Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée1
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Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée1
Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée Yannick Meunier Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III Paris, France Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée1 Le mât héraldique des Indiens de la Côte nord-ouest conjugue à la fois mémoire et lieu. Ce type de monument se dresse dans des villages autochtones, mais on en trouve aussi dans des musées et dans des lieux publics. Selon l’endroit, le mât revêt un sens différent, quitte à travestir sa mémoire originelle pour nourrir une imagerie panoramique du Canada. Un monument au regard pluriel Le mât héraldique ou memorial pole est un objet sculpté de hauts-reliefs disposés les uns au-dessus des autres. Ces figures que l’on nomme « emblèmes » composent une histoire ou un mythe auquel le ou les commanditaires du mât s’estiment être liés. Le mât, dont la hauteur peut atteindre 40 mètres, est ensuite érigé au cours d’une fête appelée potlatch. Chacun peut alors se rendre compte de la richesse, du rang et de l’ascendance des propriétaires. Ces faits, dont l’ancienneté est encore discutée, s’estompent vers la fin d’un XIXe siècle décidé d’en finir avec les pratiques autochtones anciennes. Mais depuis les années 1950, la reprise de la sculpture des mâts témoigne de la vivacité d’un art transmis de génération en génération. Le mât héraldique est un monument intentionnel. Il est dressé là et non ailleurs. Autrefois, ce type de mât était placé devant la maison de son propriétaire et dans certains cas face à un cours d’eau. Des auteurs ont remarqué cette particularité dans le choix d’un lieu d’érection, en définitive, assez risqué. La proximité d’une rivière peut nuire à l’état du mât lorsque celle-ci déverse sa crue sur les berges et imprègne le bois dont il est constitué. La base, qui est profondément enterrée, est plus réceptive à l’humidité du 1 Je remercie la bibliothèque, archives et services de documentation du Musée canadien des Civilisations (Gatineau), la bibliothèque du Musée de l’Homme (Paris), et la division de la référence et de la généalogie, Bibliothèque et Archives Canada (Ottawa). Je remercie également Marianne Bérard qui m’a fait l’amitié de relire le manuscrit. '' Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales sol que le sommet. En outre, cette partie est davantage exposée aux attaques des micro-organismes et des insectes à larves xylophages. Le tronc peut alors se dissocier de la base et s’écrouler entraînant dans sa chute un important fragment de mémoire. Totem Poles écrit par Marius C. Barbeau abonde de photographies montrant de nombreux mâts affaissés ou retenus par une végétation luxuriante de la Colombie britannique. Le mât, redevenant nature, attire l’attention des ethnologues du musée national du Canada. A Ottawa, les gestionnaires du patrimoine autochtone s’inquiètent de la disparition de ces « interesting and artistic memorial columns » (Smith 1926a, 1). Non pour rétablir les anciennes pratiques, par ailleurs condamnées, mais pour saisir le mât en tant que vestige des cultures autochtones, vouées comme on le croyait à disparaître. Le monument, devenu objet d’étude, intéresse l’histoire de l’art, l’histoire des techniques, l’histoire de son origine. Son passé et le mythe qu’il porte sont recueillis par l’ethnographe. Sa forme élancée et ses reliefs sont reproduits par l’artiste peintre (Crosby, 93). La mémoire du mât n’appartient plus seulement à ses créateurs. La civilisation occidentale se l’est appropriée à d’autres fins. En 1924, la sauvegarde des mâts canadiens devient réalité. C’est l’occasion de dénoncer les déprédations commises par le passé : incendie volontaire ou encore vol dans des villages désertés. La guerre aux « vandales » est déclarée, notamment par la publication de mesures législatives appropriées. A cette époque, l’archéologue Harlan I. Smith, détaché du musée national du Canada pour inspecter la réfection des mâts, manifeste d’autres intérêts. Il envisage la création d’un espace mémoriel in situ composé d’une centaine de mâts héraldiques