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Ceuta et Melilla : histoire, representations, devenir
© Thèse de Y. ZURLO, Université Toulouse Le Mirail, 2002
Entre société coloniale et société démocratique :
Les aléas de la transition à Ceuta et à Melilla (1975-1987)
Au moment où se déroule en Espagne ce que l'on a appelé la Transition
Démocratique, entre la mort du général Franco (novembre 1975) et l'adoption de la
nouvelle Constitution espagnole (1978), les deux villes espagnoles de Ceuta et de
Melilla, situées sur la côte méditerranéenne du Maroc, ne profitent que fort peu du
nouvel élan donné à la vie politique espagnole. En effet ces deux villes, très
étroitement liées au monde militaire en général et plus particulièrement aux militaires
africanistas1 qui ont pris une part active au soulèvement franquiste de 1936,
semblent atteintes d'une sorte de torpeur qui les laisse à l'écart des espoirs de liberté
qui traversent alors la société espagnole dans son ensemble.
Pour une bonne compréhension de la situation des deux villes, il convient de
préciser, qu'en 1975, c'est toujours un militaire qui occupe le poste de Gouverneur
Général des Plazas de Soberanía comme on a alors coutume de nommer Ceuta et
Melilla ; le lieutenant général en chef de l'armée du Nord de l'Afrique cumule
également la charge de Gobernador Civil ainsi que toutes les autres charges que lui
confie l'Administration de l'Etat. Cette prédominance militaire ne cessera qu'en
19802.
Dans ces conditions, il n'est donc pas étonnant de constater que ce n'est
qu'en 1979 que seront constituées les premières municipalités démocratiquement
élues à Ceuta et à Melilla, soit un an après l'adoption de la Constitution espagnole.
L'historien ceutí José Antonio Alarcón Caballero, faisant référence à cet épisode
dans un de ses ouvrages, précise que c'est d'ailleurs à l'occasion de l'installation de
la nouvelle municipalité de Ceuta que sera décroché le portrait de Franco qui trônait
encore dans la salle du Conseil Municipal3.
1
On appelle africanista les militaires espagnols qui, à l'instar du général Franco, commencèrent leur
carrière, souvent brillante, au Maroc au cours des guerres coloniales du début du siècle et
s'affirmèrent ensuite comme partisans du maintien de la présence coloniale espagnole en Afrique.
2
LABATUT, Bernard, "Ceuta et Melilla : tensions sur la société et sur la politique de défense
espagnole", Studia Diplomatica, 1985, vol. 38, fasc. 4, p. 410.
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ALARCÓN CABALLERO, José Antonio, Comisiones Obreras de Ceuta, 20 años de historia (19771997), p. 287.
1
Ceuta et Melilla : histoire, representations, devenir
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Illustration de ce lien particulier des deux villes avec le pouvoir franquiste,
plusieurs années après la disparition du Caudillo et le retour à la démocratie, les
symboles franquistes n'ont toujours pas disparu des places et des lieux importants
de Ceuta et de Melilla et les noms de rues font encore souvent référence aux grands
noms de la "Croisade" : Franco, Millán Astray et autres généraux. Ainsi le quotidien
El País du 19 février 2001, qui dénombrait à Melilla 56 noms de rues en l'honneur de
militaires franquistes, se faisait-il l'écho de l'indignation d'un groupe d'habitants de
Melilla qui demandait au Ministère de la Défense, le retrait de tous les symboles en
lien avec la dictature. Devant l'échec de la requête, un "Groupe de Graffiti
Antifranquistes", comme il se nomme lui-même, recouvrait de peinture violette les
statues et autres monuments en hommage au franquisme4.
Ce fait divers illustre, si besoin est, la persistance des nostalgies franquistes
dans les deux villes espagnoles et l'on peut légitimement se demander pourquoi une
telle résistance aux "temps nouveaux" démocratiques s'est "cristallisée" dans ces
deux villes.
