Parti pour défier le destin - La fête des chants de marins

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Parti pour défier le destin - La fête des chants de marins
Fête des chants de marins
Dictée maritime 2015
par Alain Franck
Parti pour défier le destin
Malgré ses soixante ans bien sonnés, notre valeureux capitaine enfourche sans attendre la
selle de gabier1 et se fait hisser avec un cartahu2 jusqu'au nid d'agasse3 pour trouver
le meilleur passage dans le pack4 . Palanqué5 de la sorte, un rictus6 tiraille le menton de
plusieurs d’entre nous, en pensant à l'étirement de l'estrope7 supportant pareille charge.
Bien que les hummocks8 retardent la marche de notre navire, nous naviguons
maintenant à travers les pertuis9 encombrés de glaces flottantes. En dépit de quelques
embardées10, cet explorateur de l'Arctique finit par mouiller notre barquentin11 au
fond du fjord12, accosté à une banquise.
Quelques hommes d'équipage débarquent ensuite sur la rive pour y construire le premier
cairn13 avant que ne tombe la grande noirceur. Nous y laissons un document signalant
notre passage. Notre marche nous conduit vers un inukshuk14, érigé à quelques
1 n.f. ou chaise de mâture. Siège formé d'une petite planche suspendue par une estrope et sur laquelle
s'assoit un matelot, pour être hissé au moyen d'un cartahu, en un point quelconque de la mâture. Gabier :
n.m. Au temps de la marine à voile, matelot s'occupant de l'entretien du gréement et des voiles et participant
à leur manœuvre.
2 n.m. Cordage volant, sans affectation spéciale, passant par une poulie simple et destiné à hisser ou amener des
objets légers. Le cartahu peut être double, l'objet à soulever étant alors accroché à une deuxième poulie, mobile.
3 Nid d'agasse ou nid de pie. Poste d'observation placé assez haut sur le premier mât de certains bâtiments, en
particuliers les baleiniers et les phoquiers et où se tient l'homme de vigie. Appelé aussi nid d'agasse.
4 n.m. Terme général désignant une région couverte de glace de mer en dérive, quelle que soit sa forme ou sa
disposition. Connu également sous le nom de banquise.
5 Agir avec un ou plusieurs palans sur un objet quelconque afin d'en changer la position ou pour le hisser.
6 n.m. Sourire grimaçant. Spasmes des muscles dilatateurs de la bouche donnant l'aspect d'un rire forcé.
7 n.f. Ce terme désigne la ceinture en cordage ou la bande de fer ajustée dans les rainures d'une poulie ou d'un capde-mouton. S'applique aussi à un morceau de cordage épissé par les deux bouts et servant à divers usages.
8 N.m. Monticule formé par des blocs de glace pressés les uns contre les autres par les vents, les courants ou toutes
autres causes.
9 n.m. Étranglement d'un fleuve. Détroit entre deux îles, entre une île et la terre.
10 n.f. Mouvement assez brusque d'un navire en marche en dehors de sa route, par l'effet du vent, du courant ou
d'un coup de barre involontaire.
11 n.m. Voilier à trois mâts dont seul le mât de misaine, à l'avant, porte des voiles carrées. Le grand mât et le mât
d'artimon sont munis de voiles auriques. Le navire Arctic du capitaine Bernier est un barquentin.
12 n.m. Golfe s'enfonçant profondément à l'intérieur de terres.
13 n.m. Monticule artificiel de terre et de pierres élevé ou placé à dessein pour marquer un lieu particulier. En
l'absence de tout autre matériau, il sert de balise ou de point de repère d'un lieu aux explorateurs.
14 n.m. Empilement de pierres construit par les peuples inuits dans les régions arctiques d'Amérique du Nord, depuis
l'Alaska jusqu'au Groenland et utilisé pour repérer les endroits où les caribous marchaient en grand nombre. Ils
pouvaient aussi servir de point de repère identifiant la position d'une cache pour la nourriture. Les inuksuit (au pluriel)
servaient aussi à marquer les limites d’un territoire.
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encablures15 de notre lieu d'hivernage. Nous y découvrons une quantité d'objets laissés
par les baleiniers quelques années auparavant.
Le jour suivant, quatre licornes nous offrent un spectacle inusité en nageant comme les
pourcils16 dans la baie, tout en sortant de l'eau leur défense torsadée. La découverte
d'une aiguade17 , non loin du navire, nous permet de refaire nos provisions d'eau douce
avec la grosse chaloupe qui, une fois sortie de son taud18 et libérée de ses échaudis19 ,
prend déjà l'eau par l'ousseau20. Partir chasser devient une nécessité car se nourrir
d’endaubage21 quand il ne reste plus qu’une portion de mâchemoure22 mélangée avec
du rack23 affecte durement le moral de l'équipage.
Avant que le soleil ne se lève plus, les matelots grimpent par les enfléchures24 et les
gambes de revers25 jusqu'aux jottereaux26 des mâts de hune pour démonter
vergues27 et chicabauds28 en préparation pour les longues journées sans clarté.
