la deuxième vie d`hippolyte bontampis

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la deuxième vie d`hippolyte bontampis
Isabella Marques
LA DEUXIÈME VIE
D’HIPPOLYTE BONTAMPIS
Mon Petit Éditeur
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Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication par Mon Petit Éditeur en 2011
À Sara, ma fille,
la lumière de ma vie.
À Trézène, un dément répudie mes faveurs
Et refuse l’hymen : il insulte Cypris !
Hippolyte est son nom, c’est le fils de Thésée ;
Il est le nourrisson du vertueux Pitthée
Et n’aime que la sœur de Phébos, Artémis.
Maudite Aphrodite !
Hippolyte, Euripide, vers 1-57
1.
Le matin de sa mort, Hippolyte Bontampis s’était réveillé à
six heures cinq, dix minutes avant l’heure habituelle.
L’ascenseur de l’immeuble était en panne depuis deux jours, et
il lui fallait compter le temps supplémentaire pour descendre à
pied les huit étages. Il avait enfilé sa robe de chambre marron et
ses pantoufles bleues, refait son lit en tirant les draps et la couverture, d’un geste lent et appliqué, remis son oreiller en place
au centre, puis s’était rendu aux toilettes où il s’était soulagé de
son besoin matinal. Après un court passage à la salle de bain
pour se laver les mains et replacer méthodiquement ses quelques cheveux sur son crâne dégarni, il s’était dirigé d’un pas
lourd vers sa cuisine. Il avait mis la cafetière en marche, pris sur
l’égouttoir sa tasse et sa cuillère, posé l’ensemble sur la toile
cirée à fleurs et installé son poste de radio. Il avait ainsi déjeuné
en écoutant distraitement les informations. À l’annonce de la
météo du jour, il avait augmenté le volume en s’inclinant vers le
haut-parleur du poste. La voix nasillarde du présentateur n’avait
rien prédit de bon : pluie, vent et température basse sur
l’ensemble de la région parisienne. Hippolyte Bontampis s’était
toutefois senti rassuré, il pourrait choisir la tenue appropriée et
penser à prendre son parapluie. Une fois son café terminé, il
avait reposé la tasse et la cuillère sur l’égouttoir, replacé le poste
de radio sur l’étagère, jeté le filtre à café usagé dans le videordures, passé un coup d’éponge sur la toile cirée à fleurs et, du
même pas lourd, avait rejoint sa chambre pour s’habiller. Lorsque la sonnette de la porte avait retenti, Hippolyte Bontampis
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en était à son troisième essai de nœud de cravate. Surpris et un
peu agacé par le dérangement, il était allé regarder par le judas
qui pouvait bien le déranger à une heure pareille. La femme qui
se tenait derrière la porte était une inconnue. Il s’était alors dit
qu’il s’agissait probablement d’une voisine, l’accès de
l’immeuble étant doublement protégé par un interphone et un
digicode. Ce fut donc sans entrain mais sans la moindre méfiance qu’il ouvrit la porte. Il avait eu à peine le temps
d’entrevoir le visage de la femme et le revolver qu’elle tenait
dans sa main droite, dirigé vers lui. Le coup de feu, silencieux,
était parti immédiatement. La balle était venue se loger en plein
cœur, lui infligeant une brûlure intense et le projetant en arrière.
Il s’était retrouvé allongé à terre, sur le dos, les bras ridiculement en croix. Quelques instants plus tard, il était mort.
La première chose que vit Hippolyte Bontampis en revenant
à lui fut une grande étendue blanche immaculée. Il se crut tout
d’abord dans une sorte d’antichambre du paradis. Puis, homme
de peu de foi qu’il était, il s’imagina plutôt allongé dans un lit
d’hôpital. Au fur et à mesure que sa vision se précisait, il remarqua cependant certains détails familiers – une lézarde naissante
d’une vingtaine de centimètres, une tache jaunâtre agrémentée
de quelques cloques – et il comprit ainsi qu’il avait au-dessus de
lui le plafond de son vestibule. Après quelques minutes vides de
réflexion, il esquissa malgré lui un mouvement dynamique qui le
propulsa droit devant la porte d’entrée restée ouverte. Il la referma, ce qui lui demanda un effort de concentration intense,
remarqua-t-il. Puis il se retourna lentement.