L'éloignement de la Péninsule, ainsi que le maintien en poste de nombreux
militaires franquistes dans les deux villes peuvent en partie expliquer le retard de
Ceuta et de Melilla dans le processus d'ouverture à la démocratie qui a caractérisé
l'Espagne d'après 1975. José Antonio Alarcón, historien ceutí auquel nous avons
déjà fait référence, pense, quant à lui, que cette empreinte laissée par le franquisme
sur sa ville peut s'expliquer par la féroce répression qui s'est abattue sur tous les
militants de gauche au lendemain du coup d'état du 18 juillet 1936 et qui a fait que la
gauche a pratiquement disparu de Ceuta à ce moment-là. Tout cela tend à prouver
que l'image franquiste de Ceuta et de Melilla ne reflète pas leur réalité sociale mais
que les résistances à la démocratie y ont été plus fortes qu'ailleurs5.
Ainsi pouvons-nous dire qu'au début des années 1980, les deux villes
espagnoles
sont
restées
relativement
à
l'écart
du
vaste
mouvement
de
démocratisation qui souffle alors sur la société espagnole.
Pourtant si Ceuta et Melilla adoptent à cette date les nouvelles normes
démocratiques en vigueur dans la vie politique espagnole, force est de constater que
4
ZURLO, Yves, Ceuta et Melilla : histoire, représentations, devenir, Thèse de doctorat, Université de
Toulouse II, 2002, p. 287.
5
Entrevue accordée à l'auteur par l'historien, le 26 juin 2001 à Ceuta.
2
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les sociétés ceutí et melillense restent encore relativement figées selon un schéma
que l'on pourrait qualifier de "colonial". Comme nous l'avons souligné, la
prédominance de l'élément militaire dans la vie des deux villes ainsi que leur histoire
étroitement liée à la période coloniale, sont sûrement les principales explications à
cette
situation.
Cette
permanence
d'une
société
de
type
colonial
sera
particulièrement visible dans la place réservée à la population musulmane et c'est ce
dernier point que nous allons aborder maintenant pour illustrer les "retards" de la
Transition démocratique à Ceuta et à Melilla.
Après l'Indépendance du Maroc, en 1956, la population musulmane, en
provenance de l'arrière-pays marocain, s'accroît dans les deux villes. À la recherche
de meilleures conditions de vie, une population pauvre du Rif ou de la région de
Tétouan s'installe d'abord provisoirement puis définitivement, dans les enclaves
espagnoles. Cette immigration se réalise de façon anarchique, non contrôlée, à
travers une frontière poreuse.
Il convient de rappeler néanmoins que ces immigrés plus ou moins
clandestins avaient été précédés par les anciens militaires musulmans qui avaient
rallié les troupes franquistes lors de la Guerre Civile espagnole et avaient ainsi
obtenu, avec la nationalité espagnole, le droit de s'installer sur le territoire des Plazas
de Soberanía après la victoire franquiste.
Devant l'afflux de population qui suit l'Indépendance du Maroc, les autorités
espagnoles sont obligées de trouver une parade administrative et le Gouverneur
général des Plazas de Soberanía crée, le 10 avril 1958, la tarjeta de estadística, pour
établir un contrôle minimum sur cette population établie à Ceuta et à Melilla. Cette
"Carte de Statistiques", simple moyen de contrôle accepté par les deux pays, ne
donne aucun droit à son possesseur, ni pour l'installation de sa résidence légale à
Ceuta ou à Melilla, ni pour pouvoir se rendre sur la Péninsule. Les possesseurs de
cette carte ne peuvent pas, non plus, louer une maison ni exercer une activité
économique dans les deux villes. On compte alors, à la création de ce document en
1958, 7 226 musulmans officiellement recensés à Ceuta et 4 967 à Melilla.
Une génération plus tard, en 1985, cette population musulmane est toujours
là ; elle s'est même accrue mais son statut ne s'est pas amélioré. Tout en vivant sur
le sol espagnol, souvent même en y étant née, elle reste sans papiers officiels
espagnols et parfois même sans documents marocains.
