Le Bulletin Freudienne n°16-17 Mars 1991 PERE REEL, INCESTE
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Le Bulletin Freudienne n°16-17 Mars 1991 PERE REEL, INCESTE
Le Bulletin Freudienne n°16-17 Mars 1991 PERE REEL, INCESTE ET DEVENIR SEXUEL DE LA FILLE 1 Patrick De Neuter (111)Deux constations suscitèrent le travail, toujours en cours, dont cette communication aux Journées d'Etudes sur "Le père comme symptôme ?" constitue un moment. D'une part, on peut aujourd'hui constater dans le champ psychomédico-social une multiplication des recherches, journées d'études et publications concernant les transgressions de l'interdit oedipien. On peut aussi y observer le développement des équipes d'intervenants au service de la protection des enfants subissant ces expériences. Enfin, se multiplient aussi les témoignages publics de ces enfants, des femmes le plus souvent, par le biais du livre, du magazine ou de la télévision. 1Texte écrit à partir d'une communication aux Journées d'Etudes de l'Association freudienne "Le Père comme symptôme ?" (Bruxelles 13 et 14 octobre 1990). Le présent texte constitue une version revue et augmentée de la transcription de cette communication suite aux débats et aux discussions - parfois passionnées - dont il fit l'objet. J'en ai cependant conservé le style oral. Je remercie les participants au groupe de travail sur l'inceste père-fille dont a bénéficié la communication originale : P. Belot-Fourcade, Ph. Cattiez, M.Ch. Cadeau, R. Geeraert, M. LerudeFlechet, E. Pirard-Van Dieren, M.J. Segers et N. Stryckman. (112)D'autre part, dans les écrits ou les débats psychanalytiques apparaissent des divergences quant au rôle du père réel dans le devenir de ses enfants et quant à l'impact effectif de l'histoire et des traumatismes réels que l'enfant aurait rencontrés sur la genèse des symptômes qu'il présente devenu adulte. Ainsi on entend dire dans nos milieux que "le père réel c'est celui dont on ne peut rien dire" ou encore "celui qu'il faut supposer à l'origine de notre humanité", et aussi que "le vrai père c'est le père mort". On répète souvent que "l'essentiel du devenir de l'enfant dépend de la structure, du langage ou de son rapport au Symbolique", l'oedipe freudien n'étant d'ailleurs que traduction imaginaire de ce rapport au langage. On dit aussi quelques fois que l'inceste "père-fille n'existe pas", qu'il n'y a d'inceste "qu'avec la mère" et que "le traumatisme réel n'a aucune importance" : l'effet traumatique n'étant fonction que du fantasme dans le cadre duquel ce traumatisme est vécu ou revécu. Enfin, n'attribue-t-on souvent la forclusion du Nom-du-Père à la seule parole de la mère ? Ces affirmations, assurément freudiennes et lacaniennes, sont néanmoins utilisées de telle sorte que la fonction du père réel s'en trouve comme évidée contrairement à ce que fut la position de Lacan à ce sujet 2. Il devient à tout le moins difficile de décrire la fonction de ce père réel et son articulation avec celle du père imaginaire et du père symbolique. Il est peut-être 2Voir notamment, J. LACAN, dans La Relation d'objet : « Le père réel relaie le père symbolique », séance du 6 mars 1957 ; et plus loin « ... Dieu est certainement un élément essentiel... mais il ne peut suppléer à la carence du père », séance du 8 mai 1957. Dans D'une Question préliminaire : « Plus loin encore la relation du père à cette loi doit-elle être considérée en elle-même... » (Ecrits, p. 579). Dans son Séminaire sur Le Sinthome (1975-76), bien qu'il s'intéresse essentiellement à la topologie nodale du sujet, LACAN ne tient pas pour rien le concret du père réel dans le devenir de Joyce [cfr., par exemple, les passages suivants : « On ne pouvait plus mal partir, naître à Dublin avec un père soûlographe et plus ou moins feignant c'està-dire fanatique de deux familles... » (18 novembre) ; « Son père qui se distingue justement d'être un père indigne, un père carent...» (1 janvier) ; « Le désir d'être un artiste comme compensatoire du fait que son père n'a jamais été pour lui un père... » (10 février)]. Etant donnée l'ambiguïté dans l'enseignement de Lacan concernant ce concept de père réel, on pourrait pour plus de clarté distinguer avec JP. LEBRUN le père réel qui introduit à l'impossible et le père de la réalité ou père concret qui est chargé d'assumer les fonctions de père symbolique et de père réel. important de préciser ici que je désigne par l'expression "père réel" celui que certains ont appelé ici-même, le père de la réalité et que (113)l'on appelle parfois ailleurs, le père concret. De ce père réel, Lacan disait au début de son enseignement qu'il était ce parlêtre de chair et d'os qui "besogne" ou "a besogné" la mère, lui a fait un enfant, a donné son patronyme à leur rejeton et qui a pour fonction de "cristalliser ou d'incarner" le Père Symbolique organisateur de la structure inconsciente du sujet 3. Je commencerai par envisager ce rôle du père réel dans son articulation à la fonction du Père Symbolique à partir d'un cas de cure psychanalytique. Jeanne et les genoux de son père L'analysante que j'appellerai Jeanne est une jeune femme attrayante, qui n'avait pas grande difficulté à se trouver des amants. Néanmoins, jamais elle n'arrivait à l'orgasme. A son analyste, elle explique que lorsque le plaisir vient, elle ne pouvait s'empêcher de le "bloquer". Par le biais de ce dernier signifiant, une connexion put un jour s'établir avec un souvenir d'enfance : son père chantonne une ritournelle tout en la faisant sauter sur ses genoux. Le plaisir monte en elle. Sa mère n'aime pas ces jeux. Le plaisir continue de monter. Bientôt, elle doit le "bloquer". Suite à l'établissement de cette connexion, sa frigidité s'est atténuée mais elle n'a pas complètement disparu. Il fallut encore élaborer, symboliser, l'amour sans fond, le désir 3J. LACAN, Le Mythe individuel du névrosé. voluptueux et engloutissant qui l'enchaînait à sa mère qu'elle croyait haïr. (114)Remarquons qu'un des moyens utilisés pour "bloquer" le plaisir qui vient lors de ses relations sexuelles consistait précisément à imaginer que sa mère entrait dans la chambre. A la question de savoir ce qui aurait pu se passer si elle s'était laissée aller à ce désir d'abord méconnu pour sa mère, surgirent, accompagnés de fortes angoisses, des propos comme ceux-ci : « Ce serait pis qu'une éruption volcanique, pis qu'une tempête sans fin ». Des rêves vinrent alors confirmer le caractère dévorant de cette passion qui sommeillait en elle à son insu depuis quelques 36 ans, notamment celui-ci : un cheval entre tout entier dans un autre, comme un enfant retournant dans le sein de sa mère. Suite à cette mise en mots du désir archaïque inconscient, sa frigidité s'atténue fortement. Les orgasmes devinrent de plus en plus fréquents tandis qu'elle nouait une relation stable avec l'un de ses amants et qu'un désir d'enfant, désir tout à fait neuf disait-elle, naissait à sa conscience. Que nous indique cette cure