Rapport LAGERFELD
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Rapport LAGERFELD
Octobre 2005 Matthieu MARION 3ème année Management du Luxe et de la Beauté 1 2 5 INTRODUCTION 9 I) La collaboration entre Karl Lagerfeld et H&M repose sur les techniques et les leviers du marketing du luxe, à l’exception du positionnement tarifaire. 9 A) La collection signée Karl Lagerfeld a été proposée en cohérence avec la politique tarifaire d’H&M. 11 B) Derrière la ligne de vêtements dessinée par Karl Lagerfeld, on retrouve plusieurs représentations symboliques qui sont à l’origine du succès de l’opération. 12 C) En générant un effet rareté dans la commercialisation de la collection signée Karl Lagerfeld, H&M a su surprendre le consommateur et s’est assuré, en écho, une large campagne de communication. 14 II) Le bilan de la collaboration entre Karl Lagerfeld et H&M fait apparaître un effet d’aubaine pour l’ensemble des acteurs de l’opération commerciale. 14 A) Le consommateur répond activement à une offre distributeur qui écoute et comprend ses désirs en matière de mode et d’achat intelligent. 15 B) En collaborant avec un couturier de renom, H&M montre sa capacité à se positionner comme un distributeur apportant un véritable avantage compétitif au consommateur, notamment en terme de prix et de mode. 17 C) Karl Lagerfeld et Chanel profitent indirectement des campagnes de communication organisées autour de la collection pour H&M, sans écorner la fidélité de la clientèle exclusive et régulière de la maison de couture. 18 III) H&M et Karl Lagerfeld ont su décrypter le mélange des niveaux de luxe, tendance lourde en consommation qui tend à brouiller les repères des distributeurs et des fabricants. 19 A) Dans leur cobranding, H&M et Karl Lagerfeld ont utilisé l’ensemble des facteurs clés de succès du masstige. 20 B) Le débat est ouvert sur le danger d’une consommation croissante d’objets contrefaits ou acquis en dehors des circuits traditionnels de distribution. 21 CONCLUSION 3 4 En novembre 2004, la chaîne de magasins H&M a réalisé une opération commerciale osée et innovante. L’enseigne a soigneusement préparé un « coup » qui bouleverse les cadres et les frontières de l’univers du luxe et de la distribution spécialisée. Pendant quelques jours, le distributeur de vêtement a commercialisé une ligne de d’articles dessinée par le couturier Karl Lagerfeld dans 20 pays (Europe et Amérique du Nord). Dans son rapport annuel 2004, le groupe Hennes & Maurtiz affichait un réseau de distribution mondial avec 1 068 magasins implantés dans 20 pays. L’entreprise est née en Suède en 1947 lorsque Erling Persson, le fondateur, baptise son commerce « Hennes » qui signifie « Elle » en Suédois. Par la suite, il rachète le fabricant de fusil et de vêtements de chasse « Mauritz et Widforss » dont il ne conserve que la confection pour homme. Dès ses débuts, la devise de l’entreprise est « vendre beaucoup, vite et pas cher ». Aujourd’hui, H&M affiche une croissance régulière de 10 à 15%. Karl Lagerfeld est un des plus célèbres couturiers contemporains. Il est né en 1938 en Allemagne et est arrivé à Paris en 1953. Il commence sa carrière comme assistant chez Pierre Balmain et Jean Patou. En 1963, il commence à dessiner pour la plus célèbre maison de prêt-à-porter de l' époque : Chloé. En 1983, il devient le directeur artistique de Chanel. Personnalité excentrique et médiatique, la maison Chanel connaît sous sa houlette une embellie créative et financière sans précédent jalousée par tous les acteurs de l' industrie du luxe. 5 Cette collaboration soulève plusieurs questions : quels sont tout d’abord les motivations et les intérêts de cette union entre deux acteurs de la confection qu’a priori tout oppose ? Quels sont les facteurs clés de succès et les risques d’une telle opération commerciale ? Pour répondre à ces questions, nous procéderons en trois temps : Tout d’abord, nous nous pencherons sur la stratégie marketing d’H&M qui a su savamment utiliser les différents leviers