L`âge de la persuasion
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L`âge de la persuasion
1 LES DIALOGIQUES DU MEMORIAL DE CAEN Cycle 2007-2010 Cycle : LE GRAND DESARROI DU XXIe SIECLE par Charles-Edouard Leroux [email protected] Chapitre 4 L’âge de la persuasion L’année même (1952) où Serge Tchakhotine publiait en français son ouvrage : Le viol des foules par la propagande politique1, destiné à devenir l’un des classiques de la culture politique du XXe siècle, Jacques Ellul écrivait dans la Revue Française de science politique : « Il est un point de fait sur lequel il ne peut y avoir discussion, c’est la nécessité où se trouve aujourd’hui la démocratie de “faire de la propagande” »2. Nous aurions, en effet, tendance à penser que la propagande, du moins telle que nous l’évoquons le plus souvent, est l’apanage des Etats totalitaires, redoutables producteurs d’images et de symboles, en raison du privilège extraordinaire du « signe nazi » si bien analysé naguère par Dominique Pelassy3 ou de l’emblème « la faucille et le marteau » soviétiques dont Romain Ducoulombier retrace les effets dans nos pratiques politiques 4. Mais il ne s’agit là que de symboles résumant de manière quasi sténographique des modes de domination politique complexes. Notre réflexion présente portant sur la propagande en démocratie et en république, je m’autoriserai de la distinction très tôt opérée par Hannah Arendt pour qui la différence entre propagande en démocratie et propagande totalitaire réside dans l’usage de la terreur, « essence, écrit-elle, de la domination totalitaire »5. Ce qui signifie que nos régimes démocratiques d’avant et après les Guerres Mondiales, d’avant et après les fascismes et les totalitarismes, sont et demeurent des sociétés de 1 Serge Tchakhotine (1883-1973): Le viol des foules par la propagande politique (1952). Rééd. TEL/Gallimard. 2 Jacques Ellul (1912-1994) : Propagande et démocratie. Revue française de science politique, 2e année, n°3, 1952. 3 Dominique Pélassy : Le signe nazi. L’univers symbolique d’une dictature. 344 p. Fayard, 1983. 4 Romain Ducoulombier : Vive les Soviets. 264 p., éd. Les Echappés, 2012. 5 Hannah Arendt (1906-1975): Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire (1951). Chap. II, 1. La propagande totalitaire. Rééd. Points Seuil. 2 propagande, sans pour autant être associées aux régimes de terreur des Etats totalitaires. Le phénomène de la propagande déborde, en effet, largement le seul champ des Etats dits totalitaires au point de devoir être saisi comme l’un des aspects les plus paradoxaux de nos démocraties ; il apparaît en effet paradoxal de parler, avec Jacques Ellul, de « la nécessité où se trouve aujourd’hui la démocratie de “faire de la propagande” », dans la mesure où la démocratie, en tant qu’héritage des Lumières, est censée se constituer sur le débat public entre des individus faisant un libre usage de leur raison ; qui plus est, débat garanti par l’autorité publique, dût-il s'exercer contre le pouvoir même de l'État. A l’opposé, toute forme de propagande, entendue comme un ensemble de moyens plus ou moins honnêtes visant à peser sur l’opinion pour en modifier les idées, devrait apparaître comme contraire à l’élaboration et à la libre discussion qui caractérisent l’espace public en démocratie. Telle est en tout cas la thèse encore défendue naguère par Jürgen Habermas dans son éthique de la discussion, qui veille à maintenir dans l’espace public de la démocratie des conditions de possibilité d’un réel échange intersubjectif6. Mais, une fois énoncée cette opposition de principe entre propagande et démocratie, il apparaît pourtant que la propagande devient non seulement un élément inévitable en démocratie, mais également une composante nécessaire de son exercice même, si nous entendons par nécessité le sens que lui assigne Jacques Ellul, à savoir que la démocratie n’est pas dissociable de la propagande, pour cette raison que la démocratie, gouvernement du peuple par le peuple, marque l’avènement de la propagande en ce que, écrit l’auteur, « la démocratie a été, sommairement mais exactement, caractérisée comme l’avènement des masses au pouvoir »7. La propagande serait ainsi corrélative de la constitution de la société de masse, si l’on entend ici par société de masse celle dans laquelle le peuple est à tout moment en droit de manifester ses critiques et ses exigences. Expression dont la propagande politique est la contrepartie, puisqu’elle constitue la manière dont l’Etat va tenter d’influencer l’opinion publique. Revenons à Jacques Ellul, qui écrit encore: « L’Etat démocratique, justement parce qu’il suppose l’expression de l’opinion publique et ne la bâillonne pas, doit, si nous tenons compte de la réalité humaine, endiguer et former cette opinion publique dans une certaine mesure »8. Précisons qu’en effet, « endiguer et former » l’opinion publique est une prérogative de l’Etat en démocratie, dans la mesure où il s’agit de rendre compatibles les intérêts privés (syndicats, partis politiques, organisations commerciales et financières) avec l’intérêt général. Mais alors, pourquoi parler de propagande, si le terme de propagande est, comme il semble, plutôt péjoratif parce que contraire à l’éthique de discussion constitutive, elle aussi, de l’espace démocratique ? Il importe ici de souligner que le terme de propagande est d’origine religieuse, et provient du moment historique où la Curie romaine instaure, en 1599, la Congregatio de propaganda fide – en abrégé, La Propagande – pour propager la foi, en particulier pour lutter contre les progrès considérables de la Réforme protestante en Europe du Nord. C’est pourquoi il convient de voir dans l’avènement de l’art baroque l’une des premières opérations d’une propagande de masse. C’est en 6 Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion. Champs/Flammarion, 1992 7 Jacques Ellul, op. cit. 8 Ibid. Il me semble d’ailleurs que tout se joue dans cette nuance : « dans une certaine mesure ». 