Ceci est mon journal. Le reste se trouve à
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139016BOY_JOURNAL2.fm Page 15 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 Ceci est mon journal. Le reste se trouve à Aubergenville. 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 17 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 1942 Mardi 7Þavril 4Þheures Je reviens… de chez la concierge de PaulÞValéry. Je me suis enfin décidée à aller chercher mon livre. Après le déjeuner, le soleil brillaitÞ; il n’y avait pas de menace de giboulée. J’ai pris le 92 jusqu’à l’Étoile. En descendant l’avenue Victor-Hugo, mes appréhensions ont commencé. Au coin de la rue de Villejust, j’ai eu un moment de panique. Et tout de suite, la réactionÞ: «ÞIl faut que je prenne les responsabilités de mes actes. There’s no one to blame but you [Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même].Þ» Et toute ma confiance est revenue. Je me suis demandé comment j’avais pu avoir peur. La semaine dernière, même jusqu’à ce moment, je trouvais cela tout naturel. C’est Maman qui m’a rendue intimidée en me montrant qu’elle était très étonnée de mon audace. Autrement je trouvais cela tout simple. Toujours mon état de demi-rêve. J’ai sonné au 40. Un fox-terrier s’est précipité sur moi en aboyant, la concierge l’a appelé. Elle m’a demandé d’un air méfiantÞ: «ÞQu’estce que c’estÞ?Þ» J’ai répondu de mon ton le plus naturelÞ: «ÞEst-ce que M.ÞValéry n’a pas laissé un petit paquet pour moiÞ?Þ» (Tout de même, de loin, je m’étonnais de mon aplomb, mais de très loin.) La concierge est rentrée 17 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 18 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 dans sa logeÞ: «ÞÀ quel nomÞ? –ÞMademoiselle Berr.Þ» Elle s’est dirigée vers la table. Je savais d’avance qu’il était là. Elle a fouillé, et m’a tendu mon paquet, dans le même papier blanc. J’ai ditÞ: «ÞMerci beaucoupÞ!Þ» Très aimablement, elle a réponduÞ: «ÞÀ votre service.Þ» Et je suis repartie, ayant juste eu le temps de voir que mon nom était inscrit d’une écriture très nette, à l’encre noire, sur le paquet. Une fois de l’autre côté de la porte, je l’ai défait. Sur la page de garde, il y avait écrit de la même écritureÞ: «ÞExemplaire de mademoiselle Hélène BerrÞ», et au-dessousÞ: «ÞAu réveil, si douce la lumière, et si beau ce bleu vivantÞ», Paul Valéry. Et la joie m’a inondée, une joie qui venait confirmer ma confiance, qui s’harmonisait avec le joyeux soleil et le ciel bleu tout lavé au-dessus des nuages ouatés. Je suis rentrée à pied, avec un petit sentiment de triomphe à la pensée de ce que les parents diraient, et l’impression qu’au fond l’extraordinaire était le réel. *** Maintenant, j’attends Miss Day qui doit venir goûter. Le ciel s’est subitement obscurci, la pluie fouette les carreauxÞ; on dirait que c’est grave, tout à l’heure il y a eu un éclair et du tonnerre. Demain, nous devons aller faire un pique-nique à Aubergenville avec François et Nicole Job, Françoise et Jean Pineau, Jacques Clère. En descendant les marches du Trocadéro, je pensais à demain avec joieÞ; après tout, il y aurait bien des éclaircies. Maintenant, ma joie est assombrie. Mais le soleil va ressortir, c’est presque fini. Pourquoi ce temps est-il si instableÞ? C’est comme un enfant qui rit et pleure à la fois. *** 18 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 19 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 Hier soir, je me suis endormie après avoir lu la deuxième partie de La Mousson. C’est magnifique. Plus je vais, plus je découvre de beauté dans ce livre. Avant-hier, c’était la scène entre Fern et sa mère, les deux vieilles filles. Hier soir, cela a été l’inondation, la maison des Bannerjee, et les Smiley. J’ai l’impression de vivre parmi ces personnages. Ransome maintenant est une vieille connaissance, il est très attachant. *** La soirée a été remplie de l’excitation de demain. Ce n’était pas un débordement, mais une espèce de joie sous-jacente que parfois l’on oubliait et qui revenait doucement par moments. Il y avait des préparatifs comme pour un départ en voyage. Le train est à huit heures