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Son sort est cependant enviable aux yeux de tous ces Marocains qui
s'installent illégalement jusqu'au début des années 80, dans les zones périphériques
des territoires espagnols. Ces immigrés plus récents constituent véritablement une
population d'apatrides, sans aucun statut officiel ni parfois aucun document de
nationalité.
D'après le recensement de 1981, 6 256 habitants de Ceuta sont nés à
l'étranger (soit 9,6 % de la population), alors qu'à Melilla ils sont 6 433 dans le même
cas (soit 12 % de la population). Mieux encore : à Melilla, cette même année 1981,
2 500 musulmans seulement possèdent le DNI (carte d'identité espagnole) et 6 500
ont la tarjeta de estadística sur une population musulmane évaluée à environ 17 000
ou 18 0006. La différence, soit environ 8 000 ou 9 000 personnes, se trouve en
situation irrégulière et, en tous cas, n'existe pas pour l'administration espagnole.
A l'exception de la minorité qui possède le DNI, la population musulmane de
Ceuta et de Melilla est véritablement "invisible" et n'a pas d'existence légale.
Néanmoins, il convient de souligner que ce groupe de population fournit à la
population "chrétienne"7 de Ceuta et de Melilla, une main-d'œuvre bon marché, sans
aucune protection sociale ni aucun droit, ceci expliquant aisément la persistance de
cette situation "coloniale" jusqu'au milieu des années 80, soit près de 30 ans après
l'Indépendance du Maroc.
Cette situation injuste reste pratiquement méconnue en Espagne jusqu'en
1985 et ce n'est que l'année suivante qu'est engagée la première étude statistique
pour connaître la réalité de ce groupe de population. Au cours de ces années-là, une
société encore organisée selon des schémas coloniaux, va laisser la place à une
société véritablement démocratique.
Ceuta et Melilla auront donc attendu une décennie après la mort du Caudillo
pour se mettre à l'heure d'une véritable démocratie mais encore aura-t-il fallu
transgresser bien des règles de l'ancienne société coloniale.
En 1985, à la veille de son adhésion à la CEE, devenue depuis Union
Européenne, l'Espagne entreprend d'ajuster certaines de ses lois aux exigences
6
GARCIA FLOREZ, Dionisio, Ceuta y Melilla, cuestion de estado, Ceuta-Melilla, 1999, p. 213.
On a coutûme, à Ceuta et Melilla, de nommer ainsi les Espagnols d'origine péninsulaire pour les
distinguer des "musulmans" d'origine marocaine, mais cette distinction est essentiellement ethnicoculturelle et non strictement religieuse. Voir PLANET, Ana, Ceuta y Melilla, espacios-frontera hispanomarroquies, Ceuta- Melilla, 1999, p. 23.
7
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communautaires. C'est dans ce but qu'est promulguée en tant que Loi Organique le
1er juillet 1985, la Loi sur les Droits des Etrangers, bien connue en Espagne sous le
nom de Ley de Extranjería.
Cette loi qui accorde certaines facilités pour les ressortissants de pays ayant
eu des liens historiques et culturels avec l'Espagne –c'est le cas pour les pays
d'Amérique Latine, la Guinée Equatoriale, les Philippines, Andorre ou le Portugal- ne
fait aucune allusion aux musulmans, Marocains ou sans-papiers de l'ancien
Protectorat et du Sahara Occidental, ou bien Marocains installés parfois depuis
plusieurs décennies à Ceuta et à Melilla. Elle les considère comme des étrangers
qui, pour régulariser leur situation, doivent quitter le territoire espagnol ou accepter
une "Carte d'étranger" dans le cas où ils pourraient prouver leur installation
ancienne.
L'ignorance de l'existence de ce groupe de population est assez étonnante de
la part du Gouvernement socialiste de l'époque. En effet, même si elle est la plupart
du temps ignorée par l'opinion publique espagnole, cette situation a été révélée
quelque temps auparavant par le quotidien madrilène El País dans un article intitulé
"La amenaza de la cuenta atrás"8, soit quelque cinq mois avant la promulgation de la
loi en question. Les dirigeants politiques ne pouvaient donc ignorer la situation
décrite en ces termes par le quotidien :
[…] La propia delegación del Gobierno en la ciudad reconoce que en Melilla
viven alrededor de 20 000 musulmanes –los llaman marroquíes aunque
muchos no lo son, o directamente moros- de los que 2 500 o 3 000 no tienen
ninguna documentación ni están censados en lugar alguno.
