MUSIQUES - Revue Hommes et migrations
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MUSIQUES - Revue Hommes et migrations
N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 130 MUSIQUES MUSIQUES MANU CHAO, VOYAGEUR SOLIDAIRE Au centre de l’actualité de l’été 2001 non seulement comme artiste à succès, mais aussi comme partie prenante du mouvement contre la mondialisation, l’ancien chanteur de la Mano Negra a dû assumer ses responsabilités de personnage public. Il l’a fait avec sincérité, alliant la réflexion à l’expression de ses convictions, comme le montre sa conférence de presse fleuve lors de son passage au festival Nuits atypiques de Langon, en Gironde, le 1er août dernier. par François Bensignor Il est passé par ici, il repassera par là… Comme dans la comptine, Manu Chao est insaisissable. Entre Barcelone, Rio, Tijuana, Gênes ou Uzeste, il arrive et repart tel un souffle. Libre, ouvert, attentif, avide de partager quelques moments de bonheur intense à travers la musique, mais le regard toujours fixé sur l’horizon d’un rêve. Celui d’offrir l’espoir et l’occasion de s’en sortir aux âmes perdues qu’il rencontre dans sa course. Ce n’est pas nouveau. À l’époque de la Mano Negra, on pouvait croiser Manu dans un bistrot, refaire le monde autour d’un verre, puis le perdre de vue pendant des semaines. C’est qu’il était parti sur le terrain pour faire bouger la Caravane des quartiers (cf. H&M, n° 1219). Ou qu’il s’était embarqué dans l’aventure du Cargo 92, en quête de nouveaux horizons sud-américains. En Colombie, la Mano Negra se désagrège au tout début de l’épopée du Train de glace et de feu. Transformé en incroyable cirque musical, un vieux train bringuebalant redonne vie à la ligne désaffectée qui relie Bogota à la côte des Caraïbes(1). Du 15 novembre au 31 décembre 1993, c’est une éprouvante équipée à la rencontre des populations de la Colombie profonde, soumises au chaos imposé par les multiples factions armées et n’aspirant qu’à la paix. Aujourd’hui, le périmètre des voyages de Manu Chao s’est nettement élargi. Le succès remporté par “Clandestino”, son premier album solo, sorti en 1998, a transformé le voyageur solidaire, militant de terrain qu’il a toujours été, en proie des grands médias. Caméras et micros convergent vers lui et ses mots sont colportés, voire parfois déformés sur les ondes de la planète occidentale. Peu après la sortie de son nouvel album, “…Proxima estacion… Esperanza”, Manu Chao s’est lancé dans une intense tournée européenne, de juin à octobre 2001. Nous l’avons retrouvé le 1er août au festival des Nuits atypiques de Langon, en Gironde, où il a fait tanguer plus de 15 000 personnes au cours d’un percutant spectacle de deux heures et demi avec son fabuleux groupe Radio Bemba Sound System. Dans la journée, le festival était ouvert par un forum co-organisé avec Attac (Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens) sur des thèmes touchant à l’OMC (Organisation mondiale du commerce), à l’accélération de la “marchandisation” du monde et au devenir de la planète. Ces problématiques rejoignent les 1)- Lire Ramon Chao, “Un train de glace et de feu, la Mano Negra en Colombie”, Babel, septembre 1995. Question : D’où provient ta conscience politique ? Manu Chao : Elle est venue simplement en voyant ce qui se passe dans le monde, comment il fonctionne. Mon sentiment de base, c’est le dégoût, la rage même. Mais j’ai su canaliser cette rage en quelque chose de positif. Je ne peux pas me résoudre à accepter la façon dont ça fonctionne. Dans mon disque, il y a une phrase en espagnol : “Se résigner est un suicide permanent.” C’est un résumé de ma conscience politique. Le mot “politique” est trop vague. Il ne veut plus rien dire. C’est un mot qui a été dévalorisé et jeté à terre par les professionnels de la politique. Partout dans le monde, il veut dire “corruption”. Il y a une