la deuxième vie d`hippolyte bontampis
Transcription
la deuxième vie d`hippolyte bontampis
Isabella Marques LA DEUXIÈME VIE D’HIPPOLYTE BONTAMPIS Mon Petit Éditeur Retrouvez notre catalogue sur le site de Mon Petit Éditeur : http://www.monpetitediteur.com Ce texte publié par Mon Petit Éditeur est protégé par les lois et traités internationaux relatifs aux droits d’auteur. Son impression sur papier est strictement réservée à l’acquéreur et limitée à son usage personnel. Toute autre reproduction ou copie, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon et serait passible des sanctions prévues par les textes susvisés et notamment le Code français de la propriété intellectuelle et les conventions internationales en vigueur sur la protection des droits d’auteur. Mon Petit Éditeur 14, rue des Volontaires 75015 PARIS – France IDDN.FR.010.0116938.000.R.P.2011.030.31500 Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication par Mon Petit Éditeur en 2011 À Sara, ma fille, la lumière de ma vie. À Trézène, un dément répudie mes faveurs Et refuse l’hymen : il insulte Cypris ! Hippolyte est son nom, c’est le fils de Thésée ; Il est le nourrisson du vertueux Pitthée Et n’aime que la sœur de Phébos, Artémis. Maudite Aphrodite ! Hippolyte, Euripide, vers 1-57 1. Le matin de sa mort, Hippolyte Bontampis s’était réveillé à six heures cinq, dix minutes avant l’heure habituelle. L’ascenseur de l’immeuble était en panne depuis deux jours, et il lui fallait compter le temps supplémentaire pour descendre à pied les huit étages. Il avait enfilé sa robe de chambre marron et ses pantoufles bleues, refait son lit en tirant les draps et la couverture, d’un geste lent et appliqué, remis son oreiller en place au centre, puis s’était rendu aux toilettes où il s’était soulagé de son besoin matinal. Après un court passage à la salle de bain pour se laver les mains et replacer méthodiquement ses quelques cheveux sur son crâne dégarni, il s’était dirigé d’un pas lourd vers sa cuisine. Il avait mis la cafetière en marche, pris sur l’égouttoir sa tasse et sa cuillère, posé l’ensemble sur la toile cirée à fleurs et installé son poste de radio. Il avait ainsi déjeuné en écoutant distraitement les informations. À l’annonce de la météo du jour, il avait augmenté le volume en s’inclinant vers le haut-parleur du poste. La voix nasillarde du présentateur n’avait rien prédit de bon : pluie, vent et température basse sur l’ensemble de la région parisienne. Hippolyte Bontampis s’était toutefois senti rassuré, il pourrait choisir la tenue appropriée et penser à prendre son parapluie. Une fois son café terminé, il avait reposé la tasse et la cuillère sur l’égouttoir, replacé le poste de radio sur l’étagère, jeté le filtre à café usagé dans le videordures, passé un coup d’éponge sur la toile cirée à fleurs et, du même pas lourd, avait rejoint sa chambre pour s’habiller. Lorsque la sonnette de la porte avait retenti, Hippolyte Bontampis 9 LA DEUXIÈME VIE D’HIPPOLYTE BONTAMPIS en était à son troisième essai de nœud de cravate. Surpris et un peu agacé par le dérangement, il était allé regarder par le judas qui pouvait bien le déranger à une heure pareille. La femme qui se tenait derrière la porte était une inconnue. Il s’était alors dit qu’il s’agissait probablement d’une voisine, l’accès de l’immeuble étant doublement protégé par un interphone et un digicode. Ce fut donc sans entrain mais sans la moindre méfiance qu’il ouvrit la porte. Il avait eu à peine le temps d’entrevoir le visage de la femme et le revolver qu’elle tenait dans sa main droite, dirigé vers lui. Le coup de feu, silencieux, était parti immédiatement. La balle était venue se loger en plein cœur, lui infligeant une brûlure intense et le projetant en arrière. Il s’était retrouvé allongé à terre, sur le dos, les bras ridiculement en croix. Quelques instants plus tard, il était mort. La première chose que vit Hippolyte Bontampis en revenant à lui fut une grande étendue blanche immaculée. Il se crut tout d’abord dans une sorte