Ministres, élus et HLM : les liaisons dangereuses / 21 janvier 2014

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Ministres, élus et HLM : les liaisons dangereuses / 21 janvier 2014
Ministres, élus et HLM : les liaisons dangereuses / 21 janvier 2014 | Par Michaël Hajdenberg
Mediapart s’est procuré des centaines de courriels confidentiels de l’Opievoy, plus gros office public d'HLM en Ile-de-France. On y
découvre comment des ministres et des élus tentent de favoriser certaines familles dans l’attribution des logements sociaux. Ces échanges
révèlent l’hypocrisie d’un système clientéliste à bout de souffle.
Un système opaque, injuste et clientéliste. La lecture de centaines de courriers et courriels confidentiels reçus ou émis entre 2009 et 2012
par le bailleur social Opievoy, que Mediapart s’est procurés, met à jour une inégalité majeure dans l’accès au logement social. En cause : les
interventions d’élus, plus ou moins décisives, en faveur de ménages plus ou moins prioritaires, au cours du processus d’attribution.
Les signataires sont des ministres présents ou passés, des grands maires de droite comme de gauche. La pratique semble généralisée. Et
c’est d’ailleurs l’argument qui nous a été opposé par les élus : cela fonctionne partout de la sorte, et il n’y aurait rien de mal à recommander
un ménage qui mérite un logement. Quant au bailleur, « sauf urgence sociale », il assure ne prêter aucune attention à ces suggestions de
locataires. Des arguments qui résistent mal à l’examen des interventions.
Prenons les demandes adressées par l’actuel ministre de la Ville, François Lamy, à l’époque où il était député de l’Essonne et maire de
Palaiseau. Il défend ici une famille dans une grande détresse, là un simple employé de la classe moyenne de sa mairie de Palaiseau. À
l’évidence, les familles recommandées présentent un profil qui correspond aux personnes admissibles en HLM : ce sont des ménages dont la
demande est légitime ; François Lamy ne tente pas de placer des copains ou de la famille.
Cependant, pourquoi privilégier ces demandeurs-là plutôt que les quelque 500 000 autres qui attendent également en région parisienne,
depuis plus longtemps parfois, et peut-être dans des situations plus compliquées encore ? François Lamy n’a pas connaissance de l’ensemble
des bénéficiaires potentiels : pourquoi se permet-il dès lors de tenter d’intervenir dans la sélection que doit opérer le bailleur social ?
Pourquoi récompenser la famille qui a eu le chance de frapper à la bonne porte, qui a eu le temps de se rendre à la permanence de l’élu, qui a
crié plus fort ou qui a juste su mieux présenter sa situation? Car même si c’est loin d’être systématiquement le cas, il semble bien que
certains courriers ne soient pas sans incidence.
Magalie P. a par exemple déposé un dossier pour obtenir un 4 pièces au lieu de son 2 pièces le 2 janvier 2009. Le 14 décembre, un an plus
tard donc, François Lamy écrit au président de l’Opievoy. Le 18 janvier, un courrier d’attente est envoyé pour assurer que le service
Attribution des logements ne manquera pas de la contacter « dès qu’une proposition susceptible de lui convenir, pourra lui être faite ». Ce
qui survient le 5 mars, soit moins de 3 mois après le courrier du député-maire. Pure coïncidence ?
Pour l’ensemble des situations de ce type, le directeur de
l’Opievoy de l’époque, Jean-Alain Steinfeld, également
trésorier du parti socialiste du 93, et ancien membre du
cabinet de l’ex-secrétaire d’État au logement MarieNoëlle Lienemann, se défend de la même façon : « Les
délais pour accéder à un HLM dans une cité difficile de
l’Essonne ou de Seine-Saint-Denis ne sont pas comparables
à ceux de Paris ou des Hauts-de-Seine où l’on attend des
années. Dans les départements où l’Opievoy a un
patrimoine important (Yvelines, Essonne, Val d’Oise), un
délai de quelques mois n’a rien d’anormal. »
D’après les statistiques officielles, la moyenne d’attente
est toutefois de 31 mois en Île-de-France. L’Essonne est
certes le département où il faut attendre le moins. Mais
20 mois tout de même en moyenne.
Face à cette foultitude de demandes, lorsqu’un logement
se libère, le « réservataire » (mairie, préfecture, bailleur
social, etc.) propose 3 candidats à la commission
d’attribution qui doit trancher. Mais toute la question est :
comment sont sélectionnés les trois dossiers en question
alors qu’aucun critère de priorité n’est établi à l’échelle
nationale. Selon les bailleurs et selon les logements, peut
être privilégiée l’ancienneté de la demande, un enfant
handicapé, la surpopulation, les familles monoparentales,
etc. Il n’y pas de règles objectives et apparentes. Dans
ces conditions, les bailleurs ne comptent plus les coups de
fil pour des coupe-files. Ni les courriers. « On en reçoit
vraiment beaucoup, et toutes les semaines », explique-t-on
à l’Opievoy.