trente-trois. Il faut se lever à sixÞheures quarante-cinq. *** Mercredi 8Þavril Je rentre d’Aubergenville. Tellement abreuvée de grand air, de soleil brillant, de vent, de giboulées, de fatigue et de plaisir que je ne sais plus où j’en suis. Je sais simplement que j’ai eu une crise de dépression, avant le dîner, dans la chambre de Maman, sans cause normale ou apparente, mais dont l’origine était le chagrin de voir finir cette journée merveilleuse, d’être brusquement séparée de son atmosphère. Je n’ai jamais pu m’habituer à ce que les choses agréables aient une fin. Je ne m’attendais pas à cette crise de désespoir. Je croyais avoir oublié ces choses enfantines, mais cela est venu sans que je m’en rende compte, sans que j’essaie non plus de lutter contre. Et puis en rentrant 19 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 20 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 j’ai trouvé une carte d’Odile et une carte de Gérard1, celle-ci méchante, blessante. Il se moque de moi, de ma carte. Je ne me rappelle plus de quoi il s’agissait, mais je pensais qu’il me comprendrait. Je vais lui répondre dans le même ton. *** Mes yeux se ferment malgré moi. La journée défile par bribes dans mon esprit abruti, je revois le départ à la gare par une pluie battante et un ciel grisÞ; le voyage dans le train avec les joyeuses plaisanteries, l’impression que tout allait être bien dans cette journée, la première promenade dans le jardin dans l’herbe mouillée, sous la pluie, et la brusque apparition du ciel bleu ensoleillé à partir du petit champ, la partie de deck tennis avant le déjeuner, la table de la cuisine et le déjeuner très animé et très gai, la vaisselle où tous donnaient un coup de main, Françoise Pineau essuyant méthodiquement les assiettes, Job rangeant très régulièrement, sa pipe à la bouche. Jean Pineau rangeant une fourchette, ou une assiette à la fois et riant chaque fois qu’on l’attrapait, en ouvrant les bras d’un air évasifÞ; la promenade sur la route du plateau, en plein soleil, l’averse drue et brève, ma conversation avec Jean Pineau, le retour vers le village où nous avons retrouvé Jacques Clère, la promenade jusqu’à Nézel, sous un ciel lavé, et un horizon de plus en plus large et lumineux, le goûter sympathique avec le chocolat pas sucré et sans goût, le pain, la confitureÞ; la sensation que tous étaient heureux, le retour avec Denise et les deux Nicole2 serrées sur une banquette pour que Job puisse se placer avec nous, mes joues brûlantesÞ; la belle figure de Jean Pineau en face de 1. Odile Neuburger et Gérard Lyon-Caen. 2. Une cousine d’Hélène et sa belle-sœur. Voir p.Þ313. 20 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 21 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 moi, avec ses yeux clairs et ses traits énergiques, les adieux dans le métro, et les sourires qui disaient le plaisir sincère et franc de la journée. Tout cela me semble à la fois étrangement près et étrangement loin. Je sais que c’est fini, que je suis ici, dans ma chambre et en même temps j’entends les voix, je revois les visages et les silhouettes, comme si j’étais entourée de fantômes vivants. C’est que la journée n’est plus tout à fait Présent, et n’est pas encore Passé. Le calme environnant est tout bruissant de souvenirs et d’images. *** Jeudi matin, 9Þavril Je me suis réveillée à septÞheures. Tout s’embrouillait dans ma tête. La joie d’hier, la déception d’hier soir, l’état d’unpreparedness [incapacité à réagir] où je suis pour aujourd’hui, n’ayant rien envisagé avant-hier au-delà de cette journée, mon irritation contre Gérard qui, si je la raisonne, disparaît car au fond, il a raison de se moquer de moiÞ; le visage sérieux et passionné en même temps de Jean Pineau, dans le trainÞ; la pensée qu’Odile est définitivement partie, juste au moment où il y avait un épanouissement et cet approfondissement de notre amitié qui se préparait. Comment vais-je faire sans elle maintenantÞ? *** Samedi 11Þavril Ce soir, j’ai une envie folle de tout flanquer en l’air. J’en ai assez de ne pas être normaleÞ; j’en ai assez de ne plus me sentir libre comme l’air, comme l’année 21 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 22 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 dernièreÞ; j’en ai assez de sentir que je n’ai pas le droit d’être comme avant.