d’antichambre du paradis. Puis, homme de peu de foi qu’il était, il s’imagina plutôt allongé dans un lit d’hôpital. Au fur et à mesure que sa vision se précisait, il remarqua cependant certains détails familiers – une lézarde naissante d’une vingtaine de centimètres, une tache jaunâtre agrémentée de quelques cloques – et il comprit ainsi qu’il avait au-dessus de lui le plafond de son vestibule. Après quelques minutes vides de réflexion, il esquissa malgré lui un mouvement dynamique qui le propulsa droit devant la porte d’entrée restée ouverte. Il la referma, ce qui lui demanda un effort de concentration intense, remarqua-t-il. Puis il se retourna lentement. C’est à cet instant précis qu’il se vit, lui, Hippolyte Bontampis, étendu sur le sol les bras en croix, baignant dans une grande flaque rouge. Cette découverte le plongea dans une profonde perplexité et il décida d’aller s’asseoir sur le canapé pour reprendre ses esprits. Il remarqua à cette occasion que l’horloge 10 LA DEUXIÈME VIE D’HIPPOLYTE BONTAMPIS du salon indiquait sept heures dix, signifiant qu’il avait raté le bus de sept heures huit, ce qui ne lui arrivait jamais d’ordinaire. Cela le contraria quelques instants. Une fois l’incident chassé de son esprit, il se mit à réfléchir. Hippolyte regarda de nouveau l’horloge. Il était dix heures vingt. Mais était-ce la même journée ? Il n’en était pas sûr, ayant étrangement perdu la notion du temps. Le téléphone sonna plusieurs fois, longuement, et la chose l’agaça au plus au point car il ne supportait pas de laisser un téléphone sonner plus de deux ou trois fois sans décrocher. Quand à son tour la sonnette de la porte avait retenti pour la première fois depuis l’irruption de la femme au revolver, les deux Hippolyte Bontampis – le mort et l’autre – se trouvaient toujours dans la même position et leurs regards étaient toujours aussi inexpressifs. Toutefois, une différence était à noter : le mort dégageait à présent une odeur nauséabonde qui avait envahi l’appartement ainsi que tout l’immeuble, alertant la concierge qui s’inquiétait de l’absence du célibataire du huitième. Mme Garcia portait généreusement ses quelque quatrevingt-cinq kilos pour son mètre soixante, ce qui lui donnait une allure de mastodonte en tablier, contrastant singulièrement avec son doux prénom de Rosalina. À soixante ans, elle était veuve depuis deux ans, son mari ayant péri des suites d’un malheureux accident de travail. Montant sur une échelle pour repeindre un plafond, il avait raté le troisième barreau et s’était foulé la cheville. On avait appelé le Samu. Sur le trajet de l’hôpital, l’ambulance, dont le chauffeur venait d’arroser son départ en retraite, avait passé sans encombre un premier feu rouge, puis un deuxième, mais au troisième, le véhicule avait heurté de plein fouet un quinze tonnes arrivant tout droit de Grenade où il 11 LA DEUXIÈME VIE D’HIPPOLYTE BONTAMPIS avait chargé trois cents palettes d’oranges et un brandy de Xeres consommé pendant le trajet. L’ambulancier était mort sur le coup, ainsi que deux de ses collègues et l’infortuné M. Garcia. La veuve s’habilla en noir sous son tablier à fleur et fit brûler dix cierges à la Sainte Vierge. Elle toucha de larges indemnités avec lesquelles elle s’acheta une petite villa sur la Costa del Sol. Depuis la disparition de son mari, Mme Rosalina – comme l’appelaient certains – se dévouait corps et âme pour chacun des occupants de l’immeuble. La brave femme se proposait d’arroser les plantes pendant les vacances, de récupérer le courrier, ou encore de nourrir les animaux domestiques quels qu’ils soient : chats, chiens, canaris, tortues, lapins, cochons d’inde ou hamsters. Mme Garcia entretenait toute sa basse-cour, humains et animaux, et elle y mettait du cœur à l’ouvrage. Mme Garcia était une femme remarquable qu’Hippolyte Bontampis n’avait jamais remarquée. Non qu’il ait éprouvé pour elle quelque mépris, mais simplement parce qu’il ne la voyait pas. Lorsqu’il lui disait : « bonjour Mme Garcia, au revoir et bonne journée – ou