grande responsabilité des politiques dans les problèmes de la démocratie. Ils n’ont pas su assumer leur rôle. Je fais de la musique et si on me demande mon avis sur les choses, je le donne. Quand j’avais 16-18 ans, j’ai décidé d’être musicien, pas d’être politicien, jamais. Mon métier, c’est Entre le Manu Chao alternatif et le personnage public que tu es aujourd’hui, quelle est la constante ? M. C. : En regardant en arrière, entre les vaches maigres et l’abondance, j’ai pratiquement vingt ans de carrière dans la musique. Ça fait vingt ans que j’ai décidé de ne faire que de la musique. En tout cas, une chose est claire à mon niveau : je n’ai jamais fait quelque chose que je ne voulais pas faire. Jamais, ni à l’époque des vaches maigres, ni à l’époque des vaches grasses (ou des vaches folles). J’ai toujours suivi mon instinct, même quand on me disait que la raison était d’aller dans une autre direction. Jusqu’à aujourd’hui, ça m’a réussi. Peut-être que la prochaine fois, j’irai droit dans un mur… D’ailleurs, à certaines époques, je me suis déjà planté, on est souvent allés dans le fossé. Mais convaincus d’y aller. Et on se rend compte que les histoires que l’on n’a pas pu mener au bout nourrissent celles que l’on finit par concrétiser. “Clandestino” est un disque qui s’est nourri de plein d’aventures où on s’est plantés, parce que c’était trop difficile, qu’on ne trouvait pas l’argent, ni les gens, parce qu’on se battait contre des moulins… J’aime bien rêver de choses un peu farfelues, un peu impossibles et après, j’aime les réaliser. Mais essayer de réaliser des rêves te conduit souvent au “gadin”… N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 131 “SE RÉSIGNER EST UN SUICIDE” la musique. Maintenant, si à travers la musique je peux exprimer des choses, j’estime que c’est une responsabilité qu’il faut que j’assume. D’autres ne veulent pas de cette responsabilité, je les respecte tout autant. Je crois qu’un artiste doit être libre de faire ce qu’il veut. MUSIQUES préoccupations du chanteur. L’organisation de ce forum l’avait tout particulièrement incité à se produire à Langon, où il a répondu aux questions de la presse. ✒ N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 132 MUSIQUES À mesure que tu avances dans ta carrière, il semble que tu tiennes de plus en plus à distinguer ton activité citoyenne de ton activité d’artiste… M. C. : L’activité artistique est difficile à concilier avec ce rôle public où je parle devant vingt caméras et où ça passe dans le monde entier. Là, on arrive dans la politique politicienne et c’est difficile à gérer. Le militantisme de terrain est beaucoup plus facile. On fait des choses concrètes, on voit ce qu’on a réussi ou pas avec les gens du terrain. C’est d’ailleurs pour ça qu’on préfère ça. On voit les choses qui changent. Ce ne sont pas de belles paroles devant plein de gens, qui finalement restent dans le vague. Le succès n’empêche pas le militantisme de terrain. Mais c’est plus compliqué quand le militantisme devient plus large. Quand le ministre italien dit dans la presse qu’il veut négocier avec Manu Chao parce qu’il est le représentant du peuple de Seattle, là ça devient beaucoup plus compliqué. Pourquoi faire de moi le représentant pacifiste du peuple de Seattle ? Je ne suis pas cela. Pourquoi me récupérer ? Des membres du gouvernement espagnol se sont aussi servi de mon nom… C’est dangereux. Je n’ai pas envie d’être associé à ça. Je les renvoie tous dos à dos ! Pour moi, il ne suffit plus de dénoncer. Le monde va tellement mal qu’il faut trouver des solutions et vite ! Je n’ai pas la “Avant, je disais que j’étais un citoyen du monde, maintenant, j’essaye d’être un citoyen du présent.” solution. J’improvise. J’essaie de faire bouger les choses comme je pense qu’il faut les faire bouger. Mais, d’une certaine manière, ça ne regarde que moi. TOURNÉE 2001 