ÞIl me semble que je suis attachée à quelque chose d’invisible et que je ne peux pas m’en écarter à ma guise, j’en viens à haïr cette chose, et à la déformer. Le pire c’est que vis-à-vis de moi-même, je me sens entièrement libre et inchangée, mais que vis-à-vis des autres, des parents, de Nicole, de Gérard lui-même, je suis obligée de jouer un rôle. Parce que, malgré tout ce que je pourrais leur dire, ils resteront persuadés que ma vie a changé. Plus le temps passe, plus l’abîme se creuse entre ces deux mondes. Il y a le moi qui maintenant aspire de toutes ses forces à redevenir ce qu’il était avant, ce qu’il serait devenu si rien n’était arrivéÞ; et le moi que les autres pensent nécessairement s’y être substitué. Peut-être ce dernier moi est-il une création de mon imagination. Non, je ne le pense pas. Plus le temps passe, plus la situation se déforme pour moi. Qu’est-ce qui fait que je la considère maintenant comme un malaise que je fuis presque tête baisséeÞ? C’est pour cela que ce soir, lorsqu’en rentrant j’ai trouvé la carte où Gérard m’annonçait qu’il ne me reverrait pas avant l’automne, j’ai pleuré, pour la première fois depuis des mois. Pas parce que j’avais du chagrin, mais parce que j’en ai tellement assez de ce malaise sourd. J’en ai tellement assez de cette situation fausse, fausse vis-à-vis de lui, fausse vis-à-vis des parents, fausse vis-à-vis de Denise, de Nicole, d’Yvonne. J’espérais qu’au moins sa visite éclaircirait tout. Mais encore tout le printemps, et tout l’été, à vivre comme cela… Et je ne peux l’expliquer à personne. En relevant la tête, j’ai eu envie de lancer un défi à je-ne-saisquoi, je me suis dit que je me vengeraisÞ; que je m’en donnerais à cœur joie, sans arrière-pensée, puisque c’est comme çaÞ; et puis j’ai enfoui la nouvelle sous le fouillis 22 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 23 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 de la vie actuelle, pour «Þy repenser demainÞ», parce que je savais bien que c’était une mauvaise nouvelle. J’ai parfaitement conscience que je déforme tout, moi-même, d’où cela vient-ilÞ? À l’origineÞ: l’analyse m’a conduite toujours à cette même conclusion que je ne peux rien décider avant de l’avoir revu et de le connaître mieux. Cela, tout le monde est d’accord pour l’admettreÞ; seulement ce que je ne crois pas que les parents comprennent, c’est que cette conclusion soit devenue absolue, et sans réserves pour moiÞ: que je ne sache absolument rien de ce qui arriveraÞ; que je ne désire absolument aucune solution, que j’attende, comme un résultat de match où je ne jouerais pas. Cela vient sans doute de mon incapacité à accepter une situation non définie. J’aime à faire le point, peutêtre pour être débarrassée et pour pouvoir redevenir normale. Cela ressemble beaucoup à l’ennui que cause en moi tout bouleversement de la vie habituelle. Denise dirait que je suis «ÞcasanièreÞ». Donc, depuis que je suis arrivée à cette conclusion, j’attends ce match qui est devenu une chose totalement indifférente et extérieureÞ; c’est la seule chose que j’attende. Seulement, malgré tout, c’est une tension qui à la longue devient intolérable. Voilà pourquoi je n’ai pas pu supporter l’idée qu’elle devait se prolonger. Voilà pourquoi j’ai pris en horreur toute cette histoire, et que je la caricature presque volontairement. Au fond, je ne veux pas changerÞ; qu’un changement doive se produire avec des choses pareilles, c’est inévitable. Mais il faut que le changement soit brusque, et surtout qu’il soit inondé de joie, comme il doit l’être lorsque tout est bien. Ce soir, si je voulais, je pourrais me jeter sur mon lit, et pleurer, et dire à Maman que je veux me raccrocher 23 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 24 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 de toutes mes forces à ce que j’étais avant. Et Maman sûrement me consolerait, et je m’endormirais avec le goût des larmes, et aussi le calme de la paix. Mais Maman