du marketing mix. Le distributeur a utilisé des méthodes propres à l’univers du luxe mais a brouillé les frontières en conservant son positionnement prix. Ensuite, nous étudierons les bénéfices d’une telle opération commerciale pour l’ensemble des acteurs qu’elle met en présence. Il se dessine une logique win-win qui profite aussi bien au consommateur, à la société H&M ainsi qu’au couturier et sa maison d’origine. Enfin, nous évoquerons la nouvelle habitude de consommation qu’a su comprendre H&M : le « masstige », néologisme composé de « mass market » et « prestige ». Cette tendance impose un repositionnement des distributeurs mais génère aussi des circuits de commercialisation d’un genre nouveau. 6 7 8 I) La collaboration entre Karl Lagerfeld et H&M repose sur les techniques et les leviers du marketing du luxe, à l’exception du positionnement tarifaire. Pour définir un produit de luxe, on considère généralement 5 critères majeurs : - une supériorité technique ou technologique ; - une valeur esthétique ; - un phénomène de rareté ; - un prix relativement élevé ; - une représentation symbolique amenée par l’image de la marque ; Ces 5 leviers constituent les fondements du marketing du luxe. Chaque Maison les actionne ensuite différemment en fonction de la segmentation de son marché et de ses cibles. Cependant, la collaboration entre H&M et Karl Lagerfeld brouille les fondements de ces stratégies traditionnelles. Le cobranding étudié repose en effet sur un effet de ciseau d’un genre nouveau : baisser fortement le levier « prix » et actionner à fond le levier « représentation symbolique ». Le tout est associé avec une dramatisation commerciale forte, notamment à travers un effet rareté. A) La collection signée Karl Lagerfeld a été proposée en cohérence avec la politique tarifaire d’H&M. Le concept d’ H&M est proche de celui de son confrère suédois Ikéa. Son business model repose sur le « smart buy »1, à savoir la vente de produits au design innovant mais à un prix raisonnable. 1 Source: « H&M present Karl Lagerfeld Collection on November 12: Hurry Up, it will be sold in a week ! », Toronto.fashion-monitor.com, Julie Gabriel, novembre 2004 9 Le benchmark qui suit représente le positionnement prix d’H&M2. On note qu’il est l’un des plus bas parmi les grandes et moyennes surfaces spécialisées en distribution de produits textile. ALDI H&M ZARA MANGO MEXX/ESPRIT DIESEL DIOR L’activité d’enseignes comme le suédois H&M, les espagnols Zara et Mango et l’américain Gap est aussi décrite comme du « fast fashion ». Cela caractérise des articles vite achetés, vite délavés et vite jetés. Maragreta Van den Bosch, responsable du design pour H&M, présente les clef de réussite d’une telle activité : « avoir peu d’intermédiaires, acheter des tissus en volumes importants et utiliser un système de distribution bien rodé ». La collaboration entre H&M et Karl Lagerfeld s’appuie sur le positionnement prix de l’enseigne. Les articles dessinés par le couturier ont été proposés à la vente à des prix comparables aux autres produits textiles de l’enseigne. On a pu ainsi trouver en linéaire : - une robe de nuit en georgette à 29,90 euros ; - un caraco noir et rose à 24,90 euros ; - la veste pailletée, pièce emblématique de Chanel, à 129.90 dollars ; - un blazer homme ou une veste femme à paillettes et revers satin à 99 euros ; - un chemisier en popeline blanche à 39,90 euros ; 2 Source : Institut Français de la Mode in “Textile : le moyen de gamme se renouvelle”, LSA, Juliette Granier, 1er septembre 2005 10 Avec un tel positionnement tarifaire, H&M créé un premier brouillage des frontières dans la tête des consommateurs. Ces derniers peuvent se procurer des articles qui ne sont pas des imitations mais des articles s’inspirant du haut luxe, dotés d’une valeur esthétique élevée, mais à des prix accessibles. En marketing, on considère habituellement que le segment du « haut luxe traditionnel », dont fait partie la haute couture et une Maison comme Chanel, commence