Existe t-il un projet politique kabyle

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Existe t-il un projet politique kabyle
Existe t-il un projet politique kabyle ?
Entretien avec Salem Chaker
Salem Chaker est professeur de berbère à l'Inalco (Institut
National des Langues et Civilisations Orientales). Il y dirige le
Centre de recherche berbère qu'il a crée en 1990. Enseignant à
l'université d'Alger puis d'Aix-en-Provence, il est depuis les
années soixante-dix engagé en faveur de la reconnaissance de la
langue et de la culture berbères en Algérie.
Le 11 juillet 1998 dans les colonnes du Monde, l'universitaire ose selon ses
propres termes, "briser un tabou" : "l'Etat-nation algérien tel qu'il s'est construit
depuis 1962 ne veut pas de nous : il faut donc changer le cadre et faire en sorte
qu'il permette aux berbérophones d'exister en tant que tels". Seize jours après
l'assassinat de Matoub Lounès, il en appelle à une "autonomie linguistique et
culturelle des régions berbérophones qui le souhaitent".
Il a publié chez L'Harmattan une deuxième édition actualisée de son livre
Berbères aujourd'hui.
Actualités et Culture Berbères : A plusieurs reprises dans votre livre, vous
adoptez un ton polémique : est-il possible de travailler dans le domaine berbère,
sans être d'une manière ou d'une autre engagé ?
Salem Chaker : Mes formulations, qui sont quelque peu " brutales ", le sont
volontairement. Non pas par esprit de provocation, mais parce que finalement je
suis choqué, frappé et interrogé par le fait que ces Berbères qui ont fait tellement
couler d'encre depuis deux siècles, dans les études académiques françaises
principalement, n'existaient qu'en tant qu'objet ethnologique, muséographique, ou
linguistique, mais d'une linguistique purement descriptive, factuelle. Au fond, les
dimensions sociale, politique étaient complètement occultées.
Depuis vingt-trente ans on a aussi écrit abondamment sur la sociologie, sur la
politologie de l'Afrique du Nord et, malgré cette production abondante postindépendance, le Berbère n'apparaît pas comme acteur, comme paramètre
vivant.
Je suis obligé de constater cette occultation structurelle des études en sciences
humaines ou sociales, en tout cas cette absence d'un regard reconnaissant aux
Berbères un statut d'acteur vivant dans le monde moderne.
Vous avez des cas extrêmes, caricaturaux. Les Berbères du Nord, algéromarocains, ont parfois suscité un intérêt politique, mais si on prend le cas des
Touaregs, c'est encore plus invraisemblable. Voilà des gens qui, jusqu'en 1980
n'existaient qu'en tant qu'objet ethnographique. Il a fallu qu'ils se fassent tuer, se
retrouvent les armes à la main pour commencer à se dire que l'on avait affaire à
une réalité vivante et contemporaine.
En tant qu'universitaire, c'est contre cette espèce d'occultation, de "mise au
musée" implicite, admise par tout le monde, y compris par les plus grands
berbérisants, que je me suis insurgé.
Actualités et Culture Berbères : Pourquoi accorder une telle importance au poids
démographique des Berbères ?
Salem Chaker : J'insiste beaucoup sur cette question. Je crois qu'elle a échappé
au regard des rares observateurs qui se sont posés des questions quant aux
Berbères comme réalité vivante, socio-politique. Ce poids démographique des
berbérophones explique en grande partie la tension qui règne. Il est évident que
nous ne sommes pas en Afrique du Nord dans une situation comparable à celle
des langues régionales de France, pour prendre un point de comparaison. Dans
ce pays, la pratique de langues régionales autres que le français n'est
absolument plus susceptible de remettre en cause l'unité nationale pour une
raison fondamentale : les groupes humains sont peu importants par rapport à
l'ensemble global dans lequel ils sont intégrés. En Afrique du Nord, la
berbérophonie est certes minoritaire, mais considérable, elle se compte par
millions, par dizaines de millions de personnes. Si on table sur des chiffres
moyens de 20/25 % pour l'Algérie et de 35/40 % pour le Maroc - chiffres
volontairement bas - cela fait, par rapport aux populations actuelles de ces deux
pays, plus de 20 millions de personnes ! C'est considérable.
