CONFLITS DE GENERATIONS ET HIERARCHIE SEXUELLE

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CONFLITS DE GENERATIONS ET HIERARCHIE SEXUELLE
CONFLITS DE GENERATIONS
ET HIERARCHIE SEXUELLE
© L’école des parents – 1999
www.ecoledesparents.org
Au sein des familles maghrébines en immigration en France, la réduction de la famille à un
seul foyer conjugal constitué par un père, une mère et leurs enfants, a créé une configuration
familiale nouvelle à laquelle les parents, élevés dans une grande famille au Maghreb et le
plus souvent mariés par leurs ascendants –sans être choisis- ont été contraints de s’adapter.
En France, dans cette unité familiale réduite, ils cherchent à reproduire les règles de
comportement en usage dans la grande famille, tout en se trouvant affrontés –parfois dans la
violence-, à une relation duelle inattendue, en l’absence de médiations éventuelles d’autres
membres de la grande famille qu’ils pouvaient espérer.
Or, la double ségrégation hiérarchique traditionnelle, celle de sexe entre hommes et femmes
et celle de génération entre parents et enfants, renforcée par la règle de la « hachouma » ou
réserve (restriction de parole) entre les uns et les autres, induit un schéma relationnel précis
entre les membres de la famille réduite à ce foyer conjugal.
Le père est seul réellement dominant par l’addition des suprématies de sexe et de
génération (ce qui peut être représenté par « ++ »).
Quant à la mère et à ses fils, ils compensent, chacun, l’infériorité d’une catégorie
hiérarchique –de sexe pour la mère, de génération pour les fils-, par une supériorité de
l’autre catégorie –de génération pour la mère, de sexe pour leurs fils-, et seraient dans une
relation de quasi-égalité si la hiérarchie de sexe ne l’emportait pas sur la hiérarchie de
génération, ce qui confère aux garçons un avantage sensible (soit « + - » pour le garçon et
« - + » pour la mère).
Enfin, à l’opposé des pères, les filles cumulent les deux désavantages et sont doublement
dominées, les plus faibles, du fait de leur sexe et de leur génération (« - - »). De sorte que,
lorsque des relations conflictuelles se développent entre les membres de la famille, elles
sont susceptibles d’être d’autant plus fortes que l’éloignement hiérarchique entre les
protagonistes est grand ; c’est donc surtout entre le père (« ++ ») et la/les fille(s) (« - - ») que
la tension peut-être la plus grande.
Aussi, au premier rang de leurs aspirations, les filles placent le franchissement de ces
barrières imposées par les parents : - barrière de génération, qui les conduit à prôner une
proximité entre parents et enfants, - barrière de sexe puisqu’elles aspirent à une vie de
couple, en partenariat avec un mari choisi par affinité personnelle, contrairement au modèle
offert par le ménage de leurs parents qu’elles ne veulent pas reproduire.
A vrai dire, chacun des membres de la famille a des problèmes particuliers pour s’adapter à
cette situation de vie en immigration selon sa position dans la famille. Et tout particulièrement
les pères qui, du fait de leur qualité, de leur autorité et de leur responsabilité de chefs de
famille, orientent le destin de la famille toute entière. Or ces mêmes pères ne voient pas
sans traumatisme leur autorité d’homme le plus âgé représentant ici le patriarche de la
grande famille, aujourd’hui contestée au sein de ce refuge familial, le seul lieu où ils peuvent
trouver compensation à toutes leurs frustrations dans la société d’accueil. Ces situations
varient aussi selon nombre de données, telles, par exemple, que les conditions d’habitat : les
structures communautaires, les regroupements de population maghrébine dans de grands
ensembles peuvent en effet encourager l’exercice d’un contrôle social adjuvant de l’autorité
patriarcale et la conforter, voire même la renforcer, tandis que des résidences plus
autonomisées dans un environnement français peuvent faciliter les adaptations ou
intégrations.
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Les possibilités d’adaptation familiale au changement, ou, à l’inverse, le développement de
problèmes psychologiques, dépendent donc, avant tout, du comportement paternel.
Cependant, tout dominante soit-elle, l’autorité paternelle peut être différemment reçue par la
mère ; tantôt docilement acceptée, tantôt soutenue, tantôt compensée, voire même
combattue sinon même rejetée par elle, surtout lorsque surviennent des excès et des
violences de la part du père.
Les cas d’autorité paternelle muée en autoritarisme, parfois secondée par les autres
hommes de la famille, les fils, révèlent des crispations sur des valeurs considérées comme
maghrébines. Dans ces dispositions, la réaction à l’acculturation est de s’opposer aux
changements par une contre-culturation.
