misère au crochet de terres agricoles acides. J’ai préféré obéir à mes
sentiments, vivre une folie amoureuse, quitte à subir l’ire de mes parents. En me mettant à dos
mes parents, je savais que je jouais mon avenir à quitte ou double, parce j’avais tout à perdre
et peu à gagner. À ce jeu dangereux, j’ai finalement tout perdu. Les sirènes de la tradition ont
triomphé de l’accordéon de notre amour d’adolescents. Aujourd’hui, je me retrouve sans rien
: ni le fruit de mon amour interdit, ni l’objet de ma passion. Mon Roméo m’a lâchement
abandonnée à mon sort suite à la perte du bébé et à la survenue de la fistule obstétricale.
Fille de famille polygame et nombreuse, et première épouse, ma mère a eu cinq enfants dont
un seul garçon et ma belle-mère cinq autres tous morts par la suite. Ma scolarité primaire s’est
vue arrêtée au CE1; je n’ai pas pu faire mieux du fait de ma marâtre. Après la séparation de
mes parents, je me suis retrouvée à la merci de ma belle-mère. Elle avait réussi à évincer ma
mère en l’accusant d’être une ‘’mangeuse d’enfants’’ d’autrui. Ostracisée, ma mère fut
renvoyée dans la région de la Kara. La méchante belle-mère me contraignait alors aux tâches
ménagères au détriment de ma scolarité. Je ne puis reprendre des études normales que des
années plus tard après le retour de ma mère au foyer. En classe, j’étais la risée des autres
élèves qui se moquaient de mon âge trop élevé pour mon niveau. Je dus renoncer à y aller peu
de temps après. J’avais simplement passé l’âge et la puberté sonnait déjà à ma porte. Les
enseignants me faisaient des avances et face à mes refus, je devenais le souffre-douleur de la
classe.
En 2009, je partis vivre en concubinage avec un Kotokoli contre l’avis de mes parents. Mon
cœur s’était alors épris d’un amour profond pour lui depuis peu. Il était beau avec des yeux
d’un brun éclatant. Il était gentil avec moi. La dégénérescence du tissu familial a facilité ma
décision de quitter le cocon. Ma vie à la maison était zébrée de petits traits de bonheurs et des
grasses rayures de malheurs. Un cimetière de colère nous séparait de notre belle-mère.
L’ambiance était délétère, elle vomissait notre mère et nous, les enfants de la mangeuse de ses
enfants à elle. Plus d’une fois, elle a avoué son désir d’homicide sur nous pour rendre justice
aux siens. Quand mon amoureux me proposa de m’installer avec lui, je n’ai pas beaucoup
hésité. J’ai tout de suite dit oui ! Nous vécûmes de longues semaines un rêve éveillé de
bonheur absolu avant le réveil brutal. Le cauchemar de mes mille nuits commença avec ma
grossesse. Les parents du garçon virent d’un mauvais œil cette grossesse qui froissait tous
leurs principes. Ils ne cachaient pas leur dégoût pour une grossesse hors mariage qui choquait
leur conviction religieuse et une union contre nature entre un Kotokoli et une Kabyè.
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Dès le cinquième mois, j’avais un ventre gonflé comme un ballon de baudruche. Plus le
volume de mon ventre augmentait, plus la complicité avec mon compagnon s’effritait.
L’accouchement quelques semaines plus tard avec des accoucheuses traditionnelles tourna au
fiasco. Le souffle de vie finit par abandonner le petit être fragile qui essayait de venir au
monde. Le bébé mourut durant le travail et je fus transférée d’urgence au dispensaire de
Kolokopé. Le médecin me fit une injection d’antibiotique et me prescrivit des médicaments
avant de me renvoyer au village avec un début d’incontinence. Peu de temps après mon retour
au village, mon couple s’effondra sous les coups de boutoir de ma belle-famille. Leur alibi
était tout trouvé pour m’évincer : je souffrais de la maladie de l’urine qui coule, une maladie
honteuse… Mon compagnon fut parfois même mon délateur et le colporteur des pires ragots
sur ma maladie dans le village. Je dus me résoudre, pour mettre un terme aux railleries, à le
quitter pour rejoindre la maison de mon paternel. Il était devenu méconnaissable, empli de
méchanceté et d’indifférence à mon égard. Visiblement, j’avais tout faux sur toute la ligne, il
n’était pas l’amour de ma vie.