Le poids démographique porte en lui-même l'ampleur du problème. Ce n'est pas
une petite minorité que les Etats centraux peuvent ignorer, oublier dans leur coin,
parce que ce sont des masses démographiques importantes, regroupées dans
des régions bien circonscrites pour la plupart d'entre elles et qui, donc, peuvent
peser de manière significative dans le devenir historique et politique de ces Etatsnations.
Disons très crûment : ces minorités berbères peuvent remettre en cause les
Etats-nations.
Ce point explique en grande partie la tension qui règne. Les risques potentiels
sont là. Et encore, ces risques sont partiellement limités par le fait que cette
importance de la berbérophonie n'est pas réunie en une seule masse
géographique, qu'elle est fragmentée en plusieurs grands îlots, plusieurs grandes
zones géographiques.
Actualités et Culture Berbères : Selon vous il y aurait déjà un Etat berbère en
Afrique du Nord ?
Salem Chaker : C'est évident. S'il y avait continuité géographique entre les
berbérophones ce poids démographique aurait pesé de façon totalement
différente.
Actualités et Culture Berbères : Le titre de votre livre "Berbères aujourd'hui",
convient-il tout à fait ? Ne s'agit-il pas plutôt de "Kabyles aujourd'hui"?
Salem Chaker : J'y réponds d'ailleurs dans l'avertissement à la deuxième édition
où d'une certaine façon, je fais mon mea culpa en disant que finalement c'est
plutôt des Kabyles dont il s'agit. Pourquoi ? Parce que l'existence en tant que
groupes humains, culturellement et linguistiquement définis, a été portée d'abord,
et est aujourd'hui portée principalement de manière la plus visible par la Kabylie.
Si les Kabyles ont été les premiers berbérophones à se poser la question de leur
identité, de l'existence et de la pérennité de leur identité à travers la pérennité de
leur langue et de leur culture, c'est principalement, je crois, du fait de l'ancienneté
et de l'importance des élites modernes. Fondamentalement, ce qui distingue la
Kabylie des groupes berbérophones marocains ou des autres groupes
berbérophones algériens c'est cette ancienneté des élites, considérable, avec un
siècle d'anticipation, finalement. Les Kabyles ont produit dès la fin du siècle
dernier, des Boulifa, Cid Kaoui, Ben Haouas, Bensidira et consorts. Des
berbérisants qui ont fait un travail de valorisation de leur langue, de leur culture,
de leur littérature, etc. Depuis 1880, vous avez en Kabylie ce que j'ai appelé "la
veine culturaliste" c'est-à-dire des élites kabyles qui travaillent, valorisent,
promeuvent leur langue et leur culture. Depuis le petit instituteur jusqu'à des
noms prestigieux dans le champ de la production littéraire, de Amrouche à
Mammeri. Cela n'a existé nulle part ailleurs, dans aucun autre groupe
berbérophone, où les choses sont beaucoup plus récentes, et souvent ne
commencent à émerger qu'il y a un quart de siècle. Il y a donc 75 ans, si ce n'est
un siècle, de décalage historique. D'où le fait que la Kabylie est en pointe dans
cette revendication et depuis longtemps.
Attention, je ne dis pas que les Kabyles sont mieux que les autres : il y a des
conditions historiques qui expliquent cet éveil, c'est au fond l'histoire de la
colonisation et de l'acculturation française. L'école française, l'acculturation
occidentale ont fait que des élites se sont appropriées tout un ensemble de
savoirs, de regards sur soi. Cela est une donnée spécifique de la Kabylie qui ne
se met en place que très tardivement dans les autres groupes.