3 effet le Concile de Trente (1545-1563) qui, visant à restaurer la puissance de l’Eglise Catholique, donnant son élan à la Contre-réforme, encourage un art de ferveur et de foule, en somme un art de masse. De là la sensualité et la puissance des images, que l’on peut qualifier de recours au « réalisme » : spectacle, décorum, prolifération des formes, exubérance des coloris, effets d’illusion : tout est bon pour provoquer et entretenir une forte émotion religieuse, avec la caution explicite de Thérèse d’Avila et d’Ignace de Loyola. Voilà ce qui constitue la rhétorique baroque, exemple parfait d’une propagande moderne. Il serait aisé de montrer comment Louis XIV et ses successeurs, puis la République elle-même, ont utilisé la littérature et les arts pour constituer, conforter et exalter à leur tour leur puissance9. Nous ne serons dès lors guère surpris de lire Voltaire dénonçant, dans son sulfureux Dictionnaire Philosophique, la Propagande, c’est-à-dire la propagation de la foi opérée par Jésuites sur « les peuples voisins des mers orientales »10. Sous la plume de Voltaire, le terme de propagande, proche de celui, tout aussi péjoratif, de prosélytisme, va progressivement s’étendre, au-delà du religieux, à toutes les méthodes qui visent à propager des idées, religieuses, politiques ou sociales. Signification consacrée au XIXe siècle par le très positiviste et très laïc Emile Littré, dans son Dictionnaire de la langue française (1863-1877)11. Il importe maintenant de noter que l’importance accordée aux techniques de propagande dans les sociétés actuelles est contemporaine du développement des sciences biologiques au début du XXe siècle, et en l’occurrence de la théorie du réflexe conditionné élaborée par Pavlov12. C’est en tant que biologiste, disciple et ami de Pavlov, que le Russe Serge Tchakhotine a construit la première théorie sociologique de la propagande politique, sur la base du réflexe conditionné 13. Mais alors que l’acquisition du réflexe conditionné chez le chien repose, dans l’expérience de Pavlov, sur « l’instinct alimentaire », Serge Tchakhotine fait reposer le comportement de l’homme en société sur ce qu’il nomme « une pulsion combative ». L’auteur du Viol des foules s’appuie sur les derniers travaux publiés par biologiste russe établissant que « la méthode des réflexes conditionnés assure de très grandes possibilités pour l’entraînement de l’organe de la pensée, c’est-à-dire de l’écorce des hémisphères cérébraux de l’homme »14. Sur cette base, Serge Tchakhotine a bien analysé les rapports entre éducation, d’une part, et propagande et publicité, de l’autre. Pour compléter notre approche, il convient d’associer information à éducation, l’information pouvant être considérée comme l’éducation permanente du citoyen. Et il est constant qu’une grande part de notre incertitude présente consiste en ce que la toute-puissance des medias tend à brouiller de plus en plus les frontières entre 9Christine Poletto : Art et pouvoirs à l'âge baroque: crise mystique et crise esthétique aux 16è et 17è siècles . 218 p., L’Harmattan, 2000. Consulter également : Propagande républicaine, série d'articles : Daniel Stern, le marquis de Noailles, Martinelli: , Napoléon III, Right, Vitet (1871). Hachette/BNF, 108 p., 2013. 10 Voltaire (1694-1778): Dictionnaire philosophique (1764). Art. Japon. Folio essais. 11 Emile Littré (1801-1881) : Dictionnaire de la langue française (1863-1877). J.-J. Pauvert, puis Gallimard, Hachette (1967). 12 Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1936): Réflexes conditionnels et inhibition, Gonthier Editeur, 1963. 13 Serge Tchakhotine, op. cit., note 1. 14 Pavlov, cité par Serge Tchakhotine : Le viol des foules par la propagande politique, op. cit. 4 information et propagande, tout comme entre information et publicité. Jean-Marie Domenach, auteur, en 1950, d’un essai sur La propagande politique15, a beau jeu de préciser que la différence réside dans les buts : normalement, l’éducation et l’information s’adressent à l’individu qu’elles visent à (in)former, alors que la propagande et la publicité ont en commun de déclencher les comportements programmés. Il ne s’agit plus de former, mais de convaincre et de subjuguer, « sans former », insiste Jean-Marie Domenach. Notre exploration lexicale serait incomplète sans une attention portée à l’évolution du terme de communication tout au long du XXe siècle. Lorsque nous parlons aujourd’hui de communication, il se s’agit plus de communication humaine, formule qui correspond à ce qu’il était convenu de considérer, jusqu’au début des années 50, comme une réciprocité des consciences, pour reprendre le titre d’une élégante étude du philosophe personnaliste Maurice Nédoncelle16. La communication humaine ou réciprocité des consciences est fondatrice de la relation intersubjective dont