Une larme évaporée sur une joue brûlante de fièvre, un pardon appuyé et mon père
m’accueillit à bras ouverts. Les parents sont toujours prompts à pardonner, à tirer un trait sur
les erreurs de leurs enfants. Même de retour parmi les miens, je ne pouvais m’empêcher de
me morfondre dans un profond chagrin. J’aurais dû me douter que les amours impossibles se
terminaient en drames effroyables.
Je me noyai alors dans un océan d’amertume dérivant sur un esquif de désarroi. Des mots
assassins, des regards sournois qui me liquéfient sur place ne cessèrent point. Des saisons de
mépris succédèrent aux moissons de dédain. À coup de « Tu pues l’urine » et de « tiens-toi
loin de moi » les gens me refoulaient, me renvoyaient sans cesse à ma singularité maladive.
Autant les copines que les voisines s’y adonnaient à cœur joie. Il y a un arrière-fond de
cruauté gratuite dans chacun de nous. Dès qu’il trouve un débouché, il se déverse en torrent
d’insultes, de railleries et de petitesses. Dans un intervalle de quelques mois, je suis passée de
l’écume des orgasmes aux larmes de mes tourments intérieurs. Peu à peu des pensées
suicidaires effacèrent les moindres souvenirs heureux de mon amour définitivement perdu.
Cependant, l’instinct de vie est toujours plus fort que la pulsion de mort. Mon penchant
suicidaire ne dépassa pas l’étape de projet vague tissé autour d’une corde mal ficelée. Il se
noua dans mon être une vulnérabilité maladivement dépressive. N’eut été la présence de mes
parents, elle m’aurait emportée.
Mon père entreprit dès mon retour en famille de me faire soigner. Il investit beaucoup
d’argent sans grand succès. Nous fîmes le tour de tous les charlatans et marabouts des
contrées avoisinantes pour peu qu’ils voulaient bien nous proposer une tisane ou des
décoctions miraculeuses. Pourvu qu’ils promettent de mettre fin à cette fâcheuse impression
d’impuissance à contrôler mon corps, mon père était prêt à payer le prix. Ni les plantes, ni les
coqs sacrifiés sur l’autel de je-ne-sais-quel fétiche ne réussirent à ralentir ou stopper
l’incontinence, juste à enrichir des marchands de remède peu scrupuleux. Aussi, pensais-je
que c’était une punition des dieux pour avoir désobéi à mon père. Au fur et à mesure des
échecs, il m’apparaissait évident que je ne m’en sortirais point, que je méritais peut-être ma
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punition. Les mannes de mes ancêtres, pour punir mon affront, avaient pris mon bébé et
m’avaient condamnée à cette infirmité. Et rien ne pouvait changer ça.
Une voix nasillarde grisonnait dans la vieille radio de mon père. Elle annonçait dans un kabyè
sans accent une information cruciale. Une mission de prise en charge était en planification à
Sokodé pour opérer des femmes souffrant de la fistule. Il est recommandé à toutes les femmes
atteintes d’incontinence chronique de s’y inscrire. Pour ce faire, il fallait se rendre à l’Hôpital
d’Anié, puis Atakpamé pour subir un diagnostic. Mon père, qui désespérait de me faire
soigner grâce à la bonne vieille médecine traditionnelle demanda à ma mère de m’y
accompagner le surlendemain. Le diagnostic confirma la fistule et la machine de prise en
charge se mit en branle. Il ne me restait plus qu’à attendre quelques semaines avant
l’opération qui devait se dérouler à Sokodé.