à partir de la somme de 2 000 euros. Chez H&M, la collection dessinée par Karl Lagerfeld a été commercialisée avec un prix plancher fixé aux alentours de 20 euros. B) Derrière la ligne de vêtements dessinée par Karl Lagerfeld, on retrouve plusieurs représentations symboliques qui sont à l’origine du succès de l’opération. La représentation symbolique est un ensemble non objectivable. Elle est constituée d’un ensemble d’images et de mots déclenchés par la perception d’un objet, d’une personne ou bien l’évocation d’un nom. Cette sensation fait appel aux 5 sens, est activé de manière inconsciente et s’appuie sur des référents matériels et immatériels. En marketing du luxe, la symbolique rassure et légitime l’appartenance du consommateur à un univers haut de gamme. Elle légitime aussi le supplément de prix. Karl Lagerfeld est une personnalité complexe et très riche. Dans l’imaginaire collectif, il a su capitaliser l’attention du consommateur pour deux raisons majeures: - il est tout d’abord associé à la maison Chanel depuis 1983. La chaîne Arte lui a consacré un portrait en 2004 en évoquant comment « la maison est suspendue à ses 11 croquis, ses idées et revirement d' idées, sa maîtrise technique sans faille et sans pareille ». - c’est une personnalité complexe, médiatique et plutôt excentrique. Arte évoquait en 2004 « un personnage cosmopolite, autodidacte, touche-à-tout, d’une curiosité insatiable, photographe, homme d’affaires, spécialiste de l’histoire de l’art, architecte et propriétaire d’une impressionnante bibliothèque ». En l’occurrence, H&M apparaît comme un effet d’aubaine pour le consommateur ordinaire. En proposant une collection signée Karl Lagerfeld dans ses linéaires, l’enseigne permet à des segments de population à revenu moyen de rentrer en contact avec l’univers complexe des symboles associés au couturier. Il y a en premier lieu la maison de couture Chanel mais aussi le luxe, la recherche de l’élégance, la femme parisienne, le bon goût, son égérie Claudia Schiffer… Karl Lagerfeld décrit sa collaboration comme le fait de « faire du snobisme à l’envers en donnant à l’accessible ses lettres de noblesse » ou encore « s’offrir l’idée d’un univers ». Pour Christian Bagnoud, directeur marketing d’ H&M Canada, « beaucoup de clients sont motivés par le fait d’acheter un article dessiné par Karl Lagerfeld mais ses créations sont, en règle générale, très chères. Maintenant, tout le monde peut se le permettre ». On retrouve les mêmes objectifs dans le discours de Jörgen Andersson, directeur général marketing d’H&M, qui veut « rendre accessible la haute couture au consommateur moyen ». C) En générant un effet rareté dans la commercialisation de la collection signée Karl Lagerfeld, H&M a su surprendre le consommateur et s’est assuré, en écho, une large campagne de communication. 12 Officiellement, l’équipe de Karl Lagerfeld n’avait pas prévu qu’ H&M créée un « phénomène collector » autour de cette collection. En effet, le groupe suédois a organisé la rareté et, à titre d’exemple, on peut évoquer les chiffres de la production France de la fameuse veste à paillettes qui s’élèvent à 300 unités pour 28 magasins. La stratégie de communication d’H&M s’appuie sur la rareté pour créer un « effet aval » de communication. Dans son plan média précédant l’événement, la marque utilise un effet d’annonce bien orchestré mais classique. Nous avons évoqué dans les paragraphes précédents en quoi les leviers « prix » et « symbolique » sont les facteurs clés de succès de la campagne amont. La stratégie aval, elle, permet de faire parler de l’enseigne après l’événement. En l’occurrence, on peut évoquer l’article du quotidien Libération présentant l’opération commerciale comme un compte à rebours. L’article décrit la ruée des consommateurs (ou plutôt, des consommatrices) dans des magasins H&M parisiens. Ainsi, on apprend que « les premiers sont arrivés à six heures du matin », « les vendeurs montrent leurs mains couvertes d’égratignures et osent à