vise à témoigner toute l’œuvre d’Emmanuel Levinas dont j’ai mentionnée l’importance dans le précédent chapitre. Il en va tout autrement de la communication de masse, qui désigne un ensemble de techniques propres à la société industrielle avancée, visant à toucher, non pas des consciences individuelles, mais des masses de consommateurs, par des moyens technologiques avancés ( mass media), naguère la presse, l'affiche, le cinéma, la radiodiffusion et la télévision, aujourd’hui internet et les réseaux sociaux, le terme de réseau social ayant été inventé par un anthropologue du nom de John A. Barnes en… 195417 ! Il s’agit bel et bien d’une communication technique qui n’est rien d’autre qu’un conditionnement psychologique. Il ne s’agit pas pour autant d’adopter une posture catastrophiste, qui fut un moment la tentation d’Alain Finkielkraut dissertant sur l’inquiétante et naïve extase provoquée par la mise en réseau de la société18, mais de reconnaître le désarroi collectif engendré par cet nouvelle – et si séduisante ! – tyrannie de la société marchande. En somme, de même que la communication, analogue aujourd’hui de la propagande et de la publicité, ne relève plus de la communication des consciences ou des esprits, qui engage une réciprocité, mais du conditionnement réflexe ; de même les medias ont-ils tendance à abandonner la prérogative qui fut celle de la presse écrite jusque dans les années 30, à savoir l’information, et précisément l’information politique, devenue aujourd’hui communication politique. Brouillage des genres, brouillage des techniques, brouillage des objectifs, peut-être tout est-il en passe de devenir propagande. De là, cette part d’incertitude dans laquelle nous plongent les nouvelles technologies. C’est ainsi qu’Eric Hazan, écrivain et éditeur, entend dénoncer une lente et radicale mise au pas des esprits et des comportements par une manipulation de notre langue quotidienne, avec le concours de tous les moyens d’information et de communication19. L’auteur n’hésite pas à ironiser sur les 15 Jean-Marie Domenach (1922-1997): La propagande politique (1950). PUF/Que sais-je. Cité par S. Tchakhotine, op. cit. 16 Maurice Nédoncelle (1905-1976): La réciprocité des consciences. Essai sur la nature de la personne . Ed. Aubier, 1942. 17 Romain Rissoan: Les réseaux sociaux : Facebook, Twitter, LinkedIn, Viadeo - Comprendre et maîtriser ces nouveaux outils de communication. 360 p. Ed. ENI, 2011 18 Alain Finkielkraut & Paul Soriano : Internet, l'inquiétante extase. 93 p. Ed. Mille et Une nuits, 2001. 19 Eric Hazan (né en 1936): LQR -la propagande au quotidien. Raisons d’agir Editions, 2006. 5 intellectuels les plus en vue, à dénoncer la collusion de philosophes, de journalistes, d’idéologues soidisant progressistes, avec cette vaste opération de propagande et de manipulation qu’est la langue qui s’impose à tous, et que nous parlons tous sous la Ve République. C’est ainsi que nous vivrions depuis plus de trente ans une décadence de la pensée et de la langue publiques, qui sont aussi la langue et la pensée communes. Eric Hazan a sans doute raison de souligner que le symptôme majeur de ce déclin est perceptible dans l’émergence d’un discours dominant, à usage des masses, qui circule à partir des medias, qui est forgé par les publicitaires et les experts en communication, et vise à imposer une pensée globale et dominante au service du capitalisme, national et international. Il s’agit bien de la langue de la démocratisation de l’information à destination des masses, en même temps que celle de la consommation de masse ; et c’est en ce sens la langue de la Ve République, quels qu’en aient été, par ailleurs, les gouvernements ; bien entendu, ce phénomène n’est pas propre à la France ; il est aussi le fait des autres démocraties libérales. Le phénomène n’est peut-être pas entièrement nouveau, et ressortit à ce qui relève de l’histoire du mensonge politique, forme classique de la manipulation de l’opinion dont Machiavel a donné jadis les justifications dans plusieurs chapitres du Prince20, soutenant que l’on peut tromper le peuple pour son bien. C’est pourtant Jonathan Swift qui en dénoncera l’imposture dans l’Angleterre libérale et parlementaire du siècle des Lumières. L’art du mensonge politique peut nous apparaître aujourd’hui comme une préfiguration de ce que sera la société de propagande : « l'art de faire croire au peuple des faussetés salutaires, pour quelque bonne fin »21. Art délicat de la manipulation des idées, qui obéit, ainsi que le montre Swift, aux règles d'un savant calcul, dont son texte décrit la démarche : soustraire le discours mensonger à toute vérification possible ; rester, bien sûr, dans les limites du vraisemblable ; faire varier les illusions; donner une forme crédible aux contrefaçons politiques en instituant des " sociétés de menteurs " (s’agit-il d’experts en communication ?). Pourrions-nous trouver contribution plus fondamentale au débat politique contemporain ? D’autant que l’auteur du Voyage de Gulliver (1726) préfigure les théories de la manipulation idéologique dans un autre texte intitulé très précisément : Discours sur l’opération mécanique de l’Esprit sur l’enthousiasme, l’origine et les progrès de la folie dans la société22. « Opération mécanique de l’Esprit », « progrès de la folie dans la société » : Jonathan Swift est bien à lire comme un véritable précurseur de l’analyse idéologique (le terme apparaîtra d’ailleurs à la fin du XVIIIe siècle) « des discours des politiciens, des administrateurs, des intellectuels et des prédicateurs… »23. 