quant aux effets possibles de la relation père-fille sur la sexualité de celle-ci ? Elle nous indique tout d'abord que cette relation de jouissance masturbatoire dont le père était, consciemment ou non, peu importe ici, le complice peut avoir un impact réel sur la sexualité de sa fille : dans le cas présent, l'impossibilité de se laisser aller à l'orgasme et la nécessité de passer d'un amant à l'autre, forme d'attachement amoureux et sensuel, symptomatique, au père de son enfance. Cette courte observation nous indique aussi que cette relation jouissive avec le père oedipien n'est pas déterminante de la structure psychotique, névrotique ou perverse : la structure s'était établie auparavant et cette expérience ne l'a manifestement pas radicalement transformée. (115)Apparaissent enfin deux processus dont Freud avaient déjà souligné l'existence à savoir, d'une part, que cette relation au père oedipienne vient prendre le relais d'une relation à la mère et d'autre part, que la femme choisit son compagnon non seulement dans le prolongement de son amour pour son père mais aussi en tant qu'il est censé satisfaire quelque chose qui s'origine dans sa relation archaïque à sa mère. L'inceste effectivement réalisé La prise en compte des effets sur la fille d'une réalisation effective des désirs oedipiens du père et de la fille m'a semblé utile pour élucider davantage la fonction du père réel dans le destin sexuel de sa fille. Ce n'est évidemment qu'un abord particulier et négatif de cette fonction du père réel, limité sans doute, mais vu le temps qui nous est imparti, il faut bien renoncer à être exhaustif aujourd'hui en cette matière qui implique ces deux questions fondamentales de la psychanalyse : qu'est-ce qu'un père et que veut une femme ? Curieusement, de ce père réel incestueux et de son éventuel "démérite" ou "fraude" - pour reprendre les termes de Lacan - au regard de la fonction symbolique, les analystes parlent peu, sauf les psychanalystes d'enfants et ceux qui écoutent les adolescents. Et l'on sait bien les difficultés qu'ils et qu'elles rencontrent auprès de leurs collègues psychanalystes d'adultes lorsqu'ils ou elles s'avancent sur ce terrain. Ils ou elles sont rapidement accusés de faire de la psychologie ou de tomber dans le panneau de l'imaginaire. Tout se passe comme si depuis que Freud avait renoncé à sa théorie de la séduction traumatique, certains psychanalystes étaient contraints de penser que les séductions incestueuses subies et rapportées par leurs analysantes n'étaient que constructions imaginaires dictées par leur désir infantile inconscient. On sait pourtant aujourd'hui la relative faiblesse (116)de l'argument de Freud : il eut fallu accepter que trop de pères étaient pervers. Ferenczi lui s'étonnait moins de la fréquence de ces récits de séduction étant donné « le nombre considérable de patients (adultes) » qui, en analyse « avouent » eux-mêmes des voies de fait sur les enfants 4. L'orientation générale des commentaires du mythe oedipien est d'ailleurs démonstrative d'un même parti pris. Connaissons-nous beaucoup d'analystes adultes qui se soient interrogés sur les désirs meurtriers de Laoïs pour son fils, sur les désirs incestueux de Jocaste et enfin sur les désirs d'Oedipe concernant Antigone et sur les effets de ce désir sur le destin amoureux de celle-ci ? La plupart des commentaires du mythe se limitent à l'analyse du désir du fils Oedipe, meurtrier de son père et amant de sa mère 5. De même, ne disserte-t-on pas beaucoup plus facilement sur l'attachement d'Anna Freud à son père et au développement de son oeuvre que sur le désir de Freud qui aurait pu induire un tel culte chez celle qu'il appelait « son Antigone » ? Remarquons ici aussi, que si, quant au désir incestueux de la mère, la théorie psychanalytique est très loquace, à propos du 4S. FERENCZI, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, exposé fait au XII Congrès International de Psychanalyse, 1932, Paris, Payot, Oeuvres complètes, Tome IV. Le titre original était Les Passions des adultes et leur influence sur le développement du caractère et de la sexualité de l'enfant. Cette communication ne fut pas du tout appréciée par FREUD qui se serait même opposé à sa publication (d'après M. BALMARY, L'homme aux statues, citée par Eva THOMAS, cfr. infra, p. 214). 5Parmi les exceptions : M. BALMARY in L'Homme aux statues (Grasset, 1979) et J. BERGERET in La violence fondamentale (Dunod, 1984). même désir, côté père, elle est beaucoup plus discrète. Quant à l'inceste père-fille effectivement réalisé, que la sociologie, la criminologie et la médecine nous disent aujourd'hui assez fréquents, les psychanalystes lacaniens restent relativement silencieux 6. (117)En 57, Lacan faisait remarquer que la théorie analytique participait au voile jeté sur le coït parental par l'amnésie infantile. N'a-t-elle pas aussi participé à l'écran de fumée utilisé par la société pour dissimuler le désir incestueux du père pour sa fille et les corps à corps réels induits par ce désir ? Ma clinique et mes lectures ne me permettant pas de penser que l'inceste père-fille soit sans effet sur le devenir de la fille, je me suis proposé de tenter d'éclaircir quelque peu ce versant particulier de la relation père-fille. Je ne savais pas que j'allais y rencontrer autant de difficultés 7. Il est vrai que l'affabulation existe, que certaines analysantes la reconnaissent elles-mêmes et que certaines accusations de viol du père par leur fille sont essentiellement motivées par le désir meurtrier et vengeur à l'égard de celui qui n'a pas 6LACAN lui-même dans ses propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine pose la question de savoir « Pourquoi le mythe analytique fait-il défaut concernant l'interdit de l'inceste entre le père et la fille ». A notre connaissance, les seuls articles psychanalytiques lacaniens consacrés à ce sujet sont rassemblés dans le n°7 de la revue Patio. Il s'agit de communications à un colloque qui se tint en 1985. Et pourtant les sociologues indiquent que la transgression de cet interdit n'est pas exceptionnel et qu'il n'est pas non plus sans effets négatifs pour le devenir de la fille. D'après M. ROUYER et M. DROUET, 4% des femmes auraient vécu une expérience incestueuse avec le père ou le beau-père (L'Enfant violenté, Paidos, 1986). Ce pourcentage varie sensiblement d'une recherche à l'autre. 