Pour votre tournée européenne de 2001 avec le Radio Bemba Sound System, vous avez fait une sélection des endroits où vous jouez… M. C. : On essaye. Mais la sélection est assez dure parce qu’on ne tourne que deux mois et demi. C’est la politique du groupe. Le groupe que vous allez voir ce soir va disparaître le 1er octobre. C’est notre manière de lutter contre la routine. On fait une tournée en Europe et on ne peut pas aller partout où on le voudrait. Mais c’est impor- tant pour nous de ne pas s’installer sur la longueur. J’ai besoin de ça pour pouvoir accepter tout ça (il désigne les caméras et les micros braqués sur lui). Le jour où j’en ai marre, j’ai besoin de savoir que la porte de sortie est à portée de la main. Qui as-tu réuni pour t’accompagner sur cette tournée ? M. C. : On est dix-huit, dix musiciens et huit techniciens. Pour ce qui est des musiciens, il y a trois anciens French Lovers, qui étaient avec nous à l’époque du train en Colombie : Gambit, le bassiste, Biroy, l’accordéoniste et Semoul, le road guitare. J’en profite pour rectifier quelque chose. Beaucoup de gens pensent que l’aventure du train en Colombie, c’était la Mano Negra. Ce n’est pas vrai. S’il y a un groupe qui a vécu toute l’aventure de ce train en Colombie, ce sont les French Lovers. La Mano en tant que groupe n’a passé que trois jours sur ce train. D’autres membres de la Mano, dont moi, sont restés à titre personnel pendant trois mois en Colombie, après un an de préparation de cette aventure. De la première mouture de Radio Bemba qui s’était montée à Madrid en 1995, il y a David, à l’époque guitariste, à présent batteur et, au trom- VOYAGES Quelle est la part du voyage dans ta création ? N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 133 M. C. : C’est une source d’inspiration inépuisable. Voyager est la plus belle école de vie. C’est une chance incroyable. C’est un luxe. Énormément de gens dans le monde ne peuvent pas voyager, pour des raisons économiques ou de papiers, parce que les frontières sont de plus en plus hermétiques. Je suis conscient de ma chance d’avoir droit au voyage. En circulant en Amérique du Sud, je me suis aperçu que les plus fabuleux artistes qu’on y rencontre ne sont pas ceux qui passent à la télé. J’en ai rencontré dans des bars, dans la rue, partout… Et je ne parle pas de l’Afrique, où c’est encore plus vrai. As-tu jamais eu des problèmes aux frontières pour passer d’un pays à un autre ? M. C. : J’ai croisé beaucoup de gens qui ont ce genre de problèmes… Mais la seule fron- tière qui est sincèrement insupportable, c’est celle des États-Unis. Il y a peu de choses que je déteste plus que les douaniers américains. Y a-t-il un pays où les relations humaines t’ont particulièrement apporté et ont enrichi ta musique ? M. C. : Pour ça, n’importe quel pays est bon. Partout on peut rechercher la relation humaine, que ce soit en Finlande ou au Brésil. C’est ce qui m’occupe de plus en plus. Il y a deux ou trois ans, à l’époque de “Clandestino”, je disais que j’étais un “citoyen du monde”. Maintenant, j’essaye d’être un citoyen du présent. C’est-à-dire de me sentir bien et d’avoir de bons contacts avec les gens là où je me trouve, sans me dire que je serais mieux ici ou là. Pourquoi avoir choisi de t’installer à Barcelone ? Est-ce MUSIQUES bone, Gianni, un Vénézuélien de Caracas qui faisait la manche à Barcelone, où beaucoup de musiciens d’Amérique latine viennent chercher fortune. Làbas, la situation est de plus en plus difficile pour les musiciens, notamment au Venezuela et en Argentine. Chaque semaine à Barcelone, on rencontre un nouveau groupe argentin disant ne plus pouvoir vivre là-bas. À la trompette, il y a Roy, un Sicilien qui a participé au dernier disque. Nous partageons une grande amitié depuis longtemps. C’est un fabuleux musicien et c’est un honneur qu’il soit avec nous. Julio, le clavier, est