20 Nicolas Machiavel (1469-1527): Le Prince (1532). Collection Folio. 21 Jonathan Swift (1667-1745): L’art du mensonge politique (1733, en français). 89 p. Jérôme Million, 2007. Attribué à Swift, ce pamphlet serait en réalité l’œuvre de d’un certain John Arbuthnot. 22 Jonathan Swift (1667-1745): Discours sur l’opération mécanique de l’Esprit sur l’enthousiasme, l’origine et les progrès de la folie dans la société (1703, traduction française 1721). Editions de Paris, 1995. 23 Armand Farrachi, dans sa préface à La mécanique de l’esprit (et autres textes) de Jonathan Swift, Les Editions de Paris, 1995. 6 Le procès du mensonge politique, que nous sommes accoutumés à engager à propos des totalitarismes du XXe siècle, devient embarrassant quand il s’agit de nos sociétés démocratiques. Nous avons en effet appris que démocratie et république se sont historiquement constituées dans l'exercice d’un pouvoir politique lié à la recherche et à la production de la vérité, même si nous n’ignorons pas que l’exercice du pouvoir peut tenir compte de la leçon de Machiavel, qui écrit, par exemple, dans Le Prince : « Il n'est donc pas nécessaire à un prince de posséder toutes les vertus …; ce qu'il faut, c'est qu'il paraisse les avoir. Bien mieux, j'affirme que s'il les avait et les appliquait toujours, elles lui porteraient préjudice ; mais si ce sont de simples apparences, il en tirera profit ».24 Notre désarroi présent tient à ce que l’avènement de la démocratie nous a fait oublier la leçon du Prince, et que nous vivons la remise en cause, depuis les dernières décennies du XXe siècle, de cette confiance communément partagée dans la fiabilité de l’Etat, crise de confiance qui réside très précisément dans les métamorphoses dont témoigne la société de propagande, et que décrit très adroitement un essai de Saskia Sassen, professeure à l'université Columbia; cette crise de confiance à l’égard de l’Etat provient autant des événements qui ont marqué le XXe siècle, que des études conduites depuis un demi-siècle dans le domaine des sciences sociales et politiques.25 Gérald Pandelon, qui est juriste, esquissait naguère une théorie politique du mensonge qui tend à définir la politique, dans tout ce qu’elle comporte de savoir et avec toute la fascination qu’elle provoque, comme une mise en scène ritualisée de pratiques mensongères. 26 Et le juriste de lier cette théorie politique du mensonge à l’avènement de la postmodernité dont j’ai évoqué, dans le chapitre 2, qu’elle tendait à renvoyer à peu près tous les discours à une sorte d’équivalence. C’est pourtant moins un nihilisme qu’une sorte de cynisme qui fonde la réflexion critique d’Hazan, réflexion qui s’ouvre sur un hommage ouvert à Victor Klemperer.27 Dans l’histoire de la propagande contemporaine, Victor Klemperer, philologue spécialiste de littérature française et italienne, occupe aujourd’hui une place de premier rang dans l’analyse du discours de propagande ; fils de rabbin et cousin du célèbre chef d’orchestre Otto Klemperer, Victor Klemperer enseignait à l’Université de Dresde lorsqu’il fut destitué de son poste en 1935. Il échappe à la déportation en raison de son mariage avec une « aryenne », mais il est assigné à résidence dans une Judenhaus où il rédige clandestinement, de 1933 à la fin de la guerre, une patiente étude quotidienne de la langue de propagande nazie. Ce travail, publié en RDA en 1947, n’est véritablement connu, notamment en France, que depuis quelques années. Il est intitulé LTI, initiale de Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich. Le rapprochement, sans doute excessif et risqué, mais très instructif, auquel se livre Eric Hazan, nous conduit à saisir à quel point la propagande à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, même en démocratie, se traduit essentiellement par l’assujettissement de la langue. Hazan précise que ce parallèle « n’implique évidemment aucune assimilation entre néolibéralisme et nazisme ». Et 24 Nicolas Machiavel (1469-1527): Le Prince (1532), chapitre XIII. Folio essais, 2007. 25 Saskia Sassen : Critique de l’Etat. Territoire, autorité et droits, du Moyen Age à nos jours. 474 p. Ed. Demopolis, 2009. 26 Gérard Pandelon : Esquisse d’une théorie politique du mensonge. 218 p. Ed. LGDJ. 27 Victor Klemperer (1881-1950) : LTI –Notizbuch Eines Philologen (1947). Traduction française d’Elisabeth Guillot: LTI, la langue du IIIe Reich, carnets d’un philologue, Editions Albin Michel 1996. Réédité en collection Pocket 7 pour une bonne raison : c’est qu’il n’y a pas de Docteur Goebbels à l’origine de la langue française actuelle, celle qui se déploie dans le temps et l’espace de la Cinquième République. Alors qu’en Allemagne, c’est Goebbels qui crée délibérément la langue du Troisième Reich, langue de propagande contrôlée et surveillée par les organes de sécurité nazis, tout comme la Novlangue imaginée par George Orwell dans son fameux roman 1984 28. La « Novlangue » est une langue artificielle, créée de toutes pièces par le Pouvoir ( Big Brother), et qui est censée imposer à tous la pensée et les idées officielles, en vidant les esprits de tout autre contenu. Aussi la langue que nous partageons aujourd’hui, par exemple entre francophones, ne résulte-t-elle aucunement d’une