III Je vois tronc flotter au plus profond du Kunhar
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III Je vois tronc flotter au plus profond du Kunhar
III Je vois un tronc flotter au plus profond du Kunhar Je voudrais imager que c’est un petit tronc en forme de barque naviguant aux confins des eaux enneigées sans feuilles sans branches sans fleurs Un petit tronc en forme de barque Transi de froid à franchir des précipices rebondissant au passage rapide de blanches roches se précipitant vers le fond des montagnes 47 au point de devenir une ligne invisible à l’horizon de Yaret… Le faible tronc est le corps d’une fillette qui devait s’appeler Zahra ou peut-être Sara Kipur (je courais je courais tout cédait sous mes pieds nus Je vis tomber des arbres des murs des balcons entiers avec des grands-mères dedans j’échappai au séisme mais ne vainquis pas mon destin d’innocence (noyée) 48 dans les froids courants du fleuve Kunhar noyée pas ensevelie sous les toits et les briques j’aurais pu être la mère d’enfants que fête midi d’enfants grillés de fièvre chasseurs de tâches solaires dans les étangs où la couleur de milliers de poissons illumine mes yeux… Impossible les jeux les poupées de son les tricycles impossible le salut personne ne m’aida au milieu de la séparation des sols et l’effondrement 49 des rêves) Sara Kipur dix ans arasée par les décombres multipliés tels des champignons fantomatiques se fraya un passage quand la terre craqua du côté de Mansehra de Hatian de Rawalakot… Maintenant elle erre rapide et accélérée sur les rives orageuses du fleuve Kunhar des eaux bleues bleu 50 cobalt foncé qui trouble l’âme Son corps de bois enfantin flotte légèrement à côté de restes de buffles de moutons de pans de routes et de murailles qui sont tombés au passage de la catastrophe Mais elle ne fut pas isolée dans le cercle de l’abandon. Les anges gardiens portent aussi leurs propres vêtements sans ailes. Ils feignent d’être n’importe qui, quand la solidarité agrandit la terre, rendant l’étonnement muet : De La Havane, de Matanzas, de Santa Clara, de Ciego de Ávila, ils semèrent leurs chansons et leurs hymnes de foi. De Pinar del Río, d’Holguín, de Granma, de Sancti Spíritus, bref de toutes les provinces de Cuba, traversant les océans, les continents, les échelles et les cratères, afin d’installer les trentequatre hôpitaux où nul autre n’imagina qu’un un autre mortel sans rapport avec le séisme puisse arriver. Ils étaient là, elles et eux, avec leurs rites d’abnégation infinie, avec le drapeau de Cuba et de Fidel à l’âme, dans les yeux, dans la parole, soignant, aidant le malheureux, le traumatisé. 51 Telle une liturgie de foi enflammée pour l’humanité, frappée dans les plaines immolées du Pakistan, les restes abandonnés au bout des fleuves puissants et gelés reparaissent dans la tendresse et la consolation des membres de l’héroïque Brigade Henry Reeve. Irene Garrotes (Camagüey, Cuba) nettoie sa blouse de médecin, récupère son sac à dos, les mains croisées avec des patients et des malades. Comme en Angola, où elle était en 1978 : « L’Angola comme expérience médicale fut un pas en avant en pleine guerre de libération. Notre présence comme médecins internationalistes est pareille, c’est le même devoir révolutionnaire, le même engagement avec la Révolution cubaine, mais dans un autre contexte. Ici, au Pakistan, nous avons eu le témoignage de placer presque deux mille cinq cents coopérants sur le terrain du désastre. Une réponse rapide. Et même à des endroits de cette terre où on n’avait jamais vu un seul médecin. » À la différence d’Irene Garrotes, une quantité impressionnante de jeunes médecins frais émoulus de l’école sont venus comme expéditionnaires de la solidarité. Leurs visages reflètent la volonté, la mystique, le courage et le désintéressement qui ont caractérisé l’esprit de coopération internationale édifié par la Révolution cubaine depuis le début des années 60. La solidarité et la sensibilité humaines font partie intégrante de leur formation scientifique et de leur esprit internationaliste. Liane Casas (vingt-quatre ans, Camagüey) n’avait jamais pensé fêter son anniversaire, le 5 janvier 2006, au Pakistan. À son baptême du feu comme internationaliste, elle se retrouva entourée de gens auprès desquels elle se sentait comme chez elle. Elle me raconte qu’à Cuba on fête les anniversaires en jetant 52 de l’eau. « Ici, non, on lance de la neige. » Liane vient à peine de conclure ses études (septembre 2005) et c’est sa première mission. Les mots lui manquent pour décrire son expérience : Dans un pays islamique, parlant une langue différente, dans une région dévastée et au milieu d’un peuple très pauvre, je me sens très utile. J’ai envoyé des photos et des lettres à ma famille, aussi des courriels par Internet. Elle me répond de ne pas flancher, de bien faire ce dont le commandant Fidel m’a chargé. Elle m’encourage, et je suis heureuse en voyant la reconnaissance de ces gens qui nous remercient d’avoir sauvé tant de vies. Sans aucun doute, ils pratiquent tous la fameuse maxime de Martí : « La patrie, c’est l’humanité. » Ils chantent, lient et étudient. Leur volonté de travail est légendaire. De nombreux peuples du monde, beaucoup d’hommes et de femmes de retour de la douleur peuvent attester de leur volonté de sacrifice, de dévouement, peu importe l’heure, les conditions, ni l’endroit du monde qui réclame leur bonté. Ces bénévoles s’avèrent solides face aux contretemps qu’ils surmontent au fur et à mesure. Comme à l’hôpital 12 de Chatar Plains, dirigé par un jeune médecin de trente-cinq ans, Rolando Naranjo, né à Villa Clara. Il m’accueille en pleine neige et me donne des détails : une forte chute de neige a fait s’écrouler quatre tentes le 31 décembre 2005, à 23 h 40, mais ils ont tout remonté en sept heures à peine, travaillant d’arrache-pied, sans porter préjudice aux services ni les maisons de consultation externe. Rolando a construit les chaises, les tables, les stands, les tables du réfectoire, les bancs, les bâtis de la cuisine et des éviers. Il est menuisier, et ses mains pratiquent les soins, mais aussi la création de mondes faits d’arbres et de bois. Miriam Soto, trente-six ans, né à Santa Clara et bénévole d’Au Cœur du quartier dans l’Etat de Carabobo (Venezuela), 53 me parle des répliques du séisme qui se succèdent constamment au Pakistan, depuis celui du 8 octobre. Des milliers et des milliers de répliques qui maintiennent sur le qui-vive les presque cinquante millions d’habitants de cette géographie universelle. J’y écoute de tristes histoires d’enfants et d’adultes brûlés. En plus des secousses du violent tremblement de terre, des tentes ont aussi été la proie des flammes qui ont incinéré des familles entières, mères, enfants, grands-parents. Farid était alors à Islamabad, ce qui explique pourquoi il a en réchappé, mais il est encore pris de la terreur d’avoir perdu par le feu sa femme et ses petits enfants. Il recourt au travail dévoué des médecins cubains pour préparer les cadavres de deux de ses filles et leur donner un enterrement digne. Je suis bouleversé de savoir que ce sont des jeunes docteures cubaines qui réalisent ce travail humanitaire. On découvre bien des surprises dans les hôpitaux de campagne cubains. Ici, on coud des drapeaux en deux heures à peine, comme l’a fait Liliana Leyva, d’Holguín, de la mission Au Cœur du quartier de Carabobo. Rolando remet ce drapeau à Bruno et lui demande de la faire signer à Fidel. Émus, nous applaudissons tous. Je fais un petit speech aux médecins cubains réunis sous la tente, puis nous assistons à la prestation de Leticia Ocaño Álvarez, quarante-huit ans, née à Pinar del Río, licencié en culture physique et physiothérapeute. Elle chante et elle danse. Elle est tout contente d’imite Juana Caballao. Elle s’approche de moi en catimini et m’avoue qu’elle sera désormais ma « marraine ». Je découvre, surpris, qu’elle fait partie de la 17e brigade, celle à laquelle Fidel a fait ses adieux le 11 décembre 2005, au palais de la Révolution, à La Havane, des adieux auxquels j’avais assisté. Nous faisons un ronde, Leticia, Alba Elisa Pérez Pérez, Yanir Reinosa, Alfredo