Sólo unos 4 000 musulmanes de Melilla tienen documento nacional de
identidad español […]. Entre 6 500 y 7 000 sólo tienen, aunque hayan nacido
en Melilla, la llamada tarjeta de estadística que sólo sirve como documento
identificador pero no da derecho a la nacionalidad ni al seguro de empleo.
Pourtant c'est bien cette loi –considérée comme injuste par les musulmans
des deux villes- qui va provoquer à Ceuta et à Melilla une période d'affrontements
dont le Gouvernement de l'époque se serait bien passé. Au moment de son entrée
en vigueur, la Ley de Extranjería aurait été applicable à 83,5 % de la population
8
El País, 17 février 1985.
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musulmane de Ceuta et à 82,5 % de celle de Melilla ; ainsi comprend-on mieux les
réactions des musulmans des deux villes contre cette loi.
La première véritable réaction qui va entraîner la prise de conscience des
musulmans et marquer l'opinion publique espagnole se concrétise par la publication
dans El País d'un article intitulé "Legalizar Melilla"9. Il est dû à la plume d'un jeune
économiste, natif de Melilla et membre du PSOE, Aomar Mohammedi Duddú, qui va
alors s'attirer les foudres de son parti –dont il sera rapidement exclu- et, au-delà, de
l'opinion publique espagnole.
Son article constitue, en effet aux yeux de l'opinion publique, une véritable
transgression de l'ordre établi dans la mesure où il dénonce les injustices sociales,
vestiges du colonialisme espagnol à Ceuta et à Melilla. Arrêtons-nous donc un
instant sur cet article qui mérite notre attention car il représente l'acte de naissance
de la prise de conscience des musulmans de Melilla (et de Ceuta par conséquent).
C'est cette prise de conscience qui amènera, au cours des mois suivants,
l'émergence politique de ce groupe de population et modifiera en profondeur la
réalité sociale et politique des sociétés ceutí et melillense.
Ante todo, quiero decir a los lectores que el simple hecho de trasladar a un
medio escrito opiniones enfrentadas o discrepantes con las tesis oficialistas
sobre Melilla, ya supone un riesgo de descalificación. La tesis oficialista […]
podría enunciarse así : Melilla es una bella ciudad española , de hondas
raíces militares y funcionariales, bastante mal comunicada con la Península
por su lejanía y por el olvido de los sucesivos Gobiernos de la nación,
habitada por unos 55 000 españoles y varios miles de musulmanes, basada
en el comercio tolerante de su puerto franco, modelo de integración de etnias
y culturas, amenazada por los esporádicos rigores del control aduanero y,
sobre todo, por la llamada Marcha de la Tortuga10 […]
9
El País, 11 mai 1985.
L'expression "Marcha de la Tortuga", en référence à la "Marche Verte" organisée par Hassan II au
moment de la décolonisation du Sahara Occidental en 1975, fait allusion à la lente "invasion" de
Melilla par la population musulmane en provenance de l'arrière-pays marocain.
10
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Ceuta et Melilla : histoire, representations, devenir
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Comme on peut le remarquer, l'auteur de l'article annonce clairement son
intention de "bousculer" l'image officielle de la ville pour mettre à nu la réalité sociale
de la ville. Il la caractérise en ces termes :
[…] en Melilla, junto a los 50 000 españoles de origen coexisten 6 000 o 7 000
españoles de origen musulmán y más de 20 000 indocumentados, esto es, sin
DNI ni pasaporte marroquí. En este contingente de indocumentados incluyo a
los poseedores de un cartón llamado "tarjeta de estadística", que, como su
nombre indica, sirve para llevar un registro de personas, de modo semejante
a como se registran libros en una biblioteca o animales en las oficinas de
Sanidad. A nadie se le escapan las consecuencias sociales y humanas de
esta situación. Los más de 20 000 indocumentados afincados en Melilla,
fuertemente disminuidos en sus derechos, constituyen un reservorio de mano
de obra barata y, en muchas ocasiones, manifiestamente explotada. […] en
estas condiciones, hablar de integración musulmana es puro sarcasmo. A no
ser que se considere como prueba de ella, el carácter musulmán de la
práctica totalidad de las mal pagadas empleadas de hogar melillenses.[…] La
integración no se produce ni siquiera en el ámbito urbanístico : los barrios de
concentración musulman son acusadamente periféricos y, como era de
esperar, clandestinos e insalubres.