entreprise de propagande de type nazi ou stalinien. Il y aurait éventuellement un antécédent, si nous ne négligeons pas l’importance de l’appareil de propagande du régime de Vichy, au service de la Révolution Nationale du Maréchal Pétain: ce fut d’abord l’œuvre de Pierre Laval, assisté de Jean Montigny et de Jean-Louis Tixier-Vignancourt (et d’autres, évidemment) ; mais ce fut surtout, à partir de 1941, l’œuvre de François Darlan, qui nomme Paul Marion secrétaire Général de l’Information et de la Propagande.29 Néanmoins, quelque préoccupant que soit l’état présent de notre langue (donc de notre pensée), et même si notre langue française se trouve, en partie, manipulée par les medias, par les publicistes ou par les experts en communication, elle demeure, en tout cas elle semble demeurer, beaucoup plus spontanée, plus libre – mais cela garantit pas qu’elle le soit forcément ; nous parlons volontiers de langue de bois et de politiquement correct, pour dénoncer ce que nous appelons la pensée unique…30 C’est pourquoi le terme d’assujettissement, utilisé très précisément par Eric Hazan, laisse entendre que la langue tend à devenir système de contrainte, de dépendance, question qui s’avère primordiale en ce qu’elle renvoie aux théories de l’autorité et de la domination ; la mainmise sur la langue par les pouvoirs peut aller de la simple influence, jusqu’aux formes les plus radicales de contrôle, voire de dictature psychologique. Pourquoi cette priorité de la langue dans le projet propagandiste? Parce que la langue est l’élément par excellence de la structuration psychologique des hommes en société. Rappelons la formule de Ferdinand de Saussure, l’un des fondateurs de la linguistique. La langue, écrit-il, « est un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus ».31 Ce qui est très important, c’est la distinction qu’opère ensuite Saussure entre la langue et la parole : la parole est « l’acte de l’individu réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qu’est la langue » (ibid.). C’est cette différence entre langue (sociale) et parole (individuelle) qui ouvre l’espace de la propagande, cette dernière visant à diminuer, sinon à supprimer, la différence entre parole et langue, au bénéfice de la langue. Vous changez la langue, vous imposez une langue différente, et vous provoquez ce que les 28 George Orwell (1903-1950): 1984, publié en 1949. Coll. Folio. 29Paul Marion : Révolution Nationale, Révolution sociale. Discours prononcé le 24 janvier 1942 à Toulouse. Brochure du Ministère de l’Information, 1942 (Bibliothèque de Versailles, F.E. br. E 758). On notera que, à l’instar de Goebbels, Paul Marion fut d’abord un militant communiste. 30 Jean-François Kahn : La pensée unique. Fayard, 2000. 31 Ferdinand de Saussure (1857-1913) : Cours de linguistique générale, 1916. Editions Payot 1989. 8 spécialistes de la manipulation appellent une « restructuration psychologique », expression qui fait référence à l’URSS de 1989, en particulier aux travaux du politologue Vadim Zaglatine 32. Eric Hazan a une formule judicieuse pour justifier l’analogie qu’il établit entre le travail de Klemperer et le sien : « …les faits de langage sont plus têtus que les autres, et surtout …ils sont performatifs ; par leur apparition, ils révèlent des tendances qu’ils contribuent ensuite à renforcer, contaminant par ondes successives d’autres milieux, d’autres castes, d’autres médias ». Les « ondes successives » font penser à la reprise d’un même propos par les différents médias, ce qu’on appelle aujourd’hui le buzz (médiatique). Buzz est un terme anglophone signifiant bourdonnement, et qui relève des techniques de marketing viral, une forme de publicité qui s’appuie sur les réseaux sociaux, autrement dit une forme de propagation (propagande), qui consiste à créer une forte agitation médiatique avant la sortie d'un produit, pour en optimiser la consommation. Il convient de souligner également l’importance du terme de performatif utilisé par Eric Hazan. Il s’agit d’un terme de linguistique dont la fonction est de constituer une action du fait même qu’il est exprimé. Exemples classiques : « je promets », « je jure ». Les énoncés performatifs ont fait l’objet du livre influent du logicien et linguiste britannique John Langshaw Austin 33. La force de la propagande réside justement dans le caractère performatif dont elle est censément dotée. Puisque « dire, c’est faire » (titre français du livre d’Austin), celui qui, détenant un pouvoir, déclare ceci ou cela, c’est comme si, à force de le répéter, il le faisait. En tout cas, c’est là-dessus que joue un certain type de propagande. A supposer maintenant que nous soyons fondés à définir les démocraties contemporaines comme des sociétés de propagande, il importe de saisir la différence radicale entre la technique de propagande démocratique et celle qui caractérise la propagande du IIIe Reich : autant la langue forgée par Goebbels, machine de guerre ouverte et visible, vise à galvaniser, à fanatiser les masses, autant la propagande en République, qui tient sa force de ne pas se faire remarquer, veut au contraire provoquer l’apathie. D’où l’insistance d’Eric Hazan sur la grande différence de style et de diffusion entre la violence et la vulgarité de la langue du Reich, faite pour brutaliser, et la respectabilité de discours en démocratie, qui veulent plutôt produire de la docilité et de l’indifférence. Il