7Pourquoi en aurait-il été autrement puisque ce sujet fut déjà très problématique pour FREUD lui-même et puisqu'il fut l'objet de dissensions entre lui et certains de ses élèves, FERENCZI par exemple, comme je viens de l'évoquer. Il est probablement très difficile d'aborder ces questions qui nous concernent tous, au plus profond de nos refoulements, sans se laisser aveugler ou assourdir par nos désirs incestueux insus. Ce qui peut donner par exemple, l'accusation jalouse ou, au contraire, l'idéalisation de ceux et celles qui s'autorisent à la réalisation du désir interdit, l'agressivité envieuse ou au contraire, la complicité par rapport à la soeur que le père a élue, le voyeurisme sadique vis-à-vis de la soeur victime, la complicité avec la revendication haineuse contre le père, etc... De tels processus inconscients rendent compte aussi des dissensions, fréquentes dans les équipes psycho-médico-sociales qui ont à prendre "en charge" des familles dans lesquelles l'enfant est victime du désir incestueux paternel. répondu aux tentatives de séduction. Il est vrai aussi qu'il n'y a pas lieu de se laisser reprendre par la psychologie et par l'imaginaire en oubliant l'apport essentiel de Lacan quant au Père Symbolique. Il est tout à fait vrai enfin que l'inceste père-fille est radicalement différent, quant à ses effets, de l'inceste mère-fils. Néanmoins, je ne pense pas que le refus d'envisager cette fonction du père réel et ses rapports avec le père imaginaire et le père symbolique soit théoriquement et cliniquement justifié. C'est ce que je voudrais démontrer aujourd'hui à partir de deux (118)livres-témoignages et en m'appuyant aussi sur quelques cas issus de la clinique psychanalytique rapportés dans le cadre d'un groupe de travail. Les récits d'Eva Thomas et Nathalie Schweighoffer Eva Thomas, victime du désir fou de son père, publia en 1986 le récit de son expérience incestueuse et de ses diverses tentatives pour sortir de cette « prison du père » 8. Nathalie Schweighoffer avait douze ans lorsque son père commença à lui imposer un viol incestueux pervers qui se prolongea cinq années durant. A dix-huit ans, elle décide de parler, porte plainte contre son père et publie le récit de ces événements 9. De tels récits, de tels témoignages ne sont pas analogues aux récits qui nous sont fait dans les cures. On sait la difficulté de situer ces récits autobiographiques par rapport à ceux qui sont rapportés dans le cadre du transfert avec les effets spécifiques de l'association libre. Plus spécifiquement en cas d'inceste, la clinique psychanalytique nous enseigne que ces récits peuvent évoluer au cours de la cure, telle fille, par 8E. 9N. THOMAS, Le Viol du silence, Paris, Aubier, 1986. SCHWEIGHOFFER, J'avais douze ans, Paris, Fixot, 1990. exemple, ayant accusé son père, découvrant au fil du temps qu'il y avait erreur sur la personne ou plus radicalement encore, erreur sur l'événement lui-même. On sait que ce genre de variations dans le récit fut un des éléments qui amenèrent Freud à renoncer à croire - trop radicalement, je pense - à la réalité des scènes de séduction qui lui étaient rapportées. Ces sources ne sont pas équivalentes aux récits produits dans les cures. Cependant, ce ne sera pas la première fois que des analystes (119)s'appuieront sur des récits autobiographiques - à commencer par celui du président Schreber - et je vous propose de lire ces deux récits avec la même circonspection mais aussi avec le même crédit que toute autre autobiographie. Si la structure hystérique des auteurs se dévoile clairement dans leur écrit, je n'ai trouvé aucune raison déterminante de mettre en doute la réalité des événement décrits. Que pouvons-nous donc retenir de ces récits en ce qui concerne notre propos ? Eva et le désir fou de son père Eva Thomas avait 12 ans lorsque son père, très jaloux de son premier petit ami, l'entraîna, malgré ses résistances, dans le lit conjugal. Il se coucha sur elle et jouit probablement avant toute pénétration : le souvenir d'Eva est incertain. Il se perd dans l'horreur suscitée par un sentiment d'éclatement de son moi, de son corps et de son identité. Le mot "père" lui-même lui sembla voler en éclats dans ce contact des sexes du père et de la fille. Je la cite plus littéralement à présent : « la chair a nié le verbe, il m'a exilé du langage et m'a niée dans mon existence de sujet ». Le rapport incestueux a effacé son nom. Autant de signifiants tout à fait intéressants pour nous, d'autant plus qu'ils viennent sous la plume d'une femme qui ne manifeste aucune complaisance pour les psychanalystes et leur théorie. Culpabilité par rapport à la mère, honte d'elle-même, maux de ventre, angoisse de porter un enfant et anorexie pour tuer ce monstre en elle, silence pour protéger la famille et pour garder, malgré tout, une image acceptable de son père. Cette expérience s'inscrit aussi dans son corps : migraines, maux multiples affectant le ventre, les dents, les jambes, le dos, les seins et toute l'enveloppe cutanée. En effet, de nombreuses années plus tard, un (120)eczéma généralisé se déclencha en rapport immédiat avec l'émergence de ce souvenir. Autre inscription dans le corps : une stérilité qui disparût grâce aux paroles d'une gynécologue qui en avait justement saisi le sens. Son rapport aux hommes resta longtemps très problématique : horreur et peur de leur sexe et de leur poids sur elle, agressivité inaltérable même à l'égard de ceux qu'elle aimait et de ceux qui l'aimaient vraiment. Elle restait en même temps fascinée et terrorisée par ces mêmes hommes de telle sorte qu'elle se serait livrée à la prostitution si elle avait rencontré un homme qui le lui avait demandé. Les « chaînes posées sur son corps » par son père lui semblaient indestructibles. Le fantôme de ce père l'empêchait de se donner à un autre homme. Quand bien même elle devint féconde dans sa vingtième année, à quarante ans elle était toujours inaccessible aux plaisirs de l'orgasme et ce malgré diverses tentatives thérapeutiques qui toutes avortèrent. Tentatives psychothérapeutiques Bien que ceci ne concerne qu'indirectement notre sujet, il ne me semble pas inintéressant de savoir comment et pourquoi, d'après elle, Eva ne trouve pas d'aide adéquate du côté des psychothérapeutes et des psychanalystes consultés. Certains psychothérapeutes crurent bon de vouloir la déculpabiliser en lui affirmant que l'inceste père-fille n'était aucunement interdit, d'autres tentèrent de la guérir en la poussant à avoir des relations sexuelles multiples, soit encore en se glissant eux-mêmes dans son lit. D'autres enfin, femmes et psychanalystes, lui proposèrent une communauté paradisiaque d'où les hommes étaient bannis mais dans laquelle elle se rendit vite compte que s'établissaient entre femmes des rapports tout à fait semblables à ceux qui lui répugnaient dans ses relations avec les hommes. (121)Eva et son psychanalyste Eva consulta un autre psychanalyste mais elle ne persévéra pas longtemps. Son récit laisse entendre que la violence du transfert imaginaire était pour elle insoutenable : le silence du cabinet et cette solitude avec un homme lui rappelait trop « la nuit noire de son adolescence ». Quelle raison avait-elle de penser que celui-ci ne « déraperait pas » comme son père ou comme les psychothérapeutes déjà rencontrés ? D'autre part, « se dévêtir de ses résistances » et apporter régulièrement l'argent gagné par son labeur, lui faisait par trop penser aux rapports de la strip-teaseuse et de la prostituée avec leur maquereau. Enfin