Au-delà des élites, un deuxième aspect fondamental différencie une fois de plus
la Kabylie des autres groupes berbérophones, c'est l'ancrage social. C'est une
donnée incontournable. La Kabylie est une région qui, de manière massive,
significative et continue - pas simplement à travers ses élites - affirme
explicitement son identité culturelle et linguistique. La Kabylie est la seule région
où des centaines de milliers de manifestants revendiquent leur langue et, depuis
1980, de manière continue. Il n'y a rien de comparable dans aucun autre groupe
berbérophone.
Vous avez aujourd'hui un vigoureux mouvement associatif rifain ou chleuh - la
région d'Agadir, par exemple est vraiment une pépinière d'associations - mais
jusqu'à présent pas encore de mouvement social berbère. Il y a donc un
décalage historique, sociologique des expressions explicites, qui est très net.
Actualités et Culture Berbères : Pourquoi alors ne pas appeler " un chat un chat ?
"
Salem Chaker : L'histoire est fondée sur des réalités. C'est pour cela que je
termine ce livre en disant qu'au fond, il y a un problème spécifiquement kabyle et
algérien au sein d'une question berbère civilisationnelle, culturelle, générale au
Maghreb.
Une des traces de notre manque de lucidité réside dans cette difficulté à
s'assumer pour ce que l'on est. Il est évident, par exemple, que ce que nous
enseignons, ce que les associations enseignent c'est du kabyle, mais on ne
l'assume pas, on ne le dit pas. Pourquoi ? Il y a certes des pesanteurs
terminologiques mais au fond, c'est par peur de s'affirmer, c'est par peur d'être
taxé de "régionalistes", de "sécessionnistes" kabyles. On se cache alors derrière
un mythe englobant qui permet de donner une légitimité maghrébine. Il faut
pourtant bien apprendre à séparer les niveaux d'analyse et les niveaux
d'intervention. Qu'il y ait un problème berbère à l'échelle de l'Afrique du Nord,
c'est évident. Mais en termes de revendications et en termes politiques, il a sa
configuration propre, son histoire propre à chaque région, à chaque groupe
berbérophone. Soyons très brutal même si cela doit choquer : on peut être
parfaitement solidaire du combat des Touaregs, mais c'est le combat des
Touaregs ! Le combat des Kabyles, c'est le combat des Kabyles et ce ne sera
pas le combat des Rifains. C'est ce que nous n'arrivons pas à assumer parce que
nous avons peur. Nous avons été trop longtemps taxés de danger
sécessionniste, alors nous avons créé des systèmes de défense y compris dans
la terminologie : nous n'osons pas dire que nous enseignons le kabyle...
Le "berbère", au fond, est une façon de neutraliser, de dire : "nous nous plaçons
dans un champs maghrébin qui nous dépasse, c'est pas nous, c'est tout le
monde ". On retrouve là cette peur de s'assumer. Ce qui pose des tas de
problèmes : au politique qui n'arrive pas à émerger, mais aussi des problèmes
d'aménagements et d'actions linguistiques. Le retard sur ces questions est la
conséquence des illusions qui ont été entretenues depuis vingt, trente, quarant
ans. Les implications sont très concrètes en matière d'enseignement : quelle
langue enseigner ? En matière d'aménagement linguistique, faut-il viser le
berbère ou les berbères ? Ce sont des questions immédiates. On les résout de
façon pragmatique et sans trop expliciter les choix et, en fait, en cachant la
réalité. Soyons très clairs, l'action d'aménagement linguistique ne peut se faire
réellement, efficacement et de façon durable que sur la base des variantes
régionales du berbère. Autrement dit, ce qui est à promouvoir en Kabylie, c'est le
kabyle avec tous les aménagements nécessaires, ce qui est à promouvoir dans
le domaine chleuh, c'est le tachelhit et ainsi de suite. Mais on n'ose pas dire cela.
Alors on fait du kabyle et on dit "c'est du berbère ou de la tamazight".
Actualités et Culture Berbères : Vers l'autonomie linguistique et culturelle de la
Kabylie ? Dans le domaine berbère, les avancées en Algérie sont patentes. Vous
les énumérez dans votre ouvrage. Pourquoi alors pensez-vous que rien de
réellement significatif et surtout d'irréversible n'est observable depuis 1988 ?
