CHAPITRE 6

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CHAPITRE 6
CHAPITRE 6
(Extraits du livre : Les violences de l'Autre. Faire parler les silences de son
histoire de Louise Grenier, Quebecor, 2008)
ROMAIN GARY OU LA VIE DERRIÈRE SOI
Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, et si tôt. (…) On croit que ça
existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde,
on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait une promesse
qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin
de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses
bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont que des condoléances.1.
En 1980, Romain Gary (1914-1980) se tire une balle dans la bouche. Il devient
véritablement ce qu'il voulait être, un homme sans visage. Après avoir emprunté
diverses identités littéraires, Romain Gary s'exile de son moi pour la dernière
fois. Peut-être était-il déjà mort sans le savoir ? Et plutôt que d’affronter la mère,
celle qui n'aimait que lui, il a contourné l’impossible jouissance incestueuse en se
réfugiant dans la peau des autres.
Est-il vraiment sans visage cet homme caméléon ? Derrière ses masques
–- écrivain, diplomate, aviateur, voyageur – n'y aurait-il rien, aucune forme
palpable ? Si cela était, la terreur l'aurait saisi devant le miroir. Est-il « un homme
avec personne dedans2 », celui-là même qui fait les frais d'une funeste
reconnaissance dans Gros-Câlin3 ?
Romain Gary est l'objet trop aimé par la mère, avalé par elle, et menacé de
disparaître. La mère dans sa réalité effective se prête au fantasme infantile de
toute toute-puissance et de toute-jouissance. Hors de la mère, point de salut !
L'enfant est pris dans une passion destructrice dont il ignore le nom et la cause.
1
Romain Gary, La Promesse de l'aube (1960), Paris, Gallimard, coll. Folio, 1973, p. 38.
Roman Gary, 1974, Op. cit., p. 13.
3
Dans son premier roman publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar dont il est question au
chapitre suivant.
2
Il se meut – se meurt ? – dans un monde sans père, et sans la parole d'un père
qui sépare symboliquement la mère de son enfant afin de rendre possible une «
vie devant soi ». Au contraire, pour le petit garçon, il n'y aura eu qu’une seule
alternative au lien matriciel : demeurer dans le prolongement du désir de la mère
ou mourir. C'est du moins mon hypothèse.
La violence de l’autre ne s'exprime pas que dans la haine. Un amour
absolu, totalitaire fait aussi bien l'affaire. Voilà qui peut expliquer en partie la
dépression qui a accablé l'auteur de La promesse de l'aube toute sa vie :
dépression structurale, constitutive de sa personnalité. Éternel insatisfait, il
espèrera trouver « la bonne femme » à travers ses innombrables maîtresses. Or,
la bonne femme, c'est la mère perdue d'autrefois qu'il fuit et cherche tout à la fois
dans la mort et dans la sexualité.
La violence de l’Autre se transforme en violence contre soi via l'action du
surmoi primitif, d'où une souffrance morale extrême. À l’ennemi invisible, Gary ne
peut opposer que le meurtre de soi. L’amour absolu de la mère l’enferme dans
un espace concentrationnaire, fait disparaître tous les autres, incluant lui-même.
Sa contrepartie est une haine de soi qui finira par le tuer. Le fils trop aimé est
étouffé par un cordon ombilical qui s’enroule à l’infini autour de son âme.
La mélancolie et la mort
« On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien, » écrit
Romain Gary 4. Des chiens, il en a possédé et aimé quelques-uns dont Sandy et
Pancho. Roger Grenier révèle une facette touchante de l’écrivain qu’il rencontrait
occasionnellement rue du Bac à Paris pendant la promenade de son chien
Ulysse. La dernière fois c’était le 23 septembre 1980. Apprenant que l'animal
était condamné, Gary réprima un sanglot et alla se cacher sous le porche. Lui-
4
Romain Gary (1960) La promesse de l'aube, Paris, Gallimard, 1980, (Folio No 373), p. 38-39.
2
même allait mourir quelques semaines plus tard, le 2 décembre. Sans doute,
s’identifiait-il au chien qu’on allait euthanasier.
