III Je vois tronc flotter au plus profond du Kunhar

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III Je vois tronc flotter au plus profond du Kunhar
III
Je vois un tronc
flotter au plus profond
du Kunhar
Je voudrais imager
que c’est un petit tronc
en forme de barque
naviguant
aux confins
des eaux
enneigées
sans feuilles
sans branches
sans fleurs
Un petit tronc
en forme de barque
Transi de froid
à franchir
des précipices
rebondissant
au passage rapide de blanches roches
se précipitant
vers le fond des montagnes
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au point de devenir une ligne
invisible
à l’horizon de Yaret…
Le faible tronc
est le corps
d’une fillette
qui devait s’appeler
Zahra
ou peut-être Sara Kipur
(je courais
je courais
tout cédait
sous mes pieds
nus
Je vis tomber
des arbres
des murs
des balcons entiers
avec des grands-mères dedans
j’échappai au séisme
mais ne vainquis pas mon destin
d’innocence
(noyée)
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dans les froids courants
du fleuve Kunhar
noyée
pas ensevelie
sous les toits et les briques
j’aurais pu être la mère
d’enfants
que fête
midi
d’enfants grillés de fièvre
chasseurs
de tâches solaires
dans les étangs
où la couleur de milliers de poissons
illumine mes yeux…
Impossible les jeux
les poupées de son
les tricycles
impossible le salut
personne ne m’aida
au milieu de la séparation des sols
et l’effondrement
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des rêves)
Sara Kipur
dix ans
arasée
par les décombres
multipliés
tels des champignons fantomatiques
se fraya un passage
quand la terre craqua
du côté de Mansehra
de Hatian
de Rawalakot…
Maintenant elle erre
rapide
et accélérée
sur les rives
orageuses
du fleuve
Kunhar
des eaux
bleues
bleu
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cobalt
foncé
qui trouble l’âme
Son corps
de bois enfantin
flotte
légèrement
à côté de restes de buffles
de moutons
de pans de routes
et de murailles
qui sont tombés
au passage de la catastrophe
Mais elle ne fut pas isolée dans le cercle de l’abandon. Les
anges gardiens portent aussi leurs propres vêtements sans ailes.
Ils feignent d’être n’importe qui, quand la solidarité agrandit la
terre, rendant l’étonnement muet :
De La Havane, de Matanzas, de Santa Clara, de Ciego
de Ávila, ils semèrent leurs chansons et leurs hymnes de foi. De
Pinar del Río, d’Holguín, de Granma, de Sancti Spíritus, bref
de toutes les provinces de Cuba, traversant les océans, les
continents, les échelles et les cratères, afin d’installer les trentequatre hôpitaux où nul autre n’imagina qu’un un autre mortel
sans rapport avec le séisme puisse arriver. Ils étaient là, elles et
eux, avec leurs rites d’abnégation infinie, avec le drapeau de
Cuba et de Fidel à l’âme, dans les yeux, dans la parole, soignant,
aidant le malheureux, le traumatisé.
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Telle une liturgie de foi enflammée pour l’humanité,
frappée dans les plaines immolées du Pakistan, les restes
abandonnés au bout des fleuves puissants et gelés reparaissent
dans la tendresse et la consolation des membres de l’héroïque
Brigade Henry Reeve.
Irene Garrotes (Camagüey, Cuba) nettoie sa blouse de
médecin, récupère son sac à dos, les mains croisées avec des
patients et des malades. Comme en Angola, où elle était en
1978 :
« L’Angola comme expérience médicale fut un pas
en avant en pleine guerre de libération. Notre présence
comme médecins internationalistes est pareille, c’est
le même devoir révolutionnaire, le même engagement
avec la Révolution cubaine, mais dans un autre
contexte. Ici, au Pakistan, nous avons eu le
témoignage de placer presque deux mille cinq cents
coopérants sur le terrain du désastre. Une réponse
rapide. Et même à des endroits de cette terre où on
n’avait jamais vu un seul médecin. »
À la différence d’Irene Garrotes, une quantité
impressionnante de jeunes médecins frais émoulus de l’école
sont venus comme expéditionnaires de la solidarité. Leurs
visages reflètent la volonté, la mystique, le courage et le
désintéressement qui ont caractérisé l’esprit de coopération
internationale édifié par la Révolution cubaine depuis le début
des années 60. La solidarité et la sensibilité humaines font partie
intégrante de leur formation scientifique et de leur esprit
internationaliste.