L'auteur de l'article poursuit sa tentative de démystification de l'image officielle
de la ville de Melilla dans laquelle il ne voit qu'une justification d'un ordre social
directement issu de l'époque coloniale espagnole :
Para quienes defienden la concepción tradicional de Melilla, los musulmanes
deben quedarse a vivir en ella (los necesitan como clientes y subempleados),
pero nunca en igualdad de derechos (para ello se les niega la documentación
española). Las argumentaciones para justificar este despropósito son
abundantes e incluyen, en proporción variable, el ultraespañolismo, el
paternalismo, el orden público y el racismo puro y duro.
Aomar Mohammedi Duddú conclue son article en proposant une série de
mesures destinées à faire véritablement de Melilla une ville espagnole normale, régie
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par les lois qui sont appliquées dans le reste de l'Espagne ; en un mot, il s'agit, pour
lui, de Légaliser Melilla comme le proclamait le titre de son article.
Cet article n'est sûrement pas le seul à dénoncer alors les discriminations dont
est victime la population musulmane des deux villes espagnoles11, mais ce qui en fait
un article à part, c'est que la dénonciation qui en constitue l'essentiel, émane d'un
musulman de Melilla qui connaît de près la réalité sociale de la ville. Il peut donc être
reçu par les lecteurs du quotidien madrilène comme le témoignage et l'analyse d'un
acteur direct. À partir de là, Aomar Mohammedi Duddú va devenir le véritable leader
des musulmans de Melilla, celui qui, en quelque sorte, a su réveiller les consciences
des melillenses musulmans. Son leadership sera cependant de courte durée… car
nul n'est prophète en son pays.
Sans trop entrer dans les détails des deux années suivantes (1985-1987),
nous voudrions revenir sur quelques-uns des événements qui marquent l'émergence
politique des musulmans de Ceuta et de Melilla.
Dès le 23 novembre 1985 a lieu à Melilla la plus importante manifestation de
musulmans –environ 4 000 personnes- contre l'application de la Ley de Extranjería,
manifestation qui sera suivie d'un communiqué commun du collectif musulman de
Melilla et de Ceuta contre la fameuse loi.
La tension entre les différents groupes de population melillense devient
évidente dès le 6 décembre quand a lieu, en réponse à cette première protestation,
une manifestation "chrétienne" en faveur de la Ley de extranjería. En fait, cette
seconde démonstration populaire qui rassemble près de 40 000 personnes à l'appel
de tous les partis politiques et les syndicats de Melilla –à l'exception des Comisiones
Obreras- se transforme vite en acte d'affirmation de la españolidad des deux villes
qui, aux yeux de certains, serait en danger à cause du processus de naturalisation
des musulmans.
Pour faire face à la montée de la tension –tension que l'on perçoit à travers les
diverses actions, grèves de la faim, opérations "rideaux baissés" des commerçants
musulmans auxquelles répond, à chaque fois, une nouvelle étape dans la
répression- le Gouvernement de Madrid propose la création d'une Commission
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Mixte, dans le but de trouver une solution au problème de la pleine intégration des
musulmans des deux villes. C'est lors d'une des premières réunions de cette
Commission Mixte qu'est décidée l'organisation du premier recensement de la
population musulmane en 198612.
À partir de là, le Gouvernement espagnol s'engage dans deux directions
complémentaires pour répondre aux demandes de la population musulmane.