la règle du tout dire, la disposition des lieux qui fait que l'on est vu et que l'on ne peut voir, la dissymétrie de la relation : tous ces éléments du cadre de la cure répétaient trop précisément et trop immédiatement l'insupportable infériorité vécue par rapport au père incestueux, infériorité redoublée par celle qui l'avait unie au Dieu de son enfance, violeur de ses pensées 10 . Tout ceci sont des imageries transférentielles qui ne sont pas du tout spécifiques des femmes qui furent violées par leur père. On y entend bien la structure qui organise ce discours. Néanmoins ne peut-on pas penser que cette expérience de corps à corps incestueux et surtout cette expérience de transgression d'un interdit par celui-là même qui est censé l'incarner soit à l'origine d'une intensité de transfert imaginaire, d'une consistance et d'une fixité de celui-ci plus difficilement maniable par le psychanalyste et supportable par l'analysant ? Cette fixation au traumatisme a d'ailleurs déjà été remarquée par Freud et confirmée par d'autres qui se sont intéressés à la névrose traumatique 11 . (122)Le transfert étant en lui-même appel au père dans l'Autre, on peut concevoir les difficultés spécifiques qui se posent en cas de cure psychanalytique dans les cures de ces analysantes. Eva et la théorie psychanalytique Quant à la théorie freudienne qu'elle avait appris à connaître, que lui disait-elle ? Tout d'abord que toute petite fille désire faire l'amour avec son père et que c'est donc elle la séductrice. D'autre part, qu'il est fort probable que rien ne se soit passé sinon dans son fantasme : Freud n'a-t-il pas renoncé à la théorie de la séduction par le père. Eva n'a évidemment 10Les choses se seraient-elles passées différemment avec une psychanalyste femme ? Peut-être, mais il ne faut pas négliger que les ressentiments par rapport à la mère peuvent eux aussi dans ces cas d'inceste être très puissants. Quoiqu'il en soit, Eva s'était d'abord adressée à une psychanalyste. Sa réponse, l'offre du paradis sans homme, n'a pas dû la rassurer quant à ce qu'elle pouvait attendre des femmes... 11Par exemple in S. FREUD, Au delà du Principe de plaisir (1920) et H. EY dans son Manuel de psychiatrie (Masson, 1978). retenu de ses lectures que ce qu'elle a bien voulu en retenir. Mais il est évident que de tels propos circulent parmi les psychanalystes, certains largement diffusés de surcroît 12 . Découvrant donc cette théorie psychanalytique après s'être heurtée à l'incrédulité générale ambiante sur la réalité des faits, ainsi qu'aux accusations diffuses de séduction et de plaisir pris dans l'expérience subie, elle trouva manifestement dans ces théories un renforcement du refoulement de son désir incestueux inconscient que ce moment d'amour incestueux aurait pu satisfaire. Et je pourrais dire "désir incestueux qui a été satisfait", tant celui-ci transparaît à peine voilé dans certains passages de son récit. Elle tentera donc de sortir toute seule de cette "prison du père", toute seule avec des mots, les mots d'un livretémoignage. (123)Cette rupture d'avec son psychanalyste ne l'empêchera pas cependant de devenir une familière de la littérature psychanalytique 13 . Si elle accuse les psychanalystes de vouloir cacher la faute du père (Freud voilant les fautes du père et les psychanalystes camouflant à leur tour les erreurs de Freud), elle le fait avec une certaine sérénité. Elle sait bien de quoi elle parle, elle qui a voulu longtemps méconnaître la faute de son père. Ne pouvoir reconnaître les errances paternelles serait, écrit-elle, un symptôme typique des fils de Freud et les 12Cfr., par exemple, l'interview de F. DOLTO dans Choisir en novembre 79 au cours de laquelle elle affirme qu'il n'y a jamais de viol parce que les filles sont toujours consentantes et que, père pervers ou non, il suffirait que la fille refuse pour qu'il la laisse tranquille. Ces propos peuvent-ils entraîner autre chose qu'un nouveau malentendu entre psychanalystes qui parlent du désir inconscient et la journaliste et ses lecteurs qui ne peuvent l'entendre qu'au niveau du désir conscient et qui ne peuvent donc que protester. Cette interview est citée non seulement par Eva THOMAS (ibidem) mais aussi par Christiane ROCHEFORT en annexe de son roman La porte du fond (Grasset, 1988). A lire aussi chez cette dernière, le récit du premier rendez-vous, qui fut aussi le dernier, de l'héroïne avec un psychanalyste. Remarquons que F. DOLTO n'est pas la seule psychanalyste à tenir de tels propos dans les médias. 13Recherche d'appuis dans sa contestation du Père incarné ici par FREUD ? Quête de reconnaissance d'un désir qui n'a pu se faire entendre dans la cure ? Conjonction d'une résistance à l'analyse et d'une demande insue ? Nul ne peut le dire ici, à sa place. faits qu'elle rapporte, citations de Freud, de Dolto et de quelques autres pour appuyer sa thèse sont pour le moins très questionnants. Elle apprécie cependant plusieurs auteurs consultés. Parmi ceux-ci, S. Ferenczi, sans doute parce qu'il avait soutenu la réalité des agressions sexuelles commises sur de jeunes enfants et pointé le malentendu entre l'enfant et l'adulte quant au désir incestueux, mais elle apprécie aussi beaucoup sa théorie du moi divisé et celle qui concerne l'identification à l'agresseur qui l'ont aidée à comprendre ses propres réactions et notamment son obéissance aux injonctions paternelles et son silence protecteur du père 14 . Elle apprécie aussi, évidemment, les ouvrages "briseurs de statues" de M. Balmary et J. Masson qui la confirment dans son sentiment que S. Freud a vraiment commis une erreur en n'accordant plus aucun crédit à la (124)séduction par le père 15 et qu'il existe effectivement chez les psychanalystes une tendance à nier, voiler ou dissimuler la faute des pères et celles de S. Freud. Lacan considérant que la formation du psychanalyste commençait par le repérage des erreurs et des impasses du Maître afin de pouvoir prolonger son élaboration en reprenant son travail là où 14« ...cette peur, quand elle atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l'agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s'oubliant complètement, et à s'identifier totalement à l'agresseur. Par l'identification, disons par l'introjection de l'agresseur, celui-ci disparaît, en tant que réalité extérieure et devient intra-psychique », S. FERENCZI, ibidem p. 130. P. LEGENDRE souligne à propos du Crime du caporal Lortie. Traité sur le Père (Fayard, 1989) que l'identification au père concret est incontournable, aussi criminel et incestueux qu'il soit. Il s'agit là d'un processus forcé, lié à la vie auquel aucun fils et aucune fille ne saurait échapper. D'où l'acte meurtrier du fils par identification au père hors la loi. Cette identification forcée pourrait à elle seule rendre compte de cette impossibilité de dire non, affirmée par la plupart des "victimes" de l'inceste. Mais on peut aussi ici faire appel au concept lacanien de Désir en tant qu'il est désir originairement désir de l'autre (petit a). Dans Le Désir et son interprétation, LACAN précise même que le sujet « ne peut situer son désir ailleurs que dans l'espace du désir de l'autre » (leçon du 12 novembre 58). Ces processus inconscients peuvent aussi rendre compte de l'acte du père. Il paraîtrait en effet que, dans un certain nombre de cas, le père du père ou son grand-père avaient eux-mêmes été des pères violeurs. Ne pas être à son tour père violeur, impliquerait la possibilité de se situer hors du champ du désir paternel, mais sur quoi ou sur qui prendre appui dans une telle généalogie ? Ne pas l'être à son tour constitue en outre une contestation insupportable de l'idéal paternel ou grand-paternel. 