n’en demeure pas moins que les principes de l’assujettissement peuvent être communs ; dans les deux cas, l’objectif est de soumettre, fût-ce insidieusement et en douceur; cela, grâce à une langue susceptible d’occulter, autrement dit, d’imposer un certain silence à l’aide d’une langue spécifique qui s’exerce par la prolifération et la répétition d’un certain vocabulaire. Hazan opère une analogie avec la technique des mantras, les formules sacrées du brahmanisme, terme dont la traduction du sanscrit (en 1836) signifierait : technique de pensée. Bien qu’éloignée, selon toute apparence, de la question de la propagande qui fait l’objet de notre lecture, l’approche des pratiques du mantra peut intéresser 32 Vadim Zaglatine (1927-2006) fut notamment un proche conseiller de Mikhaïl Gorbatchev sur la perestroïka et la glasnost. 33 John Langshaw Austin (1911-1960): Quand dire, c’est faire (How to do things with words), 1962, collection Points-Seuil. 9 celui qui veut analyser l’efficacité du discours de propagande ; à la fois sous l’angle du nombre requis de récitations qui peuvent atteindre 100 000 fois le nombre des syllabes qui le constituent, et sous l’angle des conditions d’efficacité. Mais il demeure évident que les mantras ont une toute autre fonction que celle d’une aliénation des masses 34. Dernier point commun : la condition sine qua non de l’efficacité de cette langue de propagande est que personne ne soit immunisé ; il faut qu’elle soit parlée par tous, même et surtout par ceux qu’elle opprime. C’est ainsi que cette langue propagandiste est censée investir tous les outils d’opinion, les médias et la publicité (le couple médias/publicité étant devenu indissociable), ainsi que tous les supports de discours, y compris l’école. S’il s’avère intéressant de définir la société démocratique contemporaine comme société de propagande en tant qu’elle se trouve investie par des techniques de communication de masse dont les effets sur les esprits et sur les comportements sont manifestes, il demeure important de définir ce lien, cette relation de cause à effet, entre le néolibéralisme et l’état psychologique des masses concernées. Selon le dire même d’Eric Hazan, cette relation n’est pas délibérée, elle n’est pas le fruit d’un complot. Néanmoins, s’il n’y a pas complot à proprement parler, il y a « influence croissante » : et ce, en raison d’une innovation des années 60 : l’émergence de deux groupes aujourd’hui dominants : les Economistes et les Publicitaires, présentés comme les « décideurs de la constellation libérale ». Si le terme d’économiste est ancien, en revanche celui de publicitaire, employé comme substantif, émerge véritablement au cours des années 50. Qu’une langue et une forme de pensée nouvelles soient liées au développement de l’économie-publicité comme expression du néolibéralisme des années 60 aux années 90, voilà ce qui est maintenant à examiner. Si l’étude de la propagande en démocratie consiste à montrer comment la constellation économico médiatique remodèle et transforme la langue pour mettre au pas la pensée, il convient néanmoins de rappeler que le travail de propagande ne porte pas seulement sur le langage, mais sur tous les signes, c’est-à-dire sur tous les supports de communication, quelle que soit la nature de cette communication. Pour ce qui est, par exemple, du nazisme, nous disposons du livre de Dominique Pélassy : Le signe nazi35 ; l’auteur étudie moins la langue que les autre systèmes de signes, visuels en l’occurrence ; aussi devrions-nous étendre notre réflexion à l’analyse d’autres signes que les signes linguistiques, la publicité et la mode, par exemple, qui, dans tous les cas, ont une visée commune, l’incitation à la consommation, et une stratégie commune, la communication commerciale. Une stratégie qui passe par l’omniprésence de la publicité dans les médias qui contribuent de plus en plus à façonner de nouveaux besoins de consommation, ainsi que le décrit Marie Bénilde dont les analyses désignent la publicité comme le rouage central de la manipulation des esprits en démocratie36. Là où Marie Bénilde évoque ces cerveaux qu’on achète, par association phonique avec le film de Sydney Pollack On achève bien les chevaux (1969), je préfère la formule de 34 Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, pp. 354-359, Editions du Seuil 2001. 35 Dominique Pélassy : Le signe nazi –l’univers symbolique d’une dictature. Editions Fayard, 1983. 36 Marie Bénilde : On achète bien les cerveaux. 155 p. Ed. Raison d’agir, 2007 10 « décervelage », en référence aux écrits d’Alfred Jarry et à sa « machine à décerveler ». Dès les premières années du siècle passé, le redoutable Père Ubu anticipe, de manière quasi prophétique, les entreprises d’assujettissement massif des esprits au XXe siècle ; la Pataphysique, que Jarry présente comme la « science des solutions imaginaires », parodie par avance les procédés de propagande qui réduisent toute réalité à l’espace virtuel de la langue - la filiation avec Swift serait à préciser37. Un des procédés privilégiés de la propagande en démocratie concerne la désinformation. Le terme de désinformation fait son apparition dans la langue française dans le dernier quart du XXe siècle. Il est peut-être le terme le plus à même de définir ce qu’est la propagande en démocratie. Vladimir Volkoff en propose une définition assez intéressante : « La désinformation est une