17 Lolita et la dualité humaine

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17 Lolita et la dualité humaine
Chicha-philo sur Lolita et la dualité humaine
En présence de Mme Christine Raguet (Directrice du centre TRACT, et de la revue PALIMPSESTE) et Mme
Yannicke Chupin (Maître de conférences en littérature nord-américaine à l'Université de Cergy-Pontoise)
« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon pêché, mon âme. Lo-li-ta : le bout de la
langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta. Elle
était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied. Elle
était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolorès sur le pointillé des formulaires. Mais
dans mes bras, c’était toujours Lolita. »
C'est par ces mots que débute Lolita de Nabokov, roman publié après la guerre, qui narre les
amours d'un homme qui pourrait être considéré comme le cousin lettré d'un « vieux dégueulasse » par
Bukowski avec une jeune nymphette (une pré-adolescente sexualisée par le regard d’un homme d’âge
mûr). L’œuvre, mythique et dérangeante, adaptée remarquablement par Kubrick, trouve-t-elle un écho
avec notre époque ? Quelle est son origine littéraire pour causer de tels dommages dans l'esprit de son
lecteur ? Sa puissance et sa confusion narrative unique nous amènent à nous interroger sur le rapport
entre art et moralité ainsi que sur la nature réelle de l’homme, marquée du sceau de la dualité et
conjuguant bonté et perversion originelles. Lolita est-elle une conquête de sa propre altérité ? Qui,
d’elle ou d’Humbert, est le conquérant ou le pédagogue ? Qui est vraiment Quilty, ce double
insaisissable d’Humbert ?
Le roman de Nabokov a tellement marqué les esprits que le nom du personnage éponyme en est
devenu un nom commun : qu’est-ce qu’une Lolita aujourd’hui ? Dans l’imaginaire collectif, c’est une
jeune – ou petite – fille sexualisée, voire vulgaire, à la frontière entre l’enfant et l’adulte. C’est une
femme-enfant séductrice, comme l’illustre l’affiche du film de Kubrick où la sucette et le regard
séducteur de Lolita suggèrent la dualité entre l’enfant et l’adulte.
Mais cette image correspond-elle réellement à la Lolita dépeinte par Nabokov ? Dans le roman,
Lolita n’est pas vulgaire dans le sens où on l’accepte aujourd’hui : par sa façon de s’habiller, de se
maquiller. Mais elle a plutôt une vulgarité d’enfant comme le fait remarquer Humbert : par son
vocabulaire, sa façon de se tenir et de montrer ses jambes, sa négligence – « bien que j’adore cette
fragrance brune et enivrante qui émane d’elle, j’estime qu’elle devrait tout de même se laver les
cheveux de temps en temps », dixit Humbert. La nymphette n’a pas de forme féminine : à peine pubère,
elle ne doit pas vieillir au risque de perdre son charme. On a aujourd’hui féminisé Lolita en oubliant que
ce n’est au début du roman qu’une petite fille de douze ans qui va être peu à peu détruite par la
découverte du monde et sa relation avec un homme quadragénaire. Comme Humbert, nous pouvons
être tentés d’oublier et de sombrer dans l’indifférence de l’habitude. Cependant, l’enfant en elle
resurgit parfois au cours de quelques scènes qui nous révèlent sa fragilité, comme lors de la mort de sa
mère. C’est cette fragilité qui provoque la lutte entre son désir d’indépendance et sa dépendance à
l’égard d’Humbert.
Ecrit à la première personne, en forme de confession, le roman incite le lecteur à se placer du
côté d’Humbert. Peut-on alors vraiment détester ce personnage dont nous partageons les plus intimes
pensées ? L’auteur teste ainsi la moralité du lecteur, qui se retrouve tantôt du côté de Lolita, victime de
sa fragilité, et tantôt du côté d’Humbert, victime de sa passion. Cette ambiguïté est renforcée par le fait
qu’on ne sait jamais vraiment ce que pensent les héros : Lolita, qui refuse d’ouvrir son cœur à Humbert,
est vue uniquement de l’extérieur, et les paroles d’Humbert sont par nature suspicieuses puisqu’il s’agit
d’un livre écrit pour se racheter. Comment faire la part de la vérité et du mensonge ?
