les peres africains en france et leur role traditionnel

Transcription

les peres africains en france et leur role traditionnel
LES PERES AFRICAINS EN FRANCE ET
LEUR ROLE TRADITIONNEL
© L’école des parents – 1999
www.ecoledesparents.org
Entre communauté d’origine et contexte européen, les pères africains peinent à s’adapter.
On ne peut comprendre les difficultés que rencontrent les pères d’origine africaine à
assumer leur rôle en situation d’immigration en France sans rappeler à la fois l’originalité et
la diversité que présente la fonction paternelle dans le contexte africain par rapport au
contexte européen.
Comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale1 : « les rapports de
parenté n’existent que dans la conscience des hommes » et dans de nombreuses cultures,
on dissocie la fonction génitrice de la fonction paternelle. Dans plusieurs sociétés africaines,
le père, au sens biologique, n’exerce pas de responsabilité paternelle au niveau social. Ce
sera le plus proche parent masculin de la mère, souvent le frère de celle-ci, qui exercera
cette fonction à sa place. Dans certains cas, il y aura même une absence totale d’homme
adulte dans l’environnement familial de l’enfant. Celui-ci sera élevé par un groupe de
femmes parentes appartenant à des générations différentes et qui se répartiront les rôles
éducatifs à son égard. Ce n’est qu’à partir de l’âge de sept ans que les jeunes garçons
quitteront cet univers essentiellement féminin pour aller vivre auprès de leur oncle maternel
dans certaines sociétés ou pour constituer un groupe autonome qui apprend à se prendre en
charge tout seul comme dans les sociétés organisées selon le principe des associations de
classes d’âge. Si les enfants connaissent leur père, ils n’attendent pas de lui qu’il assume
des responsabilités à leur égard.
Dans d’autres sociétés africaines, le père assumera plus un rôle de chef de communauté
familiale étendue qu’un rôle paternel au sens restreint. Dans d’autres sociétés enfin, même
si la mère assume l’essentiel de la fonction éducative, le couple possède cependant une
certaine consistance et le père jouera un rôle complémentaire à celui de la mère dans
l’éducation des enfants.
Dans un pays où la réalité des formes d’organisation familiale change concrètement de
façon considérable depuis plusieurs années mais où le modèle dominant sur le plan
idéologique demeure celui de la famille nucléaire, les pères africains connaîtront des
difficultés souvent assez grandes pour assumer leur rôle traditionnel.
Les difficultés éducatives rencontrées par les familles africaines avec leurs enfants et les
effets de celles-ci sur les chances d’intégration de ces derniers sont variables selon les
possibilités de réadaptation des structures d’origine au nouveau contexte de vie. Les familles
qui viennent de la zone soudano-sahélienne, principalement du Mali et du Sénégal
fonctionnent encore selon un modèle patri-lignager. Souvent polygames, ces familles sont
dominées par le père qui tend toujours à s’attribuer la gestion de l’ensemble des revenus
familiaux et à les redistribuer ensuite entre les membres de la famille selon un souci de
préséance entre les épouses. Bien que peu présent au foyer, il ne se réserve pas moins le
prise exclusive des décisions concernant l’ensemble du groupe, cela en tenant souvent plus
compte des contraintes que lui impose sa parenté présente en France ou au pays que des
aspirations de ses enfants et de ses épouses.
1
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1954.
1
Grâce à l’appui de sa communauté d’origine, il parvient encore à garder sur ses enfants une
autorité souvent de caractère assez tyrannique. Dès l’adolescence, on observe chez les
enfants une mauvaise acceptation de cette autorité et parfois une rébellion. Les pères sont
alors souvent désemparés. Certains s’appuient avec plus ou moins de bonheur sur les
communautés d’hommes adultes vivant dans la proximité du ménage. Certains négocient
pour leur fils le droit à être hébergé dans un foyer de travailleurs migrants. Ils espèrent ainsi
que la pression collective des hommes amènera les adolescents difficiles à s’auto-discipliner
et à accepter de se soumettre à plus âgés qu’eux. D’autres renvoient leur fils au pays
d’origine, à la fois pour les amener à se réinsérer dans un contexte traditionnel qui leur
assigne une place qu’ils doivent respecter et aussi pour leur faire sentir la chance qu’ils ont
de vivre en France plutôt que dans la pauvreté des villages de la brousse. Malheureusement
l’aspect sanction du renvoi au pays l’emporte souvent sur l’aspect traditionnel et les
adolescents reviennent souvent du pays encore plus désorientés que quand ils y étaient
partis.