Interrogé sur les inégalités que peut engendrer ce type de démarches, François Lamy insiste sur la situation de Palaiseau. « Quand je suis
arrivé à la mairie, il y avait 400 demandeurs de logements, et sur le contingent de la mairie, on ne pouvait en attribuer que 20 ou 30 par an.
Dans ce cas, vous gérez la pénurie. Vous sélectionnez les urgences parmi les urgences, et vous tapez tous azimuts : vous écrivez au préfet,
aux différents bailleurs. Ce n’est pas du clientélisme, c’est une gestion de l’urgence. »
Pour François Lamy, un maire doit répondre à sa population. « On ne peut pas à la fois nous reprocher d’être loin du terrain et d’aider les
gens quand on le peut. »
«Tout ça relève de la mise en scène»
Comme François Lamy, Jean-François Copé, député UMP, maire de Meaux et ministre, est intervenu en différentes occasions. Pour Gérard
Boubet, par exemple, qui nous raconte : « J’avais un deux-pièces. J’ai refait ma vie avec quelqu’un de plus jeune, qui est tombée enceinte.
Elle avait trois enfants : on allait être en sur-occupation. Au bout d’un an d’attente, en décembre 2009, je suis allé voir Copé. Il a fait un
courrier. Ca a débloqué les choses visiblement puisque cinq mois plus tard, j’avais un appartement. » Cela le fera-t-il voter pour le président
de l’UMP aux prochaines élections ? « Copé, il a encore beaucoup de choses à apprendre », répond l’heureux locataire, énigmatique sinon
ingrat.
« Tout le système est d’une grande hypocrisie, estime Jean-Alain Steinfeld, l’ancien directeur de l’Opievoy. Tout ce que veut l’élu, c’est
pouvoir montrer à son administré qu’il a envoyé un courrier. Pour lui dire un an plus tard : « Vous avez vu ? Et encore, il a fallu que j’insiste. »
Mais c’est faux ! C’est de l’habillage ! Ils n’auraient pas fait de lettre, c’était pareil ! C’est de la mise en scène. »
Réelle ou pas, l’élu fait valoir son influence. Ce que ne nie pas
Éric Raoult, maire UMP du Raincy (Seine-Saint-Denis),
également ancien ministre de la Ville, à qui nous avons rappelé
le courrier dans lequel il demande au bailleur de trouver un
logement social à Monsieur C, qui vit au-dessus d’une pizzeria.
Or, le patron de la pizzeria souhaiterait y loger son fils d’où
la nécessité de trouver un logement ailleurs pour Monsieur C!
« L’élu, c’est la relation de ceux qui n’en ont pas. On vient voir
son maire pour lui exposer une situation, un problème, pour
une place en crèche, un logement, un regroupement familial,
un dossier de retraite. C’est comme ça. On n’est pas en
Grande-Bretagne ou aux États-Unis. En France, un
parlementaire vote la loi. Mais les ¾ de son temps, il les
consacre à donner des coups de pouce. Dans ma commune, il
n’y a pas beaucoup de logements sociaux , rappelle le maire
UMP, qui n’y est pas pour rien. Alors n’y voyez pas malice
quand quelqu’un vient demander à ce que son dossier soit
boosté. Il n’y a pas de magouille, pas de pognon. Les habitants
promettent juste de voter pour vous, et bien souvent, ils
oublient leur promesse. Mais c’est quoi le rapport de
confiance avec un administré ? C’est lui donner l’impression
que vous pouvez être utile. Et être maire, c’est aussi un rôle
d’écrivain public.»