La révolte des plus opprimées de la famille –les femmes, les filles d’abord- peut conduire à
des fugues qui sanctionnent des ruptures, toujours fort mal vécues et qui ouvrent la voie à
plusieurs conduites possibles : - soit la récupération personnelle et un accomplissement
individuel, mais qui requiert alors des jeunes filles, une remarquable force de caractère, - soit
un état permanent de rébellion – ou au pire, la dérive (délinquance, prostitution, drogue).
Mais, avant ces passages à l’acte, les conflits familiaux exacerbés peuvent entraîner un
climat familial psycho-pathologique difficilement surmonté. Les crises éclatent alors à
l’occasion de manifestations de ce que les enfants peuvent considérer comme des abus de
pouvoir paternel qui s’exercent, - surtout sur les jeunes filles, par une menace de retrait de la
scolarité, et/ou d’envoi dans la grande famille maghrébine et/ou la contrainte à un mariage
refusé, - ou encore, pour les filles comme pour les garçons parfois coalisés, par excès
particulièrement violents de brutalité paternelle dont la mère de famille est victime. Dès que
cède l’autorité patriarcale, dès que les femmes, à commencer par les mères, accèdent à une
certaine autonomie, la transmission des rôles « traditionnels » ne survit pas longtemps à
cette nouvelle indépendance féminine. Cette émancipation est sans doute plus souvent le
fait de filles, des aînés surtout, quoique les enfants plus jeunes, filles et garçons, pris en
main par une mère émancipée, puissent être par elle mieux suivis, davantage stimulés dans
leurs études et incités à la réussite sociale. Encore faut-il qu’elle sache être aussi exigeante
avec ses fils qu’avec ses filles.
En revanche, il semble que, avec une mère autonome, qu’elle soit séparée, divorcée ou
veuve, les filles –surtout les aînées- aient quelque difficulté à prendre leur propre autonomie.
Le verrouillage d’une étroite solidarité féminine, par delà l’écart des générations, peut ainsi
apparaître comme le prix à payer par les femmes pour leur affranchissement de la
domination masculine au sein de la famille. L’influence maternelle est, dans ce cas,
déterminante, car si elle a pu permettre l’indépendance socio-économique des filles, elle
contribue, en revanche, à la persistance de leur célibat. Car non seulement ces filles peuvent
demeurer dépendantes de leur mère, mais elles n’osent que très rarement franchir le dernier
interdit toujours maintenu, qui prend pour les parents valeur de trahison identitaire : le
mariage avec un français, jugé exogamique, hors communauté.
Cependant, de bonnes adaptations existent, lorsque le père lui-même accepte les
changements, ce qui est souvent le propre d’hommes de milieux sociaux point trop
défavorisés qui admettent le franchissement des frontières de sexe et d’âge, en favorisant la
communication entre générations comme entre hommes et femmes. Alors, les changements
peuvent être négociés en accord entre parents et enfants lorsque conformisme et rigueur
sont absents chez les parents et/ou dans la parenté, les relations. C’est le cas lorsque des
privilèges –mêmes modestes- de catégorie sociale l’emportent sur les déterminations
fondées sur des représentations valorisées comme « traditionnelles ». La plupart de ces
familles exemptes de gros problèmes ont un niveau socio-économique et culturel assez
élevé –dans une culture ou dans l’autre-, et participent d’un grand ensemble familial qui, tant
au Maghreb qu’en immigration, a déjà fait preuve d’un certain affranchissement des strictes
normes communautaires, et où des interprétations plus innovantes, plus privées, plus
individuelles aussi, peuvent être admises.
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Quelles que soient les origines culturelles des familles, le fait est aussi établi dans les
sociétés européennes, ainsi que l’a remarqué Kellerhals (1984) : à l’opposé des modèles
éducatifs autoritaires fondés sur le statut qui sont davantage le propre des milieux
populaires, les modèles négociateurs sont d’autant plus adoptés que l’on a un fort bagage
professionnel et culturel. Au demeurant, comme dans toutes les familles du monde, rien ne
remplace la communication entre parents et enfants : cette disposition, en rupture avec une
tradition maghrébine interprétée avec rigueur –par l’observation d’un réserve traditionnelle
(la « hachouma ») entre sexes et entre générations qui bloque les communications-, paraît
bien le facteur déterminant pour un consensus familial qui autorise l’épanouissement et les
réalisations individuelles des jeunes de familles maghrébines immigrées en France.
Camille LACOSTE-DUJARDIN
Directrice de recherche Emérite au CNRS,
auteur de : « Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb »,
Paris, la découverte, (4è éd. Revue, corrigée et augmentée,
coll. Poche n° (11), 350p., 1998-1996
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