Liane Casas (vingt-quatre ans, Camagüey) n’avait jamais
pensé fêter son anniversaire, le 5 janvier 2006, au Pakistan. À
son baptême du feu comme internationaliste, elle se retrouva
entourée de gens auprès desquels elle se sentait comme chez
elle. Elle me raconte qu’à Cuba on fête les anniversaires en jetant
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de l’eau. « Ici, non, on lance de la neige. » Liane vient à peine
de conclure ses études (septembre 2005) et c’est sa première
mission. Les mots lui manquent pour décrire son expérience :
Dans un pays islamique, parlant une langue différente,
dans une région dévastée et au milieu d’un peuple très
pauvre, je me sens très utile. J’ai envoyé des photos et
des lettres à ma famille, aussi des courriels par Internet.
Elle me répond de ne pas flancher, de bien faire ce
dont le commandant Fidel m’a chargé. Elle
m’encourage, et je suis heureuse en voyant la
reconnaissance de ces gens qui nous remercient
d’avoir sauvé tant de vies.
Sans aucun doute, ils pratiquent tous la fameuse maxime
de Martí : « La patrie, c’est l’humanité. » Ils chantent, lient et
étudient. Leur volonté de travail est légendaire. De nombreux
peuples du monde, beaucoup d’hommes et de femmes de retour
de la douleur peuvent attester de leur volonté de sacrifice, de
dévouement, peu importe l’heure, les conditions, ni l’endroit
du monde qui réclame leur bonté.
Ces bénévoles s’avèrent solides face aux contretemps qu’ils
surmontent au fur et à mesure. Comme à l’hôpital 12 de Chatar
Plains, dirigé par un jeune médecin de trente-cinq ans, Rolando
Naranjo, né à Villa Clara. Il m’accueille en pleine neige et me
donne des détails : une forte chute de neige a fait s’écrouler quatre
tentes le 31 décembre 2005, à 23 h 40, mais ils ont tout remonté
en sept heures à peine, travaillant d’arrache-pied, sans porter
préjudice aux services ni les maisons de consultation externe.
Rolando a construit les chaises, les tables, les stands, les
tables du réfectoire, les bancs, les bâtis de la cuisine et des éviers.
Il est menuisier, et ses mains pratiquent les soins, mais aussi la
création de mondes faits d’arbres et de bois.
Miriam Soto, trente-six ans, né à Santa Clara et bénévole
d’Au Cœur du quartier dans l’Etat de Carabobo (Venezuela),
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me parle des répliques du séisme qui se succèdent constamment
au Pakistan, depuis celui du 8 octobre. Des milliers et des milliers
de répliques qui maintiennent sur le qui-vive les presque
cinquante millions d’habitants de cette géographie universelle.
J’y écoute de tristes histoires d’enfants et d’adultes brûlés.
En plus des secousses du violent tremblement de terre, des tentes
ont aussi été la proie des flammes qui ont incinéré des familles
entières, mères, enfants, grands-parents. Farid était alors à
Islamabad, ce qui explique pourquoi il a en réchappé, mais il est
encore pris de la terreur d’avoir perdu par le feu sa femme et ses
petits enfants. Il recourt au travail dévoué des médecins cubains
pour préparer les cadavres de deux de ses filles et leur donner un
enterrement digne. Je suis bouleversé de savoir que ce sont des
jeunes docteures cubaines qui réalisent ce travail humanitaire.
On découvre bien des surprises dans les hôpitaux de
campagne cubains. Ici, on coud des drapeaux en deux heures
à peine, comme l’a fait Liliana Leyva, d’Holguín, de la mission
Au Cœur du quartier de Carabobo. Rolando remet ce drapeau
à Bruno et lui demande de la faire signer à Fidel. Émus, nous
applaudissons tous.
Je fais un petit speech aux médecins cubains réunis sous la
tente, puis nous assistons à la prestation de Leticia Ocaño
Álvarez, quarante-huit ans, née à Pinar del Río, licencié en
culture physique et physiothérapeute. Elle chante et elle danse.