Salem Chaker : Il est évident que la situation a changé depuis 1988 - c'est entre
autres ce qui a motivé la réédition et l'actualisation de ce livre. Effectivement, le
cadre politique général a significativement changé puisqu'on est passé d'un
système de parti unique, ultra-répressif, à un système plus tolérant, en tout cas
de multipartisme, depuis la Constitution de 1989, avec des acteurs nouveaux,
une libéralisation indiscutable du droit d'association, une fin du tabou sur la
berbérité puisque, progressivement, toutes les forces politiques, y compris les
plus historiquement hostiles, se sont mises à en parler, jusqu'à y compris le
gouvernement central. Au-delà des discours idéologiques et politiques - ce qui est
déjà très significatif comme évolution - il y a un certain nombre de mesures
nouvelles : la création en 1990 puis en 1991 de deux départements de langue et
culture amazighes à Tizi-Ouzou puis à Bejaïa ; la création en 1995, après la
fameuse grève du cartable de Kabylie, du Haut Comité à l'Amazighité ; l'ouverture
à la rentrée 1995, des enseignements facultatifs du berbère dans les classes
d'examen, ce qui correspond à la 3ème et à la terminale... Il y a donc
indiscutablement un ensemble d'évolutions. Le paysage de 1999 n'est pas celui
de 1988.
Il faut préciser que ces évolutions, contrairement à ce que certains discours
pourraient faire accroire, n'ont pas été octroyées mais obtenues de haute lutte. Le
problème de fond, celui du statut et des conditions de la pérennité et de la survie
de la langue et de la culture berbères, demeure irrésolu. Là-dessus on n'a pas
bougé d'un iota, comme le dit clairement la Constitution algérienne qui exclut
complètement la langue berbère.
Aucun linguiste, aucun socio-linguiste, aucun sociologue, aucun observateur
sérieux n'admettra que ces évolutions suffisent à garantir la pérennité d'une
langue et d'une culture. C'est une mauvaise plaisanterie. Ce n'est pas à ce
niveau que se pose le problème. Le berbère est une langue menacée, gravement
menacée. Le berbère recule depuis treize siècles. Le berbère, qui était la langue
exclusive de l'Afrique du Nord, y est devenu minoritaire. C'est un mouvement
lourd, déterminé par un ensemble de facteurs historiques, culturels, symboliques,
économiques, etc., qui ne fait que s'accentuer, et que le monde moderne ne peut
qu'accentuer.
Tous les paramètres traditionnels qui, malgré cette régression, ont assuré la
résistance du berbère, ont disparu : isolement géographique, autarcie
économique, autarcie politique, opposition séculaire des berbérophones aux
Etats centraux, extériorité à l'Etat central etc. Les berbérophones sont insérés
dans le marché national et international, ils sont soumis à l'éducation, à
l'information, à la conscription des Etats modernes, et dans ce type de situation,
nos langues n'ont aucune chance de survie. Je dis bien aucune ! Ce n'est pas de
la provocation. C'est un avis de linguiste : s'il n'y a pas des mesures
institutionnelles lourdes, considérables, de protectionnisme linguistique - j'emploie
le terme à dessein - telles celles qui ont été mises en place en Espagne, en
Catalogne et au pays basque, nos langues n'ont aucune chance de survie. Les
rapports entre les langues et les cultures sont des rapports déséquilibrés. Les
rapports de domination sont objectifs, ils sont construits par l'histoire dont nous
héritons et ce n'est pas en mettant un enseignement facultatif en seconde ou en
terminale qu'on sauvera le berbère. Si on veut sauver le berbère, il faut des
mesures d'une toute autre ampleur.
A mon avis, ces mesures passent par une autonomie linguistique totale des
régions berbérophones. C'est-à-dire au fond un système protectionniste parce
que face aux grandes langues de culture, face aux langues vernaculaires comme
l'est l'arabe dialectal, et compte tenu des mouvements de populations... nos
langues, nos " petites " langues, nos langues historiquement marginalisées et
dominées ne survivront pas.