L'année qui précède, Romain Gary vit seul, tristement. Il fait en sorte
que ses maîtresses le quittent. Son fils Diego âgé de dix-sept ans est plus
autonome. Parfois, l’angoisse l’empêche de respirer, ce qui l’amène à se
réfugier dans un sanatorium. Rien n’y fait, la mort seule est son horizon.
Dans sa note funèbre, Gary refuse qu’on mette son suicide sur le compte
de la mort de Jean Seberg, sa seconde femme. On cherchera à l’expliquer par
une dépression nerveuse, mais cette dépression, il l’éprouve depuis qu’il a l’âge
d’homme et elle lui a permis de mener à bien son œuvre littéraire, ajoute-t-il. On
devrait plutôt chercher dans le titre de son dernier ouvrage biographique La nuit
sera calme5 et dans les derniers mots de son dernier roman : « car on ne saurait
mieux dire » et il conclut : «Je me suis enfin exprimé entièrement6. »
Son suicide a été prémédité, voire annoncé. Il s’était procuré des balles
par l’intermédiaire d’un ami policier et il possédait un Smith & Wesson depuis
1960. Dans L’angoisse du roi Salomon, il avait associé la mort à « la solution
finale7 » qu’il refusait de subir. Et bien avant, en 1955, il avait écrit à René Agid,
son ami :
Ton amitié m’a sauvé la vie pour le moment. J'ai une effroyable tentation
de suicide. Un bouton qui manque, un soulier trop petit, une clé perdue, et
je vois immédiatement la paix du suicide comme la seule solution8.
Romain Gary souffre d’angoisses abyssales et d’épisodes dépressifs
graves. Certains ont nécessité une hospitalisation en psychiatrie (Londres en
1954-55) Plus tard, il est suivi par le psychiatre Louis Bertagna qui lui prescrit un
5
Romain Gary, La nuit sera calme, Paris, Gallimard, 1974.
Myriam Anissimov, Roman Gary, le caméléon, Paris, Denoël, 2004, p. 643.
7
Expression qui renvoie au génocide juif par les Nazis.
8
Ibid., p. 263.
6
3
antidépresseur, et il voit un psychanalyste, Serge Leibovici. Sa biographe fait
état d’alternance de périodes d’exaltation et de dépression d’allure psychotique.
La réalité est que je suis au bout du rouleau au point de vue de mes
ressources nerveuses. Je soufre au fond d’un extrême appauvrissement du
système nerveux. C’est une sensation presque physique d’absence de
ressource9.
Cet épuisement nerveux découle d’une bataille perdue d’avance contre un
chagrin impossible à pleurer et qu'il ne peut relier à aucune cause spécifique. Le
dépressif mélancolique lutte contre le retour d'une détresse originaire qui
ressemble à une agonie. Pulsion de mort irreprésentable, sinon comme trou
aspirant tout désir, ou comme retour vers le sein maternel.
[…] Car l'angoisse la plus dévorante est celle qui n'a pas de nom : une
immense qui ne se libère jamais en une horreur perceptible. Le cœur
saute des étapes pour courir à la rencontre du pire et en finir. Mais
l'inconnu se dérobe à reculons et ma terreur grandit à sa poursuite10.
La violence de l'acte destructeur est à la mesure du désespoir de Gary
et des tortures morales qu’il subit. Terrorisé à l’idée de retourner dans le
gouffre infâme de la mélancolie, le suicide finit par s’imposer à lui comme la
seule solution. Impossible de se battre contre un ennemi invisible toutpuissant qui s’enroule autour de vous comme un interminable python11.
Serpent qui désigne une sorte d’affection maternelle prénatale, dévorante,
sournoise et muette.
Haine de soi et amour maternel
Je suis juif docteur, d’où haine de soi-même et racisme à son propre
égard12.
9
Ibid., p.259.
Romain Gary, Les enchanteurs, Paris, Gallimard, 1973, p. 110-111, p. 509.
11
Voir Gros-Câlin dont il est question plus loin.
12
Romain Gary, Pseudo, cite par Myriam Anissimov, p. 513.
10
4
Cette femme était merveilleuse parce qu’elle m’a aimé à la folie mais
elle m’a toujours laissé entièrement libre. Elle m’a aimé plus que tout.
Elle m’a laissé toute la place13.
Ah, si ma mère était là, tout cela s’arrangerait autrement14.