C’est à cet instant précis qu’il se vit, lui, Hippolyte Bontampis, étendu sur le sol les bras en croix, baignant dans une grande
flaque rouge. Cette découverte le plongea dans une profonde
perplexité et il décida d’aller s’asseoir sur le canapé pour reprendre ses esprits. Il remarqua à cette occasion que l’horloge
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du salon indiquait sept heures dix, signifiant qu’il avait raté le
bus de sept heures huit, ce qui ne lui arrivait jamais d’ordinaire.
Cela le contraria quelques instants. Une fois l’incident chassé de
son esprit, il se mit à réfléchir.
Hippolyte regarda de nouveau l’horloge. Il était dix heures
vingt. Mais était-ce la même journée ? Il n’en était pas sûr, ayant
étrangement perdu la notion du temps. Le téléphone sonna
plusieurs fois, longuement, et la chose l’agaça au plus au point
car il ne supportait pas de laisser un téléphone sonner plus de
deux ou trois fois sans décrocher.
Quand à son tour la sonnette de la porte avait retenti pour la
première fois depuis l’irruption de la femme au revolver, les
deux Hippolyte Bontampis – le mort et l’autre – se trouvaient
toujours dans la même position et leurs regards étaient toujours
aussi inexpressifs. Toutefois, une différence était à noter : le
mort dégageait à présent une odeur nauséabonde qui avait envahi l’appartement ainsi que tout l’immeuble, alertant la
concierge qui s’inquiétait de l’absence du célibataire du huitième.
Mme Garcia portait généreusement ses quelque quatrevingt-cinq kilos pour son mètre soixante, ce qui lui donnait une
allure de mastodonte en tablier, contrastant singulièrement avec
son doux prénom de Rosalina. À soixante ans, elle était veuve
depuis deux ans, son mari ayant péri des suites d’un malheureux
accident de travail. Montant sur une échelle pour repeindre un
plafond, il avait raté le troisième barreau et s’était foulé la cheville. On avait appelé le Samu. Sur le trajet de l’hôpital,
l’ambulance, dont le chauffeur venait d’arroser son départ en
retraite, avait passé sans encombre un premier feu rouge, puis
un deuxième, mais au troisième, le véhicule avait heurté de plein
fouet un quinze tonnes arrivant tout droit de Grenade où il
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avait chargé trois cents palettes d’oranges et un brandy de Xeres
consommé pendant le trajet. L’ambulancier était mort sur le
coup, ainsi que deux de ses collègues et l’infortuné M. Garcia.
La veuve s’habilla en noir sous son tablier à fleur et fit brûler
dix cierges à la Sainte Vierge. Elle toucha de larges indemnités
avec lesquelles elle s’acheta une petite villa sur la Costa del Sol.
Depuis la disparition de son mari, Mme Rosalina – comme
l’appelaient certains – se dévouait corps et âme pour chacun des
occupants de l’immeuble. La brave femme se proposait
d’arroser les plantes pendant les vacances, de récupérer le courrier, ou encore de nourrir les animaux domestiques quels qu’ils
soient : chats, chiens, canaris, tortues, lapins, cochons d’inde ou
hamsters. Mme Garcia entretenait toute sa basse-cour, humains
et animaux, et elle y mettait du cœur à l’ouvrage.
Mme Garcia était une femme remarquable qu’Hippolyte
Bontampis n’avait jamais remarquée. Non qu’il ait éprouvé pour
elle quelque mépris, mais simplement parce qu’il ne la voyait
pas. Lorsqu’il lui disait : « bonjour Mme Garcia, au revoir et
bonne journée – ou bonne soirée – Mme Garcia », tout en vérifiant sa boîte aux lettres, il prononçait cette phrase de façon
machinale et d’une voix monocorde. Si bien qu’après la mort de
son époux, la concierge ayant pris quelques jours de congé, il
avait continué à la saluer alors même qu’elle était absente. Tous
les matins, à sept heures, et tous les soirs à six heures dix, entre
la grande porte vitrée du bâtiment A de la Résidence et la porte
325 de son trois-pièces au 8e étage, Hippolyte Bontampis traversait un sas entre deux mondes, un boyau tapissé de moquette
bordeaux et plaqué de faux marbre, dans lequel vivait
Mme Rosalina Garcia.