D'abord il va essayer de pallier les infrastructures défaillantes des quartiers
musulmans des deux villes par un plan d'investissements. Puis il s'engage dans une
politique de naturalisation des musulmans qui peuvent prouver leur "enracinement"
(arraigo) dans les deux villes. Mais, encore en avril 1986, une manifestation de
musulmans dénonce la lenteur de ces naturalisations et, au mois de juin de la même
année, ne pouvant participer aux élections locales, Duddú organise des élections
"parallèles" qui sont présentées comme un rejet musulman de la politique de
naturalisations du Gouvernement.
Enfin, toujours à la recherche d'une solution pour calmer les esprits et sortir de
la spirale de la violence, le Gouvernement nomme en septembre Aomar Mohammedi
Duddú, conseiller auprès du Ministère de l'Intérieur pour les relations avec les
musulmans. Mais cette nomination ne calme pas pour autant les esprits et Duddú luimême radicalise son discours au cours des mois de novembre et décembre 1986
allant même jusqu'à déclarer que "la bandera de Marruecos ondeará en el suelo
melillense".
Enfin, en décembre, il démissionne de son
poste de conseiller et se réfugie au Maroc après
avoir
fait
l'objet,
comme
d'autres
dirigeants
musulmans, d'un mandat d'arrêt.
Au
cours
de
cette
courte
période,
le
personnage politique qu'il est devenu sera en butte à
de nombreuses critiques et attaques personnelles
comme le démontre cette caricature recueillie par
Eloy Martin Corrales dans un ouvrage récent13.
11
On peut citer, à titre d'exemple, l'article du député PSOE Pablo Castellano publié dans El País du
11 juillet 1984 ou, toujours dans El País du 26 mai 1985, un article intitulé "Racismo español".
12
Estudio estadístico de las comunidades musulmanas de Ceuta y Melilla, INE, 1987.
13
MARTÍN CORRALES, Eloy, La imagen del magrebí en España, Barcelona, Edicions Bellaterra,
2002, p. 219.
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Ceuta et Melilla : histoire, representations, devenir
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À cette date, la communauté musulmane de Melilla va prendre ses distances
avec Duddú et poursuivre ses propres revendications : le leader musulman réfugié
au Maroc -il occupe un poste de fonctionnaire à Rabat- n'apparaîtra plus sur le
devant de la scène politique melillense et, petit à petit, la population musulmane de
Melilla va l'oublier.
La ville de Melilla va encore connaître quelques soubresauts en ce début de
1987 –en particulier avec la mort d'un jeune musulman au cours d'une manifestationmais, après le retour à Melilla de 26 militants musulmans arrêtés pour sédition et
emprisonnés à Almería, s'achève l'étape de la lutte des musulmans pour la
reconnaissance de leurs droits et commence celle de l'accès massif aux
naturalisations comme le montre le tableau suivant :
Nombre de naturalisations effectuées à Ceuta et à Melilla à partir de 1986
1986
1987
1988
1989
1990
Ceuta
762
1 674
1 231
1 432
1 243
Melilla
832
3 090
1 890
560
170
Source : GARCÍA FLOREZ, Dionisio, Ceuta y Melilla, cuestión de estado, Ceuta-Melilla, 1999, p. 221.
Ainsi, même si aujourd'hui l'on peut dire que Aomar Mohammedi Duddú a
complètement disparu de la vie politique de Melilla, il restera sans doute dans
l'histoire de la ville comme celui qui, transgressant un ordre social qui semblait
immuable, a permis à la société melillense d'effectuer une transition, sinon en
douceur du moins en profondeur, vers une véritable démocratie pour tous ses
habitants.
En ce sens son article de 1985 reste, sans nul doute, exemplaire et l'on peut
facilement mesurer le chemin parcouru, au cours de ces dernières années, vers
l'intégration de la population musulmane de Melilla en rappelant qu'en 1999, la ville a
élu à sa tête –pour peu de temps, il est vrai- son premier Alcalde-presidente
musulman, en la personne de Mustafa Aberchán.
10

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