disposée selon une perspective muséographique. L’idée semble innovante, mais en fait elle découle des installations à échelle réduite présentées dans des lieux non autochtones. « In the “museum age” of the late nineteenth and early twentieth centuries, the totem pole became for ethnological exhibits what the tyrannosaurus was to a paleontology display » (Darling et al., 29). De même, l’ethnologue Marius Barbeau entreprend l’expédition d’une quinzaine de mâts vers des parcs publics et des musées afin de sauvegarder l’espèce dans un milieu moins nuisible. Musée de plein air ou exportation hors des sites autochtones, que reste-t-il du monument au regard de sa mémoire ? Est-elle préservée ou dénaturée pour répondre aux attentes de tel ou tel projet ? L’entreprise muséale conduit à une représentation du mât héraldique dans un espace artificiel ou semiartificiel, et celle-ci détermine la place qu’occupe le monument autochtone dans le discours des acteurs de la conservation. ! Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée Un musée de plein air Dans les années 1920, le ministère des Affaires Indiennes, le musée national du Canada et le département des Parcs Nationaux mettent en œuvre une campagne de sauvegarde des mâts. Le programme concerne seulement la région située en amont de la rivière Skeena. Une centaine de mâts se dresse dans des villages gitksan encore éloignés des grands flux de circulation. Mais le temps est compté. Le tracé de la voie ferrée, qui relie Edmonton à Prince Rupert, traverse ces villages. L’avenir des mâts semble incertain. Marius Barbeau persuade alors la compagnie ferroviaire, le Canadian National Railway (C.N.R.) de collaborer à leur préservation en laissant entrevoir tout l’intérêt touristique qu’ils pourraient susciter. Pour l’ethnologue, l’implication du C.N.R. est capitale. Elle sert de moteur au projet de l’« Indian National Park of Temlaham » (Darling et al., 31). La création d’un vaste musée de plein air, dont la collection se distingue dans le lointain, devient une entreprise réalisable grâce au passage régulier d’une clientèle transportée par la compagnie publique. Reste à définir les modalités d’exposition. Contrairement à la règle qui consiste à déposer le mât pour l’édifier ailleurs, Smith et Barbeau défendent l’idée de le conserver sur place. Mais pas n’importe où. « Where [the poles] could be seen by tourists » (Barbeau, vol. II, 856). Seuls les mâts visibles depuis la ligne ferroviaire pourront être restaurés au détriment de ceux distants du tracé. La réfection des mâts Harlan Smith, qui supervise le déroulement des opérations, dresse un bilan sur les premières années dans le Bulletin No. 50 du musée national. La réfection des mâts est une entreprise que l’on peut qualifier de vitale au sens où nous l’entendons, mais elle laisse inévitablement des marques sur le monument. Sont-elles suffisamment profondes pour altérer son intégrité ou le fait de le raviver est déjà en soi une atteinte à son authenticité ? En l’absence de témoignages indiens portés à ma connaissance, observons les faits d’après le rapport. L’examen de l’état des mâts implique de les déposer à l’aide de cordes et de poulies. Les travaux sont dirigés par un ingénieur détaché du C.N.R. et réalisés par des ouvriers gitksan. Souvent, la base du mât est si pourrie qu’il faut la sectionner, puis la remplacer par un nouveau support imprégné de produit fongicide. Les emblèmes sont enduits d’huile de lin. Les zones colorées, devenues ternes, sont rehaussées plus ou moins à l’identique. Ainsi traité, le mât est réinstallé dans un sabot en ciment. La physionomie du paysage autochtone s’en trouve fatalement changée. Les mâts qui ! Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales penchaient sont relevés, mais d’autres parfois réinstallés dans une position qu’ils n’avaient pas auparavant. « The poles were re-erected rather unimaginatively in straight lines » (Darling et al., 46). Quant à l’intervention, elle laisse sur le monument des traces plus ou moins visibles, plus ou moins étendues, plus ou moins odorantes : mastic, produit biocide, peinture synthétique, dalle cimentée, poutre verticale logée dans la cavité dorsale du mât pour maintenir son élévation, plaque métallique appliquée au dos certifiant le déroulement des opérations (Barbeau, vol. II, 827-836). La volonté de pérenniser le mât est à l’initiative d’Ottawa et non à celle des Indiens. De fait, la notion de durée se trouve allongée, modifiant le rapport au temps et à la nature. D’objet périssable, le mât est devenu durable. La pose d’une structure nouvelle ne change en rien sa valeur de remémoration. Par contre, il a perdu un peu de son authenticité au cours de l’opération. Le changement se remarque davantage sur les parties repeintes. « [The poles] were so brightly painted that W. A. Newcombe lamented that they were hardly recognizable as some of the finest pieces of native art in the Province ») – écrit Cole. Emily Carr en vient également à déplorer la restauration des mâts, « lost so much of interest & subtlety in the process » (Cole, 277). Harlan Smith répond à ces critiques par la nécessité de retrouver l’éclat d’antan, qui ne tardera pas à passer avec le temps. Un parcours muséal dans un lieu de mémoire Barbeau avait jeté les bases d’un accord. La contribution du C.N.R. dans la campagne de sauvegarde se limiterait aux mâts visibles par les touristes. Smith développe ce projet qu’il présente de façon détaillée dans Report on Totem Pole Preservation, 1926. Se prépare alors un voyage au cœur d’une région autochtone dont le parcours est défini par le tracé de la voie ferrée entrecoupé de gares à la section des routes existantes. La collection, qui est constituée de mâts héraldiques restaurés ou en devenir, se doit d’être orientée pour le regard des voyageurs (Smith 1926a). Enfin, pour sensibiliser le public ferroviaire, Smith prépare une brochure sur ce patrimoine. Le projet se veut autant touristique qu’instructif. Le Out-of-doors Totem Pole Museum est aussi le moteur d’initiatives autochtones. John Laknitz, un Indien gitksan, crée un musée comprenant d’anciens costumes, des instruments de musique, des enregistrements sonores et d’autres objets. Le musée attire le touriste, mais les recettes sont si maigres qu’il doit abandonner son activité. Son père, Jim Laknitz, ouvre sa propre maison aux visiteurs. Si l’architecture intérieure est authentique, en ! Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée revanche, comme le note Smith, certaines parties de la maison sont de facture récente, comme la charpente, les portes ou encore les fenêtres (Smith 1926b, 2). La pertinence de son observation contraste avec l’absence de critique sur la campagne de restauration des mâts qui reproduit, à une échelle beaucoup plus grande, la mixité des structures anciennes et des éléments modernes. Sa vision panoramique l’entraîne à considérer opportune la construction à l’identique d’un ancien fortin de la compagnie de la Baie d’Hudson dans le village de Kitwanga. Qu’importe qu’il ait existé ou non par le passé, « such a building will also be in harmony with the totem poles » (Smith 1926b, 2). La suite de son texte est un panégyrique du développement touristique au nom duquel on le sent prêt à abandonner l’authenticité et la sérénité des lieux pour la promotion des monuments autochtones. La compagnie cinématographique Pathé Motion Pictures est à ce titre sollicitée pour porter à la connaissance du public ces lieux de mémoire, « which no doubt will give wide publicity to the Totem poles and the Canadian National Railway » (Smith 1926b, 3). Un espace reconsidéré Harlan Smith reconsidère le champ mémoriel d’après les tronçons du chemin de fer. Les monuments autochtones, nettoyés, consolidés, repeints et réinstallés dans une position adéquate au tracé, seraient alignés selon une savante illusion d’optique et d’émotion. La mise en scène ne sert pas l’Indien, mais la compagnie ferroviaire. Le paysage autochtone, rénové, égayé, doit éveiller le regard du voyageur-spectateur, mais aussi rendre inoubliable le trajet entre Edmonton et Prince Rupert. La dissolution des notions de lieux et de mémoire se confond avec les intérêts de la compagnie nationale des chemins de fer. Mais cela n’explique pas les raisons pour lesquelles le projet est soutenu moralement par les affaires Indiennes et le musée national du Canada. Modifier l’orientation