Actualités et Culture Berbères : A propos de la comparaison avec la Catalogne :
la revendication catalane était certes majoritairement linguistique, mais il y avait
derrière un arsenal politique très complet, les ambitions européennes de
Barcelone, une certaine forme de socialisme, etc. cela s'accompagnait de tout un
éventail d'autres revendications. Dans le cas du berbère n'y a t-il pas une fragilité
dans le fait que la revendication ne soit que linguistique ?
Salem Chaker : Il est évident que la comparaison avec la Catalogne ou le pays
basque est un peu artificielle, où un rétablissement complet de situation, surtout
en Catalogne, a été opéré en quinze-vingt ans. Si, pour le linguiste que je suis,
c'est une réussite qui peut nous servir de modèle sur le plan linguistique, il est
absolument évident que la réussite catalane est liée à l'existence d'un vrai projet
politique global. Vous n'êtes d'ailleurs pas le premier à me poser la question :
"Peut-on envisager une autonomie linguistique sans une autonomie sur les autres
plans ?". Mais c'est la société kabyle, ce sont les berbérophones qui trancheront.
Une langue n'existe que sur un support humain et sur un territoire. En dehors de
ces conditions, à part des cas très particuliers comme les Tziganes ou autres,
une langue est condamnée à disparaître ou est une langue morte. La langue
n'est au fond que le véhicule de l'existence d'une communauté qui a
nécessairement, à des degrés divers, une mémoire historique commune, un
patrimoine culturel commun mais aussi un réseau économique et de valeur
commun. Cela existe-t-il pour les berbérophones ? C'est une interrogation. On
touche là au fond du problème.
Ce que pose votre question c'est : "Peut-on envisager une survie de la langue,
une pérennité, en dehors d'une volonté d'être en tant que communauté spécifiée,
c'est-à-dire porteuse de tout un ensemble de projets ?" Peut-on déconnecter une
revendication linguistique ? " On peut en douter.
Actualités et Culture Berbères : Une revendication profondément ancrée et
irréversible
Salem Chaker : A la faiblesse voire à l'absence même de projet semble s'ajouter,
une autre faiblesse : l'encadrement. Sur ce point votre analyse du mouvement
culturel berbère et des forces politiques kabyles (FFS et RCD), dresse un constat
négatif, à tout le moins extrêmement fragile.
Je ne dirai pas négatif mais fragile. Un des éléments d'inquiétude ou
d'interrogation c'est que sur trente ans environ, on a le sentiment non pas d'échec
mais que les progrès sont lents. La prise de conscience de masse est fantastique
et surprenante, en particulier à partir de 1980.
Je dois dire que je fais partie de ces gens qui au tout début des années soixantedix et même avant, commençaient à se poser des questions sur leur identité et
sur son avenir. On avait le sentiment d'être extrêmement isolés et on pouvait,
objectivement et sereinement, se demander si on n'était pas des hurluberlus ou,
comme on disait à l'époque "des séquelles de la période coloniale"...
1980 a montré que non. C'est une revendication profondément populaire, ancrée
et continue. On a là une région qui, à chaque situation de crise, manifeste de
façon claire, nette, son attachement à sa langue, à sa culture et revendique un
statut clair de reconnaissance pour sa langue.
Pour moi, c'est cela l'acquis essentiel. Le reste (les enseignements facultatifs
dans les lycées...) est assez insignifiant. Cela veut dire que la question est
profondément portée par la société, en tout cas en Kabylie, et qu'il y a un
phénomène sociologiquement lourd et probablement irréversible.
