Ceci est mon journal. Le reste se trouve à

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Ceci est mon journal. Le reste se trouve à
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Ceci est mon journal.
Le reste se trouve à Aubergenville.
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1942
Mardi 7Þavril
4Þheures
Je reviens… de chez la concierge de PaulÞValéry. Je
me suis enfin décidée à aller chercher mon livre. Après
le déjeuner, le soleil brillaitÞ; il n’y avait pas de menace
de giboulée. J’ai pris le 92 jusqu’à l’Étoile. En descendant l’avenue Victor-Hugo, mes appréhensions ont
commencé. Au coin de la rue de Villejust, j’ai eu un
moment de panique. Et tout de suite, la réactionÞ: «ÞIl
faut que je prenne les responsabilités de mes actes.
There’s no one to blame but you [Tu ne peux t’en
prendre qu’à toi-même].Þ» Et toute ma confiance est
revenue. Je me suis demandé comment j’avais pu avoir
peur. La semaine dernière, même jusqu’à ce moment,
je trouvais cela tout naturel. C’est Maman qui m’a rendue intimidée en me montrant qu’elle était très étonnée
de mon audace. Autrement je trouvais cela tout simple.
Toujours mon état de demi-rêve. J’ai sonné au 40. Un
fox-terrier s’est précipité sur moi en aboyant, la concierge
l’a appelé. Elle m’a demandé d’un air méfiantÞ: «ÞQu’estce que c’estÞ?Þ» J’ai répondu de mon ton le plus naturelÞ: «ÞEst-ce que M.ÞValéry n’a pas laissé un petit paquet
pour moiÞ?Þ» (Tout de même, de loin, je m’étonnais de
mon aplomb, mais de très loin.) La concierge est rentrée
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dans sa logeÞ: «ÞÀ quel nomÞ? –ÞMademoiselle Berr.Þ»
Elle s’est dirigée vers la table. Je savais d’avance qu’il
était là. Elle a fouillé, et m’a tendu mon paquet, dans le
même papier blanc. J’ai ditÞ: «ÞMerci beaucoupÞ!Þ»
Très aimablement, elle a réponduÞ: «ÞÀ votre service.Þ»
Et je suis repartie, ayant juste eu le temps de voir que
mon nom était inscrit d’une écriture très nette, à l’encre
noire, sur le paquet. Une fois de l’autre côté de la porte,
je l’ai défait. Sur la page de garde, il y avait écrit de la
même écritureÞ: «ÞExemplaire de mademoiselle Hélène
BerrÞ», et au-dessousÞ: «ÞAu réveil, si douce la lumière,
et si beau ce bleu vivantÞ», Paul Valéry.
Et la joie m’a inondée, une joie qui venait confirmer
ma confiance, qui s’harmonisait avec le joyeux soleil
et le ciel bleu tout lavé au-dessus des nuages ouatés. Je
suis rentrée à pied, avec un petit sentiment de triomphe
à la pensée de ce que les parents diraient, et l’impression qu’au fond l’extraordinaire était le réel.
***
Maintenant, j’attends Miss Day qui doit venir goûter.
Le ciel s’est subitement obscurci, la pluie fouette les carreauxÞ; on dirait que c’est grave, tout à l’heure il y a eu
un éclair et du tonnerre. Demain, nous devons aller faire
un pique-nique à Aubergenville avec François et Nicole
Job, Françoise et Jean Pineau, Jacques Clère. En descendant les marches du Trocadéro, je pensais à demain avec
joieÞ; après tout, il y aurait bien des éclaircies. Maintenant, ma joie est assombrie. Mais le soleil va ressortir,
c’est presque fini. Pourquoi ce temps est-il si instableÞ?
C’est comme un enfant qui rit et pleure à la fois.
***
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Hier soir, je me suis endormie après avoir lu la
deuxième partie de La Mousson. C’est magnifique.
Plus je vais, plus je découvre de beauté dans ce livre.
Avant-hier, c’était la scène entre Fern et sa mère, les
deux vieilles filles. Hier soir, cela a été l’inondation, la
maison des Bannerjee, et les Smiley. J’ai l’impression
de vivre parmi ces personnages. Ransome maintenant
est une vieille connaissance, il est très attachant.