15D'après LAPLANCHE et PONTALIS, Freud lui-même n'a jamais tout à fait abandonné le point de vue traumatique (Vocabulaire de la psychanalyse, p. 502). Il est en tout cas exact que dans son Introduction à la psychanalyse on trouve des affirmations comme celle-ci : « Le point de vue traumatique ne doit pas être abandonné comme étant erroné : il occupera seulement une autre place et sera soumis à d'autres conditions » (Payot, p. 299). il l'avait laissé, il ne me semble pas inutile d'accorder une certaine attention à ces textes indiquant certaines erreurs de Freud ou relevant certains de ses silences. Ce n'est pas notre projet pour aujourd'hui, mais ne serait-ce pas une manière d'éviter que Freud ne fonctionne pour nous comme Père-Symptôme ? Mais poursuivons l'examen de cette question qui me sert de fil conducteur : quelle est la fonction du père réel dans le devenir sexuel de sa fille ? Question qui peut partiellement se réarticuler comme suit : à quelles conditions du côté père le devenir sexuel d'une fille ne sera-t-il pas parasité par un attachement symptomatique au père de son enfance et de son adolescence ? Nathalie et la perversion du père Nathalie choisit elle aussi la voie du livre-témoignage pour tenter de sortir de son impasse incestueuse. Elle écrit ce livre après un long silence et après avoir intenté un procès à son père. Son récit laisse entrevoir un père très différent de celui d'Eva et une expérience vécue très différente aussi : plusieurs années de soumission progressive aux scénarii de plus en (125)plus pervers, les coups pleuvant lorsque la rébellion éclatait. Ce que le père n'obtint pas, malgré l'alcool et malgré la drogue imposée, c'est que sa fille participe à ces scénarii en y éprouvant du plaisir. A 18 ans Nathalie qui a parlé, qui a gagné le procès, qui a publié son livre, n'a toujours pas connu le plaisir sexuel quand bien même elle peut avoir des relations sexuelles avec des hommes qui l'aiment. Même avec ces derniers, les relations restent fort difficiles. Le fantôme de son père ne la quitte pas. Son image vient se superposer à celle des rares hommes qui échappent à sa haine meurtrière. Son père s'était comporté avec elle comme un vrai mari. Elle rêve d'un mari qui ne la toucherait pas, d'un mari qui serait un vrai père. Le jour elle rêve d'un mari-fantôme, tandis que la nuit c'est le fantôme de son père qui hante ses cauchemars et ses rêves sadiques. Elle ne peut dormir qu'habillée comme en plein jour. Son père fait l'objet d'une haine et d'un désir de meurtre irrépressibles. D'ailleurs, écrit-elle, elle n'a plus de père. Par ses actes, il s'est lui-même destitué. Et l'on retrouve ce clivage entre le père d'avant et le "mec, le "salaud", "l'étranger" d'après. Comme pour Eva, le sentiment premier est celui d'avoir été cassée en mille morceaux, d'avoir été tuée, d'avoir perdu son nom. Comme chez Eva, on constate une mise en question de l'identité corrélative d'une auto-destitution du père réel. Angoisse et honte, impulsions meurtrières et envie de se suicider, compulsions à se laver, envie de vomir, l'accompagnent de longues années durant. Pour elle non plus qui a dû se battre pour faire reconnaître les faits et la culpabilité du père, impossible de reconnaître en quoi son désir inconscient a pu y être pour quelque chose dans l'établissement et dans la prolongation de son enfer. On retrouve ici un tableau "clinique" fort proche de celui que nous fit Freud de la névrose traumatique, ce qui ne veut pas dire évidemment que le trauma rend compte exhaustivement de la névrose. Je viens de le dire : Freud expliquait ces névroses par une action conjuguée du traumatisme et du désir inconscient préexistant. (126)Examinons à présent quelques devenirs de filles ayant vécu le corps à corps incestueux tel que ce devenir apparaît dans le cadre de cures entreprises avec des psychanalystes. Jacqueline et le non-savoir Toutes les filles ayant vécu de telles expériences incestueuses ne les ont pas éprouvées aussi dramatiquement que Nathalie et Eva. Certains d'entre vous ont peut-être eu l'occasion d'entendre des femmes qui, comme cette analysante que j'appellerai Jacqueline, ont même éprouvé du plaisir en faisant l'amour avec leur père. Remarquons cependant que Jacqueline affirme qu'à cette époque, elle ne savait pas que cela ne se faisait pas. Curieux nonsavoir d'une adolescente lorsqu'on sait combien précocement un enfant peut avoir l'impression au moins confuse que ça ne se fait pas avec un papa mais bien avec un chéri pour reprendre l'expression d'Aline, âgée de 7 ans. Ce non-savoir de Jacqueline ne serait-il pas une subtile ruse de l'inconscient pour jouir de ces moments d'amour avec le père car, c'est bien d'amour qu'il s'agissait entre eux. Chéri et papa tout à la fois, jusqu'à ce que le papa demande à sa chérie de ne rien dire à maman. C'est alors que Jacqueline devina qu'il y avait là quelque chose comme une transgression. Elle s'informa et peu après refusa de céder aux avances paternelles. L'expérience de Jacqueline fut donc beaucoup moins traumatisante que celles d'Eva et de Nathalie, probablement parce qu'existait ce non-savoir - soit encore parce que le savoir de l'interdit était efficacement refoulé. Cette hypothèse rejoint l'affirmation de certains selon lesquels le dévoilement de l'interdit (ou encore la rupture de la relation incestueuse) serait bien plus pathogène que l'inceste lui-même - nouvelle confirmation de (127)l'importance du symbolique et de la théorie de l'après-coup 16 . Mais un autre déterminant est peut-être intervenu ici : l'amour du père pour sa fille. L'amour tempère 16J. BIGRAS, cité par Eva Thomas, ibidem, p. 219 et M. BLEVIS, Un Inceste peut en cacher un autre, Patio 7, p. 29. en effet la réduction de la fille à l'état d'objet du fantasme, cause du désir incestueux paternel. Cela étant, Jacqueline, devenue femme, s'est elle aussi trouvée dans l'impossibilité d'entretenir des relations durables avec un homme et si, au contraire de Nathalie et de Eva, elle ne rencontra aucun problème de frigidité, il lui est encore impossible d'accepter l'idée de faire un enfant avec un autre homme, par fidélité à son père, dit-elle à son analyste. Remarquons cette petite