manipulation de l'opinion publique, à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés . »38 Comme tout discours de propagande, la langue de la publicité et des medias, devenue la langue de tous, n’a qu’un objectif, l’efficacité ; dans ces conditions, c’est le principe même de réalité qui s’efface, aux dépens même de tout souci de vraisemblance. Hazan suggère bien que la fiction remplace la réalité, comme dans le roman de George Orwell, 1984, mentionné plus haut, où la novlangue constitue l’unique critère de réalité, et donc de pensée. Roland Jacquard, spécialiste des stratégies d’intoxication et de matraquage, donne de la désinformation une définition encore plus précise: « Ensemble de techniques utilisées pour manipuler l’information, tout en lui conservant un caractère de crédibilité, afin d’exercer une influence sur le jugement et les réactions d’autrui .»39 Soulignons qu’il s’agit ici de crédibilité et non de vérité. Dans la langue de la propagande en démocratie, la désinformation se trouve érigée ici en système à peine visible. Privé de leur référence au réel et à l’histoire, des mots importants, et surtout des idées profondes, dotées d’une valeur inestimable, se vident de leur sens. Cela aboutit, ni plus ni moins, à une forme de révisionnisme ; entendons par révisionnisme la démarche qui consiste à modifier des idées ou des faits considérés comme historiques ; il en va ainsi des mots République, Citoyen, Révolution, Droits de l’homme, ou encore les termes de social et de modernité… Employés à tous propos, à tort et à travers, par les politiques et les médias, ils finissent par constituer, écrit Hazan, « une bouillie dont le sens s’évapore peu à peu ». La perte de toute référence à la réalité est consacrée par le procédé qu’Hazan nomme « le renversement de la dénégation freudienne ». Une dénégation simple consiste à nier quelque chose qu’on sait vrai. En psychanalyse, la dénégation est une manière de se refuser à reconnaître son désir. La langue présente en offre constamment une variante inversée : « prétendre avoir ce qu’on n’a pas, se féliciter le plus pour ce qu’on sait posséder le moins ». Quelques exemples : apparition du DRH, autrement dit d’une direction des ressources humaines là où contrôle, précarité et stress deviennent la règle (même si l’exemple est disproportionné, Hazan signale avec humour le livre de Joseph Staline : 37 Alfred Jarry (1873-1907): Œuvres (1886-1906). Ubu roi, Ubu enchaîné, Ubu sur la butte, ainsi que les Gestes et opinions du Docteur Faustroll… Collections Bouquins, 1410 p. 38 Vladimir Volkoff (1932-2005): Petite histoire de la désinformation. Ed. Le Rocher, 1999. 39 Roland Jacquard : La guerre du mensonge, Editions Plon, 1986. Signalons aussi le roman de Vladimir Volkoff : Le montage ; Julliard/L’âge d’homme, 1982. 11 L’homme, capital le plus précieux !40). Donnons deux exemples présent : on n’a jamais autant parlé de dialogue, d’échange, de communication, ni autant célébré le ensemble, le vivre ensemble que dans la période présente où l’isolement devient la règle. De même, on fait d’autant plus usage du terme de transparence (politique, financière, policière), que tout devient brouillé. Notre réflexion sur l’âge de la persuasion me renvoie en définitive sur « l’esprit du temps », cette importante notion hégélienne (Geistzeit) que j’ai plus précisément évoqué au début du chapitre 1, qui abrite, depuis le XIXe siècle, les philosophies de l’histoire. A cette différence que la formule d’ esprit du temps devient quelque peu dérisoire si la pensée contemporaine devait se définir par cette décadence de la langue et de la pensée portée à son comble avec la complicité des meilleurs esprits. C’est ainsi que les maîtres-mots de la philosophie politique classique se trouve pervertis par la société de propagande. La société civile, d’abord, clé de voûte de la philosophie politique, de Bossuet à Montesquieu et à Rousseau. Dans la philosophie hégélienne, qui intègre les acquis de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, elle constitue le moyen terme, le lieu de la synthèse indispensable entre la famille et l’Etat. Karl Marx, critique de Hegel, a été le plus virulent critique de la distinction Etat/Société civile41, dont il dénonce l’antagonisme, mais pour le bénéfice de l’Etat, incarnation de l’intérêt général. La pensée et la langue d’aujourd’hui ne font pas autre chose, mais de façon inverse, en faisant la promotion de la société civile (associations, ONG, syndicats, individus jouant un rôle public) au détriment de l’Etat, qui est pourtant le garant de l’exercice démocratique. Exemple même de la désinformation, l’exaltation de la société civile, si noble d’apparence, revient en vérité à discréditer le jeu parlementaire. Autre terme, si essentiel à l’histoire de la démocratie et de la République: les valeurs universelles. Voici l’exemple-type de la désinformation en république, qui consiste à masquer les injustices, les inégalités et les ségrégations de toutes sortes sous une exaltation purement verbale des « valeurs universelles dont la France est supposée porteuse ». Plus que jamais en ce début de XXIe siècle, nous assistons aux incantations, dans le discours des pouvoirs publics et des décideurs, exaltant les valeurs républicaines, les valeurs démocratiques, la culture humaniste, la France, terre d’accueil ou la France, pays des droits de l’homme, en totale opposition avec la réalité présente et avec la vérité de notre histoire nationale. Des incantations qui accompagnent cette autre grande manipulation de la pensée que constitue l’appel aux nobles sentiments : les mêmes discours qui exaltent les valeurs universelles nous enivrent du registre des bonnes intentions : on parle d’autant plus de rigueur, de fermeté, de détermination ; on s’indigne d’autant plus du laxisme, de l’intolérable, qu’on se sait impuissant ou incapable de changer quoi que ce soit à une réalité exclusivement fondée sur le profit.