Je suis venue à Sokodé avec la bénédiction de mon père accompagnée par ma mère. Quelques
jours plus tard, je suis sortie du bloc opératoire, requinquée et suturée. L’opération a recousue
mon amour-propre en lambeaux et traînée dans la boue durant cinq longues années. Le retrait
de la sonde trois semaines plus tard s’est bien déroulé : l’opération est une réussite. La fistule,
aujourd’hui est un mauvais souvenir que j’ai hâte d’oublier. Je suis redevenue maîtresse de
ma vessie. À présent j’entreprends un chantier encore plus colossal, celui de ma
reconstruction. J’aimerais que ce soit aussi simple que de simples additions et soustractions
d’un tel ou de tel autre. À l’avenir, je saurais faire le tri dans mes fréquentations et choisirai
plus précautionneusement les chemins à suivre pour ne pas retomber dans les mêmes travers.
J’ai pardonné à tous sans exception. Sans rancune. D’abord à mon ex-compagnon ; il m’a
insultée et souillée, mais je lui pardonne. En revanche, notre idylle est bel et bien terminée.
De toute façon, l’urgence n’est pas à trouver un nouvel homme dans ma vie. Le prochain
devra se montrer plus que convainquant pour avoir mon cœur. Et pour ce qui est de ravoir des
enfants, je ne désespère pas. Seul l’avenir le décidera.
Je rentre au village le cœur léger, optimiste et sans réserve. J’ai une nouvelle chance, je ne
voudrais pas la gaspiller à me pourrir la vie avec une vengeance ridicule. Je veux revivre et
profiter de chaque instant à fond.
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CHAPITRE II :
DELIVRANCE
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Après ce long florilège de témoignages émouvants, les unes à la suite des autres avaient
complètement vidé leurs sacs, égrenant, graine après graine, le chapelet de leurs histoires
personnelles, des blessures intimes aux fractures sociales encore béantes. Après avoir
accouché de leurs vécus, il fallait à présent couper la laisse, le cordon ombilical d’une fragilité
personnelle et d’une certaine habitude du malheur. Le groupe de parole avait permis
d’exhumer des souffrances enfouies sous des épaisseurs de poussières de résignation. L’abcès
du silence avait ainsi été crevé. Franchi ce cap, qui marquait un point de non-retour, une
rupture tranquille s’était effectuée. Il fallait aller jusqu’au bout des choses. Les unes
bruissaient d’interrogations, les autres rongeaient leurs freins. Une chape de silence couvait
dans la petite salle de garde. Safiétou, la doyenne reprit la parole. Le voile de l’anonymat
étant tombé, l’heure était à la série de questions-réponses. Elle fut la première à entamer la
conversation, histoire de dégriser à l’issue de tous ces récits poignants. Il y avait tant à dire
des différences et des similitudes d’une histoire à l’autre.
_ Safiétou : On dirait que nos destins s’emboîtent les uns dans les autres. Je prends pour
premier exemple, une similarité que vous avez toutes certainement remarquée. Le fait que
nous soyons toutes issues de milieux ruraux relativement pauvres. Est-ce à dire pour autant
qu’il n’y a pas de fistules obstétricales en ville ? Et pourquoi donc ?
_ Yawa : Vous avez en partie raison, chère doyenne. Comme nous l’avons toutes souligné, les
fistules surviennent à la suite d’accouchements difficiles. Pour ma part, j’observe deux causes
principales à cette situation. D’abord la faiblesse des structures sanitaires en milieux rural qui
sont parfois peu équipés pour prendre en charge certains cas d’accouchement. Ensuite, la
négligence par nous autres villageoises des consultations prénatales et des conseils médicaux.
A notre décharge, cette négligence des contrôles prénataux dans certains villages est due à
leur l’éloignement des centres médicaux, bien que les structures sanitaires ne sont sollicitées
qu’en ultime recours par des femmes après que la dystocie s’est installée… En revanche, en
ville, les femmes vont aux consultations prénatales, accouchent dans des hôpitaux mieux
équipés et plus fournis en matériels. Cependant, j’ai eu la prévenance de poser la même
question aux docteurs. L’un d’eux m’a raconté une histoire très intéressante. Celle d’une
citadine pur jus qui a été prise en charge lors de la campagne d’octobre. Mais était-ce une
légende urbaine ?
