Une chronique du mensuel Intramuros par Sarah Authesserre

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Une chronique du mensuel Intramuros par Sarah Authesserre
Une chronique du mensuel Intramuros par Sarah Authesserre
14.06.2014
Le jeune collectif Les Bâtards Dorés livrait en mai
dernier à Toulouse une version touchante et
déjantée de "l’Idiot" de Dostoïevski, au Théâtre du
Pavé. On en «prince» pour eux !
photo © Katty Castellat - http://katty.c.free.fr
Ils sont cinq : quatre garçons et une fille. Leur
moyenne d’âge est de 25 ans. À Toulouse, on a
déjà eu l’occasion d’en voir certains, d’en observer
«grandir» d’autres chez les metteurs en scène
Sébastien Bournac ou Francis Azéma... Les
Bâtards Dorés – nom de leur collectif d’acteurs
créé en 2013 – ont quelque chose de différent de
ces jeunes collectifs qui fleurissent en ce moment :
au delà de la forme débridée, bruyante et excessive
de leur théâtre, ils sont incontestablement
touchants. Leur théâtre ne prétend rien, ne
démontre rien. Pourtant, il est total, habité d’une
audace et d’une présence enragées. Là où leurs
aînés désabusés ressassent avec cynisme le dégoût
d’une société qui tourne à vide, eux en appellent au
vivant, à l’espoir. Ils créent un théâtre où le rêve
d’utopie le dispute au désarroi le plus profond.
Ainsi, ils ont choisi de s’emparer de "l’Idiot" de
Dostoïevski pour se raconter, raconter leur
jeunesse, donnant naissance à "Princes", une pièce
à l’écriture et à la mise en scène communes. De ce
roman russe foisonnant aux multiples personnages,
ils ont extrait cinq figures aux caractères différents
mais qui, à l’image d’Hippolyte condamné par sa
maladie, représentent leur urgence à vivre, à
s’aimer, à communier. C’est d’ailleurs Hippolyte
qui, en guise de prologue, donne le ton de leur
spectacle insolent et intelligent. Vêtu d’un costume
noir, dont la veste ouverte laisse apparaître un
torse nu imberbe, le cheveu long mangeant le
visage, Hippolyte a des attitudes de rock star
dépressive. Façon «one-man show», il enchaîne
des blagues graveleuses, d’une voix monocorde à
peine audible, instaurant un trouble et des rires
nerveux dans l’assemblée des spectateurs. Puis,
muni d’un porte-voix, surgit Lebedev, ici en
organisateur de soirées tonitruant et énergique. Il
entraîne un public un peu ébahi vers une fête avec
cotillons et vodka, organisée en l’honneur… du
prince Mychkine, de retour de Suisse. Âme pure
ou imbécile heureux, purgé pendant son séjour en
sanatorium de la douleur du meurtre de Nastassia
Filippovna, celui-ci est à présent fan du tennisman
Roger Federer !
Les autres personnages feront alors leur apparition
entre les rangées de fauteuils, s’interpelleront ou se
poursuivront entre les allées. Ils investissent tous
les espaces du théâtre, du plateau jusqu’au dernier
rang, avec une présence scénique démentielle. Les
Bâtard Dorés ont choisi de faire débuter leur pièce
après le meurtre de Nastassia. Une Nastassia que
l’on fait revenir d’entre les morts – via une scène
grand-guignolesque – pour nous rendre témoins
de son histoire passionnelle avec «l’immaculé»
Mychkine désireux de sauver son âme, et avec son
rival Rogojine, être charnel et violent à force de
soif de valeurs, dont elle est devenue l’épouse. Un
triangle amoureux, dans lequel s’affrontent leurs
conceptions de l’amour, donne lieu à l’une des
scènes les plus intenses du spectacle, transfigurant
les comédiens, en état de grâce.
Le théâtre des Bâtards Dorés ressemble à leurs
personnages : impétueux, impertinent, sauvage. Il a
la fraîcheur et la liberté de sales gosses qui n’ont
pas oublié de réfléchir à la manière de faire du
théâtre : une matière vivante qui prend chair sur le
plateau. Bon sang, il y a du jeu, de l’acteur et du
bon ! Leur "Princes" est un numéro de haute
voltige : le spectateur est ici sans cesse sur le fil du
rasoir entre la saturation que provoque ce théâtre
sous acide, dans lequel le public se trouve luimême embarqué, et l’émotion d’un propos
empoigné par une génération en résistance contre
une société moribonde. Le spectacle se fermera
avec celui qui l’avait ouvert, Hippolyte, dont
l’ultime blague ne prête ni à rire ni même à sourire
mais soulève un cri déchirant, un appel à la vie. Il
était une fois des princes énervants par tant de
beauté et de talent…