originelle des mâts pour l’adapter au trajet ne semble pas avoir été désavoué par la division de l’Anthropologie. L’aménagement des lieux pensé par l’archéologue pour servir la compagnie publique semble résulter d’un consensus établi à un niveau plus haut. Si l’ambition première du projet était bien la protection des mâts héraldiques, il apparaît clairement une évolution vers d’autres considérations. Il faut se tourner vers l’expédition des mâts dans les musées étrangers et notamment au musée d’ethnographie du Trocadéro, à Paris, pour saisir ce glissement d’intérêt. L’Exportation des mâts héraldiques Dans Conservation and Restoration of Totem Poles, Marius Barbeau rappelle comment, lui aussi, a œuvré à la préservation des mâts. Et convoque ses !! Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales prédécesseurs, James Deans, Charles F. et William A. Newcombe, qui ont sorti par le passé des mâts de leur milieu pour être exposés dans un environnement salubre. « The author in this way, too, contributed to the saving of whatever remainded standing of the totem poles on Nass River, fifteen in all » (Barbeau, vol. II, 849). L’opération est d’autant plus pertinente que la région de la rivière Nass se trouve en dehors du tracé de la voie ferrée. La campagne de sauvegarde ne s’étend pas à cette partie de la Colombie britannique, riche en monuments autochtones. A la fin des années 1920, Barbeau entreprend donc l’achat de mâts héraldiques nisga’a. Le prélèvement est une autre forme de protection que l’entretien in situ. Cependant, les enjeux relatifs à la conservation de la mémoire diffèrent. Il faut entendre ici l’exportation d’un fragment de culture autour duquel s’organisaient des espaces sociaux. Le mât indique par exemple l’emplacement archéologique de la maison de son propriétaire, disparue depuis longtemps. Il devient par la force des choses un monument métonymique d’un ancien village indien et incarne à la fois la mémoire d’un peuple et son aire d’occupation. Se pose alors la mise en pratique d’un cadre muséographique adapté à son nouveau lieu d’exposition. Un don à la France En 1929, Marius Barbeau acquit plusieurs mâts du village déserté d’Angyadæ. Parmi ceux dédiés à Kwarhsuh, le chef du clan du Loup, Barbeau en achète un au nom du Canadian National. La compagnie nationale possède d’autres mâts qu’elle expose dans un parc public à la gare terminale de Prince Rupert (Cole, 270). Mais au lieu de réserver au mât d’Angyadæ une fin similaire, Sir Henry Thornton, le président du C.N.R., l’offre au Gouvernement français qui l’accepte. Le 14 mars 1930 est le jour de l’inauguration du « mât totémique ». Le carton d’invitation convie les personnalités du monde politique, culturel et artistique français et canadien résidant à Paris à une réception donnée au musée d’ethnographie du Trocadéro. La cérémonie est présidée par C. J. Smith, le vice-président du Canadian National Railway, et Paul Rivet, le directeur du musée, rapporte le Paris-Canada du 23 mars 1930. « Le premier, M.A – Louis Regamey, directeur de la Société des Chemins de Fer du Canada, prend la parole, au nom de Sir Henry Thornton, président de cette Société », annonce l’hebdomadaire, qui publie de larges extraits du discours prononcé par Regamey. Ce n’est pas en mon propre nom que je prends ici la parole, je ne suis que l’interprète de Sir Henry Thornton, Président du Canadian National Railways, pour exprimer sa joie de pouvoir offrir au Musée !" Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée d’Ethnographie du Trocadéro ce mât totem q[ui] a orné pendant de longues générations un lointain village de la Colombie britannique.