différence d'avec la clinique habituelle : une femme conçoit fréquemment un de ses enfants, souvent le premier, imaginairement avec son père. Dans certains cas d'incestes réels, tout se passe comme si concevoir un enfant réel devenait impossible : soit que la pensée s'y oppose, soit que le réel du corps, lieu de l'Autre disait Lacan, s'y refuse, fausse couche ou stérilité venant dire cette opposition. La pseudo-débilité de Anne Pour Anne aussi, au niveau conscient en tout cas, l'inceste ne fut pas une expérience très traumatique. Néanmoins, il ne fut pas sans effet : une profonde pseudo-débilité amena ses éducateurs à consulter la psychanalyste d'enfant. (128)Edwidge et l'aveu du père "Edwidge", qui fut violée avec brutalité par son père, semble cependant n'en avoir pas trop souffert. Son analyste pense que si elle est sortie sans trop de difficultés du carcan dans lequel sont restées enfermées plus d'une autre, c'est qu'un dialogue a pu s'établir avec son père qui reconnut lui-même sa faute. On peut concevoir que la Loi fondamentale était ainsi redite et l'inter-dit par là réinstallé entre le père et sa fille, par son représentant privilégié, sans que ne doivent intervenir les policiers, les juges et les lois de la cité avec les conséquences parfois positives 17 mais dans plus d'un cas négatives impliquées dans la condamnation du père réel au nom du Père Symbolique, conséquences négatives bien repérables dans le récit de Nathalie. Malgré le procès par elle gagné et malgré la publication de son témoignage, cette dernière est en effet restée "enchaînée", dans la haine, à son père incestueux. Geneviève, son père, ses frères et sa soeur De par sa profession, le père de "Geneviève" est représentant de la Loi 18 . Il n'a pas eu de relations sexuelles avec sa fille mais bien une série de comportements, gestes et attouchements, où se mêlaient violence (129)et sensualité. Les scènes de déshabillage pour la fessée se poursuivirent jusqu'à l'âge de 18 ans. Geneviève eut, par contre, de fréquentes relations sexuelles avec ses deux frères tandis que durant l'adolescence, elle fut régulièrement masturbée par sa soeur aînée. 17Sur l'importance de ce repositionnement du Père dans la famille et dans la cité par le biais d'une décision juridique, on lira les Leçons VII de P. LEGENDRE. Mais les psychanalystes sont loin d'être tous d'accord sur le bénéfice d'un appel à la justice pour condamner le père réel. Une des difficultés de cet appel au juridique, me semble être l'induction d'une confusion entre la théorie psychanalytique et la moralité de la cité, ce qui la mettrait dans l'impossibilité de poursuivre son éthique spécifique : permettre au sujet la reconnaissance de son désir inconscient. 18Cas décrit par M. DESCAMPS dans son mémoire de licence en criminologie L'Interdit de l'inceste fondateur de l'humain (Université Catholique de Louvain, janvier 1989, pp. 107-116). Quant à la profession du père de cette patiente, on se rappellera ici la remarque de LACAN sur les effets particulièrement ravageants de la "figure" paternelle dans les cas où le père a réellement la fonction de législateur, fonction qui lui offre « trop d'occasions d'être en posture de démérite, d'insuffisance voire de fraude, et pour tout dire d'exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant » (Ecrit, Seuil, p. 579). Elle s'est adressée à un service de psychopathologie afin de mettre « mettre de l'ordre dans sa vie chaotique et de trouver un statut ». Elle essaie en vain d'obtenir un diplôme de fin d'études secondaires : ses stratégies d'échecs sont évidentes et efficaces. Depuis le départ de son père, de sa soeur et de ses frères, elle se retrouve seule avec sa mère. Elle partage son lit mais seulement pour y dormir : c'est la seule relation familiale qui échappe à la pratique sexuelle incestueuse. Elle est amoureuse d'un voisin, mais se découvre incapable d'avoir des relations sexuelles satisfaisantes : ses inhibitions et sa frigidité ont amené son amant à mettre un terme définitif à leur relation. A ces symptômes s'en ajoutent bien d'autres, tout aussi importants comme un énorme besoin de reconnaissance, une intense culpabilité, une grande fragilité de son identité. Une cure psychothérapeutique en face à face est en cours depuis 3 ans. Elle a déjà rendu possible un détachement progressif mais difficile du lien à la mère. Essai de synthèse concernant les effets de la réalisation de l'inceste On le voit donc, les effets symptomatiques de l'inceste sont très variés. Il faut aussi constater des variations importantes dans les circonstances intrapsychiques et relationnelles de ces traumatismes. J'ai laissé entendre que, du côté des filles, ces expériences peuvent survenir sur fond de structures différentes. Etre réduite au statut d'objet du fantasme paternel doit nécessairement entraîner des conséquences très différentes sur la fille hystérique, obsessionnelle, phobique, perverse ou (130)psychotique. De même, être élevée par son père à la dignité de l'Objet d'Amour, peut avoir des conséquences différentes selon la structure psychique de la fille élue. Dans son texte sur la névrose traumatique, Freud a bien précisé que les effets du traumatisme étaient très variables, indéterminés et fonction de la névrose préexistante ainsi que de l'intensité de ses fixations et des refoulements antérieurs au traumatisme. J'ai insisté aussi sur la différence de structure chez les pères réels, autrement dit, sur leur propre rapport à l'Autre maternel archaïque et au Père Symbolique ainsi que sur les places respectives de leur amour et de leur désir pour leur fille dans le corps à corps incestueux. Il est très différent de se retrouver "victime" une nuit du désir fou de son père ou d'être des années durant l'objet du sadisme d'un père pervers ou de la tyrannie d'un père paranoïaque. Ces Journées étant consacrées au père comme symptôme, j'ai laissé dans l'ombre l'importance pathogène des réactions de la mère telles que sa complicité plus ou moins active avec le père, son refus de reconnaître les faits et le silence qu'elle impose à sa fille. Ceci ne veut pas dire que la mère n'ait pas une incidence directe sur l'issue plus ou moins pathogène de cette expérience. Tout au contraire, bien que moins apparente, cette dimension de l'expérience me semble tout à fait importante pour le devenir sexuel de la fille. Ce serait encore un aspect de cette problématique à développer. De plus, la nature des relations familiales au sein desquelles s'inscrivent ces relations incestueuses aura quelques effets sur ce devenir de la fille. Evoquons simplement les difficultés supplémentaires de celle-ci lorsque la femme ou les femmes du père, celles donc auxquelles la fille s'identifie de façon privilégiée, sont elles aussi réduites à l'état d'objet, soit encore haïes ou simplement ignorées par le père. Ce qui fut le cas de la mère de Nathalie. Enfin, nous ne pouvons pas oublier de prendre en compte cette relation