alors se ferait encore un peu plus de bile dans la chambre à côté. Et je ne sais même pas si je pourrais faire cela. Ce serait du self-pity [apitoiement sur soi-même], et je suis devenue dure pour moi-même, parce que je crois que rien n’est plus nécessaire en ce moment. C’est pour cela seulementÞ; car ce n’est pas la dignité qui m’en empêcherait. La dignité avec Maman serait un crime. Ce n’est pas non plus parce que j’exhiberais et exploiterais une émotion ou un sentiment qu’au fond je ne ressentirais pas, pour arriver à ce résultat inévitableÞ: le rendre cheap [minable]. Car tout ce que je dirais serait parfaitement sincère et vrai. Mais je ne veux pas faire de la peine à Maman. Déjà ce soir Papa a reçu un avis de spoliation1, et Maman prend tout cela sur son dos, et cache tout. It sufficeth that I have told thee [Il me suffit de t’en avoir parlé], mon bout de papierÞ; tout va déjà mieux. *** Pensons à autre chose. À la beauté irréelle de cette journée d’été à Aubergenville. Cette journée s’est déroulée dans sa perfection, depuis le lever du soleil plein de fraîcheur et de promesse, lumineux, jusqu’à cette soirée si douce et si calme, si tendre, qui m’a baignée tout à l’heure lorsque j’ai fermé les volets. 1. La spoliation, ou «Þaryanisation économiqueÞ», est la confiscation des propriétés, des immeubles, des entreprises appartenant aux juifs. Une série de mesures prises conjointement par l’occupant allemand et le gouvernement de Vichy à partir de l’automne 1940 privent progressivement les juifs de leurs biens, désormais gérés par des administrateurs provisoires. 24 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 25 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 Ce matin, en arrivant, après avoir épluché les pommes de terre, je me suis sauvée au jardin, sûre de la joie qui m’attendait. J’ai retrouvé les sensations de l’été dernier, fraîches et neuves, qui m’attendaient comme des amies. Le foudroiement de lumière qui émane du potager, l’allégresse qui accompagne la montée triomphante dans le soleil matinal, la joie à chaque instant renouvelée d’une découverte, le parfum subtil des buis en fleurs, le bourdonnement des abeilles, l’apparition soudaine d’un papillon au vol hésitant et un peu ivre. Tout cela, je le reconnaissais, avec une joie singulière. Je suis restée à rêver sur le banc là-haut, à me laisser caresser par cette atmosphère si douce qu’elle faisait fondre mon cœur comme de la cireÞ; et à chaque moment je percevais une splendeur nouvelle, le chant d’un oiseau qui s’essayait dans les arbres encore dénudés, et auquel je n’avais pas encore fait attention, et qui soudain peuplait le silence de voix, le roucoulement lointain des pigeons, le pépiement d’autres oiseauxÞ; je me suis amusée à observer le miracle des gouttes de rosée sur les herbes, en tournant un peu la tête, je voyais leur couleur changer du diamant à l’émeraude, puis à l’or rouge. L’une d’elles est même devenue rubis, on aurait dit des petits phares. Brusquement, en renversant la tête, pour voir le monde à l’envers, j’ai réalisé l’harmonie merveilleuse des couleurs du paysage qui s’étendait devant moi, le bleu du ciel, le bleu doux des collines, le rose, le sombre et les verts embrumés des champs, les bruns et les ocres tranquilles des toits, le gris paisible du clocher, tout baignés de douceur lumineuse. Seule l’herbe fraîche et verte à mes pieds mettait une note plus crue, comme si elle seule était vivante dans ce paysage de rêve. Je me suis ditÞ: «ÞSur un tableau, on croirait ce vert irréel, avec tous ces coloris de pastel.Þ» Mais c’était vrai. 25 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 5 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 Hélène Berr JOURNAL 1942-1944 Suivi de Hélène Berr, une vie confisquée par Mariette Job Préface de Patrick Modiano Tallandier 139016BOY_JOURNAL2.fm Page 6 Mercredi, 18. mars 2009 12:27 12 Conseiller éditorialþ: Antoine Sabbagh TEXTE INTÉGRAL ISBN 978-2-7578-0884-9 (ISBN 978-2-84734-500-1, 1reÞpublication) © 2008 Éditions Tallandier Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé queþ ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.