peine ramener quelques vêtements de la réserve ». En outre, le magasin de la rue de Rivoli est « dévalisé en 13 minutes ». Cet étalement de la période de communication est stratégique pour le groupe. En effet, il met en avant la dynamique commerciale d’H&M dans 20 pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord et relève de plusieurs objectifs à caractère économique et financier. Derrière le « coup commercial », on trouve des motivations liées au fait que : - de nombreux analyses s’accordent à dire que le groupe suédois peine à s’imposer sur le marché américain malgré un marketing de masse (la taille de certains magasins a été réduite et la succursale de Chicago a été fermée) ; 13 - l’enseigne cherche à développer sa notoriété à l’échelle mondiale dans la perspective de nouvelles implantations ; - l’enseigne cherche à renforcer son image de marque à travers un positionnement marketing milieu de gamme chic et abordable ; II) Le bilan de la collaboration entre Karl Lagerfeld et H&M fait apparaître un effet d’aubaine pour l’ensemble des acteurs de l’opération commerciale. A) Le consommateur répond activement à une offre distributeur qui écoute et comprend ses désirs en matière de mode et d’achat intelligent. Quand on étudie le comportement des acheteurs de luxe aujourd’hui, on observe le passage d’une consommation quotidienne par une élite à la consommation ponctuelle d’un très grand nombre. Au delà de cette tendance, on observe aussi ce que Karl Lagerfeld lui-même appelle une « troisième voie » qui consiste à « mélanger des choses chères et pas chères ». Martine Leherpeur, dans L.S.A, parle de « diagonale du fou » avec « un consommateur qui est le matin chez Dior et le soir chez H&M ». Le succès de la collaboration entre Karl Lagerfeld et H&M est symptomatique de cette nouvelle façon de consommer. Elle utilise une évolution des modes de consommation pour bâtir une stratégie: les consommateurs mélangent les segments du luxe traditionnel et le distributeur tente de répondre à ce besoin, quitte à brouiller les repères traditionnels. Au final, l’enseigne espère que la force de la représentation symbolique couvre la désacralisation par le prix. 14 Pour la clientèle régulière d’ H&M, le cobranding avec Karl Lagerfeld est globalement positif. Même si l’enseigne suédoise a utilisé une stratégie marketing agressive, le consommateur a la sensation de sortir gagnant de l’opération. Nous avons évoqué précédemment l’effet d’aubaine que constitue cette possibilité de rentrer en contact avec l’univers du luxe. Quand une cliente déclare « piller d’abord, trier ensuite » le 12 novembre 2004, on peut considérer qu’il y a une acceptation de la pénurie en tant que règle du jeu et, malgré tout, une forme de reconnaissance envers H&M. En outre, au-delà du renforcement de l’image de marque, le succès de l’opération laisse présager de nouvelles collaborations entre le distributeur et des couturiers célèbres. Le consommateur est tenu en haleine. D’ailleurs, une collaboration avec Stella McCartney a eu lieu un an après3. Le directeur général marketing d’H&M avoue que « tout créateur de renommée internationale est le bienvenu », évoquant entre autres les noms de Tom Ford et Marc Jacobs. B) En collaborant avec un couturier de renom, H&M montre sa capacité à se positionner comme un distributeur apportant un véritable avantage compétitif au consommateur, notamment en terme de prix et de mode. En décembre 2004, H&M a annoncé une croissance de ses ventes en novembre 2004 de 24% par rapport à novembre 2003. Il s’agit de la plus forte progression mensuelle du groupe depuis octobre 2002. Selon la banque D. Carnegie, l’effet de la collection « Lagerfeld for H&M » pèserait de l’ordre de 6 à 8 points de ces 24%. Globalement, le distributeur a fortement profité de l’opération commerciale « Karl Lagerfeld for H&M ». Nous avons également évoqué précédemment que la stratégie 3 Le 10 novembre 2005, 40 pièces dessinées par Stella McCartney ont été commercialisées par 