de la fille au premier objet d'amour, la Mère archaïque, relation que la fille revit au travers de la relation au père, et à laquelle elle risque de se retrouver renvoyée et fixée du fait même de cet inceste paternel. (131)Si, comme le disait déjà Freud, la relation au premier objet d'amour constitue pour toute fille la matrice des relations qu'elle établira avec son conjoint, on perçoit les dangers qui guettent cette relation conjugale lorsque la fille se trouve entraînée par un inceste paternel dans une régression et une fixation à cette relation originaire à la mère. L'ensemble de ces observations cliniques montre que si les effets du corps à corps avec le père, de la rencontre de sa jouissance de corps et de la transgression impliquée sont très divers, un ensemble commun semble néanmoins se dégager : un certain nombre de troubles concernant l'identité, une fragilisation plus ou moins grande de la métaphore paternelle et donc de l'accès du sujet au symbolique, un attachement amoureux ou haineux à l'un des parents ou aux deux, une grande difficulté de toutes ces filles à quitter le giron familial, à s'épanouir dans de nouvelles relations satisfaisantes ou à devenir mère à leur tour 19 . Revenons un instant sur cette affirmation selon laquelle il n'y aurait d'inceste qu'entre le fils et sa mère. Ces quelques pas me semblent démontrer le contraire. Néanmoins, puisqu'aucune de ces filles ne devient psychotiques, ces quelques destins démontrent aussi que cet inceste père-fille n'est pas du tout identique à l'inceste archaïque avec la mère 19Le nombre de cas évoqués ici est encore trop restreint que pour que nous puissions tirer des conclusions définitives. Par ailleurs, suite à cette communication des collègues m'ont fait part de cures de femme qui, bien qu'ayant quelques raisons d'entreprendre une psychanalyse, n'ont pas témoigné des mêmes difficultés dans leur vie sexuelle, ni dans l'assomption de leur désir incestueux inconscient. De tels cures devront être examinées avec attention ce qui nous permettra certainement de nuancer les présentes conclusions et de préciser les mécanismes en jeu. entraînant chez le fils une forclusion du Nom-du-Père. Cet inceste archaïque avec la mère n'a d'ailleurs pas besoin d'être réellement agi pour avoir les effets ravageant que l'on sait. Dans ce sens, mais dans ce sens seulement, on peut dire qu'il n'y a d'inceste qu'entre la mère et son fils. Resterait à clarifier ce qu'il en est de l'inceste mère-fils et mère-fille à l'adolescence, c'est-à-dire lorsque la structure de base du sujet (132)est déjà relativement établie. Il me semble indicatif de la crainte et de l'horreur plus grande qu'il suscite et de la prévention spontanée qu'il induit que les recherches sociologiques les considèrent comme extrêmement rares 20 . D'autre part, l'histoire de Geneviève, déjà évoquée, qui a transgressé l'interdit incestueux avec son père, ses frères et sa soeur mais pas avec sa mère, bien qu'elle se retrouve seule sous son toit, peut-être considéré comme un autre indice de l'interdit plus catégorique qui affecte l'inceste avec la mère. Structure du désir, transferts et échec de l'accès à la castration Les symptômes présentés par ces analysantes sont donc très différents. De plus, ils ne sont pas spécifiques des filles ayant eu des relations sexuelles avec leur père. Ils peuvent, par exemple, survenir lorsque le père est simplement trop désirant de sa fille, sans qu'il y ait pour autant passage à l'acte sexuel. Bien plus, certains de ces symptômes (horreur des hommes et du sexe masculin, impossibilité d'entreprendre une relation amoureuse, stérilité... ) peuvent apparaître lorsque le père s'est montré très distant ou rejetant pour sa fille. 20M. MOISSEEFF, ethnologue - s'appuyant sur les recherches de MAISCH (1970), STRAUS (1984) et SCHERRER (1984) - les dit rarissimes (Patio, n°7, p. 139). Ceci nous oblige à revenir sur la nature du traumatisme incestueux. Comme je l'ai déjà souligné plus haut, ce n'est pas l'acte en lui-même qui fait trauma mais plutôt les conditions dans lesquelles il se déroule : le savoir de l'interdit, la violence de l'imposition, la présence d'un lien amoureux, le silence imposé sur l'expérience subie et la structure intrapsychique et intra-familiale préexistante à l'événement. La première objection m'amène à préciser que l'effet spécifique du corps à corps semble être la fixation plus grande au désir (133)paternel, la force plus grande du refoulement du désir, une violence moins supportable des transferts paternels et maternels qui s'en suivront, notamment dans les cas où une cure psychanalytique serait entreprise et surtout un transfert particulier amenant parfois le psychanalyste, on l'a constaté, à abandonner la position clinique ou théorique qui devrait être la sienne. La seconde objection nous oblige à relativiser encore la nature du traumatisme et à renouer avec la théorie freudienne énergétique du trauma. Ce qui fait trauma c'est l'excès de stimulation accompagné d'une impossibilité de symbolisation. Ceci permet de comprendre pourquoi le rejet d'une fille par son père peut être aussi traumatisant que son trop grand désir réalisé. Reste encore à élaborer en termes lacaniens les effets d'un tel traumatisme à propos duquel Charles Melman indiquait brièvement dans une récente séance de son Séminaire que « si la séduction a été réelle, elle annule la dimension proprement symbolique (...) propre à la castration (...). Elle (cette séduction réelle) se trouve mettre en échec l'accès à la castration en tant que la castration est le mode d'accès à la jouissance sexuelle » 21C. 21 . MELMAN, Séminaire 1990-1991, La Nature du symptôme, inédit, Paris, Hôpital Henri Rousselle, Leçon du 10 janvier 1991. Que désire une fille quant à son père ? Essayons à présent de reprendre la question de savoir ce que désire une fille quant à son père ? Freud disait : elle veut en obtenir le pénis et, à défaut, elle se satisfait d'un enfant. Lacan reformule cette réponse en en modifiant assez radicalement les termes : la fille désire obtenir le phallus du père et un enfant de celui-ci comme signe de son amour. (134)La clinique de l'inceste réalisé nous amène à apporter quelques précisions importantes quant à la compréhension de ces formules, sur la complexité desquelles nous passons parfois un peu trop vite. Elles se trouvent, de ce fait, ravalées et répétées à contresens, sinon dans nos débats, en tout cas dans le grand public avec certains effets de renforcement du refoulement que je signalais en commençant. Dans La Relation d'objet Lacan insiste : « Le désir n'est pas un désir d'objet : il est désir du manque qui dans l'autre désigne un autre désir ». Il ajoute que « lorsqu'il intervient, l'analyste substitue un objet à ce "personne" auquel le symptôme est adressé » 22 . Ne pourrait-on pas dire que le père qui séduit sa fille ou qui répond à ses entreprises de séduction se méprend sur la nature même du désir