Mais comment savoir que celui qui se présente à vous mérite
plus d’être « poussé » que celui qui est en train de travailler
ou qui garde ses enfants et qui n’a pas pu venir ? « Quand on
est maire, on connaît sa ville. Mais vous savez, le logement
social, ce n’est pas le logement des plus démunis. C’est aussi
celui des « blancos », comme dit Manuel Valls. Pas que des
personnes étrangères. Ce sont des équilibres que le maire
connaît. »
Preuve de l’aspect politique de l’attribution, Éric Raoult explique que quand le conseil général était de droite, il s’adressait plus souvent au
président de l’Opievoy, qui l’était aussi . « Je leur disais : "Essaie de me donner satisfaction". Mais bon, dans l’ensemble, ça marche une fois
sur dix », assure-t-il. Peu importe cependant : le tout est de laisser penser à ses administrés qu’on a tout fait pour eux. D’où le refus de
laisser opérer une commission impartiale : « Une commission d’attribution, ça n’a pas de poignée de main. Ni pour accueillir, ni pour
remercier. »
Sur ce courrier « pizza » d’Eric Raoult , les services de l’Opievoy ont écrit « prioritaire »… Sur tous les autres courriers des élus, on lit
« signalé », parfois « très signalé ». Mais, là non plus, il ne faudrait pas s’en étonner.
Certaines formules laissent pourtant dubitatif. Une fois,
Stéphane Troussel, aujourd’hui président socialiste du conseil
général du 93, demande « un coup de main (à charge de
revanche) » pour un dossier qu’il a « besoin de faire avancer
très vite ». Du coup, Jean-Alain Steinfeld indique par mail à
sa collaboratrice : « A suivre de très près. Me tenir informé
de l’avancement du dossier ». Interrogé, Stéphane Troussel
explique : « Les courriers que j'adresse aux bailleurs ne
visent pas à contourner les procédures normales
d'attribution. Mais ils permettent souvent à ces personnes en
difficultés d'obtenir plus rapidement un retour sur la
situation de leur dossier alors qu’ils ont parfois l’impression
d’être des numéros ».
Jérôme Guedj, alors vice-président socialiste du conseil
général de l’Essonne n’hésite pas à recommander une personne
« qu’(il) connaît personnellement, pour son engagement dans la
vie associative de la commune ».
Et comment comprendre, sinon par la volonté de satisfaire les
élus, ce message provenant de Antoine, présenté comme « un
ami mais surtout un adjoint de Valls à Evry ». En courrier
interne, on peut lire ce message : « Je fais suivre la demande
de logement en toute discrétion, comme d’hab, concernant
l’intervenant. » Mais pourquoi donc faire preuve de discrétion
si tout cela est parfaitement légitime ? L’appel à la prudence
est suivi de cette question qui montre une forme de
soumission : « Es-tu sûr que M. Valls est OK pour les
Pyramides (nom du quartier difficile où est attribué le
logement)? »
Des réticences à la transparence
Il arrive que le message soit encore plus clair, mais en l’occurrence, ce n’est pas un homme politique qui prend le risque d’être aussi explicite.
Jean-Claude Borel Garin, alors premier flic de l’Essonne, (directeur départemental de la sécurité publique du département), n’hésite ainsi
pas à recommander le neveu de sa voisine dans l’Isère, pour un logement sur Massy. La famille en question a déposé son dossier le 14
septembre 2010. Un mois plus tard, le 25 novembre, la directrice générale adjointe adresse un mail à ses équipes : « J’attache la plus grande
importance au règlement rapide de ce dossier. Pouvez-vous rechercher personnellement une solution ? » Un logement lui est trouvé le 16
décembre. En trois mois là encore.
« C’est un peu spécial avec la DDSP, explique aujourd’hui l’Opievoy. C’est la part du feu» Comprendre : on se rend des services. Tandis que
Jean-Alain Steinfeld, interrogé sur le même sujet, continue lui d’assurer qu’il s’agit d’un délai tout à fait normal.
Quant à Jean-Claude Borel Garin, il assure ne pas voir où est le problème. Il considère même qu’en agissant ainsi, il a fait une « B.A », une
bonne action. « Le père travaillait au black. Ils n’auraient jamais pu obtenir de HLM car ils n’étaient pas dans une situation suffisamment
stable. Il fallait que j’arrive à les faire venir dans l’Essonne pour pouvoir faire avancer le traitement de leur situation et qu’ils obtiennent
des papiers car dans le 94, on ne les entendait pas. Oui, j’ai fait un raccourci, pour une famille qui le méritait. C’était une démarche sociale.»
Le directeur départemental poursuit : « Si demain vous m’appelez pour loger votre fils étudiant, je serai assez con pour essayer de l’aider à
trouver un logement. » Face à notre étonnement, il précise : « Pas forcément dans le logement locatif social, mais autour de moi, j’essaierai
de trouver une solution, d’aider. » Le fonctionnaire s’étonne de notre « naïveté » : « C’est partout comme ça dans notre société, à tous les
niveaux. Il y a des gens qu’on aide. C’est subjectif. Il arrive qu’on prenne des personnes en sympathie.»