Faut-il croire que la judéité de Romain Gary soit la cause de sa haine-propre ?
Sept membres de sa famille maternelle ont été exterminés par les Nazis. Son
père, sa femme et leurs deux enfants, ainsi qu’un oncle ont été fusillés avant
d’être jetés dans des fosses communes. La haine qui frappe les siens, il en est
certes aussi l’héritier. Pourtant, il fut « couvert de femmes », apprécié d’amis et
de collègues, célèbre et lu dans le monde entier. Rien n'y fait, il se déteste. Et ce
malgré qu'il ait été adoré par sa mère, ce qui nous laisse songeur sur les effets
dévastateurs de certains amours maternels.
Dans La promesse de l’aube, roman autobiographique, Gary raconte un
moment de son enfance. Avant de s’endormir, raconte-t-il, il voyait sa mère
entrer dans sa chambre, se pencher sur lui et lui sourire tristement. Puis, elle lui
ordonnait de lever les yeux. Alors, elle demeurait un long moment penchée sur
lui, l’entourait de ses bras et le serrait contre elle en pleurant. « Je sentais ses
larmes sur mes joues15. » Les yeux pleins de larmes de la mère lui indiquent
l’existence d’un homme aimé/perdu auquel il s’identifie : « (…) j’eus soudain la
sensation d’être quelqu’un d’autre16.» Voilà un fantasme identificatoire qui exclut
le sujet tout en le mettant à la place d'un disparu.
Face à une mère possessive, voire tyrannique, qui prédit les étapes
vertigineuses de sa vie, Romain Gary a l’impression de vivre par procuration,
dans sa peau à elle. Sa peau à lui, ne l’aura-t-il jamais occupée ? « Je ne pouvais
voir le visage désemparé de ma mère sans sentir grandir dans ma poitrine une
13
Cité par Myriam Anissimov, p. 501.
Cité par Myriam Anissimov, 2004, p. 640.
15
Romain Gary, La promesse de l’aube, op. cit., p. 354.
16
Ibid., p. 354.
14
5
extraordinaire confiance dans mon destin17. » Être la seule raison de vivre et
d’espérer de sa mère, quel poids ! Non seulement être chargé d’accomplir les
rêves d’une autre, mais être également responsable de sa vie, de son désir de
vivre. L’enfant se leurre-t-il ? S’octroie-t-il une place grandiose pour satisfaire son
propre narcissisme ? Autrement dit, cette mission réparatrice est-ce son désir à
lui ou celui de sa mère ? Impossible de trancher tant le lien (ou le nœud gordien)
les soude l'un à l'autre.
Mina Owczynska aura aimé son fils au-delà de lui-même, vouant à cet
idéal un amour inconditionnel. Expérience terrifiante qui peut expliquer les crises
de panique dont Gary souffrira toute sa vie. Le petit Roman (son prénom
d’origine) sera la créature de sa mère, son œuvre, mais lui, il se sentira toujours
pseudo, un être luttant pour préserver son identité et sa liberté. Adulte, il décrira
sa mère comme un peintre exigeant et peu satisfait de son œuvre qui s’apprêtait
à lui donner un coup de gomme pour l'effacer et le recommencer18. Lui-même
s'efface pour recommencer à zéro, ce qui est une autre manifestation de la
pulsion de mort selon Lacan, Ce désir de tout recommencer en détruisant sa
personnalité antérieure, Gary tentera de le réaliser avec la création d'Émile Ajar.
À sa mère, il vouait un amour sans limite et parfois de la haine, pense
Anissimov. Sans doute, mais la haïr le pouvait-il ? Je pense qu'haïr sa mère ne
pouvait que se retourner contre lui. Lui qui n'est venu au monde que pour justifier
l’existence de sa mère, pour lui permettre d’être l’artiste que dans ses chimères,
elle voulait être.
Aujourd'hui que la chute est vraiment accomplie, je sais que le talent de
ma mère m’a longtemps poussé à aborder la vie comme un matériau
artistique et que je me suis brisé à vouloir l’ordonner autour d’un être
aimé selon quelque règle d’or19.
17
Myriam Anissimov, 2004, op. cit., p. 12
Dans Europa, 1972, cité par M. Anissimov, p. 11
19
Romain Gary, La promesse de l’aube, op. cit. p. 314.