de sa fille ? Ce désir s'adresse la plupart du temps à un père au-delà du père réel, autrement dit à un père de rêve, un père imaginaire, un père fantasmatique ou encore, si vous me permettez d'équivoquer sur les mots, ce désir s'adresse à un "personne" : un "no-body". Il se trompe aussi le psychanalyste qui soutiendrait que faire réellement l'amour avec son père, c'est bien cela que la fille espérait réellement. D'autre part, Lacan nous a aussi montré que le désir n'était pas 22J. LACAN, La Relation d'objet, inédit. appétit de satisfaction, bien plus, que sa satisfaction entraînait la disparition du sujet du désir. Il nous a de même sensibilisés au fait que la demande n'était pas demande d'un objet mais demande d'une présence ou d'une reconnaissance 23 . Ne peut-on penser qu'il en va de même à fortiori pour la demande et le désir incestueux ? Il n'exige pas satisfaction réelle et directe. La satisfaction n'est pas attendue de celui qui a charge de tenir noué ce désir à l'interdit ni non plus par l'obtention d'un enfant ou d'un pénis réel, qui n'est dans le fantasme qu'une représentation imaginaire du phallus, symbole du manque. (135)Malgré ses comportements séducteurs qui constituent une demande de reconnaissance de son existence, de sa désirabilité, de sa féminité, ce que la fille demande à son père, c'est qu'il incarne l'inter-dit. Si cet interdit concerne principalement la relation mère-fille, il concerne aussi dans notre culture les pratiques sexuelles conjoignant le père et la fille. Ainsi peut-on comprendre, me semble-t-il, l'horreur suscitée chez la fille par le contact du sexe du père et l'angoisse envahissante induite par la survenue des signes indiquant la conception d'un enfant incestueux. Ainsi peut-on aussi mieux comprendre, me semble-t-il, la révolte de ces femmes vis-à-vis de celles qui tentent de les emmener dans leur paradis féminin ou encore de ceux qui veulent les persuader que c'est bien cela qu'inconsciemment elles désiraient. Ainsi peut-on enfin comprendre la contradiction soulignée par plus d'une analysante entre leurs rêves, voire leurs rêveries incestueuses, et l'horreur qui les surprend à la lecture de témoignages comme ceux de Nathalie et d'Eva. 23J. LACAN, Le Désir et son interprétation, inédit, voir notamment la leçon du 13 mai 59 ; Les Ecrits, Seuil, notamment pp. 690-691. Pour conclure Dans la mesure où, comme le disait M. Czermak, nous sommes tous responsables de notre inconscient, la tâche de se détacher du père, quel qu'il fût avec elle, incombe à la fille. Elle n'est pas sans être responsable du choix de poursuivre cette célébration du père qui constitue le ressort de nombreuses frigidités, échecs amoureux, homosexualités, haines revendicatrices et meurtrières contre le père incestueux ou contre les hommes qui héritent de sa place. C'est à la fille que revient de décider si oui ou non elle reste attachée amoureusement ou sensuellement à ce père-symptôme. Néanmoins les pères réels ne sont pas sans responsabilité dans le devenir de leur fille, puisque leurs paroles, leurs silences, leur désir inconscient comme leurs actes ne restent pas sans effet sur ce devenir. S'il n'est pas le seul à incarner le Père Symbolique, il en est un des représentants (136)privilégiés. Que celui qui a pour fonction "d'incarner" la loi oedipienne et de maintenir le Nom-du-Père "dans sa position dans le signifiant" se laisse submerger par son désir pour sa fille ou le refoule névrotiquement ne sera pas sans effet d'emprisonnement, pour reprendre la métaphore d'Eva Thomas, du désir sexuel de sa fille. Ces effets sont assurément moins ravageants que l'inceste mère-fille mais on ne peut cependant les tenir pour inexistants. Bien plus, une transgression de cet interdit peut rejeter la fille sans plus de protection dans les bras d'un inceste maternel tout à fait destructeur. Les effets pathogènes d'un refoulement névrotique par le père de son désir pour sa fille, nous incitent à souligner que la manière la plus efficace d'interdire à la mère « de réintégrer son produit » 24 consiste à attiser et attirer son désir et à la faire jouir. De même, la clinique nous enseigne que la meilleure 24J. LACAN, La Relation d'objet, inédit. façon de s'interdire sa fille est de désirer une autre femme et de jouir avec elle, la mère de sa fille par exemple, ou toute autre femme à laquelle la fille aura, de ce fait, quelques bonnes raisons de s'identifier et qu'elle pourra de ce fait idéaliser dans son cheminement vers la sexualité de femme adulte. Ainsi compris, l'interdit oedipien est donc tout l'envers d'une invitation policière au refoulement du désir sexuel paternel 25 . D'autre part, n'incombe-t-il pas aux psychanalystes de mieux théoriser ce qui du côté des pères réels, ayant à incarner la fonction paternelle, peut rendre aux filles cette tâche plus ou moins difficile voire impossible ? Nous pourrions aussi mieux théoriser, me semble-t-il, ce qui différencie le fantasme oedipien et le corps à corps sexuel incestueux. Du côté de ces pères réels, nous devrions aussi mieux théoriser ce qui peut amener ces "fils" à ne pas pouvoir ou à ne pas vouloir assumer cet "office" de père", travail, il est vrai, difficile puisque peu de père incestueux semblent désireux d'entreprendre une psychanalyse. Nous devrions aussi, me (137)semble-t-il, davantage élaborer la remarque de Lacan comme quoi la jouissance phallique est de peu de poids à côté de la jouissance des corps. Nous devrions reprendre enfin, je viens de le dire, la théorie freudienne du trauma dans une perspective lacanienne. Enfin, l'échec de la cure d'Eva Thomas, ne devrait-elle pas nous inciter à élaborer davantage les particularités de la direction de la cure en cas d'inceste réel : difficultés spécifiques quant au maniement du transfert, particularités des transferts et "contre"-transferts fréquemment suscités par ses analysantes, fonctions et effets du silence, moment du passage au divan, place de la mise en question des faits ou au contraire de la reconnaissance explicite des faits. Autant de questions que se 25Les psychanalystes n'ont pas à se faire les policiers du père. Ni policiers, ni moralistes, ni non plus les complices des pères dans l'abandon de leur fonction ou dans leur perversion. Leur éthique soulignait LACAN n'est ni la morale bourgeoise, ni le précepte religieux, ni l'éthique de Sade : c'est à cette condition qu'ils pourront fonctionner comme psychanalystes (cfr. Le Séminaire, Livre VII). pose le psychanalyste qui souhaite ne pas en rester à un support de la revendication souvent associée à ce traumatisme et rendre possible pour la fille une effective analyse de son désir incestueux refoulé et l'abandon de son rapport névrotique à la castration. Comme quoi la réalisation de l'inceste père-fille rend non seulement le devenir sexuel de la fille plus problématique : il nous amène aussi à repenser et à clarifier plus d'un aspect de la théorie et de la clinique psychanalytique.