En revanche cette question n'a pas beaucoup mûri en termes de perspectives, en
termes de projets, depuis 1980 en tout cas. J'ai le sentiment qu'au contraire, la
société et notamment ses élites, hésitent devant le saut, devant la formulation du
projet. De façon très spontanée, on a l'impression que la société pousse dans un
sens mais que nous, les élites, nous hésitons à en prendre la mesure et à
construire un projet autour de cette poussée populaire. On en revient à votre
question : cette revendication n'est-elle qu'une question linguistique, culturelle ou
bien est-elle porteuse d'autre chose, d'un véritable projet d'une communauté,
d'une communauté d'abord spécifiée par sa langue et sa culture mais allant bien
au-delà. A ce niveau j'ai le sentiment qu'on a peu avancé. C'est pour cela que je
trouve que les expressions politiques structurées de la question berbère - les
partis politiques kabyles ou les différents MCB - sont un peu en porte-à-faux ou
en deçà. Il y a des indices qui ne trompent pas. Ces représentations politiques
qui sont multiples - ce qui est déjà significatif d'une certaine hésitation - sont
presque systématiquement prises en défaut par les situations et les évolutions.
Globalement, on est incapable de dépasser le stade du slogan. Qu'est-ce que
cela veut dire : "berbère langue nationale" "berbère langue officielle"
"reconnaissance du berbère" ? On a, au niveau des élites et des représentations
officielles, une très grande timidité qui fait qu'au fond, on est dépassé par la
situation. Personne, à ma connaissance, en se limitant même au domaine
linguistique et culturel, n'a formulé un projet - je ne parle même pas de passé à
un stade de projet communautaire. C'est pour cela que je dis souvent de façon
provocatrice : "Berbère langue nationale ? Cela ne m'intéresse pas". Ce n'est pas
un objectif si on ne me dit pas très concrètement ce que cela veut dire.
Concrètement, en tant que linguistique, la seule condition de survie du berbère,
c'est que le berbère devienne si ce n'est la langue exclusive en tout cas une
langue dominante des régions berbérophones et de tous les berbérophones qui
le souhaitent là où il sont. C'est-à-dire une véritable réappropriation complète,
dans tous les secteurs de la vie sociale, de la langue et de la culture. Les élites
politiques berbères s'interdisent de porter des projets berbères
Actualités et Culture Berbères : Vous semblez dire que dans son rapport avec la
sphère culturelle associative, avec cette base sociale, le politique exerce une
action de frein sur les avancées de la revendication berbère ?
Salem Chaker : C'est une vieille tradition, une vieille habitude des élites politiques
berbères et ce, depuis des siècles.
Au fond, les élites berbères en général et les élites politiques en particulier sont
toujours les élites d'autre chose que celles de la berbérité ou des Berbères.
Depuis Saint Augustin au bas mot, on produit de très brillants intellectuels, de
très grands politiques, mais pour des causes qui, de façon continue, ne sont
jamais des projets berbères. Même s'ils utilisent massivement et exclusivement
du matériel humain berbère, ce sont toujours des projets autres que berbères.
Comme si les élites politiques berbères, par définition, de façon structurelle,
s'interdisaient d'être porteuses de projets berbères. Comme si les Berbères
étaient incapables de générer des projets qui leurs soient spécifiques, en tout cas
qui soient définis par rapport à eux, au lieu d'être toujours définis par rapport à
des projets plus larges, plus globaux, voire franchement extérieurs...
J'ai l'impression qu'aujourd'hui on est dans cette foulée. Dès qu'on passe au
niveau du projet politique, cette question de la berbérité, cette question d'être
berbère devient secondaire. Pour les hommes politiques, elle n'est pas en tous
cas, fondatrice du projet politique, elle n'est pas au centre, même quand elle
existe ce qui est le cas des partis politiques kabyles actuels. Et cela est la grande
différence avec les partis catalans qui se définissaient comme des partis
catalans, les partis basques qui ne se définissent pas comme partis espagnols
mais comme partis du peuple basque ! Or ça, chez les Berbères, on ne l'a jamais
vu pour l'instant.
Au fond la question qui se pose est : jusqu'à quel niveau voulons-nous exister et
être ? J'avoue que cela a été non pas une désillusion mais une réflexion.
Comment se fait-il que ce mouvement profondément populaire qui a affronté la
police, l'armée algérienne, la sécurité militaire, contre vents et marées avant et
surtout après 1980, comment se fait-il qu'il n'ait pu engendrer un vrai mouvement,
un vrai projet politique berbère ?