18
6
Gary raconte son dernier contact avec sa mère au téléphone. Pendant la
guerre, il s'apprêtait à prendre un vol pour l'Angleterre afin de se joindre au
Général de Gaulle avec trois camarades. Les larmes aux yeux, il pense à sa
mère, vieille juive malade et sans ressources. Alors qu'il s’apprête à monter dans
l'avion, il reçoit un appel urgent : c'est elle. Ses compagnons partent sans lui et
leur avion s’écrase. Le voilà sauvé in extremis par l’appel de sa mère. Au cours
de cette ultime conversation :
Ce fut une série de cris, de mots, de sanglots, cela ne relevait pas du
langage articulé. J’ai toujours eu depuis l’impression de comprendre les
bêtes. Lorsque dans la nuit africaine, j’entendais les voix des animaux,
souvent mon cœur se serrait quand j’y reconnaissais celles de la douleur,
de la terreur, du déchirement et, depuis cette conversation téléphonique,
dans toutes les forêts du monde, j’ai toujours su reconnaître la voix de la
femelle qui a perdu son petit20.
Ce jour-là, Il réussit à passer au Maroc où il ne peut se dérober à la
présence dominatrice de sa mère. Désormais, il est sa mère :
(…) ce n’était pas moi qui errais ainsi d’avion en avion, mais une veille dame
résolue, vêtue de gris, la canne à la main et une gauloise aux lèvres, qui
était décidée à passer en Angleterre pour continuer le combat 21.
Être tout pour la mère revient à être rien pour soi-même. La prise dans le
maternel est là, absolue et dévastatrice. L'enfant-phallus s'identifie au manque
de la mère pour le combler, ce faisant, il ignore ses propres désirs et besoins.
L'enfant-miroir s'identifie imaginairement à la mère idéale pour ne jamais être
séparé. Ces deux types d'identification passent par l'imaginaire et ils sont donc
plus accessibles à l'analyse. Ce n'est pas le cas de l'identification à l'agresseur
qui s'opère en situation traumatique. Ici, pas de fantasme, que du réel non
représenté et impensable. Un enfant victime de la violence de l'autre recourt à un
mécanisme de survie, l'identification à l'agresseur. C'est une solution de
20
21
Cité par Myriam Anissimov, 2004, p. 144.
Ibid., p. 145.
7
désespoir. Le fils sans père s'accroche à cette femme sans homme, et qui prend
son fils pour combler un trou narcissique, affectif ou sexuel. Or, de ce gouffre, le
fils-phallus ne peut s’extraire sans la tuer ou se tuer.
Le père qui ne fait pas signe
Romain Gary, de son nom d’origine Roman Kacew, ne veut plus être considéré
comme un étranger. Aussi adopte-t-il un pseudonyme français qui deviendra son
nom officiel. Se faire un nom, se re-nommer, c'est d'une certaine façon s'autoengendrer. Puis, il sème le doute sur l'identité de son père, prétendant tantôt être
d’ascendance polonaise, tantôt russe ou tartare. L’homme dont il portait le nom,
Kacew, ce qui signifie boucher22 en yiddish, n’était pas son vrai père, disait-il. Il
lui préfère un acteur célèbre russe, Ivan Mosjoukine, amant imaginaire de sa
mère hissé par lui à la fonction de père imaginaire.
Son père, Arieh-Leïb Kacew, est en fait un négociant juif de Wilno,
Lituanie qui quitte Mina quand Roman a environ 11 ans. Il divorce quatre ans
plus tard pour épouser sa maîtresse. Devenu écrivain, Romain proposera une
version historiquement fausse de la mort de son père. Celui-ci, dit-il, est mort de
peur avant d’entrer dans les chambres à gaz. En réalité, il a été fusillé par les
Nazis en 1943 ou 1944.
Pour Romain Gary, le père œdipien, est définitivement absent. Le père
imaginaire existe, il est appréhendé à travers la mère, ainsi qu'à travers les
vocalises et les signes émis par l'enfant, mais ceux-ci ne peuvent à eux seul le
dégager de son engluement dans le maternel. Pour le psychotique, le délire est
une façon de reconstruire le monde interne perdu. Le créateur dispose d’une
arme supplémentaire : la fiction. Son œuvre lui façonne un univers sur lequel il
règne absolument. L’œuvre témoigne de son existence en tant que père
imaginaire.