… Ce discours que Nietzsche dénonçait sous le terme de « moraline », forme dégradée de la morale réduite à un discours purement formel, sans rapport avec la vie, et dont la fonction consiste 40 Joseph Staline (1878-1953): L’homme, capital le plus précieux. Editions sociales, 1948. 41 Karl Marx (1818-1883): Sur la question juive, 1844. Collection Folio. 12 seulement à endormir les foules. (Les termes de bien-pensance et de bien-pensisme seraient à rapprocher de celui de moraline). De cet étrange et scandaleux paradoxe qui nous conduit à définir la démocratie contemporaine, sinon comme une société de propagande, du moins comme une ère de la persuasion, ne résulte pas une remise en cause des institutions républicaines, des principes de la démocratie et des droits de l’homme, mais nous conduit à scruter plus profondément l’esprit de notre époque, comme Viktor Klemperer a scruté l’esprit du national-socialisme. Tout comme, en leur temps, Charles Baudelaire dans les Curiosités esthétiques et dans L’art romantique (1868)42, et Flaubert avec son Dictionnaire des idées reçues43, qui n’est rien d’autre qu’un inventaire de la Bêtise de ses contemporains, nous sommes amenés à opérer un diagnostic de notre époque de consommation de masse, d’information de masse et d’hyper industrie, pour constater qu’elle est investie dans tous les domaines de la vie par un langage de manipulation qui tient sans vergogne de Tartuffe et de Machiavel, qui produit rien moins qu’une nouvelle banalisation du mal, et qui, pour ne pas relever du Mal totalitaire, n’en augure pas moins des lendemains très préoccupants. Existe-t-il un nouveau Flaubert qui puisse nous donner un miroir de notre bêtise contemporaine en nous proposant un nouveau Bouvard et Pécuchet ? Du siècle passé nous demeure au moins l’ombre de Franz Kafka, expert en matière de dénonciation de la manipulation, dont le premier roman, L’Amérique, engage très précocement une dénonciation de l’imposture du rêve américain dont la fascination n’a pas encore fini d’étendre son emprise sur le monde.44 Pour ce qui est de l’approche plus scientifique de la démocratie de propagande, il s’agit essentiellement de la fabrique du langage. En vérité, il y a un auteur américain qui a fait, pour la période qui nous intéresse, un travail scientifique d’une ampleur inégalée: il s’agit de Noam Chomsky, qui est linguiste et philosophe. A partir de ses travaux linguistiques sur la forme et le sens, il a, entre autres, proposé une analyse d’une ampleur considérable des techniques de manipulation idéologique aux Etats-Unis.45 En définitive, notre incertitude vient peut-être essentiellement de cette hantise que nos démocraties seraient confrontées à un processus totalitaire, qu’elles seraient en passe d’instaurer une forme inédite de fascisme ou de totalitarisme dont l’instrument porteur serait le discours médiatique. Si la spécificité de notre époque, c’est l’ère de l’information, en particulier de l’information de masse, qui implique un langage pour les masses, ne serions-nous pas alors au cœur d’une « barbarie douce », que Jean-Pierre Le Goff, sociologue, est tenté de définir comme une « démocratie post totalitaire » 46, 42 Charles Baudelaire (1821-1867): Curiosités esthétiques (1868). 448 p. Kessinger Publishing, 2010. L’art romantique (1868). Garnier Flammarion. 43 Gustave Flaubert (1821-1880): Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1913). Le Livre de Poche. Bouvard et Pécuchet (posthume, 1881). Le Livre de Poche. 44 Franz Kafka (1883-1924): L’Amérique, collection Folio. 45 Noam Chomsky (né en 1928): La fabrique de l’opinion publique –La politique économique des médias américains, 1988 et 2003. Traduction française 2003, Le Serpent à Plume Editions. 46 Jean-Pierre Le Goff (né en 1949) : La barbarie douce. Ed. La Découverte, 2003. La démocratie de propagande, 203 p., La Découverte, 2003. 13 et qu’Henry Miller pressentait déjà, juste après la Seconde Guerre Mondiale, comme un « cauchemar climatisé »47. Maintenant, comment nous libérerons-nous de cette emprise, comment échapperons-nous à la manipulation médiatico-politique? Héritier, sur ce point, de Spinoza, pour qui la connaissance libère, c’est peut-être Marx qui nous a appris que l’analyse de l’idéologie constituait la meilleure des armes pour lutter contre l’idéologie, dans la mesure où, comme tous les langages de propagande (comme la LTI de Klemperer, comme la novlangue d’Orwell), la langue de la société libérale avancée ne fonctionne que si elle n’est pas reconnue. Cela veut dire que nous pouvons nous libérer de l’assujettissement médiatique, échapper à la manipulation, par une connaissance et une critique de la manipulation. Même si nous pouvons soupçonner que la démocratie de propagande a plus d’un tour dans son sac. ___________ 47 Henry Miller (1891-1980): Le cauchemar climatisé (USA, 1945), collection Folio.