Henri Barbusse, Le Feu. Journal d`une Escouade. 1915, 1916

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Henri Barbusse, Le Feu. Journal d`une Escouade. 1915, 1916
Henri Barbusse, Le Feu. Journal d’une Escouade. 1915, 1916
« - C’est rien d’tout ça, mes fieux, dit le nouveau sergent, qui passait et s’arrêta. I’ fallait voir c’qui nous ont balancé à
Verdun, là d’où je deviens justement. Et rien que des maous : des 380, des 420, des deux 44. C’est quand on a été sonné
là-bas qu’on peut dire : « J’sais c’que c’est d’êt’ sonné ! » Les bois fauchés comme du blé, tous les abris repérés et crevés
même avec trois épaisseurs de rondins, tous les croisements de route arrosés, les chemins fichus en l’air et changés en
des espèces de longues bosses de convois cassés, de pièces amochées, de cadavres tortillés l’un dans l’autre comme
entassés à la pelle. Tu voyais des trente types rester sur le carreau, d’un coup, aux carrefours ; tu voyais des
bonshommes monter en tourniquant, toujours bien à des quinze mètres dans l’air du temps, et des morceaux de
pantalon rester accrochés tout en haut des arbres qu’il y avait encore. Tu voyais de ces 380-là entrer dans une cambuse,
à Verdun, par le toit, trouer deux ou trois étages, éclater en bas, et toute la grande niche être forcée de sauter ; et, dans
les campagnes, des bataillons entiers se disperser et s’planquer sous la rafale comme un pauv’ petit gibier dans défense.
T’avais par terre, à chaque pas, dans les champs, des éclats épais comme le bras, et larges comme ça, et i’ fallait quatre
poilus pour soulever ce bout de fer. Les champs, t’aurais dit des terrains pleins d’rochers !… Et, pendant des mois, ça n’a
pas décessé. Ah ! Tu parles ! Tu parles ! répéta le sergent en s’éloignant pour aller sans doute recommencer ailleurs ce
résumé de ses souvenirs. »
« Deux êtres obscurs passent dans l’ombre, à quelques pas de nous ; ils s’entretiennent à demi-voix.
- Tu parles, mon vieux, qu’au lieu de l’écouter, j’y ai foutu ma baïonnette dans l’ventre, que j’pouvais plus la déclouer.
- Moi, i’s étaient quat’ dans l’fond du trou. J’les ai appelés pour les faire sortir : à mesure qu’un sortait, j’y ai crevé la
peau. J’avais du rouge qui me descendait jusqu’au coude. J’en ai les manches collées.
- Ah ! reprit le premier, quand on racont’ra ça plus tard, si on r’vient, à eux autres chez nous, près du fourneau et de la
chandelle, qui voudra y croire ? C’est-i’ pas malheureux, s’pas ?
- J’m’en fous, pourvu qu’on r’vienne, fit l’autre. Vitement, la fin, et qu’ça.
Bertrand parlait peu, d’ordinaire, et ne parlait jamais de lui-même. Il dit pourtant :
- J’en ai eu trois sur le bras. J’ai frappé comme un fou. Ah ! Nous étions tous comme des bêtes quand nous sommes
arrivés ici ! »
Henri Barbusse est né en 1873 et décède à Moscou en 1935, victime d’une pneumonie. Journaliste et écrivain il se porte
volontaire (malgré ses idées pacifistes) pour combattre en 1914, alors âgé de 41 ans (et déjà victime de problèmes
pulmonaires). Affecté à l’arrière (à Albi) il obtient une affectation en première ligne en décembre 1914 (Soissonnais).
Victime de dysenterie il est hospitalisé en 1916 et finalement réformé en juin 1917. La même année il fonde l’ARAC
(Association Républicaine des Anciens Combattants) marquée à gauche. Fasciné par la révolution bolchévique d’octobre
1917 il rejoint le Parti Communiste Français en 1923 et milite jusqu’à sa mort en faveur du communisme et de la paix.
Le Feu est rédigé à l’hôpital en 1916 après son évacuation. Il est publié en feuilleton à l’été 1916 dans le quotidien
L’Œuvre et par Flammarion à l’automne 1916. Il obtient la même année le Prix Goncourt (principal prix littéraire français :
les ouvrages récompensés entre 1914 et 1918 portent tous sur l’expérience combattante, en 2013, le prix revient à Au
revoir là-haut de Pierre Lemaître qui retrace le parcours de deux anciens poilus dans la France d’après-guerre). L’ouvrage
est organisé en 24 chapitres, le XXème, donne son nom à l’ensemble : Le Feu.
L’ouvrage est inspiré de son expérience personnelle et décrit le quotidien des poilus. L’ouvrage remporte un grand succès
lors de sa sortie : c’était la première fois que la barbarie et l’atrocité de la guerre étaient dénoncées de la sorte. Henri
Barbusse retranscrit pour l’arrière l’expérience ignorée de la vie quotidienne des soldats sur le front et entend par la
même rendre hommage à ces derniers. Lors de son passage au front Barbusse rédige des Carnets de Guerre qui serviront
de base à la rédaction du roman. Ses descriptions lui valent le surnom de « Zola des tranchées ». Barbusse décrit des
hommes qui subissent la guerre et qui la dénoncent. Barbusse montre que les soldats ne sont pas des héros
contrairement au discours véhiculé par la propagande.
Barbusse a reçu de nombreuses lettres de Poilus le remerciant d’avoir « osé dire » la vérité sur les combats alors que des
critiques de militaires et de la droite lui ont reproché de saper l’esprit de sacrifice et de servir le défaitisme. Barbusse
affirme cependant la nécessité d’une victoire française tout en dénonçant la guerre et les souffrances qui en découlent
pour les combattants et les populations.
Texte intégral : http://www.ebooksgratuits.com/pdf/barbusse_le_feu.pdf
Thématique : Arts, ruptures, continuités