22
Comment ne pas souligner ici le fait qu'il se tue par la bouche ?
8
Une fois, le livre lancé, l’auteur se sépare de son œuvre et se sent seul à
nouveau, abandonné. C’est dans ces moments que la tentation de suicide
resurgit le plus fortement. Quand Romain Gary invente son double, Émile Ajar, il
souffrira de voir sa créature davantage appréciée que son créateur. En devenant
pseudo, Gary se fait doublement père, père de Gros-Câlin et père de l’auteur de
ce livre. Sans parler de La vie devant soi et de L’angoisse du roi Salomon, tous
deux signés Émile Ajar. Le fantasme d’auto-engendrement s’actualise sur fond
d’angoisse de mort. Prisonnier de son pseudonyme, Gary ne peut le tuer sans
tuer une version du père imaginaire. Pourquoi alors ne pas tuer aussi Romain
Gary, son représentant officiel ?
Émile Ajar, pseudo maudit
Selon Myriam Anissimov, Gary s'identifie au fantôme entrevu dans le regard
absent de sa mère. Émile Ajar, son double et sa créature, est-il une incarnation
de ce spectre ? Ou n’est-il que cette altérité insupportable logée au cœur de soi,
se nourrissant de l'âme et de la chair de son créateur et le tuant tout à la fois.
Gary a voulu changer de peau comme un serpent, se métamorphoser : «
Beaucoup de gens se sentent mal dans leur peau parce que ce n'est pas la
leur23. » Alors à qui est-elle ? qui enveloppe-t-elle ?
La réponse est peut-être dans Vie et mort d'Émile Ajar :
J'étais las de n'être que moi-même. J'étais las de l'image de Romain Gary
… Recommencer, revivre, être un autre fut la grande tentation de mon
existence. (….) Je me suis toujours été un autre. Et dès que je rencontrais
une constante : mon fils, un amour, le chien Sandy, je poussais mon
attachement à cette stabilité jusqu’à la passion..(…) Et c'était une nouvelle
naissance. Je recommençais. Tout m’était donné encore une fois. J'avais
l’illusion parfaite d'une nouvelle création de moi-même par moi-même24.
23
24
Romain Gary, Gros-Câlin, op. cit. p. 76.
Myriam Anissimov, 2004, op. Cit., p. 514.
9
Les femmes de sa vie : figures de l’absence
Elle me prenait alors pour un amant : je n'étais qu'un rêveur. Que de
femmes se sont crues ainsi aimées, alors qu'elles n'étaient contre moi
qu'une absence de quelqu'un25.
Aucune femme ne pourra remplacer l’amour maternel unique des
commencements, aucune ne pourra lui apporter cette adoration qui le condamne
au malheur. Un homme en deuil, c’est ainsi qu’il se décrit dans ce passage.
Selon Odette de Bénédictis, sa secrétaire et maîtresse occasionnelle, ce n’était
pas un homme qui courait après les femmes, elles venaient à lui d’autant plus
qu’il les ignorait. Elles finissaient par le quitter d’elles-mêmes, indignées d’être
mal traités. Car son œuvre passait avant tout, et il usait des femmes comme
d’une drogue. Il avait un besoin physique de présence féminine pour satisfaire
une forte libido. Ses passions étaient violentes, impérieuses, et surtout brèves.
Dans une lettre à son amie Sylvia Agid, il écrit :
Je suis tout à fait conscient d'avoir raté ma vie personnelle, ce fut la
faute de la guerre, de ma sexualité, de faux jugements que j'ai
portés sur moi-même : j'ai toujours présumé de mes forces (… 26)
Dans ses rapports aux femmes, Romain retrouve la mère incestuelle27
comme partenaire en même temps qu'il s'identifie à un homme absent,
insaisissable. Par-là, il reproduit la scène nocturne où sa mère pleure sur son
visage d'enfant étonné. Scène centrale en ce qu’elle tient lieu de fantasme
incestueux.
25
Romain Gary, Les enchanteurs, Paris, Gallimard, 1973 (Folio No 1904), p. 192, cité par Myriam
Anissimov, Romain Gary le caméléon, Paris, Denoël, 2004, p. 500.