Une dizaine de minutes après le coup de sonnette auquel il
n’avait bien sûr pas répondu, Hippolyte Bontampis entendit un
bruit de clés dans sa serrure, et vit la concierge faire irruption
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dans son vestibule. À la vue de Mme Garcia transpirante et essoufflée, il se dit que l’ascenseur devait toujours être en panne
et aussi qu’il ne se rappelait pas lui avoir confié un double de
ses clés.
Mme Garcia ne vit pas immédiatement le corps sans vie, et
pensant qu’il n’y avait personne, se dirigea vers la cuisine. Au
troisième pas, elle glissa sur la marre de sang et s’effondra de
tout son poids sur le cadavre qui, heureusement pour lui, ne
pouvait plus ressentir grand-chose. Se redressant avec peine,
elle découvrit alors toute l’horreur de la situation. Elle poussa
un hurlement qui n’avait rien d’humain, s’enfuit en courant de
l’appartement et dévala les huit étages dans un bruit
d’avalanche. Hippolyte Bontampis, poussant un soupir, claqua
sa porte d’une pensée sèche et reprit sa méditation.
Hippolyte Bontampis vivait seul depuis plus de vingt-cinq
ans et cela lui convenait parfaitement. Il n’avait pas d’amis, pas
d’animaux de compagnie et entretenait avec ses collègues des
relations très distantes. Il avait pour habitude de déjeuner seul,
devant son écran d’ordinateur, apportant chaque matin son
repas dans une boîte en plastique. Sa seule famille était sa mère,
veuve depuis l’âge de quarante ans, qui habitait une petite maison de village dans la Nièvre. Son père avait été emporté
prématurément – selon la formule consacrée, comme s’il y avait
une date fixée ultérieurement – par un cancer du côlon. Hippolyte rendait visite à la brave femme deux fois par an, pendant
ses deux semaines de congés, en août puis à Noël, qu’ils passaient traditionnellement tous les deux devant une dinde farcie
et deux douzaines d’huîtres. Mme Bontampis, qui n’avait pas
d’autre enfant, avait vainement espéré qu’il se marierait et lui
apporterait la joie d’être grand-mère. Avec le temps, elle s’était
fait une raison et avait reporté son manque affectif sur Pépette,
sa petite chienne bâtarde recueillie à la SPA. Dès leur première
rencontre, il s’était installé entre Pépette et Hippolyte une haine
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réciproque. Cette année, sa mère passerait son Noël seule avec
Pépette, et personne ne lui cuisinerait la dinde farcie. Cette pensée ramena Hippolyte dans son appartement au moment où la
porte s’ouvrait de nouveau, laissant apparaître une Mme Garcia
décomposée accompagnée de deux hommes en blouson de
cuir, suivis par deux policiers en uniforme.
Hippolyte Bontampis ne suivit qu’avec peu d’attention les
faits et gestes du petit groupe. Il vit distraitement son corps
emporté sur une civière sans en éprouver la moindre nostalgie.
Il n’avait jamais eu à dire vrai de sympathie pour cette carcasse
insignifiante, un peu trop grasse et pesante. Les allées et venues
des inspecteurs, médecin légiste et photographe, ainsi que celles
d’une Mme Garcia gémissante, troublaient sa concentration.
Cette dernière alla même jusqu’à s’effondrer sur lui, s’étalant de
tout son poids sur le canapé, traversant la présence immatérielle
d’Hippolyte. Celui-ci ne ressentit pas grand-chose, si ce n’est le
profond dégoût que cette vision lui inspira. Il se déplaça de
quelques mètres et se réfugia sur une chaise de la salle à manger.
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