***
La soirée a été remplie de l’excitation de demain. Ce
n’était pas un débordement, mais une espèce de joie
sous-jacente que parfois l’on oubliait et qui revenait
doucement par moments. Il y avait des préparatifs comme
pour un départ en voyage. Le train est à huit heures
trente-trois. Il faut se lever à sixÞheures quarante-cinq.
***
Mercredi 8Þavril
Je rentre d’Aubergenville. Tellement abreuvée de
grand air, de soleil brillant, de vent, de giboulées, de
fatigue et de plaisir que je ne sais plus où j’en suis. Je
sais simplement que j’ai eu une crise de dépression,
avant le dîner, dans la chambre de Maman, sans cause
normale ou apparente, mais dont l’origine était le chagrin de voir finir cette journée merveilleuse, d’être
brusquement séparée de son atmosphère. Je n’ai jamais
pu m’habituer à ce que les choses agréables aient une
fin. Je ne m’attendais pas à cette crise de désespoir. Je
croyais avoir oublié ces choses enfantines, mais cela
est venu sans que je m’en rende compte, sans que
j’essaie non plus de lutter contre. Et puis en rentrant
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j’ai trouvé une carte d’Odile et une carte de Gérard1,
celle-ci méchante, blessante. Il se moque de moi, de
ma carte. Je ne me rappelle plus de quoi il s’agissait,
mais je pensais qu’il me comprendrait. Je vais lui
répondre dans le même ton.
***
Mes yeux se ferment malgré moi. La journée défile
par bribes dans mon esprit abruti, je revois le départ à la
gare par une pluie battante et un ciel grisÞ; le voyage
dans le train avec les joyeuses plaisanteries, l’impression
que tout allait être bien dans cette journée, la première
promenade dans le jardin dans l’herbe mouillée, sous la
pluie, et la brusque apparition du ciel bleu ensoleillé à
partir du petit champ, la partie de deck tennis avant le
déjeuner, la table de la cuisine et le déjeuner très animé
et très gai, la vaisselle où tous donnaient un coup de
main, Françoise Pineau essuyant méthodiquement les
assiettes, Job rangeant très régulièrement, sa pipe à la
bouche. Jean Pineau rangeant une fourchette, ou une
assiette à la fois et riant chaque fois qu’on l’attrapait, en
ouvrant les bras d’un air évasifÞ; la promenade sur la
route du plateau, en plein soleil, l’averse drue et brève,
ma conversation avec Jean Pineau, le retour vers le village où nous avons retrouvé Jacques Clère, la promenade jusqu’à Nézel, sous un ciel lavé, et un horizon de
plus en plus large et lumineux, le goûter sympathique
avec le chocolat pas sucré et sans goût, le pain, la confitureÞ; la sensation que tous étaient heureux, le retour
avec Denise et les deux Nicole2 serrées sur une banquette pour que Job puisse se placer avec nous, mes
joues brûlantesÞ; la belle figure de Jean Pineau en face de
1. Odile Neuburger et Gérard Lyon-Caen.
2. Une cousine d’Hélène et sa belle-sœur. Voir p.Þ313.
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moi, avec ses yeux clairs et ses traits énergiques, les
adieux dans le métro, et les sourires qui disaient le plaisir sincère et franc de la journée. Tout cela me semble à
la fois étrangement près et étrangement loin. Je sais que
c’est fini, que je suis ici, dans ma chambre et en même
temps j’entends les voix, je revois les visages et les silhouettes, comme si j’étais entourée de fantômes vivants.
C’est que la journée n’est plus tout à fait Présent, et n’est
pas encore Passé. Le calme environnant est tout bruissant de souvenirs et d’images.
***
Jeudi matin, 9Þavril
Je me suis réveillée à septÞheures. Tout s’embrouillait
dans ma tête. La joie d’hier, la déception d’hier soir, l’état
d’unpreparedness [incapacité à réagir] où je suis pour
aujourd’hui, n’ayant rien envisagé avant-hier au-delà de
cette journée, mon irritation contre Gérard qui, si je la raisonne, disparaît car au fond, il a raison de se moquer de
moiÞ; le visage sérieux et passionné en même temps de
Jean Pineau, dans le trainÞ; la pensée qu’Odile est définitivement partie, juste au moment où il y avait un épanouissement et cet approfondissement de notre amitié qui se
préparait. Comment vais-je faire sans elle maintenantÞ?
***
Samedi 11Þavril
Ce soir, j’ai une envie folle de tout flanquer en l’air.