26
Ibid., p. 338.
27
Selon l’expression de P.C. Racamier, L’inceste et l’incestuel, Éditons du Collège, Paris, 1995.
Non pas incestueuse, au sens d'un passage à l'acte pervers, mais incestuelle au sens où la mère
met son fils dans une position fantasmatique de devoir répondre à tous ses désirs : s'il est tout
pour elle, elle doit être tout pour lui.
10
« Un séducteur sombre et mélancolique », voilà ce qu’il est pour sa
biographe28. Dans les années 70, ses maîtresses finissaient presque toutes par
tomber amoureuses. Elles attendaient l’impossible. Il avait aimé autrefois,
passionnément, mais à la fin de sa vie, il était devenu incapable de s’investir à
nouveau.
Son premier amour, après sa mère, est Christel Söderlung, une jeune
journaliste suédoise qui fait des reportages à Nice où habitent Gary et sa mère.
La seconde femme est plus importante. Il s'agit de Llona Gesmay, une Juive
hongroise, qui est l’amour de sa vie. « C’était certainement la femme que j’ai le
plus aimée dans ma vie et qui était faite pour vivre avec moi jusqu’à la fin des
jours, des miens, en tous cas29. » Il est certain qu’il était capable d’aimer alors,
même si quarante ans plus tard il prétend le contraire. Disparue de sa vie, Llona
continuera à hanter douloureusement l’écrivain. À Lesley Blanch, il dira que
Llona tenait encore, malgré son absence, la même place qu’autrefois.
« Le fait que je n’ai jamais aimé une femme autant qu’elle (Llona) signifie
peu de choses, si ce n’est peut-être que je ne suis pas capable d’aimer30 ». Gary
ajoute que la guerre l’a séparé de Llona, qu’ensuite il l’a cherchée partout, en
vain. Il réalise enfin que c’est fini pour toujours. « C’était tellement fini que je me
suis marié en 1945, une chose que vous faites quand vous comprenez qu’il est
inutile de chercher encore31. »
Les femmes passent dans sa vie comme des ombres maternelles.
Certaines restent plus que d’autres : Lesley Blanch qui fut son épouse pendant
dix-sept ans, Jean Seberg pendant onze ans. La première a dix ans de plus que
lui, la seconde est comme sa fille. Leslie est forte, indépendante, créatrice,
organisée et quasi-maternelle. Jean est fragile, instable, alcoolique et droguée,
28
Myriam Anissimov, op. cit., p.. 272.
Ibid., p. 122.
30
Ibid., p. 186.
31
Ibid., p. 186.
29
11
passionnée et destructrice dans ses amours. C’est elle qui ressemble le plus à
Llona, son grand amour de jeunesse, qui finira schizophrène et passera la plus
grande partie de sa vie dans une clinique psychiatrique.
12
CHAPITRE 7
GROS-CÂLIN : LA PEAU D'ÉMILE AJAR
L'amour est peut-être la plus belle forme du dialogue que l'homme a
inventé pour se répondre à lui-même. (…) C'est nous (les ventriloques)
qui faisons parler le monde, la matière inanimée, c'est ce qu'on appelle la
culture, qui fait parler le néant et le silence. La libération, tout est là32.
Le héros de ce roman est un python qui tombe incontestablement dans la
catégorie des mal-aimés33. Un jour Cousin, le second héros du roman entend un
collègue parler d'un absent : « C'est un homme avec personne dedans34 ».
Cousin en a été mortifié pendant quinze jours comme si ce mot le visait. C'est
donc lui, l’homme avec personne dedans, conclut-il. Or, il ne faut jamais dire du
mal des absents, surtout quand il s'agit de soi-même.
Un jour, Cousin montre à ses collègues la photo de son serpent pour
prouver qu'il y a quelqu'un dedans, quelqu'un dans sa vie. Dès le début du
roman, Cousin s'identifie à son python : observant sa mue, il pense : « La
métamorphose est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée35. »
Contrairement à ce qui arrive dans la nouvelle de Kafka, changer de peau,
perdre son moi officiel est une bonne chose.