bonne soirée – Mme Garcia », tout en vérifiant sa boîte aux lettres, il prononçait cette phrase de façon machinale et d’une voix monocorde. Si bien qu’après la mort de son époux, la concierge ayant pris quelques jours de congé, il avait continué à la saluer alors même qu’elle était absente. Tous les matins, à sept heures, et tous les soirs à six heures dix, entre la grande porte vitrée du bâtiment A de la Résidence et la porte 325 de son trois-pièces au 8e étage, Hippolyte Bontampis traversait un sas entre deux mondes, un boyau tapissé de moquette bordeaux et plaqué de faux marbre, dans lequel vivait Mme Rosalina Garcia. Une dizaine de minutes après le coup de sonnette auquel il n’avait bien sûr pas répondu, Hippolyte Bontampis entendit un bruit de clés dans sa serrure, et vit la concierge faire irruption 12 LA DEUXIÈME VIE D’HIPPOLYTE BONTAMPIS dans son vestibule. À la vue de Mme Garcia transpirante et essoufflée, il se dit que l’ascenseur devait toujours être en panne et aussi qu’il ne se rappelait pas lui avoir confié un double de ses clés. Mme Garcia ne vit pas immédiatement le corps sans vie, et pensant qu’il n’y avait personne, se dirigea vers la cuisine. Au troisième pas, elle glissa sur la marre de sang et s’effondra de tout son poids sur le cadavre qui, heureusement pour lui, ne pouvait plus ressentir grand-chose. Se redressant avec peine, elle découvrit alors toute l’horreur de la situation. Elle poussa un hurlement qui n’avait rien d’humain, s’enfuit en courant de l’appartement et dévala les huit étages dans un bruit d’avalanche. Hippolyte Bontampis, poussant un soupir, claqua sa porte d’une pensée sèche et reprit sa méditation. Hippolyte Bontampis vivait seul depuis plus de vingt-cinq ans et cela lui convenait parfaitement. Il n’avait pas d’amis, pas d’animaux de compagnie et entretenait avec ses collègues des relations très distantes. Il avait pour habitude de déjeuner seul, devant son écran d’ordinateur, apportant chaque matin son repas dans une boîte en plastique. Sa seule famille était sa mère, veuve depuis l’âge de quarante ans, qui habitait une petite maison de village dans la Nièvre. Son père avait été emporté prématurément – selon la formule consacrée, comme s’il y avait une date fixée ultérieurement – par un cancer du côlon. Hippolyte rendait visite à la brave femme deux fois par an, pendant ses deux semaines de congés, en août puis à Noël, qu’ils passaient traditionnellement tous les deux devant une dinde farcie et deux douzaines d’huîtres. Mme Bontampis, qui n’avait pas d’autre enfant, avait vainement espéré qu’il se marierait et lui apporterait la joie d’être grand-mère. Avec le temps, elle s’était fait une raison et avait reporté son manque affectif sur Pépette, sa petite chienne bâtarde recueillie à la SPA. Dès leur première rencontre, il s’était installé entre Pépette et Hippolyte une haine 13 LA DEUXIÈME VIE D’HIPPOLYTE BONTAMPIS réciproque. Cette année, sa mère passerait son Noël seule avec Pépette, et personne ne lui cuisinerait la dinde farcie. Cette pensée ramena Hippolyte dans son appartement au moment où la porte s’ouvrait de nouveau, laissant apparaître une Mme Garcia décomposée accompagnée de deux hommes en blouson de cuir, suivis par deux policiers en uniforme. Hippolyte Bontampis ne suivit qu’avec peu d’attention les faits et gestes du petit groupe. Il vit distraitement son corps emporté sur une civière sans en éprouver la moindre nostalgie. Il n’avait jamais eu à dire vrai de sympathie pour cette carcasse insignifiante, un peu trop grasse et pesante. Les allées et venues des inspecteurs, médecin légiste et photographe, ainsi que celles d’une Mme Garcia gémissante, troublaient sa concentration. Cette dernière alla même jusqu’à s’effondrer sur lui, s’étalant de tout son poids sur le canapé, traversant la présence immatérielle d’Hippolyte. Celui-ci ne ressentit pas grand-chose, si ce n’est le profond dégoût que cette vision lui inspira. Il se déplaça de quelques mètres et se réfugia sur une chaise de la salle à manger. 14