J’en ai assez de ne pas être normaleÞ; j’en ai assez de
ne plus me sentir libre comme l’air, comme l’année
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dernièreÞ; j’en ai assez de sentir que je n’ai pas le droit
d’être comme avant.ÞIl me semble que je suis attachée
à quelque chose d’invisible et que je ne peux pas m’en
écarter à ma guise, j’en viens à haïr cette chose, et à la
déformer.
Le pire c’est que vis-à-vis de moi-même, je me sens
entièrement libre et inchangée, mais que vis-à-vis des
autres, des parents, de Nicole, de Gérard lui-même, je
suis obligée de jouer un rôle. Parce que, malgré tout ce
que je pourrais leur dire, ils resteront persuadés que ma
vie a changé. Plus le temps passe, plus l’abîme se creuse
entre ces deux mondes. Il y a le moi qui maintenant
aspire de toutes ses forces à redevenir ce qu’il était
avant, ce qu’il serait devenu si rien n’était arrivéÞ; et le
moi que les autres pensent nécessairement s’y être
substitué. Peut-être ce dernier moi est-il une création
de mon imagination. Non, je ne le pense pas.
Plus le temps passe, plus la situation se déforme pour
moi. Qu’est-ce qui fait que je la considère maintenant
comme un malaise que je fuis presque tête baisséeÞ?
C’est pour cela que ce soir, lorsqu’en rentrant j’ai
trouvé la carte où Gérard m’annonçait qu’il ne me
reverrait pas avant l’automne, j’ai pleuré, pour la première fois depuis des mois. Pas parce que j’avais du
chagrin, mais parce que j’en ai tellement assez de ce
malaise sourd. J’en ai tellement assez de cette situation
fausse, fausse vis-à-vis de lui, fausse vis-à-vis des
parents, fausse vis-à-vis de Denise, de Nicole, d’Yvonne.
J’espérais qu’au moins sa visite éclaircirait tout. Mais
encore tout le printemps, et tout l’été, à vivre comme
cela… Et je ne peux l’expliquer à personne. En relevant la tête, j’ai eu envie de lancer un défi à je-ne-saisquoi, je me suis dit que je me vengeraisÞ; que je m’en
donnerais à cœur joie, sans arrière-pensée, puisque c’est
comme çaÞ; et puis j’ai enfoui la nouvelle sous le fouillis
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de la vie actuelle, pour «Þy repenser demainÞ», parce
que je savais bien que c’était une mauvaise nouvelle.
J’ai parfaitement conscience que je déforme tout,
moi-même, d’où cela vient-ilÞ?
À l’origineÞ: l’analyse m’a conduite toujours à cette
même conclusion que je ne peux rien décider avant de
l’avoir revu et de le connaître mieux.
Cela, tout le monde est d’accord pour l’admettreÞ;
seulement ce que je ne crois pas que les parents comprennent, c’est que cette conclusion soit devenue absolue,
et sans réserves pour moiÞ: que je ne sache absolument
rien de ce qui arriveraÞ; que je ne désire absolument
aucune solution, que j’attende, comme un résultat de
match où je ne jouerais pas.
Cela vient sans doute de mon incapacité à accepter
une situation non définie. J’aime à faire le point, peutêtre pour être débarrassée et pour pouvoir redevenir
normale. Cela ressemble beaucoup à l’ennui que cause
en moi tout bouleversement de la vie habituelle.
Denise dirait que je suis «ÞcasanièreÞ».
Donc, depuis que je suis arrivée à cette conclusion,
j’attends ce match qui est devenu une chose totalement
indifférente et extérieureÞ; c’est la seule chose que
j’attende.
Seulement, malgré tout, c’est une tension qui à la
longue devient intolérable. Voilà pourquoi je n’ai pas
pu supporter l’idée qu’elle devait se prolonger.
Voilà pourquoi j’ai pris en horreur toute cette histoire, et que je la caricature presque volontairement.
Au fond, je ne veux pas changerÞ; qu’un changement
doive se produire avec des choses pareilles, c’est inévitable. Mais il faut que le changement soit brusque, et
surtout qu’il soit inondé de joie, comme il doit l’être
lorsque tout est bien.
Ce soir, si je voulais, je pourrais me jeter sur mon lit,
et pleurer, et dire à Maman que je veux me raccrocher
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de toutes mes forces à ce que j’étais avant. Et Maman
sûrement me consolerait, et je m’endormirais avec le
goût des larmes, et aussi le calme de la paix. Mais
Maman alors se ferait encore un peu plus de bile dans
la chambre à côté.