_ Awa : En effet, je l’ai croisée au village des accompagnants lors de mon opération en
octobre. J’étais là aussi en octobre. Elle disait venir du quartier de Bè à Lomé. C’était une
jeune femme raffinée au physique imposant. Elle avait de très beaux yeux et se montrait peu
bavarde.
_ Yawa : En effet, elle aurait, semble-t-il, délibérément provoqué sa maladie. Elle a accouché
d’un gros bébé de cinq kilogrammes à l’Hôpital de Bè à Lomé. Bien qu’encouragée par les
médecins à accoucher par césarienne, elle s’était refusée à se faire opérer. Sur foi de
considérations traditionnalistes, elle a tenu contre l’avis des médecins à accoucher par les
voies basses naturelles. Une décision imprudente qui provoqua sa fistule. À croire que même
en ville le risque zéro n’existe pas ! Il n’y a que les bons gestes qui sauvent.
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_ Tchilalo : Ce qui me chiffonne, c’est de savoir pourquoi certaines arrivent à sauver leurs
bébés tandis que d’autres écopent de la double peine ?
_ Safiétou : En voilà une question intéressante, sur laquelle je voudrais entendre l’opinion de
toutes ? Dans notre petit groupe, seule une femme sur les six a pu sauver son nouveau-né à la
suite de la grossesse fatale. Pour ma part, je pense que ce fut une question de timing. Si j’ai
réussi à sauver mon bébé c’est parce que je suis vite arrivée au CHR d’Atakpamé. Et peut-être
parce que mon bébé avait un plus fort instinct de survie.
_ Agbéssi : Tu as raison Safiétou, plus on traîne sur les tables d’accouchement des petites
unités périphériques de soins alors qu’on aurait besoin d’une césarienne en urgence, plus on
risque de perdre ses bébés. J’aurais peut-être pu sauver mon dernier, si j’avais assisté aux
consultations prénatales, voire vite rejoins un centre de soin digne de ce nom. Moi je n’aurais
pas hésité à dire oui à la césarienne si c’était le prix à payer pour sauver mes bébés.
_ Kèkè : Ce qui me froisse moi, c’est l’attitude de certains maris et cercles familiaux.
Pourquoi tant de gens ferment leurs cœurs aux autres dans l’épreuve, en les condamnant à
l’indifférence?
_ Agbéssi : Qui saurait sonder le contenu des cœurs ? Les choses sont complexes… Il est vrai
que beaucoup de maris se conduisent indignement envers leurs femmes malades alors que
d’autres sont adorables et compatissants. Je me dis qu’il ne faut pas mettre tous les hommes
dans le même sac. J’ai été conduite ici par mon mari et il a promis de revenir me chercher.
Quant aux enfants et aux parents, en général, ils sont toujours présents à nos côtés.
_ Awa : En octobre, j’ai également croisé un monsieur, il est agent de santé communautaire,
je crois. Il a tout laissé derrière lui pour s’installer dans le village des accompagnants afin de
s’occuper de sa femme. Comme quoi des hommes bien existent encore.
_ Tchilalo : Face à cette terrible maladie, pouvoir compter sur un compagnon peut alléger
considérablement le fardeau. A contrario, l’exclusion peut pousser au suicide ou à la
dépression. Il y a des moments où j’ai bien failli en finir. Le rejet par l’homme qui m’a
plongée dans cet état est la pire des choses qui me soit arrivé.
_ Kèkè : Dans beaucoup de cas que j’ai pu noter ici, la famille est d’un grand secours pour les
femmes aux bords de la crise de nerfs. Les parents et les enfants eux ne trahissent pas, ils ne
nous lâchent point. Celles qui ont le plus de mal à y faire face ce sont celles qui ont perdu
leurs mères. Une mère, c’est irremplaçable.