Elle est tout contente d’imite Juana Caballao. Elle s’approche
de moi en catimini et m’avoue qu’elle sera désormais ma
« marraine ». Je découvre, surpris, qu’elle fait partie de la 17e
brigade, celle à laquelle Fidel a fait ses adieux le 11 décembre
2005, au palais de la Révolution, à La Havane, des adieux
auxquels j’avais assisté. Nous faisons un ronde, Leticia, Alba
Elisa Pérez Pérez, Yanir Reinosa, Alfredo Díaz, Eric Michell
Padrino, Orlando Trujillo, Elías Cabrera, Maikell Ávila, Alexis
Tamayo, physiothérapeutes eux aussi de la 17e brigade, arrivés
sur ce territoire fracturé et décimé par la nature en vue de
coopérer d’une façon désintéressée, et moi. Ils sont bouleversés
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par ces enfants de la détresse qui apprennent l’espagnol et qui
communiquent de l’anglais à l’urdu, au pachtou, au langage
des signes. Les enfants traduisent. Il existe bien des histoires
bouleversantes, comme ce petit orphelin de neuf ans qui est
venu seul à la consultation : le froid lui avait causé de l’arthrite,
et les médecins l’ont soigné avec des massages et de la thérapie.
Ce sont des milliers d’orphelins, dont beaucoup vivent sous
la tente ou au bord du chemin ; d’autres ont la chance d’être
protégés par les militaires pakistanais qui les abritent sous les
tentes de l’armée.
La vie dans les camps cubains se déroule dans un mélange
permanent de nostalgie, d’allégresse, de tristesse et de douleur,
tout le monde mettant collectivement la main à la pâte. L’équipe
de direction des hôpitaux de campagne cubains mérite mes
applaudissements et ma reconnaissance : sa discipline, sa
planification et son engagement influent favorablement sur les
autres ; ils s’inspirent sans aucun doute des enseignements de
nos grands hommes. Dans ce groupe hétérogène de bénévoles,
l’une des avant-gardes les plus lumineuses est celle des
missionnaires d’Au Cœur du quartier.
Les patriotes vénézuéliens du peuple héroïque de Bolívar,
Libérateur de nations, disposent dans les bénévoles de la
Mission « Au cœur du quartier » du témoignage le plus capital
de cette tradition médicale internationaliste cubaine qui remonte
à 1962, en Algérie, tout juste libérée du colonialisme. (Je me
rappelle Ahmed Ben Bella me dire, souriant, en octobre 2003
à Paris : « Le fait que les Yankees aient annulé ton visa est une
médaille d’honneur sur ta poitrine… ») Le président Chávez
est devenu le protecteur par excellence de ce contingent qui a
fusionné avec le peuple vénézuélien, dans la récupération de la
vie et du caractère rédempteur de nos héros…
Les vingt vols qui ont transporté dans les zones dévastées
par le tremblement de terre au Pakistan environ deux mille cinq
cents médecins et personnels paramédicaux et personnels de
soutien, dont, orgueilleusement, quatre cents sont membres de
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la déjà légendaire Mission « Au cœur du quartier »
vénézuélienne et dont, par-dessus le marché, quatre-vingts
médecins de ce contingent cubano-vénézuélien font partie du
groupe de bénévoles de l’Etat d’Anzoátegui, et pour plus de
satisfaction encore, treize prêtent leurs services humanitaires
inappréciables à El Tigre, ma chère ville natale, n’ont pas été
en vain : maintenant, ces hommes et ces femmes (elles
représentent 51,3 p. 100 du total) ont été acceptés tout
naturellement et avec enthousiasme sur une terre dont les
traditions culturelles et religieuses n’avaient jamais connu un
soutien si désintéressé, capable de vaincre les résistances
typiques de mondes parallèles.
Il est édifiant de savoir que, dans ce groupe de coopérants,
six cent sept ont de dix-neuf à vingt-cinq ans (les autres ont de
trente-six à quarante-neuf ans). À la première semaine de
janvier 2006 (date de notre arrivée au Pakistan), les membres
de la Brigade Henry Reeve avaient soigné plous de quatre cent
vingt mille patients, dont cent quatre-vingt-dix neuf mille
femmes. (Les responsables cubains de la mission humanitaire
prévoient de soigner environ un million de Pakistanais avant
de se retirer de ces endroits critiques.) On s’étonne de savoir
que 36 p. 100 d’entre eux ont été soignés à domicile ou au
bord du chemin par les médecins cubains. Des environ quatre
mille cinq cents opérations effectuées, plus de la moitié
correspond à des césariennes, des hernies, des appendicites, de
fractures du fémur et d’autres fractures mal consolidée, dont
33 p. 100 concernaient des enfants de moins de quinze ans.