Díaz, Eric Michell Padrino, Orlando Trujillo, Elías Cabrera, Maikell Ávila, Alexis Tamayo, physiothérapeutes eux aussi de la 17e brigade, arrivés sur ce territoire fracturé et décimé par la nature en vue de coopérer d’une façon désintéressée, et moi. Ils sont bouleversés 54 par ces enfants de la détresse qui apprennent l’espagnol et qui communiquent de l’anglais à l’urdu, au pachtou, au langage des signes. Les enfants traduisent. Il existe bien des histoires bouleversantes, comme ce petit orphelin de neuf ans qui est venu seul à la consultation : le froid lui avait causé de l’arthrite, et les médecins l’ont soigné avec des massages et de la thérapie. Ce sont des milliers d’orphelins, dont beaucoup vivent sous la tente ou au bord du chemin ; d’autres ont la chance d’être protégés par les militaires pakistanais qui les abritent sous les tentes de l’armée. La vie dans les camps cubains se déroule dans un mélange permanent de nostalgie, d’allégresse, de tristesse et de douleur, tout le monde mettant collectivement la main à la pâte. L’équipe de direction des hôpitaux de campagne cubains mérite mes applaudissements et ma reconnaissance : sa discipline, sa planification et son engagement influent favorablement sur les autres ; ils s’inspirent sans aucun doute des enseignements de nos grands hommes. Dans ce groupe hétérogène de bénévoles, l’une des avant-gardes les plus lumineuses est celle des missionnaires d’Au Cœur du quartier. Les patriotes vénézuéliens du peuple héroïque de Bolívar, Libérateur de nations, disposent dans les bénévoles de la Mission « Au cœur du quartier » du témoignage le plus capital de cette tradition médicale internationaliste cubaine qui remonte à 1962, en Algérie, tout juste libérée du colonialisme. (Je me rappelle Ahmed Ben Bella me dire, souriant, en octobre 2003 à Paris : « Le fait que les Yankees aient annulé ton visa est une médaille d’honneur sur ta poitrine… ») Le président Chávez est devenu le protecteur par excellence de ce contingent qui a fusionné avec le peuple vénézuélien, dans la récupération de la vie et du caractère rédempteur de nos héros… Les vingt vols qui ont transporté dans les zones dévastées par le tremblement de terre au Pakistan environ deux mille cinq cents médecins et personnels paramédicaux et personnels de soutien, dont, orgueilleusement, quatre cents sont membres de 55 la déjà légendaire Mission « Au cœur du quartier » vénézuélienne et dont, par-dessus le marché, quatre-vingts médecins de ce contingent cubano-vénézuélien font partie du groupe de bénévoles de l’Etat d’Anzoátegui, et pour plus de satisfaction encore, treize prêtent leurs services humanitaires inappréciables à El Tigre, ma chère ville natale, n’ont pas été en vain : maintenant, ces hommes et ces femmes (elles représentent 51,3 p. 100 du total) ont été acceptés tout naturellement et avec enthousiasme sur une terre dont les traditions culturelles et religieuses n’avaient jamais connu un soutien si désintéressé, capable de vaincre les résistances typiques de mondes parallèles. Il est édifiant de savoir que, dans ce groupe de coopérants, six cent sept ont de dix-neuf à vingt-cinq ans (les autres ont de trente-six à quarante-neuf ans). À la première semaine de janvier 2006 (date de notre arrivée au Pakistan), les membres de la Brigade Henry Reeve avaient soigné plous de quatre cent vingt mille patients, dont cent quatre-vingt-dix neuf mille femmes. (Les responsables cubains de la mission humanitaire prévoient de soigner environ un million de Pakistanais avant de se retirer de ces endroits critiques.) On s’étonne de savoir que 36 p. 100 d’entre eux ont été soignés à domicile ou au bord du chemin par les médecins cubains. Des environ quatre mille cinq cents opérations effectuées, plus de la moitié correspond à des césariennes, des hernies, des appendicites, de fractures du fémur et d’autres fractures mal consolidée, dont 33 p. 100 concernaient des enfants de moins de quinze ans. Sauver des vies, soigner des malades, dire un mot d’encouragement aux malheureux fait aussi partie du travail de ces