_ Awa : Un mot sur l’après ? Certaines sont en délicatesse avec leurs époux, d’autres n’en
n’ont même plus. Comment se relancer dans une activité sans ressources, sans soutien ? Il
faut pouvoir retomber sur ses deux pieds dans nos cas. En réalité, ce qui fragilise les femmes,
c’est leur dépendance financière vis-à-vis des maris.
_ Yawa : Absolument. Tu as complètement raison. Une femme qui s’en sort financièrement
n’attendra pas l’aide de son mari pour se rendre à l’hôpital afin de se faire soigner. La
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vulnérabilité financière à un coût non négligeable dans le drame que nous vivons toutes.
L’autonomisation des femmes est la clé du problème.
_ Kéké : Mon cas personnel en est la parfaire illustration de cette dure réalité. J’étais sans un
sous, mon mari ne voulait pas me porter assistance et quant à mes parents, ils n’avaient pas
non plus les moyens. Cependant, j’avais exprimé dès le début de ma maladie le désir de
consulter un spécialiste. Il a fallu attendre l’aide des différentes ONG qui sont intervenues
depuis Atakpamé pour je sois ici aujourd’hui. Oui ! On devrait aider les femmes à être moins
dépendantes de leurs maris.
_ Safiétou : L’autonomisation financière des femmes est gage de respect. Quand mon mari
m’a virée comme une malpropre de sa maison, je me suis quasiment retrouvée à la rue. J’étais
au fond du trou. Ce n’est que quand j’ai commencé par entreprendre une activité commerciale
que j’ai pu relever ma tête. Quand une femme est prospère, son mari la respecte et la traite
avec égard. D’ailleurs, il a tenté de se réconcilier avec moi lorsqu’il me vit prospérer…
*
*
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*
Clac ! La poignée de la porte se tourna et la cuisinière fit son entrée dans la petite salle de
garde. Elle tomba sur le petit groupe de femmes en pleine conférence. Le silence s’abattit
brusquement sur la salle comme prise de froid. Les mots avaient comme gelé dans la bouche
des femmes qui quelques secondes plus tôt se montraient prolixes. Elles faisaient la tête
pudique des personnes interrompues sur le coup d’une action discrète. L’intruse s’excusa de
son irruption soudaine, expliqua qu’elle était venue pour débarrasser la salle des plats du soir.
Il y a trois heures, elle dirigeait d’un gant de velours la cuisine du village des accompagnants.
C’est une cuisinière talentueuse, son obsession du détail assure la succulence de ses plats. Et
les pensionnaires raffolent de sa cuisine. Et quand elle fait sa cuisine, c’est tout un spectacle.
Assise sur un parpaing, elle agitait frénétiquement un éventail sous les deux foyers
surplombés par deux grosses marmites aux fonds noircis, bouillonnant sur un feu de charbon
de bois. À l’intérieur d’un des énormes récipients, marmonnait une sauce d’arachide et dans
l’autre, de la pâte de riz zozotait. Le visage et la peau noyés dans une rivière de sueur, à
l’instar des autres cuisinières, semblaient recouverts d’une crème écran total. C’est une
femme aux formes arrondies et d’un embonpoint qui contrastaient avec les silhouettes fines
des autres cuisinières. Elle raclait délicatement le fond d’une grosse casserole en cuivre.
Le crépuscule pointait déjà le bout de son nez à l’horizon, ce sera bientôt l’heure du repas du
soir. Accroupies sous la dizaine de foyers vissés sur le sol en dur, les femmes du village des
accompagnants s’affairaient à couper des légumes verts et à pétrir des farines de maïs. Elles
cuisinent le repas du soir pour les pensionnaires du bloc opératoire. En général, ce sont de
proches parents qui ont accompagné une malade pour se faire soigner. Des senteurs et des
recettes, aussi diverses que les cultures culinaires issues de tous les horizons, étaient réunies à
cet endroit. On pouvait deviner à l’odorat que tel plat aurait un meilleur goût que tel autre.
De son côté, la femme ronde découpait avec dextérité une papaye qui sera servie au dessert.