Même si les hommes d'équipage n'ont pas fini d'essarder29 le pont au faubert30 et
malgré ce suet31 qui rafale dans le gréement, le charpentier, lui, commence déjà à
15 n.f. Dixième partie du mille marin (1852m) mais qui vaut pratiquement 200 mètres ou 600 pieds. Cette mesure a
été longtemps l'unité traditionnelle servant à estimer les courtes distances.
16 Le nom « pourcil » est une appellation adoptée par les Nord-côtiers pour désigner le marsouin commun, cette
petite baleine à dents au dos noir et aux flancs grisâtres qui fait au maximum 2 mètres pour environ 30 à 90 kilos.
17 n.f. Lieu où un bateau peut se ravitailler en eau douce.
18 n. m. Abri en toile recouvrant une embarcation pour la protéger de la pluie.
19 n.m. Boucle en fer triangulaire qui sert à amarrer la liure du beaupré. On en trouve aussi sur les hiloires des ponts
pour les saisines d'embarcations.
20 n. m. Petit réservoir dans lequel s'écoule l'eau que fait une embarcation ainsi que l'eau de pluie.
21 n.m. Viandes ou provisions préparées pour être conservées dans des emballages métalliques. Terme de marine.
Comestibles préparés pour être conservés en mer, et consistant en cuisses d'oie, saucisses et autres provisions
embarillées avec du saindoux dont ils sont entièrement couverts, afin d'empêcher le contact de l'air atmosphérique
22 n.f. Miettes de biscuit, utilisées dans les menus du bord ou distribuées à la place du biscuit lui-même.
23 Tafia (eau de vie tirée de la mélasse de la canne à sucre), Tord-boyaux. Rhum ou boissons à base de rhum.
24 m. pl. Petits filins horizontaux qui croisent les haubans (câbles qui retiennent les mâts) des bas-mâts pour former
une échelle qui sert à monter dans la mâture.
25 f. pl. Manœuvres dormantes destinées à fournir aux haubans de hune le point d'appui nécessaire pour permettre
leur ridage. Elles prennent le nom d'échelle de revers pour atteindre la hune.
26 m. pl. Pièces de bois dur appliquées et chevillées de chaque côté d'un bas-mât pour supporter les élongis et
débordant sur l'avant du mât, lorsque le mât est formé de deux ou trois parties distinctes.
27 n. f. Espar supportant une voile surtout à l'époque des voiliers à gréement carré.
28 n. m. Sorte de bout-dehors qui servait à amurer la misaine à bord de certaines embarcations.
29 Assécher, essuyer les ponts avec un faubert (balai fait avec de vieux cordages) ou une serpillière (torchon de toile)
quand ils ont été lavés ou mouillés pour qu'ils sèchent plus rapidement.
30 n. m. Balai fait avec de vieux cordages. Il sert à bord pour essarder et assécher le pont après lavage ou après la
pluie.
31 Vent de sud-est. Prononciation de Sud-Est.
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construire la cabane par dessus le bastingage32 , montée avec les vieux espars33 garnis
de frettes34 aux extrémités.
Pour cette expédition, nous avons pris soin d'apporter cette fois-ci une décoction de
cynorrhodon35 pour lutter contre le saturnisme36, souvent aggravé par les effets du
scorbut37. Plongé dans la nuit polaire pendant plus de trois mois, d'autres vont éprouver
les effets malfaisants du serein38 qui altère la vue.
Défiant le destin, fasciné par cette vie aventureuse, ce n'est qu'au printemps que nos
missions en traîneaux reprendront pour explorer ces terres lointaines et ce désert de glace.
32 n. m. Garde-corps sur le pont le long du navire.
33 n. m. Terme général usité pour désigner une longue pièce de bois employée comme mât, beaupré, vergue, gui,
corne, etc.
34 n. f. Cercle de métal ceinturant un espar, équipé de pitons à œil pour y saisir des éléments de gréement. Cercle de
métal dont on garnit le moyeu des roues, la tête d'un pieu, un canon.
35 n.m. Cynorrhodon ou cynorhodon. Nom ancien du rosier sauvage; maintenant nom du fruit de cet arbrisseau, d'un
rouge vif, très riche en vitamine C. Baie de l'églantier. Les deux orthographes sont admises.
36 Le saturnisme est la maladie correspondant à une intoxication aiguë ou chronique par le plomb. On attribue
souvent les taux élevés de plomb chez les explorateurs de l'Arctique aux conserves de nourriture consommées
pendant les expéditions. Ce nom fait référence à la planète Saturne, symbole du plomb en alchimie.
37 Le scorbut est une maladie due à une carence délétère en vitamine C qui se traduit chez l'être humain, dans sa
forme grave, par un déchaussement des dents et la purulence des gencives, des hémorragies, puis la mort.
38 n.m. Heure tardive. Mot lié à l’ancien français pour désigner la dernière heure du jour ou le soir. Aussi l'humidité ou
la fraicheur qui tombe le soir après une belle journée.
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