Sauver des vies, soigner des malades, dire un mot
d’encouragement aux malheureux fait aussi partie du travail de
ces bons samaritains, disséminés comme une bénédiction dans
tous les hôpitaux de campagne, qui ne perdent pas leur bonne
humeur bien qu’ils soient jour après jour face à de terribles réalités.
J’ai passé la nuit du 6 janvier au camp 30-Novembre. Au
petit matin, nous avons assisté sur une place improvisée baptisée
Ernesto Che Guevara, au rapport que donnent les médecins :
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informations politiques, culturelles, économiques, de Cuba et
du monde, éphémérides et autres points divers qui rendent les
matinées nostalgiques dans ces endroits reculés.
Cette fois-ci, nous écoutons différentes nouvelles :
commentaires sur la victoire d’Evo Morales en Bolivie, notes
de la visite d’une brigade militaire russe à Cuba, victoire de
l’équipe de base-ball de Las Tunas au championnat cubain,
des informations sur les éphémérides d’événements survenus
au début de la Révolution (comme l’entrée de Fidel à La
Havane en janvier 1959, au milieu de la liesse populaire, et le
lancement de la Campagne d’alphabétisation). Cet aspect de
la vie dans les camps se combine avec la lecture de poèmes, de
témoignages et des échanges d’opinions sur le travail effectué.
Il ne fait aucun doute que le nom de Cuba et de sa
Révolution restera semé à jamais sur ces terres par cette épopée
humanitaire qui a touché des centaines de milliers de Pakistanais
qui, comme Nayed, Jorchit Alon, Gulna Mongas, Manon Sadic,
Sanin Osancha – à travers des témoignages directs que je collecte
auprès des gens qui font la queue aux portes du camp 30Novembre – révèlent leur profonde gratitude pour cette œuvre
inappréciable. Cuba a envoyé sur ces terres himalayennes des
équipements médicaux et chirurgicaux de pointe et de dernière
génération, jamais vus, encore moins utilisés, à ces endroits reculés
où la pauvreté règne en maître, et ce pour offrir des soins
médicaux gratuits et de la meilleure qualité.
On est impressionné d’apprendre que les médecins cubains
sont présents à quarante-quatre endroits du Pakistan, garants
de la vie d’êtres humains. Le combat contre les poussées de
fièvre typhoïde, les hépatites, les infections respiratoires sévères,
les maladies de la peau et de l’estomac, en plus des interventions
chirurgicales, a touché jusqu’à cette première semaine de janvier
2006 rien moins que deux millions trois cent mille habitants,
et tout ceci de manière absolument gratuite, alors que les
services médicaux pakistanais sont les plus onéreux du
continent asiatique.
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Alors que l’ONU n’en finit pas de tenir sa promesse de
donner les ressources promises le 19 décembre 2005, soit cinq
cents vingt-cinq millions de dollars pour faire face aux terribles
conséquences du désastre, dont elle n’a remis que 15 p. 100,
Cuba, en butte au blocus et aux harcèlements criminels du plus
puissant empire de la Terre, a déployé comme nul autre pays
au monde le meilleur de ses ressources (plus de cent vingt-cinq
tonnes de médicaments et d’instruments, et plus de cent quatrevingts tonnes d’équipements médicaux), de son savoir et de sa
passion pour l’humanité, pour laisser à jamais dans la mémoire
de nombreuses générations de Pakistanais la trace d’une
fraternité incomparable.
D’autres Sara Kipur, retrouvées grâce aux soins et à la
tendresse d’Irene, de Miriam Soto, d’Heriberto Hernández (et
de centaines de spécialistes formant la Brigade Henry Reeve),
ont vu se résorber leur douleur, s’alléger leur précoce martyre.
Ici, le paysage nous rapproche d’une frontière du cœur où
mourir c’est vivre, au-delà de toute peine ou nostalgie. Bref, la
médecine cubaine est née un jour dans les camps et a laissé son
glorieux sillage à jamais.
Près des fleuves bleutés
et des montagnes
au-delà du deuil
et des pics enneigés
si loin
et si près
des troncs
navigant
en solitaire
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sous les ponts
là où gît
Sara Kipur
devenue fleur de boue
auprès du bétail marin…
Sortant
d’une des tragédies d’Eschyle
en fuite
tremblante comme Electre :
« Ecoute donc, ô père, en réponse à mes chagrins de deuil.
Tes deux enfants sur la tombe gémissent un thrène : un sépulcre
nous accueille, suppliants et pareillement déshérités. »
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