Chef d’orchestre de la cuisine, elle a à charge de nourrir toutes les femmes en convalescence
dans les salles de garde. Employée par l’ONG SSD, elle est rémunérée pour s’occuper de la
cantine. Ancienne fistuleuse, elle tenait à faire ce boulot par reconnaissance à l’ONG et aussi
pour se faire un peu d’argent. Si l’opération est une paire de manche, l’autre est la réinsertion
socio-économique des femmes. Le prix de l’indépendance vis-à-vis des traditions et des
structures sociales oppressantes pour les femmes est un travail qui assure leur autonomisation.
Cette brave femme l’a compris, elle a décidé de s’en sortir par elle-même pour ses enfants.
Une dizaine d’assiettes en aluminium étaient disposées sur un plateau, remplies les unes après
les autres de boules de pâte baignant dans la sauce grasse d’arachide. Elles étaient ensuite
acheminées vers les salles de garde et distribuées aux malades. D’un sourire ostensible et
d’une générosité poignante, la brave cuisinière s’assure que chaque pensionnaire reçoive son
plat. Aussi faisait-elle le tour des deux chambres de garde pour veiller à ce que cela soit fait
comme il se devait.
Elle tomba sur la petite colonie de femmes de la petite salle de garde en pleine séance de
confession nocturne. Cela attira son intention. Les plats servis dans la petite salle de garde
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n’avaient même pas encore été entamés par les six femmes en thérapie collective. Qu’est-ce
qui pouvait si bien occuper ces femmes au point de retarder leur repas du soir ? Intriguée, elle
s’installa sur un lit à côté de l’une d’elles et demanda des explications. On lui expliqua le
protocole thérapeutique artisanal en cours d’exécution. Elle tombait à pic puisque nos six
braves femmes abordaient une étape cruciale : la vie d’après. La vie après les opérations de
réparation. La mécanique de leurs vessies avait été cassée en partie à cause de leur soumission
à la société. Elles étaient parvenues à la conclusion que le prix de la libération des femmes de
l’emprise masculine était l’autonomisation financière. Elle seule pouvait leur assurer respect
et dignité vis-à-vis de leurs hommes.
La cuisinière en chef se proposa à son tour de raconter son histoire. Elle avait été opérée trois
ans plus tôt, au CHR de Sokodé, en 2012, lors de la première campagne financée l’UNFPA.
Son parcours typique donnait à voir sous un autre angle la reconstruction sociale post-fistule.
À 38 ans, elle est venue au monde à Alhéridè, aux pieds de la majestueuse Faille d’Alédjo.
Avant peut-être de goûter à la crise de la quarantaine, elle avait toujours mal à son enfance.
Des enfants malheureux font parfois de piètres adultes, dit-on.
Jeune orpheline à dix ans, elle fut élevée par sa grande mère paternelle. Elle était fille unique
d’un père mort trop jeune, et dont les autres enfants n’avaient pas non plus survécu. Elle vécut
ses premières années avec le sentiment d’être une rescapée. La vie ne lui épargnera cependant
aucun malheur. Elle rêvait d’école publique, d’une vie normale comme tous les enfants de son
âge. Mêmes si ses pleurs ne ramèneront jamais à la vie ses parents, elle fondait de bons
espoirs dans sa nouvelle vie de pupille de sa grand-mère. Malheureusement, pour sa grandmère, l’école est réservée aux seuls garçons. Pour les filles, il ne restait que l’école coranique
pour apprendre à être une épouse docile comme le recommande l’Islam. Elle y apprendra à
lire à l’envers les codes indéchiffrables d’une domination masculine qui relègue les femmes
au second rang. Les dés étaient pipés dès le départ.