moitié catalan, moitié chilien. Chuco, le sonorisateur, est de Madrid, c’est notre sage. Bouchon, notre tour manager, était un des piliers du train en Colombie et du Cargo 92, quelqu’un en qui j’ai une confiance absolue. Majid, le guitariste, est de Mantes-La-Jolie, je l’ai rencontré sur la Caravane des quartiers. Gérald, le percussionniste, le petit nouveau de l’équipe, est de Barcelone. Et BG, toaster et super chanteur, est de Guinée-Conakry. On l’a rencontré très dernièrement. Il a voyagé un peu partout, dernièrement il a pas mal chanté avec Assassin. ✒ N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 134 MUSIQUES une manière de mieux gérer ton immense succès médiatique ? M. C. : Non, c’est une manière de m’éloigner de l’hiver. C’est un luxe que je veux me payer. Je n’ai plus envie d’hiver. Je veux le soleil. J’ai habité presque vingt-cinq ans à Paris et j’estime que j’ai eu ma dose d’hiver pour toute ma vie. Quand tu es allé en Galice, était-ce pour retrouver tes sources ? M. C. : Dans le fond, je m’en fous de mes sources… Ce que je trouve merveilleux, c’est que la Galice et le Pays basque, d’où viennent les deux branches de ma famille, sont des pays qui me fascinent et que j’adore. Mais je ne suis pas allé là-bas en me disant qu’il fallait que je cherche mes racines. J’y prends de grandes leçons de vie. Et je suis fier d’y avoir mes racines. Mais je suis aussi fier que mes amis de Rio me disent : “Ici, tu es chez toi.” Même chose à Mexico ou à Tijuana… Quand ça fait un bout de temps qu’on vit ensemble et qu’on me dit : “Voilà, c’est ta maison”, à par- tir de ce moment-là, ce sont aussi mes racines. ALBUMS Quand tu fais un disque, tu prends tout ça en compte ? M. C. : Non. Quand je fais un disque, je fais de la musique. J’évite que ma musique soit quelque chose de pensé. Je crois à l’instinct, à ce qui sort comme ça (il claque des doigts). Si je commençais à réfléchir à ce que je vais enregistrer ou à ce que je vais dire, déjà je fausserais les choses. J’aime travailler avec l’instinct, avec le moment. Si le moment me plaît et me sert à canaliser ma rage, c’est déjà bien pour moi. Après, savoir si ça passe et si ça convient à d’autres, c’est quelque chose qui ne dépend plus de moi. Je fais de la musique pour canaliser ma rage, le dégoût que j’ai de ce monde, de son fonctionnement. C’est ma manière d’être positif. Dans “Esperanza”, tu as repris des thèmes qui étaient déjà dans “Clandestino”, pourquoi, alors que tu dis que tu as plein d’autres chansons en réserve ? DISCOGRAPHIE • “Clandestino, esperando la ultima ola…” (Virgin, 1998) • “… Proxima estacion… Esperanza” (Virgin, 2001) M. C. : Pour Homens, par exemple, la chanson que chante Valeria sur “Esperanza”, c’est parce que je n’avais que ça sous la main. Cette chanson a été enregistrée le même jour que Bongo Bong (sur “Clandestino”). J’étais en train d’enregistrer sur mon petit huit-pistes à Rio et je n’avais que cette chanson dans la machine. Valeria répétait à côté avec son groupe de rap. Mais leur musique ne fonctionnait pas. Je lui ai dit d’essayer avec la mienne. Elle a chanté : une prise et c’était là, frais… J’adore ça ! J’étais en train d’enregistrer une chanson et c’est une autre qui est arrivée. Après, quand on a voulu reprend cette chanson pour “Esperanza”, on s’est posé la question : ce n’est peut-être pas bien de reprendre la même musique. On a fait une autre version. Mais en comparant les deux, la deuxième paraissait beaucoup trop cérébrale. À l’époque de “Clandestino”, on s’est fait un petit vertige : faire un disque entier qui tournerait sur la même boucle. On n’a pas osé le faire. En fait, il y en a deux. Il y en a deux autres pour “Esperanza”. Et on en a encore deux qu’on n’a pas encore osé sortir. Un jour, j’aimerais bien sortir un disque en mettant bout à bout les six ou sept chansons qu’on a faites avec la même musique. ❈