Et je ne sais même pas si je pourrais faire cela. Ce
serait du self-pity [apitoiement sur soi-même], et je suis
devenue dure pour moi-même, parce que je crois que
rien n’est plus nécessaire en ce moment. C’est pour cela
seulementÞ; car ce n’est pas la dignité qui m’en empêcherait. La dignité avec Maman serait un crime. Ce n’est
pas non plus parce que j’exhiberais et exploiterais une
émotion ou un sentiment qu’au fond je ne ressentirais
pas, pour arriver à ce résultat inévitableÞ: le rendre cheap
[minable]. Car tout ce que je dirais serait parfaitement
sincère et vrai. Mais je ne veux pas faire de la peine à
Maman. Déjà ce soir Papa a reçu un avis de spoliation1,
et Maman prend tout cela sur son dos, et cache tout.
It sufficeth that I have told thee [Il me suffit de t’en
avoir parlé], mon bout de papierÞ; tout va déjà mieux.
***
Pensons à autre chose. À la beauté irréelle de cette
journée d’été à Aubergenville. Cette journée s’est déroulée dans sa perfection, depuis le lever du soleil plein de
fraîcheur et de promesse, lumineux, jusqu’à cette soirée si douce et si calme, si tendre, qui m’a baignée tout
à l’heure lorsque j’ai fermé les volets.
1. La spoliation, ou «Þaryanisation économiqueÞ», est la confiscation des propriétés, des immeubles, des entreprises appartenant aux juifs. Une série de mesures prises conjointement par
l’occupant allemand et le gouvernement de Vichy à partir de
l’automne 1940 privent progressivement les juifs de leurs biens,
désormais gérés par des administrateurs provisoires.
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Ce matin, en arrivant, après avoir épluché les pommes
de terre, je me suis sauvée au jardin, sûre de la joie qui
m’attendait. J’ai retrouvé les sensations de l’été dernier, fraîches et neuves, qui m’attendaient comme des
amies. Le foudroiement de lumière qui émane du potager, l’allégresse qui accompagne la montée triomphante dans le soleil matinal, la joie à chaque instant
renouvelée d’une découverte, le parfum subtil des buis
en fleurs, le bourdonnement des abeilles, l’apparition
soudaine d’un papillon au vol hésitant et un peu ivre.
Tout cela, je le reconnaissais, avec une joie singulière.
Je suis restée à rêver sur le banc là-haut, à me laisser
caresser par cette atmosphère si douce qu’elle faisait
fondre mon cœur comme de la cireÞ; et à chaque
moment je percevais une splendeur nouvelle, le chant
d’un oiseau qui s’essayait dans les arbres encore dénudés, et auquel je n’avais pas encore fait attention, et qui
soudain peuplait le silence de voix, le roucoulement
lointain des pigeons, le pépiement d’autres oiseauxÞ; je
me suis amusée à observer le miracle des gouttes de
rosée sur les herbes, en tournant un peu la tête, je
voyais leur couleur changer du diamant à l’émeraude,
puis à l’or rouge. L’une d’elles est même devenue
rubis, on aurait dit des petits phares. Brusquement, en
renversant la tête, pour voir le monde à l’envers, j’ai
réalisé l’harmonie merveilleuse des couleurs du paysage qui s’étendait devant moi, le bleu du ciel, le bleu
doux des collines, le rose, le sombre et les verts embrumés des champs, les bruns et les ocres tranquilles des
toits, le gris paisible du clocher, tout baignés de douceur lumineuse. Seule l’herbe fraîche et verte à mes
pieds mettait une note plus crue, comme si elle seule
était vivante dans ce paysage de rêve. Je me suis ditÞ:
«ÞSur un tableau, on croirait ce vert irréel, avec tous ces
coloris de pastel.Þ» Mais c’était vrai.
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Hélène Berr
JOURNAL
1942-1944
Suivi de Hélène Berr, une vie confisquée
par Mariette Job
Préface de Patrick Modiano
Tallandier
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Conseiller éditorialþ: Antoine Sabbagh
TEXTE INTÉGRAL
ISBN 978-2-7578-0884-9
(ISBN 978-2-84734-500-1, 1reÞpublication)
© 2008 Éditions Tallandier
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