L’attribution d’un logement social, cette décision qui change la vie d’une personne sans toit, peut donc tenir à la subjectivité, l’humeur ou la
disponibilité d’un homme de pouvoir. Qui dit ne pas comprendre l’attitude de neutralité et d’objectivité que des habitants pourraient être en
droit d’attendre.
Ainsi Jean-Paul Delevoye, pourtant ancien médiateur de la République, (cette autorité indépendante censée remédier aux situations
inéquitables), n’hésite pas à écrire à l’Opievoy pour appuyer la demande d’une de ses anciennes secrétaires, une mère célibataire qui touche
2347 euros par mois (salaire + allocations) et qui paye un loyer de 473 euros (- 155 euros d’APL) dans le privé au moment où il rédige le
courrier.
Par écrit, celui qui est devenu président du conseil économique, social et environnemental, nous explique « la situation familiale et financière
de Susie D., était particulièrement difficile. Elle était éligible. Le courrier visait à signaler sa situation au bailleur, ses difficultés au
quotidien. » Une sorte de lettre de recommandation, en somme. A titre de commentaire, Jean-Paul Delevoye questionne: « L'augmentation
croissante de l'écart entre coût du logement et pouvoir d'achat ne nous impose-t-elle pas de réfléchir à de nouvelles offres de logement
low-cost ou à revoir un certain nombre de pratiques? » Y compris les siennes ?
Une question similaire pourrait être posée à Nathalie Kosciusko-Morizet. Celle qui a fustigé dans sa campagne pour la mairie de Paris
« l’opacité du système d’attribution » et qui prône « une révolution de la transparence et de l’équité avec l’instauration d’un jury citoyen dans
chaque arrondissement sélectionné par tirage au sort », n’hésitait pourtant pas, il y a peu, à écrire soit avec l’en-tête de son ministère, soit
avec sa casquette de maire de Longjumeau, pour des personnes qu’un jury de Parisiens n’aurait pas nécessairement jugé prioritaire.
Ainsi, l’ancienne ministre de l’écologie appuie la demande de Jean-Marie M., qui bénéficiait déjà d’un logement social sur le contingent de
l’armée. En juillet 2011, elle prévient qu’il aura le droit à sa retraite en avril 2012, mais qu’il « aimerait pouvoir conserver son logement à
Rambouillet pendant les deux années suivantes de façon à mieux préparer son retour aux Antilles dont il est originaire ». Un cas d’urgence,
certainement.
Sur ces demandes, NKM se défend comme les autres édiles :
« Quel que soit le sujet, c’est le rôle d’un maire d’être à l’écoute
des administrés et de donner les suites appropriées à leurs
sollicitations. Il ne s’agit pas de « coupe-file » puisque ces
correspondances ne préjugent en aucun cas des décisions des
commissions d’attribution. Et il n’y a pas de clientélisme puisque
comme de nombreux maires, j’ai à chaque fois reçu, sans
discrimination aucune, les habitants qui me sollicitaient pour
sensibiliser un bailleur à leur situation humaine. Il n’y avait pas de
choix des personnes à qui donner suite, il s’agissait de faire valoir
la situation de chacun. »
Que ces courriers atteignent ou non leur objectif, ils ne laissent
cependant guère de doute sur l’usage clientéliste qui peut être
fait du logement social. Et tout en défendant leurs pratiques, les
élus eux-mêmes appellent à plus de transparence. Simple
discours ?
Cécile Duflot, ministre du logement, a lancé début 2013 une
grande concertation qui a débouché sur un rapport final dans
lequel on peut lire que « le système actuel pose la question de sa
transparence et de sa lisibilité pour le demandeur. Les acteurs
disposent en effet de marges de manœuvre importantes dans le
choix des candidats. Pour certains, ces arrangements informels
permettent la souplesse et l’adaptabilité du système ; d’autres
considèrent que l’opacité serait organisée, chaque acteur y
trouvant un intérêt, celui de pouvoir agir selon sa propre
logique. »
Au final cependant, Cécile Duflot n'a pas réformé en profondeur
le système d'attribution dans son projet de loi. Elle y a seulement
intégré la possibilité d'expérimenter le «scoring», un processus
d'aide à la décision d'attribution qui permet d'objectiver les
choix en fonction de critères précis. Une avancée modeste qui ne
fait pas encore trop peur aux bailleurs sociaux ni à bon nombre
d'élus, toujours soucieux de préserver leurs prérogatives.
Jean-François Copé est le seul élu qui n’a pas répondu à nos sollicitations.
Par ailleurs, nous consacrerons prochainement un article aux solutions qui pourraient être envisagées pour rendre le système d’attribution
des HLM plus juste, plus transparent et moins inégalitaire.