Dans sa nouvelle peau, il est possible d'exprimer son besoin extrême
d'amour :
Lorsqu'un python s'enroule autour de vous et vous serre bien fort,
vous n’avez qu'à fermer les yeux pour vous sentir aimé. C'est la fin
de l'impossible à quoi j'aspire de tout mon être36.
Cousin s'attachera à Gros-Câlin, et également à la souris qu'il a achetée
pour nourrir son serpent. Il ne pourra d'ailleurs se résoudre à la sacrifier. Il
s'attache très facilement, répète-t-il, en faisant écho à Romain Gary.
Le style littéraire de Gros-Câlin évoque le mouvement d'un serpent : tout en
spirale, en détours, en anneaux, en boucles, en reptation. C'est un récit
débordant de fantaisie qui confond volontairement Cousin et Gras-Câlin. GrosCâlin est un fœtus qui refuse de naître à l'air libre, comme Cousin, et s'il trouve la
sortie ce sera pour se retrouver au bord du sexe féminin.
32
Romain Gary (Émile Ajar), Gros-Câlin,, op. cit., p.95.
Ibid., p. 10.
34
Ibid., p. 13.
35
Ibid., p. 17.
36
. Ibid., p. 21
33
13
Il ne me reste plus, pour faire le pas décisif, qu'à surmonter cet état
d'absence de moi-même que je continue à éprouver. La sensation de ne
pas être vraiment là. Plus exactement, d'être une sorte de
prologomène37.
Suite à la perte d’une femme, objet de ses fantasmes amoureux, Cousin
devient de plus en plus mélancolique : déprimé, il s'entortille, se noue, rampe sur
le sol, en proie à la pénurie, au dépérissement affectif. Affamé d’amour. C'est ce
qu’il nomme « le foetuscisme ».
Un jour Gros-Câlin sort par le tuyau et aboutit dans la cuvette des voisins
du dessus. C’est alors qu’il va chatouiller« la clopinette de madame Champjoie
du Gestard ». Celle-ci pousse un hurlement affreux et s'évanouit. Au cours d'une
scène hilarante, la police ordonne à Cousin de ne plus se glisser dans les tuyaux
à merde pour chatouiller la « crapolette » des honnêtes femmes. Même la police
l’identifie au serpent.
Cousin découvre ensuite que la femme désirée, rêvée, est une putain et
qu'elle ne veut pas vivre avec lui. Il est voué à la solitude et à l'absence : « Moins
on existe et plus on est de trop. La caractéristique du plus petit, c'est son côté
excédentaire. Dès que je me rapproche du néant, je deviens en excédent. 38. »
À la fin, il confie son python au zoo mais lui-même reste tout à fait identifié à
ce dernier. Toujours solitaire. Il souffre d’une absence de bras autour de lui. Il est
comme le serpent : sans bras, obligé de se traîner et de s'agripper pour vivre,
condamné par Dieu. Un démon ?
Alors que le cafard dans La métamorphose de Kafka représente le monstre
hideux qu'il est aux yeux du père, le python symbolise l'amour monstrueux d'une
37
38
Ibid. p., 82.
Ibid., p. 197.
14
mère pour son fils. À cette mère, le fils s'identifie pour survivre, il devient l'autre
qui le viole et le colonise. Paradoxe : il investit son moi comme un autre, pour
l'aimer à mort, comme sa mère jadis. L’investissement narcissique poussé à
l’extrême donne sur la mélancolie, car cela veut dire ne tenir à rien, n’être tenu
par rien. Dans Gros-Câlin, le besoin d’être tenu s’exprime par cette image : il se
regarde dans le miroir en train de se prendre lui-même dans ses bras.
Comme le dit Daniel Sibony dans « Repenser la déprime » : « Le lien
narcissique s’enroule sur soi et asphyxie en douce celui qui n’a pas d’autre lieu39.
» Comment ne pas évoquer ici l’image du serpent qui s’enroule autour de sa
proie et qui l’étouffe ? Python qui absorbe l’autre, le consomme, s’y accroche.
Chez le déprimé qui a fait le vide de l’altérité, qui a peuplé le monde d'absents, il
ne reste plus qu'à essayer de retrouver le chemin vers l'autre ou à se tuer. C'est
malheureusement la seconde voie qu'a choisie Romain Gary.
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Magazine littéraire, juillet-août 1987, No 244, p. 54-56, p. 54.
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