Actualités et Culture Berbères : Au bout de ce constat, y a t-il une autre solution
que l'irrédentisme ?
Salem Chaker : Comme a dit un grand homme : "il faut donner du temps au
temps". L'Algérie particulièrement, l'Afrique du Nord globalement, sont non
seulement une poudrière, mais en situation d'évolution qui s'accélérera
probablement dans les années à venir. Il est difficile d'imaginer que les données
actuelles en Algérie, mais aussi au Maroc restent figées. Les lignes de fractures,
les lignes d'instabilités sont multiples. Au fond et finalement il est probable,
malgré cette ancienneté de la revendication berbère en Kabylie, qu'on n'en était
encore qu'à la préhistoire de cette question. A la fois du fait de cet ancrage social
qui me paraît une donnée irréversible, mais aussi parce que le contexte général,
profondément fracturé, est porteur d'évolutions complètement imprévisibles. Les
situations actuelles sont tellement explosives, tellement instables malgré les
apparences, qu'il y aura nécessairement des reconfigurations, des
redéploiements et espérons-le des évolutions et des révolutions pacifiques.
Actualités et Culture Berbère : "Pacifique" est un mot qui revient souvent dans
vos dires et écrits. Il y a à ce propos une interrogation que l'on ne peut pas ne
pas se poser à la lecture de vos propositions, qui apparaissent comme une forme
de radicalisation : comment éviter que d'une revendication identitaire légitime on
ne débouche sur une revendication identitaire "meurtrière" (1) exclusive de l'Autre
?
Salem Chaker : J'ai parfois la dent dure vis-à-vis des politiques mais je suis le
premier à dire que ce sont des matières explosives qu'il faut manipuler avec
précaution. Pour dire les choses très brutalement, en Kabylie, personne n'a envie
de se lancer dans un Kurdistan. Il faut toujours garder la mesure des choses et si
je suis parfois critique vis-à-vis des hommes politiques, en tout cas devant ce
décalage quasi structurel entre nos hommes politiques et leur base sociale,
j'admets aussi que quand on fait de la politique on a des responsabilités. Il ne faut
pas se lancer dans des aventures que l'on ne maîtrise pas et qui éventuellement
pourraient effectivement finir dans des bains de sang. Il y en a suffisamment en
Algérie et dans le monde, ce n'est pas la peine d'en rajouter.
J'ai employé cette formule éculée de "voie étroite", et la voie est certainement
étroite pour les Berbères : comment trouver le cadre qui permette à cette volonté
d'être de se maintenir, de se pérenniser, de trouver les cadres adéquats qui
passent par le politique et l'institutionnel sans pour autant basculer dans un
projet, dans des aventures effrayantes ? Ce n'est pas évident.
C'est le sens de ma réflexion. Je crois que la situation est explosive. Si on
n'anticipe pas, si on ne trouve pas les formules, étant donné les fractures
profondes déjà en place aussi bien en Algérie qu'au Maroc, on pourrait, à terme,
connaître ce type de situation. Ce que je reprocherais aux hommes politiques, ce
n'est pas tant leur timidité que leur absence ou leur refus d'aborder ouvertement
et clairement la question. C'est en abordant les questions de manière
anticipatrice qu'on pourra éviter ce type de dérive. Aujourd'hui, demain, dans cinq
ans ou dans dix ans, des dérives violentes sont possibles dans plusieurs régions
berbérophones. Qu'adviendra-t-il du Maroc si la succession se passe mal ?
Qu'adviendra-t-il de l'Algérie si la situation actuelle perdure ou s'accentue ? Ce
sont des situations extraordinairement propices à l'aventure. En ce sens, on ne
peut pas se contenter de slogans et notre responsabilité d'intellectuels est
d'attirer l'attention.
Propos recueillis par André Videau et Mustapha Harzoune
Salem Chaker, Berbère aujourd'hui, éd. L'Harmattan
(1) Voir. Amin Maalouf, Les identités meurtrières.