La Traque (16) - Bastien Fournier

Transcription

La Traque (16) - Bastien Fournier
La Traque (16)
Précédemment dans La Traque : Suite à une réunion avec les commanditaires de ses poursuivants, le narrateur est assommé et
enlevé par deux hommes hommes de main.
Les draps sentent la lessive. La lumière du soleil filtrée par un rideau blanc baigne la pièce. J'ai l'impression
que c'est le matin. Une moquette protège le sol. Sous la fenêtre, du linge féminin pend à un étendage. Je suis
nu. Une musique assourdie – peut-être Piazzola – traverse la porte fermée. J'essaie de me lever. Un
étourdissement me saisit dès que je pose un pied par terre. Je m'effondre sur le lit où je me remémore ce qui
m'est arrivé. Je me suis présenté au rendez-vous. Il y avait un avocat, l'un des patrons de Carron, Carron &
Carron, Cyrille qui pâlissait et qui s'enfonçait dans un fauteuil. J'ai dit mes conditions et menacé de tout
révéler s'il m'arrivait quelque chose – menace qui n'a pas été prise au sérieux. Au sortir de ce colloque, à la
place d'Anouchka, deux gorilles m'ont embarqué dans une voiture et m'ont assommé. Donc ce sont eux qui
m'ont emmené ici, et eux, sans doute, qui écoutent du tango dans la pièce d'à côté. Je vois des scènes de
films dans des caves humides, des gens ligotés nus sur des chaises et torturés par des sadiques. Une sueur
froide me couvre le corps quand on frappe à la porte.
Je ne réponds pas, ne fais pas un geste, me comporte comme si j'étais endormi ou évanoui. Je
m'efforce de respirer régulièrement. Je devine plus que je n'entends les pas qui s'approchent. L'odeur qui se
répand autour de moi n'est pas le celle du sang, de la poudre et de la sueur, mais un parfum de femme mêlé
à celui de savon. J'entrouvre un oeil et aperçois un conte de fées dans un jean moulant, un pull de laine écru,
une chevelure blonde, frisée, longue, dont les boucles tombent sur un dos courbé au-dessus de l'étendage. Je
tombe dans une espèce de ravissement. J'imagine comme une promesse le visage de l'autre côté de cette
chevelure, les seins de l'autre coté de cette personne. J'éprouve un manque de tendresse et de douceur ;
j'aspire comme jamais à l'amour d'une femme, à une peau sous mes mains. Les bras chargés d'étoffes elle se
retourne, et par-dessus un amoncellement de serviettes de bain, de chemisiers, de petites culottes, j'aperçois
un profil, un front bombé, un nez droit, un menton pointu. Le tout amorce un mouvement vers moi,
aussitôt je ferme les yeux. Je sens son haleine sur ma nuque. Elle s'éloigne ; j'entends qu'on ferme la porte.
Je me lève. Mes jambes cette fois sont assurées. J'ouvre les armoires ; je ne trouve qu'un drap blanc où je
m'enroule.
Je quitte la chambre et débouche dans un salon inondé de clarté, meublé avec goût, même avec luxe
– un guéridon, un secrétaire anciens côtoient un sofa blanc. Au mur pend un petit Rembrandt qui n'a pas
l'air reproduit. En face d'une baie vitrée qui donne sur un lac, l'ange de lessive est attablée comme une
apparition. Elle incline avec grâce vers deux lèvres adorables un mug de céramique. J'observe, muet, et
j'admire. J'implore un prolongement de ma vision lorsque, posant sa tasse, elle tourne vers moi son visage,
me sourit et me lance, d'une voix nette malgré son accent germanique, un « Bonjour » vivifiant.
© Bastien Fournier, 2013 / www.bastienfournier.ch