Enfin, certains pères ne pouvant plus jouer leur rôle habituel par rapport à leurs enfants se
mettent à accuser la société française de saper les fondements de leur autorité en accordant
trop de liberté aux jeunes et en leur donnant le modèle d’une relation permissive avec le
père, relation dans laquelle eux refusent d’entrer. Ils se retrouvent ainsi parfois dans une
logique de délégation de leur fonction aux institutions de la société d’accueil, acceptant sans
réticence aucune le placement de leurs enfants dans des foyers d’action éducative de la
Protection judiciaire de la jeunesse ou d’autres organismes spécialisés dans la prise en
charge de mineurs délinquants ou en danger. Une fois leurs enfants placés dans de tels
lieux, ils semblent s’en désintéresser et ne répondent pas aux sollicitations de l’équipe
éducative.
Sont-ils pour autant dans une attitude de démission ? Il semble plutôt que leur comportement
exprime un profond désarroi face à une situation totalement inédite pour eux qui est de se
retrouver seuls pour assumer une fonction éducative qui, dans le contexte d’origine, ne
s’exerce que de façon collective.
L’appel fait aux communautés vivant en foyers de célibataires évoque cette recherche des
oncles de substitution pour tisser des liens collectifs autour des adolescents pour assurer
une prise en charge plus efficace. Malheureusement, ces communautés sont elles-mêmes
souvent traversées par des conflits entre jeunes adultes et anciens.
Dans les familles immigrées vivant selon un modèle matri-lignager (Ghana, Côte d’Ivoire, exZaïre, Congo), on constate une forte proportion de ménages mono-parentaux. L’habitude
d’une résidence commune entre les époux n’est pas fréquente en milieu matri-lignager et le
mari ne se sent pas tenu de contribuer aux ressources du ménage, l’épouse étant aidée
dans le contexte général par son frère et son oncle maternel. En immigration, ceux-ci ne sont
plus là pour compenser l’absence du mari. L’autorité de la mère vis-à-vis des enfants est
plus efficace dans ce genre de ménage mais son isolement peut la rendre assez vulnérable
et elle peut vite se trouver dépassée par les évènements. L’absence fréquente de la moindre
aide économique de la part du mari et l’inexistence en immigration de parents utérins, oncles
ou frères, qui doivent l’aider financièrement dans le contexte d’origine, l’obligent souvent à
assumer seule le coût de l’éducation des enfants. Le temps qu’elle passe à travailler réduit
sa présence auprès des enfants. Il arrive quelquefois qu’il y ait en immigration des tentatives
de reconstitution partielle d’un système matri-lignager et que des oncles hébergent des
neveux selon la pratique coutumière au pays d’origine. Ainsi, l’homme qui assume
l’équivalent d’une fonction paternelle vis-à-vis des enfants n’est que rarement le compagnon
de la mère.
Enfin, on peut constater qu’il existe aussi des familles dont le comportement est en voie de
transformation et se rapproche d’un modèle nucléaire. Dans certains cas, cette
transformation n’est que la poursuite d’un processus qui était déjà amorcé dans le pays
d’origine par exemple en ce qui concerne certains milieux instruits ou urbanisés. Dans
d’autres cas, elle reflète une répartition plus égalitaire des rapports entre homme et femme
dans le contexte traditionnel. Cependant, cette répartition laisse à la mère l’essentiel de la
2
responsabilité éducative sur les enfants. Même dans une société comme celle-ci où le
couple a une certaine relation d’égalité, la mère doit toujours assumer beaucoup plus de
choses que le père. Il n’en reste pas moins que, du fait que ces familles se trouvent plus
proches du modèle nucléaire, le père parvient plus facilement à jouer le rôle qu’attendent de
lui les institutions de la société d’accueil.
Les enjeux représentés par les transformations inévitables de la fonction paternelle en
immigration dans le contexte de structures familiales éclatées sont considérables pour
l’avenir des familles africaines de France. Plutôt que de stigmatiser les pères à travers des
accusations de démission, il serait préférable que les institutions spécialisées les aident à
s’adapter à un contexte qui est pour eux terriblement déstabilisant.
Jacques BAROU
Ethnologue, CNRS – Grenoble
3