bons samaritains, disséminés comme une bénédiction dans tous les hôpitaux de campagne, qui ne perdent pas leur bonne humeur bien qu’ils soient jour après jour face à de terribles réalités. J’ai passé la nuit du 6 janvier au camp 30-Novembre. Au petit matin, nous avons assisté sur une place improvisée baptisée Ernesto Che Guevara, au rapport que donnent les médecins : 56 informations politiques, culturelles, économiques, de Cuba et du monde, éphémérides et autres points divers qui rendent les matinées nostalgiques dans ces endroits reculés. Cette fois-ci, nous écoutons différentes nouvelles : commentaires sur la victoire d’Evo Morales en Bolivie, notes de la visite d’une brigade militaire russe à Cuba, victoire de l’équipe de base-ball de Las Tunas au championnat cubain, des informations sur les éphémérides d’événements survenus au début de la Révolution (comme l’entrée de Fidel à La Havane en janvier 1959, au milieu de la liesse populaire, et le lancement de la Campagne d’alphabétisation). Cet aspect de la vie dans les camps se combine avec la lecture de poèmes, de témoignages et des échanges d’opinions sur le travail effectué. Il ne fait aucun doute que le nom de Cuba et de sa Révolution restera semé à jamais sur ces terres par cette épopée humanitaire qui a touché des centaines de milliers de Pakistanais qui, comme Nayed, Jorchit Alon, Gulna Mongas, Manon Sadic, Sanin Osancha – à travers des témoignages directs que je collecte auprès des gens qui font la queue aux portes du camp 30Novembre – révèlent leur profonde gratitude pour cette œuvre inappréciable. Cuba a envoyé sur ces terres himalayennes des équipements médicaux et chirurgicaux de pointe et de dernière génération, jamais vus, encore moins utilisés, à ces endroits reculés où la pauvreté règne en maître, et ce pour offrir des soins médicaux gratuits et de la meilleure qualité. On est impressionné d’apprendre que les médecins cubains sont présents à quarante-quatre endroits du Pakistan, garants de la vie d’êtres humains. Le combat contre les poussées de fièvre typhoïde, les hépatites, les infections respiratoires sévères, les maladies de la peau et de l’estomac, en plus des interventions chirurgicales, a touché jusqu’à cette première semaine de janvier 2006 rien moins que deux millions trois cent mille habitants, et tout ceci de manière absolument gratuite, alors que les services médicaux pakistanais sont les plus onéreux du continent asiatique. 57 Alors que l’ONU n’en finit pas de tenir sa promesse de donner les ressources promises le 19 décembre 2005, soit cinq cents vingt-cinq millions de dollars pour faire face aux terribles conséquences du désastre, dont elle n’a remis que 15 p. 100, Cuba, en butte au blocus et aux harcèlements criminels du plus puissant empire de la Terre, a déployé comme nul autre pays au monde le meilleur de ses ressources (plus de cent vingt-cinq tonnes de médicaments et d’instruments, et plus de cent quatrevingts tonnes d’équipements médicaux), de son savoir et de sa passion pour l’humanité, pour laisser à jamais dans la mémoire de nombreuses générations de Pakistanais la trace d’une fraternité incomparable. D’autres Sara Kipur, retrouvées grâce aux soins et à la tendresse d’Irene, de Miriam Soto, d’Heriberto Hernández (et de centaines de spécialistes formant la Brigade Henry Reeve), ont vu se résorber leur douleur, s’alléger leur précoce martyre. Ici, le paysage nous rapproche d’une frontière du cœur où mourir c’est vivre, au-delà de toute peine ou nostalgie. Bref, la médecine cubaine est née un jour dans les camps et a laissé son glorieux sillage à jamais. Près des fleuves bleutés et des montagnes au-delà du deuil et des pics enneigés si loin et si près des troncs navigant en solitaire 58 sous les ponts là où gît Sara Kipur devenue fleur de boue auprès du bétail marin… Sortant d’une des tragédies d’Eschyle en fuite tremblante comme Electre : « Ecoute donc, ô père, en réponse à mes chagrins de deuil. Tes deux enfants sur la tombe gémissent un thrène : un sépulcre nous accueille, suppliants et pareillement déshérités. » 59