[...] J’espère, Mesdames et Messieurs, que nombreux seront ceux d’entre vous qui voudront aller voir les derniers vestiges de cet art, dans leur cadre naturel, dans la Colombie britannique, ce qui leur donnera également l’occasion de visiter ce pays qui fut jadis la « Nouvelle France » et où plus de trois millions d’hommes ont encore le français comme langue maternelle et la culture française comme idéal. Ils pourront alors se remplir les yeux de visions inoubliables car il n’est pas de pays au monde qui puisse étaler une aussi riche variété de sites, depuis le majestueux estuaire du St-Laurent jusqu’aux pentes des Montagnes Rocheuses, drapées de leurs admirables forêts, au littoral de l’Océan Pacifique, où des chapelets d’îles verdoyantes émergent des flots bleus (Le Totem). Le discours coloré de Regamey laisse transparaître au travers d’un geste qui se veut ethnographique une incitation au tourisme au Canada. Mais, la presse française et étrangère ne retient pas cet aspect. Pour La Gazette du XVIe arrondissement du 29 mars, « l’événement est d’importance du point de vue scientifique », car « la France ne possédait pas encore une de ces gigantesques reliques d’une civilisation américaine que l’on peut considérer comme disparue [...] ». Le thème de la disparition d’un art est redondant dans les quotidiens, mais peu, à l’instar du Petit Parisien du 15 mars, commentent l’état des mâts. « Les mâts deviennent de plus en plus rares, non seulement parce qu’exposés à une température exceptionnellement rigoureuse ils se fendent, s’émiettent et finissent par disparaître avant d’avoir un siècle d’âge » (Vanderpyl). Par ailleurs, aucun journal ne remarque l’absence du sommet du mât, égaré quelque part on ne sait où au Canada (Chapman, 19). La plupart des propos visent la rareté de l’objet ou son généreux donateur. Un « don d’une rare valeur », une « pièce tout à fait remarquable », bref « un splendide exemplaire [...] offert par la direction des Canadian National Railways », écrit-on ici et là. Un objet transformé Tous ne partagent pas cet avis. Marius Barbeau, à qui la presse rend hommage, faisait l’éloge de la pureté esthétique du mât nisga’a. Il n’hésitait pas à déclarer à son sujet, « one of the finest carvings of the Nass », pour aussitôt dénoncer ce qu’il advint de cette œuvre indienne, peinturée de couleurs fantaisistes par les employés de la compagnie ferroviaire avant d’être envoyée en France (Barbeau, vol. I, 228). L’ethnologue accuse ces « restaurateurs » !# Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales qui dénaturent l’œuvre en l’affublant d’une parure improbable. « The restorers as a rule forget that the totems of the northern natives of the coast were carvings, not paintings » (Barbeau, vol. II, 853). Pourtant, l’Indian Act condamne les restaurations abusives des monuments autochtones, néanmoins opérées sans l’accord des Affaires Indiennes. Le discours du représentant du Canadian National et l’objet qui l’accompagne laissent une impression de déjà-vu. La ressemblance est frappante avec le projet de Harlan Smith. D’une campagne de sauvegarde des mâts, l’entreprise glissait rapidement vers l’aménagement de l’espace mémoriel en un parc touristique pour le compte du C.N.R. Ici à Paris, le don du C.N.R. à la France nourrit une vision carte postale du Canada. Travesti avec un goût douteux et tronqué d’un emblème, le mât d’Angyadæ ne représentait plus dans sa forme initiale ce monument érigé à la mémoire d’un chef indien. Son sens premier a été détourné au profit du domaine des « relations publiques ». La valeur de remémoration est supplantée par l’invention d’une fonction correspondant à peu près à celle d’une enseigne publicitaire. Or, qui peut s’apercevoir de la supercherie ? Comme l’écrit Le Journal du 15 mars 1930, « les spécialistes le disent unique au monde ». Malgré une coloration abusive, le mât demeure un monument indien. Dans ce cas, pourquoi avoir peint une œuvre qui à l’origine n’était que sculptée ? Un objet public Depuis le projet d’un parc muséal soutenu par les Affaires Indiennes et le musée national du Canada, force est de constater que le patrimoine indien est à la disposition des muséographes sous le couvert de l’Indian Act. En 1930, un mât nisga’a fait l’objet d’un don à la France qui le reçoit comme une œuvre authentique. Le don fournit l’occasion de prononcer un discours louant les merveilles du Canada et non les Indiens de la Colombie britannique. Néanmoins, le corpus d’articles sur lequel j’ai construit cette étude ne couvre sans doute pas tout ce qui a été écrit sur l’inauguration du mât d’Angyadæ 2. Par ailleurs, je n’ai pas connaissance du discours de Paul Rivet, le coprésident de la cérémonie du 14 mars. De même, le discours de Louis Regamey n’a peut-être pas été retranscrit intégralement. Peut-être s’est-on exprimé davantage sur les populations autochtones. Peut-être... 2 Soit 45 articles rédigés en français et 7 en anglais publiés entre le 13 mars et le 20 avril 1930. Ces documents sont conservés à la bibliothèque du Musée de l’Homme, Paris. !