400 magasins H&M répartis dans 22 pays. Les prix s’échelonnent entre 14,90 -shirt et 99,90 15 de communication entourant le cobranding était un signe fort pour l’enseigne, en particulier dans le cadre de sa stratégie d’expansion. Cependant, il est intéressant de revenir sur l’image prix du distributeur. Juliette Garnier, dans la revue LSA, évoque « la bipolarisation du marché de l’habillement autour du luxe et de l’entrée de gamme, fragilisant les marques et les enseignes moyen de gamme ». Michel Roullean, directeur général adjoint des Galeries Lafayette, reconnaît dans la même revue « [qu’] au milieu, point de salut ! ». Pour des enseignes comme H&M, Zara ou encore Mango, il est nécessaire de casser ce positionnement en milieu de gamme : - soit en tirant le positionnement commercial par le haut (bien-aller, bien coupé, bien stylé, bon tissu, prix juste…) ; - soit en tirant le positionnement commercial vers le bas (le moins cher, merchandising réduit, moins de style, moins de qualité) ; - soit en maintenant une position médiane qui joue « le plus » par rapport aux hard discounters (plus de mode, plus de renouvellement, plus de plaisir d’achat, plus de segmentation…) ; H&M a une stratégie qui s’inscrit dans ce dernier segment. L’enseigne n’a pas intérêt à relever son positionnement tarifaire mais elle se doit de maintenir une image qualitative forte, tendant vers le haut de gamme (réellement ou fictivement). En l’occurrence, la collaboration avec des couturiers reconnus sert cet objectif. Le cobranding permet de concilier les paramètres prix et qualité. Dans ce cadre, un facteur clé de succès majeur réside dans la capacité de l’enseigne à traduire les tendances en collections pour le grand public. Jusqu’à aujourd’hui, c’est ce qui a permis l’expansion du groupe suédois. La Stockholm investment Bank 16 prévoit un taux de croissance de 13% en 2005, un chiffre d’affaires annuel de 8 milliards d’euros et un résultat net de 1,3 milliards d’euros. C) Karl Lagerfeld et Chanel profitent indirectement des campagnes de communication organisées autour de la collection pour H&M, sans écorner la fidélité de la clientèle exclusive et régulière de la maison de couture. Un cobranding est une collaboration entre deux parties et suppose une logique winwin afin d’en tirer la pleine quintessence. Tout d’abord, pour Chanel, Karl Lagerfeld lui-même reconnaît que des retombées commerciales ne sont pas à exclure. Le couturier déclare ainsi que « celles qui vont acheter Karl Lagerfeld chez H&M ont aussi envie d’un rouge à lèvres ou d’un parfum Chanel ». Le « brand stretching » de la maison de haute couture lui permet d’être présent sur les segments du haut luxe mais aussi du luxe intermédiaire et du luxe accessible. C’est ce dernier qui peut bénéficier au mieux des retombées du cobranding Lagerfeld-H&M. Quand à l’image de marque de la maison de haute couture, les segments de clientèle « exclusifs » ou « réguliers » (en particulier la clientèle « bourgeoise »), la collection « Lagerfeld for H&M » est assimilée à une forme de diversification que la marque mère Chanel pratique déjà sous d’autre formes. Savoir innover, oser et dépasser les préjugés est un gage de dynamisme en économie. Ces règles s’appliquent aussi dans le secteur de la mode, mais à des degrés variés bien entendu. Ensuite, pour le couturier, la collaboration avec H&M est une opportunité supplémentaire pour avoir accès aux médias et se livrer à son jeu favori : la provocation. Le 17 novembre 2004 s’apparente à un retour de balancier quand le 17 couturier proteste par voie de presse contre le fait « [qu’ H&M] n’a pas fabriqué les vêtements en quantité suffisante ». Il évoque le « snobisme dans l’antisnobisme » et dénonce également des articles produits dans des tailles plus grandes que ce que le couturier avait prévu. Il n’est pas évident de déceler le degré de maîtrise de l’opération commerciale par Karl Lagerfeld. Personnalité complexe et ayant le goût de la provocation, on peut difficilement