Ballotée de parent en parent, elle finit par quitter son village natal pour la ville. À Kara, elle
habita chez son oncle paternel qui faillit de peu l’inscrire en apprentissage de couture. Il fut
découragé par son épouse qui préféra faire d’elle une bonniche maison. Par la suite,
commença pour elle une carrière de domestique, femme à tous faire : cuisine, lessive de la
maisonnée, vaisselle, etc…
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LA PIONNIERE
Je m’appelle Sérifa et je suis mariée à Sokodé à un homme doublement plus âgé que moi. Un
mariage forcé et sans amour avec un homme d’âge mûr. Dès le départ, mon couple partait
avec ce double handicap. J’ai résisté de toutes mes forces à ce mariage. Il resta non
consommé pendant un an et demi. À force d’être harcelée, je finis par me laisser aller et nous
eûmes deux enfants. Avec mon vieux mari, je ne restai pourtant pas longtemps.
Je me séparai par la suite du vieux pour vivre au Nigéria, où j’ai rencontré un nouvel homme.
Nous eûmes une belle idylle. Ce furent des moments de pur bonheur. Je tenais ma seconde
chance dans la vie. Un nouveau départ dans ma vie sentimentale, un nouveau pays où tout
allait pour le mieux financièrement. Une nouvelle grossesse intervint très tôt, mais
l’accouchement de ce troisième bébé se passa mal. Au bout de 72heures d’un long et pénible
travail, je perdis le bébé. Le dispensaire me renverra à la maison à la merci des marabouts du
coin. Je vécus dix ans au Nigéria avec la fistule. La maladie fut dissimulée habillement. Je
mettais des couches quotidiennement, observant une hygiène stricte alors que j’exerçais le
métier de blanchisseuse à domicile.
Malade, je finis par rentrer du Nigéria. Je retournai avec mon vieux mari pour rester près de
mes enfants et m’abstins de toute relation charnelle avec lui. J’étais revenue pour mon fils et
ma fille mais aussi parce que je n’avais nulle part d’autre où aller. Notre couple vit depuis
sous-tension ; mon vieux mari voudrait que j’honore mon engagement conjugal au lit. Un
véritable casse-tête de tous les jours. Je suis traumatisée à l’idée de ravoir des rapports sexuels
par peur de retomber malade.
J’ai appris l’existence du dispositif de prise en charge mis en place au CHR par le biais d’une
des radios FM de la ville de Sokodé. L’annonce en langue locale précisait l’installation d’une
organisation dont la mission était de sauver et de réparer des femmes victimes d’incontinence
subséquente à l’enfantement. Par la suite, j’ai rencontré le personnel accessible de SSD. Leurs
médecins ont posé puis confirmé le diagnostic et réalisé la prise en charge chirurgicale en
2012. C’était la première campagne Fistule Togo dans la région centrale, au CHR de Sokodé.
Aujourd’hui, j’ai totalement recouvré ma santé. Le bonheur conjugal n’est pas pour bientôt, je
résiste toujours à succomber aux sollicitations de mon mari. La peur d’une récidive sans
doute, l’effroi d’une nouvelle grossesse accidentée m’empêche d’avoir une vie normale. Plus
que physiologique, le blocage est à présent psychologique.
Guérie, j’ai entrepris de petits commerces mais difficile de réussir une activité sans capital.
J’ai vécu de la solidarité familiale qui s’amenuise avec les années. À l’avenir, je rêve de
monter un commerce de revente de pages. En attendant, je travaille comme contractuelle dans
la cantine du village des accompagnants de l’ONG SSD. Une chance incroyable. J’y travaille
pour me faire des économies pour pouvoir me lancer. Ce travail me permet aussi d’occuper
mon temps libre et de me rendre utile aux femmes victimes de cette calamité.
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Je pense fondamentalement qu’il faut trouver un moyen de venir en aide à nous autres
femmes guéries de la fistule obstétricale. La seule façon de nous arracher des griffes de la
misère et de la soumission servile à nos maris, c’est de trouver une activité génératrice de
revenus. Chacune des femmes que j’ai pu croiser ici est une battante, mieux une survivante.
Cette énergie particulière qui caractérise les fistuleuses a besoin d’un coup de pouce pour les
libérer des chaines invisibles de la vulnérabilité et de l’asservissement.
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