$ Le mât héraldique ou la mémoire reconsidérée Mais enfin, n’est-il pas curieux de constater que le seul journal qui a rapporté la partie vantant le Canada n’est autre que le Paris-Canada! Vu d’Ottawa, le mât n’a, semble-t-il, jamais occupé une place centrale. Il est un moyen pour parvenir à une fin. On peut le considérer comme une forme grossière de nos pictogrammes modernes par lesquels des messages sont reconnus. Ici, une incitation au tourisme. Là, à la découverte des Indiens d’avant. L’annonce doit être claire et identifiable au loin. Le gabarit des monuments héraldiques répond à cet effet. La coloration des mâts, qui est menée de manière quasi systématique à cette époque, participe à l’élaboration du discours. Elle nourrit une imagerie populaire des Indiens du Canada dans des lieux fréquentés par le tourisme, comme dans les parcs publics de Jasper, de Prince Rupert et de Vancouver. A Prince Rupert, n’est-ce pas là que se dressent plusieurs mats nisga’a peints abusivement selon Barbeau ? Le mât d’Angyadæ devait être peint avant que Sir Thornton n’envisage de le donner à la France. Mais ici, la dimension internationale laisse penser que le monument autochtone sert l’Etat canadien par l’entremise des chemins de fer nationaux. Qu’importe si la mémoire du mât est falsifiée pour le rendre davantage attractif pour nos yeux, il est la preuve tangible du discours panoramique du représentant du Canadian National. Le mât n’est plus seulement un symbole de l’Indien de la Côte nord-ouest (Jonaitis, 115). Au regard du projet muséal dans la région de la rivière Skeena, du don au musée parisien, et de son exposition dans les parcs publics, tout porte à croire que le mât restauré est devenu un instrument de publicité pour le Canadian National et à l’occasion de « propagande » pour l’Etat canadien. Bibliographie Archives 2AMIB2d, pochette « Musée de l’Homme, coupures de presse ». Paris : Bibliothèque du Musée de l’Homme. Archives 2AMIB4a, pochette « coupures de presse sur les expositions temporaires et inaugurations de salle, 1930-1933 », pochette METMars 1930 « Inauguration du mât totémique ». Paris: Bibliothèque du Musée de l’Homme. Barbeau, C. Marius. Totem Poles. Ottawa : National Museum of Canada, Anthropological Series, XXX, bull. 119, vol. I and vol. II, 1950. Chapman, Anne. Mâts totémiques de la Côte nord-ouest de l’Amérique du Nord. Paris : Muséum National d’Histoire Naturelle. Catalogues du Musée de l’Homme, Série H, Amérique II, 1965. !% Place and Memory in Canada : Global Perspectives Lieu et Mémoire au Canada : Perspectives Globales Cole, Douglas. Captured Heritage, The Scramble for Northwest Coast Artifacts. Norman : University of Oklahoma Press, 1995. Crosby, Marcia. « T’emlax’am: an ada’ox ». The Group of Seven in Western Canada. Mastin M., Catharine, ed. Toronto : Key Porter Books in association with the Glenbow Museum, 2002. Darling, David and Douglas Cole. « Totem Pole Restoration on the Skeena, 1925-30: An Early Exercise in Heritage Conservation ». BC Studies no. 47, Autumn 1980, 29-48. Jonaitis, Aldona. « Northwest Coast Totem Poles ». Unpacking Culture, Art and Commodity in Colonial and Postcolonial Worlds. Phillips, Ruth B. and Christopher B. Steiner, eds. Berkeley, Los Angeles, London : University of California Press, 1999. « Le Totem offert au Musée du Trocadéro ». Paris-Canada, 23 mars 1930. Smith, Harlan I. « Preserving Skeena River Totem-Poles ». Resources, Prince Rupert, October, 1926a. Collection des Archives du Musée canadien des civilisations. --------. « Synopsis of a report by Mr. Harlan I. Smith of the National Museum of Canada on Totem Pole Preservation work done to the end of 1926 ». Collection Charles Camsell, Boîte 762, fiche 6, 1926b. Collection des Archives du Musée canadien des civilisations. --------. « Restoration of Totem-Poles in British Columbia ». 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