Plusieurs éléments placent en effet le roman sous le signe de la dualité et de l’ambiguïté. Tout
d’abord, le nom de famille même de Lolita : Haze, qui signifie brouillard ou fumée et instille donc une
sensation de flou dans le récit et dans l’écriture, surtout lorsque l’on sait que les différentes traductions
qui ont été faites du roman peuvent conduire à des interprétations différentes, et que l’auteur était un
adversaire déterminé de la théorie psychanalytique qui, selon lui, est l’exacte contraire de la littérature :
alors que celle-ci vise à montrer la complexité de l’être, la psychanalyse contribue à réduire l’être à de
simples mécanismes scientifiques.
Lors de la publication des poèmes de Nabokov après sa mort, sa femme parla d’un « signe
aquatique » capital chez l’auteur : l’eau a en effet une grande importance dans cette œuvre. Elle est un
moyen de passer d’un monde à l’autre, de la réalité à un au-delà où à un monde imaginaire. De plus, en
sachant que l’auteur maitrisait le français à la perfection, on ne peut que remarquer l’ambivalence de
l’un des nombreux surnoms de Dolorès, Lo – « l’eau ». L’auteur « floute » ainsi en quelque sorte la
pédophilie présente dans le roman. L’eau est inséparable de l’idée du reflet et du double : le nom même
d’Humbert Humbert est double ; Quilty semble être le double insaisissable d’Humbert, notamment dans
la traque finale lorsqu’il emprunte avec Lolita le même chemin qu’avait pris Humbert. Cette dualité est
poursuivie au-delà même du roman : dans The original of Laura, le dernier roman posthume de Nabokov,
l’auteur se joue de son lecteur en recréant certaines scènes de Lolita entre Humbert-H-Humbert
(remarquez la similarité du nom) et Flora mais en les détournant. Il utilise des jeux de mots et des
références internes.
Humbert est montré comme un tyran, figure qui a fortement marqué Nabokov fuyant Staline
puis Hitler. Cependant, Humbert peut également être vu comme tyrannisé par Lolita, insolente et
consciente de son charme malgré son jeune âge : elle n’hésite pas à en jouer afin d’exciter la jalousie
d’Humbert et le pousser à se plier encore davantage à ses désirs. Tyrannisé par sa passion, Humbert
perd peu à peu son libre-arbitre. Cette soumission de l’homme mûr à la petite fille est d’ailleurs très
bien illustrée par le générique du film de Kubrick dans lequel on voit Humbert vernir les ongles des pieds
de Lolita.
Ce roman choque bien sûr par la grande différence d’âge qui existe entre Lolita et Humbert.
Cependant, l’interprétation n’est pas univoque : est-ce un roman d’amour ou une histoire de
pédophilie ? Ou encore un récit de prostitution ? La relation entre Lolita et Humbert est en effet
fortement monnayée : il achète ses faveurs et lui donne des récompenses financières – qu’il n’hésite pas
d’ailleurs à lui reprendre. L’expression « petit cadeau » qu’il utilise pour remédier à ses difficultés
financières est ainsi significative, puisque c’est le terme qu’il utilise par ailleurs pour désigner son dû à
une prostituée parisienne.
Pourtant, plus le roman avance et plus l’érotisme se transforme en amour véritable. Si, au
départ, Humbert est un simple « nympholepte » attiré charnellement par la jeune fille, son désir se mue
rapidement en amour plus pur et une tendresse presque paternelle : « Je t’aimais. J’étais un monstre
pentapode, mais je t’aimais. J’étais méprisable et brutal, et plein de turpitude, j’étais tout cela, mais je
t’aimais, je t’aimais ! », confesse Humbert à la fin du roman ; et, un peu plus loin : « Je l’aimais, vous
comprenez. Je savais aussi clairement que je sais que je dois mourir que je l’aimais plus que tout ce que
j’avais vu ou imaginé sur terre, ou espérais trouver ailleurs. »
Malgré le choc que ce roman a suscité chez les lecteurs, malgré les nombreuses censures et
interdictions dont il a été victime, Lolita1 ne cesse de fasciner, car il suscite en nous un malaise mal
identifié et des interrogations difficilement résolubles. Lire et relire ce roman, voir et revoir les films de
Kubrick2 et de Lyne3, voilà qui ne peut pas nous laisser indifférents : n’est-ce pas là le signe que l’art a
atteint son but ?
1
Lolita, Vladimir Nabokov, 1955, roman
Lolita, Stanley Kubrick, 1962 , film
3
Lolita, Adrian Lyne, 1997, film
2

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