imaginer qu’il ait laissé des failles dans les contrats le liant au groupe de distribution suédois. On peut donc difficilement admettre qu’il ait été pris par surprise. Enfin, la collaboration entre le créateur et le distributeur rejaillit positivement en terme de notoriété. Karl Lagerfeld n’est plus en quête de reconnaissance mais doit plutôt prouver qu’il ne s’use pas et reste intemporel. Inversement, la collaboration prévue entre H&M et Stella McCartney devrait être un accélérateur de notoriété pour sa griffe qui existe depuis moins de 5 ans. III) H&M et Karl Lagerfeld ont su décrypter le mélange des niveaux de luxe, tendance lourde en consommation qui tend à brouiller les repères des distributeurs et des fabricants. L’opération commerciale que nous étudions n’est pas un phénomène isolé. Elle s’inscrit comme une nouvelle façon de consommer. En l’occurrence, il s’agit d’un intérêt croissant des consommateurs de masse pour les marques de luxe. La Havard Business Review parle de « new luxury » mais c’est plutôt le terme de « masstige » ou « massprestige » qui est employé. Ce terme est issu de la contraction de « mass market » et « prestige ». 18 A) Dans leur cobranding, H&M et Karl Lagerfeld ont utilisé l’ensemble des facteurs clés de succès du masstige. Audrey Séro et Céline Poilâne ont répertorié pour la revue électronique altema.com différents critères qui caractérisent le masstige. On retrouve dans leur nomenclature l’ensemble des éléments qui ont constitué les facteurs clés de succès de l’opération « Karl Lagerfeld for H&M » : - collaboration entre une marque de luxe et une marque de grande consommation ; Autre exemple : collaboration Larousse - Christian Lacroix pour l’illustration de la page de garde et les premières pages de chaque lettre. - adoption de codes de communication propres à la grande consommation et adaptation de ceux-ci en fonction des marchés (les marques de luxe n’utilisent, en général, qu’un seul discours pour le monde entier) ; Autre exemple : les cafés Starbucks. - caractère éphémère des opérations commerciales qui s’appuient énormément sur l’effet d’annonce ; Autre exemple : collaboration Paul Smith-Habitat pour célébrer les 20 ans de la marque Habtat. - appel aux créateurs des grandes maisons de couture ; Autres exemples: Christian Lacroix, Paul Smith, Stella McCartney. - cible marketing plus jeune et plus féminin que pour les produits de luxe ; Autre exemple : La Redoute et Jean-Paul Gaultier. Ainsi, on note qu’ H&M a su dans un premier temps comprendre la nouvelle tendance de consommation et dans un deuxième temps utiliser à bon escient 19 l’ensemble des facteurs clés de succès du masstige. Il reste cependant à voir désormais quelles peuvent être les limites de cette évolution de l’offre et de la demande. B) Le débat est ouvert sur le danger d’une consommation croissante d’objets contrefaits ou acquis en dehors des circuits traditionnels de distribution. On manque encore de recul pour pouvoir se prononcer sur les dangers du masstige. En effet, quand on regarde les différentes analyses, on fait face à des points de vue qui divergent. Tout d’abord, le fait que des consommateurs à petits revenus puissent avoir accès à des produits assimilés à l’univers du luxe permettrait de lutter contre la contrefaçon. Un des arguments mis en avants par Audrey Séro et Céline Poilâne est « la sensibilité croissante du consommateur à l’image que véhicule le produit et non plus à sa qualité ». L’argument est faible puisqu’il justifie aussi les achats de produits contrefaits! Aujourd’hui, La contrefaçon représente selon différentes estimations 10% du commerce mondial. Les vendeurs à la sauvette sur la 5ème Avenue à New-York côtoient les mégastores des plus grandes marques de luxe. Il est ainsi difficile d’envisager une consommation à la baisse d’objets contrefaits. C’est même plutôt l’inverse qui devrait se produire à partir du moment ou la désacralisation de la marque est amorcée. Ensuite, l’expérience de la collection « Karl Lagerfeld for H&M » prouve que des circuits de distribution parallèles apparaissent quand la pénurie est organisée et que les prix de vente sont baissés. Quelques heures après l’apparition des premiers articles en magasin, les articles dessinés par le couturier de Chanel s’échangeaient 20 sur le site de commerce en ligne e-bay. La moyenne des mises à prix a atteint au moins +50% et en moyenne un doublement du prix par rapport aux étiquettes d’H&M : - la robe de nuit en georgette : prix rayon 29,90 euros mise à prix 69 euros ( - le caraco noir et rose : prix rayon à 24,90 euros mis à prix 59 euros ( ; ; Ce circuit a même pris une dimension internationale sur le site américain d’e-bay, générant une inflation très forte. Par exemple, l’emblématique veste pailletée proposée 129,90 dollars en magasin dépassait les 300 dollars le jour même du lancement de l’opération ( . En outre, le journal Le Parisien évoque même des reventes au marché noir avec « dans les recoins des boutiques, des revendeurs peu scrupuleux [qui] négociaient des chemisiers ou des vestes qu’ils sortaient de sacs plastiques pleins à craquer ». Or, il ne faut pas occulter que tous ces éléments rentrent en compte dans la représentation symbolique de ces articles. Ils s’amalgament à une forme de consommation peu valorisante et plutôt de mauvais goût de la part de consommateurs pourtant éduqués aux achats malins. Certaines formes d’achat parallèle pourraient alors entrer en contradiction avec la volonté de valoriser son image en portant (mais aussi en vendant) des articles griffés Karl Lagerfeld. 21 Il devient de plus en plus difficile de généraliser quand on parle du luxe ou de la distribution spécialisée. Chaque concept doit se concevoir sous une forme complexe et relative avec plusieurs niveaux. Dans le cobranding que nous venons d’étudier, on s’aperçoit qu’il est de moins en moins concevable de porter exclusivement des articles griffés. La mode, c’est le mélange des genres et le mélange des sources d’approvisionnement. Cela ne signifie pas une baisse de l’importance accordée à l’apparence. Au contraire, il s’agit d’accorder un style avec une personnalité, sans pour autant sacrifier son niveau de vie. Pour les distributeurs, l’enjeu est de sortir de l’image « moyenne gamme » en utilisant cette évolution du consommateur. Ils peuvent répondre à la demande de produits « cheap » en accentuant leur positionnement discount. Ils peuvent aussi, comme l’a fait H&M, proposer du « chic » tout en conservant leur positionnement prix. H&M et karl Lagerfeld ont compris ces évolutions et ont su y répondre en mutualisant leur savoir-faire et leur expérience. La synergie qu’ils ont su créer pour ce « coup commercial » s’est appuyée sur un marketing puissant et stratégique. Au final, ils ont permis au consommateur, au couturier, à la maison Chanel et au distributeur suédois de sortir gagnants de leur opération. 22 • « Lagerfeld dope les ventes d’H&M », L’Expansion, 15 décembre 2004 • « H&M in 2004 », Rapport annuel 2004 de la société H&M • « Karl Lagerfeld couturier chez H&M », L’Express, Lydia Bacrie et Martine Marcowith, 20 septembre 2004 • « Prends tout chéri, on verra après », Libération, Sa.C F.-M.S. et O.W, 12 novembre 2004 • « Karl Lagerfeld fâché contre H&M », Libération, 17 novembre 2004 • « H&M : la collection Lagerfeld flambe sur le Net », Le Parisien, 23 novembre 2004 • « Pourquoi H&M s’offre Karl Lagerfeld pour Noël », Largeur.com, Mary Vakaridis, 3 novembre 2004 • « H&M present Karl Lagerfeld Collection on November 12: Hurry Up, it will be sold in a week ! », Toronto.fashion-monitor.com, Julie Gabriel, novembre 2004 • « H&M : Bringing Haute to the Hoi Polloi », Business Week, Karry Capell et Constance Faivre d’Arcier, 30 mai 2005 • « Le massprestige », Altema.com, Audrey Séro et Céline Poilâne, 30 juin 2005 • « Logos étoilés », La libre Belgique, Laurent Raphaël, 13 mai 2005-09-18 • “Textile : le moyen de gamme se renouvelle”, LSA, Juliette Granier, 1er septembre 2005 23